Générer la forme en biologie: une caractéristique du processus développemental ?

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Générer la forme en biologie, une caractéristique du processus développemental ? Antonine Nicoglou Labex “Who am I?”, CRPMS, “Evolution and development of Metazoans” IJM & IHPST Paris. La question qui consiste à se demander comment la forme est générée repose sur l’étude de la morphogenèse – du grec : morphê ορφή) pour « forme » et genesis (γένεσις) pour « naissance, formation, production ». Le terme sert, depuis le XIX e siècle, à caractériser le processus qui, en biologie, permet d’expliquer le développement des structures caractéristiques des espèces vivantes. Pourtant, dès l’Antiquité (Aristote, De la génération des animaux), l’examen des structures visibles des êtres vivants constitue un objet d’étude privilégié pour le premier « philosophe- biologiste 1 » qui s’attache à décrire et à théoriser l’ontogenèse et l’organisation progressive de ces êtres vivants. Si Platon, quant à lui, entendait par le terme grec eidos (εἶδος) la forme d’une chose dans l’esprit et, considérant les idées comme des substances éternelles, situait la forme au-dessus de la matière, Aristote récuse une telle conception et place sur le même plan forme et matière. Plus précisément, il considère que la forme (μορφή : qui constitue, selon lui, l’aspect extérieur d’un objet) s’oppose à la matière. Dans un même temps, il considère que l’idée ou le mouvement – l’ eidos donc –, porté par le sperme du mâle, « in-forme » la matière inerte. Mais en distinguant deux modes de génération, le déploiement de structures déjà préexistantes du développement de novo, et en prenant partie pour la seconde thèse, il suggère alors la possibilité d’une structure (ou d’une forme) émergente à partir de la matière. En argumentant de la sorte, il est le premier philosophe à adopter un présupposé d’ordre « rationnel » quant à la forme : il ne se réfère ni à l’activité d’un démiurge, comme dans le Timée de Platon, ni à un quelconque récit mythique, comme chez les présocratiques, pour rendre compte de la genèse de la forme. Une telle démarche rationnelle quant à la genèse de la forme des êtres vivants ne réapparaîtra qu’à la fin du XVI e siècle à travers les travaux sur la génération du médecin et physiologiste William Harvey, Exercitationes de generatione animalium (1651). 1 Nous appliquons ici cette expression qui, bien qu’étant un anachronisme, permet de rendre compte d’une certaine filiation entre les problématiques anciennes et celles plus contemporaines

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Générer la forme en biologie, une caractéristique du processus développemental ?

Antonine Nicoglou Labex “Who am I?”, CRPMS, “Evolution and development of

Metazoans” IJM & IHPST Paris.

La question qui consiste à se demander comment la forme est générée repose sur

l’étude de la morphogenèse – du grec : morphê (µορφή) pour « forme » et genesis

(γένεσις) pour « naissance, formation, production ». Le terme sert, depuis le XIXe

siècle, à caractériser le processus qui, en biologie, permet d’expliquer le

développement des structures caractéristiques des espèces vivantes. Pourtant, dès

l’Antiquité (Aristote, De la génération des animaux), l’examen des structures visibles

des êtres vivants constitue un objet d’étude privilégié pour le premier « philosophe-

biologiste1 » qui s’attache à décrire et à théoriser l’ontogenèse et l’organisation

progressive de ces êtres vivants. Si Platon, quant à lui, entendait par le terme grec

eidos (εἶδος) la forme d’une chose dans l’esprit et, considérant les idées comme des

substances éternelles, situait la forme au-dessus de la matière, Aristote récuse une

telle conception et place sur le même plan forme et matière. Plus précisément, il

considère que la forme (µορφή : qui constitue, selon lui, l’aspect extérieur d’un objet)

s’oppose à la matière. Dans un même temps, il considère que l’idée ou le mouvement

– l’ eidos donc –, porté par le sperme du mâle, « in-forme » la matière inerte. Mais en

distinguant deux modes de génération, le déploiement de structures déjà

préexistantes du développement de novo, et en prenant partie pour la seconde

thèse, il suggère alors la possibilité d’une structure (ou d’une forme) émergente à

partir de la matière. En argumentant de la sorte, il est le premier philosophe à

adopter un présupposé d’ordre « rationnel » quant à la forme : il ne se réfère ni à

l’activité d’un démiurge, comme dans le Timée de Platon, ni à un quelconque

récit mythique, comme chez les présocratiques, pour rendre compte de la genèse

de la forme. Une telle démarche rationnelle quant à la genèse de la forme des êtres

vivants ne réapparaîtra qu’à la fin du XVIe siècle à travers les travaux sur la génération

du médecin et physiologiste William Harvey, Exercitationes de generatione

animalium (1651).

                                                                                                               1 Nous appliquons ici cette expression qui, bien qu’étant un anachronisme, permet de rendre

compte d’une certaine filiation entre les problématiques anciennes et celles plus contemporaines

Ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle que les réflexions autour de la genèse

de la forme s’inscriront dans le cadre de l’embryologie, la discipline des sciences du

vivant qui jusqu’au XXe siècle s’attachera à décrire les transformations progressives

de l’œuf fécondé en organisme adulte. L’embryologie prend naissance dans un

contexte où l’affrontement entre les partisans d’une conception épigénétique de la

génération (le développement de la forme étant considéré comme se faisant

progressivement) et les partisans d’une conception préformationniste de la génération

(le développement de la forme étant considéré comme dépendant de structures d’ores

et déjà préétablies dès l’origine) est saillant. Ainsi, les questions philosophiques

associées au développement de la forme et qui avaient déjà été soulevées par Aristote

restent très présentes dans les premiers moments de la discipline scientifique de

l’embryologie : la forme doit-elle être considérée comme étant préétablie ou bien doit-

elle être conçue comme apparaissant progressivement ? Comment expliquer

l’apparition de formes particulières ? Comment expliquer que certaines formes soient

très conservées et récurrentes ?

