De la phronesis à la prudentia

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© , , | ./- ( ) - brill.com/mnem De la φρόνησι à la prudentia Sophie Aubert-Baillot Université Stendhal-Grenoble 3, , 1180 avenue centrale, 38400 Saint Martin d’Hères, France [email protected] Received: June 2012; accepted: January 2013 Abstract This paper focuses on the equivalence between Greek phronesis, a very hard word to translate, and Latin prudentia. Based on the word phren, phronesis means ‘thought’, ‘intellectual perception’, ‘sense’, ‘prudence’, ‘practical wisdom’, while prudentia is derived from prouidentia, meaning ‘ability to look ahead’, ‘forecast’, ‘foresight’ and also ‘Providence’. Why, although their etymological roots were apparently diferent, did the Romans choose the word prudentia in order to translate Greek phronesis? And how did such a translation alter the evolution of the philosophical concept of prudence in Latin culture? It seems that Cicero ofers a new analysis of prudentia by dividing the term prouidentia, from which it was formed, into two parts. The prex pro- alludes not only to Aristotelian phronesis (a virtue especially related to the future and most important in political eld), but also to Stoic pro-noia (or Pro-vidence) on a cosmological level, while the Latin verb videre (‘to see’) leads Ciceronian prudence, in ethics, towards a theoreti- cal, i.e. contemplative, wisdom ( sophia), inspired by Plato. Keywords Greek and Latin philosophy – Cicero – prudentia phronêsis – prudence Le présent article est né d’un questionnement sur l’équivalence posée dans l’Antiquité entre la φρόνησι grecque, terme à peu près intraduisible que l’on rend généralement par ‘prudence’ ou ‘sagesse’, et la prudentia latine. L’étude de leurs racines étymologiques bien distinctes (§1) nous conduira à examiner les origines de la traduction latine de la φρόνησι ainsi que les principales accep- tions du mot prudentia avant que Cicéron ne procède à sa remotivation philo-

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De la !"#$%&'( à la prudentiaSophie Aubert-Baillot

Université Stendhal-Grenoble 3, !"# $$%&'(,1180 avenue centrale, 38400 Saint Martin d’Hères, France

[email protected]

Received: June 2012; accepted: January 2013

Abstract

This paper focuses on the equivalence between Greek phronesis, a very hard word to translate, and Latin prudentia. Based on the word phren, phronesis means ‘thought’, ‘intellectual perception’, ‘sense’, ‘prudence’, ‘practical wisdom’, while prudentia is derived from prouidentia, meaning ‘ability to look ahead’, ‘forecast’, ‘foresight’ and also ‘Providence’. Why, although their etymological roots were apparently di)ferent, did the Romans choose the word prudentia in order to translate Greek phronesis? And how did such a translation alter the evolution of the philosophical concept of prudence in Latin culture? It seems that Cicero o)fers a new analysis of prudentia by dividing the term prouidentia, from which it was formed, into two parts. The pre*+x pro- alludes not only to Aristotelian phronesis (a virtue especially related to the future and most important in political *+eld), but also to Stoic pro-noia (or Pro-vidence) on a cosmological level, while the Latin verb videre (‘to see’) leads Ciceronian prudence, in ethics, towards a theoreti-cal, i.e. contemplative, wisdom (sophia), inspired by Plato.

Keywords

Greek and Latin philosophy – Cicero – prudentia – phronêsis – prudence

Le présent article est né d’un questionnement sur l’équivalence posée dans l’Antiquité entre la ,-./0123 grecque, terme à peu près intraduisible que l’on rend généralement par ‘prudence’ ou ‘sagesse’, et la prudentia latine. L’étude de leurs racines étymologiques bien distinctes (§1) nous conduira à examiner les origines de la traduction latine de la ,-./0123 ainsi que les principales accep-tions du mot prudentia avant que Cicéron ne procède à sa remotivation philo-

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sophique (§2), en s’appuyant sur la décomposition des éléments du substantif prouidentia qui lui a donné naissance. Si le pré*+xe pro- permet de convoquer non seulement la ,-./0123 aristotélicienne (§3)—vertu tournée vers le futur et particulièrement bien illustrée dans le champ politique—mais aussi la N-.-/O2P (ou Pro-vidence) stoïcienne, à l’œuvre sur le plan cosmologique (§4), la racine de la vision (uidere) fait pencher la prudence cicéronienne, dans le domaine éthique, vers une sagesse (1O,QP) théorétique, autrement dit con-templative, d’inspiration platonicienne (§5). En*+n, à travers une analyse du De O!"#ciis, nous étudierons les liens qu’entretiennent prudentia et sapientia dans la pensée de l’Arpinate (§6).

1 Des racines étymologiques distinctes

La ,-./0123 constitue l’une des quatre vertus fondamentales chez Platon, aux côtés de la justice (R2SP2O1T/0), du courage (U/R-VQP) et de la modération (1W,-O1T/0).X Elle fut ensuite analysée par Aristote, notamment au livre 6 de l’Éthique à Nicomaque,Y quoiqu’en un tout autre sens que ne l’avait fait son maî-tre, ainsi que par les penseurs du Portique, qui sur ce point héritèrent en partie des analyses menées par le fondateur du Lycée.Z Étymologiquement, elle est issue de la racine ,-[/, qui signi*+e chez Homère ‘le cœur’ en tant que siège des passions, ou l’‘esprit’, siège de la pensée.\ Elle désigne l’action de penser, la perception par l’intelligence, la raison, le fait d’être sensé, la sagesse. La pru-dentia, quant à elle, est une dérivation savante de la prouidentia ou faculté de voir à l’avance (pro-uidere), pré-vision, pré-voyance et bien sûr, Pro-vidence. Cette origine était tout à fait perçue par les Latins, ou du moins par Cicéron, qui y revient à de nombreuses reprises au *+l de ses traités.] Pour autant,

^ Pl. Phd. 69a-c, R. 433b-c, Lg. 631c-d, 964b, 965c-d. _ Arist. $% 1140b20-21, 1140b4-6. Sur la question de la prudence chez Aristote, nous renvoyons

également à Lories 1998.` Aubenque 2004\, 184-185.a Chantraine 1968, vol. 2, 1227-1228.b Cic. Rep. 6.1 fr. 1, apud Non. p. 60.2-4 Lindsay: ‘Tu attends donc du dirigeant que nous

dé crivons une perspicacité sans défaut. Cette qualité tire justement son nom du mot ‘prévoir’’ (Totam igitur expectas prudentiam huius rectoris, quae ipsum nomen hoc nacta est ex proui-dendo, traduction d’E. Bréguet), Leg. 1.60, Hort. fr. 96 (apud Non. p. 60.29-30 Lindsay), %.&. 2.58 (= '() 1.172), Diu. 1.111. Sur le rapprochement tacite entre prudentia et prouidentia, voir encore Cic. Inu. 2.160: ‘La prudence consiste dans la science des biens, des maux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre. Elle comprend la mémoire, l’intelligence, la prévoyance’ (Prudentia est

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soulignent A. Ernout et A. Meillet,k dans l’usage courant la prudentia s’était détachée, phonétiquement comme sémantiquement, de la prouidentia et avait acquis le sens large de ‘savoir e)*+cace’, de ‘connaissance pratique’, de ‘compétence’ (cf. iuris prudentia, la ‘connaissance du droit’), d’‘expérience’, de ‘sagesse concrète’,l de ‘savoir-faire’, de ‘sagacité’ (notamment dans le domaine politique).

Pourquoi, malgré des racines en apparence di)férentes, les Romains choi-sirent-ils le terme prudentia pour traduire la ,-./0123? Et quel fut l’impact d’une telle traduction sur l’évolution, dans le monde latin, du concept philo-sophique de prudence? Dans son ouvrage consacré à La prudence chez Aristote, P. Aubenque écrit au sujet de cette ‘vertu de la délibération’m n’ayant de rai-son d’être que dans un monde contingent, qu’elle “est le substitut proprement humain d’une Providence défaillante. Elle est d’abord la prévision qui cherche à percer un avenir obscur, parce qu’ambigu; elle est aussi la prévoyance qui préserve l’individu des dangers. Mais si elle n’était que cela, elle serait seule-ment habileté: elle est aussi vertu en ce qu’elle réalise dans le monde sublu naire un peu du Bien que la divinité avait été impuissante à y introduire.”n Aussi les Romains ne furent-ils pas mal inspirés, poursuit P. Aubenque, de traduire par prudentia (contraction de prouidentia, rappelons-le) “la ,-./0123 d’Aristote et de la tradition populaire”—autrement dit une vertu intellectuelle immédia-tement orientée vers l’action.Xo

rerum bonarum et malarum neutrarumque scientia. Partes eius: memoria, intellegentia, prouidentia, traduction de G. Achard), Part. 15. C’est nous qui soulignons.

p Ernout et Meillet 1959\, 541.q Sur ce plan, la prudentia connut un sort semblable à celui de la sapientia. Ce concept

subit en e)fet, au contact de la philosophie grecque, une évolution sémantique aux '''r et ''r siècles avant J.-C. depuis une acception concrète, renvoyant à une sagesse pratique, jusqu’à une acception abstraite, liée à une sagesse philosophique (1O,QP): cf. Garbarino 1965-1966, 253-284. Dans un célèbre fragment des Annales (7.211-212 Skutsch, apud Fest. p. 432.27-30 Lindsay), Ennius distingue encore très nettement les valeurs respectives et complémentaires de sophia et de sapientia: ‘Et personne n’a vu en rêve la philosophie, que nous appelons la sagesse, avant d’avoir commencé à l’apprendre’ (Nec quisquam sophiam, sapientia quae perhibetur, / in somnis uidit prius quam sam discere coepit, traduction d’A. Arcellaschi). Par ailleurs, avant de désigner le sage des pensées hellénistiques, le sapiens, comme le prudens, et à la manière du ,-./2µO3 grec, était entre autres ‘l’homme raisonnable, doté de bon sens’.

s Aubenque 2004\, 94.t Aubenque 2004\, 95. ^u Aubenque 2004\, 95.

