La controverse santé-radiofréquences : la science face à l'incertitude et à la partialité

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Montrouge, le 16/07/2013 E ´ lodie Giroux Vous trouverez ci-apre `s le tire ´a ` part de votre article au format e ´lectronique (pdf) : La controverse sante ´-radiofre ´quences : la science face a ` l’incertitude et a ` la partialite ´ paru dans Environnement, Risques & Sante ´, 2013, Volume 12, Nume ´ro 3 John Libbey Eurotext Ce tire ´a ` part nume ´rique vous est de´livre ´ pour votre propre usage et ne peut eˆtre transmis a ` des tiers qu’a ` des fins de recherches personnelles ou scientifiques. En aucun cas, il ne doit faire l’objet d’une distribution ou d’une utilisation promotionnelle, commerciale ou publicitaire. Tous droits de reproduction, d’adaptation, de traduction et de diffusion re ´serve ´s pour tous pays. # John Libbey Eurotext, 2013 L’essentiel de l’information scientifique et me ´dicale www.jle.com Le sommaire de ce nume ´ro http://www.john-libbey-eurotext.fr/fr/ revues/sante_pub/ers/sommaire.md?type= text.html

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Montrouge, le 16/07/2013

Elodie Giroux

Vous trouverez ci-apres le tire a part de votre article au format electronique (pdf) :La controverse sante-radiofrequences : la science face a l’incertitude et a la partialite

paru dansEnvironnement, Risques & Sante, 2013, Volume 12, Numero 3

John Libbey Eurotext

Ce tire a partnumeriquevous estdelivrepourvotre propreusage etnepeut etre transmis a des tiersqu’a desfinsde recherches personnellesou scientifiques. Enaucun cas, il ne doit faire l’objet d’une distribution ou d’une utilisation promotionnelle, commerciale ou publicitaire.

Tous droits de reproduction, d’adaptation, de traduction et de diffusion reserves pour tous pays.# John Libbey Eurotext, 2013

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La controverse santé-radiofréquences :la science face à l'incertitude

et à la partialitéRésumé. La relation entre la santé et l'usage du téléphone mobile, et plus généralement,les radiofréquences, est depuis une dizaine d'années l'objet d'un très vif débat. Commesouvent, l'incertitude dans laquelle nous sommes sur les risques encourus par uneexposition environnementale, dont les niveaux sont faibles mais omniprésents, fait le litde cette controverse. L'évaluation du risque pour la santé est ici particulièrementcomplexe. Elle divise les experts scientifiques et les oppose aux associations. Adoptantun double point de vue historique et épistémologique, cet article montre que cettecontroverse est révélatrice de rapports complexes que nous entretenons avecl'incertitude face au risque environnemental. Il propose une analyse des tentatives deréponses institutionnelles et politiques apportées en France et met en évidence lesmodifications de l'expertise qui l'ont accompagnée. Nous défendons l'importance derenouveler notre regard sur les relations entre science et incertitude pour dépassercertaines impasses de ce genre de débats.

Mots clés : évaluation du risque sanitaire ; exposition environnementale ; incertitude ;méthodes ; rayonnement électromagnétique ; risques sanitaires.

AbstractRadio-frequency waves and health: Science in the face of uncertainty andpartialityFor a decade now, the potential health risks of mobile phone use and more generally,exposure to radiofrequencies have been a very controversial subject. The core of thisdebate is our uncertainly about the risks entailed by ubiquitous but low-level exposure tothe electromagnetic spectrum emitted by telecommunication technologies. The analysisof the health risks from this kind of exposure is very complex; and it divides experts andactivists, and even experts among themselves. This paper, which adopts simultaneously ahistorical and epistemological perspective, shows that this controversy highlights thecomplexity and ambivalence of how we deal with the uncertainty of environmental risks.The analysis of the institutional and political responses to this debate in France shows theshifts in expert opinion that have followed it. This paper argues that it is essential toreevaluate our view on the links between science and uncertainty if we are to overcomesome of the challenges of this kind of controversy.

Key words: electromagnetic radiation; environmental exposure; expertise; health riskappraisal; methods; uncertainty.

ÉLODIE GIROUX1

MARTINE HOURS2

1 Faculté de philosophiede l'université Jean-Moulin

Lyon 3Institut de Recherches

Philosophiques de LyonEA 4187

1 rue de l'Université69007 Lyon

France<elodie.giroux@univ-lyon3.

fr>2 Université Claude-

Bernard Lyon 1Unité mixte de recherche

épidémiologique et desurveillance transporttravail environnement

(UMRESTTE) UMR T9405Institut français des

sciences et technologiesdes transports de

l'aménagement et desréseaux (IFSTTAR)

25 avenue FrançoisMitterrand

case 2469675 Bron cedex

France<[email protected]>

Tirés à part :É. Giroux

Pour citer cet article : Giroux �E, Hours M. La controverse sant�e-radiofr�equences : la science face �al’incertitude et �a la partialit�e. Environ Risque Sante 2013 ; 12 : 222-30. doi : 10.1684/ers.2013.0616

Article reçu le 26 septembre2012,accepté le 17 janvier 2013

222 Environ Risque Sante – Vol. 12, n8 3, mai-juin 2013

Article originaldoi:10.1684/ers.2013.0616

© John Libbey Eurotext, 2013

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L a question de l'impact possible sur la santé deschamps électromagnétiques (CEM), en particu-

lier des radiofréquences1 [1], fait l'objet d'une intensecontroverse tant dans le monde scientifique que pluslargement au niveau des sociétés occidentales [2-4].Cette controverse, devenue emblématique en santéenvironnementale, oppose des experts issus de larecherche scientifique académique, qui considèrentmajoritairement que les risques pour la santé sontplutôt faibles et ne requièrent pas demesure particulière,à des associations, qui contestent ces résultats etconsidèrent que les risques sanitaires sont bien réels.La France est particulièrement touchée, ce qui a conduitses autorités sanitaires à intervenir à travers diversesinitiatives [5].

