DURING Vous êtes subtil Monsieur Bergson (2014)

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« Vous êtes subtil Monsieur Bergson » ou le bergsonisme peut-il s’enseigner ? par ÉLIE DURING Texte paru dans Bergson professeur. Actes du colloque international, Paris, Ecole Normale Supérieure, 22-24 novembre 2010, A. Panero, S. Matton & M. Delbraccio (dir.), Louvain, Peeters, 2014 Plutôt que de m’intéresser directement à la figure du Bergson professeur, à ses idées pédagogiques, ou encore aux problèmes que nous pose aujourd’hui l’articulation de ses cours à l’ensemble du corpus, je parlerai du point de vue de celui qui tente de professer Bergson. Substituer ainsi, dans la question de l’enseignement de Bergson, un génitif objectif à un génitif subjectif, ce n’est pas seulement faire un mot d’esprit. S’il me semble important de réfléchir aujourd’hui aux difficultés propres que l’enseignant peut rencontrer dans l’exposition de la philosophie bergsonienne, c’est parce que ces difficultés ne sont nullement extérieures à cette philosophie ; elles lui sont au contraire consubstantielles. On s’en rend bien compte lorsqu’on s’adresse à un public qui n’est pas encore spécialisé en philosophie. Là, il est clair que les obstacles ne relèvent pas simplement des circonstances confuses de la réception philosophique du bergsonisme — avec les inévitables malentendus qu’il continue d’occasionner, les filtres qui s’interposent entre nous et les textes, etc. Je crois que ces difficultés prennent une dimension plus aiguë : elles font tou- cher (en quelque sorte à l’état pur) à quelque chose d’essentiel dans la méthode bergsonienne elle-même, davantage que dans tel ou tel point de doctrine. Plus précisément, ces difficultés nous renvoient à l’idée même que Bergson se faisait de l’activité philosophique, comme recherche et expérimentation continuées. Mais elles nous renvoient aussi, ce qui est déjà moins évident, aux conditions (extrêmement restrictives) qui pèsent sur la diffusion et la publicisation (qu’on me pardonne ce mot très laid) de cette

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« Vous êtes subtil Monsieur Bergson »

ou le bergsonisme peut-il s’enseigner ?

par ÉLIE DURING

Texte paru dans Bergson professeur. Actes du colloque international, Paris, Ecole Normale Supérieure, 22-24 novembre 2010, A. Panero, S. Matton & M. Delbraccio (dir.), Louvain, Peeters, 2014

Plutôt que de m’intéresser directement à la figure du Bergson professeur,

à ses idées pédagogiques, ou encore aux problèmes que nous pose aujourd’hui l’articulation de ses cours à l’ensemble du corpus, je parlerai du point de vue de celui qui tente de professer Bergson.

Substituer ainsi, dans la question de l’enseignement de Bergson, un génitif objectif à un génitif subjectif, ce n’est pas seulement faire un mot d’esprit. S’il me semble important de réfléchir aujourd’hui aux difficultés propres que l’enseignant peut rencontrer dans l’exposition de la philosophie bergsonienne, c’est parce que ces difficultés ne sont nullement extérieures à cette philosophie ; elles lui sont au contraire consubstantielles.

On s’en rend bien compte lorsqu’on s’adresse à un public qui n’est pas encore spécialisé en philosophie. Là, il est clair que les obstacles ne relèvent pas simplement des circonstances confuses de la réception philosophique du bergsonisme — avec les inévitables malentendus qu’il continue d’occasionner, les filtres qui s’interposent entre nous et les textes, etc. Je crois que ces difficultés prennent une dimension plus aiguë : elles font tou-cher (en quelque sorte à l’état pur) à quelque chose d’essentiel dans la méthode bergsonienne elle-même, davantage que dans tel ou tel point de doctrine.

Plus précisément, ces difficultés nous renvoient à l’idée même que Bergson se faisait de l’activité philosophique, comme recherche et expérimentation continuées. Mais elles nous renvoient aussi, ce qui est déjà moins évident, aux conditions (extrêmement restrictives) qui pèsent sur la diffusion et la publicisation (qu’on me pardonne ce mot très laid) de cette

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activité ou de ses résultats. Parmi ces conditions, il y en a deux qui méritent particulièrement notre attention : d’abord, l’écart ou la tension constitutives entre l’activité de recherche dont témoignent les cours, mais aussi d’autres modes d’intervention plus ou moins contraints par les circonstances (conférences, articles, correspondances), et la version décantée qu’en donnent les livres publiés ; ensuite, l’interdiction (formulée dans les dispositions tes-tamentaires) de « livrer au public » autre chose que les livres.

Sur la signification de cet écart et de cette interdiction, je ne m’étendrai pas 1. Ce qui m’intéresse est de savoir comment cela retentit sur le contexte pédagogique qui peut être le nôtre lorsque nous nous proposons d’enseigner la philosophie bergsonienne.

I. Professer Bergson : du bon usage des cours

Je commencerai par rappeler une citation d’Étienne Gilson, qui en un sens résume parfaitement le problème :

« Ceux qui prononcent le mot de “bergsoniens” l’entendent trop souvent d’une manière sans rapport avec la réalité, comme si l’auditeur ou le lecteur de Bergson avait cherché dans son enseignement un ensemble de thèses, de principes ou de conclusions à emprunter tels quels. Sans doute, il y eut des imprudents pour lui emprunter, sinon sa langue dont il avait le secret, du moins ses formules. D’autres, plus ambitieux, lui confectionnèrent une sorte de système dont ils firent divers usages en le tenant lui-même pour acquis. Mais ceux qui se réunissaient, à trois ou quatre, pour s’entretenir de sa doctrine, étaient d’espèce bien différente, et leur état d’esprit véritable est malaisé à décrire sans enfausser quelque trait.

On exagèrerait à peine en disant que le contenu de sa philosophie non seulement n’était pas ce qui les intéressait le plus, mais qu’il leur était, en un sens, indifférent. À vrai dire, ces jeunes gens n’étaient pas capables de le saisir, et cela pour une raison sur laquelle il convient d’insister. Les vrais philosophes sont rares, mais, en un sens, leur pu-blic l’est plus encore, parce que nous lisons leurs livres en essayant d’en comprendre les conclusions sans avoir voulu, su ou pu refaire pour notre compte les démarches intellectuelles dont ces conclusions découlent. Chez Bergson, cette préparation spéculative était longue, minutieuse, approfondie ; on le sentait, et si l’on pouvait être séduit par des conclusions exposées en une langue parfaite, on se savait inca-

1 Voir ci-dessus la conférence de Frédéric Worms.

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pable de juger l’affaire au fond. L’équipement psycho-physiologique et biologique requis pour discuter avec compétence les conclusions principales de Matière et Mémoire ou de L’Évolution créatrice, nous ne le possédions pas et nous ne pouvions même pas l’acquérir. Cette science n’avait d’ailleurs de sens qu’au regard de ses propres problèmes philosophiques, qui n’étaient pas nécessairement les nôtres. Écoutant avec admiration et sympathie, nous ne jugions pas la doctrine, même pour approuver. » 2

À vrai dire, je pourrais m’arrêter là. Mais comme Gilson ne pose pas ex-plicitement le problème de l’enseignement de Bergson au génitif objectif, je me dis qu’on peut avancer un peu plus loin.

Qu’il y ait là un sujet qui mérite réflexion, je ne suis d’ailleurs pas le premier ni le seul à le penser. J’en veux pour preuve le compte rendu de l’assemblée générale de la Société des amis de Bergson, du 28 novembre 2009. Florence Caeymaex suggère à cette occasion que « pour compléter la réflexion sur “Bergson professeur”, une autre soit menée sur le thème “enseigner Bergson” ». Frédéric Worms « répond en soulignant l’indissolubilité du lien entre enseignement et recherche ». Norbert Roques, qui enseigne en classes préparatoires, « insiste sur la difficulté à enseigner Bergson. Le guide sûr pour un tel enseignement est le texte lui-même, quand on le suit de très près. » 3

Je suppose qu’Alain Panero, qui était d’ailleurs présent lors de cette as-semblée, pourrait témoigner de son expérience en classe de terminale ; pour ma part, je ne peux m’autoriser que d’une expérience courte, mais en même temps diversifiée, auprès d’élèves de terminale, d’étudiants de philosophie (de la licence à l’agrégation), ainsi que d’étudiants des Beaux-Arts. Quel que soit le contexte, on s’accordera sans peine à reconnaître que, en dépit de la popularité de Bergson (attestée par sa présence insistante au hit parade des sujets du baccalauréat), en dépit des vertus d’élégance et de clarté de son style, sa philosophie oppose aux élèves une résistance singulière.

Je voudrais examiner deux types d’explication qui se présentent immédiatement à l’esprit : 1° il s’agit d’une philosophie difficile ; 2° il s’agit d’une philosophie intuitive.

2 É. Gilson, « Souvenir de Bergson », Revue de métaphysique et de morale, 64

(1959), p. 130 ; extrait cité dans Henri Bergson, Écrits philosophiques, éd. F. Worms, Paris : PUF, 2011, p. 950.

3 Compte rendu de l’assemblée générale de la Société des amis de Bergson, du 28 novembre 2009.

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1) Commençons par cette idée de « difficulté ». Elle ne va nullement de soi. Ce n’est pas que Bergson soit un auteur particulièrement « technique » — supposant la maîtrise du « vocabulaire technique et critique de la philoso-phie ». Personne ne dirait que Bergson est plus difficile, à cet égard, que Kant ou Hegel. Mais c’est un fait : Bergson résiste. À tel point qu’il apparaît, à l’usage, comme tout le contraire d’un « philosophe pour classe terminale » (pour reprendre le titre d’un essai de J.-J. Brochier consacré naguère à Camus 4).

Mon sentiment personnel, c’est que si Bergson n’est pas un philosophe pour classe de terminale, c’est d’abord parce qu’il est, au fond, un philosophe pour philosophes – et donc, dans nos contrées, un philosophe pour profes-seurs de philosophie, ou pour étudiants aguerris. Et j’ajouterais que c’est justement parce que Bergson est un philosophe pour professeurs de philosophie que ces derniers, s’ils ont succombé à son charme ou s’ils ont été sensibles à la puissante originalité de son œuvre, peuvent accomplir leur office dans une fidélité complète à Bergson sans avoir jamais à faire cours sur lui.

