L' "italianissimo", vu par Dando Dandi

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1 L'ITALIANISSIMO, VU PAR DANDO DANDI Luc NEMETH 1) un journal, et bien plus Mis à part sa longévité de quarante-neuf ans, inhabituelle pour ce type de presse, L’Adunata dei Refrattari (qui parut aux Etats-Unis de 1922 à 1971) a pu attirer l'attention en tant que journal "le mieux écrit de la gauche américaine" 1 ; Aldo Garosci, dans son ouvrage majeur sur l'antifascisme en exil, rappelle que des journaux comme le Risveglio de Genève, celui-ci et Studi sociali de Montevideo "avaient une résonance et un public ouvrier attaché de manière constante" 2 . Encore le mot journal et le mot ouvrier, dans le cas de L’Adunata, ne donnent-ils qu'une faible idée de ce dont il s'agissait. En effet ce ne fut pas seulement un journal (le plus beau, qu'ait connu la presse anarchiste italienne, avec la Cronaca Sovversiva de Galleani dont il prenait la suite) : c'était le lien, c'était le lieu de rassemblement -adunata, en italien- de celles et ceux qui aux quatre coins de la planète le lisaient et se reconnaissaient en lui ; et il n'y a pas à s'étonner de la réputation, qui devint rapidement la sienne aux yeux de la police fasciste, d'être "derrière" tous les projets d'attentats contre Mussolini. Mais L’Adunata fut donc aussi un journal, dont la création en avril 1922 à Newark NJ a peu à voir avec la montée du fascisme en Italie : elle survenait à un moment d'accalmie aux Etats- Unis, où l'entrée en guerre de 1917 puis la vague anti-rouges qui avait suivi 3 avaient été fatales à ces publications. Un public demandeur était donc là, mais l'accueil dépassa les espérances : plus d'un militant, qui jusque là lisait un autre titre, se reconnut en celui-ci ; d'un peu partout dans le monde, le soutien financier se manifesta. Vanzetti, écrivant de la prison de Charlestown à une amie en août 1923, lui indique : "j'ai reçu cinq de mes journaux. Trois numéros de 'l'Assemblée des Réfractaires', imprimée à New York toutes les semaines" 4 . La solidarité militante ne se démentira plus, comme le souligne une étude d'ensemble consacrée à la presse italo-américaine : "les périodiques de gauche, ceux anarchistes en particulier, suppléaient au manque de publicité par les souscriptions des lecteurs. L'Adunata dei Refrattari enregistre très souvent les contributions de camarades dispersés dans tout le pays, petites sommes recueillies lors de fêtes, de parties de campagne, de repas organisés pour soutenir le journal" 5 . Entre autres différences entre L'Adunata et l'ex-Cronaca on peut noter l'abandon d'un ton de messianisme, considéré comme normal avant 1914 mais devenu suranné. Par ailleurs ce journal, en dépit de sa vocation "pédagogique" inchangée, fut peu à peu amené à commenter de plus près l'actualité, vu la tournure prise par celle-ci, et vu qu'à la faveur de l'alphabétisation accrue, beaucoup ne pouvaient se satisfaire des menteries de la grande presse et des "vérités" utiles. Bien que L’Adunata ait dépendu d'informations déjà publiées, le soin avec lequel elle les vérifiait vaut déjà d'être noté. De plus, elle disposait d'une source 1 Franklin Rosemont, "Joe Giganti and the Reviving of the C.H. Kerr Publishing Company", The Match, n. 81, fall-winter 1986-87, p. 24. 2 Aldo Garosci, Storia dei fuorusciti, Bari, Laterza, 1953, p. 148. 3 Cf., pour plus de précisions : Robert K. Murray, Red Scare, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1955. 4 Sacco et Vanzetti, Lettres 1921-1927, Marion Denman Frankfurter et Gardner Jackson (dir.), UGE, Paris, éd. 1971, p. 131 (B. Vanzetti à Virginia Mac Mechan, lettre du 26/8/1923). 5 Pietro Russo, "La Stampa periodica italo-americana", in Gli Italiani negli Stati Uniti, Istituto di Studi americani, Università degli Studi di Firenze, 1972, p. 545. A New York, la fête annuelle de L'Adunata était même un des temps forts du calendrier militant (entretien avec Valerio Isca, New York, juin 1987).

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L'ITALIANISSIMO, VU PAR DANDO DANDI

Luc NEMETH

1) un journal, et bien plus

Mis à part sa longévité de quarante-neuf ans, inhabituelle pour ce type de presse, L’Adunata

dei Refrattari (qui parut aux Etats-Unis de 1922 à 1971) a pu attirer l'attention en tant que

journal "le mieux écrit de la gauche américaine"1 ; Aldo Garosci, dans son ouvrage majeur

sur l'antifascisme en exil, rappelle que des journaux comme le Risveglio de Genève, celui-ci

et Studi sociali de Montevideo "avaient une résonance et un public ouvrier attaché de manière

constante"2. Encore le mot journal et le mot ouvrier, dans le cas de L’Adunata, ne donnent-ils

qu'une faible idée de ce dont il s'agissait. En effet ce ne fut pas seulement un journal (le plus

beau, qu'ait connu la presse anarchiste italienne, avec la Cronaca Sovversiva de Galleani dont

il prenait la suite) : c'était le lien, c'était le lieu de rassemblement -adunata, en italien- de

celles et ceux qui aux quatre coins de la planète le lisaient et se reconnaissaient en lui ; et il

n'y a pas à s'étonner de la réputation, qui devint rapidement la sienne aux yeux de la police

fasciste, d'être "derrière" tous les projets d'attentats contre Mussolini.

Mais L’Adunata fut donc aussi un journal, dont la création en avril 1922 à Newark NJ a peu

à voir avec la montée du fascisme en Italie : elle survenait à un moment d'accalmie aux Etats-

Unis, où l'entrée en guerre de 1917 puis la vague anti-rouges qui avait suivi3 avaient été

fatales à ces publications. Un public demandeur était donc là, mais l'accueil dépassa les

espérances : plus d'un militant, qui jusque là lisait un autre titre, se reconnut en celui-ci ; d'un

peu partout dans le monde, le soutien financier se manifesta. Vanzetti, écrivant de la prison de

Charlestown à une amie en août 1923, lui indique : "j'ai reçu cinq de mes journaux. Trois

numéros de 'l'Assemblée des Réfractaires', imprimée à New York toutes les semaines"4. La

solidarité militante ne se démentira plus, comme le souligne une étude d'ensemble consacrée

à la presse italo-américaine : "les périodiques de gauche, ceux anarchistes en particulier,

suppléaient au manque de publicité par les souscriptions des lecteurs. L'Adunata dei

Refrattari enregistre très souvent les contributions de camarades dispersés dans tout le pays,

petites sommes recueillies lors de fêtes, de parties de campagne, de repas organisés pour

soutenir le journal"5.