À partir des années 1950, la discipline de l’embryologie se transforme

progressivement. Avec l’identification de la structure d’ADN, elle se rapproche de la

biologie moléculaire pour devenir « la biologie du développement ». Par ailleurs, le

début du XXe siècle ayant marqué non seulement l’avènement de la génétique mais

aussi la formulation par Charles Darwin de la théorie de l’évolution par le biais de la

sélection naturelle, de nouvelles questions viennent enrichir le champ des réflexions

quant à l’origine de la forme en biologie : L'information génétique renouvelle-t-elle la

forme aristotélicienne ? (Canguilhem, 1983) Quelle place adoptent les gènes dans la

détermination de la forme ? La forme est-elle principalement déterminée par

l’information génétique ? Quels autres facteurs peuvent entrer en jeu dans

l’établissement de la forme : l’environnement, le processus développemental lui-

même, etc. ? Quels impacts ces nouveaux questionnements peuvent-ils avoir quant à

notre compréhension des mécanismes de l’évolution ?

L’objet de ce chapitre est d’examiner les questions philosophiques liées à la

morphogenèse dans la biologie contemporaine. Ces questions ont été réélaborées par

la biologie évolutionnaire du développement (l’évo-dévo) – le champ disciplinaire

apparu dans les années 1970 qui entend rassembler les données fournies par la

biologie du développement et celles de l’évolution afin de proposer une nouvelle

synthèse de l’évolution (Pigliucci, 2007). Si, à partir des années 1940, la biologie

évolutionnaire s’était focalisée principalement sur les explications apportées par la

génétique des populations et par la génétique mendélienne, à partir des années 1970

certains biologistes du développement ont voulu déplacer la focale depuis les gènes

vers le développement. Toutefois, ce chapitre ne s'en tient pas là, et plutôt que

d’examiner les seules questions philosophiques relatives à l’articulation entre

évolution et développement, entre explication lointaine et explication prochaine

(Mayr, 1961) – comme c’est souvent le cas dans les manuels anglo-saxons de

philosophie de la biologie –, j’ai voulu montrer que certaines questions

contemporaines associées spécifiquement à la génération de la forme en biologie (et

parfois liées aux recherches en évo-dévo) s’articulaient avec des réflexions

philosophiques anciennes, voire immuables, relatives à l’ontogenèse.

Ces questions philosophiques seront abordées en se référant à des notions aujourd’hui

ou jadis familières des biologistes et que la philosophie de la biologie cherche, encore

et toujours, à éclairer davantage. Toutes ces notions permettent aux scientifiques de

caractériser les phénomènes qu’ils observent lorsqu’ils s’interrogent sur la genèse de

la forme : qu’il s’agisse de la « préformation », du « programme », du

« déterminisme », du « type »/ou de l’ « archétype », de la « robustesse », de la

« plasticité phénotypique »/ou de la « plasticité développementale », du

« développement » ou encore de la « croissance ».

Cinq questions principales constitueront les cinq parties de ce chapitre et me

permettront de définir et d’articuler ces différentes notions entre elles. Ces questions

sont : Qu’est ce que le « préformationnisme 2 » ? Y-a-t-il un ou plusieurs

« programme(s) » à l’origine de la forme en biologie ? La génération de la forme :

entre « robustesse » et « plasticité » ? Quel « développement » pour éclairer notre

compréhension de l’évolution de la forme ? Comment distinguer la génération de la

forme en biologie de la génération de la forme en physique ? Si les trois premières

parties porteront plus spécifiquement sur le problème du développement de la forme

en biologie, il en sera autrement des deux dernières. La quatrième partie me permettra

de rendre compte de la manière dont s’articulent les problèmes relatifs au

développement de la forme avec ceux relatifs à son évolution. La cinquième partie

soulèvera, quant à elle, un problème que l’on pourrait qualifier de « limitrophe », car

souvent traité de manière périphérique par les biologistes du développement depuis                                                                                                                

2 Expression qui fait référence à l’ensemble des théories de la préformation depuis l’avènement de l’embryologie au XVIIIe siècle.

l’avènement de la génétique, mais qui reste néanmoins essentiel du point de vue de la

philosophie des sciences, puisqu’il s’agit du rapport entre les différentes sciences, et

plus particulièrement du rapport entre la physique et la biologie en ce qui concerne la

question de la forme. Après avoir présenté ces cinq questions relatives à la forme en

biologie, je reviendrai, en conclusion, sur la manière dont il faut penser le rapport qui

associe le processus développemental à la génération de la forme.