Cet énoncé un peu brutal s’éclairera dans la suite. Mais il évoque déjà le mot rapporté par Guitton, cette recommandation de Bergson qu’évoquait hier Frédéric Worms, de ne pas faire passer dans les cours ses « recherches pré-sentes » : si vous travaillez, dit Bergson, à une philosophie personnelle, « vos élèves en profiterons par tout ce qui émanera de vous », sans que vous ayez à leur parler directement de ces recherches 5.

2) Passons à la seconde hypothèse. Est-ce parce que le bergsonisme est une philosophie intuitive qu’il est si difficile à transmettre ? Comment communiquer une intuition qui, par principe, ne s’enseigne pas ? L’intuition philosophique, en effet, ne peut être qu’un acte individuel ; elle n’existe d’ailleurs qu’engagée dans une connaissance particulière. Et cela ne s’enseigne pas, sans doute — du moins pas directement.

Notons cependant que si l’idée d’intuition a une place dans la doctrine bergsonienne – que je distingue ici des actes et des observations dont elle découle en fait, ou qu’elle peut susciter —, ce n’est jamais que par sa fonction générale (une certaine orientation de l’intelligence ou de l’attention), et pour autant qu’elle se laisse penser comme « intuition de la durée » (c’est là en effet « le centre même de la doctrine », comme l’expliquait en 1915

4 J.-J. Brochier, Camus, philosophe pour classe terminale, Paris : A. Balland,

1070 (rééd. Paris : la Différence, 2001). 5 Jean Guitton, La vocation de Bergson, Paris : Gallimard, 1960, p. 66-67 (c’est

moi qui souligne) ; voir aussi ci-dessus la conférence de F. Worms, p. 31-32.

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Bergson à Höffding 6). Or cette fonction générale, cette durée, on l’oublie trop souvent, n’ont de sens qu’à être précisées au contact de problèmes singuliers, en se donnant autant d’appuis qu’il faut pour cela dans le répertoire d’images, d’expériences, d’observations mais aussi de ressources conceptuelles, auxquelles le philosophe a accès. Il n’y a donc pas à craindre que, dans l’enseignement de la doctrine, sous l’effet des contraintes pédagogiques, quelque chose vienne à se perdre ou se dénaturer. On a tort de penser que l’intuition serait trop fragile, trop évanescente pour faire l’objet d’un enseignement : cette intuition n’est pas un contenu préalable qu’il faudrait préserver et qui menacerait de se perdre en route, elle est devant nous, comme une proposition à développer ; il n’y a donc pas à s’inquiéter de savoir comment la transmettre intacte.

Le vrai problème est ailleurs. Il est de savoir si le travail nécessaire au dé-gagement de l’intuition peut faire, lui, l’objet d’un enseignement spécifique ; autrement dit, si un tel enseignement s’apparente, de près ou de loin, à l’en-seignement d’une doctrine qui serait celle de Bergson, ou s’il ne se confond pas plutôt avec l’apprentissage de la philosophie elle-même en tant qu’activité, avec tous les relais qu’elle peut trouver dans l’expérience et le savoir scientifique. « L’intuition dont je parle, écrit Bergon, ne peut le plus souvent entrer en jeu qu’après qu’on a étudié, approfondi, critiqué, souvent même accru tout ce que la science positive a réuni de faits sur un certain point. » 7 Ainsi en va-t-il de l’intuition de l’acte libre comme expression du moi profond. Le contenu doctrinal est-il compréhensible indépendamment de la critique menée, dans les deux premiers chapitres de l’Essai, au sujet des « états de conscience », de leur identification et de leur mesure ? À quoi se réduit-il, si on le coupe de l’effort nécessaire pour se défaire des illusions déterministes, et d’abord pour se rendre compte que ces illusions correspondent effectivement à des tendances naturelles et irrépressibles de la pensée réfléchie ? Détachées de ce patient travail critique, les thèses bergsoniennes sur la liberté risquent fort d’apparaître comme des énoncés tantôt triviaux, tantôt paradoxaux.

Avant d’entrer dans le vif du sujet et d’éclaircir (c’est mon objet principal) la nature des difficultés rencontrées dans le contexte

6 Voir « Bergson à Harald Höffding », dans H. Bergson, Écrits philosophiques,

op. cit., p. 443. 7 Note du 16 mai 1912 à propos du livre de Joseph Deseymard, La Pensée

d’Henri Bergson, paru en novembre 1912 (Fonds Doucet, BGN 2966). Cité par C. Riquier, « “Voir et cependant ne pas croire” Intuition et méthode chez Bergson », Transparaître N° 1, « l’intuition », décembre 2007, p. 192.

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d’enseignement, je voudrais faire une dernière salve de remarques, au fond très simples.

On serait tenté de dire : voyons comment Bergson faisait cours lui-même, localisons, dans les notes de cours qui nous sont restées, les moments où Bergson parle « en son nom », et tâchons de suivre son exemple, si tant est qu’il ait effectivement réussi à enseigner ses idées — sur la causalité psychologique, sur la mémoire, sur le temps ou sur tout autre sujet.

Cela ne me paraît pas une très bonne idée, pour plusieurs raisons. D’abord (Frédéric Worms l’a bien montré hier), parler « en son nom »

n’est pas une affaire simple. Il ne faut jamais perdre de vue le contexte insti-tutionnel tout à fait particulier qui cadre et oriente la recherche personnelle de Bergson, quand bien même elle filtrerait à travers les cours.

On notera ensuite (j’ai presque honte de formuler cette banalité) que, là même où il semble le plus clairement développer une réflexion en son nom, jamais il ne s’agit pour Bergson de faire cours sur Bergson. Ce serait absurde. Que ces cours aient fourni à Bergson lui-même l’occasion d’enseigner, parfois, la « philosophie bergsonienne », c’est une évidence qui n’est pas d’un secours immédiat pour celui qui, après lui, entend faire cours sur lui, c’est-à-dire sur la philosophie de Bergson telle qu’il a voulu l’exposer dans ses livres publiés. Rien n’indique que l’expérience du cours dont témoignent les notes du lycée de Clermont-Ferrand, du lycée Henri-IV ou du Collège de France, puisse être directement transposée à la problématique qui nous intéresse ici : comment, aujourd’hui, enseigner la pensée de Bergson ? Ou pour employer un tour un peu passé : comment la présenter aux « jeunes gens » ? Inversement, quelles raisons ces derniers peuvent-ils avoir de s’y intéresser, autrement que comme matière à commenter ?

Ces questions, bien entendu, s’adressent à nous tous (« nous, bergsoniens »). Quelles raisons avons-nous de nous intéresser à Bergson et de vouloir l’enseigner ? Mais surtout, combien, parmi nous, sont « bergsoniens » comme l’était Bergson ? Combien travaillent, réellement, comme Bergson, en suivant sa méthode de recherche ? Sur ce point, il me sembe que le vrai partage ne se fait pas entre ceux qui veulent sauver Bergson, ceux qui y « croient » (je veux dire : ceux qui croient à l’efficacité philosophique d’un recours à l’élan vital ou à l’appel du mystique) et ceux qui n’y croient pas ; il se fait entre ceux qui travaillent comme Bergson et ceux qui l’abordent comme on aborderait n’importe quel autre auteur, pour y appliquer les habituelles méthodes (philologiques, historiques) du commentaire.

Il faut que chacun se pose cette question, pour situer précisément la nature de son intervention pédagogique et l’articulation qu’elle suppose entre un certain type de recherche et un certain type d’enseignement.

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Quant à l’enseignement de Bergson, tout le problème, me semble-t-il, est que l’œuvre dont nous disposons, et qui a fait ces quinze dernières années l’objet d’un renouveau exégétique, ne se donne pas comme un cours. Mieux, le texte intègre d’avance (et même il se constitue pour une part à travers) la différence de nature qui le démarque de la forme cours. Bergson était très conscient de cet écart ou de cette tension ; il y tenait. Or le professeur qui fait cours aujourd’hui sur Bergson fait d’abord cours sur une œuvre publiée — de l’Essai à La Pensée et le Mouvant. Si les cours de Bergson peuvent l’éclairer dans cette tâche, il est bien clair qu’on n’attend pas de lui qu’il enseigne une pensée qui se logerait ailleurs que dans les livres. Ce qui ne veut pas dire que cet « autre corpus » constitué par les cours ne soit pas d’une importance capitale pour qui s’intéresse au modus operandi de la philosophie de Bergson, pour qui cherche à en évaluer les effets réels (et les prolongements possibles) au-delà des remous mondains, par-delà le flux et le reflux de la « gloire ». Mais une fois ce point admis, la question reste entière : comment passer des cours de Bergson au cours sur Bergson ?

* Pour ne pas rester trop longtemps dans l’allusion pédagogique (et vague-

ment autobiographique), autrement dit pour ne pas rester dans l’abstraction, j’aimerais tout de suite verser une ou deux pièces au dossier, et resserrer le problème sur un cas, en évoquant pour commencer une expérience pédagogique qui me paraît d’autant plus intéressante que Bergson a eu l’occasion de la commenter lui-même.

Je tâcherai dans un second temps de montrer que si Bergson ne peut pas (ou du moins peut difficilement) s’enseigner, cela tient au fait qu’il est (comme Deleuze d’ailleurs, mais aussi comme Nietzsche ou Wittgenstein), un philosophe subtil. Dans le contexte de la classe de philosophie, la subtilité est rarement un compliment : elle indique un risque, celui du discours trop brillant, qui s’enveloppe d’obscurité dès qu’on cherche à en restituer le détail ou la signification exacte. Je ne l’entends évidemment pas de cette manière, mais plutôt comme le maître d’armes qui, paraît-il, complimentait le philosophe en ces termes : « Vous êtes subtil Monsieur Bergson. »8

Pour annoncer tout de suite la couleur, je dirais simplement ceci : subtil, Bergson l’est moins par son style (insinuant et suggestif, imagé) ou par ses objets (évanescents, fuyants), que par sa méthode. Par sa méthode, et plus précisément encore par sa manière d’organiser les différents niveaux, les

8 On se souvient que Bergson était une fine lame : l’exemple de l’escrimeur revient plusieurs fois dans ses livres. Voir notamment Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris : PUF, 2007, p. 130.].