Entre autres différences entre L'Adunata et l'ex-Cronaca on peut noter l'abandon d'un ton de

messianisme, considéré comme normal avant 1914 mais devenu suranné. Par ailleurs ce

journal, en dépit de sa vocation "pédagogique" inchangée, fut peu à peu amené à commenter

de plus près l'actualité, vu la tournure prise par celle-ci, et vu qu'à la faveur de

l'alphabétisation accrue, beaucoup ne pouvaient se satisfaire des menteries de la grande presse

et des "vérités" utiles. Bien que L’Adunata ait dépendu d'informations déjà publiées, le soin

avec lequel elle les vérifiait vaut déjà d'être noté. De plus, elle disposait d'une source

1 Franklin Rosemont, "Joe Giganti and the Reviving of the C.H. Kerr Publishing Company", The Match, n. 81,

fall-winter 1986-87, p. 24. 2 Aldo Garosci, Storia dei fuorusciti, Bari, Laterza, 1953, p. 148. 3 Cf., pour plus de précisions : Robert K. Murray, Red Scare, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1955. 4 Sacco et Vanzetti, Lettres 1921-1927, Marion Denman Frankfurter et Gardner Jackson (dir.), UGE, Paris, éd.

1971, p. 131 (B. Vanzetti à Virginia Mac Mechan, lettre du 26/8/1923). 5 Pietro Russo, "La Stampa periodica italo-americana", in Gli Italiani negli Stati Uniti, Istituto di Studi

americani, Università degli Studi di Firenze, 1972, p. 545. A New York, la fête annuelle de L'Adunata était

même un des temps forts du calendrier militant (entretien avec Valerio Isca, New York, juin 1987).

2

additionnelle valable : le courrier concernant des luttes en cours ; auquel s'ajoutaient les

coupures de presse transmises d'un peu partout -avec parfois même la traduction, jointe. En

1930 l'historien Max Nettlau indiquera au responsable du journal, Osvaldo Maraviglia :

"Vous écrivez de l'histoire vécue et cette partie de vos articles sera toujours précieuse, et

contient peut-être de l'inédit"6.

L'Adunata maniait une langue très ciselée, on y avait en horreur la familiarité ouvriériste -et

tout ce qu'elle implique de mépris. Mais, bien qu'en priorité destiné au prolétariat de langue

italienne, ce n'était pas un journal exclusivement "ouvrier", et on peut considérer comme étant

sa ligne éditoriale la réponse que fit Schiavina, qui en fut le rédacteur de 1928 jusqu'à la fin

de parution en 1971, à un lecteur apparemment déçu de ne pas voir L’Adunata imiter un de

ses concurrents : "nous, nous cherchons à faire un journal que l'on puisse présenter et faire

lire à tout le monde ; qui pendant qu'il expose dans le meilleur langage possible les idées et la

critique anarchiste, soit varié dans le contenu, intéressant et renouvelé"7. Pari tenu, ici encore

-l'amitié de Toscanini, parmi tant d'autres, fait partie de l'album de famille.8

Par une étrange ironie c'est peut-être Mussolini, qui à son insu aura le mieux exprimé le

symbole que fut ce journal. En 1933, bien que simulant l'ignorance à son égard, il le

mentionna (sous son nom exact) : "Nous avons sur la table un journal qui sort à New-York et

qui a pour titre : L'Adunata dei Refrattari /.../ Combien ces réfractaires peuvent-ils être,

personne ne le sait. Et le savoir n'a pas grande importance"9. Mais quatre ans plus tard (1937),

faisant allusion aux Journées de mai de Barcelone, il énonça : "Selon l'Adunata, les victimes

anarchistes seraient au nombre de deux cent trente-trois et les blessés de trois cent quarante-

neuf, /..."10 On peine, à garder son sérieux : le duce venait de désigner l'hebdomadaire par son

affectueux surnom...

2) un talentueux coéquipier

Le succès qui vient d'être rappelé fut pour l'essentiel l'œuvre de Schiavina, qui aura chaque

semaine et pendant plus de quarante ans réussi un presque-sans-faute.11 Mais les

contributions prestigieuses furent nombreuses, à commencer par celle de Berneri -environ

6 IISG-Amsterdam, Fonds Adunata dei Refrattari, Max Nettlau à Osvaldo Maraviglia, 10/11/1930. Nettlau était

ici connu depuis sa bibliographie méthodique de l'anarchisme, parue en 1897. A signaler, les circonstances du

décès de Maraviglia, en 1966, à San Francisco : une poignée de néos-nazis vociférait, les contre-manifestants

étaient des milliers ; mais il ne put supporter la négation de ce qu'avait été sa vie, et décéda d'une crise cardiaque

(L'Adunata dei Refrattari, n. 22, 29/12/1966, p. 4 et 6 ; et n. 23, 12/11, p. 3). 7 L'Adunata dei Refrattari, n. 12, 4/4/1931, p. 8 ("Piccola posta"). 8 Armando Borghi, Mezzo secolo di anarchia, Napoli, ESI, 1954, p. 362. La correspondance de Toscanini

conservée à la New York Public Library où nous l'avons consultée fait aussi apparaître des échanges très suivis

entre Walter (fils du maestro) et Osvaldo Maraviglia. 9 "Un pericolo", Il Popolo d'Italia, 11/7/1933, p. 2. 10 "Viltà e disordine", idem, 25/6/1937, p. 1. 11 On pourra se dispenser de lire la notice, longue de six (!) pages SCHIAVINA Raffaele, du Dizionario biografico

degli anarchici italiani (v. 2, 2004, pp. 516-521) : composée de bribes de phrases extraites de leur contexte et

mises bout à bout, elle produit vite une incontrôlable sensation d'étourdissement ; certes, tout au bas de la

sixième page est rendu un ultime hommage à une existence "débordante d'activité, toute entière vouée, avec une

cohérence exemplaire, à l'idéal libertaire et révolutionnaire et pour l'émancipation des travailleurs des chaînes

matérielles et idéologiques de toute sorte", mais le compte n'y est pas, et à elle seule la notice GALLEANI Luigi,

où manque en Bibliographie la liste des ouvrages publiés par celui-ci -à la différence des notices de même rang-

est là pour attester le préjugé des maîtres d'œuvre, vis-à-vis de cet anarchisme-là. Déjà en 1976 l'absence de tout

résumé sur la vie de chacun des titres concerné, dans la Bibliografia dell'anarchismo (v. 1 t. 2), avait rappelé la

peur qu'inspirent encore Cronaca et Adunata... C'est jusqu'au vocabulaire, qui en général trahit les atrabilaires :

ils parlent ici des "anti-organisateurs de L'Adunata dei Refrattari" -on a bien lu.

