Forme et structure

24
Jean-Claude Milner FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX Je souhaite examiner la relation générale entre le formalisme et le structuralisme. Je ne m’en tiendrai pas aux connexions his- toriques ; je m’interrogerai plutôt sur les ressemblances et diffé- rences que l’on peut reconnaître entre deux programmes ; à quoi reconnaît-on qu’un programme est formaliste ? A quoi reconnaît- on qu’il est structuraliste ? Je serai de ce fait amené à ne pas m’en tenir au formalisme russe des années vingt. J’étendrai mon inves- tigation à Claude Lévi-Strauss. Dans cette étude, Roman Jakobson tiendra une place éminente. Si l’on s’en tient au formalisme littéraire et au structuralisme linguistique, leur mise en relation dépend de lui et de lui presque uniquement. Par sa biographie et ses écrits, Jakobson incarne à lui seul l’éventuel apparentement des deux programmes. Au départ, on trouve l’idéal de la science. Les formalistes russes veulent construire une science de la littérature 1 . Au moment où ils écrivent, là où ils écrivent, cela engage un rapport au marxisme, mais aussi à l’empiriocriticisme, dont l’inuence avait été dominante avant 1914. Sinon qu’il leur était impossible de se réclamer ouvertement d’une épistémologie que Lénine avait récusée, en 1908, dans Matérialisme et empiriocriticisme 2 . Boris Eikhenbaum répète 1. Boris Eikhenbaum, « Les “formalistes” en question », in Gérard Conio, Le Formalisme et le futurisme russes devant le marxisme, L’Age d’Homme, 1975, p. 23. L’article appartient à un débat qui date de 1924. 2. Touchant l’inuence d’Ernst Mach sur les formalistes, cf. Leonid BAT_Temps_Modernes_676.indb 120 BAT_Temps_Modernes_676.indb 120 20/11/13 11:01 20/11/13 11:01

Transcript of Forme et structure

Jean-Claude Milner

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX

Je souhaite examiner la relation générale entre le formalisme et le structuralisme. Je ne m’en tiendrai pas aux connexions his-toriques ; je m’interrogerai plutôt sur les ressemblances et diffé-rences que l’on peut reconnaître entre deux programmes ; à quoi reconnaît-on qu’un programme est formaliste ? A quoi reconnaît-on qu’il est structuraliste ? Je serai de ce fait amené à ne pas m’en tenir au formalisme russe des années vingt. J’étendrai mon inves-tigation à Claude Lévi-Strauss. Dans cette étude, Roman Jakobson tiendra une place éminente.

Si l’on s’en tient au formalisme littéraire et au structuralisme linguistique, leur mise en relation dépend de lui et de lui presque uniquement. Par sa biographie et ses écrits, Jakobson incarne à lui seul l’éventuel apparentement des deux programmes. Au départ, on trouve l’idéal de la science. Les formalistes russes veulent construire une science de la littérature1. Au moment où ils écrivent, là où ils écrivent, cela engage un rapport au marxisme, mais aussi à l’empiriocriticisme, dont l’infl uence avait été dominante avant 1914. Sinon qu’il leur était impossible de se réclamer ouvertement d’une épistémologie que Lénine avait récusée, en 1908, dans Matérialisme et empiriocriticisme2. Boris Eikhenbaum répète

1. Boris Eikhenbaum, « Les “formalistes” en question », in Gérard Conio, Le Formalisme et le futurisme russes devant le marxisme, L’Age d’Homme, 1975, p. 23. L’article appartient à un débat qui date de 1924.

2. Touchant l’infl uence d’Ernst Mach sur les formalistes, cf. Leonid

BAT_Temps_Modernes_676.indb 120BAT_Temps_Modernes_676.indb 120 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 121

qu’«  il n’y a pas vraiment de méthode formelle » ; il croit néan-moins possible de défi nir un programme formaliste3. Ce n’est pas contradictoire ; il n’y a pas de méthode, au sens où une méthode énumérerait des règles affi rmatives, mais pour mériter le nom de formaliste, une étude s’interdit certaines procédures, qu’elle juge non pertinentes quand il s’agit d’une œuvre littéraire. Autrement dit, le formalisme se caractérise par des refus. Eikhenbaum en sou-ligne deux : a) le critique ne traite pas de la psychologie de l’au-teur, il ne forme aucune hypothèse la concernant ; b) les conditions historico-sociologiques régnant au moment où une œuvre a été écrite ne sont pas pertinentes pour l’étude de cette œuvre. Pour-quoi ? La réponse pourrait bien dépendre de l’empiriocriticisme. Selon cette doctrine, la psychologie d’un individu est inaccessible à une connaissance positive ; entre les conditions historico-sociolo-giques d’un événement et cet événement, la relation est certaine, mais elle est opaque. Or, l’empiriocriticiste s’impose de ne tenir compte ni de ce qui lui est inaccessible, ni de ce qui lui est opaque ; concernant la chose littéraire, cette contrainte doit être respectée au nom des exigences de la science.

Le même idéal vaut pour Jakobson. Au-delà des intérêts communs et des amitiés personnelles, c’est cela qui, à ses yeux, fonde la mise en relation des programmes. De manière générale, il s’agit de construire une science qui mérite pleinement son nom, alors que ses objets n’appartiennent pas à la nature. En termes tradi-tionnels, on dirait qu’ils relèvent du thesei, non du phusei. Qu’ils soient littéraires ou linguistiques, ils doivent présenter deux carac-tères : a) ils manifestent des caractères de constance, de récurrence, de répétabilité ; et b) ils sont maximalement dénaturalisés  : plus exactement, ils ne sont pas naturalisés. Science littéraire et science linguistique, toute la question va être de repérer les propriétés mini-males pour qu’un objet non naturel puisse être un objet de science,

Heller, « La perception différentielle chez les formalistes russes. Un cas exemplaire  : Victor Chklovski  », 2012 ; Les Enfants de Herbart. Des formalismes aux structuralismes en Europe centrale et orientale. Filia-tions, reniements, héritages, éd. Xavier Galmiche, «  Formalisme esthé-tique en Europe centrale », formesth.com

3. Ibid., pp. 24-25. Sur l’absence de méthode et de doctrine, cf. les considérations rétrospectives de Jakobson, Russie, folie, poésie, Le Seuil, 1986, « Réponses », pp. 41-42. Il s’agit d’un entretien accordé en 1972 à Tzvetan Todorov et Jean-José Marchand.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 121BAT_Temps_Modernes_676.indb 121 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES122

autant que pourrait l’être un phénomène naturel, et cela sans le naturaliser. A partir de cette décision commune, on peut mettre en regard la manière dont chaque programme la met en œuvre.

Premier point  : il est de fait qu’on rencontre des récurrences dans des objets non naturels. Cette observation est nécessaire aux formalistes et aux linguistes, mais elle n’est pas suffi sante. On peut en effet l’accepter, tout en l’expliquant par des raisons substan-tielles, plutôt que formelles. L’exemple de Vladimir Propp est révé-lateur. Après avoir mis au jour des récurrences dans le conte popu-laire russe, il en a découvert dans des contes appartenant à des domaines géographiquement et historiquement séparés. Devant de telles données, il se réfère à Engels et à L’Origine de la famille. Puisque, dit-il, les conditions de production sont les mêmes dans des sociétés qui en sont au même point de développement social, il est absolument normal que leurs représentations idéologiques soient les mêmes4. Autre exemple à la fois analogue et différent : dans les dernières versions de son programme de recherche, Noam Chomsky attribue des causes biologiques aux récurrences qu’il observe dans les langues5. Autrement dit, il naturalise son objet.