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2 Origines de la traduction latine de la !"#$%&'(

La di)*+culté est que nous ne disposons pas d’acte de naissance pour la traduc-tion latine—au demeurant bien établieXX—de la ,-./0123. Sans doute celle-ci fut-elle précoce: elle est en tout cas antérieure à Cicéron, qui en fait état sans la gloser (de sorte qu’elle ne devait poser aucune di)*+culté ni constituer une inno-vation personnelle), dès son premier traité, le De Inuentione (rédigé vers 84-83), précédé en cela de quelques années par l’Auctor de la Rhétorique à Herennius.XY Nous ignorons donc tout du patronage intellectuel sous lequel s’e)fectua la conversion de ,-./0123 en prudentia. Sans doute fut-ce la coïncidence de leurs acceptions traditionnelles qui justi*+a leur juxtaposition, plutôt que l’invwuence d’une école de pensée précise. C’est ce que semble indiquer un examen des occurrences de prudentia chez Cicéron,XZ qui ancra dé*+nitivement ce terme dans la langue philosophique latine: pour autant, l’Arpinate n’aurait-il pas lui-même procédé à une remotivation de ce mot en s’appuyant sur la décomposi-tion des éléments du substantif prouidentia qui lui avait donné naissance? Et cette opération d’inspiration cratylique, destinée à retrouver dans sa propre langue la vérité première des théories grecques de la ,-./0123, n’aurait-elle pas abouti à reproduire, au *+l de ses traités, la polysémie de cette notion ainsi que la multiplicité de ses héritages philosophiques?

Dès son premier ouvrage, le De Inuentione, rédigé alors qu’il n’était qu’un puer aut adulescentulus,X\ Cicéron, en évoquant le beau (honestum), autre-ment dit ‘ce que l’on recherche, totalement ou en partie, pour ses qualités propres’X] (c’est-à-dire la vertu, uirtus), subdivise celui-ci en quatre parties: ‘la

^^ Ce n’est pas le cas de la vertu de modération ou 1W,-O1T/0, tantôt rendue en latin par modestia, tantôt par temperantia, tantôt par moderatio, tantôt par leur combinaison. Sur l’emploi de modestia, voir Rhet. Her. 3.3, 3.10, Cic. Inu. 2.159, Hort. fr. 110, Fin. 2.51, 5.36, 5.67, O!f. 3.118, 1.142 (où la modestia traduit non la 1W,-O1T/0, mais l’VxyPzQP). Sur le couple temperantia/modestia, auquel se joint parfois la moderatio, voir Cic. Deiot. 26 (où ce couple dé*+nit la frugalitas), Inu. 2.164, Leg. 1.50, Fin. 2.60 (+ moderatio), 2.73, 4.18-19, Tusc. 3.16 (+ moderatio), 4.36 (où la moderatio, la modestia et la temperantia se résument dans la vertu de frugalitas), O!f. 1.15 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse), 1.46, 1.93 (= F 107 Van Straaten = T 72 Alesse), 1.121, 3.116 (+ moderatio). Sur le couple moderatio/modestia, voir en*+n Cic. Phil. 2.10, O!f. 1.159. Nous renvoyons sur cette question à Hellegouarc’h 1972Y, 259 et 263-265.

^_ Cic. Inu. 2.160, Rhet. Her. 3.3. Dans son édition de la Rhétorique à Herennius, Achard (1989, {'') propose de situer la rédaction de l’ouvrage entre la mi-86 et la *+n de 83.

^` Pour un aperçu de ces occurrences, voir Ciferri 1993, 209-225. ^a Cic. de Orat. 1.5. ^b Cic. Inu. 2.159: Quod aut totum aut aliqua ex parte propter se petitur|.|.|.|(traduction de

G. Achard).

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prudence (prudentia), la justice (iustitia), le courage (fortitudo) et la modéra-tion (temperantia).’Xk Il dé*+nit ensuite la prudentia comme ‘la science des biens, des maux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre’ (rerum bonarum et malarum <ne>utrarumque scientia),Xl reprenant ainsi à la lettre l’une des deux dé*+ni-tions stoïciennes canoniques de la prudence, ainsi qu’en témoigne la formule }N21y[µ0 U~P��/ SP� SPS�/ SP� OxRVy�-W/.Xm Celle-ci s’était-elle pour autant imposée à son époque? Ce n’est pas si évident, dans la mesure où peu de temps auparavant, l’auteur de la Rhétorique à Herennius abordait de son côté la pru-dentia non sans un certain vwottement conceptuel, en insistant sur la polysémie de ce terme. Son témoignage est néanmoins précieux dans la mesure où il nous livre la première occurrence du mot prudentia en tant que traduction explicite de la ,-./0123, dans le cadre d’une liste des quatre vertus cardinales.

Présentée, aux côtés de la justice (iustitia), du courage (fortitudo) et de la modération (modestia) comme l’une des quatre subdivisions de ce qui est droit (rectum)—l’autre branche du beau (honesta res) étant ce qui est digne d’éloge (laudabile)—la prudentia consiste selon l’Auctor dans

l’habileté (calliditas) à distinguer, suite à un raisonnement, les biens et les maux (quae ratione quadam potest dilectum habere bonorum et malorum). On nomme également prudence un savoir-faire (scientia cuiusdam arti-"#cii). On appelle aussi prudence une mémoire riche en souvenirs (rerum multarum memoria) ainsi qu’une expérience acquise dans de multiples activités (usus conplurium negotiorum).Xn

Si l’on excepte l’allusion à la distinction entre biens et maux, qui revwète peut-être la conception stoïcienne de la ,-./0123 évoquée plus haut, on ne relève aucune invwuence philosophique notable sur la dé*+nition foisonnante propo-sée par l’Auctor. En revanche, la mention de la calliditas, de l’arti"#cium ainsi que de l’usus souligne la dimension empirique et pratique de la prudentia, une dimension que l’on retrouve dans les emplois de ce substantif en contexte poli-tique, où il désigne une vertu fréquemment associée au consilium et signi*+ant, selon la formule de J. Hellegouarc’h, “l’expérience des a)faires, par opposition

^p Cic. Inu. 2.159.^q Cic. Inu. 2.160 (traduction personnelle). Cf. Cic. %.&. 3.38. ^s Stob. 2.7.5b1, p. 59.5-6 W. (= '() 3.262 = *' 61H).^t Rhet. Her. 3.3: Prudentia est calliditas, quae ratione quadam potest dilectum habere

bonorum et malorum. Dicitur item prudentia scientia cuiusdam arti"#cii et appellatur prudentia rerum multarum memoria et usus conplurium negotiorum (traduction de G. Achard, modi*+ée).

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aux connaissances purement théoriques”.Yo En dehors du domaine politique, elle recouvrait “la capacité, résultat de l’étude et de l’expérience, à exercer une profession ou un art”: aussi le terme s’appliquait-il particulièrement aux vieil-lards, dont l’expérience était forcément plus grande.YX On ne s’étonnera donc pas que la composante principale de la prudentia soit la mémoire, seul point commun explicite entre les dé*+nitions que livrent de cette vertu la Rhétorique à Herennius et le De Inuentione.YY

Cicéron ne s’en tient toutefois pas là et adjoint à la memoria, dans sa description des composantes de la prudence, l’intellegentia et la prouidentia, non sans jouer discrètement sur la proximité étymologique des substantifs prouidentia et prudentia.YZ Ce faisant, il insiste sur la dimension intellectuelle, théorétique, et non pratique, concrète, de la prudence, qu’il conçoit comme une vertu permettant à l’esprit (animus) de ‘se rappeler ce qui est passé’ par le biais de la mémoire, de ‘saisir clairement ce qui est’ par l’intelligence, et en*+n, grâce à la prévoyance, de ‘voir qu’une chose va avoir lieu avant qu’elle se soit produite.’Y\ Malgré son apparente banalité, la triade memoria/intellegentia/prouidentia qu’il énonce s’avère singulière. Non seulement le rapprochement de ces trois qualités constitue un hapax dans tout le corpus latin,Y] mais le lien apparaît ténu entre ce groupe et la dé*+nition philosophique, de teneur éthique, le précédant immédiatement et selon laquelle la prudence désigne ‘la science des biens, des maux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre’. Une consultation

_u Hellegouarc’h 1972Y, 257. _^ Hellegouarc’h 1972Y, 257.__ Rhet. Her. 3.3: ‘On appelle aussi prudence une mémoire riche en souvenirs’ (et appellatur

prudentia rerum multarum memoria, traduction de G. Achard, retouchée), Cic. Inu. 2.160. _` Cic. Inu. 2.160. Cette proximité est telle que Cicéron entend parfois la prudentia comme

un synonyme de la prouidentia, lui accordant alors le sens de ‘préméditation’ ou de ‘prévision’. Cic. Inu. 1.41, Sen. 78.

_a Cic. Inu. 2.160: Memoria est, per quam animus repetit illa, quae fuerunt; intellegentia, per quam ea perspicit, quae sunt; prouidentia, per quam futurum aliquid uidetur ante quam factum est (traduction de G. Achard, modi*+ée).