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différentes formes d’expression de sa recherche, tout en donnant à ses ouvrages publiés l’apparence élégante et faussement « lisse » de petits traités (ce sont en réalité des « essais » !) dont il suffirait, pour comprendre ce qui s’y joue et le faire entendre aux élèves ou aux étudiants, d’extraire les conclusions principales, de les condenser dans des formules bien frappées ou des images suggestives.

Enfin dans un dernier temps (conclusif) j’envisagerai trois stratégies pos-sibles pour répondre aux difficultés que présente la philosophie de Bergson, ou pour simplement les contourner.

II. Enseigner Bergson au lycée, en 1907

Mais commençons par le cas. Le 28 novembre 1907, la Société française de philosophie mettait en

débat une série de questions touchant l’enseignement de la philosophie. La discussion s’appuyait sur les résultats d’une enquête menée par le psychologue Alfred Binet auprès de quelque trois cents professeurs de lycée et publiée l’année suivante dans L’Année psychologique (« Une enquête sur l’évolution de l’enseignement de la philosophie »). Cinquante-cinq enseignants avaient répondu au questionnaire qui leur avait été adressé.

Parmi ces « correspondants » anonymes, il en est quatre, explique Binet, qui adoptent sans réserve les idées de Bergson, et en font même « l’âme de leur enseignement ». Un professeur écrit ainsi :

« Je m’inspire beaucoup des idées de M. Bergson ; cet esprit si vi-vant et si riche séduit toujours beaucoup les élèves, du moins ceux qui comprennent quelque chose. » 9

Je n’insiste pas sur l’ironie de cet énoncé. Un autre, plus réservé, signale que cette pensée « jette les élèves dans un

curieux état d’indécision ». Il ajoute : « Un certain nombre de jeunes gens sont conquis par le charme du

style et l’ingéniosité de la pensée, au point de devenir de fervents dis-ciples. Ils ont généralement un certain dédain pour la science positive. […] Ils s’efforcent, avec leur Maître, de saisir l’insaisissable, estimant pourtant que ce qu’ils ont saisi n’est plus digne d’être retenu, puisqu’il ne saurait être saisi que sous la forme imparfaite de science, dédaigneux d’avance du résultat de leur effort, puisque cette mobilité

9 A. Binet, « Une enquête sur l’évolution de l’enseignement de la philosophie »,

L’Année psychologique, 14 (1907), p. 152-231, ici p. 169.

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fugace est dénaturée dès qu’on la fixe... On a beau leur faire remarquer l’immense érudition scientifique de Bergson. Cette science n’a pour eux de valeur que si on la dépasse, et ils sont trop impatients de la dépasser pour s’y arrêter. Si on essaie de les rendre attentifs à quelque recherche psychologique, ils disent d’un air détaché : “Peut-être... oui, sans doute.” Tout ce qui est scientifiquement établi se place par là même dans cette région de l’intelligible, qui est l’opposé du réel. J’ai rencontré plusieurs jeunes gens fort intelligents qui se trouvaient dans cet état paradoxal, et qui travaillaient et réfléchissaient beaucoup sans arriver à aucun résultat. » 10

L’attitude de ces élèves doués et paresseux corrobore le sentiment, souvent formulé par les adversaires du bergsonisme, que cette philosophie serait une philosophie essentiellement improductive, littéralement sans résultat positif, une espèce de maniérisme qui se complairait dans l’exhibition virtuose de sa propre activité. Les plus avisés ont su voir que cette virtuosité ne se réduisait pas aux vertus suggestives d’un style imagé, mais qu’elle s’exerçait surtout dans les passages dialectiques, dans les « passes » exécutées par Bergson pour défaire les illusions intellectualistes. Le soupçon se précise alors : il s’agirait d’une philosophie essentiellement négative, incapable de définir une tâche positive autrement que sur le mode de l’incantation.

À tout prendre, cette critique est plus profonde que celle qui vise dans le bergsonisme une philosophie « pathétique » ou un « romantisme utilitaire ». Elle a le mérite de poser le problème des conditions opératoires d’une philosophie. Elle pose aussi, du même coup, la question des « résultats » de cette philosophie, et de leur possible transmission.

Reste que le témoignage que je viens de citer laisse Bergson tout à fait perplexe. « J’avoue ne rien comprendre », confie-t-il ; « je ne reconnais rien de moi, rien que j’aie jamais pensé, enseigné, écrit » 11. Sa mise au point est aussi vigoureuse qu’instructive ; elle annonce les pages de La Pensée et le Mouvant sur les relations de la métaphysique et de la science 12. Car il n’a jamais été question pour lui de subordonner la science à la métaphysique ; il n’y a d’ailleurs pas LA science, mais des sciences différenciées (sciences mathématiques, physiques, biologiques) ; enfin et surtout, « les mathématiques […] ne sont point du tout un jeu, mais une véritable prise de contact avec l’absolu » ; de même la physique, qui « en droit […] atteint l’absolu, et […] se rapproche de plus en plus, à mesure qu’elle avance, de cette limite idéale ». « Je voudrais savoir, conclut Bergson, s’il existe, parmi

10 Id., p. 170. 11 Id., p. 229. 12 Voir La Pensée et le Mouvant, p. 33-44, 70-73, 134-136.

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les conceptions modernes de la science, une théorie qui mette plus haut la science positive. […] »

Mais un autre témoignage nous paraît plus intéressant encore, parce qu’il émane cette fois-ci d’un professeur de lycée qui a été lui-même autrefois élève de Bergson. L’enquête reproduit un large extrait de sa lettre, ac-compagnée de la réponse du philosophe, à qui Binet l’avait soumise. Voici ce qu’écrit l’enseignant :

« En ce qui concerne plus particulièrement le pragmatisme il prend tellement de formes que je me permets d’en choisir une. Mon expérience porte seulement sur celle qu’il revêt dans la philosophie de M. Bergson, dont j’ai été l’élève. J’ai très vivement désiré faire entrer dans mon enseignement quelques-unes des idées caractéristiques de cette doctrine. Je m’y suis pris de différentes façons, mais je dois avouer que j’ai échoué.

Les élèves m’ont semblé aussi peu préparés que possible à comprendre les subtilités de cette doctrine, et tout à fait incapables, au cours de cette première année de philosophie, de faire sérieusement la critique qu’elle suppose. J’ai remarqué, il est vrai, que je n’arrivais pas à exposer cette doctrine d’une manière simple et facile. Quand je réfléchissais à ce que j’en avais dit à mes élèves, je constatais, avec surprise, que mon exposé se réduisait à une série de truismes qui paraissaient enfantins et sans portée. J’ai même cru m’apercevoir d’autre chose : les élèves qui, mieux doués que leurs camarades, pénétraient quelque peu dans cette doctrine s’arrêtaient à mi-chemin et, au lieu d’acquérir, à cette école, le goût d’une critique pénétrante, comme cela me paraissait naturel, s’abritaient derrière quelques formules imprécises, qui donnaient à leurs devoirs et à leurs réponses un faux air de profondeur dont ils étaient très satisfaits, et dont ils abusaient pour se dispenser de tout effort sérieux de pensée. Il y avait là une sorte d’insincérité philosophique (si le mot n’était pas trop fort pour désigner cet état d’âme où n’entrait aucune hypocrisie, j’en suis sûr) qui m’a effrayé et qui m’a fait renoncer à mes tentatives. Mais je me demande souvent s’il n’entre pas, dans toutes ces remarques, un peu de dépit de mon échec, et j’attends avec quelque impatience le résultat de votre enquête sur ce point. J’aimerais à apprendre que d’autres ont été en cela plus heureux que moi et que je

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me trompe en croyant qu’il est impossible et peut-être dangereux, au lycée, de donner cette direction à l’enseignement philosophique. » 13

Ce témoignage en rejoint d’autres. Tout se passe comme si la doctrine bergsonienne suscitait chez les élèves deux réactions absolument symé-triques : d’un côté, des subtilités qui suscitent stupeur et incompréhension, ou jettent les élèves dans l’indécision ; de l’autre, des trivialités sans portée, des truismes que les élèves se contentent de restituer mécaniquement au détriment de l’analyse critique.

Cette polarisation, Étienne Gilson l’avait lui aussi remarquée. Dans le bel hommage qu’il rend à Bergson, à propos des étudiants qui préparaient leur licence de philosophie, il écrit :

« une gêne se faisait sentir chaque fois qu’après avoir subtilement acculé la raison raisonnante, celle de Spencer ou de Taine, à s’avouer incapable de comprendre la vie (on disait, le vivant) le métaphysicien faisait appel a une intuition ineffable par essence et qui, objet de sug-gestion possible, ne pouvait se communiquer à l’aide de mots ni de concepts. Solution à la fois facile et inquiétante, car, bien qu’elle re-parût comme automatiquement à la fin de chacune des enquêtes si habilement conduites par le philosophe, lui-même la présentait pourtant comme une récompense rare et difficile à obtenir. Les innocents que nous étions la trouvaient au contraire si facile à obtenir qu’ils s’en inquiétaient. Comprenaient-ils Bergson lorsque, contracté sur lui-même, il exigeait d’eux une “torsion” (accent sur tor) qui ne leur semblait aucunement nécessaire ? L’intuition bergsonienne est comme la grâce, on n’est jamais sûr de l’avoir. La situation n’est pas confortable, même s’il faut absolument s’y résigner. » 14

Extravagance ou trivialité, obscurité ou évidence : quelle que soit la direction dans laquelle est poussé l’élève, si tant est qu’il ait compris quoi que ce soit, c’est le dilettantisme que la pensée de Bergson encourage avant tout, un dilettantisme où se conjuguent dans le pire des cas l’imprécision et l’esbroufe. Voilà bien un paradoxe pour un auteur qui a si sévèrement critiqué la figure de l’amateur en philosophie 15. Alors, quelle réponse Bergson est-il en mesure d’apporter à ces dérives, et aux légitimes in-

13 A. Binet, « Une enquête sur l’évolution de l’enseignement de la philosophie »,

p. 170-171 (c’est moi qui souligne). 14 Étienne Gilson, « Souvenir de Bergson », Revue de métaphysique et de

morale, 64 (2), avril-juin 1959, p. 133-134. 15 Voir sa lettre à Fl. Delattre de décembre 1935, Écrits philosophiques, op. cit.,

p. 681.