I. Qu’est ce que le « préformationnisme » ?

La notion de « préformationnisme » est couramment employée et connue des

embryologistes dès le XVIIe siècle. Le dévoilement de structures embryonnaires,

jusqu’alors invisibles à l’œil nu, dans un contexte où le microscope fait

progressivement son apparition, nécessite une réinterprétation des observations de

l’épigénéticien William Harvey (1578-1657) dans la ligne d’un proto-

préformationnisme dont Pierre Gassendi (1592-1655) se fait l’instigateur. Ce dernier

fournira le cadre épistémologique nécessaire à une telle conception en soutenant que

si toutes les parties essentielles de l’embryon se forment simultanément, elles

n’apparaissent que successivement dans le développement du fœtus. La caution

empirique de l’argumentation préformationniste ne surviendra, quant à elle, qu’à

partir de la publication de De formatione pulli in ovo de Malpighi (1628-1694) en

1672, lequel soutenait la thèse de la préformation d’une structure complexe

directement issue de la fécondation et sujette à déploiement et à agrandissement

progressif lors de l’incubation. Déjà avant la fin du XVIIe siècle et l’apparition des

premières conceptions proto-préformationnistes, certains savants pensaient que

l’embryon était déjà d’une certaine manière préformé dans le corps du parent avant la

fécondation. L’idée selon laquelle tous les embryons existaient d’ores et déjà, dès

l’origine du monde, apparaissait ainsi dans les écrits de Malebranche, Swammerdam,

Perrault et d’autres encore. Ces théories de la préexistence, fondées pour la plupart sur

le concept d’ « emboîtement », étaient apparues dans un contexte où les théories

épigénétiques du développement, qui avaient été proposées par Harvey et aussi par

Descartes, soulevaient des difficultés – comme celle, par exemple, de savoir comment

l’embryon parvenait à atteindre un tel niveau de complexité dans son organisation au

cours de son seul développement. Les théories de la préexistence offraient une

résolution de ce problème en argumentant que l’organisation était déjà « incorporée »,

« préprogrammée » par le Créateur dans l’œuf.

L’embryologie prend donc naissance dans un contexte théorique, où s’affrontent

encore deux conceptions divergentes de la génération. Mais à partir du XVIIIe siècle,

ce ne seront plus uniquement des présupposés métaphysiques différents qui

s’affronteront, mais également des observations divergentes du développement

exposées par des savants aux épistémologies différentes (Roe, 1981). D’un côté,

Albrecht von Haller (1708-1777), converti tardivement au préformationnisme,

observe un liquide visqueux dans l’œuf qui cache selon lui au regard l’existence de

structures déjà formées dans l’œuf non fécondé. Ces structures et ces formes se

déploieraient et s’offriraient ensuite progressivement au regard au cours du

développement. Haller propose une explication a posteriori de la génération de la

forme qui suit son observation. En effet, il avait été confronté à une insatisfaction

empirique avec la théorie épigénétique du développement, car elle nécessitait de faire

appel à des forces extérieures et « constructrices » pour expliquer le développement.

En se tournant vers le préformationnisme, il lui est possible de considérer que toutes

les forces à l’œuvre dans le processus développemental sont simples et mécaniques en

nature ; leur utilisation et orientation ne dépendant que du Créateur qui, à l’origine, a

construit tous les organes préformés de tous les embryons à venir et a, en plus,

organisé dans ces structures toutes les forces qui seront ensuite activées au cours du

développement. Haller explique donc les phénomènes qu’il observe en s’appuyant sur

des prérogatives empiriques, mécanistes3 et sur la religion. De l’autre côté, Caspar

Friedrich Wolff (1735-1794) considère que les processus vitaux doivent être

expliqués en s’appuyant principalement sur une approche rationaliste4. À l’inverse de

Haller, l’épigénéticien5 Wolff observe l’apparition et la modification progressive des

structures embryonnaires pendant le développement. Se référant à la fois à des

preuves observationnelles et à des forces mécaniques physiques pour appuyer ses

explications, celles-ci se situant toujours dans un schéma de raisonnement déductif

basé sur le principe de raison suffisante, il adopte davantage une approche a priori

dans son raisonnement explicatif. En considérant que la matière est conçue comme

                                                                                                               3 L’approche mécaniste repose sur une conception matérialiste qui perçoit la plupart des

phénomènes suivant le modèle des liens de cause à effet. 4 Aux yeux du rationalisme, l’expérience sensible a elle seule ne saurait donner de

connaissance véritable. Il n’est possible d’accéder à la connaissance du réel qu'en vertu d'une explication par la raison déterminante, suffisante et nécessaire.

5 Il est également considéré comme le « père de l’embryologie », voir J. Needham dans son ouvrage, A History of Embryology, New York, Abelard-Schuman, 1959, p. 43. Voir également J. M. Cooper, “Metaphysics in Aristotle's Embryology,” in Proceedings of the Cambridge Philological Society, 214, 1988, p. 14–41.

quelque chose possédant des formes, des qualités, des modes et des attributs, il rejette

néanmoins les critiques de Haller, puisqu’il ne lui est pas nécessaire de se référer à

des forces constructrices pour expliquer le développement de la forme par épigenèse.

Jusqu’en 1760, la plupart des embryologistes adopteront la théorie de la préformation,

car il s’agit de la seule explication mécanique du développement qui soit en accord

avec la conception religieuse dominante du monde. Par ailleurs, chez la plupart des

penseurs préformationnistes du XVIIIe siècle, tout comme chez Haller, la matière est

conçue comme une entité passive et activée uniquement sous l’influence de forces

mécaniques simples imposées par Dieu. Le développement ne peut être que

programmé dans des structures préexistantes, car des forces mécaniques aveugles,

agissant sur une simple matière passive, ne peuvent, à elles seules, être responsables

de la production des organismes vivants.

