"De l'Adriatique à la mer de Chine" (thèse) vol. 1

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1 Remerciements Notre gratitude s’adresse à notre hoca, Stéphane YERASIMOS, qui a guidé et encouragé notre recherche depuis cinq ans, et n’a pas mesuré une aide multiforme; à Mr Yves LACOSTE, pour son accueil au sein de sa formation doctorale de géopolitique de l’université de Paris VIII; à Mme Elizabeth PICARD, du CERI, qui, en 1989, a donné la première impulsion à notre recherche; à Mr Semih VANER, du CERI, directeur des Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-Iranien, qui nous a précocement épaulé en nous offrant à de nombreuses reprises la possibilité de mener des recherches, de nous exprimer, et de publier; à Mr Gilles VEINSTEIN, qui a bien voulu nous accueillir dans son équipe “Etudes turques et ottomanes” du CNRS (EHESS), et nous soutenir constamment par ses encouragements et l’intérêt qu’il a manifesté pour nos travaux; à Sara YONTAN-MUSNIK, de la Bibliothèque Nationale, pour ses encouragements et ses précieux conseils bibliographiques; à Ömer TÜRKOFILU, libraire à Ankara, qui, grâce à son érudition et sa connaissance approfondie de l’édition turque, a toujours su répondre très vite à nos demandes, et, très souvent, les anticiper; à Mme Françoise AUBIN, directrice de recherches au CERI; MM Marcel BAZIN, professeur à l’université de Reims; Olivier CARRÉ, directeur de recherches au CERI; Rémy DOR, professeur à l’INALCO; François GEORGEON, directeur de recherches au CNRS; Alexis KOUDRIAVTSIEV, de l’Institut d’études orientales de Moscou; Baskın ORAN, de l’Institut d’études politiques d’Ankara; Michel SIVIGNON, professeur à l’université de Paris-X; Nouchine YAVARI-D’HELLENCOURT, chercheur au CNRS; Jacques WAARDENBURG, professeur à l’université de Lausanne, pour leur aide, leurs conseils et leur écoute attentive; au personnel de la bibliothèque de l’INALCO, pour sa compétence et son amabilité; enfin, à Mr Robert FOSSIER, qui, il y a plus de vingt ans, nous a appris à travailler.

Transcript of "De l'Adriatique à la mer de Chine" (thèse) vol. 1

1

Remerciements

Notre gratitude s’adresse

à notre hoca, Stéphane YERASIMOS, qui a guidé et encouragé notre recherche depuis cinq ans, et n’a pas mesuré une aide multiforme;

à Mr Yves LACOSTE, pour son accueil au sein de sa formation doctorale de géopolitique de l’université de Paris VIII;

à Mme Elizabeth PICARD, du CERI, qui, en 1989, a donné la première impulsion à notre recherche;

à Mr Semih VANER, du CERI, directeur des Cahiers d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-Iranien, qui nous a précocement épaulé en nous offrant à de nombreuses reprises la possibilité de mener des recherches, de nous exprimer, et de publier;

à Mr Gilles VEINSTEIN, qui a bien voulu nous accueillir dans son équipe “Etudes turques et ottomanes” du CNRS (EHESS), et nous soutenir constamment par ses encouragements et l’intérêt qu’il a manifesté pour nos travaux;

à Sara YONTAN-MUSNIK, de la Bibliothèque Nationale, pour ses encouragements et ses précieux conseils bibliographiques;

à Ömer TÜRKOFILU, libraire à Ankara, qui, grâce à son érudition et sa connaissance approfondie de l’édition turque, a toujours su répondre très vite à nos demandes, et, très souvent, les anticiper;

à Mme Françoise AUBIN, directrice de recherches au CERI; MM Marcel BAZIN, professeur à l’université de Reims; Olivier CARRÉ, directeur de recherches au CERI; Rémy DOR, professeur à l’INALCO; François GEORGEON, directeur de recherches au CNRS; Alexis KOUDRIAVTSIEV, de l’Institut d’études orientales de Moscou; Baskın ORAN, de l’Institut d’études politiques d’Ankara; Michel SIVIGNON, professeur à l’université de Paris-X; Nouchine YAVARI-D’HELLENCOURT, chercheur au CNRS; Jacques WAARDENBURG, professeur à l’université de Lausanne, pour leur aide, leurs conseils et leur écoute attentive;

au personnel de la bibliothèque de l’INALCO, pour sa compétence et son amabilité;

enfin, à Mr Robert FOSSIER, qui, il y a plus de vingt ans, nous a appris à travailler.

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Avertissement

Ce travail comporte un grand nombre de mots et noms propres turcs. Nous avons choisi de les conserver dans leur graphie turque actuelle, en raison de sa grande commodité 1. La langue turque ne comporte qu’un seul son sans équivalent en français, et l’alphabet adopté en 1928 a une prononciation rigoureusement phonétique.

Toutes les lettres sont prononcées, y compris les consonnes de fin de mot : Fas (le Maroc) se prononce “fâss”. Chaque lettre n’a qu’une seule prononciation.

c : équivaut à dj : Elcezire (la Mésopotamie) se prononce “el djèzirè”;ç : équivaut à tch; Çin (la Chine) se prononce “tchinn”e : toujours très ouvert, jamais muet comme en français : Edirne (Andrinople) se

prononce “èdirnè”; lise (le lycée), “lissè”;g : toujours dur : Girit (la Crète) se prononce “guiritt”;fi a pour fonction de prolonger la voyelle qui précède : Afiaofilu se prononce “â-

a-ô-lou”; Karadafi (le Monténégro) se lit “karadâ”;h est toujours aspiré;ı (i sans point) est le seul son qui offre quelque difficulté; il se situe entre le e

muet français et le y polonais ou le ierroui russe; la prononciation de Kıbrıs (Chypre) est plus proche de “kebress” (avec deux e muets) que de “kibriss”; en principe, la distinction typographique entre i et ı doit être respectée même sous leur forme majuscule (| et I); cependant, cela ne nous a pas toujours été possible;

j se prononce comme en français, jamais comme un yod : türkoloji (la turcologie);

ö équivaut à eu ou œu français (comme le ö allemand) : Özbekistan se prononce “Euzbèkistann”;

r est toujours roulé;s est toujours dur, comme dans Amasya (“amassia”) ou lise (le lycée);Ò se prononce comme le ch français : MuÒ, MaraÒ (villes d’Anatolie, à lire

“mouche”, “marache”);u se prononce ou, comme en allemand : Burdur, Bursa se lisent “bourdour”,

“boursa”;ü équivaut au u français : kültür se prononce exactement comme “culture”;

Üsküp (Skopje);y est toujours consonne.

Officiellement, il n’y a pas d’accent circonflexe en turc; cependant, il est fréquemment utilisé pour la transcription des mots arabes, même très courants; il allonge la voyelle accentuée : |slâm, millî (national).

Certains noms de personnes comportent un élément entre crochets, comme Zeki Velidi [Togan]. Il s’agit du patronyme choisi par le personnage lorsque cela fut rendu obligatoire en 1934. On le met entre crochets lorsqu’il s’agit de la vie de ces personnes avant cette date.

1 Toutefois, dans les citations, les différentes transcriptions utilisées par certains auteurs ont été respectées.

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Les noms des personnalités turcophones de l’empire russe ont presque toujours une forme russe et une forme turque; il s’agit évidemment des mêmes personnages : Velidov pour Velidi, Maksudov pour Maksudi, Gasprinski pour Gaspıralı, etc. Dans certains cas, le nom comporte une ou plusieurs versions francisées : Çokayofilu, Tchokay-Ogly, Tchokaïeff, Tchokay désignent la même personne.

***

Sauf indication contraire, les textes turcs ont été traduits par nos soins.

Pour éviter de surcharger les notes, les titres des ouvrages turcs ne sont suivis de leur traduction française que lorsque celle-ci est nécessaire à la compréhension du propos. On trouvera dans les sources et la bibliographie (volume annexe) les intitulés complets avec leur traduction.

Dans le même but, les références des ouvrages scolaires sont résumées ainsi : nom de l’auteur ou du directeur de collection; cycle d’études (ilkokul pour primaire, ortaokul ou ortamektep pour collège, lise pour lycée); niveau désigné par un chiffre romain; année d’édition. Lorsqu’il n’y a pas d’autre précision, il s’agit d’ouvrages d’histoire (tarih) ou, pour l’école primaire, de “sciences sociales” (sosyal bilgiler).

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Repères chronologiques

Ve-Ier millénaires culture d’Anau (Sibérie du sud)IVe millénaire culture sumérienneIIIe millénaire culture d’Afanasievo (Sibérie du sud)IIe millénaire culture d’Andronovo-XVIIIe s. premières cultures hittites-XIVe s. apogée de la culture hittite (règne de Soupilouliouma)-1294 bataille et traité de Qadesh entre Hittites et Egyptiens-1200 migrations achéennes en Anatolie-XIIe-XIe s. installation des Phrygiens en Anatolie-XIe-VIe s. civilisation ourartéenne (région du lac de Van)-VIIIe-VIIe s. colonisation ionienne sur les côtes de la Méditerranée et de la mer

Noire-VIIe-VIe s. apogée de la civilisation lydienne-VIe s. (?) installation des Turcs dans l’Altaï-558-486 empire de Cyrus et de Darius-334 Alexandre le Grand conquiert l’Asie du sud-ouest-IIIe s. les Turcs orientaux pénètrent en Chine de l’ouest-210 mort de Teoman, fédérateur des Huns d’Asie-209-174 règne de l’empereur hun Mao-touen (Mete)-94-54 royaume arménien de Tigrane le Grand (Anatolie orientale)-51-36 règne de Tche-tche (Çi-çi), souverain des Huns d’Asie301 le christianisme devient la religion officielle du royaume d’Arménie308-350 royaume Hiong-Nou en Chine du nord375 les Huns pénètrent en Europe395 Byzance devient capitale de l’empire d’Orient404 invention de l’alphabet arménien440 invasion des Huns hephthalites en Asie du sud-ouest451 les Huns en Gaule

bataille d’Avaraïr; l’Arménie passe sous domination sassanide jusqu’au VIIe siècle

453 mort d’Attila476 fin de l’empire romain d’Occident480 pénétration des Bulgares dans la région danubienne527-568 règne de Justinien552 début de l’empire des Turcs célestes en haute Asie571 naissance de Mohammed576 mort d’Istemi, kaghan des Turcs célestes occidentaux582 scission de l’empire des Turcs célestes622 fuite de Mohammed à Medine (hégire)624 bataille de Bedir (Badr)625 bataille d’Uhud630 les khanats des Turcs célestes perdent leur indépendance632 mort de Mohammed636-642 conquête arabe du Proche-Orient et de l’Iran

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651 fin de l’empire sassanide654 l’Arménie passe sous domination arabe661 début du califat omeyyade à Damasvers 660 migration des Bulgares dans les Balkans et vers la Volga674 première attestation de la présence de mercenaires turcs en terre

d’islam681-744 nouvel empire des Turcs célestes en haute Asie681-691 règne du kaghan Ilterich sur les Turcs célestes691-716 règne du kaghan Qapghan701 les Turcs célestes aux Portes de Fer (Transoxiane)716-734 règne du khan Bilge715-735 stèles de l’Orkhon744-840 empire ouïghour en Mongolie756-1031 Etat omeyyade d’Andalousie750 fondation du califat abbasside à Bagdad751 bataille du Talas; les Chinois sont définitivement évincés de

Transoxiane par les Arabes secondés par les TurcsIXe siècle présence massive de mercenaires turcs au service du califat abbasside

conversion et slavisation des Bulgares du Danube862 le calife de Bagdad reconnaît l’autonomie du royaume arménien

bagratide (Anatolie orientale)868-884 dynastie turque toulounide en Egypte874 dynastie iranienne samanide en Iran et Transoxiane905 dynastie turque ikhchidide en Egypte921 dynastie turque ghaznévide en Iran-Afghanistan969 l’Egypte aux mains des Fatimides chiitesXIe siècle dynastie turque-musulmane karahanide en Transoxiane999-1030 domination ghaznévide en Inde1040 bataille de Dandanakan : victoire des Turcs seldjoukides sur les

Ghaznévides1045 les Byzantins s’emparent d’Ani, capitale du royaume arménien

bagratide1054 grand schisme d’Orient1055 les Turcs seldjoukides s’emparent de Bagdad1064 prise d’Ani par les Turcs1071 bataille de Malazgirt (Mantzikert) : victoire des Seldjoukides sur

l’empire byzantin1081 fondation du royaume de Nicée (|znik Rum krallıfiı)1096 début des Croisades1099 prise de Jérusalem par les Croisés1171 Saladin (Salahaddin al-Ayyoubi) repousse les Fatimides d’Egypte.

Dynastie Ayyoubide1176 bataille de Myriokephalon : victoire des Seldjoukides sur Byzance;

l’Anatolie occidentale ouverte aux Turcs1187 fin de l’empire ghaznévide1200-1220 apogée de l’empire du Khwarezm (au sud de la mer d’Aral)1204 sac de Constantinople par les Croisés

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1206-1290 dynastie turque à Delhi1206-1227 règne de Gengis khan1230 les Mongols en Iran1243 bataille de Kösedafi : victoire des Mongols sur les Seldjoukides1250 début de la dynastie turque mamelouke en Egypte1260 apogée de la domination mongole1260-1294 Koubilay, empereur de Chine1299 début de la dynastie ottomane1326 prise de Bursa (Brousse) par les Ottomans1346 les Ottomans en Roumélie1361 prise d’Edirne (Andrinople) par les Ottomans1371-1375 invasion de la Serbie par les Ottomans1370-1405 règne de Tamerlan, qui établit sa capitale à Samarcande1389 bataille de Kosovo : victoire des Ottomans sur les Serbes1389-1403 règne de Beyazit 1er

1394 les Ottomans envahissent la Bulgarie1396 bataille de Nicopolis (Nifibolu) : victoire ottomane sur la coalition

chrétienne1402 bataille d’Ankara : victoire de Tamerlan sur les Ottomans1430 fondation du khanat tatar de Crimée1444 bataille de Varna : victoire ottomane sur les Hongrois1445 fondation du khanat tatar de Kazan1451-1481 règne de Mehmet II le Conquérant (Mehmet Fatih)1453 prise de Constantinople (fetih) par Mehmet II 1461 fin de l’empire grec de Trébizonde (Trabzon)1462 les Ottomans annexent la Bosnie1474 suzeraineté ottomane sur la Crimée1481-1512 règne de Beyazit II1501 fondation de la dynastie safavide d’Iran par chah Ismaïl1512-1520 règne de Selim 1er

1514 bataille de Çaldıran : victoire ottomane sur les persans safavides1516 prise d’Alger

bataille de Mardj-Dabik (Mercidabık) : victoire ottomane sur les Mamelouks d’Egypte; annexion de la Syrie

1517 conquête ottomane de l’Egypte; le sultan Selim Ier prend le titre de calife

1520-1566 règne de Soliman le Magnifique (Kanuni Sultan Süleyman)1525-1530 règne de Babur en Inde1526 bataille de Mohacs : victoire ottomane sur les Hongrois1529 premier siège de Vienne1534 prise de Tunis, prise de Bagdad1541 annexion de la Hongrie1551 prise de Tripoli (Trablusgarp)1552 prise de Kazan par les Russes1555 prise d’Astrakhan par les Russes1571 bataille de Lépante : défaite des Ottomans1600 destruction par les Russes du khanat de Sibérie

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1630 soumission des Yakoutes par les Russes1663 échec du second siège de Vienne1699 traité de Karlowitz (Karlofça)1712-1713 traités de Constantinople et d’Edirne1713 soumission des Kazakhs par les Russes1718 traité de Passarowitz (Pasarofça)1757 la Chine annexe le Turkestan oriental (Xin-jiang)1768-1774 guerre russo-turque1774 traité de Kütchük-Kaynardja1783 annexion de la Crimée par l’empire russe1803-1812 soulèvement des Serbes1821-1829 soulèvement des Grecs1822-1844 annexion des khanats kazakhs dans l’empire russe1830 traité d’Edirne; indépendance de la Grèce

expédition d’Alger; début de la colonisation française en Algérie1832-1837 expédition de Mehmet Ali, gouverneur d’Egypte, en Syrie et en

Anatolie1839 les tanzimat (premières grandes réformes de l’empire ottoman)1853-1855 guerre russo-turque (guerre de Crimée)1858 les Anglais mettent fin à l’empire moghol en Inde1866 soumission de Boukhara par les Russes1873 annexion de Khiva1876 annexion de Kokand1876-1909 règne de Abdülhamit II1876-1878 guerre avec la Serbie et la Russie1878 traité de San Stefano

cession de Chypre à l’Angleterrecongrès de Berlin; indépendance de la Serbie, de la Roumanie, de la

Bulgarie; occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche et de l’Anatolie orientale par la Russie

1894-1896 soulèvement arménien; premiers massacres1894 création du Comité Union et Progrès1908 révolution des Jeunes-Turcs1911-1912 guerre de Tripolitaine : annexion de la province par l’Italie1912-1913 guerres balkaniques1914 alliance avec l’Allemagne1914-1915 invasion russe en Anatolie orientale1915 massacre et déportation des Arméniens1915-1916 bataille des Dardanelles : le débarquement allié échoue1916 soulèvement des provinces arabes1917-1918 retrait ottoman d’Irak, de Syrie, de Palestine1917-1918 proclamations d’indépendance en Azerbaïdjan, Tatarstan, Bachkirie,

Turkestan, Crimée1918 (oct.) armistice de Moudros1919 débarquement grec à Smyrne (|zmir)1920 traité de Sèvres1920 début de la guerre de libération menée par Mustafa Kemal

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1921 les Russes évacuent l’Anatolie orientale1922 reprise de Smyrne par les Turcs; armistice de Mudanya1923 traité de Lausanne1923 proclamation de la république1924 abolition du califat1928 adoption de l’alphabet latin1932 premier congrès d’histoire turque (Ankara); “thèses d’histoire”1937 second congrès d’histoire turque (Istanbul)

troisième congrès linguistique; théorie solaire de la langue1938 mort d’Atatürk1939 annexion de la province du Hatay (région d’Antioche)1944 (mai) manifestations de nationalistes extrémistes1945 début du pluripartisme1950-1960 gouvernement du Parti démocrate (Adnan Menderes)1960 (27 mai) coup d’Etat militaire; le gouvernement est renversé, Menderes arrêté

(il sera exécuté)1968-1970 très violents incidents dans les universités1971 coup d’Etat militaire1980 (sept.) coup d’Etat militaire1984 début de la rébellion armée kurde1989-1993 présidence de Turgut Özal

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AVANT-PROPOS

Notre intérêt pour la Turquie est né au cours d'un voyage effectué en 1981. La

gentillesse des Turcs, leur prévenance, la beauté du pays dont la langue nous attira

immédiatement, tout cela fut pour nous une agréable surprise.