_b On en trouve trace en revanche dans Gorgias Hel. 11. Si la correspondance terme à terme entre memoria et µ/[µ0, intellegentia et �//O2P, prouidentia et N-./O2P semble concluante, d’autant que Cicéron établit lui-même une équivalence entre les deux derniers termes en %.&. 2.58 (= '() 1.172), les contextes des deux passages sont fort di)férents. La maîtrise des trois qualités énumérées par le rhéteur grec—regroupées plus tard par Cicéron sous le terme prudentia—permet de ne pas se laisser guider par le jugement (R.zP) qui, ‘chancelant et inconstant, précipite ceux qui en usent dans des bonheurs chancelants et inconstants’ (traduction de M.-P. Noël): voilà qui évoque une sorte de vertu dialectique, garante de la stabilité de l’âme. Le De Inuentione en revanche ne permet nullement une lecture gnoséologique aussi précise.

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attentive des '() révèle en outre la prédilection des Stoïciens pour une concep-tion de la ,-./0123 non comme ‘science des biens, des maux et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre’ (}N21y[µ0 U~P��/ SP� SPS�/ SP� OxRVy�-W/),Yk mais comme ‘science de ce qui devrait et ne devrait pas être fait et des actions neutres’ (}N21y[µ0/ �/ NO20y�O/ SP� Ox NO20y�O/ SP� OxRVy�-W/)Yl—une dé*+nition que Cicéron ne mentionne jamais dans ses œuvres. Si la vertu est indissolublement théorique et pratique aux yeux des membres du Portique,Ym l’Arpinate sem-ble ignorer le second pan de leur doctrine, privilégiant le versant intellectuel, gnoséologique, de la prudence stoïcienne, au détriment de sa dimension con-crète, comme pour marquer d’emblée ses distances à l’égard des philosophes du Portique dont il lui arrive par ailleurs de s’inspirer. Ce faisant, il a)*+rme son originalité à tous égards. Ainsi, en subdivisant la prudence en trois com-posantes dans le De Inuentione, il déplace le centre de gravité qu’avait assigné à cette vertu la tradition romaine. Si l’on observe en e)fet les occurrences du substantif prudentia ou de l’adjectif prudens antérieures à Cicéron, qui sont rares malgré l’ancienneté de ces mots, on peut en classer les acceptions en trois grandes catégories, fort voisines au demeurant:

1. Prudens au sens de ‘conscient’, en vertu de son emploi lexicalisé dans l’expression latine archaïque sciens prudens (‘en parfaite connaissance de cause’), à laquelle Ennius glissait peut-être une allusion au livre 6 des Annales,Yn à l’instar de Plaute dans les Captifs.Zo Nous en trouvons par ailleurs une mention explicite tant chez Térence que chez un tragédien

_p Stob. 2.7.5b1, p. 59.5-6 W. (= '() 3.262 = *' 61H, traduction *'). Cf. '() 1.374, 1.375, 2.1005, 3.256, 3.263, 3.268, 3.280 (= *' 61D), 3.283, 3.295, 3.302.

_q Stob. 2.7.5b1, p. 59.4-5 W. (= '() 3.262 = *' 61H, traduction *')._s Stob. 2.7.5b5, p. 63.11-13 W. (= '() 3.280 = *' 61D). Cf. D.L. 7.126 (= '() 3.295)._t Ennius Ann. 6.191-194 Skutsch, apud Non. p. 218.5-10 Lindsay: ‘.|.|.|Ô dieux, écoutez

cette parole un instant: “De même que pour le peuple romain, en toute conscience (prognariter), combattant en armes, j’expulse délibérément (prudens) mon âme de mon corps, <de même>|.|.|.” ’ (traduction personnelle). Selon Skutsch (1985, 355-356), l’adverbe prognariter (‘with foreknowledge’, ‘avec une connaissance préalable’) forme un couple avec le participe prudens, et constitue une variation sur la formule sciens prudens, sans doute présente dans l’ancienne formule de deuotio. Quant au remplacement de sciens par prognariter, en plus d’être suggéré par l’allitération avec prudens, il s’explique sans doute par la connaissance qu’avait Ennius de la *+liation entre prouidens et l’adjectif prudens, qui pouvait être entendu comme son synonyme.

`u Sur un jeu probable autour de l’expression prudens sciens, où l’adjectif fait *+gure de synonyme du participe présent, voir Pl. Capt. 42-45.

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inconnu (Accius?), puis chez Cicéron, et en*+n chez l’un de ses correspon-dants, M.�Caelius Rufus.ZX

2. Prudentia au sens de ‘clairvoyance’ ou perspicientia, mot bâti sur la racine de specio et qui évoque comme la prouidentia l’idée de vision. Elle désigne la ‘vue claire’, la ‘perspicacité’, la ‘parfaite connaissance’. Ainsi Palamède, selon des vers tragiques conservés dans le De O!"#ciis et sans doute com-posés par Accius, se voit-il doté�d’une ‘sagesse pénétrante’ (perspicax pru-dentia) pour avoir perçu ‘l’astucieuse impudence’ d’Ulysse qui feignait la folie a*+n d’éviter de combattre contre les Troyens.ZY

3. Prudentia au sens de ‘discernement’. Ainsi Ennius dépeint-il Geminus Servilius comme un homme ‘habile à discerner ce qu’il pouvait dire ou taire’ (prudentem qui dicta loquiue tacereue posset), tandis que le jeune Papirius Praetextatus fut, selon Aulu-Gelle, récompensé ‘pour�son habi-leté à saisir quand se taire et parler’ (ob tacendi loquendique+.+.+.+ prudentiam).ZZ

Conscience, clairvoyance, discernement: telles sont donc les acceptions tra-ditionnelles de la prudentia que revwètent les textes antérieurs à Cicéron. Le champ sémantique de la prudence latine, rattaché au présent ou, à la rigueur, au passé dans la mesure où les trois qualités énoncées découlent le plus souvent d’un savoir préalable et d’une expérience, ne permet pas d’inférer les liens privilégiés qu’établira l’Arpinate entre le mot prudentia—une fois

`^ Anon. Com. Trag. Trag. 145-146, apud Cic. Fam. 6.6.6: ‘Aussi, cédant à mes devoirs ou à l’opinion des bien-pensants ou à mes scrupules de conscience, je *+s comme Amphiaraüs au théâtre et je partis “.|.|.|prévoyant et conscient (prudens et sciens) / au devant du désastre à mes yeux étalé.” Dans cette guerre, aucun revers ne survint, que je ne l’eusse prédit (non praedicente me)’ (traduction de J. Beaujeu). Il s’agit de vers peut-être tirés de l’Ériphyle d’Accius, où le devin Amphiaraüs, trahi par sa femme, avait été entraîné dans l’expédition des Sept contre Thèbes, dont il connaissait l’issue fatale. Pour d’autres occurrences de l’expression prudens sciens, voir encore M. Caelius Rufus apud Cic. Fam. 7.16.5, Cic. Marc. 14, Ter. Eu. 70-73 (ici, 72).

`_ Anon. Com. Trag. Trag. 55-60, apud Cic. O!f. 3.98 (Ajax à propos d’Ulysse): ‘Lui qui fut à l’origine de ce serment / que tous vous savez, seul il en trompa la foi. / Il feignit d’être fou, à ne pas rallier s’appliqua. / Et si la sagesse pénétrante (perspicax prudentia) que possède Palamède / n’avait perçu de cet homme l’astucieuse impudence, / il manquerait toujours à la loi d’une foi sacrée’ (traduction de M. Testard). Xénophon, pour désigner la sagacité de Palamède, avait quant à lui employé par deux fois le mot 1O,QP: cf. X. Mem. 4.2.33, Cyn. 1.11.

`` Ennius Ann. 8.285 Skutsch, apud Gell. 12.4.4 (traduction de R. Marache, retouchée); Gell. 1.23.13 (traduction personnelle).

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resémantisé grâce à son rapprochement avec la pro-uidentia, la ‘faculté de voir à l’avance’—et la dimension temporelle du futur. Il est vrai qu’aucun des textes pré-cicéroniens invoqués, qu’ils fussent composés par Plaute, Ennius, Térence ou Accius, n’est de nature philosophique ni même technique. Aussi nous gar-derons-nous de tirer des conclusions trop tranchées de l’examen de tels pas-sages. La Rhétorique à Herennius en revanche, qui vise à isoler la prudentia sous la forme d’un concept a*+n d’en élaborer une dé*+nition, fût-elle tâtonnante, constitue un étalon probant pour évaluer l’originalité de l’apport cicéronien à la notion de prudence. Or l’Auctor met en relief la dimension du passé dans son approche de cette vertu qu’il dé*+nit comme une ‘habileté’ (calliditas), fruit d’un entraînement, comme un ‘savoir-faire’ (scientia cuiusdam arti"#cii), résul-tat d’un apprentissage, comme une ‘mémoire riche en souvenirs’ (rerum mul-tarum memoria), ou encore comme une ‘expérience acquise dans de multiples activités’ (usus conplurium negotiorum).Z\

Cicéron, quant à lui, semble procéder à une resémantisation du terme pru-dentia en s’appuyant sur la décomposition des éléments du substantif proui-dentia qui lui a donné naissance. Si le pré*+xe pro- renvoie à la fois à la ,-./0123 aristotélicienne, dans le champ politique, et à la N-.-/O2P (ou Pro-vidence) stoïcienne sur le plan cosmologique, la racine de la vision (uidere) oriente la prudence cicéronienne, dans le domaine éthique, vers une sagesse contempla-tive d’inspiration platonicienne.