3

deux cent articles à lui seul-, et c'est volontiers que Schiavina, avec pour seul critère la

qualité, passait la plume à qui la demandait. Parmi ceux qui le firent maintes fois figure

Dando Dandi. De son vrai nom Candido Mollar il était né en Italie en 1893, avait arrêté très

tôt l'école, émigra en Amérique du Sud (Argentine-Uruguay-Brésil) puis aux Etats-Unis,

exerça le métier de mineur de fond.12 Il est décédé en 1972. A ce que m'ont précisé des

survivants de la grande famille jadis rassemblée autour du journal c'était un ex-socialiste

devenu anarchiste13, mais il n'était pas seul en ce cas, et s'il faut à tout prix lui attribuer une

particularité elle réside dans son universalisme appuyé.14 Ce n'étaient pas les raisons qui

manquaient, dans son cas : il avait été profondément marqué par le spectacle du lynchage des

nègres ; ayant vécu au Brésil, il avait été sensibilisé au thème du brassage ethnique ; il peut

avoir été agacé par la quasi-exclusivité accordée, par les partis et les syndicats, aux seuls pays

industriels ; on sait aussi le traumatisme qu'avait constitué, pour plus d'un, la guerre

d'Ethiopie et ses horreurs. Toujours est-il qu'ils n'étaient pas si nombreux ceux qui fin 1944, à

l'heure où on se souciait surtout de l'après-guerre européen, songeaient à noter : "il

colonialismo è una delle più grandi vergogne della nostra società"15.

N'ayant pas eu de rôle politique public comparable à celui des "grandes signatures" du

journal (Berneri, Borghi, Damiani), Dando Dandi ne saurait voir sa notoriété comparée à la

leur. Pourtant on peut estimer que des articles comme les siens auront contribué à donner une

nouvelle jeunesse à L’Adunata, au lendemain de la seconde guerre mondiale, moment critique

de l'existence du journal : le nombre de lecteurs détenteurs de cette culture politique

"galléaniste", présente à la fondation, allait s'amenuisant ; les références historiques plus

récentes ne pouvaient "fonctionner", puisque la page de la révolution espagnole avait été

refermée, et que tout le lot de souffrance de la période fasciste apparaissait comme peu de

chose, à côté de ce que l'on venait de découvrir16 ; enfin, avec le retour en Italie de Borghi, le

journal perdait celui qui avait fini par en devenir une figure emblématique (il convient ici

d'ajouter que Schiavina, outre qu'il était d'un tempérament fort discret, ne pouvait apparaître

publiquement car il vivait sous une fausse identité dont il ne sortit... jamais, jusqu'à sa mort en

1987).

Un mérite de Dando Dandi fut aussi de savoir se renouveler, à l'intérieur même de sa propre

thématique. Jusque dans ses derniers articles, dans les années 1960, il continua de s'arrimer à

l'actualité et de trouver dans les réalités du moment (montée de la "question raciale" aux

Etats-Unis, émergence de la revendication tiers-mondiste) de quoi réalimenter son propos.

3) un contexte très spécifique

Si l'universalisme ne peut que s'opposer au particularisme, en toutes circonstances, l'article

ci-dessous, paru sous le titre "L'italianissimo"17, doit beaucoup à l'actualité.

12 Giuseppe Rose, Présentation à : Dando Dandi, Panorama americano, L'Antistato, Cesena, 1965, p. 9. 13 Entretien de l'auteur avec Aurora Alleva, Paolo Paolini, Bartolo Provo et Domenico Sallitto (Los Gatos, CA,

oct. 1988). 14 Outre Panorama americano, cit., recueil d'articles parus dans L’Adunata et qui confirmait cette inclination, a

été publié, du vivant de l'auteur également, Bianchi e Negri (L'Antistato, Cesena, 1962) qui rassemble les écrits

par lui consacrés, dans diverses feuilles anarchistes, à ce qu'on appelait alors la "question raciale". 15 Dando Dandi, "Schiavitù coloniale", L'Adunata dei Refrattari, n. 39, 23/9/1944, p. 6. Nous avons renoncé à

traduire cette phrase car le mot italien colonialismo désigne ici un rapport de domination largement exercé par

un pays (Etats-Unis) qui en français n'est pas, stricto sensu, une puissance coloniale... 16 Ce fut jusqu'au vocabulaire, qui se trouva chamboulé par la découverte de l'horreur nazie : ainsi le terme nazi-

fascismo, qui non seulement était courant mais qui était le terme consacré, tomba-t-il en désuétude. 17 Dando Dandi, "L'italianissimo", L'Adunata dei Refrattari, n. 46, 28/11/1942, p. 3 ; n. 47, 5/12/1942, p. 4 (puis

in Panorama americano, cit., pp. 305-315).

4

On était en 1942. Déjà, avec l'entrée en guerre italienne de juin 1940, la propagande fasciste

aux Etats-Unis avait compris que ses beaux jours étaient derrière elle, et en 1941 le

milliardaire pro-fasciste Generoso Pope en était même à publier dans son Progresso italo-

americano des éditoriaux de langue anglaise, pro-Alliés (sans rien changer aux articles pro-

Mussolini, en italien18...). Mais ce petit jeu avait fini par être éventé, et avec l'entrée en guerre

des Etats-Unis en décembre 1941, le temps des atermoiements était passé.