Ce séjour fut suivi de nombreux autres. Ce fut un tourisme un peu particulier,

puisque tourné vers l'étude de la langue et vers la connaissance de la Turquie profonde

plutôt que de celle des circuits obligés. C’est en tant qu’historien que nous nous

sentions attiré, non pas par intérêt particulier aux ruines et monuments anciens qui font

les délices du Guide Bleu, mais par la perception, au fur et à mesure que la

connaissance de la langue permettait des conversations avec les gens, d’un véritable

malaise national.On ne rencontre pas fréquemment des expressions aussi fortes du nationalisme

dans le paysage (slogans patriotiques écrits en lettres géantes, cf pl. 131 *) et dans les

villes (bâtiments publics, monuments), et cette expression monumentale et paysagère du

discours nationaliste pose problème au visiteur qui comprend le turc 1.

Plus encore, la population, si soucieuse du bien-être du touriste, apparaît très

vite comme inquiète de l'image de la Turquie et des Turcs au visiteur. Les questions

qu'on pose en rafale au visiteur sur son identité, sa situation professionnelle et familiale,

sont très souvent assorties d'interrogations telles que : Türkiye nasıl? (“Comment

trouvez-vous la Turquie ?”) - Türkler iyi mi? (“Les Turcs sont-ils sympathiques ?”). Ce

tour que prend la conversation révèle une conscience nationale globalisante; on ne

demande que très rarement : “Comment trouvez-vous notre ville, ou notre région ?”;

mais au contraire, même si l'on se trouve au fond de l'Anatolie : “Avez-vous vu

Istanbul ? Izmir ? Antalya ? Marmaris ?”, comme si sur ces villes reposait le prestige de

la Turquie à l'extérieur, prestige rejaillissant alors sur les bourgs les plus modestes du

pays.

Lorsque la conversation va plus avant, on s'enquiert très souvent de savoir si,

dans les écoles françaises, on enseigne l'histoire turque; c’est une question d’ailleurs

souvent posée par les jeunes, lycéens ou étudiants. La réponse négative entraîne

toujours un regret désolé. Il y a chez de nombreux Turcs un désir sincère et profond de

faire connaître - tanıtmak - , d'expliquer, de justifier leur pays au reste du monde. Ce

* Toutes les planches sont regroupées dans le volume annexe.1 Il faut cependant se méfier de certaines expressions de patriotisme. En Suisse, pays qui n’a

jamais été menacé et qui n’est le siège d’aucun irrédentisme, le drapeau national est très volontiers arboré, ainsi que celui du canton. Ce sont souvent des dizaines de fanions qui ornent certaines maisons. En France, au contraire, les particuliers ne pavoisent pas volontiers, même le 14 juillet. Les Français n’en sont probablement pas moins chauvins que les Suisses.

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souci révèle la conscience, très largement partagée, d'une mauvaise image à l'étranger,

et beaucoup de Turcs, même simples, assument la responsabilité du redressement de

cette image.

C’est lors de conversations portant sur le terrorisme arménien, qui sévissait à

l’époque, que nous avons compris avec quelle force la mentalité turque d’aujourd’hui

pouvait être déterminée par les événements du début du siècle, et que toute l’expression

du nationalisme, la fierté turque, le souci d’image, tout cela formait un tout, constituant

une réponse à des accusations incessantes, et qui se formulaient désormais avec

accompagnement de violence. Nous avons d’abord songé à étudier comment

l’historiographie turque présentait ces événements du début du siècle, notamment aux

jeunes; mais, nous plongeant dans les manuels scolaires d’histoire, nous avons

rapidement réalisé que l’ensemble du discours historique était déterminé par ces mêmes

événements, et qu’il fallait le considérer et l’étudier comme un tout.

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

Chapitre premier

Introduction : Manuels scolaires et géopolitique

1

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

Les manuels scolaires : de l’étude militante à la recherche

L’examen des manuels scolaires d’histoire turcs fait apparaître très vite des

manifestations de nationalisme, idée qui résulte d’une tension entre un discours

politique et un territoire. Mais on remarque très vite la particularité du cas turc, dont

l’histoire est un récit complexe par les théâtres extraordinairement dispersés dans

lesquels elle est représentée. La scène, littéralement, s’étend de l’Adriatique à la mer de

Chine, en même temps que le lieu où est produit ce discours, l’Anatolie, est parsemé de

vestiges qui n’appartiennent évidemment pas à la culture turque. L’antinomie existant

entre les lieux d’origine ethniques - très extérieurs à la patrie actuelle - et le cadre

national réel - longtemps gréco-arménien - ont donné naissance à un discours qui

cherche à établir un équilibre entre le passé de lieux fort différents, l’Asie intérieure, le

Moyen-Orient arabe, et l’Anatolie, et dont les représentations forment actuellement une

vision du monde qui n’a probablement pas d’équivalent.

En Turquie, le souci des origines, quête si largement partagée dans les

imaginaires nationaux, ne se confond pas avec le passé de la terre turque actuelle. En

remontant le cours du temps, l’histoire parcourt aussi le chemin d’une longue

pérégrination géographique qui a mené les ancêtres de l’Altaï à Vienne; à mi-parcours a

été embrassée une religion qui leur a légué un héritage moyen-oriental et dont ils se sont

fait les vecteurs. Enfin, s’établissant en Anatolie, puis dans les Balkans, les Turcs ont

épousé des terres, avec le passé et les populations desquelles ils ont dû entretenir des

rapports complexes, qui ont mené à la série de drames et de désastres du tournant du

siècle. Ce rapport, unique en son genre, d’un peuple avec des terres si éparses sous-tend

le récit historique, et le récit scolaire doit, tant bien que mal, en tirer un discours

identitaire.

Notre étude portera sur ce discours, et sur ses rapports avec le territoire; il

s’appuiera principalement sur les manuels scolaires d’histoire de la république de

Turquie depuis 1931, date de parution des premiers ouvrages kémalistes, et,

secondairement, sur les publications qui relèvent de la production historiographique

officielle ou semi-officielle, et se caractérisent dans tous les cas par un point de vue

nationaliste 1. Il s’agit en fait de l’étude de tout un pan de l’historiographie turque.

1 Nous utiliserons ce mot par commodité, quoique la traduction de milliyetçilik pose problème. Alors qu’en français, nationalisme désigne sans ambiguïté une idéologie de droite, le mot turc correspondant semble avoir un usage plus partagé, et pourrait parfois se traduire par patriotisme, mot qui, en français, désigne plutôt un sentiment, et est utilisé dans l’ensemble de l’échiquier politique, même par les communistes depuis la Résistance. Il est possible que la traduction de milliyetçilik par nationalisme soit parfois en partie inadéquate. Cependant, il existe en turc des mots tels que yurtseverlik, vatanseverlik, qui ont le même sens et la même valeur sentimentale que patriotisme, de sorte que la traduction de milliyetçilik par un mot français à connotation idéologique précise nous semble le plus souvent légitime.

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Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

Le manuel scolaire est une forme de discours historique bien particulière : c’est

l’un des aboutissements possibles d’une démarche historiographique. Comme la revue

historique populaire, il est l’une des formes de vulgarisation de la recherche, l’extrémité

d’une chaîne en amont de laquelle se trouve le travail universitaire, la production

d’ouvrages spécialisés ou de première vulgarisation. A condition qu’il puisse être

produit sans contrainte, c’est-à-dire qu’aucune puissance externe à la production du

discours historique n’intervienne pour orienter, infléchir, voire censurer son contenu, le

manuel scolaire, au bout d’un temps de latence plus ou moins long selon les époques et

les lieux, reflète les tendances dominantes de l’historiographie; le contrôle, s’il existe,

est essentiellement le fait de l’Etat, d’un parti au pouvoir, ou d’une forme quelconque

de mainmise idéologique ou religieuse, même atténuée, sur la société.

L’absence totale de contrôle est probablement rare. L’enseignement est une

chose trop importante pour qu’un Etat se désintéresse du contenu des livres scolaires, et

cela même dans les pays où l’éducation ne serait pas nationale. L’Etat se doit de veiller

à ce que le contenu de l’enseignement ne contrevienne pas à la morale communément

admise, aux dogmes religieux majoritairement reconnus, et, s’il était défaillant dans ce

contrôle, associations et lobbies, dans les pays de libre expression, se chargeraient de le

lui rappeler. Car on est bien conscient partout que la mémoire collective se nourrit du

discours scolaire, et aucune société ne peut le laisser à l’abandon, ou à une critique

incontrôlée.

En France, c’est peut-être le vent de contestation des années soixante et

soixante-dix qui a fait prendre conscience de l’intérêt d’une étude des manuels

scolaires. Il était courant, à l’époque, de voir de l’idéologie dans tout discours, et le

manuel scolaire était considéré, non sans raison, comme un vecteur de la diffusion de

l’idéologie au pouvoir. C’est pourquoi ce mouvement d’étude est en partie issu d’une

démarche militante anti-autoritaire, et l’objectif n’était pas tant l’étude du discours

scolaire en soi, que sa dénonciation et son remplacement par une “contre-histoire”,

débarrassée de l’idéologie dominante.

Mais le faible écho rencontré par des tentatives de remodelage du discours

historique effectuées en France à la suite des événements de 1968 montre bien qu’il est

très difficile de remettre en question les grands mythes consensuels sur lesquels est bâti

l’esprit de la nation; des revues militantes comme Le Peuple Français, ou des ouvrages

remettant en cause les grandes figures de l’histoire de France 1 n’ont jamais rencontré de

véritable audience que dans les milieux enseignants militants des années soixante-dix. Il

Cette équivalence est d’ailleurs souvent validée par le contexte, et par les appartenances idéologiques des énonciateurs.

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Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

a fallu vingt ans de travaux universitaires portant sur le contenu idéologique des

manuels scolaires pour déboucher à nouveau sur une tentative de dépoussiérer le

discours de l’imagerie nationale héritée du XIXe siècle. Les ouvrages de Jacqueline

Freyssinet-Dominjon, de Dominique Maingueneau, de Suzanne Citron, ou de Christian

Amalvi, font maintenant autorité 1.

Désormais, le manuel scolaire, longtemps perçu seulement comme point

d’aboutissement d’une historiographie ou comme expression d’une idéologie, est de

plus en plus souvent considéré comme une source. Le langage scolaire est un matériau

idéal pour l’analyse de discours et l’analyse de contenu. La démarche a un intérêt

linguistique (étude du langage de la communication, de l’éducation, de la pédagogie de

l’histoire) autant que philosophique, comme le montrent les synthèses d’Olivier

Reboul 2.

L’ouvrage le plus connu du grand public, sur ce sujet, est celui de Marc Ferro,

Comment on raconte l’histoire aux enfants à travers le monde entier 3. Une partie de son

succès est probablement dû à la curiosité du public pour les représentations étrangères.

Découvrir une autre histoire, ou sa propre histoire racontée par d’autres, revient à se

regarder dans un miroir parfois déformant, mais permet aussi de constater que le récit

historique qui nous est familier est lui-même un miroir déformant pour d’autres peuples.

En Allemagne, l’étude des manuels scolaires est très avancée. Elle forme une

discipline en soi, la Schulbuchforschung, née de la volonté, après la guerre, de

comprendre quelle avait été l’influence de l’éducation dans la montée du nazisme. Le

principal initiateur de ces recherches fut Georg Eckert, dont l’œuvre est actuellement

poursuive par l’institut qui porte son nom à Brunswick.

Selon Georg Eckert,

“utilisés dans des phases de développement décisives, les manuels scolaires exercent une

influence durable sur l’imaginaire historique et l’univers des valeurs des jeunes, voire même

1 Par exemple, D. BORZEIX, R. PAUTAL, J. SERBAT, Louis IX (alias Saint Louis) et l’Occitanie, Finhan, 1976; voir aussi l’analyse de la “contre-histoire occitane” par M. FERRO, dans L’histoire sous surveillance. Science et conscience de l’histoire, Paris, 1985, pp. 75-79; ainsi que GENDRE et JAVELIER, Ecole, histoire de France et minorités nationales, Lyon, 1978.

1 J. FREYSSINET-DOMINJON, Les manuels d’histoire de l’école libre (1882-1959). De la loi Ferry à la loi Debré, Paris, 1969; D. MAINGUENEAU, Les livres d’école de la République, 1870-1914 (discours et idéologie), Paris, 1979; S. CITRON, Le mythe national. L’histoire de France en question, Paris, 1989; du même auteur, Enseigner l’histoire aujourd’hui. La mémoire perdue et retrouvée, Paris, 1984; C. AMALVI, De l’art et la manière d’accomoder les héros de l’histoire de France, de Vercingétorix à la Révolution. Essai de mythologie nationale, Paris, 1988.

2 O. REBOUL, Le langage de l’éducation: analyse du discours pédagogique, Paris, 1984; du même auteur, Qu’est-ce qu’apprendre ? Pour une philosophie de l’enseignement, Paris, 1980.

3 Paris, 1981.

4

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

arrivent à les former pour la vie. Aussi n’est-il pas étonnant qu’on ait sans cesse abusé des

manuels à des fins de propagande 1.”

Beaucoup d’auteurs, cependant, s’accordent à penser qu’un tel déterminisme est

exagéré. Selon R. Riemenschneider, dans le cas de l’Allemagne, les Hitler Jugend ont

joué un rôle au moins aussi important que l’école 2. Pour Jacqueline Freyssinet-

Dominjon, les manuels

“sont, au moins, le témoignage incontestable de la pratique et des valeurs de l’adulte

enseignant, représentant la société toute entière 3.”

Il est difficile de percer le mystère de ce qui se passe dans l’esprit d’un élève

lors des leçons et surtout après la scolarité. A long terme, l’effet d’un enseignement ne

peut être prévu. La dimension affective des rapports maître-élève est très forte - dans un

sens positif ou négatif. Aussi, des paramètres tels que l’intérêt de l’élève pour une leçon,

la pédagogie utilisée, les intentions politico-sociales du maître ou encore la distance

qu’il prend ou ne prend pas avec le système qu’il représente aux yeux de l’enfant, ne

peuvent être mis en équation, et toute approche rationnelle de ce sujet est impossible.

Un enseignant sait très bien que le jugement de l’élève sur son enseignement et sur lui-

même ne se fixe qu’à l’âge adulte, mais nul ne peut prévoir s’il s’agira d’une adhésion

ou d’un rejet.

Il vaut mieux éviter tout déterminisme; le contenu d’un manuel scolaire vient

seulement s’ajouter à d’autres facteurs, comme l’enseignement extra-scolaire (religieux

par exemple), les mouvements de jeunesse, l’influence de la famille ou des amis et

surtout, aujourd’hui, la télévision. C’est un constat effectué aussi, dans le cas de la

Grèce, par Christine Koulouri :

“La transmission méthodique aux enfants d’un système de représentations (…) renforce et

confirme une attitude idéologique, même si elle ne suffit pas à la créer 4.”

1 G. ECKERT, “Internationale Schulbuchrevision”, in Internationale Zeitschrift für Erziehungswissenschaften, 6, 1960, pp. 399-415, traduit et cité par Rainer RIEMENSCHNEIDER, “La confrontation internationale des manuels. Contribution au problème des rapports entre manuels d’histoire et mémoire collective”, in H. MONIOT (dir.), Enseigner l’histoire. Des manuels à la mémoire, Berne, 1984, pp. 127-140.

2 R. RIEMENSCHNEIDER, art. cité, p. 132.3 J. FREYSSINET-DOMINJON, o.c., pp. 23-24.4 C. KOULOURI, Dimensions idéologiques de l'historicité en Grèce (1834-1914). Les manuels

scolaires d'histoire et de géographie. Thèse, Paris I, 1990, p. 7.

5

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

Néanmoins, ce n’est pas une raison pour ne pas étudier de manière approfondie

le discours scolaire, dont nous verrons qu’il a bien des points communs avec le discours

idéologique.

En tant que produits d’une école historiographique, les manuels d’histoire sont

aussi une source pour l’étude de l’historiographie elle-même; il est en effet intéressant

de voir comment des débats d’école, peu perçus du grand public, peuvent, en bout de

chaîne, influencer la perception que des millions de personnes ont, par le biais du

système scolaire, de l’histoire. Enfin, l’intérêt pour l’étude des représentations, de plus

en plus partagé, fait du manuel, et particulièrement celui d’histoire, une source de

premier ordre, puisque les ouvrages scolaires font partie des livres les plus lus, que leur

lecture est pour ainsi dire obligatoire et qu’ils reflètent non seulement la pensée de leurs

auteurs mais aussi un point de vue, selon les pays, officiel, officieux ou, au moins,

consensuel. S’il est très délicat d’étudier les effets de l’enseignement dans la mémoire

collective, on peut considérer le discours scolaire comme un discours officiel ou

officieux, et l’aborder comme le produit d’une volonté étatique. On rejoint alors la

géopolitique, car les représentations d’un Etat sont une vision du monde qui peut avoir

ses répercussions dans les relations internationales.