3 Prudentia et politique sous l’égide d’Aristote

Commençons par le domaine politique. Dans le De Republica, où Cicéron mentionne pour la première fois, par la bouche de Scipion, l’étymologie du mot prudentia < prouidentia au moment d’attribuer cette qualité au diri geant (rector) idéal,Z] *+gure une distinction entre le sapiens, qui a pour tâche de connaître (cognosse) les ‘cycles de transformations et d’alternances’ dans les systèmes politiques (autrement dit le philosophe qui possède la connaissance théorique de ces mutations), et un ‘citoyen vraiment grand et presque divin’—le prudens—capable de ‘les prévoir (prospicere) quand [il]s se préparent, si l’on veut, dans le gouvernement de l’État, de régler le cours des événements

`a Rhet. Her. 3.3 (traduction de G. Achard, modi*+ée).`b Cic. Rep. 6.1 fr. 1, apud Non. p. 60.2-4 Lindsay (où l’étymologie est avancée par Scipion): ‘Tu

attends donc du dirigeant que nous décrivons une perspicacité sans défaut. Cette qualité tire justement son nom du mot “prévoir” ’ (Totam igitur expectas prudentiam huius rectoris, quae ipsum nomen hoc nacta est ex prouidendo, traduction d’E. Bréguet).

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et [de] le garder sous son contrôle.’Zk Tel est, poursuit Scipion, ‘l’essentiel de l’intelligence politique’ (caput ciuilis prudentiae).Zl L’opposition entre sapien-tia et prudentia—une opposition qui se décline selon d’autres modalités dans di)férents textes cicéroniens et disparaît même parfois, comme nous le con-staterons—indique que le modèle de la vue (uidere) inhérent à la prudentia/prouidentia n’incite nullement l’Arpinate à concevoir la prudence, en con-texte politique, comme une vision de type contemplatif. Il s’agit certes d’une vertu intellectuelle, mais ancrée dans le réel, en équilibre entre la science et la familiarité avec les a)faires grâce à la médiation de l’expérience, ainsi que l’écrivait Aristote.Zm

Cette invwexion péripatéticienne de la prudentia cicéronienneZn se remarque également dans le De Diuinatione, où la capacité du prudens/prouidens à prévoir (prospicere) les événements politiques est à nouveau évoquée, cette fois par Quintus, défenseur du point de vue stoïcien sur la divination naturelle:

`p Cic. Rep. 1.45 (Scipion parle): ‘Il se produit ainsi, dans les systèmes politiques, d’extraordinaires évolutions et, pour ainsi dire, des cycles de transformations et d’alternances. Les connaître, c’est l’a)faire du sage; mais les prévoir, quand elles se préparent, si l’on veut, dans le gouvernement de l’État, régler le cours des événements et le garder sous son contrôle, c’est le fait d’un citoyen vraiment grand et d’un homme presque divin’ (.|.|.|mirique sunt orbes et quasi circumitus in rebus publicis commutationum et uicissitudinum; quos cum cognosse sapientis est, tum uero prospicere inpendentis in gubernanda re publica moderantem cursum atque in sua potestate retinentem magni cuiusdam ciuis et diuini paene est uiri, traduction d’E. Bréguet). La di)férence entre le prudens et le sapiens exposée ici dans un cadre théorique ferme ne détient pas toutefois de valeur absolue. Cicéron lui-même employait fréquemment prudentia et sapientia comme des synonymes, comme en témoigne un extrait de l’Hortensius (fr. 96, apud Non. p. 60.29-30 Lindsay): ‘C’est en e)fet le propre du sage que de prévoir; c’est de là que la sagesse a pris le nom de prudence’ (Id enim est sapientis, prouidere; ex quo sapientia est appellata prudentia, traduction personnelle). Sur la confusion entre prudentia et sapientia, voir encore Cic. Rep. 5.10 fr. 1, apud Mar.Vict. in RhLM p. 156.4 Halm.

`q Cic. Rep. 2.45. `s Arist. $% 1181a10-12. Cf. Aubenque 2004\, 58.`t À cette invwexion péripatéticienne, il faut néanmoins apporter une nuance. Dans le

De Republica se côtoient en e)fet une conception de la prudentia comme prouidentia ou ‘capacité à déchi)frer l’avenir’, conception d’inspiration aristotélicienne, et une comparaison aux résonances nettement platoniciennes, avancée par Scipion, entre le uir prudens, assimilé à un cornac maîtrisant et guidant un éléphant rétif, et la mens (= y� �O~21y2S./) en lutte contre la partie déraisonnable et désirante de l’âme (Cic. Rep. 2.67). Le uir prudens domine donc les passions en lui et dans la cité au contraire du tyran qui se livre à elles tout entier, provoquant sa propre ruine ainsi que celle de l’État.

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D’autres [mortels], exercés à la politique, comme la tradition le dit de l’Athénien Solon, voient longtemps à l’avance (prospiciunt) la naissance d’une tyrannie. Nous pouvons les appeler prudents (prudentes), c’est-à-dire prévoyants (prouidentes), mais en aucune façon devins (diuinos), pas plus que nous ne pouvons le faire pour Thalès de Milet|.|.|.\o

L’enjeu de ce passage est de souligner que l’expérience—composante essen-tielle de la prudence telle qu’elle est traditionnellement conçue—et plus particulièrement ici l’expérience politique, ne saurait se confondre avec la div-ination naturelle. Celle-ci est certes abordée dans ce contexte en des termes stoïciens, de sorte qu’elle ne serait pratiquée que lorsque l’âme est ‘libre et dégagée au point de n’avoir plus de lien avec le corps’, ce qui ne saurait être le cas que des devins et des dormeurs, non des dirigeants politiques.\X Pourtant, c’est dans sa confrontation avec le Ménon de Platon, plus qu’avec la doctrine du Portique, que le texte cicéronien prend tout son sens. Dans ce traité, Socrate a)*+rme que les hommes d’État, comme les prophètes ou les devins, disent sou-vent la vérité sans rien savoir de ce dont ils parlent:\Y à l’inverse, selon Quintus, c’est précisément la raison humaine (rati[o] human[a]), non une inspiration divine (diuin[us] impetus), qui confère aux gouvernants quali*+és de ‘prudents’, tels que Solon, leur aptitude à déchi)frer l’avenir, ce qui interdit de les quali*+er de devins.\Z De même, Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, n’érige Périclès en modèle du prudent (,-./2µO3) que dans la mesure où celui-ci possède un

au Cic. Diu. 1.111: alii autem in re publica exercitati, ut de Atheniensi Solone accepimus, orientem tyrannidem multo ante prospiciunt; quos prudentes possumus dicere, id est prouidentes, diuinos nullo modo possumus, non plus quam Milesium Thalem|.|.|.|(traduction de G. Freyburger et J. Scheid). Sur la prudence de Solon, qui avait prévu la tyrannie de Pisistrate, voir D.L. 1.49, Ar. Ath. 14.2, Plu. Sol. 30.4, V. Max. 5.3.ext.3. Prendre l’homme politique (et non le philosophe) comme modèle du prudent revwète par ailleurs une invwuence aristotélicienne, si l’on en juge par $% 1140b10-11, où l’illustration la plus typique de la ,-./0123 est o)ferte par le personnage de Périclès et par les gens de son espèce, c’est-à-dire ‘les administrateurs de maisons et de cités’ (yO�3 O�SO/Oµ2SO�3 SP� yO�3 NO�2y2SOT3). Quant à l’exemple de Thalès, cité juste ensuite par Quintus (Cic. Diu. 1.111), selon lequel le philosophe de Milet, voulant montrer à ses compatriotes de quoi la philosophie était capable, *+t fortune en faisant servir son savoir météorologique à une spéculation sur les olives, il *+gure déjà chez Aristote (Pol. 1259a6-20). Voilà qui tend à renforcer l’hypothèse d’une invwuence aristotélicienne sur le raisonnement de Quintus.

a^ Cic. Diu. 1.113: Nec uero umquam animus hominis naturaliter diuinat, nisi cum ita solutus est et uacuus, ut ei plane nihil sit cum corpore; quod aut uatibus contingit aut dormientibus (traduction de G. Freyburger et J. Scheid).

a_ Pl. Men. 99c-d.a` Cic. Diu. 1.111.

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certain savoir:\\ la vertu du politique est donc intellectuelle, contrairement à ce que soutenait Platon. Sur ce point, comme sur le refus d’apparenter la prudence à la divination, le Cicéron du De Diuinatione rejoint la pensée du Stagirite.