Notre objectif dans cette contribution n'est pas deréaliser l'historique détaillé de cette controverse nid'apporter des éléments pour sa résolution, mais plutôtde proposer une explication de certaines impasses2.Notre thèse est qu'elle est structurée par l'attituderadicalement divergente que les divers protagonistesadoptent face à l'incertitude, et le fait que, des deux côtés,on tend à s'en tenir à une conception de la sciencecomme hermétique voire contraire, à l'incertitude. Or lascience contemporaine a les moyens de faire place àl'incertitude sans pour autant renoncer à l'objectivité.

Notre analyse, principalement de nature épistémolo-gique, porte sur le statut du risque ici en jeu et lesdifficultés de la science pour l'évaluer (notre premièrepartie), les divergences d'attitudes face à l'incertitude(deuxième partie), et les réponses institutionnelles desautorités sanitaires en France depuis la fin des années1990 pour tenter de dépasser les oppositions (troisièmepartie). Au travers de ces analyses, nous montrerons que,d'une part, cette controverse révèle les limites de nosoutils scientifiques traditionnels face à ces risquessanitaires et que, d'autre part, elle interroge nosreprésentations classiques de la scientificité, en particu-lier l'idéal de certitude et une certaine conception del'objectivité. Ce faisant, nous espérons montrer l'impor-tance du regard du philosophe des sciences sur cesquestions.

La science et l'évaluationdes risques sanitairesliés aux radiofréquences

Une exposition universelle, permanenteet invisibleLa sociologie du risque a largement thématisé la

prolifération et la nouvelle nature des risques auxquelssont exposées nos sociétés contemporaines. Pour UlrichBeck, nos sociétés contemporaines occidentales sontentièrement structurées par le rapport au risque, ce quiles oblige à se repenser radicalement elles-memes dansle cadre d'une « modernité réflexive » [7]. Dans sonouvrage La société du risque, devenu un classique de lasociologie du risque, il montre que si dans nos sociétéspréindustrielles ou industrielles les risques étaientlocalisés et limités dans le temps, dans nos sociétéspostindustrielles ils sont invisibles, universels et trèsimbriqués.

Dans le cas de l'exposition à des CEM, on retrouvebien ces caractéristiques. Elle est difficilement détec-table : ce sont des ondes invisibles et inodores. Parailleurs, la diffusion des technologies des radiofréquen-ces a été massive et rapide : en quelques années, latéléphonie mobile par exemple a conquis toutes lesclasses d'âge et tous les milieux. Elle s'est très vite rendueindispensable. Le téléphone est devenu un objet per-sonnel qui fait d'une certaine façon rentrer l'individu et savie privée dans le domaine public. Il y a aussi la Wi-Fi. Ilsemble que cette quasi-universalité de l'usage fait entrercette exposition dans la catégorie des risques choisis, àpartir du moment où l'on pense qu'il existe des effetsnocifs possibles pour la santé. Mais, du fait des contrain-tes et influences sociales, professionnelles et toutbonnement relationnelles, c'est dans une mesure bienlimitée que l'individu reste libre de cet usage : il estdevenu difficile par exemple de ne pas etre concerné parl'usage de technologies comme la téléphonie et la Wi-Fi.Et la question est compliquée par le fait qu'il y a parailleurs une exposition considérée comme subie dans lamesure où pour fonctionner, les téléphones mobilesnécessitent des installations communes. En outre, lesstations de base ont été souvent érigées très rapidement,en de multiples lieux, parfois de nuit. Cela a d'abordinterloqué, du fait de cette apparition brutale dans lepaysage, puis inquiété et enfin irrité les riverainsconfrontés à l'absence de réponse à leurs interrogations.L'exposition aux radiofréquences dépend donc deplusieurs sources et mele confusément l'individuel et lecollectif, le choisi et le subi. Cette multiplicité des sourcesd'exposition renforce la difficulté de son étude.

Par ailleurs, une autre spécificité de ce type de risquesest le faible niveau de l'exposition qui contraste avecl'importance de sa durée. Ce n'est donc plus « la dosequi fait le poison » contrairement donc à cet adage

1 Les rayonnements électromagnétiques sont une forme detransport d'énergie sans support matériel. Ils peuvent etre décritspar deux modèles physiques complémentaires, soit comme unflux de photons (modèle corpusculaire), soit comme une ondeélectromagnétique (modèle ondulatoire). On parle de radio-fréquences pour l'ensemble des champs électromagnétiquesnon ionisants rayonnés à des fréquences comprises entre 9 kHzet 300 GHz.2 Le sociologue M. Calvez a très bien montré combien ladifficulté à aboutir à un accord est à comprendre à partir desdivergences radicales dans la conception et la définition desrisques et de l'expertise entre les experts et les activistes [6].