Un formalisme ou un structuralisme s’interdisent de donner ce type d’explication substantielle aux récurrences. Soit que, dans un mouvement proche de l’empiriocriticisme, ils s’interdisent de former des hypothèses, soit que l’explication qu’ils proposent soit interne à la forme ou à la structure. Lévi-Strauss illustre la pre-mière position ; il affi rme à la fois qu’en dernière instance la science de la nature saura un jour rendre compte des structures qu’il a établies et que, dans son propre travail, il ne s’aventurera pas au-delà de la reconnaissance des structures. Jakobson est moins net ; il n’affi rme pas une détermination naturelle de dernière ins-tance, mais il ne l’exclut pas. Quoi qu’il en soit, à cette étape de l’examen, l’analogie des programmes formaliste et structuraliste peut être admise.

4. Vladimir Propp, Les Racines historiques du conte merveilleux, Gallimard, 1983. Voir notamment la section I, « Prémisses » (l’original russe a été publié en 1946).

5. Noam Chomsky, Réfl exions sur le langage, Champs/Flammarion, 1975, 2011, p. 21.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 122BAT_Temps_Modernes_676.indb 122 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 123

Deuxième point : pour préciser la force de cette première ana-logie, il y a avantage à prendre appui sur les exigences de la science galiléenne. Alexandre Koyré en a souligné à maintes reprises le caractère non qualitatif. Selon son analyse, un geste détermine une science comme galiléenne : la dissolution des qualia. Ce geste, la linguistique l’accomplit effectivement. Considérons la phonologie telle que l’ont édifi ée Nicolas Troubetzkoy et Roman Jakobson. Elle se distingue de la phonétique. Celle-ci enregistre et classifi e les qualités phoniques, en se fondant sur des qualités articulatoires ou acoustiques ; la phonologie use de la terminologie phonétique, mais cela ne doit pas dissimuler l’opération fondamentale  : elle dissout les qualités phoniques en leur substituant des propriétés phonologiques qui, de leur côté, se fondent exclusivement sur la relation d’opposition et non sur des qualités. Par exemple, la pho-nétique défi nit la qualité de sonorité  : est sonore un son articulé avec vibration des cordes vocales ; est sourd en revanche un son articulé sans vibration des cordes vocales. En phonologie, un pho-nème n’est sonore que s’il s’oppose à un phonème sourd. C’est l’opposition qui vaut et non les vibrations en soi.

Un phonème peut être descriptivement sonore, mais ne pas valoir pour tel, du point de vue phonologique. Par exemple dans la langue française, toutes les voyelles sont sonores ; pour cette raison justement, la sonorité ne permet pas d’opposer une voyelle à une autre. De ce fait, la qualité sonore se constate, mais n’est pas lin-guistiquement pertinente ; au sens propre, elle n’existe pas pour la science linguistique. Dans d’autres langues, la situation est diffé-rente ; certaines langues africaines connaissent des voyelles chu-chotées, sans vibration des cordes vocales. Dans ce cas, l’opposi-tion voyelles sonores/voyelles sourdes est pertinente et la sonorité existe comme propriété linguistique des voyelles.

Bien entendu, il arrive plus généralement qu’un phonème soit sonore à la fois pour la phonétique et pour la phonologie. En fran-çais, le /b/ initial de /bal/ est phonologiquement sonore, parce qu’il s’oppose, dans la même position, au /p/ sourd de /pal/; par ailleurs, les appareils du phonéticien feront apparaître une vibration des cordes vocales qui qualifi ent le /b/ comme phonétiquement sonore. Mais on a affaire là à une pure et simple homonymie de l’adjectif « sonore ». En fait, le linguiste annule la qualité phonétique et lui substitue, tout en conservant le même vocable, une propriété toute différente qui n’a rien de qualitatif. « Sonore » en phonétique ren-

BAT_Temps_Modernes_676.indb 123BAT_Temps_Modernes_676.indb 123 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES124

voie à la vibration des cordes vocales, qu’il y ait opposition ou pas ; « sonore » en phonologie renvoie à une relation d’opposition dont la vibration est le support. Quoiqu’ils soient lexicalement identiques, les deux adjectifs n’ont aucun rapport.

De la même manière, la physique mathématisée peut parler des couleurs en conservant les noms de couleur ; elle n’en a pas moins imposé à ces qualités une interprétation non qualitative et stricte-ment quantifi ée en termes de longueur d’onde. On pourrait soutenir qu’entre le rouge qualitatif et la longueur d’onde rouge, il y a géné-ralement synonymie référentielle, mais il n’y a jamais synonymie méthodologique ; entre le sonore phonétique, qui n’est pas oppo-sitif, et le sonore phonologique, qui est oppositif, il n’y a jamais synonymie méthodologique et il arrive qu’il n’y ait même pas synonymie référentielle. Dans une science galiléenne, la dernière instance est non qualitative, que la dissolution des qualia soit obtenue par une mathématisation au sens strict ou par la projection des qualia dans un système de relations.

J’ajoute que la relation d’opposition me paraît fondamentale-ment dénaturalisée. Autant l’on peut soutenir que la symétrie et l’antisymétrie existent dans la nature, autant il me semble impos-sible de soutenir qu’un phénomène naturel s’oppose à un autre, sauf à recourir implicitement à une modélisation théorique. L’ob-servation qualitative autorise à constater que la main droite et la main gauche sont symétriques ; si l’on passe de là à la proposition « la main droite s’oppose à la main gauche », on a déjà fait un pas hors du qualitatif pour s’orienter vers un système de relations non qualitatives. Il est vrai que Jakobson se plaisait à des spéculations quasi cosmologiques, centrées sur les diverses formes de la symé-trie et de l’antisymétrie. Mais cette spéculation ne joue pas de rôle direct dans ses analyses. On devrait plutôt évoquer à ce propos une «  métaphonologie  » ou une «  métalinguistique  ». Cela suppose certes que les analyses phonologiques soient tenues pour valides. Mais, à l’inverse, on peut admettre la validité des analyses pho-nologiques sans être obligé d’adhérer aux spéculations sur la symétrie. Jakobson lui-même peut bien accorder à la symétrie un primat ontologique ; malgré cela, il maintient fermement le primat méthodologique de l’opposition sur la symétrie.

Si l’on se tourne à présent vers le formalisme russe, la question se pose : est-ce qu’à l’exemple du structuralisme phonologique, il

BAT_Temps_Modernes_676.indb 124BAT_Temps_Modernes_676.indb 124 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 125

procède à une dissolution des qualia ? En fait, la question se subdivise : a) y a-t-il des qualia proprement littéraires ? b) si oui, sont-ils dissous ? On peut supposer que la question (a) se ramène à la recherche de la « littérarité » : ce qui fait qu’une œuvre littéraire est littéraire (literaturnost). Cette recherche a-t-elle abouti de manière claire et distincte ? Je laisse aux spécialistes le soin de le déterminer. Mais à supposer qu’elle ait abouti, je crois qu’il faut répondre par la négative à la question (b). On conclut de là que le projet de science que partageaient les formalistes et les linguistes russes n’a pas été mené à bien par les premiers, alors qu’il a été mené à bien par les seconds. On m’objectera que je prends science en un sens déterminé. Je réponds que ce sens est admissible ; il est de plus parfaitement compatible avec l’épistémologie dont le formalisme semble dépendre.