4 Prudentia et cosmologie: l’in)*uence stoïcienne

Glissons du domaine de la politique à celui de la physique et de la cosmologie, où le substantif prouidentia revêt cette fois le sens fort de ‘providence’ (N-./O2P, en grec),\] et non plus seulement de ‘prévision’. L’équivalence entre pruden-tia et prouidentia est posée dans un passage du De Natura Deorum où Balbus développe la doctrine stoïcienne de la Providence.\k Or il semble que Cicéron ait appuyé le jeu étymologique permis par la langue latine entre prudentia et pro-uidentia sur le rapprochement qu’e)fectuaient les Stoïciens entre les sub-stantifs grecs /O�3 et N-.-/O2P. Selon eux en e)fet, ‘le monde est gouverné d’une manière intelligente et providentielle’ (SPy� /O�/ SP� N-./O2P/),\l et Balbus n’a)*+rme pas autre chose:

Telle est donc l’intelligence du monde (mens mundi), que pour cette raison on peut légitimement appeler sagesse (uel prudentia) ou provi-dence (uel prouidentia)—en grec N-./O2P: ce à quoi elle pourvoit de pré-férence, ce qui l’occupe avant tout, c’est que le monde, en premier lieu,

aa Aubenque 2004\, 56. Cf. Arist. $% 1140b8-10: ‘Nous pensons que Périclès et les hommes de ce genre sont prudents en ce qu’ils sont capables de considérer (�VW-V�/) ce qui est bon pour eux-mêmes et pour les hommes’ (�V-2S��P SP� yO�3 yO2OTyO�3 ,-O/QµO�3 O�.µV�P V�/P2, �y2 y� P�yO�3 U~P�� SP� y� yO�3 U/�-�NO23 RT/P/yP2 �VW-V�/, traduction de P. Aubenque, retouchée).

ab Cf. Cic. %.&. 1.18 (Velleius l’Épicurien parle): ‘Écoutez, dit-il: ce ne sont pas des opinions inconsistantes et imaginaires, il ne s’agit pas du dieu ouvrier et architecte du monde, comme celui de Platon dans le Timée, ni de la vieille prophétesse des Stoïciens, cette Pronoia qu’on peut appeler en latin Prouidentia|.|.|.’ (‘Audite’ inquit ‘non futtilis commenticiasque sententias, non opi"#cem aedi"#catoremque mundi Platonis de Timaeo deum, nec anum fatidicam Stoicorum Pronoeam, quam Latine licet Prouidentiam dicere|.|.|.’, traduction de C. Auvray-Assayas).

ap Cic. %.&. 2.79-80 (= '() 2.1127). Notons l’écho entre le couple de substantifs consilium/prudentia et le groupe consilio/prouidentia, qui suggère l’identi*+cation de la prudentia à la prouidentia et souligne le parallèle entre la sagesse des hommes et celle des dieux.

aq 4.6. 7.138 (= '() 2.634 = *' 47O): y�/ R� S.1µO/ R2O2SV�1�P2 SPy� /O�/ SP� N-./O2P/ (traduction de R. Goulet).

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soit le mieux possible adapté à sa conservation, puis qu’il ne manque de rien et surtout qu’il y ait en lui une beauté éminente avec tous ses ornements.\m

Polysémique, la prudentia cicéronienne recouvre donc à la fois la ,-./0123 grecque, mais aussi le /O�3 (l’‘intelligence’) et la N-./O2P (la ‘providence’). Ces trois acceptions ne sont pas pour autant dénuées de points communs. Il existe d’une part au sein du Portique une proximité entre ,-./0123 et N-./O2P que nous relevons toutefois uniquement, de façon fort révélatrice, chez Annaeus Cornutus, auteur d’un traité sur la théologie grecque rédigé en grec, mais au demeurant Stoïcien romain, maître de Perse ainsi que de Lucain.\n Sans doute a-t-il procédé à une rétroprojection du latin sur le grec: il aurait ainsi trans-posé le rapprochement étymologique latin entre prouidentia et prudentia dans la langue hellène sous la forme du couple N-./O2P/,-./0123, certes conforme à la doctrine stoïcienne dans la mesure où la Providence apparaît comme l’expression de la prudence divine, mais peut-être absent des textes grecs mêmes du Portique.]o D’autre part, les philosophes stoïciens avaient repris à

as Cic. %.&. 2.58 (= '() 1.172): Talis igitur mens mundi cum sit ob eamque causam uel prudentia uel prouidentia appellari recte possit (Graece enim N-./O2P dicitur), haec potissimum prouidet et in is maxime est occupata, primum ut mundus quam aptissimus sit ad permanendum, deinde ut nulla re egeat, maxume autem ut in eo eximia pulchritudo sit atque omnis ornatus. Le lien étymologique unissant prudentia et prouidentia est renforcé par la mention du verbe prouidet ainsi que de l’adjectif prouida, au début de 2.58: ‘la nature du monde|.|.|.|veille et pourvoit à tous les besoins et à toutes les commodités’ (mundi|.|.|.|natura|.|.|.|consultrix et prouida utilitatum oportunitatumque omnium, traductions de C. Auvray-Assayas).

at Corn. %& p. 33.10-11 Lang: Athéna ‘semble incarner la prudence (,-./0123) et la vivacité d’esprit’ (y� µ�/ ��0/�, }NV2R� ,-./0123 SP� U~�Q/O2P V�/P2 ROSV�|.|.|., traduction personnelle), Corn. %& p. 35.6-9 Lang. Notons qu’‘Athéna Providence’ était le surnom de la déesse à Delphes. Sur Athéna symbole de l’intellect, voir les références citées par Ramelli (2003, 359-360, n. 151).

bu Cette hypothèse nous semble d’autant plus probable qu’à propos de l’explication allégorique du nom d’Atlas, nous constatons une évolution entre Cléanthe (qui n’analysait l’épiclèse d’��O.,-W/ du Titan—litt. ‘redoutable, terrible’—qu’en fonction du verbe ,-O/�W-�, en la glosant par l’expression ‘qui pense à la totalité des choses’ (yO� NV-� y�/ ��W/ ,-O/O�/yO3, Schol. ad Od. 1.52 = '() 1.549) et Cornutus, qui établit quant à lui un lien explicite, lors de l’exégèse de la même épithète, entre les verbes ,-O/yQ�V2/ (dérivé étymologiquement de ,-O/V�/) et N-O/OV�1�P2 (%& p. 48.15-17 Lang = '() 1.549). Ce glissement avait certes déjà été amorcé par ‘certains Stoïciens’ (O� µ�/) dont Eustathe ne précise malheureusement pas le nom (ad Od. vol. 1, p. 17.24-27 Stallbaum = '() 1.549), et qui constituent en quelque sorte le chaînon manquant entre Cléanthe et Cornutus,

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leur compte l’hypothèse d’un lien entre ,-./0123 et /.0123 (‘conception’, ‘intel-ligence’) que Platon avait avancée, par la voix de Socrate, dans le Cratyle, fai-sant de la première ‘l’intellection du mouvement et de l’écoulement’ (,O-�3|.|.|.| SP� �O� /.0123).]X

5 Une prudentia intellectualiste d’ascendance platonicienne

Quoique fantaisiste, ce dernier rapprochement revwète la représentation intel-lectualiste de la prudence chère à Platon, dont nous relevons plusieurs traces dans les traités cicéroniens en contexte éthique. Ainsi, au terme d’un vibrant éloge de la philosophie et de la sagesse (sapientia) au livre 1 du De Legibus, *+gure un texte imprégné de stoïcisme, comme l’attestent les allusions au dis-cernement nécessaire dans le choix des biens et le rejet de leurs contraires (ad bona seligenda et reicienda contraria) mais aussi à la dé*+nition de la prudence comme ‘science des biens et des maux’:

.|.|.|quand elle [i.e. l’âme] aura rendu plus perçant, comme on rend plus perçant le regard de ses yeux, la pointe e)*+lée de son esprit dans le choix des biens et le rejet de leurs contraires—vertu qui de l’acte de ‘prévoir’ (ex prouidendo) s’est appelée prudence (prudentia)—peut-on exprimer ou penser un état plus heureux?]Y

puisqu’à la glose de l’adjectif ��O.,-W/ par l’expression ‘qui pense à la totalité des choses’ (y�/ �N�- ��W/ ,-O/O�/yP) ils donnaient pour synonyme la formule ‘qui se soucie de la totalité des choses’ ([y�/] y�/ ��W/ ,-O/y21y2S./).

b^ Pl. Cra. 411d (Socrate parle): ‘La pensée (,-./0123). C’est en e)fet l’intellection du mouvement et de l’écoulement (,O-�3|.|.|.|SP� �O� /.0123). On pourrait aussi l’entendre comme l’auxiliaire du mouvement (�/012/|.|.|.|,O-�3). En tout cas, c’est au mouvement qu’elle se rapporte’ (traduction de L. Méridier, retouchée). Cf. [Gal.] Phil. Hist. 24 (le texte est toutefois absent des '() et des )&', malgré le parallèle avec 4.6. 7.157 = '() 2.828). Les Stoïciens auraient-ils perçu, à la suite d’un rapprochement étymologique fantaisiste inspiré du Cratyle, la ,-./0123 comme la résultante d’une combinatoire entre le pré*+xe N-.- et le substantif /.0123, ce qui favoriserait la superposition de cette vertu et de la N-./O2P, formée selon un processus morphologique analogue?

b_ Cic. Leg. 1.60 (c’est Cicéron qui parle): Nam quom animus+.+.+.+exacuerit illam, ut oculorum, sic ingenii aciem ad bona seligenda et reicienda contraria (quae uirtus ex prouidendo est appellata prudentia), quid eo dici aut cogitari poterit beatius? (traduction de G. de Plinval, retouchée). De même, Cicéron adopte pour dé*+nition privilégiée de la prudence la formule dilectus bonorum et malorum (‘distinction des biens et des maux’, O!f. 3.71, Fin. 5.67, %.&. 3.38).

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Or ce discernement qui dé*+nit la prudentia—vertu dont Cicéron rappelle la dérivation à partir du verbe prouidere—est présenté grâce à une image empruntée au fondateur de l’Académie: celle du regard de l’âme.]Z L’Arpinate rapproche en e)fet la pointe e)*+lée de l’esprit (ingenii aciem) de celle des yeux (oculorum), conformément au champ lexical de la vue qui avait présidé à l’élaboration du mot prudentia. Notons au passage que le discernement évoqué devrait s’appliquer au sens strict non aux biens et aux maux, comme semble le suggérer l’extrait du De Legibus, mais aux seuls indi)férents, auxquels sont normalement réservés les verbes ici employés, seligere (‘choisir’) et reicere (‘rejeter’), selon la terminologie du Portique telle qu’elle nous est par exemple rapportée au livre 3 du De Finibus.]\ La raison n’intervient donc nullement dans la distinction des biens et des maux, face auxquels l’impulsion (�-µ[) est mue d’elle-même.]] Voilà qui souligne peut-être la volonté de l’Académicien Cicéron de conférer un tour plus intellectuel au processus de sélection entre biens, maux et indi)férents qui fondait l’O�SVQW123 stoïcienne.