Le manuel scolaire, un livre afférent à un territoire

Par rapport à toute œuvre littéraire ou scientifique, l’ouvrage scolaire a une rare

particularité qu’il ne partage qu’avec les textes de lois : il ne traverse pas les frontières

étatiques. Les écrivains français peuvent bien être lus en Belgique, en Suisse, ou au

Canada, les manuels scolaires français sont presque autant absents des rayons des

librairies de Genève ou de Liège que ceux des pays francophones des librairies

françaises 1. Il en est de même, à plus forte raison, dans le cas des pays n’utilisant pas la

même langue. Que l’élaboration de l’ouvrage soit ou non contrôlée par l’Etat ne change

rien à ce fait.

Aussi, la représentation du monde que constitue une collection de manuels est

non seulement spécifique à un Etat mais, presque toujours, elle est aussi d’un usage

réservé exclusivement aux jeunes vivant dans cet Etat. C’est un discours élargi, mais

fermé, à usage interne, rarement perçu de l’extérieur, encore plus rarement traduit, un

discours de type familial, qui n’est pas destiné à être connu en dehors du cercle, et n’a

pas à se soucier de l’image qu’il donne du pays où il est produit, contrairement aux

1 Ou alors, inversement, l’exportation massive de manuels scolaires est le signe d’une hégémonie culturelle. Ainsi, les manuels scolaires représentent plus du quart du chiffre d’affaires des exportations de livres de la France; ils fournissent de 50 à 90% des importations de livres des pays d’Afrique francophone. Cf H. HUOT, Dans la jungle des manuels scolaires, Paris, 1989, pp. 12-13.

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Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

textes de propagande extérieure conçus pour être lus par des étrangers. Le lecteur est

jeune, malléable, prend connaissance du contenu du manuel dans le contexte d’un

ensemble de contraintes plus ou moins acceptées comme étant le moyen de s’instruire.

La lecture n’est pas accompagnée d’un sentiment de suspicion, mais au contraire

accueillie avec un a priori de véracité. Pour un enfant, la force de l’écrit est telle que le

discours du texte l’emportera toujours, dans son esprit, sur le discours oral du maître, si

tant est qu’il y ait contradiction entre eux.

Le langage scolaire, par destination, s’adresse aux habitants d’un territoire

donné, dont il véhicule une représentation à eux exclusivement réservée; c’est en cela

qu’il intéresse la géopolitique. Les matières littéraires, en particulier, sont plus

facilement vectrices d’idées sinon d’idéologie, et proposent des textes nombreux,

abondants, qui peuvent orienter la pensée, les sentiments, le comportement, la morale de

toute une population, et seulement de cette population. Dans la plupart des cas, la zone

d’influence des manuels se confond strictement et précisément avec les frontières

nationales. Ce dernier caractère leur confère une particularité que n’ont pas les media,

presse, radio ou télévision, qui peuvent être diffusés, si peu que ce soit, à l’étranger. Si

la télévision ou la presse peuvent avoir une influence rapide et directe sur la population,

celle de la littérature scolaire se fait à moyen terme (elle est efficace au bout de

quelques années seulement) mais elle est certainement plus profonde, car c’est un

discours non seulement lu, mais étudié, et même parfois appris par cœur. Il est diffusé

en un lieu, l’école, qui est à part de la société, un peu sacré et solennel, en tout cas

différent, et porteur d’une promesse d’acquisition de savoir, d’éducation, et en principe

dispensateur d’une des clés du succès dans la société. Ainsi associée à des idées si

importantes dans la vie de l’individu, la parole du maître a elle aussi quelque chose d’un

peu religieux et bénéficie ipso facto, pour sa diffusion, d’un esprit critique nul ou très

faible et d’une crédibilité maximale.

L’étude des représentations d’un territoire peut être prise dans un sens très

large : il ne s’agit pas seulement du territoire au sens géographique, mais de la

perception de cette frontière ténue et floue qui sépare soi des autres, simples voisins,

rivaux, adversaires ou ennemis déclarés. Cette frontière mentale est en fait la

délimitation de l’esprit national, du sentiment identitaire, dont le développement actuel

n’a pas fini de faire des ravages. Le discours scolaire est l’un de ceux dans lequel on a le

plus développé le souci de délimiter ce qui caractérise le nous - et ce qu’il y a de

commun en tous ceux qui peuvent dire nous - et ce qui est en-dehors de nous.

7

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

Les autres peuvent aussi être des peuples amis, différents, extérieurs, mais

entretenant de bonnes relations. Émettons l’hypothèse (malheureusement

invraisemblable) que l’altérité soit entièrement et exclusivement constituée d’éléments

amicaux : il n’y aurait pas d’ennemis à dénoncer, pas de trahison à déjouer, nul besoin

d’exagération, de mauvaise foi, d’image caricaturale de l’autre. Il en resterait toutefois

une représentation du monde qui, même exempte de propagande, serait spécifique,

unique au peuple dont il est question; une représentation du monde qui est d’abord celle

de soi-même et de son passé, et celle de son réseau de relations.

Le manuel scolaire est un excellent observatoire pour tenter de définir une

représentation du monde faite par autrui. Elle suppose que le chercheur juge cette

représentation intéressante a priori, justement parce qu’elle le transportera dans un autre

monde, centré en un lieu inhabituel, et lui donnera l’impression d’accéder à un col :

dans la direction du versant qu’il a gravi, l’observateur peut contempler un paysage

qu’il croyait familier mais qu’il reconnaît mal car il le voit sous un angle nouveau, et sa

compréhension du monde qu’il vient de quitter en sera enrichie; de l’autre côté du col, il

découvre un monde inconnu ou moins connu, observé d’un point de vue qui sera pour

lui, le temps de son observation, un nouveau centre du monde.

L’intérêt d’une étude des manuels scolaires est qu’elle permet de se faire une

idée de la représentation la plus communément partagée, puisqu’elle émane plus ou

moins directement de l’Etat et est dispensée à une couche très large de la population.

Même compte tenu des réserves évoquées par divers chercheurs, les leçons apprises en

classe forment un substrat solide à la mémoire collective. Elles servent d’assise

commune à toute une génération, forment un consensus rarement remis en question et

sont à l’origine de pensées-réflexes particulièrement perceptibles en cas de tension ou

de crise 1.

L’étude de la représentation qu’autrui se fait du monde est un travail qui réserve

beaucoup de surprises et de bonheur, mais elle demande une certaine adaptation pour

comprendre de l’intérieur une culture différente, et cet effort ne peut qu’être incomplet

et limité. Le regard doit rester, malgré tout, extérieur, et il serait dommageable pour son

travail que le chercheur épouse totalement - à supposer que cela soit possible - le point

de vue du peuple étudié. Comme toujours dans ce cas, le travail reflétera aussi les

origines et les préoccupations de l’observateur; il faut savoir ici qu’il s’agit d’un

professeur d’histoire qui a enseigné pendant vingt ans dans des lycées français, qu’il a

1 Pendant la guerre du Golfe (1991), les Français ont étés familiarisés avec des missiles du nom de Roland et des bombes anti-pistes baptisées Durandal. C’est un exemple d’utilisation, par l’armée, des connaissances historico-littéraires les plus profondément ancrées dans la mémoire de chaque Français. Noms particulièrement habiles : peut-on ressentir de l’antipathie pour Roland et sa Durandal ?

8

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

toujours vécu en France et a été élevé dans une culture chrétienne. Il en résulte

forcément des observations et des étonnements qui étonneront peut-être les observés.

Précisons ici que l‘étude des manuels d’histoire n’est pas un sujet vierge en

Turquie. Les ouvrages d’histoire, conformes à la vision du monde proposée par le

kémalisme, ont fait l’objet d’une thèse de BüÒra Ersanlı-Behar 1. On trouve des

réflexions sur le rôle idéologique de l’enseignement de l’histoire dans l’introduction de

L’histoire des Turcs de Dofian Avcıofilu 2, et, de manière plus complète, dans un

ouvrage d’|smail BeÒikçi 3. Enfin, l’étude des manuels d’histoire, et de l’historiographie

en général, est l’objet d’une réflexion d’ensemble dirigée par le professeur Salih

Özbaran, de l’université de Buca (Izmir) 4.

Etudier des manuels étrangers

Lorsque le discours scolaire est étudié de l’extérieur, c’est souvent par bribes, et

dans un but polémique. On est friand de savoir ce que l’autre dit de soi-même; aussi

l’intérêt de l’étude est-il souvent confondu avec la dénonciation des abus, caricatures ou

erreurs figurant dans les ouvrages scolaires du voisin, a fortiori s’il est un adversaire. La

tentation est grande de tomber dans l’élaboration d’un sottisier qui n’aurait d’autre

intérêt que journalistique et qui est exactement l’envers du discours patriotique, produit

pour les mêmes raisons et visant aux mêmes buts. Il s’agit de dénoncer l’adversaire en

dénonçant l’image qu’il donne de soi-même, ou de dénoncer un esprit nationaliste jugé

excessif. Cette démarche n’a d’intérêt qu’au second degré : l’étude de sottisiers élaborés

en période de tension peut se faire dans le cadre d’une recherche sur la propagande,

dont l’une des méthodes les plus habiles consiste à reprendre des citations de

l’adversaire pour dénoncer sa sottise, sa fourberie, sa mauvaise foi 5. Sinon, on court le

risque d’être utilisé, “récupéré” par le ou les adversaires de la nation étudiée, et, dans le

cas de la Turquie, ceux-ci ne manquent pas.

Le chercheur qui étudie un discours scolaire émanant d’une nation qui n’est pas

la sienne a immanquablement l’impression de se mêler de ce qui ne le regarde pas;

1 B. ERSANLI-BEHAR, |ktidar ve Tarih. Türkiye’de “Resmi Tarih” Tezinin OluÒumu (1929-1937), [Le pouvoir et l’histoire. Genèse des thèses de l’”histoire officielle” en Turquie], Istanbul, 1992.

2 D. AVCIOFILU, Türkler’in Tarihi, Istanbul, 1979, vol. 1, pp. 23-24.3 |. BEÒIKÇI, “Türk Tarih Tezi”, “Günes-Dil Teorisi” ve Kürt Sorunu, Ankara, 1977.4 Voir, en particulier, Tarih ve Öfiretimi, Istanbul, 1992; et l’ouvrage collectif issu de l’équipe

du Pr. Özbaran : ∑. OZIL, N. TAPAN (éd.), Türkiye’nin Ders Kitapları. Orta Öfiretim Ders Kitaplarına EleÒtirel bir YaklaÒım, Istanbul, 1991.

5 Cf J.J. BECKER, “Le sottisier de la guerre”, in Les Français dans la grande guerre, Paris, 1980, pp. 34-40.

9

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

d’ailleurs, on lui en fera reproche et on lui conseillera même de temps à autre, plus ou

moins courtoisement, de balayer devant sa porte 1. En fait, l’intérêt d’une telle

démarche, pour le chercheur comme pour la nation étudiée, est l’extériorité du regard,

qui seule peut permettre de voir, de remarquer, ce qu’on ne remarque plus lorsqu'il

s’agit de soi-même et de sa propre culture. Dans son ouvrage sur les manuels d’histoire

français, Christian Amalvi invite le lecteur à se pencher sur des images qui sont

familières à tout Français, comme celles de Vercingétorix 2; mais il faut alors que le

lecteur - et avant lui l’auteur - se dédoublent, oublient leur scolarité et acquièrent sur

leur propre éducation un regard neuf, un regard autant que possible étranger. C’est une

démarche stimulante, mais assez difficile car il est fréquent de tomber dans l’ironie ou

l’auto-dérision, et de telles attitudes peuvent faire écran à la finesse de l’analyse.

Ce problème ne se pose pas lorsqu’on étudie des manuels portant sur une

histoire qui n’est pas familière, des héros qui n’ont pas hanté les années d’enfance. Le

regard d’un étranger est presque forcément neuf; il est, en un sens, naïf, propre à

remarquer ce qui est trop habituel pour le public auquel l’enseignement est destiné. Il

est néanmoins préférable que ce soit un regard vraiment extérieur, et non le regard d’un

voisin, d’un rival ou d’un ennemi potentiel; sinon, on court le risque, en voulant

dénoncer un discours idéologique, de se faire le porte-parole d’une autre idéologie.

C’est le cas d’un article écrit en Israël à un moment de grande tension, qui en dit autant

sur les peurs des Israéliens que sur les manuels arabes étudiés 3, et d’opuscules anti-turcs

de Speros Vryonis, dans lesquels l’étude critique est gauchie par des préoccupations

purement grecques 4.

Etude externe et étude interne

Tout texte, on pourrait même dire tout système de signes, se place entre le

système social ou politique qui a déterminé les conditions de sa production (le

destinateur) et un destinataire, le public auquel est adressé le discours, vers lequel il est

tendu. Le texte scolaire n’est que l’un des vecteurs d’un discours qui peut aussi se

manifester par d’autres voies dont la principale, actuellement, est la télévision.

Cependant, un manuel est aussi un ouvrage ayant un contenu éducatif, voire

scientifique, dont les textes s’insèrent au sein, ou au point d’aboutissement, d’un autre

1 Cf B. LEWIS, “Histoire des autres, histoire d’autrui”, in Europe-Islam, actions et réactions, Paris, 1992, pp. 148-171.

2 C. AMALVI, o.c., pp. 51-87.3 Cf H. LAZARUS-YAFEH, “An Inquiry into Arab Text-Books”, AAS, VIII, 1, 1972, pp. 1-19.4 Voir notamment The Turkish State and History. Clio Meets the Grey Wolf, Thessaloniki,

1991.

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Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

processus, celui de l’élaboration du discours inhérent au domaine de savoir abordé. Il

témoigne d’un moment de l’histoire de ce savoir, quel qu’il soit. Ainsi, un manuel

scolaire se situe au croisement d’un double processus; il émane d’un double discours :

scientifique et social, en ce que, même s’il est exempt d’idéologie (mathématiques,

chimie...), il porte la volonté et les orientations d’un système éducatif. Dans le cas du

manuel d’histoire, le contenu social est particulièrement chargé puisque l’histoire est

l’une des matières servant de vecteur au discours identitaire officiel, qui peut à

l’occasion prendre un tour idéologique; et le contenu scientifique, comme on l’a

souligné plus haut, est la concrétisation plus ou moins différée des courants

historiographiques dominants. Aussi, un manuel d’histoire peut être étudié sous ses

deux aspects, scientifique et social/idéologique.

On peut être tenté par l’étude externe, celle des conditions de production du

discours du manuel. Sur le plan scientifique, cela consistera à suivre le fil de

l’élaboration de l’historiographie, menant in fine à l’ouvrage scolaire. Sur le plan

social/idéologique, on étudiera le rôle de l’Etat, les directives du ministère de

l’Education, les choix des programmes officiels, la réglementation de l’élaboration des

manuels, les formes et les degrés du contrôle officiel sur ceux-ci. En somme, l’étude

externe vérifie si les manuels reflètent bien l’idéologie de l’Etat 1. L’étude externe

permet de comprendre par quels canaux l’idéologie officielle se concrétise, quel est son

arsenal législatif et réglementaire, comment et dans quel langage, dans les instructions

adressées aux cadres de l’enseignement, on traduit cette idéologie et enfin comment elle

est appliquée par les auteurs de manuels.

L’étude interne étudie avant tout le discours des manuels, sans se préoccuper de

savoir a priori s’il correspond à une idéologie donnée. C’est au contraire l’étude du

discours qui permet de définir quelle est l’idéologie (ou plus généralement la pensée)

qui s’y exprime. Une fois qu’on a cerné cette pensée, qu’on en a défini les options, les

contours, les nuances, éventuellement l’évolution, on peut en comparer les termes avec

ceux d’autres discours, antérieurs, contemporains ou postérieurs, et éventuellement

établir des liens. On aura parfois la surprise de voir apparaître dans le discours réel des

éléments idéologiques non prévus ou non voulus par la réglementation, sédiments

laissés par des périodes antérieures, des influences anciennes. Une telle étude interne

doit utiliser les méthodes définies par l’analyse de discours et l’analyse de contenu 2,

1 C’est en partie ce qu’a fait X. JACOB pour la Turquie (L’enseignement religieux dans la Turquie moderne, Berlin, 1982), et C. KOULOURI pour la Grèce.

2 Voir notamment L. BARDIN, L’analyse de contenu, Paris, 1977; et D. MAINGUENEAU, L'analyse du discours, introduction aux lectures de l'archive, Paris, 1991.

1

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

mais il faut rester bien conscient qu’aucune méthode ne peut être appliquée de façon

rigide, et que celle-ci est à réinventer pour chaque domaine de recherche.

Les démarches externe et interne sont complémentaires et ne s’excluent pas.

Dans le cas présent, on a choisi de s’intéresser moins à l’enseignement (ses institutions,

ses structures, son fonctionnement) qu’au discours qu’il produit. La connaissance

précise du mode de production du discours scolaire n’est pas absolument nécessaire

pour comprendre comment il imprègne certaines parties de la société, certains autres

discours; on ne peut se dispenser, par contre, de bien connaître le discours lui-même.

C’est la deuxième démarche qui a été jugée prioritaire ici, sans pour autant exclure la

première, puisqu’on a cherché à suivre le fil à la fois historiographique et politique qui a

conduit à la genèse discours historique officiel. Mais le travail qui suit n’est pas conçu

comme une contribution à l’histoire de l’éducation en Turquie.