Les antifascistes auraient eu bien tort de se réjouir, toutefois. Car depuis qu'en 1929 un

article astucieux avait obligé la principale organisation de blackshirts à se dissoudre

précipitamment19, cette propagande transitait par des personnes (prêtres catholiques, notables)

ou des structures ("amicales" de toute sorte) peu vulnérables. D'autre part, quand bien même

certaines personnes ou structures auraient elles été écartées, que ce n'était pas sur les

antifascistes, qui étaient très orientés à gauche, et qui même lorsqu'ils étaient des modérés

avaient toujours été considérés comme des gêneurs, que les autorités allaient s'appuyer pour

la suite. Dès lors ils savaient devoir affronter le même adversaire qu'auparavant, devenu pre-

Pearl Harbour fascists, c'est-à-dire ceux qui ayant été fascistes jusqu'à la fin de l'année 1941

avaient tourné leur veste dans le sens (pro-Alliés) maintenant requis, comme avaient pu le

faire de distingués citoyens tels que l'ambassadeur Joe Kennedy ou Charles Lindbergh.

Quant à savoir le discours qu'allaient tenir ces convertis, point n'était nécessaire d'être

devin. Ils ne pouvaient souhaiter bruyamment la victoire des Alliés, à l'heure où un parent

resté en Italie risquait d'être tué. S'afficher trop à droite eût été vendre la mèche, et assumer

maladroitement leur part en cas de défaite italienne (mieux valait pour eux en faire une

défaite militaire, due à la disproportion des effectifs). S'abriter banalement derrière le mot

"patrie", outre que l'on voit mal ce qui les y habilitait, était délicat, vu l'usage qui venait d'être

fait pendant vingt ans de ce mot par le régime qui avait mené le pays à la ruine. Donc il leur

fallait en "rajouter" et se poser en super-patriotes, en défenseurs de l'italianité, à des années-

lumière de l'actualité, qui est triviale comme chacun sait. On était par avance assuré de voir

des gens qui étaient la négation même du génie national italien se parer des plumes, qui, de

Dante, et qui, de Léonard. Peu importait qu'en bien des cas, leur rêve secret fût de devenir un

américain cento per cento. Car derrière son triomphalisme, l'archétype qu'est l'italianissimo

est un être mal à l'aise : son comportement exhibitionniste, et les symptômes d'hystérie qui

l'accompagnent (cf. "il se noue les mains de désespoir", "il devient pâle", etc.), sont signe de

refoulement.

Débat de dupes, diront certains -les jeux étaient faits, au Département d'Etat. Mais un

espace restait ouvert au rapport de forces et ce d'autant que les Alliés, qui risquaient d'avoir

besoin du soutien des partisans italiens en cas de débarquement20, étaient tenus d'éviter les

camouflets.

Le débat, fit rage, tant pour des raisons morales, que pour ses enjeux : il s'agissait, au-delà

du leadership de la colonie, de savoir qui à la fin de la guerre obtiendrait les premiers

passeports, et serait par là-même en mesure de peser de plus près sur les destinées de l'Italie

libérée.

18 John P. Diggins, Mussolini and Fascism, Princeton University Press, Princeton, 1972, p. 348. 19 Cf., pour article concerné : Marcus Duffield, "Mussolini's American Empire", Harpers Magazine, nov. 1929,

pp. 661-672 ; et, pour avis de dissolution de la FLNA, The New York Times, 23/12/1929, p. 14. L'habileté du

journaliste fut de dénoncer cette propagande, non pour son contenu politique -qui n'était pas fait pour déplaire

aux milieux dirigeants américains-, mais en tant qu'entrave à l'américanisation. 20 Il convient de rappeler qu'au lendemain du débarquement en Sicile de juillet 1943 les Alliés feront d'abord le

choix de ne pas s'appuyer sur les partisans ; et ce, au prix de lourdes pertes dans leurs propres rangs (cf. ouvrage

fondamental de Peter Tompkins, Italy betrayed, New York, Simon and Schuster, 1966).

5

4) au-delà du contexte

C'est donc pour contrer des manœuvres de blanchiment que fut écrit cet article politique,

paru dans une publication politique, et qui visait un public somme toute restreint : ceux des

lecteurs, qui à l'intérieur même du camp anarchiste et apparenté, auraient pu avoir la tentation

de ne voir que propos d'après-banquet, dans un zèle "patriotique" parfois très bruyant...

Mais si nous l'avons ici traduit et présenté c'est d'abord, qu'il soulève des questions qui

dépassent ses enjeux du moment (et dont toutes sont loin de ne concerner que l'Italie). Et c'est

ensuite parce qu'il constitue, dans la perspective du présent ouvrage et par son approche, une

alternative aux généralisations -"les Italiens"- et au symétrique refus d'admettre que des

réalités comme il en existe ailleurs, prennent une forme spécifique au pays concerné.

La solution retenue par l'auteur est donc celle qui consiste à évoquer UN CERTAIN TYPE

d'italien : il ne s'agit pas d'ajouter un stéréotype, à la liste des comportements qui passent

auprès du vulgaire pour "typiquement italiens", mais au contraire d'ISOLER un personnage-

type en montrant à quel point, même s'il présente plus d'un trait de la population d'ensemble,

il poursuit des buts qui lui sont propres, et qui ont peu à voir avec le discours qui lui tient lieu

de feuille de vigne. Cette séparation entre "type" et population d'ensemble, qui en 1942

répondait à un impératif, rejoint aussi des exigences plus durables et qu'il n'est pas mauvais

de rappeler, s'agissant d'une population ("les Italiens") qui fait encore parfois déraper bien des

plumes.

Le regard implicite porté sur la population d'ensemble est donc tout aussi important,

puisque le "type" ne tire son existence que par sa différence avec celle-ci, même s'il s'y fond

(... tout en cherchant par ailleurs à s'en distinguer, ici par son super-patriotisme, ou là par un

surcroit de religiosité21). Reste à savoir de quelle population il s'agit ; et la réponse ici n'est

pas simple. D'une certaine manière en effet il s'agit des Italiens ; mais il s'agit aussi, des

Italiens expatriés (parmi lesquels le phénomène de "compensation patriotique" est fréquent) ;

et il s'agit enfin des Italo-américains. De ce point de vue on saluera le talent avec lequel

l'auteur a réussi à isoler le "type". Car même les observateurs les plus indulgents n'ont pu

qu'avoir des paroles sévères, concernant cette colonie (nota : cette sévérité ne visait pas les

Italo-américains globalement, qui ne sont ni pires ni meilleurs qu'autrui, mais ceux d'entre

eux qui se définissent par cette seule appartenance, dans l'optique dite aujourd'hui

communautariste). De l'avis de Salvemini : "Ce n'étaient pas les hommes et les femmes de

belle fibre intellectuelle et morale qui manquaient. /... Mais avec la grande majorité, ce qu'il y

avait de mieux à faire était de ficher le camp"22.