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quiétudes de l’enseignant qui s’avoue incapable de transmettre la substance du troisième chapitre de l’Essai ?

La première réaction est quelque peu défensive, et à vrai dire ad hominem :

« je me demande si la question se pose véritablement en ces termes et s’il y a lieu de chercher, pour les élèves, un mode d’exposition autre que celui que j’ai adopté dans mes divers travaux. Comme je vous l’écrivais il y a quelque temps, je n’ai jamais trouvé que mes élèves à moi eussent la moindre difficulté à entrer dans mes idées. Jamais non plus je ne les ai vu prendre l’étrange attitude que décrit votre corres-pondant. » 16

Il convient évidemment de tempérer cette réaction en se souvenant de l’expérience pédagogique rapportée par Bergson lui-même. Celui-ci ne déplorait-il pas, en effet, que ses meilleurs élèves de lycée, lorsque venait le moment de rédiger une dissertation pour le concours, rendissent une copie de « manuel » dénuée d’originalité, conforme aux attentes supposés du jury ? Dans la même séance de novembre 1907 de la Société française de philosophie, Bergson explique :

« Lorsque j’étais professeur au lycée Henri-IV, j’ai eu l’honneur de faire partie des jurys de baccalauréat. Or j’ai constaté le fait suivant : tel de mes meilleurs élèves, le jour de l’examen, remettait une dissertation où je ne retrouvais plus rien de mon cours : c’était le reproduction plus ou moins fidèle d’un manuel de baccalauréat. L’élève était convaincu que s’il ne remettait pas une dissertation de manuel, une dissertation toute faite, il courait le risque d’un échec […]. » 17

Mais revenons à la réponse de Bergson à l’enseignant qui fut autrefois son élève. La suite est plus intéressante :

« Je ne puis m’expliquer l’insuccès de sa tentative que d’une seule manière : il aura oublié que l’effort positif d’observation et de réflexion que je réclame implique le rejet préalable d’un certain nombre d’idées préconçues, et que ces idées, très naturelles à notre esprit, doivent être exposées, d’abord, sous la forme plus précise

16 A. Binet, « Une enquête sur l’évolution de l’enseignement de la philosophie »,

p. 230 (c’est moi qui souligne). 17 Écrits philosophiques, op. cit., p. 351 (on se reportera, pour des éléments de

contexte, aux notes dont j’accompagne l’extrait de la discussion qui eut lieu le 28 novembre 1907 à la Société française de philosophie au sujet de l’enquête de Binet).

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qu’elles ont prises dans l’histoire de la philosophie. Ainsi, je doute qu’on puisse à arriver à la conscience claire de la liberté, telle que je l’entends ou plutôt telle que je l’aperçois, si l’on n’a pas fait sérieusement effort pour rejeter l’illusion déterministe, qui est innée à notre faculté de raisonner. Comment se rendre compte de cette illusion, si on ne l’a pas isolée d’abord ? et comment l’isoler, sinon en approfondissant les diverses formes du déterminisme, telle que l’histoire de la philosophie nous les présente ? Je ne cite que cet exemple, mais je ne crois pas qu’une seule de mes thèses puisse être exposée d’emblée, sans une préparation de ce genre. Faute de cette préparation, on invite l’élève à un certain travail sui generis de réflexion sans lui fournir les moyens d’en venir à bout : nécessairement l’élève s’en tiendra à des formules superficielles et vides, qui le dispenseront de ce travail. Mais, encore une fois, il n’y a pas là un procédé d’exposition spécial et nouveau : c’est celui même que j’ai employé dans mes différents livres. Seulement, dans un livre on se borne à citer les doctrines ; on ne les développe pas, parce qu’on s’adresse à des lecteurs déjà instruits des systèmes philosophiques. Il va sans dire que, dans une classe, on ne peut procéder par simple allusion à des doctrines que l’élève ne connaît pas encore : il faut commencer par les développer. Ou je me trompe fort, ou votre correspondant aura négligé ce point. » 18

Mais justement, développer, approfondir pour elles-mêmes les doctrines adverses, c’est ce que l’Essai ne fait que très partiellement, et souvent de manière allusive. Au lieu de traiter pour elle-même, comme on le ferait dans une dissertation, la question du déterminisme du point de vue des grandes pensées qui ont pu le soutenir, la critique s’y concentre finalement sur la thèse du déterminisme psychologique, sous les espèces de l’associationnisme. L’illusion déterministe est bien critiquée dans son principe (et dans ses expressions les plus manifestes, chez Laplace par exemple), mais les pensées qui s’y sont historiquement installées demeurent à l’état virtuel, plus souvent évoquées qu’exposées en bonne et due forme : « dans un livre on se borne à citer les doctrines ; on ne les développe pas… ».

Au contraire, développer les doctrines adverses, c’est bien ce à quoi s’emploie Bergson, et de façon constante, dans ses cours — au lycée comme plus tard au Collège de France. On sait que le projet pour une chaire de philosophie moderne au Collège de France, soutenu dès 1899 par Théodule

18 A. Binet, « Une enquête sur l’évolution de l’enseignement de la philosophie », p. 230-231 (c’est moi qui souligne). Le texte de cette lettre à Binet du 30 mars 1908 est repris dans les Écrits philosophiques, op. cit., p. 360-361.

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Ribot, prévoyait de substituer à la traditionnelle « histoire des systèmes » une « histoire des problèmes ». Qu’il s’agisse de l’idée de cause, de temps, de mémoire, de liberté ou de volonté, Bergson a toujours consacré une part es-sentielle de son enseignement à définir une juste position des problèmes à partir d’une analyse historique et critique de la manière dont différentes doc-trines les avaient formulés, souvent en vertu de présupposés communs (illusions ou faux problèmes).

Comprenons bien : l’idée d’une préparation nécessaire (qui supposerait le développement complet du versant critique de la doctrine) concerne aussi bien la forme cours que la forme livre. Le livre, explique Bergson, « s’adresse à des lecteurs déjà instruits des systèmes philosophiques » ; c’est dire que tous ceux qui n’auraient pas déjà reçu une solide formation en philosophie ont de fortes chances de ne pas en percevoir la portée exacte. Nous retrouvons ici le motif déjà évoqué d’une philosophie pour philosophes.

Faut-il s’étonner, dès lors, que l’élève de classe terminale qui n’a pas eu la chance d’avoir Bergson comme professeur se contente de « formules superficielles et vides » qu’il aura prélevées, sans les mettre au travail, au fil des cours ou de ses propres lectures ? Faut-il s’étonner que le professeur s’étonne lui-même de voir son exposé réduit à « une série de truismes qui paraissent enfantins et sans portée » ? On sait les malentendus et les contresens qu’a suscités le versant positif de la doctrine bergsonienne de la liberté : l’acte libre comme spontanéité vitale, inspiration irrationnelle, capable de mobiliser l’individu par-delà tout motif. On aura reconnu ici les griefs formulés par Julien Benda à l’encontre de la philosophie « pathétique »19. Mais comment éviter le contresens, si l’on s’en tient aux formules suivantes ? – « C’est de l'âme entière, en effet, que la décision libre émane » 20. – « C’est le moi d’en bas qui remonte à la surface. C’est la croûte extérieure qui éclate, cédant à une irrésistible poussée » 21 – « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable res-semblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste » 22. – « l’acte qui porte la marque de notre personne est véritablement libre, car notre moi seul en revendiquera la paternité » 23.

19 J. Benda, Une Philosophie pathétique, Paris : Cahiers de la quinzaine, 1913. 20 Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 125. 21 Id., p. 127. 22 Id., p. 129. 23 Id., p. 130.

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– Et encore : « Nous voulons savoir en vertu de quelle raison nous nous sommes décidés, et nous trouvons que nous nous sommes décidés sans rai-son, peut-être même contre toute raison. Mais c’est là précisément, dans cer-tains cas, la meilleure des raisons. » 24

Il est clair que ces formules et ces images ne trouvent leur pleine signification que par la résistance que leur oppose le point de vue déterministe. Point de vue lui-même mobile, capable de se redéployer (par exemple, en déplaçant l’attention du présent de l’acte au passé et au futur), mais aussi de se renverser en son contraire (partisans et adversaires du déterminisme, partagent « une certaine conception de la durée », dont Bergson entend montrer qu’elle est illusoire). Or le problème est que, dans l’Essai, les figures adverses dont l’analyse s’emploie à démonter les arguments ont si peu de consistance (en dépit de leur ténacité), qu’elles se confondent finalement avec l’ombre portée de la thèse que Bergson cherche à formuler positivement, au risque de tous les contresens « naturalisants » qui n’ont pas manqué de nourrir les critiques adressées au bergsonisme. Le point de vue des adversaires, identifié en termes d’erreur ou d’illusion fondamentale, n’est jamais constitué et développé pour lui-même, dans ses raisons et ses motivations de détail, comme il pourrait l’être dans une étude d’histoire et de philosophie des sciences. Que le livre « s’adresse à des lec-teurs déjà instruits des systèmes philosophiques », et même jusqu’à un certain point des théories scientifiques, voilà en tout cas une explication autrement plus intéressante que la paresse proverbiale du lecteur ordinaire.

Mais il faut faire un pas de plus si l’on ne veut pas en rester à cette pro-position un peu décevante qui consiste finalement à demander à l’enseignant d’expliciter l’implicite. Dire qu’il faut « expliquer » ce qui n’est qu’impliqué (développer ce qui est enveloppé) dans le texte bergsonien, ce n’est pas toucher le fond du problème. Pourquoi ?