L’une des règles de l’analyse de contenu est de travailler sur un corpus

exhaustif. Mais, dans l’intérêt même de cette recherche, il était nécessaire de partir des

premiers manuels kémalistes (1931) pour dévider le fil de la pensée historique turque

jusqu’à notre époque. Or, il aurait été difficile de maîtriser la totalité du corpus des

manuels d’histoire publiés pendant soixante ans. On a renoncé à l’exhaustivité totale

pour mettre l’accent sur le point de départ (1931) et le point d’aboutissement, les

manuels des dix dernières années. La période intermédiaire sera néanmoins représentée

par des ouvrages produits par quelques auteurs importants, comme Faik ReÒit Unat,

Kâmil Su, Emin Oktay, Niyazi AkÒit et surtout |brahim Kafesofilu, qui ont écrit entre

1950 et 1980.

L’étude des manuels du corpus révèle une évolution assez discrète au long des

soixante années étudiées; mais, malgré une longue période intermédiaire (qualifiée

d’“humaniste” par les auteurs turcs), au cours de laquelle des choix nouveaux ont guidé

l’enseignement de l’histoire, c’est une impression de continuité qui prévaut; en effet, si,

au cours de la période intermédiaire (1938-1976), l’héritage historiographique du

kémalisme a été plus ou moins relativisé, il n’a jamais été repoussé ni réfuté. Sauf de

1950 à 1960, le kémalisme lui-même est demeuré la pensée officielle, et il l’est

toujours, même si, à certains égards, il ne s’agit plus que d’une façade. L’impression de

cohésion du corpus provient de cette unité idéologique au moins apparente; mais elle

procède également de l’influence considérable, perceptible encore de nos jours, des

historiens de l’époque kémaliste.

***

2

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

Dans le cas turc, les rapports entre l’histoire et le territoire sont très complexes :

peuple venu de la haute Asie, essaimant à plusieurs reprises vers la Chine et vers

l’ouest, il a forgé des liens divers avec les lieux qu’il a parcourus ou qu’il a choisis pour

s’établir. Ce phénomène est tellement important, et il a une telle force dans le discours

historiographique né au XIXe siècle, qu’il lui confère un caractère original; dans les

écoles françaises, on se préoccupe peu de l’origine des Celtes, des Francs, des peuples

qui ont formé peu à peu le peuple français. L’histoire est conçue avant tout comme celle

d’un territoire qui est à peu près celui de la France actuelle. C’est pourquoi l’on parle

d’histoire de France. Si des ouvrages s'intitulent histoire des Français, c’est parce qu’ils

insistent sur la vie quotidienne, ou sur la vie sociale, mais ils ne traitent pas de l’histoire

d’une ethnie.

En Turquie, la grande majorité des ouvrages scolaires s’intitulent tout

simplement Tarih, “Histoire”. Mais à lui seul, l’intitulé des ouvrages pour collèges

(Ortaokul) pose problème; ils portent le titre d’”histoire nationale” (millî tarih), parce

que, effectivement, les programmes de ce type d’établissements excluent entièrement

l’étude de l’antiquité non anatolienne (Egypte, Mésopotamie, etc.); cependant, ces livres

d’”histoire nationale” incluent non seulement une acception territoriale de la nation

(quoique restrictive, car les anciennes civilisations anatoliennes sont présentées, mais

non l’empire byzantin et encore moins la civilisation arménienne), mais aussi une

acception ethnique, avec l’étude des anciens Turcs d’Asie; de façon plus surprenante,

l’histoire de l’islam, qui est celle des Arabes en réalité, fait partie de cette “histoire

nationale” 1. Il y a là un ensemble de paradoxes, de tensions entre quatre éléments -

histoire des Turcs, histoire de la Turquie, histoire de l’Anatolie et histoire de la religion

dominante - qui éclairent le caractère complexe de la conception de la nation en Turquie

et posent d’emblée des problèmes de représentation.

L’histoire des Turcs coïncide avec celle de l’islam à partir des VIIIe-IXe siècles;

avec celle de l’Anatolie, au XIe siècle; avec celle d’un Etat dénommé “Turquie”, en

1923 seulement. Cette inadéquation entre histoire des Turcs et histoire de la Turquie

confère au discours historique un caractère géographique et géopolitique marqué, car il

se réfère constamment à des territoires inconnus des lecteurs, ou au contraire à un

territoire, la Turquie, dont le caractère entièrement turc - au point de vue ethnique - est

récent (1922), et qui se voit, depuis un siècle, contesté dans les fondements même de sa

légitimité par divers adversaires.

C’est pourquoi la partie du peuple turc qui s’est installée, il y a neuf siècles, dans

ce qui est aujourd’hui la Turquie, a un rapport au sol qui fait l’objet d’une grande

1 Cf AKÒIT, Ortaokul 1-2, 1985-1987 et KARA, Ortaokul 1-2, 1993, qui s’intitulent “Histoire nationale”.

3

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

attention de la part du pouvoir officiel. En effet, la légitimité de l’établissement du

peuple turc en Anatolie a été remise en cause au début du siècle, à la suite du traité de

Sèvres, et l’attachement au sol n’en est que plus vigoureusement affirmé depuis.

Ce rapport très fort, peut-être plus complexe qu’ailleurs, avec le sol de la patrie,

est troublé par l’existence d’un souvenir, revivifié aux XIXe et XXe siècles, de

l’histoire asiatique; il a été exploité par le nationalisme kémaliste, puis par l’ultra-

nationalisme, et, enfin, se trouve re-travaillé aujourd’hui à l’occasion de la chute de

l’empire soviétique. L’histoire des Turcs entraîne sans cesse le regard vers l’est;

redécouverte depuis un siècle, elle développe un rapport affectif avec des terres

lointaines mais de langue turque, et d’autres, plus lointaines encore, mais aujourd’hui

mongoles, et cet affect est le support de ce que l’on appelle panturquisme ou

pantouranisme, ou encore touranisme, notions qui ont surtout existé à l’état latent et

dont la menace est périodiquement brandie par ceux qui se sentent, à tort ou à raison,

menacés par la Turquie. L’orientation du sentiment historique vers l’Asie complique les

rapports avec le passé de l’Anatolie, qui fut très longtemps le territoire des adversaires

actuels, les Grecs ou les Arméniens, et le passé anatolien pré-turc a une place mitigée

dans le discours officiel. Il est pour partie idéalisé et sacralisé, lorsqu’il s’agit de

peuples anciens qui n’ont pu connaître les Turcs, pour partie occulté, lorsqu’il s’agit du

passé des voisins hostiles.

Enfin, il existe un troisième sol avec lequel les Turcs se sentent un attachement

sacré : c’est le territoire arabe, qui se trouve être à la fois celui du peuple qui a reçu la

révélation coranique, investi d’un respect sacral par les Turcs, musulmans dans leur

immense majorité; et ce fut pendant mille ans un territoire seldjoukide, toulounide,

ikhchidide, ayyoubide, mamelouk et enfin ottoman, c’est-à-dire en principe gouverné à

divers titres et divers degrés par des Turcs.

Ainsi, le rapport au sol est triple : les Turcs vivent sur un sol, l’Anatolie, dont ils

reconnaissent le passé comme leur, mais seulement en partie; ils ont un ailleurs, souvent

dénommé “mère-patrie”, inconnu mais porteur de rêve, de nostalgie des origines, du

moins l’histoire officielle le veut-elle; enfin une vaste enveloppe territoriale qui est celle

de l’islam, religion dont une idéologie contemporaine, la synthèse turco-islamique,

voudrait faire des Turcs les leaders.

***

Notre travail s’articulera en quatre grandes parties.

La première est consacrée à la reconstitution d’un processus de formation

historiographique. En fait, elle n’a pu être menée à bien qu’après avoir acquis une assez

4

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

grande familiarité avec le discours - textuel mais aussi cartographique et

iconographique - des manuels scolaires turcs. Notre recherche a consisté à remonter

aussi loin que possible, pour définir les racines de l’historiographie turque actuelle.

N’étant pas ottomanisant, nous avons dû nous limiter aux sources transcrites

ultérieurement en alphabet latin, ou traduites en turc moderne ou en une langue

occidentale. Il s’agit, dans ce premier temps, d’une recherche reposant sur des sources

déjà exploitées; mais la lecture des textes historiographiques du tournant du siècle a

bénéficié de la connaissance préalable du discours scolaire actuel, et les textes déjà

traduits et commentés par Masami Arai, François Georgeon, Uriel Heyd, William

Kushner, Jacob Landau, ont été remis dans la perspective d’une évolution

historiographique ultérieure. En particulier, nous nous sommes efforcé de montrer

quelle a pu être l’influence de cette première historiographie sur la vision kémaliste de

l’histoire.

Parmi les grandes mesures de renouveau culturel consécutives à la révolution

kémaliste à partir de 1923, la “réforme de l’histoire” et son pendant linguistique sont les

moins connues en Europe. Nous avons cherché à reconstituer leurs processus, surtout

dans le domaine historique, en étudiant l’impact de certaines influences occidentales

peu connues. Le renouveau historiographique kémaliste de 1931-1932, immédiatement

concrétisé par des manuels scolaires, constitue l’acte fondateur de la vision officielle de

l’histoire en Turquie. Elle tourne pour longtemps le regard des Turcs vers leur passé

asiatique. Même si cette vision a été par la suite profondément altérée et surtout

débarrassée de ses principaux excès, son influence sur les textes actuels est encore

profonde, tant pour les idées que pour la rhétorique employée dans le discours.

Les institutions scientifiques, universitaires et scolaires mises en place par le

kémalisme ont permis de transmettre la nouvelle vision du monde à travers une

génération dont l’influence est forte entre 1950 et 1970. A cette époque, en même temps

que se dessine la réaction “humaniste” qui se manifeste par un intérêt soutenu pour

l’antiquité gréco-latine, se met en place une idéologie nouvelle, la “synthèse turco-

islamique”, dont les racines plongent dans les mêmes sources que le kémalisme, mais

dont les partisans veulent rendre à l’islam sa place d’honneur dans le discours

historique, et cherchent à faire de la religion un élément essentiel du nationalisme turc.

La synthèse turco-islamique peut être vue comme une réadaptation du kémalisme à un

univers intellectuel plus religieux. Son influence est à son apogée dans les années

quatre-vingt, durant lesquelles, tout en maintenant le culte de la personnalité kémaliste,

le régime du 12 septembre 1980 et ses héritiers en font une idéologie semi-officielle.

Cette synthèse turco-islamique est étudiée ici comme héritière des idéologies qui

l’ont précédée, mais aussi comme inspiratrice de nombreux historiens, dont quelques-

5

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

uns sont justement auteurs de manuels scolaires. La plupart des sources utilisées,

comme les publications du TKAE (Institut de recherches sur la culture turque) ou le

quotidien nationaliste Türkiye n’ont pas encore, à notre connaissance, été exploitées en

France.

Cette première partie n’est pas aussi fouillée que nous l’aurions souhaité. Nous

n’avons pas pu procéder de manière approfondie à l’étude du processus de transmission

des idées d’une génération à l’autre, celle de la perméabilité qui existe en Turquie plus

qu’ailleurs entre la recherche historique et le nationalisme. L’abondante documentation

qui a été rassemblée servira à un travail ultérieur.

La seconde partie porte sur un langage peu étudié, la cartographie historique

scolaire. Lorsque nous avons commencé à analyser les manuels d’histoire turcs, nous

avons très rapidement constaté que certaines idées mises en place dans le cadre de la

“réforme de l’histoire” de 1931-1932 s’exprimaient, de façon très spectaculaire, par des

cartes. La “réforme” en question avait en particulier abouti à une représentation

spécifique du continent eurasiatique, et nous avons même un moment basé notre travail

sur l’hypothèse que cette représentation pouvait avoir un effet sur la perception actuelle

du monde turcophone par les Turcs.

Il n’était pas possible d’en rester sur une simple impression, et nous avons

ressenti la nécessité de prendre en compte et analyser le corpus formé par l’ensemble

des cartes historiques illustrant les manuels. Face à cette tâche, nous avons cherché à

mettre au point une méthode de travail, dont l’exposé précède l’analyse sémiologique

des cartes, et les conclusions qu’on peut en tirer. Nous proposons une analyse de la

vision que les Turcs ont du monde et de leur passé, en évitant autant que possible

l’empirisme.

Nous sommes conscient que la méthode utilisée doit être ensuite éprouvée, et

nous nous proposons de travailler ultérieurement, de la même manière, sur un autre

corpus de cartes historiques. En ce qui concerne le cas turc, les conclusions que nous

tirons de cette étude portent à nuancer fortement, voire à abandonner, l’hypothèse qui

avait constitué notre point de départ. En contradiction avec une grande partie du

discours textuel des manuels, les cartes énoncent autre chose, une nostalgie pour les

territoires balkaniques. Plus généralement, par référence à la fois aux notions dégagées

par les spécialistes de l’analyse de discours et à la géographie, nous qualifierons la

vision du monde dégagée par l’étude des cartes historiques de topographie du discours identitaire.

6

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

La suite de ce travail porte sur le discours textuel des manuels scolaires

d’histoire. La troisième partie, par analogie à la notion de topographie, porte sur la

chronographie du discours identitaire; il s’agit en partie de la deixis des linguistes,

périodes et faits historiques dont le discours actuel se veut la répétition ou la

continuation, les événements dans lesquels le discours officiel cherche à s’enraciner.

Enfin, la quatrième partie cherche à cerner la notion d’altérité dans le discours.

Elle est multiforme, et n’a pas toujours de frontière précise ni fixe avec l’identité. Après

une brève présentation des différentes formes d’altérité rencontrées, nous avons

approfondi l’étude des cas arabe, grec et arménien.

A l’origine, nous comptions traiter le discours scolaire assez brièvement, pour

comparer les stéréotypes du discours scolaire avec ceux qui prévalent dans le discours

nationaliste; les sources, pour ce faire, ne manquaient pas, constituées de collections

importantes de revues, d’un dépouillement de quatre années du quotidien Türkiye, et, à

travers ce dernier, un corpus d’extraits de discours, proclamations, conférences et

prônes prononcés par des personnalités nationalistes de tous niveaux, en Turquie et en

Europe occidentale. On constate assez rapidement une certaine perméabilité entre les

discours scolaire et nationaliste; aussi avons-nous renoncé à les étudier séparément, car

nous aurions obtenu deux parties très répétitives par les thèmes abordés. Nous avons

préféré, tout au long de l’étude du discours scolaire, montrer, par des exemples précis,

l’osmose existante. De toute manière, en conduisant une étude trop brève des manuels,

on courait le risque de se baser surtout sur des impressions; nous avons estimé qu’il

fallait avant toute chose analyser ce discours en profondeur pour le déconstruire.

A ce travail devaient nécessairement être assignées des limites. L’idée d’étudier,

à travers les manuels du corpus, l’ensemble de la vision turque du monde et de l’histoire

s’est vite révélée irréalisable dans les délais impartis. Aussi avons-nous réduit notre

propos à la vision turque du monde turc, ce qui est déjà considérable, vu l’ampleur de

l’aire géographique concernée; cela exclut la vision turque de l’Europe occidentale,

sujet à lui seul immense, mais inclut, en revanche, la perception de la péninsule des

Balkans.

Pour ne pas donner à notre recherche un caractère par trop démesuré, nous lui

avons assigné une limite chronologique, en excluant la période postérieure à 1923,

c’est-à-dire la vision de la république par elle-même. Cela concerne surtout les volumes

pour la dernière année de lycée, qui d’ailleurs ne s’intitulent pas “histoire” mais

Atatürkçülük 1. Dans ces ouvrages, qui sont de véritables catéchismes, l’idéologie

1 Littéralement “atatürkologie” ou “ataturquisme”, matière qui comporte l’étude de la vie d’Atatürk, de l’histoire de la création de la république, et des principes du kémalisme.

7

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

l’emporte ouvertement sur l’histoire. Or, nous avons jugé plus intéressant d’étudier

l’expression diffuse de l’idéologie dans un discours historique qui ne concerne pas

directement le kémalisme. Nous ne ferons que de brèves allusions à la période

postérieure à 1923, sauf dans la première partie, consacrée à la genèse de

l’historiographie républicaine.

Pour faire ce travail, nous avons dû choisir aussi des méthodes d’investigation.

Les travaux d’Olivier Reboul, de Dominique Maingueneau, de Laurence Bardin et

d’autres sur le langage et le discours nous ont été d’une grande utilité. Certes, il est

dangereux de transposer des règles d’analyse, conçues pour le français ou des langues

proches, à des textes en langue turque; nous avons travaillé en pleine conscience de ce

risque, et nous sommes abstenus de tirer des conclusions, ou même d’entamer une

analyse, lorsque des équivalences entre les langues turque et française n’ont pu être

établies; cependant, dans la plupart des cas, les méthodes d’analyse des auteurs pré-cités

se sont révélées opératoires.

Plus généralement, nous avons souvent été guidé ou inspiré par la réflexion de

Michel Foucault sur l’“archéologie du savoir”, celle de Paul Veyne sur l’écriture de

l’histoire, et celles d’Edward Saïd, de Tsvetan Todorov, de Bernard Lewis, de Gustav

von Grünebaum sur l’identité et l’altérité. En ce qui concerne l’utilisation politique des

mythes, les ouvrages de Raoul Girardet, de Léon Poliakov, de Jean-Pierre Chrétien,

ainsi que l’étude de Stéphane Yerasimos sur la Légende de Sainte Sophie nous ont

éclairé dans ce parcours. Enfin des thèses sur des sujets approchants, comme celles de

Christine Koulouri et de Constantin Angelopoulos 1 sur la Grèce, celles d’Olivier Carré

et de Philippe Fargues sur le domaine arabe, nous ont ouvert des perspectives

comparatistes intéressantes.

Cependant, chaque travail ayant sa spécificité, il a fallu inventer un mode de

cheminement à travers ce vaste corpus, selon un itinéraire qui est exposé au début de la

troisième partie. Il nous a été possible de mettre en évidence, là aussi, une certaine

polyphonie énonciative, et la coexistence, dans un même ouvrage, parfois dans une

même phrase, de plusieurs discours. Le kémalisme, la synthèse turco-islamique, l’islam

se disputent en effet le terrain, utilisant parfois des formes d’expression différentes,

tandis qu’on peut percevoir dans l’exposé de certaines questions la persistance de

l’historiographie musulmane classique.