Avec Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) et les autres embryologistes

allemands, la source de l’organisation embryonnaire ne fait plus partie des problèmes

à expliquer. L’organisation devient plutôt la seule chose que l’on considère comme

acquise. Influencés par la pensée kantienne, les embryologistes allemands embrassent

une vision téléologique du développement (l’organisation téléologique est comprise

comme concept régulateur). S’accordant avec Haller, Blumenbach et ses successeurs

rejettent l’idée selon laquelle l’organisation pourrait être expliquée en ne se référant

qu’à des forces mécaniques (par épigenèse). En acceptant l’organisation comme un

fait téléologique, il devient possible non seulement d’expliquer de manière mécanique

comment fonctionne et est maintenue cette organisation, mais aussi d’envisager des

investigations empiriques des différents mécanismes à l’origine des phénomènes

vitaux. Le courant de l’épigenèse germanique (qui diffère quelque peu de la

conception épigénétique de Wolff) prend alors naissance. Dès lors, il n’est plus

nécessaire de rendre compte du processus développemental dans son ensemble (de

répondre à la question « pourquoi y a-t-il développement ? »), pour comprendre la

génération de la forme (pour répondre à la question « comment se déroule le

développement ? »). La formation de l’individu devient une partie du processus

développemental qui inclut la totalité du domaine organique (Canguilhem, Lapassade,

Piquemal, Ulmann, 1962).

Cette brève généalogie explique pourquoi on fait encore référence dans les

discussions contemporaines sur la génération et le développement, à une potentielle

opposition entre une conception épigénétique et une conception préformationniste de

la génération (Maienschein, 1992). Cette question réapparaît dès lors que l’on

s’interroge sur la spécificité du processus développemental. Ainsi, dans la biologie du

développement, il existe des explications qui se concentrent sur une interprétation

précise du déroulement des processus morphologiques (dans la lignée des travaux de

Wolff) et des explications qui s’attachent à spécifier un contenu informationnel ou

bien des dispositions précises présentes durant le développement (dans la droite ligne

d’une tradition davantage préformationniste). Ce dernier type d’explication se

focalise, aujourd’hui, principalement sur l’analyse génétique alors que le premier

prend également en compte les processus épigénétiques (régulation génomique et/ou

influence environnementale sur le développement). D’aucuns ont vu une résolution

possible du débat entre épigenèse et préformation en considérant que les gènes et les

processus épigénétiques contribuaient les uns et les autres au développement. À

l’inverse, la vision qui attribue aux seuls gènes un rôle déterminant dans la génération

de la forme revient à dire qu’il existe dès le zygote un « programme » nécessaire à la

réalisation du développement. Le biologiste Richard Dawkins a même parlé de

« recette » pour le développement, laquelle serait déterminée par les gènes (1982) : la

génération de la forme serait déterminée par l’information génétique. Cette

conception a fait l’objet d’âpres discussions suite aux découvertes en épigénétique

montrant que les gènes seuls ne suffisaient pas et que d’autres éléments que les gènes

pouvaient entrer dans la « recette ». On peut voir, à travers la métaphore de Dawkins,

l’expression moderne d’une théorie de la préformation qui a eu et continue encore

d’avoir une influence sur les recherches en biologie du développement.

II. Un ou bien des « programme(s) » à l’origine de la forme en biologie ?

La notion de « programme », plus encore que celle de préformation qui reste

davantage associée à l’idée de préexistence de la forme, a acquis une place importante

dans la biologie contemporaine. François Jacob affirme dans La logique du vivant :

« Chaque œuf contient, […] dans les chromosomes reçus de ses parents, tout son

propre avenir, les étapes de son développement, la forme et les propriétés de l’être qui

en émergera [; l’] organisme [devenant] ainsi la réalisation d’un programme prescrit

par l’hérédité ». À son instar, de nombreux biologistes décrivent les processus par

lesquels la cellule œuf se transforme en organisme adulte en termes d’exécution d’un

« programme développemental ». L’usage de la notion de « programme » en biologie

correspond à la description des relations qui associent spécifiquement les gènes aux

différents structures et processus pour lesquels ils jouent un rôle causal (Atlan 1986 ;

Kupiec 2008). En majorité, les biologistes considèrent que les gènes jouent un rôle

causal primordial quant à une structure ou une forme donnée en tant qu’ils sont

« porteurs de l’information » relativement à la formation de ces différents produits.

Autrement dit, même si les gènes peuvent ne pas constituer la seule cause ou la cause

directe de la formation de ces produits et que l’information dont ils sont porteurs peut

requérir la coopération de différents facteurs environnementaux pour qu’ils puissent

être formés, la réalisation du programme dépendra néanmoins de leur présence.

Jacob souligne avec raison que dans l’idée de programme se trouvent deux notions

que l’intuition associe aux êtres vivants : la mémoire et le projet. Dès lors, la notion

de programme semble, d’une certaine façon, réconcilier l’opposition entre

préformation et épigenèse : la « mémoire » se situant du côté d’une conception de la

préformation, alors que le « projet » se situe, quant à lui, davantage du côté de la

conception épigénétique. Forts de ce nouveau concept, les biologistes se sont

consacrés ces dernières années à l’analyse de ce programme. En dépassant l’idée

initiale de « programme génétique » et en la remplaçant progressivement par celle de

« programme développemental », ils ont cherché à montrer que l’information du

programme pouvait reposer non pas uniquement sur des gènes mais sur des « réseaux

d’expression génique ». Ces réseaux prennent en compte toutes les interactions

régulatrices qui peuvent exister entre les gènes et qui sont susceptibles de moduler

l’information dont ils sont porteurs. La mise en évidence de ces réseaux – dont les

interactions viennent non seulement moduler mais aussi enrichir l’information portée

par les gènes – constitue une analyse fine de la mémoire du programme. Qu’en est-il

du projet du programme ?