C’est qu’à l’évidence la doctrine bergsonienne de la liberté, n’est pas logée dans l’Essai ; pour être fidèle au mouvement d’une pensée qui se fait, il faut la réactiver à travers l’œuvre entière. Même en développant complètement les thèses adverses (déterministes et partisans d’une liberté transcendante), même en effectuant ce nécessaire travail propédeutique, au stade où on se trouve dans l’Essai, la question de la liberté (dans sa dimension non seulement métaphysique mais morale) ne peut se dégager en pleine lumière ; elle reste enveloppée dans une réflexion plus fondamentale qui concerne d’abord la causalité psychologique. Il n’est dès lors pas étonnant qu’un lecteur aussi avisé que Maurice Pradines rejoigne finalement le contresens habituel au sujet de l’acte libre. Ce contresens est naturel : si la

24 Id., p. 128.

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liberté se mesure au degré de profondeur ou d’intégration des mobiles et des motifs distingués par l’analyse, plutôt qu’à leur degré de réflexion ou de rationalité, l’acte libre ne se distingue pas, en nature, de la spontanéité. Les passions et les vices, s’ils sont en effet enracinés au cœur de l’être au point de définir notre personnalité profonde, réalisent aussi bien la liberté ; il la réalisent même avec bien plus de facilité que des actes raisonnés réclamant réflexion et effort. Mais c’est que le problème de la liberté proprement morale ne peut réellement être posé qu’en introduisant la problématique des niveaux de conscience associés au fonctionnement de la mémoire (Matière et Mémoire), en précisant la place de la réflexion dans le vivant (L’Évolution créatrice) et enfin en situant les différents sens de l’obligation dans une réflexion plus large sur la nature et la morale (Les Deux Sources)… Autrement dit, pour éviter le contresens, il faut diversifier le concept de causalité psychologique, dont l’Essai se contentait de dégager le principe, en s’en tenant strictement à ce que les « considérations empiriques » 25 permettaient de conclure.

En somme, il ne s’agit pas simplement de s’instruire de l’histoire de la philosophie et des sciences implicitement mobilisée par le versant critique de la doctrine bergsonienne pour sensibiliser les élèves et les étudiants à l’effort que réclame en pratique le renversement de leurs habitudes intellectuelles les mieux ancrées ; il faut en outre avoir soi-même traversé l’œuvre entière en prêtant attention aux modulations d’une pensée qui suit une question en la resserrant sur des problèmes locaux, tout en en cherchant à se dilater et à se différencier pour embrasser tous les niveaux d’expérience (l’expérience intégrale !). Sans parler de la difficulté qu’il y a à condenser tout cela selon un mode d’exposition compatible avec le format du cours, la tâche paraît si complexe qu’on se demande s’il n’est pas tout simplement déraisonnable de l’entreprendre.

III. En quel sens Bergson est un philosophe subtil

Comment s’y prendre, si l’on n’a pas devant soi un semestre entier pour retracer au fil de l’œuvre l’évolution du problème de la liberté ? Et comment éviter de servir aux élèves ou aux étudiants une « salade Bergson », à défaut de l’explicitation complète du problème que réclamerait l’application de la méthode prônée par Bergson ? 26 La « salade Bergson » la plus acceptable,

25 « A J. de Tonquédec », 20 février 1912, Écrits philosophiques, op. cit., p. 412. 26 L’expression est de Bergson lui-même évoquant, au sujet d’une célèbre figure

de l’empirisme anglais, la possibilité de restituer une doctrine par assemblage de

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c’est bien entendu la salade savante ou « gastronomique ». Elle consiste par exemple à reconstituer une « doctrine bergsonienne de la liberté » en raboutant des morceaux épars prélevés dans les différents livres, en lissant les disparités ou en les ordonnant le long d’une longue évolution sans heurt, et en passant du même coup sous silence ce que Bergson ne cesse pourtant de rappeler, à savoir que le propre de la méthode de l’intuition est de se vérifier en se diversifiant : il faut

« partir d’intuitions multiples, diverses, qui s’insèrent dans le mouvement propre de chaque réalité mais ne s’emboîtent pas toujours les unes dans les autres. » 27

D’où aussi l’importance qu’il y a pour le chercheur à prêter attention à la facture des livres, et à envisager le développement de l’œuvre, de livre en livre, d’une manière qui n’accorde pas trop vite au postulat génétique (comme si tout découlait d’une intuition originaire formulée dans l’Essai) ou finaliste (comme si tout devait se résoudre dans l’appel du mystique).

Bergson ne cesse d’y insister : chacun de ses ouvrages reprend les choses à neuf. À Jean de la Harpe, il confie :

« J’ai fait chacun de mes livres en oubliant tous les autres. Je me plonge dans la méditation d’un problème ; je pars de la “durée” et je cherche à éclairer ce problème, soit par contraste, soit par similitude avec elle. Malheureusement, voyez-vous, mes livres ne sont pas tou-jours cohérents entre eux : le “temps” de L’Évolution créatrice ne colle pas avec celui des Données immédiates. » 28

Et Georges Cattaui de souligner : « Il n’avait jamais eu d’idée préconçue avant de se mettre au travail. C’est d’une longue concentration de pensée sur un sujet donné, c’est d’une somme variée de lectures et d’expériences que s’étaient dégagées toutes ses conclusions. Chacune de ses œuvres constituait une nouvelle percée, semblable à celles de ces ouvriers qui forent leurs galeries en partant des versants divers d’une montagne et qui se retrouvent au centre. L’unité finale à laquelle aboutissaient ses travaux n’était point celle d’un “système” : c’était l’unité d’une continuité. » 29

thèses et d’arguments : en procédant ainsi, on obtiendra « une salade qui ressemblera suffisamment, de loin, à ce que Berkeley a fait » (La Pensée et le Mouvant, p. 126).

27 La Pensée et le Mouvant, p. 221-222. 28 A. Béguin et P. Thévenaz (éd.), Henri Bergson: essais et témoignages inédits,

p. 360. 29 Id., p. 126.

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Dans le même ordre d’idées, Gabriel Marcel témoigne : « Il m’a été affirmé que Bergson lui-même, peu d’années avant de disparaître, déclarait que tout dans sa philosophie était à reprendre. […] Henri Bergson parlait de ses travaux, non de son œuvre, et il me semble que cette nuance de vocabulaire dit tout. » 30

De là l’illusion qu’il y a à vouloir présenter « la » philosophie de Bergson comme un corps de doctrine :

« Certes, quiconque entreprend d’exposer le bergsonisme sera tenté de le ramener à un petit nombre d’affirmations centrales d’où tout le reste se dégagerait analytiquement ; et dans la mesure où, en tel ou tel de ses écrits, il a été amené à vouloir donner une idée de sa pensée, Bergson lui-même à cette tentation-là peut sembler avoir jusqu’à un certain point succombé. J’ai néanmoins la conviction que c’est là une illusion. Ne nous a-t-il pas appris lui-même combien il importe de se méfier des reconstructions a posteriori qui altèrent si profondément le processus créateur auquel elles prétendent s’appliquer ? Si les mots évolution créatrice ont un sens, ils conviennent particulièrement à l’ef-fort de conquête par lequel la philosophie bergsonienne s’est instaurée elle-même, bien loin de prendre seulement conscience de soi, ou d’ex-ploiter un fond préalable qu’il n’y aurait eu pour elle qu’à élucider. » 31

Ce qui nous conduit à l’articulation philosophie/méthode, œuvre/ recherche. On connaît les principaux axiomes de la méthode bergsonienne. On sait qu’elle implique de suivre le rude chemin des faits, de dégager les « lignes de faits » et de les prolonger jusqu’à leur point de recoupement. On sait qu’elle implique aussi de resserrer les problèmes pour éviter le verbalisme et pour se donner ainsi la possibilité de les résoudre effec-tivement. Aux étudiants de Madrid, Bergson dit en 1916 : « Il faut que le phi-losophe se résigne à n’étudier qu’un petit nombre de points. » 32 C’est pour-quoi « on n’est jamais obligé de faire un livre » 33… Il n’y a aucune raison de suspendre la recherche ; la méthode n’est pas propédeutique, elle se confond tendanciellement avec l’acte philosophique lui-même. Toujours aux étudiants de Madrid : « La philosophie telle que je l’entends, exige qu’on se maintienne toujours dans les dispositions d’esprit où vous êtes à l’université, qu’on ne

30 Id., p. 38 et 29. 31 Id., p. 30. 32 Écrits philosophiques, op. cit., p. 484. 33 Id., p. 485.

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recule jamais devant l’étude d’un objet nouveau, ou même d’une nouvelle science. » 34 On songe aux recherches sur la formation de l’œil chez les mollusques et les vertébrés, pour L’Évolution créatrice, ou encore à l’initiation à la mécanique relativiste entreprise au soir d’une vie déjà chargée de labeur : Bergson a 65 ans lorsqu’il se décide à publier Durée et simultanéité, après avoir appris, crayon en main, la théorie d’Einstein dans les manuels de physique disponibles à l’époque. Une telle persévérance force le respect ; elle est peut-être sans équivalent dans l’histoire de la philosophie.

Bergson, éternel étudiant. C’est dans cet esprit qu’il affirme, s’adressant cette fois-ci, à Chevalier :

« ma pensée s’est développée, et elle continue à se développer. Mais je n’aime pas à être entraîné plus loin que le terme où je me suis arrêté. Jamais je n’établis de plan tout fait, de programme rigide, de solution avant coup. Surtout, je ne me propose jamais de thèse à démontrer. Ainsi ma pensée a crû et s’est développée en moi sans que je puisse dire que je l’ai conduite ; elle m’a entraîné vers des horizons que je ne soupçonnais pas. » 35

Il n’y a pas de meilleure caractérisation d’une philosophie non systématique, d’une philosophie véritablement expérimentale. Mais comment enseigne-t-on une recherche, comment enseigne-t-on un processus ?

On dira que ce n’est pas ce qu’on attend de l’enseignant : la philosophie, Dieu merci, se fait dans des livres ; on n’a pas besoin d’être soi-même Bergson, ou de réeffectuer sa recherche dans ses moindres étapes, pour avoir accès à sa philosophie.