***

1 C. ANGELOPOULOS, Un nouveau théâtre grec : pédagogies et mémoires dans la Grèce contemporaine (1950-1989), les manuels d’histoire de l’enseignement secondaire, thèse de doctorat (nouveau régime), Montpellier-III, 1990.

8

Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique

L’analyse de ce discours passe par l’analyse de l’implicite, du présupposé, des

modalités appréciatives, de toutes les formes du discours idéologique, d’autant plus

difficile à mettre en évidence qu’il se donne pour scientifique. Nous attachons beaucoup

d’importance à ce type d’analyse. En effet, comme le souligne Yves Lacoste dans son

introduction au Dictionnaire de Géopolitique 1, nombre de tensions et conflits actuels

sont générés non pas par des facteurs économiques ou stratégiques, mais par des

revendications “identitaires”, ou par la volonté de contrôler tel territoire parce qu’il est

considéré comme “patrie historique” (voir les cas du Haut-Karabagh, du Kossovo, de

l’Ossétie et surtout d’Israël); en dernier ressort, ce type de tension repose sur l’affect

bien plus que sur l’intellect, et les arguments respectifs sont d’ordre historique ou

pseudo-historique autant que géographique ou économique; par exemple, la rhétorique

du premier occupant est très fréquemment invoquée.

Les nationalismes sont presque toujours bâtis sur un discours se référant à

l’histoire. Tous attachent une grande importance aux mythes, en particulier aux mythes

des origines. Tous cherchent à fonder leur discours sur des “preuves” historiques,

linguistiques, anthropologiques, et travestissent leur idéologie sous des dehors

scientifiques. Dans la plupart des pays, le nationalisme cherche à toucher le plus grand

nombre, et l’école, le manuel scolaire, en sont le vecteur idéal.

Le travail de déconstruction d’un tel discours idéologique est nécessaire. Par

essence, le nationalisme est une idéologie portant sur un territoire, et cherchant à créer

un rapport affectif entre le citoyen, son territoire et son passé.

1 Y. LACOSTE, “Préambule”, in Dictionnaire de géopolitique, Paris, 1993, pp. 1-35, notamment pp. 15-16.

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Chapitre premier : Introduction . Manuels scolaires et géopolitique0

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

PREMIÈRE PARTIE

LA CONSTRUCTION DU DISCOURS HISTORIQUE TURC

1

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste2

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Chapitre deux

La genèse de l’historiographie kémaliste

3

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

I - LE CONTEXTE

En Turquie, la conscience nationale, et l’historiographie du XXe siècle, se sont

formées par opposition à l’empire ottoman finissant, qui, justement, ne proposait aucun

modèle national à une époque où la nation devenait le paradigme essentiel de

l’organisation étatique; au sein de l’empire, on se définissait par rapport à sa religion

(appartenance à un millet), et, pour les musulmans, par rapport à l’umma, la

communauté des croyants. L’identité des Turcs était avant tout musulmane, et ne

cherchait guère à se distinguer de l’identité arabe. En réaction, le nationalisme turc

chercha à se former sur une idée ethno-linguistique, et l’empire ottoman, multi-ethnique

et pluri-religieux, a servi de contre-modèle à la république de Turquie.

Cependant, l’empire ottoman était, à ce moment de l’histoire, l’“homme

malade”, et objet d’une campagne de dénigrement déjà ancienne (XVIIe siècle), qui prit

la forme, surtout après 1918, d’une “immense littérature pamphlétaire”, d’un “corpus

unique en son genre de condamnation à mort d’un peuple, dans sa totalité, sans aucune

exception et aucune nuance, avec une violence de propos rarement atteinte 1.”

Au moment de la Renaissance, beaucoup d’Européens s’accordaient sur l’état

très policé de l’empire ottoman, sur la finesse de la culture des Turcs et l’organisation

de leur armée, voyant en eux les dignes successeurs des Romains; en revanche, à la fin

du XIXe siècle, il y avait presque unanimité à condamner la barbarie turque, l’absence

totale de culture, les conséquences absolument néfastes et destructrices de leur présence

en Europe 2. A l’issue des guerres des Balkans, les Turcs sont presque rejetés hors

d’Europe, et, après 1918, ces accusations ont porté sur le sol même qu’ils occupaient, et

des voix s’élevèrent pour réclamer leur relégation dans leur Asie centrale d’origine :

“Quelque part en Asie centrale leur demeure subsiste, sur les hauts plateaux d’où ils

déferlèrent, pour le malheur du monde, sur l’empire romain d’Orient (...). Ils doivent partir. Tôt

ou tard, les terres classiques de l’Asie mineure, réclamées par l’Histoire en tant que parties du

grand cercle de la civilisation, doivent être rendues à elle et à nous 3.”

1 S. YERASIMOS, “Quel bonheur de se nommer turc”, in Les Turcs, Paris, Autrement, 1994, pp. 16-54.

2 Voir un ouvrage intéressant et peu connu, significatif de cet état d’esprit, comportant de nombreuses cartes, Cent projets de partage de la Turquie (1281-1913), par T.G. DJUVARA, Paris, Alcan, 1914.

3 William BARRY, “Constantinople”, in Nineteenth Century and After, Londres, avril 1920, p. 728. Cf S. YERASIMOS, art. cité.

4

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Un tel déferlement de critiques, d’accusations et de calomnies, aggravé par les

massacres massifs d’Arméniens, sur fond de catastrophes militaires en série, forment

les conditions historiques de la naissance de l’historiographie turque moderne. Celle-ci

va en porter la marque, et, jusqu’à nos jours, produire un discours de justification

destiné à redonner confiance et fierté aux Turcs, véritable plaidoyer pro domo face aux

attaques occidentales, grecques ou arméniennes, ou même face au monde arabe, qui, en

1916, s’était soulevé contre l’empire, sous l’influence des Anglais. Le plaidoyer vise à

corriger l’image turque dans les domaines culturel, politique, historique, et à démontrer

qu’il existe un important apport turc à la civilisation; d’autre part, surtout après 1918, il

cherche à justifier au yeux du monde occidental l’ancienneté et la légitimité de la

présence turque en Anatolie : d’emblée, le discours historique turc se place sur un

terrain géopolitique.

En somme, le thème central de l’historiographie sera la continuité du fait turc, la

continuité de sa culture et de sa civilisation, de son aptitude, à travers les siècles, à

dresser des structures étatiques. Les Turcs partagent d’ailleurs ce souci avec leurs

adversaires mêmes, puisque les Grecs, à la même époque, mettent au point un discours

idéologique national conçu, lui aussi, comme une réponse à des accusations allemandes

d’avoir perdu tout contact avec la culture antique 1. Les Arméniens, de leur côté, vont

s’acharner à prouver, au cours du XXe siècle, la continuité de leurs formations étatiques

dans l’est anatolien depuis l’époque ourartéenne 2. La réédition, de nos jours, de certains

violents pamphlets anti-turcs du début du siècle, comme ceux de Jacques de Morgan ou

de Zarevand n’est pas faite pour calmer le nationalisme turc 3, d’autant que l’expression

d’un certain irrédentisme arménien ou grec n’est pas éteinte :

“C’est à partir de cette partie orientale de l’Arménie historique que naîtra un jour la

possibilité de contempler l’Ararat aussi bien de l’ouest que de l’est 4.”

1 Il s’agit de l’ouvrage de J. P. FALLMERAYER, Geschichte der Halbinsel Morea während des Mittelalters, Stuttgart, 1830. La réplique est mise au point par C. PAPARRIGHOPOULOS, entre 1860 et 1872. Cf G. PREVELAKIS, “La ‘laographie’ grecque, ethnogéographie ou idéologie ?”, Géographie et cultures, n° 2, 1992, pp. 75-84; et C. KOULOURI, o.c., 1990, pp. 181-183.

2 Cf notre article, “Quelques réflexions sur les représentations arméniennes de l’histoire”, Hérodote, à paraître.

3 J. DE MORGAN, Essai sur les nationalités, 1e édition, 1917; 2e édition, Marseille, 1982;

ZAREVAND, Touranie unifiée et indépendante, 1e édition en arménien, 1926; édité en français par la FRA Dachnaktsoutioun, Athènes, 1989; le nationalisme turc agit avec les mêmes méthodes en rééditant des pamphlets anti-grecs du siècle passé, comme Les Grecs à toutes les époques, Paris, 1870, réédité en fac-simile en Turquie vers 1985, s.n., s.l.n.d.

4 S. AFANASYAN, La victoire de Sardarabad, Paris, 1985, p. 87.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

L’empire ottoman, qui a été une forme d’organisation des Balkans dont la durée,

la culture et le degré d’organisation politique et sociale ne peuvent se comparer qu’avec

ceux de l’empire byzantin, continue d’être perçu par beaucoup comme une

“occupation”; ce terme, qui désigne d’ordinaire une présence ennemie de quelques

années ou quelques décennies, peut servir à marquer sa réprobation pour un régime,

insister sur sa nature étrangère, et connote défavorablement un pouvoir en insistant sur

sa nature étrangère, son caractère provisoire et son illégitimité 1; mais peut-on parler

raisonnablement d’une occupation de cinq siècles ? A posteriori, le mot peut sembler

justifié par le retrait turc de la péninsule balkanique; pourtant, certains auteurs

continuent d’envisager un retrait turc de la Thrace orientale, comme Vassilis Vassilikos

qui observe, au cours d’un voyage d’Edirne à Istanbul :

“Ici, la terre est déserte, complètement déserte : c’est un territoire occupé, comme celui du

Sinaï. Personne ne construit sur une terre dont on sait qu’elle ne vous appartient pas, car elle peut

être reprise. De même qu’il existe des régions sujettes aux tremblements de terre, où personne ne

s’établit, de même il y en a qui manquent de sécurité pour des raisons purement

psychologiques 2.”

Texte révélateur de la vision de certains Grecs, persuadés que les Turcs, à

l’ouest du Bosphore, sont tellement sur la défensive qu’ils évitent de s’y installer;

révélateur aussi du regard méditerranéen, habitué à la culture intensive des terrasses, et

qui ne voit que “déserts” dans les grands étendues de blé moissonné, et plus encore dans

les pâturages du plateau anatolien. On peut en effet rapprocher la vision grecque ci-

dessus de la vision arménienne de l’Anatolie turque, toute semblable :

“Il est vrai que, à cette époque [l’époque romaine], toute l’Asie Mineure et l’Arménie

n’avaient pas encore été réduites à l’état de déserts par la conquête puis la domination

touranienne.”

“Ce furent en réalité les Touraniens qui, plus tard, portèrent le coup décisif à la prospérité de

ces régions, par les grands massacres de population, accompagnés de la destruction (...) des ré-

seaux d’irrigation (...) réduisant à l’état de déserts quelques-unes des contrées les plus riches du

globe.”

1 C’est dans cet esprit qu’en Allemagne occidentale, on a continué pendant longtemps de désigner la RDA comme Sowjetische Besatzungszone, “zone d’occupation soviétique”; cf par exemple le Grosser historischer Weltatlas, Bayerische Schulbuch Verlag, 1957, p. 197.

2 V. VASSILIKOS, “Voyage en Turquie (été 1976) : notre alliée-ennemie et épilogue (mai 1977)”, Les Temps Modernes, n° 372, 1977, p. 2202.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“... ce magnifique pays fut réduit à l’état semi-désertique qu’il a conservé jusqu’à nos

jours 1.”

La diatribe anti-turque est un genre qui perdure pendant tout le XXe siècle, et

qui, à son tour, continue de nourrir le chauvinisme turc : les journaux nationalistes

regorgent d’évocations de menaces diverses; les manuels scolaires mettent souvent en

garde contre l’ennemi, comme ce récent manuel pour collèges qui, dans chacun de ses

deux volumes, insère en encadré un texte intitulé “Menaces : l’importance géopolitique

de la Turquie” 2.

Il ne nous appartient pas de juger si les irrédentismes grec ou arménien sont

fondés ou non, mais il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le discours turc reste

effectivement sur la défensive, conçu comme une réponse à des attaques qui menaçaient

son existence au début du siècle, dont la réalité actuelle est plus bénigne, mais qui

contribuent à maintenir en vie, sous une forme figée depuis des décennies, le même

argumentaire. Le long plaidoyer qu’est le récit historique turc est le pendant d’un

réquisitoire qui, lui, n’est évoqué que de façon implicite, le plus souvent, dans son

expression scolaire.

1 H. PASDERMADJIAN, Histoire de l’Arménie, Paris, 1986 (1ère édition, 1949), pp. 59, 141, 167.2 KARA, Ortaokul I, 1993, p. 120, et Ortaokul II, 1993, p. 193. Voir le chapitre 11, II.

7

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

II - L’HISTORIOGRAPHIE TURQUISTE AVANT MUSTAFA KEMAL

Notre travail prendra en compte, pour l’examen de l’historiographie scolaire

turque, les manuels d’histoire en circulation depuis 1931, année de publication des

premiers ouvrages rédigés en conformité avec l’idéologie kémaliste. Par commodité,

nous parlerons d’“historiographie kémaliste” au cours des chapitres qui suivent. Cette

expression est justifiée par la part très importante de l’entourage de Mustafa Kemal, et

de ce dernier lui-même, dans l’élaboration de l’historiographie. Cependant, les

initiatives des années trente viennent se greffer sur un courant historiographique

préalablement existant. Depuis 1870, environ, soit depuis une soixantaine d’année, les

premiers turcologues turcs redécouvraient le versant asiatique de l’histoire de leur

peuple, et, sur beaucoup de points, les kémalistes ne feront que reprendre leurs idées, en

leur donnant, il est vrai, la force et le poids de l’Etat.

A - L’influence de l’orientalisme occidental

1 - Une conscience historique apportée de l’extérieur

La redécouverte de leur propre passé par les Turcs est le résultat de ce qui paraît,

à première vue, un extraordinaire concours de circonstances. Il s’agit de la rencontre

entre la naissance du sentiment national turc, et les découvertes archéologiques faites en

Sibérie, à une époque où arrivaient à Istanbul de nombreux réfugiés turcophones de

l’empire russe.

L’un des pionniers de l’historiographie turque est Joseph de Guignes (1721-

1800), qui a publié, au milieu du XVIIIe siècle, une histoire générale des Turcs 1. Le

mérite de sa première adaptation revient à Süleyman PaÒa (1838-1892), qui en a fait la

base de sa Tarih-i âlem (1877). Il s’agit de la première histoire générale, en turc et

tenant compte de l’histoire des Turcs. Son importance est accrue par le fait qu’il s’agit

d’un manuel destiné à l’éducation des élèves-officiers de l’Ecole de guerre 2. Il faut dire

qu’au XIXe siècle, la haute Asie est l’objet d’un véritable fantasme historiographique.

1 De GUIGNES, Histoire générale des Huns, des Turcs, des Mogols et des autres Tartares occidentaux, etc, avant et depuis Jésus-Christ jusqu’à présent, Paris, Desaint, Saillant, 1756-1758, 4 vol.

2 SÜLEYMAN HÜSNÜ PaÒa, Tarih-i âlem. Kurûn-i ûlâ. Mekâtib-i idadiyyenin ikinci senesine mahsustur, Istanbul, Mekteb-i Fünûn-i Harbiyye-i ∑ahâne Matbaası, 1293 [1877]. Cf E. KURAN, “Ottoman Historiography of the Tanzimat Period”, in B. LEWIS, P.M. HOLTS, Historians of the Middle East, London, 1962, pp. 422-429; F. TEVETOFILU, Süleyman PaÒa, Ankara, 1988. L’ouvrage de de Guignes, traduit par Hüseyin Cahit [Yalçın], a été publié en turc l’année même de la fondation de la république sous le titre Hunların, Türklerin, Mofiolların ve daha sair Tatarların târih-i umûmisi, Istanbul, Tanin Matbaası, 1923, 6 vol.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Par exemple, la célèbre Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789 s’ouvre sur cette phrase :

“Au commencement, les Gaulois, nos ancêtres, habitaient, au centre de l’Asie, une terre qui

s’appelait Arie 1.”

La découverte de leur propre passé par les Turcs est accélérée par la publication,

autour de 1870 en Europe occidentale, de plusieurs travaux orientalistes, qui ont eu un

retentissement considérable sur les intellectuels ottomans. En effet, à contre-courant de

l’opinion générale en Europe, quelques voix s’élèvent pour s’opposer à l’entreprise de

dénigrement. La première émane de Constantin Borzecki, un polonais réfugié à

Istanbul, converti à l’islam sous le nom de Mustafa Celâleddin 2. Dans un ouvrage

retentissant, intitulé Les Turcs anciens et modernes, publié d’abord à Istanbul, puis à

Paris 3, cet auteur expose déjà l’essentiel de ce qui constituera la grande entreprise

d’auto-justification des Turcs au cours des décennies suivantes. Après une longue partie

historique où apparaissent déjà certaines notations qui deviendront, dans

l’historiographie turque, des stéréotypes 4, Celâleddin, sur la base d’une multitude

d’analogies linguistiques à vrai dire troublantes, suggère que la langue et la civilisation

latines n’ont d’autre origine que turque. Sur plus de cinquante pages, l’auteur dresse des

listes par lesquelles il cherche à démontrer l’existence de rapports entre mots latins et

turcs. Il voit, par exemple, des similitudes entre gigeria (les augures romains) et cifier (foie, entrailles); entre jus et yasa, les curules et le kurultay (assemblée consultative),

avant de passer à des similitudes de toponymes, selon lesquelles le Tarn, Torcy,

Tourcoing, Tournon, Troyes, Tournus et bien sûr Turckheim auraient été visités par les

Turcs 5. Certaines de ses conclusions sont promises à un avenir durable :

“La nation turque n’est pas une nation ordinaire, mais le noyau japhétique que jadis la

Providence, après un long et glorieux passé et un bouleversement inconnu, avait probablement

1 H. MARTIN, Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789, Paris, Furne, Jouvet, s.d. [1873], vol. 1, p. 3. Cette phrase n’a pas échappé aux historiens turcs ni à Atatürk lui-même, qui a lu et annoté l’ouvrage (Atatürk’ün Özel Kütüphanesi’nin Katalofiu, Ankara, 1973, notice n° 3733). Elle a été prise au mot par sa fille adoptive Afetinan, qui s’appuie sans sourciller sur une telle assertion dans son exposé du premier congrès d’histoire turque en 1932 (Birinci Türk Tarih Kongresi, p. 24).