La pensée platonicienne a)vweure également dans un texte relatif à la pru-dence extrait des Partitions Oratoires, traité rhétorique tout droit sorti de l’Académie.]k Dans la mesure où, selon Cicéron, ‘la vertu, dans son essence, est double’, la prudentia se voit entièrement cantonnée au domaine spéculatif (scientia), tandis que la temperantia, garante de la maîtrise des passions, relève

b` Cf. Pl. R. 519b (à propos de la vision de l’âme, y�/ y 3 ¡�� 3 �¡2/), 533d (sur l’œil de l’âme, y� y 3 ¡�� 3 �µµP, que la méthode dialectique tire peu à peu de son bourbier), Smp. 219a. Notons que la métaphore cicéronienne de l’acuité d’esprit (acies ingenii) correspond en grec à la formule �zTy03 /O� ou �zTy03 y 3 ¡�� 3, qui désigne la vivacité d’esprit (U~�Q/O2P). Cf. [Pl.] Def. 412e, Pl. Chrm. 160a. Or l’U~�Q/O2P, qui constitue l’une des six vertus dépendantes de la ,-./0123 stoïcienne et consiste dans la ‘science permettant de trouver sur-le-champ ce qu’il convient de faire’ (}N21y[µ[0] V�-Vy2S[�] yO� SP�[SO/yO3 }S yO� NP-P�- µP, Stob. 2.7.5b2, p. 61.2-4 W. = '() 3.264, traduction personnelle), est parfois dé*+nie de la même façon que la prudence (Stob. 2.7.5b3, p. 62.10-11 W. = '() 3.264, où la ,-./0123 désigne la ‘découverte de ce qu’il convient de faire’ (¢ yO� SP�[SO/yO3 V£-V123), selon une formule d’inspiration vraisemblablement panétienne). Pour autant, l’on ne saurait déceler d’invwuence stoïcienne sur le texte du De Legibus, où *+gure une prudentia d’ordre essentiellement théorétique, tandis que l’U~�Q/O2P du Portique est nettement orientée vers l’action.

ba Cic. Fin. 3.12 (= absent des '()), 3.20 (= '() 3.143 = '() 3.188), 3.22 (= '() 3.18 = *' 64F), 3.31 (= '() 3.190), où Caton explique que la suppression de toute sélection entre les indi)férents au nom de leur conformité (ou de leur absence de conformité) à la nature aboutirait à la disparition de cette vertu précieuse qu’est la prudentia.

bb Stob. 2.7.50, p. 75.1-3 W. (= '() 3.131).bp Cic. Part. 139.

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de par son rôle du domaine pratique (actio).]l Signe de l’intellectualisation croissante de la prudence, sa confusion avec la sagesse (sapientia) trahit l’ascendance platonicienne de l’analyse e)fectuée par l’Arpinate.

6 Prudentia et sagesse: le cas du De O!"#ciis

Ultime traité cicéronien, le De O!"#ciis o)fre la gamme de signi*+cations la plus riche et la plus étendue au sujet de la prudentia. À défaut d’examiner ici toutes les occurrences de ce mot, nous nous concentrerons sur les relations contrastées qu’entretient cette vertu avec la sapientia, dont elle fait *+gure tan-tôt de synonyme, tantôt de repoussoir. Dans un premier temps, son assimila-tion à la sagesse, analogue à la confusion qui règne chez Platon entre 1O,QP et ,-./0123, fait encourir à la prudence le risque de devenir une vertu exclu-sivement intellectuelle et non plus pratique. La première des subdivisions de la beauté morale (honestum), décrite sous le nom de ‘sagesse et prudence’ (sapienti[a] et prudenti[a]), est ainsi présentée comme le ‘discernement ingé-nieux du vrai’ (perspicientia ueri sollertiaque), ou comme ‘la recherche et la découverte du vrai’ (indagatio atque inuentio ueri).]m Si la tradition sémantique du terme prudentia le rattache e)fectivement à la clairvoyance (perspicientia), ainsi que nous l’avons vu,]n et si en contexte rhétorique ce substantif désigne bel et bien la qualité nécessaire à la découverte des arguments (ou inuentio),ko les dé*+nitions livrées ici de la prudence ne portent nullement le sceau de la pensée stoïcienne mais semblent bien plutôt imprégnées de platonisme, alors même que Cicéron est supposé, en ce début de livre 1, s’inspirer du traité �V-� yO� SP�[SO/yO3 du Stoïcien Panétius de Rhodes.kX

bq Cic. Part. 76. bs Cic. O!f. 1.15 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse, traduction de M. Testard). Sur la

présentation singulière de la première des quatre vertus, voir Dyck 1996, 102-104. bt Cf. Cic. O!f. 3.98. Voir encore la dé*+nition cicéronienne de l’‘intelligence’ (intellegentia),

l’une des trois sous-parties de la prudentia, comme ce qui ‘permet à l’esprit de saisir clairement (perspicit) ce qui est’ (Cic. Inu. 2.160: intellegentia, per quam ea perspicit, quae sunt, traduction de G. Achard, modi*+ée).

pu Cic. Orat. 44; cf. de Orat. 1.64, où l’adverbe prudenter correspond à la première des cinq tâches de l’orateur, autrement dit à l’inuentio.

p^ Cic. O!f. 3.7 (= F 35 Van Straaten = T 94 Alesse). Un aperçu de l’amplitude de la vertu de prudence telle que la concevait sans doute Panétius, dans sa dimension théorique et pratique, nous est incidemment o)fert en O!f. 1.94 (= F 107 Van Straaten = T 72 Alesse): ‘Aussi n’est-ce pas seulement dans cette division de la beauté morale (i.e. la tempérance)|.|.|., mais encore dans les trois précédentes qu’apparaît ce qui est convenable. Car se servir

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De l’éthique, selon la doctrine du Portique, le domaine d’application de la prudence semble s’être déplacé vers la logique, et plus précisément vers la dialectique.kY Or il faut ici rappeler que le fondateur de l’Académie avait réper-torié et dé*+ni ses quatre vertus fondamentales en s’appuyant sur une division préalable des parties de l’âme—désirante (}N2��µ0y2S./), agressive (��µ2S./), rationnelle (�O~2S./).kZ La ,-./0123 (ou 1O,QP) était donc la vertu correspon-dant à la partie rationnelle (�O~2S./) de l’âme, de sorte qu’elle désignait chez ce philosophe la connaissance du vrai et de l’intelligible,k\ ce qui a pu entraîner un glissement des attributions stoïciennes de la prudence selon une pente pla-tonicienne, depuis la connaissance des biens et des maux vers la connaissance du vrai, puis la connaissance tout court et la science (cogniti[o] et scienti[a]).k] Une fois e)fectuée cette distorsion sémantique, Cicéron a)*+rme la supériorité de l’engagement (civique, politique, militaire|.|.|.) sur l’étude, en concluant sur une sententia bien frappée qui frappe la prudence d’un relatif discrédit: ‘Toute la qualité en e)fet de la vertu réside dans l’action’ (Virtutis enim laus omnis in actione consistit).kk Toutefois, Panétius n’aurait sans doute jamais pris à son compte une telle maxime, si l’on en juge par le témoignage de Diogène Laërce, selon qui le Rhodien reconnaissait l’existence de deux vertus, l’une théorétique (�VW-0y2S� [i.e. U-Vy[]), l’autre, pratique (N-PSy2S[),kl conformément à la doc-trine stoïcienne précédemment évoquée selon laquelle toute vertu se compose indissolublement de théorie et de pratique.km La similitude d’inspiration entre

de la raison et du langage avec prudence (prudenter), faire ce que l’on fait avec révwexion, en toute chose voir ce qu’il y a de vrai et le défendre, c’est le convenable|.|.|.’ (Itaque non solum in hac parte honestatis+.+.+., sed etiam in tribus superioribus quid deceat apparet. Nam et ratione uti atque oratione prudenter et agere quod agas considerate omnique in re quid sit ueri uidere et tueri decet+.+.+., traduction de M. Testard).

p_ Sur la dimension dialectique de la prudence cicéronienne dans le De O!"#ciis, voir encore 1.16 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse), 1.18 (= F 104 Van Straaten = T 68 Alesse).

p` Notons que les Stoïciens, en revanche, fondaient la distinction entre ces quatre vertus sur une division de leurs objets, si bien que la prudence portait sur les choses à accomplir, la modération sur les choses à choisir, la justice sur les choses à distribuer, le courage sur les choses à supporter.

pa Pl. Phlb. 59d, Ti. 29a. pb Cic. O!f. 1.18 (= F 104 Van Straaten = T 68 Alesse). Sur l’assimilation de la première des

subdivisions de l’honestum à la connaissance (cognitio) et à la science (scientia), voir O!f. 1.152, 1.153, 1.155, 1.158.

pp Cic. O!f. 1.19 (le texte est absent des recueils de M. Van Straaten et F. Alesse, traduction de M. Testard).

pq 4.6. 7.92 (= F 108 Van Straaten = T 67 Alesse). ps Nous souscrivons ici à l’analyse proposée par Alesse (1994, 50-54). Une autre interprétation

(cf. Alesse 1994, 51, n. 62), moins convaincante selon nous, mettrait au compte de la

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le passage des Partitions Oratoires cité plus haut et l’extrait du De O!"#ciis—où ‘la révwexion de l’esprit’ (mentis agitatio), synonyme de prudentia, est opposée à ‘l’action’ (actio), à laquelle est expressément rattachée la seule vertu de tempe-rantia, désignée sous les noms d’‘ordre’ (ordo), de ‘constance’ (constantia) et de ‘mesure’ (moderatio)kn—invite décidément à percevoir la gri)fe de l’Académie sur l’exposé consacré à la prudence au seuil du De O!"#ciis.