Mais alors, parlons des livres, justement. On l’a souvent remarqué : Bergson tient à les présenter comme des essais.

Même L’Évolution créatrice, son opus magnum, se trouve désigné, dès l’introduction, comme un simple « essai ». Bergson y rappelle au passage que la philosophie qu’il pratique est, par nature, inchoative et collaborative : « …elle ne pourra se constituer que par l’effort collectif et progressif de bien des penseurs, de bien des observateurs aussi, se complétant, se corrigeant, se redressant les uns les autres. » 36. La philosophie ouverte doit être prolongée, c’est-à-dire non seulement expliquée, développée, complétée, mais au besoin corrigée et redressée… Avis aux bergsoniens !

L’essai est bien le format qui convient à une pensée qui se fait. Loin d’ambitionner la mise en ordre systématique d’un discours sur l’être, et sans

34 Id., p. 483. 35 J. Chevalier, Entretiens avec Bergson, Paris : Plon, 1959, p. 39. 36 L’Évolution créatrice, p. X.

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se cantonner pour autant, avec une feinte modestie, aux seuls « prolégomènes », il offre l’occasion d’un exercice à la fois provisoire et, déjà, pleinement opératoire. Il ne s’agit, dit encore Bergson, que de « définir une méthode et [de] faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la possibilité de l’appliquer » 37.

On sait que la rédaction, rapide, des ouvrages, commence pour Bergson une fois la question décantée ; elle offre moins une synthèse qu’une sorte de rapport de recherche, un compte rendu d’expérience qui procure au lecteur le sentiment d’accompagner une pensée en train de se faire. C’est pourtant là un effet de mise en scène : le texte offre en réalité une espèce de concentré ou de précipité de pensée dont les cours, lorsqu’il leur arrive de porter sur les mêmes sujets, donnent les dimensions réelles. Le texte propose en fait une sorte d’épure ; il contracte en quelques lignes ce qui mériterait d’être complètement développé en une ou deux heures de cours ; il lisse, il gomme ou escamote les sources et les lectures surabondantes ; il condense un semestre de recherches et de cours en quelques pages aussi denses que frappantes. Il offre, en somme, une carte ou une projection bidimensionnelle qu’il faut savoir transformer pour son compte en un plan d’élévation. C’est une projection ou une vue en coupe, qui ne prend tout son relief qu’en étant rapportée au mode d’opération propre d’une pensée qui se développe de proche en proche au voisinage de problèmes précis, mais aussi de loin en loin, en recoupant les lignes de faits, en multipliant les points de contact entre les sciences positives et la métaphysique, et dans un va-et-vient constant entre la recherche solitaire, l’exercice du cours et l’élaboration des livres, où ces problèmes, ces lignes viennent converger sur un plan de composition qui parvient à recueillir, dans cette diversité même, quelque chose comme une intuition unifiante.

Le procédé est fascinant mais il ne doit pas faire oublier ce qui, dans cette

projection, risque aussi de se perdre, ce qui se déforme ou tend à se brouiller pour celui qui ne fait pas l’effort d’accompagner sa lecture d’un effort d’intuition aussi tendu – et aussi informé – que celui de l’auteur. Et à nouveau : lorsque vient le moment de parler à ceux qui se forment à la philosophie, comment éviter de tirer de cette recherche continuée un schéma raide qui transforme la philosophie expérimentale de Bergson en un système de propositions aux contours arrêtés ? Comment éviter de donner l’impression d’une doctrine définitive qu’il se défendait explicitement d’avoir construite, malgré la peine prise pour résumer ses vues de loin en loin, en certains points critiques de son œuvre ?

37 Ibid.

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On ne peut manquer d’évoquer à ce sujet la singulière compacité des livres de Bergson, aussi frappante que le caractère « délié » de ses phrases. À Chevalier, Bergson explique :

« [16 avril 1920] Mes livres ont toujours quelque chose de massif, d’où rien n’est aisément séparable. J’ai écrit beaucoup de choses sur le problème moral et religieux : mais, tant que je n’ai pas trouvé le centre de perspective à quoi tout doit se rapporter, les morceaux ne sont pas utilisables, parce qu’ils sont dépourvus de ce qui doit leur donner leur signification. C’est pourquoi j’ai exprimé dans mon testament la vo-lonté que rien de ces morceaux inachevés, non plus que de mes lettres, ne fut publié : je n’ai levé l’interdiction que pour une liasse de papiers qui peuvent à la rigueur être publiés tels quels. » 38

J’ai dit que Bergson était « subtil ». Subtil, cela peut vouloir dire ingénieux, adroit jusqu’à la virtuosité (« adroit à faire des tours de mains, dit le Dictionnaire de l’Académie, sans qu’on puisse s’apercevoir de la manière dont il les fait »). René Berthelot parlait de « pyrotechnie » 39 ; et les jeunes fille d’Angers, dit-on, avaient surnommé leur maître « le magicien » 40. Mais subtil signifie aussi fin et délié, capable de s’insinuer promptement, au point d’en être presque insaisissable, comme un parfum. L’épithète peut être pris en mauvaise part : Henri Massis, brûlant ce qu’il avait adoré, évoquait un « impressionnisme philosophique, plus propre à nous faire goûter le parfum des idées qu’à nous en faire connaître la substance » 41… Pris cette fois en bonne part, le terme renvoie au talent dialectique de Bergson, immortalisé par la célèbre anecdote de la joute oratoire avec Jaurès, à l’École normale… Comme Duns Scot, Bergson aurait pu être surnommé « le Docteur subtil ».

Mais la thèse que je voudrais défendre, c’est que cette subtilité typique-ment bergsonienne, et la finesse qu’elle réclame en retour du lecteur, tiennent finalement moins au « style » insinuant et précis des ouvrages ou à l’ineffable intuition qu’on lui associe volontiers, qu’à la manière particulière qu’a le philosophe de circuler entre différents registres de discours, différents 38 J. Chevalier, Entretiens avec Bergson, p. 120. 39 R. Berthelot, Le Pragmatisme chez Bergson, p. 63, cité par R.-M. Mossé-Bastide, Bergson éducateur, Paris : PUF, 1955, p. 80 (d’après Thibaudet, Le Bergsonisme, op. cit., II, p. 237). 40 Rapporté par son élève Mathilde Alanic dans la Revue d’Anjou, citée par R.-M. Mossé-Bastide, Bergson éducateur, op. cit., p. 25 (d’après G. Maire, «Les années de Bergson à Clermont-Ferrand», Glanes, mars-avril 1949, p. 20). 41 H. Massis, «M. Bergson et le modernisme philosophique», L’Opinion, 20 nov. 1913, cité par R.-M. Mossé-Bastide, Bergson éducateur, op. cit., p. 80.

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régimes d’opérations qu’il est particulièrement difficile de faire tenir ensemble dans le cadre d’un cours magistral. Manière aussi de réfracter la pensée en la projetant diversement sur des formats complémentaires, dans un effort continué pour dilater la réflexion au-delà des habitudes contractées dans l’étroite sphère d’expérience de l’animal humain. Un philosophe est « subtil » en ce sens s’il conçoit son œuvre écrite (disons, l’œuvre publiée de son vivant) comme le résumé ou le précipité d’une recherche philosophique qui se développe parallèlement sur plusieurs niveaux, selon des registres hétérogènes (articles, conférences, cours, notes et lectures personnelles), registres qui marquent aussi différents degrés de tension, de concentration, ou alors de détente et de dispersion, et dont les ouvrages publiés ne donnent en quelque sorte qu’une vue en coupe, selon une perspective particulière qui entend en même temps en produire, à chaque fois, une effectuation singulière en déployant un plan de composition où viennent converger les lignes de faits et les problèmes.

On comprend qu’il ne s’agit pas d’opposer la parole vive à l’écrit, ni l’en-seignement ésotérique à l’enseignement exotérique, mais simplement d’indi-quer une façon d’articuler l’œuvre à une pensée en devenir. L’articulation sera d’autant plus subtile que cette pensée en devenir, appréhendée dans la diversité de ses modes d’effectuation et d’expression, sera moins extérieure à l’œuvre, et en même temps plus hétérogène, plus divergente. Placé en posi-tion de témoin d’une pensée qui se fait, confronté à des constructions à articulations fines dont il ne voit pas tout de suite de quelle manière elles se raccordent aux « grands problèmes » de la philosophie, le lecteur des ouvrages de Bergson est toujours menacé de perdre le fil.

La désorientation est à son comble lorsqu’il se trouve plongé, en quelque sorte in medias res, dans un univers dont le profil, redécoupé en fonction de nouvelles questions, en devient méconnaissable, à l’image d’un monde de science-fiction. L’expérience philosophique qu’organise le premier chapitre de Matière et Mémoire a quelque chose d’un bizutage intellectuel : on en sort un peu étourdi, sans avoir une conscience bien claire de ce qui s’est passé. D’où la nécessité de revenir sur ses pas et de relire.