Dans l’article qu’il a publié à la mort d’Eikhenbaum, Jakobson émet la réserve suivante  : « L’auteur avouait lui-même en 1929  : “mon passé ne m’a pas préparé à la linguistique”6. » Est ainsi décelée une limite ; elle devait, aux yeux de Jakobson, rendre Eikhenbaum vulnérable non seulement face à des adversaires politiques (parmi lesquels Trotski, alors au sommet de son prestige), mais également dans sa méthode. En vérité, le diagnostic s’étend à l’ensemble, au reste très diversifi é, de ceux qu’on appelait les formalistes : « Vers la fi n des années 20, il était devenu absolument clair que ce qu’on avait fait au début des années 20, avec mes amis et collègues, devait être développé et transformé. Tynianov et moi, nous l’avons dit très clairement dans notre déclaration de 1928 [...] : il fallait passer du formalisme au structuralisme7. »

De là suit une conséquence : la comparaison entre le structu-ralisme linguistique et le formalisme russe cesse désormais d’être féconde. Afi n de poursuivre l’examen, je dois me pencher sur d’autres programmes. Je discuterai de Lévi-Strauss.

Troisième point : dans la construction d’une science du thesei, un moment fondamental concerne ce que j’appellerai l’Un. Par là, je n’entends pas l’élément théorique minimal dans les analyses, mais la donnée minimale qui, aux yeux de l’analyste, justifi e que

6. «  Boris Eikhenbaum  », in Russie, folie, poésie, p.  59. L’article original a été publié en russe en 1963 ; Eikhenbaum était mort en 1959.

7. « Réponses », ibid., p. 43.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 125BAT_Temps_Modernes_676.indb 125 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES126

ses analyses soient possibles. Quelle est, dans l’observable, la donnée minimale qui tout à la fois rend compte de l’éventuelle récurrence des phénomènes thesei et autorise, les concernant, la construction d’une représentation théorisée ? Cet Un est à la fois le principe d’existence des régularités et le principe d’explication de celles-ci. Pour comparer deux programmes, il est toujours opportun de s’interroger sur leur mode de détermination de l’Un.

Avant d’entrer dans le détail, je rappellerai quelques données factuelles. Lévi-Strauss et Jakobson entretenaient des relations personnelles et intellectuelles. Lévi-Strauss n’aurait pas écrit Les Structures élémentaires de la parenté comme il les a écrites, s’il n’avait pas, à New York, pendant la Deuxième Guerre mondiale, rencontré Jakobson. Ils ont publié ensemble un article célèbre sur « Les Chats » de Baudelaire, né, semble-t-il, d’une conversation amicale où les deux interlocuteurs se sont en quelque sorte inspirés l’un l’autre8. Il vaut la peine de noter que cette collaboration s’exerce sur un objet littéraire, comme si l’intersection entre linguistique et anthropologie s’accomplissait dans un projet issu du formalisme tel que le dénonçait Trotski en 1924 : « Ayant proclamé que l’essence de la poésie était la forme, cette école ramène sa tâche à une analyse, essentiellement descriptive et semi-statistique, de l’étymologie et de la syntaxe des œuvres poétiques, au décompte des voyelles, consonnes, syllabes et épithètes qui se répètent9. »

Cela étant admis, une évolution se constate. Dans l’Anthro-pologie structurale encore (1958), la référence de Lévi-Strauss à la phonologie demeure cruciale10. Mais ce n’est plus vrai de l’Anthropologie structurale II (1973) ; à titre d’anecdote, le mot

8. Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss, «  Les Chats  » de Baudelaire, publié dans L’Homme en 1962 ; repris dans Questions de poétique, Le Seuil, 1973, pp. 401-419.

9. Léon Trotski, Littérature et révolution, chap. 5, « L’école forma-liste de poésie et le marxisme », accessible sur le site : www.marxists.org/ On notera que Trotski réduit l’école à trois noms ; parmi ceux-ci, il men-tionne explicitement Jakobson.

10. Voir par exemple Anthropologie structurale, Plon, 1958, chap. II, «  L’Analyse structurale en linguistique et en anthropologie  », p.  39  : « La phonologie ne peut manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le même rôle rénovateur que la physique nucléaire, par exemple, a joué pour l’ensemble des sciences exactes.  » Désormais, je renverrai à cet ouvrage par le sigle AS I.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 126BAT_Temps_Modernes_676.indb 126 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 127

phonologie n’apparaît pas dans l’index. A passer directement des Structures élémentaires de la parenté (1949) aux Mythologiques (1964-1971), on constate un déplacement, qui se confi rme dans les ouvrages ultérieurs. Déjà La Pensée sauvage (1962) se détourne du dispositif initial ; le mode de raisonnement linguistique n’y est plus invoqué. Dans La Pensée sauvage et les Mythologiques, le terme transformation doit peu à Chomsky. La référence est à chercher du côté des sciences de la nature, et plus précisément chez D’Arcy Thompson dans son ouvrage de 1917, On Growth and Form. Il est vrai que ce dernier n’est pas nommé ; or, le public français, le connaissant mal, ne pouvait songer à lui et Lévi-Strauss le savait11. Nul ne pouvait ignorer en revanche que la grammaire transforma-tionnelle de Chomsky jouissait du prestige de la nouveauté. On ne peut exclure une forme de malice ; alors qu’il reprend avec insistance un terme que la doxa du moment attribuait à la linguistique, Lévi-Strauss laisse entendre, mais seulement à ceux qui savent lire, que celle-ci n’est plus un guide pour lui.

Il est vrai que la phonologie et la linguistique en général connaissaient depuis les années 60 de profonds bouleversements. Tout en se réclamant de Jakobson, Morris Halle et Chomsky abandonnaient des pans entiers du programme structuraliste12. Lévi-Strauss en a sûrement pris conscience. En tout cas, il autonomise sa méthode ; pour résumer, je dirais qu’il délaisse de plus en plus ouvertement les relations d’opposition, pour s’en tenir aux diverses variantes de la symétrie et de l’antisymétrie. En cela, il rompt avec ce qui formait le noyau dur du structuralisme jakobsonien  : le primat méthodologique de l’opposition sur la symétrie.

Ces repères étant fi xés, on peut revenir à la question de l’Un. Durant la période de plus grande proximité entre Jakobson et Lévi-Strauss, leur définition de l’Un est-elle la même ? Est-elle seulement apparentée ? Ou faut-il, sous les hommages réciproques, déceler une équivoque ? Lévi-Strauss dans AS I avance un ensemble de propositions de poids : « Sans réduire la société ou la culture à la langue, on peut amorcer cette “révolution copernicienne”

11. A ma connaissance, Lévi-Strauss attend ses entretiens avec Didier Eribon pour souligner l’intérêt qu’il porte à D’Arcy Thompson. Cf. De près et de loin, Odile Jacob, 1988, pp. 158-159.

12. Sur le développement et le déclin du programme structuraliste en linguistique, je me permets de renvoyer à mon propre Périple structural, Verdier/Poche, 2008.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 127BAT_Temps_Modernes_676.indb 127 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES128

(comme disent MM.  Haudricourt et Granai) qui consistera à interpréter la société, dans son ensemble, en fonction d’une théorie de la communication. Dès aujourd’hui, cette tentative est possible à trois niveaux : car les règles de la parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et des services, et les règles linguistiques la communi-cation des messages13. » On notera l’allusion kantienne ; la trouvant chez des contradicteurs, Lévi-Strauss se l’approprie. On est en droit de la prolonger en rappelant une autre expression de Kant ; Lévi-Strauss veut engager l’anthropologie dans la «  voie royale des sciences ». La phonologie en particulier et la linguistique en général le lui permettront  : «  [...] chercher dans le langage un modèle logique qui peut nous aider — parce que plus parfait et mieux connu — à comprendre la structure d’autres formes de communication [...] 14. » « Dans toute société, la communication s’opère au moins à trois niveaux  : communication des femmes ; communication des biens et des services ; communication des messages. Par conséquent, l’étude du système de parenté, celle du système économique et celle du système linguistique offrent certaines analogies. Toutes trois relèvent de la même méthode ; elles diffèrent seulement par le niveau stratégique où chacune choisit de se situer au sein d’un univers commun 15. »