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de Paracelse qui a structuré un grand nombre desrecherches en biologie et en médecine depuis long-temps. Mais ce pourrait etre la durée ou la répétitivité del'exposition à des doses très faibles, c'est-à-dire la dosecumulée, ou l'exposition à des moments clés dudéveloppement [8]. On ne connaît pas en outre la duréede latence entre l'exposition et la survenue d'éventuellesmanifestations.

Une exposition difficile à mesurerLes études biologiques et les études épidémiologi-

ques sont les deux principales sources de connaissancessur les risques en santé environnementale. Or dans ledomaine des radiofréquences, ces études se heurtent àd'importantes difficultés aussi bien pour l'évaluation del'exposition que pour celle des effets. La mesure del'exposition est rendue d'autant plus complexe que sessources sont multiples et très diverses et que lescaractéristiques physiques des radiofréquences et leursinteractions avec la matière varient en fonction de lalongueur de l'onde. De plus, cette exposition varie etévolue rapidement du fait du dynamisme et de l'innova-tion spectaculaires du secteur des télécommunications.

Plusieurs techniques de mesure sont utilisées quidiffèrent selon qu'on s'intéresse au champ proche(émetteurs portables) ou au champ lointain (émetteursfixes et permanents). Dans ce dernier cas, la mesure peutetre globale (sonde de détection isotrope large bande) ousélective en fréquence (niveau évalué pour chaque typed'émetteur), ce qui est plus précis mais beaucoup pluscoûteux et complexe. En champ proche, et dans ledomaine des radiofréquences supérieures à 10 MHz, leparamètre de référence qui permet de quantifier ladissipation d'énergie dans la matière vivante est le débitd'absorption spécifique (DAS), c'est-à-dire la puissanceabsorbée par unité de masse de tissus exprimée en Wattspar kilogramme (W/kg). Ce DAS permet de caractériserl'exposition des tissus biologiques.

On peut mesurer physiquement le DAS ou le calculerpar simulation à partir de modèles numériques. Cettemesure, complexe et délicate, est réalisée en laboratoiresur des mannequins remplis d'un liquide homogène dontles propriétés d'absorption des ondes électromagnéti-ques sont proches de celles du corps humain. Avant toutétablie dans un esprit de vérification de la conformité desterminaux aux valeurs limites réglementaires, la mesuredu DAS donne une évaluation maximisante de l'exposi-tion. Se pose en outre le problème de l'extrapolation dece qui est mesuré en laboratoire sur des mannequins (oudes animaux) à l'homme. D'inévitables biais interviennentici.Dans les études épidémiologiques, on utilise desmesures dites approchées pour estimer l'expositionindividuelle, c'est-à-dire qu'on questionne les personnessur leur usage des sources de radiofréquences (typed'usage, utilisation de l'oreillette, type d'appareils, durée

des appels, etc.). Pour ce qui est de l'usage du téléphonemobile, il est aussi possible d'obtenir ces informationsauprès des opérateurs de téléphonie mobile, ce quipermet d'obtenir un indicateur d'exposition peut-etreplus objectif mais qui reste une mesure approchée del'exposition puisque d'autres éléments essentiels (commela puissance délivrée, par exemple) seront seulementestimés.

Incertitude sur la réalitéet le niveau des effets sur la santéPour résumer très brièvement l'état actuel des

connaissances, il est avéré qu'il y a des effets nocifs del'exposition aux radiofréquences aux niveaux de puis-sance élevés : des études biologiques expérimentales ontmontré des effets thermiques au niveau cellulaire quipeuvent entraîner une destruction des cellules. Enrevanche, les risques liés aux faibles doses d'expositionsont controversés : de nombreuses études expérimenta-les ne montrent pas d'effet. Quelques études mettent enévidence une possible altération de certains mécanismescellulaires (perméabilisation de la barrière céphalique,par exemple) ou des effets sur l'animal [1], mais elles sontsouvent rejetées par les scientifiques pour leur faiblesseméthodologique au lieu d'etre considérées comme desimples études sentinelles. En épidémiologie, à côté desétudes alarmantes réalisées par un chercheur suédois,très contesté par ses pairs, d'autres grandes études(INTERPHONE [9, 10], Cohorte danoise [11]) ne permet-tent pas de trancher, car leurs résultats sont discutés àcause de la présence de biais (que ce soient des biais desélection des sujets ou des biais de mémorisation del'utilisation passée du téléphonemobile) ou d'unmanquede recul dans le temps (études réalisées trop tôt comptetenu de ce que l'on connaît du temps de latence avantl'apparition d'effets sur la santé). Récemment, le Centreinternational de recherche contre le cancer (CIRC) acependant classé les radiofréquences dans la classe 2B(cancérogène possible chez l'homme) en raison denouveaux éléments issus de l'épidémiologie [12]. LeCIRC classe les produits en : cancérogène pour l'homme(classe 1) ; cancérogène probable (classe 2A) ; cancéro-gène possible, c'est-à-dire données limitées concernantsa cancérogénicité pour l'homme et données insuffisan-tes concernant sa cancérogénicité chez les animauxd'expérience (classe 2B) ; non classable par manque dequalité des données ou manque de données (classe 3) ;probablement non cancérogène (classe 4).