Le biologiste peut s’intéresser au programme de deux manières différentes. D’une

part, il peut se concentrer sur la structure du programme, son fonctionnement, sa

logique ; c’est ce qu’il fait lorsqu’il analyse non seulement l’information portée par

les gènes mais aussi celle portée par les réseaux géniques. D’autre part, il peut

enquêter sur l’histoire des programmes, leur dérive et éventuellement les lois qui

permettent d’expliquer leurs modifications à travers les générations en fonction, par

exemple, des systèmes écologiques auxquels ils appartiennent. Cette seconde

approche fait moins souvent l’objet de discussions que la première approche parmi les

philosophes de la biologie, et ce, bien qu’elle fasse tout autant l’objet de recherches et

d’analyses. Analyser l’histoire des programmes implique d’examiner comment

l’information génétique ou bien comment les réseaux d’expression géniques (ce qui

peut apparaître plus simple à modéliser) ont pu évoluer dans le temps (Lynch 2008).

Le débat reste vif quand à la capacité qu’auraient les biologistes à déterminer le

caractère adaptatif (ayant évolué par sélection naturelle) ou non-adaptatif de cette

évolution (Lynch 2007). Ces deux approches renvoient au deux manières les plus

courantes pour le biologiste d’appréhender l’explication de la genèse de la forme par

le biais d’un « programme ». Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une

conception simple du « programme », au sens où l’information est portée par les

gènes ou les réseaux d’expression génique. Dès lors, le mode d’ « in-formation » ne

varie pas au cours du temps, seules les structures de cette information (l’agencement)

en sont modifiées.

Pourtant, il est possible d’adopter un autre usage de la notion de « programme

développemental », moins répandu que les deux usages précédents, lorsqu’il est

question de la genèse de la forme en développement. Depuis les années 2000, certains

biologistes du développement ont réussi à montrer que le processus de morphogenèse

reposait sur un ensemble de molécules relativement limité (Forgacs and Newman

2005, Newman & Bhat 2008, 2009; Newman & Müller, 2000 ; Gilbert et al. 1996). Le

biologiste Stuart A. Newman a, par exemple, identifié des molécules-types

(Cadhérine, Notch, Wnt, etc.) impliquées dans des épisodes cellulaires

développementaux spécifiques (comme l’adhésion, l’inhibition latérale, l’anisotropie

cellulaire de surface, etc.) et responsables de certaines formes types (comme

l’invagination cellulaire, la polarisation, la tubularisation, etc.) présentes lors du

développement chez de très nombreux clades6. Il nomme ces épisodes, qu’il associe

aux molécules-types, des « Blocs de Construction Développementaux7 » (BCD) et

montre que ces BCD se produisent dans les différents clades indépendamment des

gènes recrutés. En s’appuyant sur ces observations, Newman suggère que le processus

de morphogenèse peut lui-même être considéré comme étant devenu programmatique

au cours du temps (Newman 2014). Autrement dit, au cours de l’histoire évolutive, les

processus morphogénétiques seraient devenus de plus en plus déterminés par

l’information génétique. Dans la conception de Newman, l’idée de « programme

développemental » fait référence à l’association historique de certains gènes dans des

                                                                                                               6 Un clade est un groupe d’organismes présentant des similarités morphologique. Le clade

correspond à l’unité de base de la classification phylogénétique des êtres vivants. 7 [Developmental Pattern Modules]. Voir Newman & Bhat 2008, 2009.

BCD. Il oppose un temps évolutif révolu, où la morphogenèse était plastique (où les

gènes n’étaient pas spécifiquement associés à une forme donnée), à un temps évolutif

avancé, où le processus développemental est devenu programmatique (la genèse

d’une forme donnée étant désormais associée de manière plus spécifique à des

facteurs génétiques donnés). Dans cet usage de la notion de « programme

développemental », la génération de la forme est dissociée de la réalisation du

programme génétique, puisqu’on considère que le rapport entre les deux ne

correspond plus qu’à une étape spécifique dans l’histoire évolutive. Dès lors, la notion

de « programme développemental » implique de rendre compte davantage du

« projet » du programme (des moyens de sa réalisation) que de sa « mémoire ».

Si une dissociation est possible entre la génération de la forme et la réalisation

du programme développemental, il en est autrement de la question du « type »

(molécules types, BCD) qui semble nécessairement associé à une forme donnée.

Comment expliquer la stabilité ou la robustesse de la forme-type ? C’est là l’objet de

la prochaine section.

III. La génération de la forme : entre « robustesse » et « plasticité » ?

Si certains concepts, comme celui d’espèce, peuvent être considérés comme des

émanations de la théorie de l’évolution telle que l’a formulée Darwin à la fin du XIXe

siècle8, ce n’est aucunement le cas du concept de forme, dont la compréhension

repose sur ses usages métaphysiques antiques. Depuis Aristote, et surtout depuis le

XVIIe siècle, on oppose le concept de forme à celui de matière : la matière est ce qui

reste indéterminé, la forme étant nécessairement déterminée. Comme nous l’avons

indiqué précédemment, à partir de l’épigenèse germanique, à la fin du XVIIIe siècle, il

n’est plus nécessaire d’expliquer les raisons du processus développemental :

l’organisation du vivant dans son ensemble est expliquée téléologiquement. C’est

dans ce contexte que prend naissance l’embryologie expérimentale. Une conséquence

de ce nouveau paradigme développemental est l’importance des données

embryologiques pour l’histoire naturelle (Roe, 1981). C’est également à cette époque

là que la notion d’archétype – l’idée selon laquelle toutes les formes animales sont des

variations d’un nombre limité de types idéaux – est élaborée (Buffon (1750), puis

Owen (1848)). Or c’est cette notion qui contribue en premier à l’émergence de l’idée

                                                                                                               8 cf. chapitre A. Barberousse.

de « programme », avant même que le support génétique n’existe. L’usage que fait le

biologiste Stuart Newman de la notion de « programme développemental » semble

étroitement lié à cette notion, même s’il n’examine plus uniquement les formes à

l’échelle organique mais aussi à l’échelle cellulaire, voire moléculaire.