La notion de communication est ici prévalente ; elle est reprise de Norbert Wiener, dont le livre Cybernetics  : Or Control and Communication in the Animal and the Machine16 était alors très admiré. Lévi-Strauss y renvoie dès l’ouverture du chap. III, « Langage et société17 ». Cette référence lui permet de satisfaire l’un de ses vœux les plus constants, articuler les sciences du thesei aux sciences mathématisées du phusei  : «  On pourrait même ajouter que les règles de parenté et de mariage défi nissent un quatrième type de communication  : celui des gènes entre les phénotypes. La culture ne consiste donc pas exclusivement en

13. AS I, pp. 95-96.14. Ibid., p. 96.15. Ibid., p. 326.16. Paris-Cambridge-New York, 1948.17. Ibid., p. 63.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 128BAT_Temps_Modernes_676.indb 128 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 129

formes de communication qui lui appartiennent en propre (comme le langage), mais aussi — et peut-être surtout — en règles applicables à toutes sortes de “jeux de communication”, que ceux-ci se déroulent sur le plan de la nature ou sur celui de la culture18.  » On note cependant que Lévi-Strauss tient aussitôt à rappeler la notion d’échange, plus maniable pour un anthropologue, mais aussi, tout bien considéré, nettement plus précise et mieux défi nie  : «  Ces trois formes de communication sont, en même temps, des formes d’échange entre lesquelles des relations existent manifestement (car les relations matrimoniales s’accompagnent de prestations économiques, et le langage intervient à tous les niveaux). Il est donc légitime de rechercher s’il existe entre elles des homologies, et quelles sont les caractéristiques formelles de chaque type pris isolément, et des transformations qui permettent de passer de l’un à l’autre19.  » A lire de près l’ensemble de ces textes, on constate que leur portée essentielle consiste à ordonner la recherche selon une perspective dont le point de fuite, quoiqu’il soit unique, porte un nom variable  : «  relations », « analogies », « homologies », « passages d’un type à l’autre ». Par commodité, je regrouperai ces phénomènes sous le nom d’homomorphie. Qu’il soit fait mention de la communication, cela n’a qu’une seule utilité immédiate  : proposer une explication à l’existence des diverses variantes de l’homomorphie. Or, à cette fi n, la notion d’échange est bien plus effi cace.

Même aux moments où elle semble s’effacer dans AS I, elle soutient l’architecture de l’ensemble. Comparée à AS I, la situation est encore plus claire aujourd’hui. Il est de fait que le programme de Wiener n’a pas répondu aux espérances. Non seulement on peut, dans les textes doctrinaux de Lévi-Strauss, substituer librement échange à communication, mais également on le doit.

On identifi e à présent ce qui pour Lévi-Strauss constitue l’Un, au sens où je l’ai défi ni plus haut. Je ne nie pas qu’à partir de maintenant j’irai au-delà des textes, mais, me semble-t-il, sans les forcer. A la question de ce qui autorise l’anthropologie à user des mêmes procédures que la phonologie, Lévi-Strauss répond par l’homologie entre structures de la parenté, structures du don et structures phonologiques. L’homologie dans les procédures répond à

18. Ibid., pp. 326-327.19. Ibid., p. 96.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 129BAT_Temps_Modernes_676.indb 129 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES130

l’homologie dans les données ; l’homologie dans les données répond au fait de l’échange. L’Un qui permet de reconnaître les récurrences d’une part, et de les exposer par des procédures d’autre part, cet Un qui, au-delà des récurrences propres à chaque domaine du thesei, reconnaît des homologies entre domaines distincts, cet Un qui légitime les homologies à la fois du côté des données et du côté des procédures, cet Un qui est à la fois principe d’existence et principe d’explication des homologies, c’est donc l’échange.

Lévi-Strauss a introduit la notion d’échange généralisé ; on conférera au qualifi catif son extension maximale. Partout où il y a échange, les procédures peuvent se transposer de domaine d’échange à domaine d’échange. Le qualifi catif structural est valide dans toutes les disciplines qui abordent leurs données du point de vue de l’échange. Mais, en retour, dans les relations entre êtres humains, il y a toujours échange ; toute discipline prenant pour objet telle ou telle de ces relations a donc vocation à être structurale. On peut se demander si elle n’a pas aussi vocation à être toujours tenue pour anthropologique en dernier ressort. Il n’y aurait alors d’anthropologie que structurale ; il n’y aurait de structural qu’une anthropologie, élargie à l’ensemble des sciences sociales et humaines.

Si l’on admet cette interprétation de la position de Lévi-Strauss, on doit se poser la question d’où vient qu’il y ait de l’échange ? Pour ma part, je ne trouve pas dans son oeuvre de véritable réponse ; sont censées en tenir lieu quelques déclarations cryptiques, mettant en avant, sous le chef du symbolique, la dialectique du soi et de l’autre. Si Lévi-Strauss devait préciser davantage, il irait tout droit à Sartre et à la dialectique de l’Autrui. L’échange, c’est les Autres, pourrait-on dire. Ajoutons que l’Enfer sartrien, de son côté, repose sur l’échange ; Huis clos est à la fois un mythe platonicien du fait social total et une longue variation sur le don maussien. Bref, l’Enfer, c’est l’échange. Contrairement à ce que prétendait Paul Ricœur, Lévi-Strauss ne déploie pas un « kantisme sans sujet transcendantal », mais un «  sartrisme sans Histoire ». On comprend mieux l’intensité du débat qui s’engagea avec Jean-Paul Sartre dans La Pensée sauvage. Comme il arrive souvent, l’apparentement intellectuel tourne aux Atrides. Je laisse cette question de côté.

J’en reviens au structuralisme ; quand j’ai écrit sur ce sujet dans Le Périple structural, je n’ai pas souhaité discuter en détail le

BAT_Temps_Modernes_676.indb 130BAT_Temps_Modernes_676.indb 130 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 131

parcours de Lévi-Strauss. Tout au plus avais-je signalé que La  Pensée sauvage se détachait ouvertement du structuralisme strict. Je peux aujourd’hui être plus net ; selon moi, Lévi-Strauss est antistructuraliste, et cela dès AS I. Que La Pensée sauvage amorce un tournant, cela est certain, mais on ne peut marquer de coupure entre une première période qui serait structuraliste et des périodes ultérieures qui seraient de plus en plus ouvertement non structuralistes. Sur des points essentiels, Lévi-Strauss se situe d’emblée hors du programme structuraliste, si du moins ce programme est défi ni en rigueur. Mon propos n’a rien de polé-mique ; pour éviter tout malentendu, je m’inspirerai de Georges Dumézil. Celui-ci disait de lui-même qu’il était « structuriste » et non pas structuraliste20 ; l’expression me paraît convenir à Lévi-Strauss.

La comparaison avec Jakobson est éclairante. Chez Jakobson, quelle est la réponse à la question de l’Un ? L’Un, dans sa phonologie, n’est pas le phonème. Parce que le phonème est d’emblée « plusieurs ». Il est pris dans une série d’oppositions qui vont faire apparaître une série de traits distinctifs. Le phonème est un « paquet » de traits distinctifs. Mais l’Un n’est pas non plus le trait distinctif, car celui-ci n’est distinctif que s’il est oppositif. Il n’est oppositif que s’il est à son tour pris dans une opposition. Or, une opposition ne vaut que si elle fait système avec d’autres. Nous retrouvons ici la fameuse formule du Cours de linguistique générale qui défi nit les êtres linguistiques en général comme relatifs, oppositifs et négatifs. Ils sont relatifs ; la relation dans laquelle ils entrent est une opposition ; l’opposition s’analyse comme une négation pure, chaque terme se déterminant par ce qu’il n’est pas. Il n’y a pas de pôle positif dans une opposition linguistique ; ce sont deux termes négatifs qui s’opposent l’un à l’autre. Le phonème dit «  sonore  » n’est pas positivement situé, relativement au phonème « non sonore » ; il est sonore en tant qu’il s’oppose, en tant donc qu’aucun des deux phonèmes en relation n’est ce qu’est l’autre. Les signes + et –, fréquemment utilisés, n’ont d’autre valeur que mnémotechnique.