Une recherche basée sur des principesqui atteignent leurs limitesEn biologie, plusieurs difficultés émergent. Il s'agit, par

exemple, du nombre d'animaux généralement étudiéslorsque l'on travaille sur des risques faibles. Cela

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détermine la puissance statistique, rarement interrogée.Un problème concerne par ailleurs la source de l'exposi-tion : comme pour les fréquences extremement basses(ELF : CEM basse fréquence < 9 kHz), ce ne sont pasforcément et uniquement les CEM eux-memes qui sonten cause mais d'autres phénomènes avec lesquels ilsinteragissent et qu'il faut débusquer.

En épidémiologie, la qualité des résultats des étudesdépend de la manière dont on parvient à évaluer avecrigueur l'exposition et l'effet. Dans le cas d'une étude cas-témoins, en plus des difficultés précédemment évoquéesde la mesure de l'exposition, il est nécessaire d'avoir unebonne connaissance des effets qu'on étudie. Or les effetssuspectés sont multiples et manquent de spécificité. Onest alors conduit à une certaine sélectivité, plus ou moinsarbitraire. Les études se sont concentrées sur les effetscancérigènes, en particulier sur le risque de développerune tumeur à la tete et au cou (zones les plus exposéeslors de l'usage du téléphone mobile) ou une leucémie3. Ily a certes cet effet spécifique que serait l'« hypersensi-bilité électromagnétique » que la Commission euro-péenne en 1997 a reconnu et caractérisé comme « unétat dans lequel des personnes se plaignent de symp-tômes subjectifs non spécifiques dont ils attribuent lacause à une exposition à des champs électromagnéti-ques »4. Mais là aussi, il est difficile de caractériser lesaspects cliniques précis d'un ensemble de symptômes(maux de tete, fatigue visuelle et générale, démangeai-sons, sensations de brûlures ou d'érythèmes du visage)survenant, d'après ceux qui en souffrent, en présence dedivers types d'équipements électriques (écran d'ordina-teur, télévision, lampes, Wi-Fi, etc.). En effet, ces symp-tômes sont ressentis dans de très nombreuses affections[13].

La méthode de l'étude prospective de cohorte danslaquelle on compare des individus exposés à desindividus non exposés sur le long terme paraît plusadaptée que celle de l'étude cas-témoins. Elle permet desuivre dans le temps les effets de l'exposition sanss'enfermer dans des définitions trop restrictives etspécifiées des effets. Il est toutefois devenu particulière-ment difficile aujourd'hui de constituer une populationd'individus non exposés ! Par ailleurs, le temps de latenceest vraisemblablement trop long pour permettre l'obser-vation d'effets sur la santé de technologies en évolutionpermanente. De plus, le risque faible, actuellementévoqué, pose aussi la difficile question de la puissancestatistique et de la détermination de la relation dose-effet.

L'étude INTERPHONE [9, 10], une étude internationalede type cas-témoin menée par le CIRC sur les relationsentre exposition aux CEM émis par les téléphonesmobiles et les tumeurs de la tete, semble etre allée aubout de la logique épidémiologique en se donnant lesmoyens par des études complémentaires de contrôler etd'analyser au mieux les multiples biais rencontrés (biaisd'information, de sélection) [14-17] et leur impact sur lecalcul de risque, et en essayant d'évaluer l'expositionréelle du tissu cérébral [18, 19].

Ainsi, l'épidémiologie analytique qui, dans les années1950-1960, s'est développée dans le contexte de la mise enévidence des facteurs de risques majeurs du cancer dupoumon (tabac) et des maladies cardiovasculaires (hyper-tension, hypercholestérolémie, diabète, etc.) [20] estconfrontée à des difficultés méthodologiques nouvellesface à des risques beaucoup plus diffus et plus faibles.Nous ne voulons pas dire pour autant que cela révèle lemanque de scientificité intrinsèque de l'épidémiologie[21], mais plutôt que les méthodes et critères d'inférence(en particulier, les critères de causalité de Bradford Hill)développés dans le cadre de cette épidémiologie doiventetre affinés, voire modifiés, pour demeurer pertinents.L'épidémiologie reste à nos yeux la meilleure approchedont nous disposions actuellement pour évaluer les effetsde ces expositions sur l'homme dans son contexteordinaire de vie.

Aussi l'incertitude est-elle bien présente à propos desrisques liés aux radiofréquences, qu'elle soit épistémique(liée aux limites de nos moyens actuels de connaissance)ou ontologique, c'est-à-dire liée à la nature meme del'objet d'étude d'une extreme variabilité et complexité.

Chercheurs académiqueset associations : des attitudesopposées face à l'incertitude

Une recherche complexeassez confidentielleet la présomption d'innocenceIl convient de commencer par décrire le contexte des

équipes de la recherche académique. Elles sont un petitnombre à travailler (moins d'une dizaine) essentiellementdans le domaine des études biologiques, depuis denombreuses années sur le thèmedes relations entre santéet radiofréquences. Cela s'explique en partie parce que,nous l'avons vu, il s'agit d'une recherche difficile quinécessite une mesure précise des doses de radio-fréquences reçues (par les tissus biologiques, par lesanimaux d'expérience, par l'homme) et une maîtrisepointue des conditions d'expérimentation, d'une part, etune bonne évaluation des expositions des sujets partici-pant aux études épidémiologiques, d'autre part. Le

3 Les études biologiques, quant à elles, se sont intéresséesprincipalement aux effets sur l'expression génique et la synthèsedes protéines, le stress oxydant, l'intégrité de l'ADN, l'apoptose,le développement de cancers, le système immunitaire, le systèmenerveux, le développement, la reproduction, l'audition et lesystème oculaire, le système cardiovasculaire, la mélatonine.4 http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs296/fr.