Notons enfin que Borghi, dans ses mémoires rédigés vers la même date que l'article

présenté ici, utilise le mot italianissimo, et pourrait bien avoir été influencé par cet article. Il

évoque en effet l'utilisation politicienne de ce "patriotisme", sans grands rapports avec

l'attachement dit naturel à la terre où on est né, et qui dans cette colonie était devenu "grandes

manières, d'une émigration d'autant plus présomptueuse qu'elle était pingre, arrogance

d'analphabètes se proclamant les héritiers de Dante et de Michel-Ange, et respect servile,

aveugle, indiscriminé envers tous les gouvernements, quelle que fût leur nature, de cette Italie

d'où les descendants de Dante et de Michel-Ange avaient dû partir affamés et analphabètes.

Une Italie qui n'était pas l'Italie vraie, mais qui était devenue le pays de la paix, du bonheur,

du repos, le tout au superlatif, dans l'imagination nostalgique de ces malheureux, /...23

21 Après avoir, en 1947, consacré un article à l'americanissimo, Dando Dandi se pencha avec intérêt, en 1948,

sur le... cristianissimo ; les deux articles, dans : Panorama americano, cit., pp. 316-321 et 322-328. 22 Gaetano Salvemini, Memorie di un fuoruscito, Feltrinelli, Milano, 1960, pp. 109-110. 23 Mezzo secolo di anarchia, cit., p. 339 (le mot italianissimi figure p. 340). L'expression "grandes manières" est

celle qui nous a paru la plus apte à restituer le terme italien d'origine, spagnolismo.

6

Bref, de quoi vous dégoûter à jamais de chanter (surtout en cette année 1942) : douce

France ; doux pays de mon enfance.

« L'ITALIANISSIMO »

(L’Adunata dei Refrattari, 28/11/1942)

Pendant plus d'un demi-siècle chaque jour levèrent l'ancre, au départ du Havre, de Cherbourg, Bordeaux, Liverpool, Ostende, Amsterdam, Hambourg, Riga, Dantzig, Oslo, Barcelone, Trieste, Gênes, de Naples, du Pirée et d'autres ports européens, les paquebots pleins à ras bord d'un chargement humain meurtri en quête de pain et de liberté.

Foules enracinées depuis des milliers d'années à la terre épuisée de la vieille Europe, des côtes d'Afrique et d'Asie léchées par la Méditerranée ; multitudes arrachées violemment du sol de leurs aïeux par le désespoir et par la faim. Des immigrés d'Asie centrale, et plus précisément de ceux de la Chine, je parlerai une autre fois car leurs souffrances sont plus terribles, si tant est que ce soit possible, que celles des foules européennes.

Familles qui vendent la misérable terre ancestrale, les ustensiles de cuisine, le mobilier branlant et partent pour la terre des espaces infinis et de l'espérance ; maris et fils qui laissent derrière eux des gosses qui pleurent, des mères, des épouses, des sœurs en sanglots et des vieillards effondrés par la tragique réalité du dernier adieu ; hommes et femmes qui ont survécu à la faim, aux privations, aux épidémies, à la sécheresse, aux inondations, aux séismes, aux guerres ; plèbes piétinées par les maîtres, trahies par les politiciens, opprimées par les gouvernements, déchiquetées par le parti de la guerre, trompées par les prêtres, abusées par les usuriers, muselées, tourmentées, sacrifiées par tous les pouvoirs oppresseurs sur la longue et lourde échelle des injustices sociales.

Deux cent siècles de tragédies et de misères inénarrables entassés dans les soutes crasseuses de cent mille paquebots, étendus sur les couchettes sales et puantes, tandis que la brise saumâtre de l'océan, clément et bienveillant, accueille et purifie la plainte et les désirs ardents de futurs habitants des deux Amériques, des grands constructeurs et producteurs d'un continent énorme.

De l'Atlantique au Pacifique, de la Terre de Feu au détroit de Behring, forêts et prairies, collines et marais, montagnes et plaines, villages, campagnes et villes, routes, chemins de fer et ponts attestent le travail immense des multitudes immigrées et de leurs descendants.

La terre du nouveau continent est dure, pas toujours généreuse, et les forces déchaînées de la nature souvent destructrices et meurtrières à l'égard des biens et de la personne de ce pygmée minuscule et tenace qu'on appelle l'homme ; ouragans et cyclones, typhons, inondations, tremblements de terre, épidémies reproduisent les séculaires nuits infernales des peuples des vieux continents, dont l'histoire se perd dans la nuit des temps.

Les masses assoiffées d'espace et de vie emportent avec elles la tare atavique des superstitions et des préjugés, elles sont poursuivies par les parasites insatiables et multiformes des formes sociales anciennes de l'obscurantisme et de l'exploitation économique ; le politicien, le clergé, le patron plus avide qu'avant, le charlatan truqueur et sans pitié -soutenus par la piètre sainteté de la loi, des usages et de la morale- les pressent de près, les bousculent dans les endroits les plus reculés, les accablent et les écrasent dans leur activité inlassable de pionniers, de colons, de géants du travail.

Mais le continent est vaste, l'étendue infinie, et les foules européennes respirent le nouvel oxygène, ne se marchent plus sur les pieds les unes les autres, ne s'épuisent plus les nerfs dans le milieu ambiant européen étriqué et irascible entrecoupé de trop de frontières, délimité par des animosités nationales et par des jalousies de famille, opprimées qu'elles étaient par des barrières réelles et imaginaires ; mais le sous-sol américain est riche en minéraux solides et liquides, l'espace

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grand ouvert au choix de terre fertile, les forêts généreuses en bois de construction, les prairies et les pampas propices à l'herbe grasse et à l'agriculture féconde et rémunératrice.

Groupes ethniques, nationaux, régionaux et de dialecte forment des groupes tenaces dans les villages et dans les métropoles ; ilots de repli sur soi dont les écueils noirs et superstitieux sont petit à petit balayés et recouverts par les lames toutes-puissantes de la nécessité biologique, par les passions émotionnelles du chaudron humain en perpétuelle ébullition, par la raison et par l'élémentaire bon sens d'une société active et normale. La jeunesse, l'amour la sympathie se fichent bien des rancœurs et des ombres de ceux qui en furent à l'origine. Pour des millions de jeunes américains cela devient une opération compliquée que de retracer dans leur diversité les origines nationales paternelles et maternelles, déjà compliquées par d'obscurs mélanges de sang des grands-parents et des arrière-grands-parents.