20. «  Entretien sur les mariages, la sexualité et les trois fonctions, chez les Indo-Européens », Ornicar?, no 19 (1979), p. 78 : « Je ne suis pas structuraliste [...], je suis un structuriste, puisque le mot est encore disponible. »

BAT_Temps_Modernes_676.indb 131BAT_Temps_Modernes_676.indb 131 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES132

L’ontologie de Saussure disjoint l’Etre et l’Un ; l’Etre est conféré à l’élément de langue, dans la mesure exacte où cet élément n’est pas un. La notion de signe résume cette disjonction et la déploie, en distribuant les relations d’opposition selon deux axes : dans la position qu’il occupe, le signe se distingue de ceux qui auraient pu occuper la même place et n’ont pas été «  choisis  » (rapports associatifs) ; il se distingue de ceux qui le précèdent et le suivent (rapports syntagmatiques). Jakobson adhère à cette doctrine ; il conserve la notion de signe et généralise les deux axes, défi nissant le premier par la sélection en similarité/dissimilarité, et le second par la combinaison en contiguïté. De là, il tirera une théorie, devenue célèbre, de la métaphore (similarité/dissimilarité) et de la métonymie (contiguïté)21.

Mais l’Un ne s’évanouit pas pour autant. Il devrait en quelque sorte se soutenir de lui-même ; il devrait ne pas rentrer dans une relation d’opposition, puisqu’il a pour fonction de fonder l’opposition elle-même, en tant qu’elle s’observe comme une donnée et en tant qu’elle explique les données. Précisément parce qu’il légitime un mode d’être relatif, oppositif et négatif, l’Un du linguiste structuraliste ne doit être, en soi, ni relatif, ni oppositif ni négatif. Quel est-il ? Pour Saussure, c’était la langue, en chaque langue différente ; pour Jakobson, c’est le système phonologique. Un système phonologique se pose à côté d’un autre système phonologique ; chacun est fait d’oppositions, mais ils ne s’opposent pas entre eux. On peut certes les comparer, mais il n’est pas nécessaire pour analyser un système donné de le mettre en relation avec d’autres.

Or, reprenons l’échange lévi-straussien. La situation est toute différente  : l’échange n’est pas échange des biens d’une part, échange des femmes d’autre part, échange des mots enfi n ; c’est bien plutôt la possibilité de retrouver la structure d’échange dans des systèmes différents, trois ou plus. L’échange n’est pas seulement l’échange en tant que tel, mais surtout la possibilité de l’homomorphie entre les systèmes d’échange. L’homomorphie en

21. Ferdinand  de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1922, 1972, pp. 170 et suiv. (pagination de l’édition originale) ; Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Essais de linguistique générale, Minuit, 1963, p. 48 ; pp. 61 et suiv.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 132BAT_Temps_Modernes_676.indb 132 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 133

retour n’est pas seulement rendue possible par l’échange ; elle accomplit l’échange.

Chez Jakobson, en revanche, l’Un est le système phonologique, indépendamment des relations qui pourraient s’établir de système à système. Chaque système est fait de relations oppositives ; mais un système ne s’oppose pas à un autre. En dehors de la relation d’opposition en général, aucune homomorphie ne se détermine ; quant à parler d’une homomorphie que déterminerait la pertinence universelle de la relation d’opposition, cela revient à une affi rmation vide : il y a des oppositions.

Comparer les systèmes, passer d’un système à un autre par transformation, la phonologie structurale en a examiné la possibilité. Jakobson a étudié, sous le nom d’affi nités, la manière dont une langue peut passer d’un système à un autre, en empruntant un trait à une langue géographiquement voisine22. Il a par ailleurs cherché à établir, par comparaison entre systèmes, des lois universelles. Il a notamment supposé qu’entre les oppositions distinctives régnaient des lois universelles d’implication ; telle opposition ne pourrait alors apparaître que si telle autre s’était déjà constituée. Le langage enfantin était censé permettre d’établir de telles relations, grâce à une observation des ordres d’apparition des oppositions ; de même l’aphasie, grâce à une observation des ordres de disparition des oppositions23.

A examiner de près les divers travaux, on constate cependant que la mise en relation ne constitue pas un principe d’explication ; au contraire, elle fait apparaître le problème à résoudre. Qu’il s’agisse des évolutions diachroniques ou des affi nités synchroniques, la solution vient de l’étude de chaque système considéré pour lui-même. Plus nettement encore, Jakobson présente les lois d’implication comme un « complément » : « L’étude de l’invariance des traits phonématiques d’une langue particulière doit être complétée par la recherche des invariances universelles dans le

22. « Sur la théorie des affi nités phonologiques entre les langues », in N.S. Troubetzkoy, Principes de phonologie, Klincksieck, 1957, pp. 351-365.

23. Les recherches de Jakobson en matière de lois phonologiques universelles commencent dès la fi n des années 30. Elles seront synthétisées en 1956 dans un texte rédigé en collaboration avec Morris Halle et traduit en français par Nicolas Ruwet : « Phonologie et phonétique », Essais de linguistique générale, Minuit, 1963, pp. 103-149.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 133BAT_Temps_Modernes_676.indb 133 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES134

système phonématique du langage en général24 » ; autrement dit, les lois oppositives de chaque système phonologique doivent être expliquées avant que ne soient comparés les systèmes. Méthodo-logiquement, l’absence d’homomorphie est posée en axiome de départ ; c’est à cette condition que l’on rend compte des relations éventuelles entre systèmes.

Tout au contraire, la relation entre les systèmes d’échange constitue selon Lévi-Strauss le principe d’explication fondamental de chaque système. Partir des transformations, des homologies, de l’homomorphie, pour revenir aux systèmes d’échange particuliers et en parfaire l’analyse, cela défi nit, chez lui, la méthode structurale. Dans AS I et dans l’ensemble de l’œuvre, le structural n’est qu’un slogan vide s’il ne renvoie pas à une homomorphie première et même primitive. Première logiquement et primitive au regard du fonctionnement de l’esprit. On touche là, entre Jakobson et Lévi-Strauss, une distinction essentielle. Pour la rendre plus sensible, je vais faire un détour par la physique.

Admettons que les systèmes phonologiques de Jakobson soient comparés à des systèmes inertiels qui ne seraient soumis qu’à une seule loi  : l’opposition. Les phonèmes ne subissent aucune contrainte extérieure ; la loi d’opposition vaut de la même manière dans tous les systèmes ; c’est justement cette constance qui autorise des effectuations différentes des diverses oppositions. De langue à langue, les oppositions spécifi ées obéissent à la même loi d’oppo-sition, mais les valeurs oppositives se défi nissent à l’intérieur d’un système phonologique particulier.

Il s’agit bien entendu d’une simplifi cation. Il peut arriver que des infl uences extérieures s’exercent et troublent le jeu des oppositions. Cela s’observe notamment quand des langues différentes entrent en contact. Même en situation normale, il n’est pas vrai qu’un système jakobsonien ne suive que la seule loi d’opposition. Celle-ci se combine à une ou plusieurs autres. En elle-même, elle se dédouble ; elle opère d’une part sur l’axe des sélections : dans /bal/, le /b/ s’oppose au /p/, qui dans la même position est admis, comme en témoigne /pal/; elle opère d’autre part sur l’axe des combinaisons : dans une séquence de type /b –l/, la position centrale ne peut être occupée ni par un e muet,

24. R. Jakobson et M. Halle, «  Phonologie et phonétique  », ibid., p. 126.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 134BAT_Temps_Modernes_676.indb 134 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 135

ni par une consonne. On peut, sans bouleverser la phonologie jakobsonienne, séparer la loi d’opposition sélective et la loi d’opposition combinatoire. En tout état de cause, Jakobson ajoute à ces deux lois d’opposition d’autres lois, et notamment les lois d’implication. Cela n’affecte pas le raisonnement qui suit, puisque tous les systèmes sont soumis de la même manière aux lois, qu’il y en ait une seule ou plusieurs.