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manque de visibilité à long terme des financementspublics disponibles a également limité l'intéret des équi-pes de recherche pour cette thématique. Ces quelqueséquipes se connaissent bien et se retrouvent régulière-ment lors des manifestations scientifiques, constituantainsi une sorte de « club » spécialisé. Le risque alors de cegenre de recherche, comme dans toute situation despécialisation, est celui de la fermeture et d'une focalisa-tion sur l'étude de certains effets aux dépens d'autres. Parailleurs, la recherche ainsimenée a été pendant longtempsdépendante des financements privés des industriels,dépendance qui est la cible facile des associations et desdéfenseurs de l'impartialité scientifique [22].

Ces chercheurs ont tendu à se considérer comme lesseuls détenteurs de la vraie science, négligeant dès lorsl'apport potentiel d'autres études, menées à l'initiatived'associations qui expérimentaient de nouvelles pistes,jugées non scientifiques. Cette position de rejet n'estpas sans responsabilité dans le durcissement de l'opposi-tion des associations. Mais la divergence fondamentaleconcerne l'attitude face à l'incertitude : la plupart deschercheurs académiques, et les autorités sanitaires quis'appuient sur leurs avis, jugent généralement que tantque la culpabilité du suspect n'a pas été prouvée, il doitetre considéré comme innocent. Par suite, aucune actionne s'impose. Ils s'appuient donc sur la règle de laprésomption d'innocence [23]. Or c'est précisémentnégliger la part d'incertitude inhérente à l'absence depreuve dans cette situation. Ici, les scientifiques commet-tent ce raccourci : de l'absence de preuve de risque, ilsdéduisent lapreuvede l'absencede risque, et effacent ainsila part d'incertitude pourtant inhérente à la méthodologieet aux résultats de recherche. Ils oublient en outre lasignification des tests statistiques qui, s'ils permettent derejeter l'hypothèse nulle (absence de relation entre uneexposition et une maladie) lorsqu'ils sont significatifs, enacceptant un certain risque d'erreur, ne permettent pas àl'inverse de l'accepter s'ils ne sont pas significatifs.

Par ailleurs, une conception objectiviste ou, plusprécisément, réaliste du risque domine dans la plupart deces recherches : le risque est appréhendé comme unepropriété de la technologie ou de l'activité dangereuse,indépendante du sujet. Les procédures de quantificationchosifient cette propriété physique. Un corrélat est qu'il yaurait une manière correcte d'estimer le risque : lesreprésentations qui en divergent sont jugées erronées etdépréciées. On distingue alors le « risque perçu » quiserait le risque subjectif des profanes, de ce qui serait le« risque réel » quantifié par les experts. Mais une telleconception néglige la nature intrinsèquement représen-tative et construite de la notion de risque. Elle déconnectecomplètement le risque du vécu et des acteurs. Or lerisque, à la différence du danger, n'a pas d'existenceindépendamment des procédures qui l'objectivent. Uneréflexion sur l'ontologie du risque conduit à l'appréhen-der comme une représentation (ou mode d'appréhen-sion) des événements plutôt que comme une propriété

des choses, pour laquelle on préférera réserver le termede danger. Une conception du risque comme représenta-tion permet de revenir sur cette dichotomie trop simplisteentre ce qui serait, d'un côté, le risque objectif des expertset, de l'autre, le risque subjectif et perçu des profanes. Lestravaux des psychologues sur la perception du risquemais aussi ceux des sociologues et des anthropologuesont mis en évidence que les représentations profanes durisque intègrent des valeurs, qui ne sont pas nécessaire-ment irrationnelles. Ils livrent une vision plus globale dece risque que les experts qui construisent leur repré-sentation quantitative en privilégiant telle ou telledimension et en choisissant une unité de mesure auxdépens d'une autre [24]. Il ne s'agit pas ici de dire quetoutes les représentations du risque se valent mais dequestionner et peut-etre démythifier l'idée d'un « risqueréel » et la polarisation trop radicale entre le réel (vrai) etle perçu (faux).

Un public contestataire : présomptiond'origine et principe de précautionLes associations, se heurtant à des pouvoirs publics et

des scientifiques qui n'écoutent pas les observations et levécu des personnes, ont eu tendance à se développer surun mode agressif et ont trouvé un relais médiatiqueefficace auprès d'une partie de la presse gourmande desujets spectaculaires. Elles ont accueilli les scientifiquesmis sur la touche par les « vrais » experts du champacadémique comme des « martyrs de la cause ». Elles ontconduit leurs propres études épidémiologiques dans lecadre de ce que Phil Brown a baptisé « épidémiologiepopulaire » [25]5. En dépit de nombreuses critiquesméthodologiques que l'on peut faire à beaucoup d'entreelles, il nous paraît excessif de juger qu'elles n'apportentaucune connaissance. C'est aussi négliger les succès queces études ont eus dans d'autres circonstances, parexemple celles concernant les sites pollués de Woburn(États-Unis) ou de Love canal [23].