Déjà l’Essai s’offrait à ses premiers lecteurs – le jury de thèse de Bergson – comme un objet étrangement texturé, émaillé d’énoncés à la fois fulgurants et opaques. On rapporte que Ravaisson s’autorisa, le jour de la soutenance, à accompagner les compliments d’usage au candidat d’une pointe en forme d’éloge paradoxal : « Je n’ai pas toujours pu vous saisir, mais j’aime à croire, Monsieur, que vous vous êtes compris ! » (William James écrivait de son côté, cette fois sans ironie : « I have to confess that Bergson’s

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originality is so profuse that many of his ideas baffle me entirely »42). Albert Farges, auteur d’un livre sévère sur La Philosophie de M. Bergson, rapporte malicieusement l’anecdote 43. On ne peut pas tout à fait lui donner tort lorsqu’il attribue la difficulté des ouvrages du philosophe au fait que, dans son cas, « le cadre et l’orientation » font singulièrement défaut, ou demeurent le plus souvent virtuels. De fait, si l’on en croit Bergson dans un propos rapporté par Charles du Bos :

« le jury [de thèse] porta toute son attention sur le premier chapitre pour lequel il me décerna même des éloges mais ne vit goutte au se-cond. J’étais furieux, car seul le second m’importait, et, sous la pres-sion du moment, je parvins à présenter ce second chapitre sous une autre forme, je ne sais plus laquelle, et à leur faire à peu près entrevoir ce que je voulais dire. » 44

Bergson n’a pas eu d’autre choix dans ce cas que de littéralement réexposer le problème. Mais il faut bien reconnaître son peu de goût, en général, pour les formes traditionnelles de l’expositio. Les problèmes et les enjeux sont le plus souvent évoqués de manière lapidaire dans les préambules ou les avant-propos : ils ne prennent leur consistance qu’au fil d’un examen sinueux des faits et des doctrines. À cet égard, Matière et Mémoire est exemplaire. Thibaudet rapporte la perplexité qui accueillit l’ouvrage à sa parution : « Personne ne comprit. On vit là un mélange déroutant d’expériences précises et de spéculation métaphysique » 45; et Mossé-Bastide d’ajouter :

« Il est évident que Matière et Mémoire ne pouvait que paraître obscur au public cultivé, mais non spécialisé dans les questions philosophiques. En particulier le premier chapitre […] découragea les amateurs. » 46

Les ambiguïtés du vocabulaire (le terme d’image, tel qu’il est utilisé dans le 1er chapitre) ne sont pas seules en cause. Si Matière et Mémoire est de loin le livre le plus difficile de Bergson, c’est qu’il maintient les problèmes dans

42 William James, A Pluralistic Universe, 1909, London, Longman, Green & co.,

p. 226. 43 Albert Farges, La Philosophie de M. Bergson, professeur au Collège de

France : exposé et critique, Paris : A. Baudrillart, 2e éd. 1914, p. 11. 44 Ch. Du Bos, Journal, 1921-1923, Paris : Corréa, 1946, p. 65 ; cité dans Écrits

philosophiques, op. cit., p. 923. 45 Le Bergsonisme, Paris : NRF, 1923, II, p. 224. 46 R.-M. Mossé-Bastide, Bergson éducateur, Paris : PUF, 1955, p. 61.

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un état d’intrication ou d’enchevêtrement tout à fait singulier 47. Cela ne tient pas à une quelconque maladresse ou négligence de Bergson, mais aux conditions de la méthode expérimentale elle-même, telle qu’il cherche à l’introduire dans le domaine de la métaphysique. Il y a bien un problème central, indiqué dans le sous-titre : la relation du corps à l’esprit. Mais ce problème est d’emblée abordé en fonction d’un autre, qui fournit le point de départ et la perspective du 1er chapitre, qui s’intéresse plus spécialement au corps vivant comme centre d’action. Ce problème, c’est celui que Matière et Mémoire hérite de l’Essai : le problème de la liberté comme capacité à insérer (sans métaphore) la causalité psychologique, et donc la contingence, dans les mailles de la causalité physique et du déterminisme. Soucieux de faire le lien entre ces deux problèmes, on sait de quelle manière Bergson s’y prend pour resserrer les choses (cf. « Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive », 1901) en concentrant l’examen sur la question de la mémoire et de son rapport au cerveau. Mais cette théorie des rapports de l’âme et du corps débouche finalement sur une théorie de la matière. Celle-ci a pour propédeutique une théorie de la perception qui justifie, rétroactivement, la perspective du chapitre d’ouverture. Elle est elle-même une illustration du schéma de la relation psycho-physique, en même temps qu’elle permet de poser le problème de la perception-action, et donc finalement de la liberté.

Comme le note Léon Husson : cela fait au moins « si nous comptons bien, six problèmes différents ».

« La construction du livre n’en apparaît pas moins, une fois qu’on en a ainsi repéré les différents axes, toute simple, encore que Bergson ait, en jetant suivant une méthode qui lui est familière son lecteur in medias res, négligé de lui en indiquer le plan de départ. Elle se règle sur le schéma de la méthode expérmentale, tel que l’a tracé Claude Bernard, en s’appliquant à en prolonger l’application dans l’ordre métaphysique. » 48

On trouve certes au fil du textes quelques passages raccordant explicitement deux ou trois ordres de questions ; et le lecteur peut à tout moment se reporter à la scansion opérée par les titres courants en relais des découpes suggérées par la table des matières. Mais on cherchera en vain une exposition claire de l’ordre d’enchaînement des problèmes (où se situe peut-être l’essentiel de l’invention bergsonienne), ni une annonce en forme du

47 Léon Husson, in Jacques Chevalier, Histoire de la pensée, t. 4, Paris :

Flammarion, 1966, p. 528. 48 Id., p. 529.

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plan de construction (qui donne son profil si particulier à chacun des livres). C’est constant chez Bergson, et notamment dans ses quatre grands ouvrages : le lecteur a toujours le sentiment d’attraper le livre en route, même là où l’auteur prend la peine d’annoncer son intention générale. L’Essai annonce du moins le plan dans son avant-propos, de même que L’Évolution créatrice dans son introduction. Mais les deux avant-propos de Matière et Mémoire se dispensent de cette précaution et se bornent à introduire, à poser plutôt qu’à exposer en bonne et due forme, un faisceau de problèmes dont on voit mal comment ils pourront tenir ensemble dans un même plan de composition.

Autre exemple frappant : Durée et Simultanéité, dont les tenants et les aboutissants demeurent incertains. En l’absence de chapitre « résumé et conclusion » (comme dans Matière et Mémoire), c’est à chacun de se débrouiller en s’aidant des éclaircissements fournis en appendice par la deuxième édition. Certaines questions demeurent inélucidées, et il faut bien reconnaître que Bergson est pour quelque chose dans la réception houleuse réservée à son livre. Très simplement : au-delà des mises en garde visant à ne pas confondre le temps réel avec ses ersatz spatialisés, quelle raison positive peut-on avoir de démontrer l’existence d’un temps unique et universel de la matière, alors même qu’on admet, par ailleurs, une diversité de durées plus ou moins « tendues » au sein du Tout ? Pourquoi faut-il que l’univers matériel dure selon un rythme uniforme ? Parce qu’il marque le plan de détente idéal de la matière, comme retombée de l’élan ? Parce qu’il est la condition d’un monde commun attesté par une pluralité de consciences percevantes et agissantes ? Et en quel sens, exactement ? Bergson évoque à peine ce problème de nature cosmologique ; il n’y répond jamais clairement. Il se contente d’annoncer, avant de perdre le lecteur dans un dédale d’analyses (les chapitres I et II étant particulièrement rudes), qu’il a l’intention de se confronter à une théorie scientifique sur un aspect bien circonscrit, la notion de temps. Quant aux motivations profondes de cette enquête, elles restent très largement implicites, au point que beaucoup n’y ont vu qu’une application de la philosophie bergsonienne pourtant à un « cas », celui d’une théorie scientifique en vogue. Bergson affirme bien avoir trouvé dans cet exercice de quoi prolonger certaines de ses intuitions ; mais quant aux résultats positifs de l’enquête, il n’est pas plus disert que sur ses motivations.

De manière générale, l’exposition des problèmes, qu’on attendrait au début, pour délimiter clairement les objectifs et les enjeux, vient le plus sou-vent en dernier, une fois critiqués et déposés les faux problèmes qui empêchaient la réflexion. C’est dire que l’analyse est le régime naturel de l’essai, tel que Bergson le pratique pour son compte. Comme le note Jean

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Lacroix : « Le bergsonisme n’est pas une philosophie de la synthèse et de l’enseignement, mais de l’analyse et de la découverte. » 49

Autrement dit, c’est l’ordre de l’invention, plutôt que celui de la disposi-tion, qui gouverne ces pages à la fois denses et superbement déliées. Aussi les problèmes ne peuvent-ils apparaître qu’à la fin, une fois qu’ils ont été cor-rectement posés, et donc dégagés de la gangue des faux problèmes et des idées mal dégrossies qui nous empêchent de les voir. Il ne saurait donc être question de se les donner d’avance, sous la forme d’une exposition dissertatoire (dégagement du problème, annonce du plan) : au mieux, ils nous apparaîtraient parfaitement inintelligibles — et Bergson bannit l’obscurité — ; au pire ils seraient obligés de se couler dans des moules verbaux, des cadres tout faits et généralement trop larges pour ce qui est en jeu. (Bergson explique très bien cela dans La Pensée et le Mouvant en commentant un sujet du type baccalauréat : « Le plaisir est-il ou n’est-il pas le bonheur ? »).

Le deuxième trait qui distingue l’analyse, c’est qu’elle procède en identi-fiant des nœuds ou des points remarquables. Elle avance de singularité en singularité, quitte à rebrousser chemin brusquement :

« il faudra penser à une grande route forestière, avec des croix ou carrefours qui la jalonnent de loin en loin : à chaque carrefour on tournera autour de la croix, on poussera une reconnaissance dans les voies qui s’ouvrent, après quoi l’on reviendra à la direction première » 50

La pensée ne marche pas en crabe, ni en zigzag ; c’est plutôt, à l’image de la « roulette » décrite par Pascal, « la courbe que décrit un point de la circonférence d’une roue quand la voiture avance en ligne droite : ce point tourne comme la roue, mais il avance aussi comme la voiture. » 51. Floris Delattre rapport à ce sujet une conversation avec Bergson :

« “Je ne sais vraiment où vont mes ouvrages”, me disait-il un jour, “que lorsqu’ils sont finis. Je ne procède jamais par déduction, et les faits me dirigent seuls. Cependant une conclusion d’ensemble finit par se dégager de toute cette série de tâtonnements, et les faits se rejoi-gnent, pour aborder au même point.” Comme il ne se met à écrire son livre que lorsque celui-ci est complètement terminé dans son esprit, l’“écriture” allait vite, puisqu’elle n’était que la transcription, impec-

49 A. Béguin et P. Thévenaz (éd.), Henri Bergson: essais et témoignages

inédits, p. 197. 50 Le Rire, p. 29. 51 Id., p. 28-29.