Ces réserves étant posées, on admettra la notion de système inertiel pour la phonologie. Par jeu, on ira jusqu’à transposer la relativité galiléenne. Galilée avait proposé un exemple célèbre  : un navire vogue à vitesse constante en ligne droite ; un matelot laisse tomber une pierre du haut du mât. A ses yeux, la pierre décrit une verticale. Mais le spectateur resté à quai verra une parabole, parce qu’il interprète l’événement selon son propre système inertiel qui est le quai et non le bateau. De manière analogue, un locuteur, s’essayant à parler une langue étrangère, interprète le système phonologique de cette langue à partir de la phonologie de sa propre langue.

J’imagine que la série des Rambo, jouée par Sylvester Stallone, n’est pas totalement oubliée. On prétend que le romancier David Morrell, créateur du personnage, voulait rendre hommage à Arthur Rimbaud ; il est certain qu’un anglophone, parlant du poète, produira une séquence phonique /ræmbow/, très proche de celle qu’il produit, quand il parle des fi lms. En s’appuyant sur la loi d’opposition, un jakobsonien expliquera aisément pourquoi le français Rimbaud est « perçu », à partir de l’anglo-américain, sous la forme /ræmbow/. Il expliquera notamment pourquoi le sujet anglophone fait surgir un /m/ qui ne s’entend pas en français standard. De même que, chez Galilée, l’un voit une parabole quand l’autre voit une droite.

Poursuivons l’analogie. L’important est ceci : Newton théorise la relativité galiléenne, en posant un temps universel et absolu ; on peut, dès lors, synchroniser les horloges de deux systèmes inertiels distincts ; en particulier, on peut défi nir la notion de simultanéité entre systèmes indépendants. Chez Einstein en revanche, il n’y a pas de temps absolu ; on ne peut synchroniser les horloges ; en particulier, la notion de simultanéité n’a pas de signifi cation25.

25. Je m’appuie sur Françoise Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein, PUF, 1984, 2012, p. 108 et p. 119. L’auteur n’est évidemment comptable ni de mes erreurs d’interprétation, ni du caractère téméraire de mon rapprochement.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 135BAT_Temps_Modernes_676.indb 135 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES136

Or, il n’y a pas non plus de référentiel phonologique absolu. On ne peut donc « synchroniser » les relations d’opposition. Par analogie avec Einstein, appelons « simultanéité phonologique » la possibilité de reconnaître comme exactement équivalentes, d’un système à l’autre, les mêmes valeurs oppositives ; on constate que cela n’a pas de sens. Malgré tous les efforts des lecteurs amoureux du poète, quel que soit leur souci de respecter un patronyme qu’ils admirent, le nom de Rimbaud n’est pas phonologiquement «  simultané  » en français et en anglais. Et cela, parce que dans les deux langues la loi d’opposition vaut. Mais, dira-t-on, la donnée tient au fait qu’en français la voyelle nasale notée par le digramme im est un phonème de statut plein, alors qu’en anglais elle est seulement une variante contextuelle dont l’apparition est déclenchée par la présence d’une consonne nasale, en l’occurrence /m/ (de là, l’émergence du /m/ dans Rambo). Autre exemple donc  : le français et l’anglais opposent la nasale labiale /m/ et la labiale dentale /n/; mais cette opposition, apparemment homomorphe, ne l’est pas, puisque l’anglais connaît par ailleurs une troisième nasale dite vélaire, notée par le digramme ng. De ce fait, l’opposition n/m est insuperposable, précisé-ment parce que la loi d’opposition a le même statut dans tous les systèmes.

On peut aller plus loin. Si l’on admet les lois d’implication proposées par Jakobson, une opposition A peut exister sans l’opposition B, mais l’opposition B ne peut exister sans l’opposition A. Soit, mais on aura ainsi décrit deux systèmes distincts ; l’un contient seulement l’opposition A, l’autre contient à la fois les oppositions A et B. Or, à proprement parler, l’opposition A ne sera pas identique à elle-même suivant que l’opposition B existe ou non. Ainsi la voyelle /a/ apparaît très tôt chez l’enfant, mais sans les voyelles /u/ et /i/; dès que /u/ et /i/ sont apparues, la voyelle /a/ demeure, mais change de statut, puisqu’elle devient le sommet d’un triangle vocalique /a/, /i/, /u/. Cela peut affecter la réalisation phonétique, mais la donnée de fond est bien phonologique. On observe au passage comment peut jouer un effet de rétroaction, bien que le terme ne soit pas utilisé par Jakobson.

On comprend aussi pourquoi il est possible de dresser un inventaire total des oppositions distinctives attestées dans les langues, sans que cet inventaire constitue aucunement un référentiel absolu. En effet, cet inventaire n’a d’autre utilité que de permettre d’exprimer les lois universelles d’implication, mais ces lois

BAT_Temps_Modernes_676.indb 136BAT_Temps_Modernes_676.indb 136 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 137

agissent de telle sorte qu’une opposition distinctive donnée, tout en conservant sa place et sa dénomination dans l’inventaire, peut changer de « nature » phonologique. Cette nature phonologique est relative au système auquel elle appartient ; cette relativité dépend justement de l’invariance supposée des lois d’implication et, bien entendu, de la loi d’opposition. Il existe, dit Jakobson, plusieurs langues sans constrictives, mais pas de langues sans occlusives ; or, dans les langues où les deux types coexistent, les occlusives changent de nature phonologique, puisqu’elle s’opposent aux constrictives. Pour autant, elles n’ont pas à changer de nom26.

On peut à présent poser en thèse que, chez Jakobson, l’absence de référentiel phonologique absolu entraîne l’absence de simultanéité phonologique. Chez Lévi-Strauss, en revanche, la défi nition de l’Un est telle qu’il peut et doit y avoir des simultanéités structurales. Le système de l’échange des femmes est totalement distinct du système d’échange des biens et celui-ci est complètement distinct du système d’échange des messages ; néanmoins, ils sont homologues et s’ils sont homologues, on peut définir une simultanéité systémique entre eux. En fait, l’homomorphie n’est rien d’autre que la thématisation de telles simultanéités. La structure en soi — au singulier et sans complément — devient le référentiel absolu qui permet de construire des simultanéités entre des systèmes indépendants. La notion de structure n’a de sens que par là. Lévi-Strauss suppose même, semble-t-il, qu’on puisse matérialiser le référentiel structural absolu, en déterminant l’ordre des ordres27. L’expression a certes été abandonnée ultérieurement ; a été conservé en revanche ce qui en formait le ressort fondamental  : l’articu-lation du pluriel les ordres au singulier l’ordre. Si les ordres sont multiples, ils peuvent toutefois être ordonnés entre eux. Comment ? A cette question Lévi-Strauss répond, en mettant à profi t une controverse engagée au nom du marxisme. Il s’autorise à son tour

26. Je rappelle que /u/ répond, dans l’orthographe française, au digramme ou. Sont occlusives les consonnes du type /p/, /t/, /k/; sont constrictives les consonnes du type /f/, /s/, la jota espagnole. Sur tout ceci, cf. R. Jakobson et M. Halle, « Phonologie et phonétique », ibid., p. 126 et pp. 136-142. Je réponds ici à une diffi culté que m’avait opposée Patrice Maniglier. Je le remercie de m’avoir amené à préciser ma présentation.