Cet élan contestataire prend place dans un contextegénéral de mise en question de l'impartialité et de lafiabilité de l'expertise scientifique. En effet, la plupart dutemps, les recherches sont financées par les industrielsqui y sont intéressés ; parfois, des liens plus spécifiquesont été dénoncés. Mais c'est aussi souvent le cas desétudes menées par les associations. La question del'objectivité scientifique devient alors fondamentalementcelle de l'indépendance de la recherche ou de l'expert6.

5 Voir par exemple pour les radiofréquences, l'enquete de l'ASEF(www.asef-asso.fr).6 On peut distinguer au moins quatre principales nuances designification pour la notion d'objectivité scientifique : indépen-dance vis-à-vis du sujet et de son jugement, neutralité (pas deprésence de valeurs), impartialité (pas d'interférence d'intérets),reproductibilité des résultats ou factualité.

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Par ailleurs, les pouvoirs publics ont été critiqués pourleur gestion de plusieurs autres crises sanitaires (amiante,Tchernobyl, hormone de croissance, sang contaminé,etc.) qui ont fragilisé la position des experts qu'ilsmandataient. Il leur a aussi été reproché le retard dansla mise en place de mesures de protection efficaces.

Ce contexte a renforcé la demande sociale deprotection contre des risques potentiels (et non avérés)et il aurait conduit à l'institutionnalisation du principe deprécaution. Les associations considèrent qu'en l'absencede preuve décisive pour accuser ou disculper les radio-fréquences, les indices qui les mettent en cause sontsuffisants pour les considérer comme « coupables ».Comme l'écrivent Akrich et al., « il s'agit alors d'adopterune attitude de précaution ou d'appliquer un principe deprésomption d'origine » [23], l'inverse de la présomptiond'innocence que privilégient la plupart des chercheursacadémiques et des autorités sanitaires.

Mais là encore, comme dans l'attitude opposée, peude place est faite à l'incertitude comme telle : les quelquesdonnées et indices recueillis sont considérés commecertains. Une illustration nous a été donnée lors duclassement des radiofréquences en « cancérogènespossibles pour l'homme » par le CIRC qui a aussitôtété interprété par certains comme une reconnaissanceeffective du potentiel cancérogène. Or ce sont les métho-des et les recherches qui, jugées encore insuffisantes,doivent etre poursuivies pour obtenir de meilleurespreuves, qui ne seront peut-etre jamais apportées [26].

Notons ici que dans sa demande renforcée deprotection, la société ne renonce pas pour autant à sesexigences tout aussi fortes du côté du respect de la libertéindividuelle, ce qui n'est pas sans soulever des tensions etdifficultés nouvelles [24]. Aussi, l'opposition entre leschercheurs et les associations, notamment du fait de cetteattitude diamétralement opposée vis-à-vis de l'incerti-tude, s'est-elle progressivement durcie. Elle témoigne del'évolution complexe des rapports entre la science et lasociété. Mais l'impasse nous semble surtout liée au faitque les acteurs de cette controverse partagent un memerejet de l'incertitude, lui-meme fondé dans un idéal, etpeut-etre un mythe, de la science comme connaissanceabsolument certaine et neutre.

Évolution des formes d'expertiseet vision renouveléede la science

À la recherche d'une nouvelle formed'expertise : un dialogue à construireFace à l'agressivité grandissante des associations et

des collectifs qui se multipliaient, l'État a cherché àorganiser un dialogue en vue de la construction d'unconsensus.

Les premières actions des pouvoirs publics, commefréquemment, ont reposé sur la commande de rapportsd'experts. Le rapport de Zmirou et al. [27] en 2000, dansune situation où il est constaté qu'il n'existe pas de risqueavéré mais une grande incertitude, préconise un péri-mètre de protection « sans antenne » autour des écoles etbâtiments sensibles. Le premier rapport de l'Agencefrançaise de sécurité sanitaire de l'environnement (Afsse)en 2003 conclut aussi, à partir d'une revue détaillée de lalittérature scientifique, qu'il n'y a pas de risque avéré. Ilest constaté que l'exclusion des périmètres autour desécoles favorise l'inquiétude des populations ; le rapportpréconise donc de ne plus laisser ces zones d'exclusion,ce qui attise les réactions hostiles des associations. En2005, un deuxième rapport de l'Agence française desécurité sanitaire de l'environnement et du travail(Afsset), qui a succédé à l'Afsse, cristallise les revendica-tions des associations qui critiquent de façon trèsvirulente, outre les conclusions, la composition dugroupe, accusant une partie des experts de ne pas etreimpartiaux. L'omniprésence de certains experts estpointée du doigt. La contestation est d'une telle ampleurque l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) a étédiligentée et a reproché le manque de clarté etd'ouverture du choix des experts de cette commission.

En 2009, un nouveau rapport est délivré par l'Afssetqui innove en intégrant dans le groupe de travail unobservateur issu des associations et en faisant desrecommandations de gestion dépassant ce que lesexperts avaient proposé [1] : cet avis et celui qui suit lerapport sur les ELF (mai 2010) ont conduit des scientifi-ques à écrire à une lettre ouverte à l'Afsset dénonçant le« mépris » dans lequel auraient été tenus ceux qui avaientparticipé à ces groupes de travail. Or il s'agissait avant toutd'un dialogue insuffisant et d'une incompréhension desparties en présence, probablement dus à une absence dedistinction claire entre l'analyse du risque et sa gestion.Notons que tout au long de cette période, une contes-tation très dure de l'action publique par les associationsa été menée, conduisant meme à des menaces de mortpar lettre anonyme à divers experts ou personnelsadministratifs.