Depuis le début des années 2000, la notion de « robustesse développementale » est

venue s’adjoindre, voire se substituer, à celle de « programme développemental » et

permet, en un sens, d’éviter l’ambiguïté soulevée par la notion de « programme ».

L’idée de « robustesse » (Keller, 2002) renseigne davantage sur la structure du

processus développemental que sur sa finalité (le projet) ou son origine (la mémoire).

À la robustesse des mécanismes développementaux sont associées des formes

considérées, elles-aussi, comme robustes (c’est-à-dire stables et constantes au sein des

espèces et tout au long de leur histoire évolutive). Par exemple, certains stades

développementaux se caractérisent par la robustesse des formes développementales

chez différentes espèces, reposant sur des processus morphologiques similaires. C’est

le cas du stade pharyngula (ou phylotypique) chez les vertébrés9 au sein duquel tous

les organismes présentent une apparence similaire – une grosse tête, une queue, des

somites, un système nerveux creux et des arcs branchiaux ou poches pharyngiennes –

après être passés par des processus morphologiques similaires de division, de

gastrulation et de neurulation. Là où la notion de « programme génétique » met

l’accent sur la stabilité de l’information génétique, permettant d’expliquer la stabilité

des formes du vivant, la notion de « robustesse développementale » souligne la

stabilité des processus, desquels résultent ces formes stables.

La découverte, dans les années 1980, des « gènes architectes » des organismes – les

gènes homéotiques10, responsables de la mise en place du schéma corporel des

organismes – constitue un bouleversement décisif pour la biologie du développement.

À partir de ce moment-là, un certain nombre de biologistes du développement

s’attachent à montrer que les traits des organismes (à commencer par les formes

                                                                                                               

9 La partie inférieure du schéma a été réalisée par Haeckel, la partie supérieure a été rajoutée

ultérieurement dans des schémas récapitulatifs de biologie du développement. 10 Les gènes homéotiques se caractérisent par leur très grande conservation au sein du règne

animal.

complexes comme les organes) ne peuvent pas être expliqués en se référant aux seules

variations de fréquence génétique – comme cela avait été principalement le cas depuis

l’avènement de la génétique des populations. La mise en évidence des gènes

homéotiques permet aussi d’illustrer l’importance d’une nouvelle forme

d’homologie11 (distincte de l’homologie de structure, mais qui permet d’expliquer la

similarité d’organes complexes chez des espèces différentes) : l’homologie de

processus (Gilbert 1996). Dès lors, des changements affectant les complexes des

gènes Hox (une famille de gènes homéotiques), présents chez la drosophile, peuvent

contribuer à la perturbation de son schéma corporel (par exemple, les segments

thoracique-ailes et abdominaux-pattes seront inversés). La redondance de ces

complexes de gènes au sein du règne animal (et végétal) permet d’expliquer que des

fonctions similaires soient retrouvées dans des contextes différents (Kitano, 2004).

Ainsi, l’expression d’un même gène homéotique peut conduire à la formation de deux

cœurs différents, comme le cœur des insectes et le cœur des vertébrés, dont la

formation a reposé sur des processus identiques et qui à l’arrivée possèdent la même

fonction – la capacité à pomper du sang –, et ce bien que leur forme précise diffère

(Manak & Scott 1994). Plus encore que l’idée de stabilité de la forme, c’est l’idée de

stabilité de processus développemental conduisant à une stabilité de la fonction qui est

traduite à travers l’usage de la notion de « robustesse développementale ».

Depuis une dizaine d’années, les biologistes du développement ont fait resurgir un

autre concept, apparu pour la première fois dans le milieu des années 1960 en

génétique (Bradshaw 1965), pour rendre compte de la pluralité des formes qui

peuvent être générées dans le vivant en dépit d’une information génétique stable. Il

s’agit du concept de « plasticité phénotypique ». Ce dernier, qui servait

principalement à expliquer les raisons pour lesquelles une même espèce (possédant la

même information génétique) pouvait adopter des formes différentes selon les

environnements dans lesquels elle se développait, est devenu un concept essentiel

pour la formulation d’une nouvelle synthèse évolutionnaire incluant le

développement. Ainsi, le concept de « plasticité développementale » (West-Eberhard

2003) ne permet plus tant de rendre compte de la stabilité de la forme que des moyens

par lesquels la forme peut être générée.

                                                                                                               11 En biologie, l’homologie désigne généralement le lien évolutif qui existe entre deux traits

(en général anatomiques) observés chez deux espèces différentes et qui est dû au fait que toutes deux l’ont hérité d’un ancêtre commun.

IV. Quel « développement » pour éclairer notre compréhension de

l’évolution de la forme ?