Du reste cette jeunesse se moque au plus haut point de son arbre généalogique qui a pour résultat splendide une jeunesse plus belle physiquement et plus vigoureuse en personne qu'en aucun autre endroit au monde.

Mulberry St. à New York et Taylor St. à Chicago24 s'effacent peu à peu devant la préséance des allemands et scandinaves ; les Little Italies de partout se confondent avec les Germantown et les Little Poland de cent métropoles. Le vagabond irlandais, qui il y a cinquante ans, végétait dans les impasses sales du Bowery de New York et l'italien délaissé qui languissait dans les couloirs insalubres du Paseo de Julio de Buenos-Ayres cimentèrent eux aussi la solidité à venir du Melting Pot, autant que le cultivateur du Nebraska et le paysan de Rosario de Santa Fè.

Les multitudes paysannes contribuèrent aux travaux les plus humbles, les plus durs et les moins bien payés comme manœuvres des Amériques pendant plus d'un siècle et c'est pourquoi ils furent les plus grands constructeurs et les victimes les plus pitoyables de leur propre ignorance, des préjugés et de l'avidité d'autrui. Victimes de leur propre ignorance atavique, parce qu'ils étaient italiens, espagnols, balkaniques, slaves, irlandais, levantins ils s'insultèrent et se disputèrent âprement le terrain pendant un demi-siècle, avant que leurs descendants n'effacent les stigmates néfastes des vieilles animosités nationales.

D'ailleurs il n'y a rien d'étonnant à cela si on songe que jusqu'à il y a vingt ans les piémontais et les tyroliens, les romagnols et les toscans, ceux des Abruzzes et ceux des Pouilles, les sardes et les calabrais ensanglantèrent plus d'un pavé avec les rixes futiles de haines stupides et incompréhensibles ; le piémontais, rude et rustre, traite le sicilien de cul terreux, lequel répond avec l'épithète de mangeur de polenta ; l'émilien, fort en gueule et blasphémateur, caché dans l'ombre du clocher, insulte le napolitain qui répond par un coup de couteau ; le vénitien, buveur et hautain, proclame que "Garibaldi aurait dû faire sang neuf en Basse Italie", ce à quoi ceux du Sud répondent que "les croates de la Haute Italie font partie intégrante de l'Autriche".

Savoir comment cette stupide légende du sang neuf, tissée autour du nom illustre de Garibaldi, a pu faire son chemin parmi les plèbes de l'Italie du Nord, voilà qui a toujours été pour moi un mystère incompréhensible.

Ce n'est pas vrai que l'armée de l'Italie unie ait eu pour effet d'effacer les bisbilles régionales et dialectales, qu'elle ait mis à même hauteur les innombrables clochers moraux de la péninsule ; elle y contribua en partie seulement parce que deux, trois années de vie en commun ne sont pas suffisantes pour dissiper les fantasmes flous hérités du passé, pour amalgamer les coutumes et les caractéristiques des différentes régions. Seule l'Amérique peut achever une telle entreprise, menée et aboutie dans le gigantesque conglomérat de toutes les races du monde réunies et libérées par le travail, la sueur, les souffrances en commun, et moins harcelées par l'écho toujours plus faible -du point de vue nationaliste- de l'Europe en ruine et martyre.

* * *

24 rues dont le nom, à lui seul, évoquait le "quartier italien".

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Je ne pense pas exagérer en disant que nous italiens sommes une composante pas négligeable, des victimes évoquées ci-dessus ; vu que nous sommes un des peuples les plus pauvres et les plus méprisés, les moins experts dans les métiers et les travaux spécialisés parce que paysans en majorité, nous fûmes contraints de nous livrer aux travaux les plus ingrats de débardeurs, de manœuvres et d'ouvriers agricoles.

Chemins de fer, mines, bâtiment, aqueducs, ponts, jetées, tunnels, routes, canaux, fosses, égouts ; taupes creusant la terre avec l'incroyable énergie du constructeur qui ne se pose pas de questions ; petits hommes, bronzés et sales, maltraités, ostracisés, outragés qui se couchent le soir avec les coups de fouet à la figure de l'invective atroce d'une société ingrate et lâche.

Mais le temps est galant homme. Mais le travail tenace et infatigable de ceux qui embellissaient un continent fut reconnu et salué et les habituelles insultes de dago, grigno, carcamano25 résonnèrent moins souvent dans l'atmosphère, jusqu'à disparaître pratiquement.

On reconnut que les Italiens -en dépit de tant de caractéristiques désagréables- sont bons pères de famille, constants dans le travail, excellents voisins, toujours prêts à donner un coup de main en cas de besoin, expansifs, un peu trop remuants dans leurs manières, mais compagnons joyeux, et en général, amis sincères et fidèles.

Les scories funestes du préjugé ethnique tombèrent lentement avec le temps et continuèrent de tomber au sain contact avec la vie, à travers le brassage actif et productif du vécu en commun.

Mais il existe, parmi nous, un phénomène psychologique autrement dommageable et nocif pour tous les travailleurs ; je dis parmi nous parce que ce type néfaste est tout sauf rare dans les colonies italiennes des deux Amériques et qu'il se considère lui-même comme la quintessence de l'intelligence, de la bonté, de la sublimité humaines.

D'ailleurs vous le reconnaitrez vite à ses signes distinctifs mentaux et intellectuels, même si je ne l'affuble pas d'emblée de l'horrible définition politique à laquelle il a cent fois droit : l'italianissimo.

L'italianissimo est chichiteux, très délicat de digestion, ombrageux, susceptible, réservé comme une jeune fille de quinze ans pour tout ce qui a trait au nom d'italien à l'étranger : l'Italie est grande, très grande, immense, impériale, auguste, césaréenne, romaine ; les italiens sont propres, bien habillés, supérieurs à tous.

S'il voit un italien marchand ambulant, pieds nus mains sales, dans les rues de Rio de Janeiro il détourne le visage en une comique grimace de suprême dégoût ; s'il voit un ouvrier italien soûl qui se bat avec un irlandais sur les trottoirs de New York il s'évanouit de honte, mais se reprend aussitôt en pensant à Michel-Ange, à Léonard de Vinci, à Raphaël, à Dante qui font resplendir les gloires de l'Italie antique et à Mussolini qui la rend grande et crainte aujourd'hui.