Cette critique de la partialité et de la dépendance deschercheurs vis-à-vis de l'industrie a conduit à la créationen 2005 d'une Fondation de recherche « indépendante »,la Fondation santé et radiofréquences (FSR), destinée àcouper le lien entre industriels et chercheurs en mettanten place un conseil scientifique indépendant du conseild'administration pour ses décisions. Le seul pouvoir duconseil d'administration était négatif : refuser le finance-ment d'une étude, bien qu'elle ait été jugée scientifique-ment pertinente par le conseil scientifique. La FSR a eucependant un vice d'origine : d'une part, la présence desindustriels au conseil d'administration, comme membresfondateurs, comme dans toutes les fondations de ce typeet, d'autre part, un financement venant àmoitié de l'État età moitié des industriels. Dans la pratique, la séparation

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entre conseil scientifique et conseil d'administration atrès bien fonctionné : une seule étude sélectionnée par leconseil scientifique n'a finalement pas été financée, carun chercheur de France Télécom était porteur du projet.À travers la FSR, consciente de l'impasse dans laquelle lasituation se trouvait, plusieurs actions ont été menéespour assainir le climat :– mise en place de quatre programmes visant à diversifierles thématiques de recherche et à ouvrir le champ à denouvelles équipes ;– ouverture du conseil scientifique et des programmesde recherche aux sciences humaines pour permettre demieux comprendre ce qui se passait ;– animation de la recherche à travers des journéesscientifiques, soit de discussion sur les projets finan-cés, soit des colloques plus traditionnels ouverts auxassociations ;– mise en place d'actions d'information du public(expositions itinérantes, site internet, foire aux questions[FAQ]. . .) ;– volonté de créer un dialogue entre scientifiques etassociations en créant une instance dans ce but.

L'intuition profonde des membres du conseil scienti-fique était que les associations, au-delà de leursrevendications, avaient une connaissance des questionsde santé qui devait etre prise en compte, car ouvrant denouvelles pistes de recherche, et que ce dialogue devaitpermettre de réconcilier les scientifiques et les associa-tions. Malgré les avancées réalisées, cette fondation afocalisé les critiques, ce qui l'a conduite à disparaître à lafin de ses cinq ans d'existence légale.

C'est le « Grenelle des ondes » qui a vraiment permisaux citoyens de prendre part à la controverse. Il a permisde faire dialoguer, dans un cadre formel, les pouvoirspublics, les associations, considérées comme représen-tant les citoyens, et les industriels (les scientifiques n'étantpas invités dans ce débat). Il a conduit à plusieursdécisions, notamment la mise en place de zones de testsdes niveaux d'exposition liée aux antennes de station debase. D'autres démarches ont également été initiées parcertains politiques visant à réintroduire le public dans lagestion de la critique : on peut citer la « Conférencecitoyenne » mise en place par la mairie de Paris auprintemps 2009, ou les rapports parlementaires avec leursauditions publiques.

En 2010, l'Agence nationale de sécurité sanitaire del'alimentation, l'environnement et du travail (Anses),agence qui a succédé à l'Afsset, a pris le relais de laFSR qu'elle avait par ailleurs soutenue au sein du conseild'administration de cette dernière. Son travail plusinstitutionnalisé s'inscrit dans son prolongement direct :reprise des programmes de recherche par financementd'appels à projets, reprise de l'idée du dialogue par lamise en place d'un comité de dialogue, etc. L'Anses fait unremarquable travail d'expertise dans les champs envi-ronnementaux et professionnels. Toutefois, à la suite desmultiples crises qui ont secoué la santé publique dans son

ensemble, elle se heurte de plus en plus aux exigencescontradictoires de la société précédemment évoquées. Eneffet, la loi de décembre 2011 impose l'exigence d'impar-tialité et d'indépendance des chercheurs et experts vis-à-vis des financeurs de la recherche en particulier lesfinanceurs privés, ce que souhaite la société dans sonensemble. Or ce désir très légitime d'indépendance seheurte à la rareté de plus en plus grande de l'argent publicdestiné à la recherche et à la nécessité pour celle-ci d'allerchercher des financements privés. Par suite, il est de plusen plus difficile de trouver des experts qui satisfassent auxnouveaux critères d'indépendance, au risque pour unsujet donné de ne plus disposer d'experts compétentsdans le domaine. De meme, les revues scientifiques quiexigent également une déclaration de totale indépen-dance voient se tarir les travaux de qualité à faire paraître.

Ouverture et dialogue n'ont pas toujours abouti,entravés par une vision de la science comme connais-sance certaine. Ainsi, par exemple, l'application duprincipe de précaution, mesure relative à une situationd'incertitude, est interprétée comme une preuve del'existence d'un danger véritable. Et il conduit à augmen-ter l'anxiété au lieu de simplement permettre une gestionconsensuelle d'un risque. Dès lors, de nouvelles diffi-cultés apparaissent qui accompagnent les nouvellesformes d'expertise et de dialogue entre les scientifiques,les responsables politiques et les élus, les industriels, lepublic et les médias. Il nous semble qu'un des élémentsen jeu dans ces difficultés est bien la conception qu'on sefait de part et d'autres de la science, de son objectivité etimpartialité et de son rapport à la certitude.