Dans le schéma traditionnel permettant de décrire l’évolution des formes du vivant, et

adopté depuis l’avènement de la Synthèse Moderne de l’évolution (Huxley 1942) – le

courant théorique qui a contribué au rapprochement disciplinaire de la biologie

évolutionnaire et de la génétique mendélienne par le biais de la génétique des

populations –, le développement est laissé pour compte. Comme cela sera montré par

la suite (Arthur 1997, Hall 2003), il est tout au plus considéré comme une « boîte

noire », puisque seuls les signaux entrants (l’information génétique) et les signaux

sortants (les traits phénotypiques) comptent. La compréhension des processus et des

mécanismes qui caractérisent le développement n’est pas nécessaire pour comprendre

la variation, qui est ce sur quoi la sélection va agir. L’évolution de la variation est

expliquée par le fait que des mutations, survenues aléatoirement, vont ou non se

répandre dans la population, conduisant potentiellement à des modifications stables de

la forme tout au long de l’échelle de temps évolutive, en fonction du caractère

adaptatif de la forme en question. Depuis les années 1980, certaines approches ont

cherché à redonner une nouvelle importance au développement dans les explications

évolutionnistes en montrant, entre autres choses, l’importance et la spécificité des

gènes développementaux (comme les gènes homéotiques ou, plus récemment, les

gènes régulateurs) pour expliquer l’évolution des formes du vivant (Carroll 1995).

En 2003, la biologiste Mary Jane West-Eberhard propose dans un ouvrage de

synthèse, intitulé Developmental Plasticity and Evolution, un schéma qui repose en

grande partie sur le concept de « plasticité développementale ». De l’étude poursuivie

sur une période de vingt ans du comportement des insectes (principalement les

abeilles) corrélé à leur développement, l’auteure a retiré la conviction qu’une nouvelle

synthèse de la théorie de l’évolution, qui prenne mieux en compte le développement,

était devenue nécessaire. Si le livre appartient bien au champ disciplinaire de la

biologie évolutionnaire du développement (l’évo-dévo), West-Eberhard ne se

contente pas de rassembler des données issues de la biologie de l’évolution et de la

biologie du développement, elle entend en sus proposer une nouvelle théorie

synthétique de l’évolution qui inclurait le développement dans sa définition. Lorsque

le livre paraît, il crée un certain émoi dans la communauté des biologistes, car il

propose un modèle radicalement nouveau pour rendre compte de l’évolution des

formes. Au sein de ce nouveau schéma conceptuel, les gènes ne sont plus considérés

comme étant des initiateurs, mais seulement comme ayant un rôle secondaire dans

l’évolution (la formule anglaise est plus parlante : “followers, not leaders in

evolution”). Autrement dit, les changements dans les fréquences génétiques sont

considérés comme intervenant dans un second temps plutôt que comme expliquant

initialement l’apparition d’une nouvelle forme phénotypique. Si la plupart des

théories qui expliquent la diversité des formes du vivant continuent de s’appuyer

principalement sur des études en génétique quantitative, West-Eberhard renverse les

rapports de priorité en faisant passer l’évolution du génome à l’arrière-plan de

l’analyse pour se concentrer principalement sur les formes du vivant observées.

Le processus général qu’elle décrit est le suivant : un changement dans

l’environnement dans lequel se trouve l’organisme en développement conduit à une

« réponse développementale plastique » et à une accommodation phénotypique –

« l’ajustement immédiat aux changements résultant de la flexibilité adaptative

multidimensionnelle du phénotype, sans changement génétique » (West-Eberhard,

2003, 140) – ce qui va permettre, dans un second temps, l’amélioration de

l’adaptation individuelle au nouvel environnement. Les nouvelles formes, résultantes

de cette plasticité développementale, sont ensuite sélectionnées. Enfin, un changement

dans les fréquences alléliques (l’accommodation génétique) permet d’améliorer et

d’intégrer ce changement de forme durablement. West-Eberhard rapporte le célèbre

exemple d’une telle accommodation fourni par le vétérinaire hollandais Slijper. En

1942, ce dernier avait observé une chèvre qui, à sa naissance, ne possédait que deux

pattes, mais dont l’organisme avait réagi à ce lourd handicap par des spécialisations

morphologiques et comportementales qui avaient finalement permis à la chèvre de

survivre et même de se déplacer. West-Eberhard s’appuie, tout au long de son livre,

sur cet exemple surprenant qui illustre la portée générale et les enjeux lointains de son

investigation. Le point important, qui fait la force de cet exemple particulier, est qu’en

dépit des malformations congénitales majeures dont souffre la chèvre, la fonction de

locomotion parvient à être préservée au cours de l’ontogenèse. Selon West-Eberhard,

les accommodations adaptatives qui favorisent le développement de la fonction (la

locomotion, par exemple) ont une probabilité élevée de contribuer à l’apparition d’une

nouveauté fonctionnelle (un nouveau mode de locomotion), elle-même liée à une

nouvelle organisation morphologique – une nouvelle forme. Pour peu que cette

nouvelle organisation morphologique soit viable et compatible avec la genèse de

l’individu, la nouveauté fonctionnelle qui en résulte peut conduire à une augmentation

de la fréquence d’apparition de la forme nouvelle (deux pattes au lieu de quatre) dans

la population. Ceci peut conduire éventuellement, sur de très nombreuses générations,

à la production d’une sous-population d’individus présentant le trait en question. Le

processus peut alors être suivi d’une « accommodation génétique » qui se traduit par

un changement dans la fréquence génétique qui affecte la régulation, l’expression ou

les effets secondaires de la nouvelle forme, sous l’effet du processus de

sélection/variation décrit par Darwin. Au sein de ce processus original,

l’environnement devient un participant clé dans la génération et la sélection des

adaptations, mais aussi dans la capacité adaptative des organismes eux-mêmes. Ainsi,

le génome est considéré comme une composante « physique », au même titre que

l’environnement (l’un et l’autre « modelant » l’organisme en devenir). La forme

générée est, quant à elle, conçue comme la conséquence de l’expression de ces

facteurs physiques, et sa réalisation dépend en grande partie du processus

développemental.