L'italianissimo a le tic de persécution du lavage de linge sale en famille ; s'il entend rappelés les taudis habités par des italiens, les maisons froides et insalubres, les processions religieuses grotesques des méridionaux, il se noue les mains de désespoir et devient pâle comme un malfaiteur pris en flagrant délit ; s'il lit dans le journal les détails d'un crime horrible commis par des italiens il hurle pendant de longues heures comme un chiot égaré dans la nuit.

Rêveur de travers, en proie à l'obsession sans fin d'une race -sa race! - et d'une patrie parfaite, assises sur l'Olympe, il a en aversion la vérité et nie les sacrifices, les peines, les souffrances de ses propres compatriotes cimentés dans la sueur, dans le sang, dans les défauts et dans les qualités communes à tous les peuples du monde, et à tous les peuples du monde fusionnés dans la tragique réalité de la vie.

II (L’Adunata dei Refrattari, 5/12/1942)

Pourquoi je me suis attelé à la tâche pénible de décrire ce perverti moral, laissez-moi livrer ma pensée en entier, mes amis ; les hommes hirsutes, les femmes sales, les enfants avec la morve au

25 appellation méprisante des italiens aux Etats-Unis ; en Argentine ; au Brésil.

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nez, la misérable Europe passant à travers la filière glaciale d'Ellis Island et les couloirs crasseux de la Casa de Emigracion de Buenos-Ayres, chargée de valises décousues, de paquets étranges et volumineux à petits carreaux colorés, habillée dans des styles exotiques et bizarres, visages émaciés, regards fatigués d'opprimés et d'affamés.

Le paysan défait par le travail de la "cosecha"26 en Argentine, le cultivateur des tropiques ravagé par la fièvre jaune et le mineur haletant dans les boyaux des Andes et des Rocheuses ; le calabrais qui pousse toute la journée la brouette sur le talus du chemin de fer et qui vit de pain et d'oignons pour aider la famille qui est loin ; le lombard, travailleur et porté sur la boisson, qui meurt dans le caniveau et le génois qui périt du scorbut sur le pont du navire secoué par la tempête.

Dans ma famille, parmi mes parents, mes amis et mes connaissances, il y eut et il y a des hommes et des femmes en pareilles conditions, moi-même je me trouve dans la même situation. Foules laborieuses qui vibrent, travaillent, gémissent, aiment et souffrent et meurent ; humanité qui fait partie de moi-même comme moi je fais partie d'elle.

Mais l'italianissimo se hausse sur le piédestal de sa propre imbécillité et il répand sa bave venimeuse sur le cœur des multitudes travailleuses de l'univers ; les souffrances, les fatigues du travail, la communauté, les peuples, l'humanité se confondent, dans son esprit obtus et dans son cœur sec et recroquevillé de psychopathe social, dans la brume lointaine et évanescente de l'abstraction, de l'incompréhensible.

La famille de l'homme de raison -turc, français ou hottentot- est une famille comme toutes les autres, dont souvent on n'est pas trop fier, mais c'est sa famille avec laquelle on vit, on souffre, on aime, on prend plaisir, et on en accepte les responsabilités, bonnes et mauvaises. Le village natal, la ville, la région, la nation de l'homme humain sont à peu de choses près comme toutes les autres et même s'il est patriote il admet, en bien des cas, que tous les peuples se valent.

La famille de l'italianissimo est supérieure, parfaite, éthérée, paradisiaque ; le climat italien, les villes italiennes, les produits italiens, les montagnes les plaines les lacs, les fleuves italiens, tout ce qui est italien est supérieur parce qu'italien. Les italiens affamés qui fuient la péninsule et emportent leurs guenilles à travers le monde ne sont pas de pauvres ouvriers en quête d'une vie meilleure, comme -par exemple- les polonais, roumains et syriaques27, mais des missionnaires lumineux d'italianité, de romanité.

L'italianissimo est prêt à clamer que le génie italien, le travail des italiens imprime un fossé durable et profond sur la surface de la terre, mais, s'il tombe sur un groupe d'italiens affectés aux travaux d'égout, il baisse la tête et il a honte de la sueur, de l'honnêteté et de la résistance de sa propre race. C'est évident que les mutilés du Saint-Gothard et du Simplon, les vingt cinq mille italiens qui perdirent la vie dans la construction du port de Rio de Janeiro, les laissés pour compte originaires de la péninsule, qui laissèrent leurs innombrables os aux quatre coins de la planète en quête d'une moins triste vie, moururent heureux, sur un lit de roses, avec le doux nom de l'Italie -et dernièrement celui du duce- sur leurs lèvres d'exilés et de moribonds, pour faire plaisir à l'italianissimo.

La pathologie morbide de son nationalisme inverti le rend irascible, assommant, une vraie peste, impertinent, insupportable ; si vous marchez dans la rue et que vous parlez avec les mains, si vous prenez place à un spectacle, que vous prenez du bon temps et vous livrez à des réflexions dans la langue de vos pères, si vous êtes dans un transport public et vous exprimez dans la langue du pays "où oui se dit si" l'italianissimo a des sueurs froides, il vous fait des signes des yeux désespérés et pour finir vous donne des coups de coude dans les côtes pour vous faire comprendre que le vrai italien sait parler l'américain et se doit de le parler en public, que l'italien modèle doit être dur et altier comme une momie, que l'italien ne doit pas être lui-même, mais feindre d'être l'italianissimo.

26 moisson (en espagnol, dans le texte). 27 ce terme désigne des assyro-chaldéens, persécutés ; certains s'étaient installés aux Etats-Unis.

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Si un jeune dont les parents sont italiens se distingue dans les professions libérales, dans la littérature, dans les arts, dans les sciences, dans le sport -même à la quatrième génération- il ne le fait pas pour lui-même, pour sa propre famille, pour ses amis et pour le pays où il a vu le jour, mais pour l'honneur, le prestige, la réputation, la grandeur d'Italia.

L'univers moral, éthique, spirituel, esthétique, philosophique de l'italianissimo et ses idées du beau, du moche, du bon, du mauvais et du pire, de l'amitié et de l'inimitié, du petit et du grand se réduisent à la formule simple et crue du sauvage primitif : ma tribu.