Pour une autre vision de la scienceet de son rapport à l'incertitudeDes traits communs se dégagent de ces nouvelles

formes d'expertise qui illustrent une conception de lascientificité moins tributaire de l'idéal cartésien decertitude et de raisonnement déductif7. Cela semblecorrespondre à un changement dans la conception de lascience et de son rapport à l'incertain qui s'estprogressivement opéré dans les sciences, et plusparticulièrement durant le XX

e siècle.En effet, premièrement, on a vu émerger une science

réconciliée avec l'incertitude. La philosophie contempo-

7 Le raisonnement déductif part de prémisses vraies et conclutpar déduction à partir d'éléments déjà contenus dans lesprémisses. C'est un mode de raisonnement totalement a prioriimposant une conclusion nécessaire et donc certaine. Il est àdistinguer du raisonnement inductif qui, quant à lui, est ampliatif,c'est-à-dire qu'il conclut au-delà de ce qui est contenu dans lesprémisses et ainsi sort de la certitude logique pour nous faireentrer dans le domaine du probable, dont on peut cependantévaluer le niveau. C'est ce mode de raisonnement qui dominedans les sciences empiriques.

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raine des sciences a contribué à interroger etmodifier nosconceptions classiques de la scientificité et de ladynamique des sciences. Le modèle dominant a long-temps été un idéal de connaissance déductive et certaine,modèle issu des sciences formelles et déductives qu'on acherché à transposer dans les sciences dites empiriqueset inductives. Cette conception s'illustre le mieux dans lemodèle laplacien de la connaissance qui se fonde dansl'affirmation d'un déterminisme universel des phénomè-nes [28]. Or ce modèle s'est trouvé écorné au sein memede la physique, la reine des sciences empiriques dans lecadre notamment de la physique quantique et duprincipe d'incertitude (ou théorème d'indétermination)8

énoncé par le physicien Heisenberg [29]. Au-delà desdébats auxquels ce principe et la physique quantiquedonnent lieu, c'est surtout le raisonnement probabiliste,raisonnement particulièrement adapté aux situationsd'incertitude, qui s'est développé au point qu'unecertaine épistémologie probabiliste (modèle probabilistede la connaissance scientifique) fait son chemin. Cemodèle prétend pouvoir mieux rendre compte duraisonnement inductif tout en incluant aux extremes leraisonnement déductif [30]. Le raisonnement probabilisteet statistique introduit de profondesmodifications dans lerapport à l'incertitude : il ne s'agit plus de ne retenircomme scientifiques que les résultats certains ou prouvésmais de parvenir à quantifier ou évaluer le degré deprobabilité d'un résultat, de mesurer l'incertitude et dequantifier des risques d'erreur.

Deuxièmement, on observe des modifications dansnotre rapport à l'objectivité. On admet assez courammentaujourd'hui en sociologie des sciences mais aussi enphilosophie des sciences qu'il n'y a pas de scienceindépendante des valeurs, contrairement à ce quedéfendait un certain idéal positiviste, mais qu'il y ad'inévitables valeurs constitutives ou épistémiques(valeurs qui interviennent dans le choix des modèles,choix des sujets, des variables et données d'étude, choixdes méthodes, etc.), et parfois meme d'inévitables valeurs

contextuelles (la culture, la politique de l'époque et de lasociété du scientifique). La question devient alors celle dela nature précise de ces valeurs et de la possibilité de lesexpliciter et de les contrôler, mais il semble vain devouloir les supprimer [31]. Cette présence des valeursn'est pas considérée comme étant nécessairementincompatible avec le maintien d'une certaine formed'objectivité scientifique, notion qu'il convient alors deredéfinir [32].

Dans le cadre des initiatives institutionnelles liées à lacontroverse autour des radiofréquences, un des princi-paux fils directeurs a été la facilitation du dialogue avec lepari qu'il en sortira un consensus. On admet implicite-ment ici que l'objectivité de la recherche n'est pas donnéea priori et ne réside pas uniquement dans l'impartialitéabsolue des chercheurs ou dans l'absence totale de biaisdes études, deux formes d'objectivité probablementinaccessibles, mais résulte aussi du dialogue et del'intersubjectivité [33]. Cette ouverture permet d'élargirles pistes et méthodes de recherchemais aussi de faire unpas de côté par rapport à l'enfermement dans uneopposition stérile entre experts d'un côté et profanes del'autre, entre risque réel et risque perçu.

Conclusion

Les défis restent grands et la controverse sur lesradiofréquences comme sur de nombreux risquessanitaires n'est certainement pas close. Nous avonstoutefoismontré que les défis et ce genre de controversessont proportionnels à l'attachement à une vision de lascience comme connaissance certaine et impartiale duréel. Or cette vision est aujourd'hui questionnée parl'ensemble des études sur les sciences mais aussi par lascience elle-meme. Dans ce contexte, deux principalesurgences se font jour : celle d'une éducation à l'incerti-tude et celle d'un approfondissement et de la diffusion dela réflexion sur la nature de l'objectivité de la science. &

Remerciements et autres mentionsFinancement : aucun ; conflits d'intérets : aucun.

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8 Ce principe énonce que pour une particulemassive donnée, onne peut pas connaître simultanément sa position et sa vitesse. Laquestion reste ouverte de savoir s'il s'agit d'une incertitude, c'est-à-dire d'une limite de notre connaissance ou d'une indétermina-tion fondamentale du réel.

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