2 Cf B. LEWIS, Islam et laïcité, 1988, pp. 302 et 458; D. KUSHNER, The Rise of Turkish Nationalism, 1876-1908, Londres, 1977, pp. 7-9.

3 Moustafa DJELALEDDIN, Les Turcs anciens et modernes, Paris, 1870.4 En particulier sur la tolérance des Turcs, p. 53.5 Cette idée reste bien vivante en 1993 puisque T. Sarıtaylı, correspondant en France du

quotidien nationaliste Türkiye, a réalisé un reportage sur “Les villages turcs, du Liban à la France”. L’enquête portait notamment sur Turckheim (Haut-Rhin) et Osmanville (Calvados) (Türkiye, 22 et 23 septembre 1993; sauf indication contraire, toutes nos références à ce quotidien concernent l’édition de Francfort).

9

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

mise dans des conditions géographiques où son énergie retrempée devait servir d’élément de

rénovation 1.”

Ainsi, dès 1870 apparaissent des raisonnements, des schémas de pensée qui

influenceront des générations d’intellectuels turcs. En particulier, on voit Celâleddin

utiliser des procédés logiques qui ne résistent guère à l’analyse, mais qui ont une

certaine efficacité; le premier consiste à utiliser les champs inconnus du savoir

scientifique, en expliquant l’inexpliqué par une thèse elle-même invérifiable, dont on ne

peut pas démontrer la fausseté. L’origine inconnue des Etrusques et leur langue

indéchiffrée vont servir, pendant un siècle, à faire des Turcs les civilisateurs de l’Italie,

en utilisant la logique du tiers exclu, où l’impossibilité de démontrer le contraire vaut

preuve 2. Le même procédé sera réemployé plus tard, pour avancer une origine turque de

tous les peuples dont la langue résiste à la classification : Sumériens, Hittites,

populations proto-historiques du bassin de l’Indus (cultures de Harappa et Mohendjo-

Daro 3), à propos desquels on affirmera que, puisque leur langue n’est pas indo-

européenne, elle ne peut être que touranienne.

Le second procédé, utilisé récemment encore 4, est la comparaison de vocables,

voire de phonèmes isolés, cherchant à prouver la parenté entre une langue et la langue

turque; ce que Mustafa Celâleddin entreprend pour le latin, d’autres le feront bientôt

pour le hittite, le sumérien, et le mouvement aboutira, dans les années trente, à la

“théorie solaire de la langue” (GüneÒ-Dil teorisi), qui faisait de toutes les langues des

dérivées de la langue proto-turque. En 1958 encore, ReÒit Saffet Atabinen, une

importante personnalité turque, publiait en français un plaidoyer pour les Huns

s’appuyant sur de tels constats toponymiques et linguistiques 5.

La démarche de Mustafa Celâleddin est celle d’un réfugié ayant trouvé un havre,

et qui, tout naturellement, veut rendre hommage à la nation qui l’a accueilli. Son

enthousiasme est peut-être vivifié aussi par sa condition de converti. En tout cas, le

succès que connut son ouvrage, et surtout l’influence qu’il eut parmi les intellectuels

1 M. DJELALEDDIN, o.c., p. 297.2 L’un des avatars les plus récents de cette tendance est l’ouvrage de Adile AYDA, Etrüskler Türk

mü idi ? [Les Etrusques étaient-ils des Turcs?], Ankara, 1974, réédité en français en 1985 sous un titre plus catégorique, Les Etrusques étaient des Turcs (preuves). Cf T. TEKIN, “Etrüskler ‘Etrüsk’ |diler [Les Etrusques étaient étrusques]”, TvT, VII, 1987, pp. 54-56.

3 Cf la carte de la pl. 108.4 O.N. TUNA, Sümer ve Türk Dillerinin Târihî |lgisi ile Türk Dili’nin YaÒı Meselesi [Les affinités

entre les langues sumérienne et turque et la question de l’ancienneté de la langue turque], Ankara, 1990, 57 p.

5 R. S. ATABINEN, “Contribution à une histoire sincère d’Attila”, in Révisions historiques, Istanbul, Editions du T.A.C.T., 1958, pp. 39-73. Il s’agit d’une conférence prononcée à Budapest en 1934, époque de formation de la “théorie solaire de la langue”.

0

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

turcs, sont à l’origine même de l’historiographie turque officielle. Le rôle de ce Polonais

dans la culture turque n’est qu’une page du long chapitre des étonnantes relations turco-

polonaises depuis le XIVe siècle 1.

L’autre personnage dont l’influence sera tout aussi décisive est le Français Léon

Cahun (1841-1900), littérateur assez peu connu et qui n’a été l’objet, à notre

connaissance, d’aucune étude approfondie, bien que son nom soit familier aux

historiens turcs, et probablement aux turcologues du monde entier 2. Dans les ouvrages,

il est surtout cité comme auteur d’une Introduction à l’histoire de l’Asie, parue en 1896,

mais c’est par sa participation au premier congrès des orientalistes à Paris (1873) qu’il

nous intéresse en premier lieu 3. Les idées de Cahun, qui est alors conservateur adjoint

de la bibliothèque Mazarine, sont, elles aussi, promises à un avenir étonnant.

Son intervention part de l’hypothèse d’une ancienne mer centre-asiatique aussi

vaste que la Méditerranée, et qui se serait asséchée au cours de la préhistoire (pl. 45);

c’est sur ses rivages qu’il imagine la présence d’une population turque préhistorique. A

partir de ce centre de civilisation, les Turcs auraient migré au fur et à mesure du

dessèchement. La carte qu’il propose établit leurs itinéraires, dans toute l’Eurasie.

L’idée de la mer intérieure a été ensuite transmise par Jacques de Morgan puis par H.G.

Wells 4. Les conséquences que Léon Cahun tire de telles suppositions sont fascinantes

pour les Turcs :

“Les Turks sont-ils arrivés de l’Isigh Gol dans le nord de l’Europe à une époque tellement

ancienne à l’arrivée des Aryens, qu’ils puissent être considérés, par rapport à ceux-ci, comme

autochtones ? [...]

Si l’on réfléchit aux analogies de langue et de type qui existent entre les anciens Etrusques et

les races turkes, si l’on observe que les Etrusques parlaient la même langue que les Rètes des

Alpes, et par conséquent, venaient du nord, on comprendra que la question commence à se poser

1 Cf J.S. LATKA, “Polonya Mültecileri ve Yeni Fikirler”, TvT, XVI, 1991, pp. 51-55; du même, Lehistan’dan Gelen Sefirler. Türkiye-Polonya |liÒkilerinin Altı Yüzyılı, Cracovie-Istanbul, s.d. [1993]; voir aussi notre article “De la mer Noire à la mer Baltique : la circulation des idées dans le ‘triangle’ Istanbul - Crimée - Pologne”, CEMOTI, n° 15, 1993, pp. 107-119.

2 Cf Dictionnaire de biographie française, tome VII, 1956, p. 835; Türk Ansiklopedisi, IX, pp. 188-189. On trouvera quelques renseignements dans B. LEWIS, o.c., p. 303.

3 L. CAHUN, “Habitat et migrations préhistoriques des races dites touraniennes”, Congrès International des Orientalistes. Compte-Rendu de la première session, Paris, 1873, tome premier, Paris, Maisonneuve et Compagnie, 1874, pp. 431-441, carte h.t.

4 J. de MORGAN, Les premières civilisations. Etudes sur la préhistoire et l’histoire jusqu’à la fin de l’empire macédonien, Paris, 1909; une carte de l’auteur (p. 84) de l’extension maximale des derniers glaciers pléistocènes signale un grand “lac aralo-caspien”. Cette mer figure aussi sur les cartes (dues à J.F. Horrabin) des différentes éditions de l’ouvrage de H.G. WELLS, The Outline of History, Londres, 1925 (voir chapitre 6, II).

1

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

avec insistance et on verra de quel côté il faut chercher une partie des éléments nécessaires pour

la résoudre.

[...] Nous pouvons ainsi constater que les populations dites touraniennes qui ont d’abord

débordé sur l’Europe étaient des Turks; qu’il en est de même de celles qui ont débordé sur le

nord de l’Asie orientale 1.”

Comme dans l’ouvrage de Celâleddin, on peut noter, dans Cahun, l’apparition

de certains traits concernant les Turcs qui vont devenir, eux aussi, des stéréotypes très

répandus :

“[La langue turke] s’est étendue des deux côtés de l’Isigh Gol, jusqu’à la Drave et au

Danube, d’une part; jusqu’au détroit de Behring et à l’océan Pacifique, de l’autre. [...] Les

travaux de Mr de Rosny commencent à montrer l’identité des idiomes turks, à travers tout leur

vaste domaine. Si Erman a plus qu’exagéré en disant qu’un Jakoute des bords de la Lena

s’entendrait facilement avec un habitant de Constantinople [...] on peut [...] discerner [...] un

groupe compact qui est celui des langues turques, et qui est distinct du groupe des langues

mongoles. [...]

L’auteur attire l’attention sur

“la ténacité avec laquelle Turks et Mongols maintiennent leur langue au milieu de

populations différentes. [...] Partout où ils vont, [ils] gardent intacts leur phonétique, leur

grammaire et leur construction 2.”

Dans ces quelques phrases, on peut entrevoir une formulation de l’image, si

couramment diffusée plus tard, d’un monde turc s’étendant “de l’Adriatique à la mer de

Chine”. Bien que l’auteur rejette les allégations de similitude et d’inter-compréhension

des langues turques, qui, dans l’enthousiasme de la redécouverte des “Turcs de

l’extérieur” en 1990-1991, ont été à nouveau formulées dans des termes presque

identiques par bien des responsables Turcs 3, il énonce un des thèmes préférés du

discours officiel, qui est la préservation de l’identité. Ce que Cahun observe au sujet de

la langue sera développé, par la suite, pour tous les autres éléments constitutifs de la

turcité.

1 L. CAHUN, “Habitat et migrations...”, o.c., pp. 437-440.2 id., ibid., pp. 434-435.3 N.K. Zeybek, alors ministre de la Culture, aurait dit à son retour du Kazakhstan, en 1991 :

“Lorsque j’étais au Kazakhstan, on m’a demandé : ‘Combien y a-t-il de Kazakhs en Turquie ?’ J’ai répondu : ‘En Turquie, 57 millions, et dans le monde, 160 millions.’” (Türkiye, 28 mai 1991).

2

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Les idées concernant la préhistoire turque ont été, semble-t-il, assez peu

développées par Léon Cahun, qui s’est ensuite consacré à l’écriture romanesque. Il a,

cependant, prononcé, vraisemblablement en 1873 également, une conférence intitulée

“L’origine touranienne de l’idiome qui a précédé en France les langues aryennes”. On y

retrouve une argumentation fondée sur des comparaisons de phonèmes, où l’auteur tire

la conclusion d’une parenté entre des toponymes du bassin aralo-caspien et des

toponymes français; par exemple, Cahun est frappé par la similitude entre le toponyme

Benlak, qui existe dans le bassin du Syr Darya, et Benkhac, Beunac (Dordogne),

Beillac, Bénéac (Morbihan), Beylac (Basses-Pyrénées). De telles réflexions n’ont

d’intérêt que lorsqu’on sait qu’elles deviendront le support d’une théorie linguistique

qui cherchera à démontrer que la langue turque est à l’origine de toutes les autres.

Aussi, la traduction en turc de ce texte en 1931, et sa publication au sein d’un ouvrage

fondamental dans la construction de l’historiographie kémaliste, les “Grandes lignes de

l’histoire turque (partie introductive) 1” lui donnent un éclairage très particulier.

Revenu au roman, Léon Cahun, inspiré par ses recherches sur le monde turc, et

s’appuyant sur des sources historiques, va publier un ouvrage pour jeunes, La bannière bleue, dont la traduction en turc connaîtra elle aussi un grand succès 2. Vingt ans passent

encore avant qu’il ne publie le livre qui le rendra vraiment célèbre en Turquie, son

Introduction à l’histoire de l’Asie (1896) 3. Les ouvrages de Mustafa Celâleddin et de

Léon Cahun ont eu une forte influence sur Atatürk, comme en témoignent les

nombreuses annotations de sa propre main sur les volumes qu’il possédait 4.

En même temps que prend forme cette turcologie plus ou moins sérieuse au

début du dernier tiers du siècle, des événements décisifs se produisent au sud de

l’empire des tsars. Samarcande tombe aux mains des Russes en 1868, et l’émirat de

Boukhara, qui s’étendait de l’Afghanistan au bassin inférieur du Syr Darya, est réduit à

un tout petit territoire. Le khanat de Khiva, au sud de la mer d’Aral, est soumis en mai

1873, et, progressant à partir de Tachkent, d’une part, et de la mer Caspienne, de

l’autre, les troupes russes parviennent en 1885 à ce qui va devenir la frontière

méridionale de l’empire. Cette colonisation de tout l’ancien Turkestan va provoquer

des appels à la solidarité inter-musulmane adressés au sultan-calife de Constantinople.

1 Nous n’avons pu, malheureusement, retrouver les références du texte de Cahun en français. Il a été traduit en turc par RuÒen EÒref, publié en fascicule séparé (Istanbul, Cumhuriyet Matbaası, 1930, 36 p.), puis inséré dans Türk Tarihinin Ana Hatları (Methal Kısmı), Istanbul, 1931, pp. 77-87.

2 L. CAHUN, La bannière bleue. Aventures d’un musulman, d’un chrétien et d’un païen à l’époque des croisades et de la conquête mongole, Paris, 1877.

3 L. CAHUN, Introduction à l’histoire de l’Asie. Turcs et Mongols des origines à 1405, Paris, 1896.

4 Cf Atatürk’ün Özel Kütüphanesi’nin Katalofiu, 1973, notices n° 1860, 2902, 3252 et 3832.

3

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Des intellectuels turcs prennent conscience de l’existence de “frères de race” au nord

de la mer Noire et outre-Caspienne. C’est le point de départ du sentiment panturc, dans

un sens premier de sentiment d’appartenance non plus seulement à l’umma musulmane, mais à une ethnie dont l’aire ne coïncide pas du tout avec l’empire otto-

man. L’une des premières expressions de ce sentiment éclôt à Paris en 1873, l’année

même où Léon Cahun expose ses premières thèses, dans un ouvrage de l’ottoman Ali

Suavi (1838-1878), sur la situation du khanat de Khiva 1.

Ainsi, autour de cette année 1873, un faisceau de publications s’inscrivent en

opposition au mouvement général de dénigrement des Turcs, en même temps que se

produit un progrès décisif de la colonisation russe, qui va lui-même immédiatement

renforcer la conscience turco-musulmane en Asie. Tout ceci a un effet sur les

contemporains, puis, soixante ans plus tard, sur les kémalistes, après que les idées aient

longuement pris corps dans la pensée turque à la faveur de la naissance du nationalisme.

2 - Les stèles de l’Orkhon

Alors qu’au cours des siècles ottomans, l’historiographie turque, comme la

musulmane en général, est toute entière tournée vers l’histoire de l’islam, les

Occidentaux tentent une approche scientifique de l’Orient 2. C’est l’un des paradoxes de

l’histoire des Turcs, qu’elle leur ait été littéralement révélée par toute une série de

savants étrangers, ce qui explique en partie que, actuellement encore, dans nombre

d’ouvrages historiques turcs, les renvois à des travaux russes, danois, français,

allemands soient surabondants par rapport aux références à des travaux turcs. On peut le

constater aussi bien dans les manuels scolaires que dans les articles des revues

scientifiques turques.

La colonisation russe en Sibérie et en Asie intérieure a eu au moins deux effets

sur la conscience turque. D’abord, ces entreprises archéologiques et historiques en Asie

ont fait comprendre que l’histoire turque ne se confondait pas avec celle de l’islam;

ensuite, la soumission graduelle des khanats d’Asie centrale a provoqué un sentiment de

solidarité, la naissance d’une conscience turque, la révélation - ou le rappel - de

l’existence de liens ethniques ou nationaux avec les sujets des khans de Khiva et de

Boukhara, et enfin la naissance de sentiments “turquistes”. La conjonction de ces deux

1 ALI SUAVI, Hive fi Muharrem 1290 [Le Khiva en mars 1873], Paris, 1873.2 S’il est possible de formuler ainsi cette idée. Il faut rester conscient du contenu idéologique de

l’orientalisme, aussi “scientifique” fût-il. (Cf E. SAÏD, L’orientalisme, Paris, 1980, p. 115, ainsi que Fouad ZAKARIYA, Laïcité ou islamisme, Paris, Le Caire, 1991, pp. 119-165).

4

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

facteurs (historique et national) a été fondamentale dans la formation du sentiment

national turc, à l’époque des Jeunes-Turcs d’abord, puis sous Mustafa Kemal, et les

conséquences de ces deux prises de conscience (historique et ethnique) conjuguées

continue à faire sentir ses effets.

Lors de la seconde moitié du XIXe siècle, nous assistons à une crise dans

l’histoire de l’Asie centrale. Mais ce mouvement n’est pas unidirectionnel; il n’est pas

non plus généré par une seule cause; c’est un concours de facteurs, provocant un

faisceau d’effets qui s’entrechoquent.