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cable dès sa première forme, d’une œuvre achevée, l’expression par-faite, aux yeux de Bergson, étant celle “qui est venue si naturellement, ou plutôt si nécessairement, en vertu d’une si heureuse prédestination, qu’elle se confond avec l’idée, qu’elle devient invisible, à force d’être transparente”. » 52

Il faut se garder pourtant d’exagérer la « transparence » de l’expression bergsonienne. Sa manière de procéder est aussi ce qui rend illusoire toute démarche qui viserait à accéder immédiatement aux vues de Bergson pour les transmettre telles quelles, sans donner la pleine mesure du travail très particulier effectué par le philosophe sur une matière faite d’autres discours philosophiques, mais également de trames scientifiques multiples qui fournissent à l’intuition ses points d’appui et les conditions de son développement. Pour transmettre la philosophie de Bergson, il ne suffit pas d’être pédagogue jusqu’au bout, d’expliciter, de déplier, de refaire les gestes au ralenti. Le paradoxe est qu’il faut d’une certaine façon travailler comme lui, au risque de ne plus pouvoir l’enseigner.

IV. Perspectives pédagogiques

Comprenons bien. Si Bergson ne s’enseigne pas, ce n’est certes pas parce qu’il s’agirait par essence d’une pensée vivante qu’il conviendrait de réactiver à chaque fois, qui ne tolèrerait pas d’être fixée dans un tableau, dans un ensemble de thèses figées, etc. À ce compte, c’est toute philosophie véritable qui devrait être considérée comme incompatible avec les conditions de sa transmission en contexte scolaire…

Cette difficulté apparente s’atténue d’ailleurs considérablement dès qu’on se penche sur la pratique du professeur, dont le rôle — quoiqu’en pensent certains — n’est pas de se livrer à un exercice de ventriloquie ou de possession pour tenter de ramener parmi nous l’esprit des grands morts, mais de préparer le terrain qui rendra possible une appropriation singulière, par l’élève, des idées philosophiques d’un auteur.

Si l’on songe à ce qui lie, concrètement, et notamment à l’Université, re-cherche et enseignement, il est clair en effet qu’enseigner Bergson, c’est d’a-bord enseigner la bonne manière de l’étudier. C’est orienter l’étudiant à travers le corpus, en lui inculquant par l’exemple une approche précise des textes, à travers la pratique du commentaire.

52 F. Delattre, « Les dernières années de Bergson », Études bergsoniennes, 1942,

p. 13, cité dans Écrits philosophiques, op. cit., p. 977-978.

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Cela dit, la question se pose sans doute d’une manière bien différente en classe de terminale, et c’est principalement dans ce contexte que la proposition « Bergson ne s’enseigne pas » trouve sa justification et son sens. On a vu qu’elle s’accompagne alors d’un sentiment particulier, celui d’avoir affaire à un philosophe pour philosophes, sentiment qui trouve sa confirmation dans la difficulté particulière que présente la facture même de ses livres – leur caractère d’« essais ».

J’espère être parvenu à montrer qu’en reposant le problème de cette manière, on est en mesure de serrer d’un peu plus près la difficulté réelle.

Dans cette perspective, on peut déjà déterminer trois stratégies pour faire malgré tout cours sur Bergson, tout en évitant de servir une « salade Bergson ». Faire cours sur Bergson sans avoir à enseigner « le bergsonisme », cela suppose dans tous les cas d’aller au texte. Il faut suivre sur ce point la recommandation de Bergson à Gilbert Maire:

« Les résumés de philosophie sont faits, pour la plupart, afin de détourner de la philosophie. En tout ordre, du reste, évitez le manuel. Mieux vaut se débattre dans un traité obscur, avec chance d’en perce-voir clairement et par soi-même n’en fût-ce qu’une seule page, que de s’égarer dans la fausse facilité de schémas mensongers. » 53.

La première stratégie consiste alors à suivre la voie paradoxale, la voie la plus âpre, la plus escarpée, celle qui aiguise le sentiment d’étrangeté en partant des textes qui sont les moins aisément assimilables par le bon sens phénoménologique. Je songe par exemple aux propositions d’un texte comme La perception du changement : « Le changement est substantiel », etc. C’est une stratégie efficace à court terme, pour capter l’attention d’un public ; elle ne peut toutefois pas constituer une stratégie générale. L’idée est de tenter de donner forme à un sentiment diffus, proche de celui dont Deleuze faisait état lorsqu’il comparait les grands livres de philosophie à des romans de science-fiction qui, décrivant le monde comme une planète inconnue où une nouvelle découpe donnée aux choses nous les restitue dans une atmosphère de complète étrangeté. Deleuze disait cela à propos de Hume, mais on n’aura pas de mal à le transposer au cas de Bergson. Tout lecteur honnête du premier chapitre de Matière et Mémoire a pu faire l’expérience quelque peu spectrale d’un tel dépaysement. La stratégie de Deleuze professeur aura été, je crois, d’accentuer et d’aiguiser systématique ce sentiment, au risque du paradoxe. Voyez son cours de Vincennes sur ce fameux premier chapitre : le texte le plus matérialiste qu’on ait jamais écrit, au service d’un pur

53 Bergson, mon maître, Paris : Grasset, 1935, p. 93.

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spiritualisme. Le livre consacré au Bergsonisme, que je tiens pour parfaitement inaccessible à qui n’a jamais sérieusement lu et même travaillé pour son compte les ouvrages de Bergson, porte témoignage, sur plus d’un point, de cette méthode d’aiguisement stratégique des contradictions. Celle-ci n’est bien sûr pas étrangère à la pensée bergsonienne ; c’est une manière comme une autre de mettre au travail sa singularité.

Une deuxième stratégie, suggérée par Bergson lui-même, est d’emprunter la voie dialectique. On montrera que l’important, n’est pas la durée, si difficile à décrire en elle-même, mais le temps spatialisé, le temps qui « ne dure pas », et dont la révélation négative constitue, selon une anecdote cent fois racontée, le coup d’envoi de la philosophie bergsonienne. Il s’agit d’abord de comprendre ce que l’espace n’est pas ; ce qui lui manque. Dans le même mouvement, il s’agit de comprendre qu’il n’a rien de « donné », de « naturel », qu’il est largement une construction, bien qu’il réponde en fait aux exigences pratiques du corps agissant. (Bergson, s’adressant à une dame du monde, répondait par une formule lapidaire : « J’ai dit que le temps était réel et qu’il n’était pas de l’espace » 54 ; il faut retourner la proposition ainsi : « J’ai dit que l’espace était idéal et qu’il n’était pas le temps »…). L’intuition de la durée se précise à travers l’analyse du temps scientifique, du déterminisme psychologique dans les théories associationnistes, etc., toute la difficulté étant alors de savoir ménager sa juste place à ce versant critique dans le contexte d’un cours. Si Bergson pouvait se le permettre, c’est, comme on l’a rappelé plus haut, qu’il ne faisait pas cours sur Bergson !

Enfin, une troisième stratégie consiste à s’en tenir à ce que l’on peut appeler la voie opératoire. Il s’agit alors de travailler à partir d’un cas. C’est la suggestion de R.-M. Mossé-Bastide :

« Pourquoi en serait-il autrement dans la classe de philosophie ? Au lieu de traiter les différentes questions du cours sous forme d’exposés, où les théories opposées développent leurs arguments dans l’abstrait, pourquoi ne pas partir d’un “cas”, cas pathologique, cas de conscience, étudié avec toute la précision possible, comme pourrait le faire un médecin ou un juge ? Par exemple, si on traite le problème de l’évolution, on pourrait étudier la constitution d’un organe, comme l’œil du peigne dont parle L’évolution créatrice, et à ce propos deman-der aux élèves de se renseigner dans les ouvrages de biologie ou auprès de leur professeur d’histoire naturelle. Dès que le cours se centre ainsi autour d’un problème particulier, il perd son allure

54 R.-M. Mossé-Bastide, Bergson éducateur, op. cit., p. 52.

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dogmatique, appelle leur discussion et suscite la coopération de tous les esprits. » 55

Ainsi les obstacles entrevus peuvent se retourner, positivement, en une sorte d’impératif pédagogique. Beaucoup le jugeront sans doute exorbitant : c’est l’idée que pour enseigner Bergson sans le trahir, il n’y aurait pas d’autre solution que d’être soi-même « bergsonien », et d’envisager toute la philosophie et ses problèmes de ce point de vue. À la rigueur, on pourrait alors se passer de faire cours sur Bergson : il suffirait d’avoir fait cours, toute l’année, dans l’esprit de sa philosophie. Être « bergsonien » en ce sens, ce n’est pas avoir un brevet en bergsonisme, qui sanctionnerait une compétence spéciale pour enseigner Bergson ; c’est être capable de faire comme Bergson a fait. La formule évoque la recommandation habituelle faite aux disciples, et que rappelle Étienne Gilson dans son bel hommage à Bergson : ne répétez pas ce que j’ai dit, faites ce que j’ai fait… Voilà pourquoi :

« Le plus apparemment “bergsonien” de ceux qui portèrent la marque de son influence, Édouard Le Roy, s’est toujours défendu d’enseigner la même doctrine que celle du philosophe auquel il a rendu tant et de si fervents hommages. […] Ce n’était d’ailleurs pas le trahir, c’était plutôt l’imiter, car chaque fois qu’il abordait un nouveau problème, Bergson lui-même ne s’en approchait pas sans lui consacrer un effort nouveau, après une enquête nouvelle. Les vrais bergsoniens ne sont pas ceux qui répètent les conclusions, ce sont plutôt ceux qui, à son exemple, refont à leur propre compte, et sur des terrains différents, quelque chose d’analogue à ce qu’il a fait. » 56

*

* * En guise de conclusion, je serais tenté de dire que les vrais professeurs

« bergsoniens » (il y en a eu, il y en a peut-être encore), ce ne sont pas ceux qui vont essaimer partout les formules du maître, mais ceux qui tâchent d’enseigner la philosophie en général (les auteurs, les problèmes de la philo-sophie) comme Bergson aurait pu le faire lui-même, selon l’esprit de sa méthode. D’où l’importance, malgré tout, des cours de Bergson.

55 Id., p. 270. 56 É. Gilson, « Souvenir de Bergson », op. cit., p. 136.