Après avoir été assimilée à la sagesse et disquali*+ée de ce fait pour son trop grand degré d’abstraction, la prudence se voit nettement séparée d’elle au nom d’une distinction énoncée dans une terminologie stoïcienne. Dé*+nie comme ‘la science des choses divines et humaines’lo (rerum+.+.+.+diuinarum et humana-rum scientia), la sapientia—à laquelle Cicéron donne également son nom grec, 1O,QP, ce qui laisse entendre qu’il suit ici *+dèlement Panétius—ne se confond plus avec la prudentia (appelée ,-./0123, précise l’auteur), décrite comme ‘la science des choses à rechercher et des choses à éviter’ (rerum expetendarum fugiendarumque scientia), selon une formule appliquée en réalité au sein du Portique à la modération (temperantia).lX L’irruption de l’orthodoxie stoï cienne dans l’exposé cicéronien est néanmoins très circonscrite puisqu’aussitôt après, la prudence est à nouveau ravalée au rang de ‘connaissance et contempla-tion de la nature’ (cognitio contemplatioque naturae),lY une activité par trop théorique dont les virtualités individualistes sont dénoncées et opposées à l’entretien du lien social ainsi qu’à la sauvegarde des intérêts des hommes, le

singularité doctrinale de Panétius (par ailleurs grand admirateur de Platon) l’opposition, exposée par Cicéron, de la prudence—qui correspondrait à la vertu théorétique—et des trois autres vertus fondamentales, justice, courage et modération, intimement liées pour leur part à la vie active (actio uitae) ainsi qu’à la vertu pratique: voir sur ce dernier point Cic. O!f. 1.15-17 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse), 1.153.

pt Cic. O!f. 1.17 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse, traduction de M. Testard).qu Cic. O!f. 1.153. Cf. Aet. Plac. 1 pr. 2 (= '() 2.35 = *' 26A): ¤� µ�/ O¥/ ¦yW§SO� �,P1P/ y�/ µ�/

1O,QP/ V�/P2 �VQW/ yV SP� U/�-WNQ/W/ }N21y[µ0/ (traduction *'), S.E. M. 9.13 (= '() 2.36), 9.125 (= '() 2.1017).

q^ Cic. O!f. 1.153. La modération était dé*+nie dans le stoïcisme comme ‘la science de ce qui doit être choisi, évité et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre’ (}N21y[µ0/ P�-Vy�/ SP� ,V�Sy�/ SP� OxRVy�-W/, Stob. 2.7.5b1, p. 59.8-9 W. = '() 3.262 = *' 61H, traduction *'). Peut-être la confusion de cette vertu avec la prudence était-elle favorisée, dans le contexte d’un traité dont les deux premiers livres furent invwuencés par Panétius, par la doctrine stoïcienne de l’indissociabilité des vertus (U/yPSO�O��QP), ainsi que par la communauté étymologique des substantifs grecs 1W,-O1T/0 et ,-./0123, tous deux issus du mot ,-[/, ainsi qu’en avaient conscience les philosophes du Portique (S.E. M. 9.174 = '() 3.274, Clem. Al. Strom. 2.18.79.5 = '() 3.275).

q_ Cic. O!f. 1.153 (traduction de M. Testard): la terminologie nous semble ici platonicienne.

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plus important des devoirs, que favorise la vertu de la justice.lZ Si la sagesse est elle aussi synonyme de communauté, puisque de par sa dé*+nition elle désigne la ‘société des dieux et des hommes entre eux’ (deorum et hominum+.+.+.+societas inter ipsos),l\ la prudence à l’inverse invite au repli sur soi, au souci de l’intérêt particulier au détriment du soin à l’égard de la société du genre humain.l]

Par ailleurs, la prudentia décrite dans le De O!"#ciis pâtit d’une deuxième tare, en raison de ses a)*+nités avec l’habileté et la tromperie que Cicéron infère probablement de la présentation panétienne de la ,-./0123. Déjà analysée par Platon dans l’Hippias Mineur,lk puis par Aristote qui di)férenciait soi-gneusement la ,-./0123 de la RV2/.y03 au livre 6 de l’Éthique à Nicomaque dans la mesure où si ‘l’habileté en tant que telle est indi)férente à la qualité de la *+n,|.|.|.|la prudence est|.|.|.|l’habileté du vertueux,’ll la relation qui unit à la ruse la prudence illustre l’ambiguïté de cette dernière. Son ancrage dans la pratique, son rapport à l’usage favorisent d’éventuelles dérives, ainsi qu’en témoigne sa description sous les noms de sollertia (‘adresse’, ‘ingéniosité’, ‘savoir-faire’)lm ou de calliditas, terme auquel elle est par ailleurs fréquemment associéeln et qui traduit au sens propre l’expertise, l’expérience, l’ingéniosité inhérentes à la pru-dentia, tout en évoquant la subtilité, l’astuce et la rouerie.

De cette ambivalence de la prudence, Cicéron semble avoir été particulière-ment conscient dans le De O!"#ciis. Ainsi estime-t-il, au livre 2, que la qualité la plus susceptible d’inspirer con*+ance est la justice (iustitia), devant une pru-dence (prudentia) conçue de façon plus pragmatique, il est vrai, qu’au livre 1 et

q` Cic. O!f. 1.155.qa Cic. O!f. 1.153 (traduction de M. Testard).qb Ce point est renforcé par Cicéron, en O!f. 1.156, au moyen d’un double parallèle implicite

entre prudence, pensée et pénétration intellectuelle d’un côté, lien social et éloquence de l’autre. Il s’agit là d’un avertissement en *+ligrane adressé par Cicéron aux membres du Portique: une *+nesse d’esprit excessive séparée du talent oratoire semble aller à l’encontre de l’O�SVQW123, en isolant l’individu de la communauté humaine. Cf. Cic. O!f. 1.160.

qp Pl. Hp.Mi. 365e (sur le lien unissant la ,-./0123 à la ruse, NP/O�-~QP). qq Arist. $% 1144b1-3. Cf. Aubenque 2004\, 61, 62-63.qs Cic. O!f. 1.15 (= F 103 Van Straaten = T 56 Alesse): la prudence consiste dans ‘le discernement

ingénieux du vrai’ (perspicientia ueri sollertiaque), O!f. 1.157: elle est dé*+nie comme ‘l’ingéniosité de l’action et de la pensée’ (agendi cogitandique sollertiam, traductions de M. Testard), ce qui souligne que cette vertu, vraisemblablement selon Panétius, se com-posait tant de théorie que de pratique. Sur le lien sémantique unissant la prudence à l’habileté, voir encore Fest. p. 384.35-36 Lindsay.

qt Rhet. Her. 3.3: ‘La prudence (prudentia) est l’habileté (calliditas) à distinguer, suite à un raisonnement, les biens et les maux’ (Prudentia est calliditas, quae ratione quadam potest dilectum habere bonorum et malorum, traduction de G. Achard, retouchée), Cic. Part. 76. Cf. Cic. S.Rosc. 61, O!f. 3.113.

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associée tant à l’intelligence ou à la prévision de l’avenir (composantes de cette vertu énoncées dès le De Inuentione) qu’à la capacité, ‘devant l’événement et à l’instant critique, de résoudre le cas et de prendre une décision en fonction du moment.’mo La réactivité, l’aptitude à trancher, la prise en compte du SP2-¨3 sont autant de qualités identi*+ées par les Stoïciens, à titre de subdivisions de la ,-./0123, sous les noms d’U~�Q/O2P (la ‘vivacité d’esprit’, ‘science permettant de trouver sur-le-champ ce qu’il convient de faire’) ou d’Vxµ0�P/QP (l’‘inventivité’, ‘science permettant de trouver une issue dans les a)faires’).mX Or cette sensi-bilité aux circonstances, qui devrait faire tout le prix d’une prudence jusqu’ici réduite, sous l’invwuence probable de Platon, à la contemplation et à l’étude, lui fait encourir en réalité le reproche de malhonnêteté, si l’on en juge par les déclarations de Cicéron:

plus en e)fet quelqu’un est astucieux et habile (uersutior et callidior), plus il est détesté et suspect, s’il n’a pas une réputation d’honnêteté.mY

Soupçonnée de fourberie, nécessitant le garde-fou d’une justice garante, quant à elle, de probité, la prudence pourrait de surcroît exposer la sagesse, à laquelle elle est intimement liée, à des attaques jadis prévenues par PlatonmZ puis par les Stoïciens, à la suite des critiques de l’Académicien Carnéade. Tel est en e)fet l’arrière-plan philosophique sur lequel se découpent les fréquentes mises en garde de Cicéron contre la confusion entre prudentia ou sapientia et malitia

su Cic. O!f. 2.33 (texte absent du recueil de Van Straaten = T 106 Alesse):|.|.|.|cum res agatur in discrimenque uentum sit, expedire rem et consilium ex tempore capere posse. ‘Telle est en e)fet aux yeux des hommes,’ ajoute Cicéron, ‘la prudence utile et véritable’ (O!f. 2.33: hanc enim utilem homines existimant ueramque prudentiam, traductions de M. Testard).

s^ Stob. 2.7.5b2, p. 61.2-4 et 6-7 W. (= '() 3.264): U~�Q/O2P/ R� }N21y[µ0/ V�-Vy2S�/ yO� SP�[SO/yO3 }S yO� NP-P�- µP·|.|.|.|Vxµ0�P/QP/ R� }N21y[µ0/ V�-Vy2S�/ R2Vz.RO� N-P~µ©yW/ (traduction personnelle). Sur le lien de la prudence au SP2-¨3, voir encore Cic. O!f. 1.142-143: ‘le moment opportun de l’action s’appelle en grec VxSP2-QP, en latin occasio, occasion. Il en résulte que la modestia que nous entendons dans le second sens que j’ai dit, le tact, est la science de l’opportunité des moments convenables pour l’action (scientia sit opportunitatis idoneorum ad agendum temporum). On peut du reste donner la même dé*+nition de la prudence (prudentiae) dont nous avons parlé en commençant|.|.|.’ (traduction de M. Testard).

s_ Cic. O!f. 2.34 (texte absent du recueil de Van Straaten = T 107 Alesse): Quo enim quis uersutior et callidior, hoc inuisior et suspectior detracta opinione probitatis (traduction de M. Testard).

s` Cic. O!f. 1.63 (texte absent du recueil de Van Straaten = T 111 Alesse). Cf. Pl. Mx. 246e-247a.