27. AS I, p. 364.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 137BAT_Temps_Modernes_676.indb 137 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES138

de Marx, mais en termes de transformations  : « Je ne postule pas une sorte d’harmonie préétablie entre les divers niveaux de structure. Ils peuvent être parfaitement — et ils sont souvent — en contradiction les uns avec les autres, mais les modalités selon lesquelles ils se contredisent appartiennent toutes à un même groupe. C’est bien, d’ailleurs, ce qu’enseigne le matérialisme historique quand il affi rme qu’il est toujours possible de passer, par transformation, de la structure économique ou de celle des rapports sociaux à la structure du droit, de l’art ou de la religion28. » Ce n’est rien de moins qu’une doctrine des simultanéités systémiques dans les sciences sociales. Le terme de transformation en est le pivot. Il le demeurera jusqu’aux derniers accomplissements de Lévi-Strauss.

Qu’importe alors que D’Arcy Thompson ne soit pas ouvertement cité  : il fi xe le modèle. Or, la transformation dont il use n’est autre que la transformation géométrique d’un système de coordonnées cartésiennes. Ainsi peut-il, en modifiant un ou plusieurs paramètres, obtenir la confi guration d’une espèce animale à partir de la confi guration d’une autre espèce29. Les opérations mathématiques vont du plus simple au plus complexe, mais elles supposent toujours un espace absolu de type euclidien. A cet espace absolu, nécessaire pour que la représentation géométrique soit possible, répond l’hypothèse que, dans l’anatomie des espèces animales, la transformation fasse apparaître des « simultanéités » morphologiques objectives.

La majestueuse entreprise des Mythologiques revient à établir qu’entre les mythes des transformations s’exercent ; s’il en est ainsi, alors ils peuvent être aussi divers qu’on le voudra, ils peuvent être « synchronisés » et des simultanéités peuvent être calculées. Le référentiel absolu qui autorise les transformations n’est évidemment pas l’espace géométrique. Il n’est plus l’ordre des

28. AS I, p. 365.29. Cf. en particulier le chap. XVII de On Growth and Form, pp. 719

et suiv. de l’édition de 1917, accessible en ligne sur le site d’Internet Archive, http://archive.org/ Ce chapitre s’intitule «  On the theory of transformations, or the comparison of related forms ». Entre des dizaines d’autres exemples, on considérera la mise en relation des crânes du cheval et du lapin (p.  764) ou la mise en relation des crânes de l’homme, du chimpanzé et du babouin (pp. 770-771).

BAT_Temps_Modernes_676.indb 138BAT_Temps_Modernes_676.indb 138 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 139

ordres. En fait, il n’a pas de nom spécifi que, sauf celui de structure ; quant à le substantialiser davantage, Lévi-Strauss hésite.

Après l’achèvement des Mythologiques, Lévi-Strauss dresse le bilan de la comparaison des mythes, qu’il sait avoir poussée à son degré extrême de généralité. Il a ramené de vastes ensembles narratifs à quelques oppositions structurales, laissant aux transformations le soin de reconquérir la diversité des mythes empiriquement documentés ; mais ces oppositions structurales ne peuvent-elles se réduire à leur tour, aboutissant à une tautologie inerte ? «  Rien n’est perdu, répond-il, mais à la condition d’être conscient que ce mouvement [de comparaison] réduit progressi-vement la pensée mythique à sa forme. Il n’est plus question de savoir ce que les mythes disent, mais de comprendre comment ils disent, même si, saisis à ce niveau, ils disent de moins en moins. On attendra alors de l’analyse structurale qu’elle éclaire le fonctionnement — à l’état pur, pourrait-on dire — d’un esprit qui, en émettant un discours vide et parce qu’il n’a rien d’autre à offrir, dévoile et met à nu le mécanisme de ses opérations30. » Confronté à la simultanéité physique, Newton avait posé un être divin qui puisse la garantir. Confronté à la simultanéité systémique, que suppose et révèle la comparaison des mythes, Lévi-Strauss pose un esprit dont il ne dit même pas qu’il soit humain ; aussi vide de contenu substantiel que l’était l’espace newtonien, cet esprit déroule un discours dont la fonction première consiste à articuler le référentiel des systèmes mythiques, mais rien n’exclut a priori qu’il puisse être le référentiel de tout système possible. La simultanéité est sauvée31.

Absence/présence de simultanéité entre systèmes différents, tel est le discriminant qui, selon moi, distingue une approche structuraliste d’une approche formaliste ou «  structuriste  ». Une

30. Histoire de Lynx, Plon, 1991, p. 255. Lévi-Strauss répond à un commentaire du mathématicien François Lorrain (ibid., p. 254).

31. Les paragraphes conclusifs d’Histoire de Lynx composent un hymne aux simultanéités systémiques (p. 319). Sinon que, par emprunt à l’astrophysique, Lévi-Strauss les reconnaît sous le nom de singularités. L’hymne a des accents quasi religieux, étant entendu qu’il s’agit d’une religion cosmologique et que, devant le Cosmos, la pensée vacille (p. 320). L’esprit de la page 255 serait-il l’Ame du Monde ?

BAT_Temps_Modernes_676.indb 139BAT_Temps_Modernes_676.indb 139 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES140

approche est structuraliste, si et seulement si elle récuse la simultanéité entre systèmes autonomes. Cette récusation dépend évidemment de l’identifi cation des éléments par la structure : si les propriétés identifi catoires des éléments sont entièrement déterminées par la place qu’ils occupent dans une structure — que cette place soit défi nie en termes de relations syntagmatiques ou en termes de relations paradigmatiques —, alors il va de soi que deux structures différentes détermineront, pour leurs éléments, des propriétés différentes. De ce fait, aucune homomorphie n’est pensable.

Chez Lévi-Strauss, la structure ne détermine pas entièrement les propriétés des éléments. En fait, il faut prendre au sérieux la notion d’ordre  : la structure met en ordre des éléments qui sont identifi ables par eux-mêmes. Elle peut, sans doute, leur attribuer des propriétés, mais celles-ci se surajoutent à des propriétés déjà constituées. Eventuellement, elles les modifi ent, mais il n’en reste pas moins que toutes les propriétés ne sont pas défi nies par la structure. Dès AS I, l’arbitraire saussurien est réexaminé. Plusieurs exemples sont analysés ; l’un d’entre eux paraît particulièrement remarquable  : à propos des feux de circulation, Lévi-Strauss imagine que le feu vert, et non le feu rouge, marque le stop. « Dans le système actuel, le rouge évoque le danger, la violence, le sang ; et le vert, l’espoir, le calme et le déroulement placide d’un processus naturel comme celui de la végétation. Mais, qu’en serait-il si le rouge était le signe de la voie libre, et le vert celui du passage interdit ? Sans doute le rouge serait-il perçu comme témoignage de chaleur humaine et de communicabilité, le vert comme symbole glaçant et venimeux32. »

On comprend le dispositif  : la couleur a par elle-même un éventail de propriétés ; la structure — en l’occurrence, le choix d’une couleur pour indiquer le stop ou au contraire l’autorisation de rouler — sélectionne parmi ces possibles. Chaque structure opère une sélection différente, mais l’éventail de départ, lui, préexiste : « le rouge demeure le rouge, et le vert le vert33 ». Je ne connais pas de thèse plus directement opposée au structuralisme.

Si l’on tient à conserver le terme structure, il faut admettre qu’ainsi défi nie la structure travaille sur des propriétés positives en elles-mêmes et fondamentalement indépendantes de la structure.