Incapable de comprendre, d'un point de vue cosmique, les puissantes lois de l'évolution et du progrès basées sur l'entraide, communes à tous les animaux, il se réfugie dans l'ombre brûlante de la pitié de soi-même qu'il étend à sa lignée, il s'enfonce dans l'horrible tristesse de la manie de grandeur de soi-même, de sa nation, de sa race.

Affligé d'un pitoyable complexe d'infériorité, sans courage physique et moral, antithèse absolue de la fierté individuelle, étranger à tout sentiment noble, contradiction personnifiée de la liberté, c'est naturel que la préhistorique philosophie politique de l'italianissimo débouche dans l'adoration effrénée du chef de tribu tout-puissant et infaillible, dans la dictature sanguinaire, dans le fascisme.

Faible physiquement, malade moralement, en proie à un pessimisme incurable, paresseux mentalement, ennemi mortel de l'initiative individuelle, amoureux du nombre, du matricule, de la discipline, de l'embrigadement... pour les autres, il enveloppe son âme, flasque et avariée, dans le narcotique fantasmagorique et sanguinaire du caporalisme prussien, dans le nirvâna sadique d'armées fabuleuses, de conquêtes impériales, de peuples désarçonnés mordant la poussière sous la force brutale de sa puissance meurtrière...

Il y a quelques années, l'italianissimo des Amériques se rendait souvent en Italie ; il faisait un saut chez les parents, donnait un rapide coup d'œil aux cailloux de la terre paternelle, observait, avec dégoût, le vieux pré large comme un drap, tout juste suffisant pour produire du foin pour un lapin, parcourait de long en large les cités italiennes et, avant que ses dollars ne diminuent trop, avant que la nausée de la misère et de l'abjection de son Italie ne le prenne à la gorge, s'en retournait en Amérique, où il racontait les prouesses merveilleuses du fascisme, la prospérité des masses de la péninsule, les admirables réalisations de l'ordre nouveau, la félicité dionysiaque des italiens en Italie.

Car, cela doit rester entendu, le paradoxe inconcevable de l'italianissimo existe seulement à l'étranger, loin des accès bestiaux du fascisme, à mille lieues des îlots endoloris du domicilio coatto, des prisons, des camps de détention, de l'horrible ordre de Varsovie imposé au malheureux peuple de la péninsule ; car il n'y a pas de place en Italie, au sein du peuple, pour l'italianissimo, tant c'est bien connu que le sadique, couard et pusillanime, jouit d'autant plus de la souffrance d'autrui que son exécrable personne est plus en sécurité.

Entendons-nous bien : l'italianissimo n'est pas la majorité des travailleurs italiens immigrés en Amérique, lesquels, sous le poids du travers commun à tous les peuples, suivent sans y penser tous les gouvernements de la mère-patrie, même si plus d'un a été étourdi et égaré par les réalités moyenâgeuses de ces vingt dernières années ; il n'est pas même l'apanage d'un milieu italo-américain particulier, mais il existe un peu partout parmi les avocats et les terrassiers, parmi les commerçants et les balayeurs, parmi les analphabètes et les intellectuels, parmi les riches et les pauvres.

Ce n'est pas même, un type nouveau ; dans son nationalisme grotesque, piteux, vantard, morbide, humide, collant, l'italianissimo est le reflet fidèle de la prose polie par les Ferdinando Maria Martini, les Giovanni Papini, le produit véritable des "Corrado Branco" de Gabriele d'Annunzio. Il est, en partie, le résultat de la littérature italienne du siècle dernier, laquelle, prise entre le Scylla de l'amour national exagéré et le Charybde de la fausse pudeur patriotique, prit toujours soin de cacher la pauvreté, le sordide, l'abjection du peuple italien comme si le but le plus élevé, et même unique de la littérature n'était pas de dire, d'amplifier, de magnifier la vérité pour aussi dégoûtante et horrible qu'elle puisse paraître.

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Certains écrivains italiens me font l'effet du vagabond égyptien, qui, affamé et couvert de poux, contemple, béat, la gloire des Pharaons resplendissante sur la cime des pyramides disséminées dans le sable depuis vingt-cinq siècles.

Heureusement il y a des exceptions et des lettrés comme Roberto Bracco, Giovanni Verga, Grazia Deledda, Ignazio Silone font partie des gloires de la littérature mondiale.

Pietro Spina, révolutionnaire et grand ami des paysans, ne dédaigne pas dormir à l'écurie avec l'âne et il admet que de tous les livres italiens c'est "Bertoldo" qu'il préfère28.

Le Grain sous la neige de Silone est féroce dans la satire et énergique dans son exposition au soleil purificateur, des peu reluisants paradoxes moraux et matériels de la grande Italie ; pour ce je le recommande, de tout cœur, à la lecture et aux angoisses chauvines de l'italianissimo.

L'italianissimo est le prototype du fasciste et il est tout sauf récent. Je le découvris il y a trente, trente cinq ans, obtus et pédant, à Callao, Bahia Blanca, Montevideo, Sao Paulo et Pernambouc ; je le revis, bien des années après, à New York, Detroit, Chicago, Saint-Louis et Milwaukee, fasciste déchaîné et plus pète-sec et arrogant que jamais.

L'italianissimo trouva du plaisir dans la férocité des squadristi contre les travailleurs italiens ; il trouva une sauvage jouissance dans la barbare tuerie éthiopienne et dans le piétinement des peuples du monde par le nazisme ; il savoura avec la sublime, la raffinée avidité du sadique, le massacre de Guernica et d'Oviedo, la destruction de Madrid et de Malaga, la déchirante reddition de Barcelone, l'exode, la chasse, la dispersion, le martyre des révolutionnaires espagnols et des combattants internationaux qui étaient accourus pour les aider.

Observez le bien, travailleurs des Amériques ! Il commence maintenant à prendre des poses de "madeleine" repentie, à émettre le bêlement plaintif de la brebis incomprise, mais il est prêt à rechausser les crocs du loup à la première occasion.

Ne le croyez pas, travailleurs. Imprimez sur son front immonde le crachat dû aux ennemis du progrès et de l'humanité.

Dando Dandi

28 Pour rappel : le personnage de fiction de Pietro Spina est central chez Silone ; quant à "Bertoldo" ce raccourci

désigne les Sottilissime astuzie di Bertoldo, paru en 1606 et qui connut un succès populaire sans précédent.