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(‘malignité’, ‘*+nesse’).m\ Carnéade, en soutenant la thèse de l’incompatibilité entre la justice et la sagesse, avait acculé ses adversaires du Portique à l’alternative suivante: il convient ou bien d’être honnête (bonus) et sot (stultus), ou bien avisé (sapiens) et malhonnête (malus)m]—alternative que récusaient tant Cicéron lui-même que les Stoïciens. Ces derniers avaient toutefois adopté des stratégies di)férentes pour résoudre l’opposition mise en évidence par le scolarque de l’Académie. Ainsi Diogène de Babylonie s’e)forçait-il, à l’inverse de son successeur à la tête du Portique, Antipater de Tarse, de concilier la tendance naturelle à l’égoïsme et la primauté absolue de la beauté morale de telle façon qu’il anticipait, pour ainsi dire, la réponse d’un autre de ses dis-ciples, Panétius.mk Sans doute est-ce son talent pour la casuistique qui valut à Diogène, de la part de Cicéron au livre 3 du De O!"#ciis, un portrait-chargeml sous les traits d’un homme non pas ‘droit, franc, noble, juste, mais plutôt retors (uersuti), ténébreux, rusé, trompeur, fourbe, roué (callidi), madré, subtil.’mm

sa Cic. O!f. 2.71, 3.96, 2.10, Part. 81. sb Carnéade avait en e)fet polémiqué durement contre le Portique en avançant que du

point de vue de l’intérêt, seule pouvait compter l’apparence de justice, mais qu’il n’y avait aucune raison de pratiquer cette vertu toujours et partout. Cette thèse était illustrée par des situations banales où il était possible de commettre des injustices sans risquer le moindre châtiment, sans même violer ouvertement la loi. Un homme pouvait voler impunément, en vendant une maison ou un esclave atteints de quelque vice connu de lui seul et qu’il s’abstenait de révéler à l’acheteur; cf. Cic. Rep. 3.25. Ce passage ainsi que l’ensemble du discours de Philus ont été analysés par Ferrary (1977, 147-148).

sp Celui-ci, d’après le témoignage cicéronien, tourna en e)fet avec subtilité les di)*+cultés mises en évidence par Carnéade: si l’attachement aux biens individuels dérivait de la raison et non d’un instinct égoïste commun à l’homme et à l’animal, il n’incarnait plus une menace permanente de violence, mais constituait le ciment de la société (Cic. O!f. 2.73). Toutefois, alors que Panétius se refusa plus tard à entrer dans la problématique du convwit entre l’honnête (honestum) et l’utile (utilitas), ainsi que l’indique l’inachèvement de son traité �V-� yO� SP�[SO/yO3 (O!f. 3.7-10 = F 35 Van Straaten = T 94 Alesse), Diogène l’aborda de front.

sq Précisons toutefois que l’analyse cicéronienne du convwit entre Diogène et Antipater était déterminée, ainsi que le souligne C. Lévy, par le mos maiorum, dans la mesure où les argumentations du Babylonien avaient pour inconvénient de ne pouvoir à ses yeux rendre compte de dévouements qui faisaient la grandeur de l’homme en général et de la tradition romaine en particulier. Pour lui, le plus fort argument que l’on pouvait avancer contre Diogène, c’était l’exemple de Regulus, et à l’inverse, le principal mérite d’Antipater est de pouvoir donner une expression philosophique à un tel sacri*+ce (Lévy 1992, 532, n. 136). Ce fut d’ailleurs l’interprétation de la morale stoïcienne par Antipater qui prévalut historiquement au sein de l’École.

ss Cic. O!f. 3.57: Certe non aperti, non simplicis, non ingenui, non iusti, non uiri boni, uersuti potius obscuri, astuti, fallacis, malitiosi, callidi, ueteratoris, uafri (traduction de M. Testard).

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La conjonction des adjectifs uersutus et callidus évoque la description du prudens esquissée plus hautmn et souligne la défaillance de la prudence, qualité moralement instable à la di)férence de la sagesse, trop fragile pour pouvoir se dispenser du concours de la justice, toujours susceptible de verser du côté de la malhonnêteté en raison de ses a)*+nités avec l’ingéniosité et la ruse.

Toutefois, derrière l’accablant constat dressé par Cicéron, se dessine en *+ligrane une lecture positive de la prudentia, revwet d’une sagesse stoïcienne attentive aux circonstances, encline à la casuistique, proche en un mot de cette forme d’intelligence ancrée dans la pratique que constituait en Grèce la µ y23 (celle-ci étant étroitement liée à la ,-./0123), une µ y23 dont les membres du Portique, et notamment Chrysippe puis Diogène de Babylonie, purent s’inspirer à travers leurs lectures des poètes épiques, tragiques, ainsi que d’Empédocle ou d’Orphée.no Si le personnage d’Ulysse, parangon dès l’Iliade de la µ y23 et héros ‘aux mille tours’ (NO�Ty-ONO3), servit de paradigme à Socrate lui-même,nX il incarna aux yeux des Stoïciens un modèle de sage, un sage non pas roide ni empesé, mais souple, rusé, avisé et prudent, au sens le plus noble du terme.

Pour conclure, même si Cicéron n’est pas l’inventeur de la traduction latine de la ,-./0123 sous le nom de prudentia, il nous semble certain qu’il a procédé à une resémantisation de ce terme au point de l’ancrer dé*+nitivement dans la langue philosophique latine et, au-delà, de léguer un concept fondamen-tal à la pensée de la Renaissance, de l’époque moderne et de la période con-temporaine. A*+n de rendre justice à la polysémie de cette notion ainsi qu’à la

st Cic. O!f. 2.34 (texte absent du recueil de Van Straaten = T 107 Alesse): ‘plus en e)fet quelqu’un est astucieux et habile (uersutior et callidior), plus il est détesté et suspect, s’il n’a pas une réputation d’honnêteté’ (traduction de M. Testard), O!f. 2.10.

tu Galien (Plac. Hipp. Plat. 3.3.25, p. 190.22-27 De Lacy = '() 2.906\, id. 3.4.15, p. 194.31-34 De Lacy = '() 2.907) indique que Chrysippe, dans son traité sur l’hégémonique, citait à de nombreuses reprises ces poètes qui tous, à l’exception des lyriques Tyrtée et Stésichore, avaient abordé la question de la µ y23—Homère à travers le portrait d’Ulysse NO�Tµ0y23 (Il. 1.311, 1.440, 3.200, 3.216, 3.268, Od. 2.173, 4.763, 5.214, 7.207, 7.240, 7.302|.|.|.), Hésiode par le biais du mythe de la naissance d’Athéna (Th. 886-900), Empédocle dans des phrases reprises par Aristote (de An. 427a, Metaph. 1009b18-22) où est illustrée l’identi*+cation entre µ y23 et ,-./0123 (Emp. fr. 106.6, fr. 108.9-10 D.-K.). Les Tragiques, quant à eux, tantôt interprètent l’intelligence rusée au sens noble de ‘dessein’, de ‘prudence’ (A. Supp. 700, 971, S. Ant. 158), tantôt l’assimilent à la ruse, à la fourberie et au crime (A. Supp. 750, 1036, Pers. 107, Ch. 626, E. Or. 1403). En*+n, sur la mètis orphique, nous renvoyons au livre de Detienne et Vernant (1974, 129-166).

t^ Dans un article très convaincant, Lévystone (2005) a mis en valeur la ‘polytropie’ de Socrate, philosophe dont on connaît l’invwuence déterminante sur les penseurs du Portique.

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multiplicité de ses héritages philosophiques, il a emprunté à Aristote, dans le domaine politique, sa conception d’une vertu intellectuelle mais ancrée dans le réel, capable de prévoir les événements, en équilibre entre la science et la familiarité avec les a)faires grâce à la médiation de l’expérience. Des Stoïciens, il a retenu l’idée d’une Providence qui serait l’expression d’une prudence divine; de Platon, il a retiré une vision intellectualiste de la prudence. Néanmoins, c’est surtout à la lecture de l’ultime traité philosophique de Cicéron, le De O!"#ciis, que se révèlent les multiples facettes de la prudentia, oscillant entre ruse et sagesse, malignité (au double sens de mal et de malice) et vertu.

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