Les stèles de l’Orkhon, découvertes à la fin du XVIIIe siècle, sont un vestige

fondamental de l’histoire des Turcs. Erigées dans le premier tiers du VIIIe siècle dans

ce qui est aujourd’hui la steppe mongole, elles témoignent de l’existence d’une société

organisée, celle des Turcs célestes, dès le haut Moyen-Age; en même temps qu’ils sont

le premier document écrit par des Turcs sur leur propre histoire, les textes lapidaires

sont l’un des plus anciens exemples connus de la langue turque écrite; ce sont des textes

longs, épiques, d’une facture littéraire élaborée, gravés dans un alphabet parfaitement

adapté aux exigences de la langue.

Le site a été l’objet d’explorations scientifiques en 1887-1888, qui ont conduit à

leur déchiffrement. Des ouvrages émis par la Société finlandaise d’archéologie

paraissent dès 1889, mais la publication décisive est celle de Vilhelm Thomsen en

1896 1. Une nouvelle fois, une rencontre se produit entre les découvertes archéologiques

et une certaine turcologie romantique, et c’est encore Léon Cahun qui l’exprime de la

façon la plus achevée, dans un ouvrage dont l’influence sera énorme en Turquie : il

s’agit de son Introduction à l’histoire de l’Asie. Publié trois ans après que Thomsen ait

exposé ses découvertes à l’Académie de Copenhague, cet ouvrage peut être considéré

comme la première vulgarisation des connaissances turcologiques au moment de la

découverte des stèles de l’Orkhon. Cahun tire des stèles le même parti que, plus tard, les

historiens turcs; les textes lapidaires lui servent à décrire les qualités des Turcs, comme

on le fera plus tard dans les manuels scolaires. Lorsqu’on connaît le discours scolaire

turc d’aujourd’hui, on est d’ailleurs frappé, à la lecture de Cahun, par une certaine

parenté de discours. L’idéalisation des anciens Turcs, modérée chez Cahun,

systématique aujourd’hui, pourrait être un point commun non fortuit, car elle porte sur

les mêmes qualités : sens de la justice, égalité entre les sexes, esprit d’organisation, de

hiérarchie et de discipline 2. Comme aujourd’hui chez les auteurs de manuels scolaires,

les textes des stèles le conduisent à parler de sentiment national :

1 V. THOMSEN, Les inscriptions de l’Orkhon déchiffrées, Helsingfors, 1896.2 L. CAHUN, Introduction..., pp. 57-64.

5

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“On voit poindre ici, un sentiment particulier de l’honneur national, un genre de patriotisme

étroit, et par un certain côté, très moderne, celui de la réputation militaire recherchée pour elle-

même, sans autre but et sans autre satisfaction que de s’affirmer. (...) Autant le sentiment de clan

est faible [chez le Turc], autant celui de confédération, de nation est puissant, fortifié chaque jour

par la discipline militaire, et par la tradition des victoires remportées en commun. D’où le culte

du drapeau, la glorification du nom turc, puis mongol, le chauvinisme 1.”

Le relais entre les écrits de Cahun et l’historiographie turque fut assuré par des

intellectuels comme l’historien Necip Asım [Yazıksız] (1861-1935), traducteur de son

roman La bannière bleue, et par le poète Namık Kemal (1840-1888), dont Cahun se

proposait d’être le correspondant à Paris 2. Dans l’introduction de sa Türk Tarihi (“Histoire turque”, 1900), Necip Asım écrit :

“Pour que cette histoire puisse voir le jour (...), l’œuvre qui a le plus servi à notre travail est

L’introduction à l’histoire de l’Asie. Les Turcs et les Mongols, de Léon Cahun, conservateur-

adjoint à la bibliothèque Mazarine de Paris. L’histoire que nous avons racontée jusqu’à la date

de 853 de l’hégire (...) a été reprise de ce livre, soit telle quelle, soit avec des changements

insignifiants 3.”

Il existe donc un lien explicite et avoué entre l’œuvre de Léon Cahun et celle de

Necip Asım. Quelle que soit la valeur de ces deux auteurs, on observe une continuité, et

une fois de plus, une influence déterminante de la turcologie occidentale sur

l’historiographie turque, dont le poids a peut-être été d’autant plus fort qu’il s’agit ici

d’un homme “célèbre pour sa turcophilie”, chose rare en Occident à cette époque. C’est

ce lien avéré qui explique la parenté entre les pages de Cahun et certains passages des

manuels scolaires d’aujourd’hui; en effet, l’œuvre de Necip Asım, premier turcologue

turc, aura ensuite elle-même une grande influence sur les historiographes kémalistes, de

sorte que, dès 1900, certains stéréotypes de base du discours scolaire actuel sont déjà

formés.

Il est intéressant de replacer ce phénomène dans le contexte général de la

redécouverte de son propre héritage par le monde musulman, par l’intermédiaire de la

recherche occidentale. Le même phénomène s’est en effet produit pour l’historiographie

1 L. CAHUN, Introduction..., pp. 78-79.2 Voir le fac-simile d’une lettre de Cahun à Namık Kemal in M.C. KUNTAY, Namık Kemal, 1944,

vol. 1, pp. 530-531. Le grand poète N. Kemal fut, selon B. LEWIS, l’apôtre de la liberté et de la patrie. “Il initia les Turcs musulmans à ces deux notions caractéristiques de la Révolution française mais sous une forme adaptée aux traditions et aux attitudes islamiques.” (B. LEWIS, Islam et laïcité, Paris, 1988, p. 129).

3 Cité dans la Türk Ansiklopedisi, IX, p. 189.

6

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

arabe. Comme le rappelle Bernard Lewis, c’est le français Louis Viardot qui a publié la

première histoire de l’Espagne arabe (1833) et ce sont des orientalistes européens qui

ont imprimé, commenté et traduit, un peu plus tard, les textes de l’historien arabe Al-

Maqqari sur l’histoire de l’Andalousie, oubliés depuis le XVIIe siècle. La redécouverte

du passé andalou par le monde musulman est passée ensuite par une traduction arabe du

Dernier des Abencérages de Chateaubriand (Alger, 1864), puis par une traduction en

turc de l’ouvrage de Viardot (1886) qui incita Abdülhamit II à envoyer des savants en

Espagne. Ce mouvement de redécouverte produisit, à la longue, un “culte de

l’Andalousie” dans le monde musulman - jusqu’en Inde - et une vision passablement

idéalisée, selon Bernard Lewis, de la culture arabo-andalouse, jusqu’à un “mythe de la

tolérance hispano-musulmane” 1.

La redécouverte par les Turcs de leur passé asiatique par l’intermédiaire des

orientalistes européens n’est donc pas un processus unique; de plus, on constate des

interférences entre les deux phénomènes; comme les Turcs ont été acteurs de la

redécouverte de leur passé par les Arabes, le “mythe andalou” a produit, en Turquie

aussi, et jusque dans les manuels de l’époque républicaine et dans le discours politique

actuel, une représentation forte et idéalisée.

B - L’éveil d’une historiographie turque

Comme il arrive souvent, l’éveil d’une école historiographique s’est fait en

relation avec des événements politiques, l’histoire n’étant jamais qu’un récit éternel-

lement reconstruit en fonction des interrogations du présent. Lorsqu’on veut un nouvel

avenir, on se cherche souvent un nouveau passé 2, une histoire “inventée”, au sens

archéologique ou courant du mot. Aussi n’est-il pas étonnant que les soubresauts de

l’empire ottoman au cours du XIXe et du début du XXe siècles soient générateurs de

réflexion historiographique. Le processus de construction d’une nouvelle conscience

historique se fait en même temps que la destruction de l’empire ottoman : chaque crise

politico-militaire procure un regain de vitalité à l’élaboration de la nouvelle identité; la

guerre de Crimée (1854-1855), le traité de San Stefano et la conférence de Berlin

(1878), désastreux pour la présence ottomane dans les Balkans et même en Anatolie

orientale, enfin les guerres balkaniques (1912-1913) sont chaque fois l’occasion d’une

prise de conscience nationale; à Istanbul, la fin de 1912 est vécue dans la crainte d’une

1 B. LEWIS, History : Remembered, Recovered, Invented, Princeton (N.J.), 1976, pp. 71-77.2 “A new future required a different past”, dit Bernard Lewis à propos des renouveaux

historiographiques israélien et iranien dans History..., p. 11.

7

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

prise de la ville par les Bulgares, et la conférence de Londres, en décembre 1912,

consacre l’éviction presque complète des Turcs de l’Europe.

“(...) l’on attendait d’heure en heure l’arrivée des Bulgares sous les murs de Stamboul, la

rentrée de la Croix à Sainte-Sophie, la fuite du Sultan, du Grand Vizir, du Croissant à Scutari, à

Brousse, en Asie 1.”

La crise de 1918-1920, avec la défaite, le débarquement grec (1919) et

l’humiliant traité de Sèvres (août 1920) provoque, elle, le sursaut décisif, suivi de la

transformation par le nouveau pouvoir kémaliste des nouvelles vues historiographiques

en une histoire officielle. Mais ces grandes peurs successives ont laissé, nous le verrons,

des traces ineffaçables dans la mémoire collective turque.

Le réveil turc ne concerne pas seulement l’histoire. Un intellectuel tatar de

Crimée, |smail Gasprinski (Gaspıralı) (1851-1914), fait paraître, à partir de 1883, un

journal, le Tercüman, où il applique ses réflexions sur la simplification et l’unification

de la langue turque écrite, et expose un système éducatif nouveau (l’usul-i cedid) par

lequel il espère contrer l’influence des mollas dans l’enseignement. Sa méthode se

diffuse rapidement dans les régions musulmanes de l’empire russe, et nombre de

réformateurs et modernistes tatars seront formés dans des écoles “djadidistes”.

Gasprinski est parfois considéré comme un panturquiste. Il fut avant tout un “turquiste”,

au sens où il cherchait à éveiller l’identité nationale, à faire prendre conscience d’une

unité culturelle et à faire pénétrer le modernisme dans le monde turc en brisant le carcan

islamiste, responsable, selon lui, de l’arriération de l’Asie centrale 2.

Les contacts entre Gasprinski et les intellectuels ottomans furent étroits et, en un

sens, les kémalistes, plus tard, ne firent que reprendre nombre de ses idées. L’éveil

historiographique fait partie, grâce à Gasprinski et à d’autres, d’un ensemble de prises

de conscience et de mouvements modernistes, dont l’histoire n’est que l’un des

domaines d’expression. Vers 1900, la nouvelle historiographie turque est prête; elle n’a,

cependant, aucune faveur auprès du pouvoir pour s’exprimer; aussi est-elle dans une

phase de latence.

1 V. BÉRARD, préface du livre de Georges GAULIS, La ruine d’un empire, Paris, 1913, p. v.2 Sur Gasprinski, on dispose, en turc, des biographies de Cafer Seydahmet KIRIMER, Istanbul,

1934; de Mehmet SARAY, Ankara, 1987; et de Nâdir DEVLET, Ankara, 1988. Voir en bibliographie les références des articles d’Edward LAZZERINI, auteur d’une thèse sur Gasprinski (University of Washington, 1973, non publiée). Le djadidisme est évoqué dans les ouvrages suivants : A. BENNIGSEN, C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris, La Haye, 1964, pp. 35-42; G. von MENDE, Der nationale Kampf der Russlandtürken. Ein Beitrag zur nationale Frage in der Sowjetunion, Berlin, 1936, pp. 46 sq.

8

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

1 - Le renouveau historiographique de la fin du XIXe siècle

Les liens entre le renouveau historiographique et l’éveil du nationalisme turc ont

été clairement montrés par David Kushner 1. La presse du tournant du siècle (comme les

quotidiens Sabah, Tercüman-ı Hakikat, |kdam) est le lieu de rencontre entre le

turquisme et le sentiment historique, le vecteur de diffusion d’idées politiques ou

culturelles étrangères, par leurs traductions ou adaptations; la rencontre s’y opère

également avec la première vague des intellectuels turcophones immigrés de Russie,

comme Ahmet Afiaofilu ou Yusuf Akçura, qui portent en eux le turquisme tatar ou

azéri.

Nous nous permettons de renvoyer à l’ouvrage de D. Kushner pour ce qui est de

l’historiographie dans le dernier tiers du XIXe siècle, et dont il serait fastidieux de

présenter ici un résumé. Il est plus intéressant de relever quelques phrases des historiens

de cette époque, rassemblées par D. Kushner, et qui présentent des ressemblances

frappantes avec le discours scolaire ultérieur.

Tout d’abord apparaît la naissance du sentiment d’identité commune entre Turcs

et Turkestanais. Aussi, comme le souligne D. Kushner, l’émotion provoquée par

l’occupation de Boukhara et Samarcande provoque la publication, dans Basiret notamment, de nombreux articles portant sur les questions linguistiques, historiques, ou

de récits de voyages dans ces régions. Cette redécouverte du monde turcophone par la

presse de la fin du XIXe siècle n’est pas sans annoncer la presse nationaliste de notre fin

de siècle : le quotidien Türkiye, l’hebdomadaire Yeni DüÒünce ont rempli la même

fonction dans la redécouverte du monde turc lors de l’écroulement de l’URSS. Comme

le fait Türkiye actuellement, le quotidien |kdam publie, au tournant du siècle, des séries

d’articles sur les Toungouzes, les Turcs de Pékin, les Bachkirs, les Kirghizes, etc. Autre

similitude, |kdam recommande d’envoyer des enseignants dans l’empire russe pour

propager la langue turque de Turquie 2.

La conscience d’une identité commune se fonde, en effet, sur la langue autant

que sur la religion; il s’agit bien d’une conscience nationale et non simplement d’une

solidarité inter-musulmane. Ahmet Midhat, en 1878, souligne la naissance de la notion

de mère-patrie 3, et, deux décennies plus tard, Necip Asım affirme :

“Nous sommes Touraniens et notre langue aussi est touranienne (...). Nous devons, par

conséquent, nous tourner d’abord (...) vers notre langue maternelle 4.”

1 D. KUSHNER, The Rise of Turkish Nationalism, 1876-1908, Londres, 1977.2 D. KUSHNER, o.c., pp. 42-45.3 Tercüman-ı Hakikat, n° 139, 10 octobre 1878. Cité par D. KUSHNER, o.c., l.c.4 “Makale-i Mahusa”, |kdam, 14 janvier 1901. Cité par D. KUSHNER, o.c., p. 44.

9

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Ainsi, dès cette époque, apparaît dans ce milieu le besoin d’un ressourcement

vers un lieu géographique et un état de pureté linguistique ou “racial”, qui se trouve

correspondre avec certains passages des textes épigraphiques de l’Orkhon, invitant les

tribus turques à ne pas oublier leurs origines et mettant en garde contre ce qu’on

appellerait aujourd’hui la déculturation 1. La transmission de ces textes aux générations

postérieures est assurée, d’ailleurs, par le même Necip Asım, qui y consacre un cours à

l’université, diffusé parmi les étudiants en 1914 2.

Outre l’idée de renouveau, on note, dans les écrits des historiens de l’époque, la

naissance d’un sentiment d'appartenance à une “race” forte et vertueuse, et, partant, un

sentiment de supériorité, qui pourrait être lui aussi une réaction inévitable aux

campagnes de dénigrement anti-turques qui prévalaient alors. D. Kushner relève dans

les écrits des réflexions très similaires à ce que l’on trouvera plus tard dans

l’historiographie kémaliste. La supériorité s’exprime dans l’absolu, par évocation des

qualités immémoriales du peuple turc :

“Le courage, l’endurance, l’aptitude à la civilisation (...) sont les caractéristiques naturelles

du noble peuple turc 3.”

A cela s’ajoute la vertu suprême, qui sera très fortement reprise et emphatisée

par certains historiens comme |brahim Kafesofilu et Osman Turan, l’idée de paix

universelle, qui fait pendant à l’éloge des vertus militaires, utilisées uniquement à des

fins civilisatrices 4. Il s’agit, on le verra, de l’un des traits les plus saillants de

l’historiographie nationaliste de la seconde moitié du XXe siècle, et qui caractérise les

expressions historiographiques du courant de la “synthèse turco-islamique”.

L’idée de supériorité s’exprime surtout par rapport aux autres peuples, voisins,

adversaires, rivaux, ce qui induit dans les textes une tension qu’on retrouvera plus tard,

et jusqu’à aujourd’hui, dans le récit historique scolaire :

1 Sur ces textes et leur utilisation actuelle dans le discours scolaire, voir chapitre 9, III.2 Necip ASIM [YAZIKSIZ], Orhon Abideleri, Istanbul, cours donné aux étudiants de la faculté des

lettres d’Istanbul, 1330 [1914], 91 f°; ce cours, reproduit à la pierre humide, figurait dans la bibliothèque d’Atatürk, ainsi que son édition ultérieure (Istanbul, 1340 [1924], Matbaa-i Amire, 165 p.), publiée par le ministère de l’Education. Cet ouvrage est abondamment annoté par Atatürk (cf Atatürk’ün Özel Kütüphanesi’nin Katalofiu, 1973, p. 266).

3 “Tarih-i Etrak”, |kdam, n° 572, 24 février 1896; cité par D. KUSHNER, o.c., pp. 31-32.4 Necip ASIM, introduction à Türk Tarihi, cité par D. KUSHNER, o.c., pp. 32-33.

0

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“Si l’on compare la situation dans laquelle les peuples civilisés actuels étaient à cette époque,

avec celle des Turcs et des Mongols [à la même époque], on se rend compte que ces derniers, par

leurs hautes vertus morales, étaient très supérieurs. La plupart des maux qui étaient communs

chez les Romains, les Grecs et les Arabes au cours de leur ‘période d’ignorance’ étaient

inconnus chez les Turcs et les Mongols 1.”