Venons-en maintenant à la question de la spécificité de la génération de la forme en

biologie.

V. Comment distinguer la génération de la forme en biologie de la génération de la

forme en physique ?

Plus que l’idée de « vivant », c’est l’idée de « complexification » qui est centrale dès

lors que l’on traite de la question du développement de la forme en biologie. Cette

idée est non seulement spécifique à la biologie, mais elle est surtout propre au

processus développemental puisque, contrairement au processus évolutif qui, comme

l’avait souligné Darwin, ne va pas nécessairement vers une complexité plus grande,

l’ontogenèse se caractérise essentiellement par une complexification progressive.

Ainsi, l’organisme à l’issue de son développement sera, par définition, plus complexe

que la cellule œuf originelle dont il provient. L’apparition de formes diverses (au fur

et à mesure de l’organogenèse, par exemple) participe de cette complexification. Au

cours de ce processus développemental, la mise en place de la forme repose à la fois

sur des mécanismes cellulaires mais aussi, à une échelle plus fine, sur des mécanismes

qui peuvent être appréhendés par le biais de lois physico-chimiques. Le

rapprochement entre certains mécanismes morphologiques et des mécanismes d’ordre

physico-chimiques a conduit certains biologistes à adopter une vision unifiée de la

morphologie et de la biochimie. Le biochimiste, Joseph Needham est, à ce titre, une

figure importante. Ce dernier a même été jusqu’à considérer que les formes issues des

développements embryologiques étaient déterminées par des substances chimiques,

lesquelles reposaient d’ores et déjà sur une organisation élaborée qu’il a qualifié de

« morphologie moléculaire » (Needham, 1968). La frontière entre forme physique et

forme biologique semblait rompue.

Dans la lignée de ces travaux, le biologiste Stuart Newman montre, quant à lui, quels

sont les liens mais aussi les différences entre les mécanismes physico-chimiques à

l’origine de la forme et les morphologies cellulaires (Forgacs & Newman 2005).

Ainsi, en s’appuyant sur deux caractéristiques qui se manifestent à la fois dans les

tissus d’origine animale et dans les matériaux non-vivants – « la matière molle12 » (de

Gennes 1992) et les « média excitables13 » (Beloussov 1998) –, il argumente en

faveur d’une distinction de la génération de la forme en physique et en biologie en

montrant que si les deux caractéristiques physico-chimiques existent bien hors de la

biologie, il est néanmoins rare de les trouver de manière simultanée dans des

matériaux non vivants. Le matériau biologique à l’origine de la forme vivante serait

donc, en un sens, là encore plus complexe que le matériau à l’origine de la forme en

physique. Plus précisément, le processus développemental, duquel résulte la forme, se

caractériserait par sa nature « hybride » (Newman, 2014) à la différence de n’importe

quel autre processus physico-chimique complexe. Au sens où le processus

développemental ferait appel à différents types de média physico-chimiques de

manière cumulés là où ils sont généralement isolés ou « purs » dans les matériaux non

vivants. Par ailleurs, tout au long du processus développemental (et à la différence du

processus de croissance), le rôle et l’expression des facteurs physico-chimiques et

génétiques ne cessent de se modifier, générant une situation de constant déséquilibre

qui sera à l’origine de la différenciation progressive de la forme. Le caractère hybride

du processus développemental permet dans ce contexte d’expliquer la génération de

formes intermédiaires successives jusqu’à l’établissement d’une forme complexe

définie (un organe par exemple) qui, bien qu’ayant été contrainte par des facteurs et

des processus constants, sera toujours le résultat de la réalisation d’un programme

original.                                                                                                                

12 « matière molle » [Soft Matter] matériaux viscoélastiques condensés tels que des colloïdes, des cristaux liquides, des mousses, ou des gels.

13 « média excitables » [excitable media] systèmes chimiques, électriques, mécanistiques (réactions d’oscillation chimique).

Conclusion

L’étude de la génération de la forme chez les êtres vivants d’un point de vue

philosophique est un sujet certes ancien mais qui requiert une nouvelle interprétation

dans la biologie contemporaine. En effet, et tout d’abord, s’il y a bien un domaine

pour lequel la philosophie de la biologie ne peut se passer d’une analyse historique,

c’est bien celui de la biologie du développement. Car même si les outils théoriques et

empiriques d’observation de l’organisme en développement ont radicalement changé

depuis l’Antiquité et même depuis le XVIIIe siècle, les problèmes philosophiques

relatifs à la genèse de la forme ne sont pas nouveaux. Ensuite, la compréhension des

problèmes contemporains relatifs à la génération de la forme a eu tendance à être

négligée au profit de questions relatives à l’interaction des explications

développementales avec les explications évolutionnaires. Dès lors, les biologistes ont

cherché à expliquer la génération de la forme en se référant principalement aux

mécanismes de l’évolution. Or, et comme j’ai cherché à le montrer à travers ce

chapitre, le problème de la génération de la forme en biologie soulève des questions

philosophiques qui lui sont propres et dont la formulation remonte bien avant la

théorie de la sélection naturelle par Darwin. C’est donc en examinant la spécificité du

processus développemental en tant qu’il est une morphogenèse biologique et non

uniquement physico-chimique que l’on peut appréhender intégralement la question de

la génération de la forme en biologie et donc aussi la manière dont ce problème peut

être repensé au sein de la théorie de l’évolution.

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