32. AS I, chap. III, « Langage et parenté », p. 108.33. Ibidem.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 140BAT_Temps_Modernes_676.indb 140 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 141

Qui plus est, sans que ce soit souligné ni par Lévi-Strauss, ni par la plupart de ses commentateurs, ces propriétés sont des qualia. Antistructuralisme, je voudrais souligner une fois encore que ma caractérisation n’a rien de polémique. Bien au contraire, j’attribue à Lévi-Strauss une ambition de grande ampleur.

Ce n’est pas un hasard si la discussion de l’arbitraire saussurien met en jeu, de manière insistante, des propriétés qualitatives. On reconnaît là une préoccupation qui deviendra de plus en plus marquée, au point de devenir, dans les derniers travaux, presque exclusive. Je tiens que Lévi-Strauss a fi ni par faire des qualia l’enjeu décisif de son projet34. Souhaitant s’inscrire dans la science galiléenne, ayant admis qu’elle dissout les qualia, il juge que le moment est venu de reconquérir ceux-ci. Qu’ils soient dissous par la mathématisation, cela ne signifi e pas, selon lui, qu’ils ne soient pas matière à connaissance. Bien au contraire. Ce serait nier la science galiléenne que de laisser à l’abandon quelque donnée que ce soit. La dissolution des qualia ne doit pas les transformer en asiles d’ignorance ; il faut les connaître et pour les connaître, il faut faire plus que de les reconnaître et les énumérer. Il faut les recomposer. Pour les recomposer, il faut leur attribuer une positivité propre. Cette positivité ne peut être simplement sensorielle ; elle relève au sens fort de l’anthropologique. Réciproquement, une anthropologie doit s’accomplir en savoir des qualia.

Un tel projet ne peut être structuraliste, puisqu’il suppose l’indépendance totale ou partielle des qualia à l’égard de la structure. Mais il peut être formaliste. Ou « structuriste », si l’on se souvient de Dumézil, de plus en plus souvent cité et avec de plus en plus de considération, à mesure que le projet lévi-straussien se parachève. Les qualia seront dès lors ordonnés, selon des formes dont l’anthropologie dresse un tableau à entrées multiples. En parcourant le tableau, on décèlera des correspondances, des symétries, des inversions, des transformations. La botanique, la zoologie, la cuisine, la peinture, la théorie musicale prêteront leur concours, plus effi cacement, en fi n de compte, que la linguistique. Je ne me reconnais pas dans ce projet, mais j’en reconnais la grandeur.

34. Je crois rejoindre sur ce point Claude Imbert, Lévi-Strauss, le passage du Nord-Ouest, précédé d’un texte de Claude Lévi-Strauss, Indian Cosmetics, éditions de L’Herne, 2008.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 141BAT_Temps_Modernes_676.indb 141 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

LES TEMPS MODERNES142

Etant admis que la comparaison entre Lévi-Strauss et Jakobson permet de cerner la différence fondamentale entre formalisme et structuralisme, on pourra reprendre à cette lumière les travaux qui se réclament de l’un ou l’autre programme. Le formalisme russe admet-il des simultanéités systémiques entre les œuvres littéraires ? Je répondrais par l’affi rmative, mais il appartient aux spécialistes de trancher. Quand, à la fi n de sa vie, Jakobson a analysé les poèmes en s’appuyant sur les anagrammes de Saussure, a-t-il admis des simultanéités entre poèmes ? Je crois pouvoir répondre par la négative. De même que chaque système phonologique défi nit son propre réseau d’oppositions, de même chaque poème défi nit son propre réseau d’anagrammes et d’échos. Ce qui fait anagramme dans un poème ne fait pas anagramme dans un autre35. En ce sens, Jakobson reste fi dèle au noyau dur du structuralisme. Ce qui d’ailleurs l’amène à modifi er la notion d’anagramme, telle que Saussure l’avait comprise. Autant les anagrammes de Saussure rompent avec le Cours de linguistique générale, autant chez Jakobson ils le continuent par des moyens différents.

L’examen pourrait être poursuivi et étendu. Il permettrait de situer l’ambiguïté de la notion de signe. Jakobson tient le signe et la sémiologie pour un opérateur de « non-simultanéité » ; plusieurs systèmes non linguistiques peuvent et doivent, selon lui, être analysés en termes sémiologiques, qu’il s’agisse de peinture, de cinéma, de littérature, de rites. Toutefois, il ne conclut pas d’avance à leur homomorphie ; la métaphore et la métonymie se calculent de manière interne à chaque système ; à en reconnaître la pertinence sur plusieurs systèmes différents, on ne met pas ceux-ci en correspondance. Notamment, on ne les met pas en correspon-dance simple avec les structures de langue. Si d’aventure il y a correspondance, elle est sans importance, au regard de ce qu’on a mis au jour de spécifi que à chaque système pris isolément36.

Roland Barthes, en revanche, avait rêvé, un temps, d’homo-morphies et de simultanéités. Pour déterminer celles-ci, il fi t de la langue saussurienne son référentiel absolu. Ainsi naquirent, autour de lui, la sémiologie et, dans l’opinion, ce mouvement de doxa

35. Voir notamment «  Une microscopie du dernier “Spleen” dans Les Fleurs du mal », Questions de poétique, Le Seuil, 1973, pp. 420-435.

36. Cf. par exemple «  Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », ibid., pp. 61 et suiv.

BAT_Temps_Modernes_676.indb 142BAT_Temps_Modernes_676.indb 142 20/11/13 11:0120/11/13 11:01

FORME ET STRUCTURE OU LE CONTE DES FAUX JUMEAUX 143

qu’on appela «  le structuralisme ». Ce mouvement se confond si peu avec le programme scientifi que du même nom qu’en vérité il en prend le contre-pied. Du point de vue de la simultanéité systémique, la sémiologie issue de Barthes et le structuralisme d’opinion sont des formalismes, non des structuralismes.

Pour Barthes, le rêve se dissipa au Japon. Loin de permettre les simultanéités, le signe s’y révéla l’opérateur même de la non-simultanéité  : rien de l’empire des signes n’est homomorphe aux autres empires, et cela, précisément, parce que les signes y règnent. Au nom du signe, le formalisme avait été élevé au rang de vision unifi ée du monde ; cette vision du monde s’achevait. Ce que le signe donnait à voir, c’était justement l’absence d’un monde synonyme de lui-même.

Autre sujet d’étude, Michel Foucault. Selon le critère de simultanéité systémique, est-il structuraliste ou formaliste ? On croirait que Les Mots et les Choses théorisent l’impossibilité de toute simultanéité discursive entre épistémès. Mais Surveiller et Punir se situe-t-il de la même manière ? Le corps ou plutôt la souffrance qu’on lui inflige y deviennent-ils opérateurs de simultanéité et référentiels absolus ? S’il en est ainsi, ne peut-on synchroniser — au sens propre — l’entreprise doctrinale, le travail sur les prisons, la pratique politique ? Nouvelle interrogation  : le critère est-il encore valide dans l’Histoire de la sexualité ? Au reste, les deux derniers volumes sont-ils, à cet égard, superposables au premier ? Si l’on admet qu’un des noms possibles de la simul-tanéité systémique entre discours, ce soit la synonymie, si l’on conjecture qu’une histoire est toujours sur le point de poser un référentiel absolu et, de nos jours, toujours sollicitée de s’en défendre, ne faut-il pas relire à cette lumière la citation de René Char, qui clôt un inachèvement ? « L’histoire des hommes est la longue succession des synonymes d’un même vocable. Y contre-dire est un devoir. »

Le champ des investigations est ouvert.

Jean-Claude Milner

BAT_Temps_Modernes_676.indb 143BAT_Temps_Modernes_676.indb 143 20/11/13 11:0120/11/13 11:01