“Si les Turcs n’avaient pas existé, les idées des Iraniens, des Chinois, des Arabes ne seraient

pas sorties de leurs propres frontières 2.”

On observe, dans ce dernier exemple, une tendance à l’usage d’une forme

particulière d’uchronie 3 qui consiste à s’attribuer la causalité première d’une série

d’événements complexes; le passé, recomposé sur la base d’une hypothèse toujours

formulée ainsi (“si les Turcs n’avaient pas existé”), est souvent présenté comme si un

phénomène historique complexe (ici, la diffusion d’une culture hors de ses frontières)

n’avait pas un nombre infini de causes mais une seule, l’intervention des Turcs dans

l’histoire. Nous retrouverons ce procédé dans le discours scolaire, notamment à propos

de la bataille de Malazgirt (1071) et de la prise de Constantinople (1453). C’est dans le

même esprit, avec la même méthode de raisonnement, qu’est introduite, dès cette

époque, l’idée qui aura tant de succès auprès des kémalistes, l’origine turque de la

civilisation universelle. On trouve dans |kdam, dès 1896, la formulation des futures

thèses d’histoire kémalistes : des milliers d’années avant l’islam, les Turcs auraient

conquis le nord de l’Inde, l’Iran, la Mésopotamie, et auraient fait faire des progrès aux

Egyptiens et aux Assyro-Babyloniens 4. Toutes ces allégations sont également

empreintes de la même tension qui prévaut dans les manuels scolaires depuis l’époque

d’Atatürk, car l’ensemble du discours, à cause même des conditions historiques qui ont

présidé à sa formation, est conçu comme la réponse au défi occidental. Ainsi, à propos

des stèles de l’Orkhon, on observe le besoin de se mesurer à la civilisation occidentale :

à l’époque des stèles, “les Européens étaient encore analphabètes 5.” Remarquons que

quelques années plus tard, en 1902, les Tatars Sadri Maksudov [Arsal] et Yusuf Akçura,

étudiants à l’Ecole pratique des hautes études, assistant à un cours de Joseph Halévy sur

les stèles de l’Orkhon, s’entendaient dire par le maître :

1 Necip ASIM, id., ibid.2 Necip ASIM, id., ibid.3 Sur l’uchronie, cf R. ARON, “Les événements et la causalité historique”, in Introduction à la

philosophie de l’histoire, 1948, pp. 162-189.4 “Türkçenin Tarihçesi”, |kdam, n° 751, 21 août 1896 (cité par D. KUSHNER, o.c., p. 31).5 NECIP ASIM, “Orhon Abideleri”, |kdam, 5 novembre 1895. Cité par D. KUSHNER, o.c., p. 32.

1

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“Lorsque les inscriptions de l’Orkhon ont été gravées, aucune des langues actuelles de

l’Europe occidentale n’était encore formée; et cependant, déjà à cette époque, vos ancêtres à

vous possédaient une langue littéraire capable de tout exprimer. Votre culture est plus ancienne

que celle de n’importe quelle nation d’aujourd’hui; vous pouvez être fiers 1.”

Cette fierté, Sadri Maksudov et Yusuf Akçura, parvenus au sommet du pouvoir

culturel turc, allaient pouvoir la mettre en œuvre dans les “thèses d’histoire” de 1931-

1932.

2 - L’histoire dans l’expression du turquisme

En procédant à l’examen inverse, on peut faire les mêmes constatations. Le

discours nationaliste du tournant du siècle est construit sur l’histoire, de même que le

discours historique est construit sur le turquisme. A la limite, les deux discours se

confondent, phénomène qui va se poursuivre durant un siècle dans le discours officiel.

Pour l’époque des Jeunes Turcs, ce propos a été mis en évidence par Masami Arai, dans

un ouvrage très précieux pour le non ottomaniste, car il rassemble en annexe les tables

des matières de périodiques très importants : Türk Dernefii, Genç Kalemler, Türk Yurdu et |slâm Mecmuası 2.

On discerne, dans le discours de ces revues, les grandes tendances qui donneront

naissance, d’une part, à l’historiographie kémaliste, et d’autre part, à l’idéologie de la

synthèse turco-islamique. L’examen des thèmes abordés montre assez que les réformes

kémalistes s’inscrivent comme aboutissement d’une longue maturation, qui commence

à s’exprimer, en Crimée, avec |smail Gasprinski et, en Turquie, avec Namık Kemal.

Tous les ouvrages consacrés à cette époque soulignent aussi le rôle très important des

immigrants turcophones de l’empire russe (Akçura, Afiaofilu, Hüseyinzade Ali). La

revue Türk Dernefii est, en quelque sorte, le symbole de la rencontre entre le courant

historiographique examiné précédemment et ces immigrants, puisque sa fondation

résulte de la prise de contact entre le tatar de Kazan Yusuf Akçura et l’historien Necip

Asım, dès l’arrivée du premier à Istanbul.

1 Cf Sadri Maksudi ARSAL, “Dostum Yusuf Akçura”, TK, XV, 174, 1977, pp. 347-348; ainsi que le numéro spécial de Türk Kültürü sur Sadri Maksudi, n° 53, mars 1957.

2 Masami ARAI, Turkish Nationalism in the Young Turk Era, Leiden, 1992.

2

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Yusuf Akçura (1876-1935) 1

Un bon exemple de l’imprégnation du discours turquiste par le discours

historique est justement fourni par Yusuf Akçura, qui est le premier à avoir formulé

clairement les idées turquistes dans son texte Les trois systèmes politiques, paru dans le

périodique Türk au Caire en 1904 2. Akçura n’a pratiquement jamais cessé d’enseigner

l’histoire, à Kazan, puis à Istanbul et Ankara, avant de devenir le symbole de

l’historiographie kémaliste, puisqu’il a été secrétaire général de la Fondation d’histoire

turque sous Mustafa Kemal, et qu’il a présidé le premier congrès d’histoire turque de

1932. Il est un personnage-charnière entre l’époque de la première expression du

turquisme et la formation de l’historiographie kémaliste.

Pour Akçura, l’histoire est l’une des bases des mouvements nationaux; il estime

que le retard des Ottomans peut être en partie imputé à leur ignorance de leur propre

histoire nationale 3, et propose dans divers écrits une nouvelle vision de l’histoire turque,

qui vient s’inscrire dans la continuité de l’historiographie nouvelle des Süleyman PaÒa,

Bursalı Tahir et Necip Asım, toujours sous l’influence de Léon Cahun qu’il admire

profondément. On peut voir, dans la présentation que F. Georgeon fait de ses idées

historiographiques, des éléments qui se retrouveront plus tard dans les ouvrages

scolaires; en particulier, le souci de dégager le récit historique du carcan des quatre

époques (Antiquité, Moyen-Age, Temps modernes, époque contemporaine) imposé par

l’Occident; Akçura propose un nouveau découpage du temps historique : la période

turque ancienne (jusqu’au XIIIe siècle), l’unification par Gengis khan, les Etats issus de

la décomposition de l’empire turco-mongol, enfin l’éveil national des peuples turcs.

Chose révolutionnaire, ce découpage ne tient aucun compte de l’histoire musulmane, ni

de la conversion des Turcs à l’islam.

Le second élément capital est l’utilisation de Gengis khan pour les besoins de

l’histoire nationale turque. Ce héros mongol, qui était perçu comme barbare par les

Ottomans, est assimilé rétroactivement à la turcité; il est, selon le mot de F. Georgeon,

“utile” au récit historique revu par Akçura, car, par l’amalgame de guerriers turcs et

mongols, par les brassages de population, il a unifié le monde turco-tatar; surtout,

1 Cf F. GEORGEON, Aux origines du nationalisme turc. Yusuf Akçura (1876-1935), Paris, 1980; outre cet ouvrage, on dispose sur Akçura de deux biographies en turc : M.F. TOGAY, Yusuf Akçura’nın Hayatı ve Eserlerli, Istanbul, 1944; et A. TEMIR, Yusuf Akçura, Ankara, 1987.

2 “Üç Tarz-ı siyaset”; traduction intégrale en français de ce texte important dans F. GEORGEON, o.c., pp. 95-106.

3 Ulum ve Tarih, Kazan, 1906. Cf F. GEORGEON, o.c., p. 51.

3

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“l’épisode de Gengis khan apporte à cette nouvelle histoire une note de grandeur qui lui ferait

sans cela un peu défaut. (...) A la grandeur byzantine un peu molle des sultans, il s’agit de

substituer la grandeur virile des chefs turco-mongols 1.”

Cette assomption du khan mongol, sous l’influence probable de Cahun, qui

voyait en Gengis khan “le plus grand héros de l’histoire turque”, est demeurée une des

caractéristiques importantes du discours historique du XXe siècle, y compris scolaire.

Cependant, si la période gengiskhanide apporte “une note de grandeur”, ce n’est plus,

aujourd’hui, parce qu’elle “fait défaut” au récit historique. On aura très souvent

l’occasion de souligner, au cours de l’analyse du discours historique scolaire, que la

grandeur est partout, et que la période de Gengis khan n’est, dans cette perspective, que

l’un des moments valeureux de l’histoire turque.

Quant à la périodisation de l’histoire turque proposée par Akçura, elle n’a jamais

servi de charpente, telle quelle, à un récit scolaire. Nous verrons que la conversion des

Turcs à l’islam est, au contraire, un pivot essentiel du récit actuel, qui se partage

clairement entre un “avant” et un “après” la conversion. Néanmoins, le souci d’Akçura,

si légitime, de remettre en cause les grandes articulations du récit historique imposées

par l’Occident, rejoint un souci actuel de montrer que ce sont les Turcs qui, selon une

expression fréquemment rencontrée dans le discours scolaire et nationaliste, “ouvrent et

ferment les âges de l’histoire”. Les introductions des manuels scolaires actuels, ainsi

que les chapitres consacrés à la bataille de Malazgirt ou à la prise de Constantinople,

expriment fortement ce souci. La vision d’Akçura et celle des manuels scolaires

d’aujourd’hui ont ceci de commun qu’elles cherchent à “se défaire des lunettes que

nous ont mises les étrangers 2.”

Ziya Gökalp (1875-1924)

Le relais suivant, dans la transmission de la nouvelle historiographie jusqu’à

l’époque kémaliste, est puissamment assuré par Ziya Gökalp. Yusuf Akçura n’est pas

devenu “le grand historien attendu par son pays” comme l’espérait son contemporain

Fuat Köprülü 3, mais il a, en revanche, accédé au sommet du pouvoir culturel sous

Mustafa Kemal. Inversement, Ziya Gökalp, en raison de son engagement dans le

Comité Union et Progrès (CUP, dont il a été membre du comité central de 1908 à 1918),

a été tenu à l’écart par Atatürk, mais ses œuvres ont servi de base à l’idéologie offi-

1 F. GEORGEON, o.c., p. 52.2 Y. AKÇURA, “Cengiz Han”, Türk Yurdu, I, n° 1, pp. 17-18; cité par F. GEORGEON, o.c., p. 53.3 M.F. KÖPRÜLÜZADE, “Bizde Tarih ve Müverrihler Hakkında [Sur l’histoire et les historiens en

Turquie]”, Bilgi Mecmuası, I, 2, 1913, pp. 185-196; cité par F. GEORGEON, o.c., p. 47.

4

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

cielle. Au cours de la période qui précède la Guerre mondiale, le réseau dans lequel il se

place le met dans une position décisive pour exercer une influence culturelle dans son

pays. Outre son rôle dans le CUP, il est très actif dans les Foyers turcs (Türk Ocafiı) et

fait partie du comité directeur de la revue Türk Yurdu d’Akçura; il est dès lors une

figure marquante de la Turquie 1. Il fréquente bien sûr Akçura, ainsi que d’autres

réfugiés turcophones comme Hüseyinzade Ali et Ahmet Afiaofilu, en même temps que

des écrivains turcs qui travaillent à la réforme de la langue, sous l’influence de

Gasprinski, comme Ömer Seyfeddin.

Comme pour tous ces personnages, c’est en partie la lecture de Léon Cahun en

1896 qui l’a poussé au turquisme. Ses œuvres marquantes sont Turquifier, islamiser, moderniser (TürkleÒmek, |slamlaÒmak, MuasırlaÒmak, 1918), et Les principes du turquisme (Türkçülüfiün Esasları, 1923). Il est intéressant d’examiner ce dernier livre,

non pas dans la perspective de l’histoire du turquisme, mais dans celle de l’étude des

stéréotypes qui imprègnent le discours historique officiel du XXe siècle. La filiation

avec Léon Cahun est admise par l’auteur lui-même 2. Aussi établit-il que l’idéal

d’unification de tous les Turcs avait été déjà réalisé en 210 av. J.C. par l’empereur hun

Mete (Mao-touen), puis par les Avars, les Turcs célestes, les Oghouz, les Kirghiz-

Kazakhs, Gengis khan et enfin Tamerlan 3. La description de cette chaîne d’immenses

Etats turcs indépendants et unifiés sera ensuite une constante du discours historique

scolaire depuis Atatürk, s’exprimant particulièrement bien sous forme de cartes, et

rejoignant en cela la description par Akçura d’une Eurasie presque entièrement turque.

Ces Etats, selon Gökalp, étaient conçus pour apporter la paix au monde 4. On reconnaît

là une assertion déjà formulée par Y. Akçura. En s’appuyant sur les inscriptions de

l’Orkhon, Gökalp développe cette idée pour construire une “morale internationale”

(milletlerarası ahlâk) :

“Comme ils adhéraient à une religion de la paix, les anciens Turcs respectaient la religion, la

vie politique et culturelle des autres nations. (...) Dans l’avenir, si la Société des Nations était

1 Pour une biographie de Ziya Gökalp, voir U. HEYD, Foundations of Turkish Nationalism. The Life and Teaching of Ziya Gökalp, Londres, 1950; certaines de ses œuvres sont disponibles en anglais : The Principles of Turkism, traduit par R. DEVEREUX, Leiden, 1968; Turkish Nationalism and Western Civilization, extraits traduits et présentés par N. BERKES, New-York, Londres, 1959. Tous ses écrits ont été constamment réédités en Turquie, et sont disponibles dans la langue originale ou en turc moderne dans plusieurs éditions.

2 Türkçülüfiün Esasları, Istanbul, Toker, 1989, p. 19. Toutes nos références concernent cette édition, qui conserve le texte original.

3 o.c., p. 33.4 o.c., p. 45.

5

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

fondée sur la vérité et non, comme maintenant, sur les mensonges, l’Etat turc, la nation turque

serait, sans aucun doute, son membre le plus sincère 1.”

A cette idéalisation géopolitique s’ajoute une idéalisation de l’homme turc lui-

même, qui s’appuie sur des sources invoquées aussi par les manuels scolaires, comme le

Divan-i Lugat-it Türk de Mahmut de Kachgar, qui dit à son article “Türk” :

“Le Turc ne connait pas l’autosatisfaction ni la vantardise; lorsqu’il se conduit avec héroïsme

et bravoure, il ne se rend pas compte qu’il a fait quelque chose d’extraordinaire 2.”

Gökalp utilise également une technique qui consiste à faire faire son propre

éloge par d’autres, si possible rivaux, à faire renvoyer son image par le miroir de l’ autre.

La source la plus commode pour ce faire est Câhiz (Djâhiz), auteur arabe abbasside du

IXe siècle, sur lequel nous reviendrons longuement à propos de l’image des Arabes

dans les manuels 3. L’idéalisation porte également sur la situation de la femme dans la

société turque :

“De même qu’ils étaient le peuple le plus démocrate du monde, les anciens Turcs étaient

aussi le peuple le plus féministe 4.”

Dans un petit chapitre intitulé “Le féminisme turc”, Gökalp s’appuie sur

l’existence de divinités féminines chez les anciens Turcs, sur le pouvoir de la khatoun

(la femme du souverain) égal à celui du khan, la pratique de la monogamie, l’excellence

des femmes dans l’art équestre et dans le maniement des armes, leur droit à devenir

dirigeantes, commandantes de forteresses, gouverneurs, ambassadrices, etc 5.

Enfin, reprenant encore une assertion déjà répandue lorsque paraissent Les bases du turquisme, Gökalp s’étend sur le rôle de la culture nationale (Millî kültür), un

concept qui sera réutilisé dans les années soixante-dix pour forger l’idéologie de la

synthèse turco-islamique; il s’agit, là aussi, d’un thème récurrent dans les manuels

d’histoire, qui, il est vrai, explique l’étonnante continuité de la culture turque à travers

les siècles, et ce, malgré les pérégrinations géographiques; c’est un thème fortement

1 o.c., pp. 173-174.2 Cet ouvrage daté de 1069 est le premier dictionnaire de la langue turque; l’auteur y proclame :

“Apprenez la langue des Turcs, car leur règne sera long.” (cité dans le manuel de TURHAL, Lise II, 1986, p. 52).

3 o.c., p. 40; cf chapitre 10.4 o.c., p. 155.5 o.c., pp.165-167.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

sollicité, de nos jours, par les organisations nationalistes pour maintenir la cohésion des

Turcs émigrés en Europe occidentale 1 :

“En quelque endroit que se rende un Turc, il n’oublie jamais son pays d’origine, où sont les

tombes de ses ancêtres.”

“C’est grâce à la force de leur culture nationale que les Turcs sont restés indépendants

jusqu’à nos jours, qu’ils ont repoussé les Anglo-Français des Dardanelles et que, après

l’armistice, ils ont vaincu les Grecs et les Arméniens financés et équipés par les Anglais (...) 2.

Après sa mort (1924), les idées de Ziya Gökalp vont continuer de vivre à travers

l’historiographie officielle qui se fixe en 1931-1932, reprises encore et développées par

les historiens nationalistes de la période suivante, comme Osman Turan (qui s’attachera

à développer la notion de souveraineté universelle) ou |brahim Kafesofilu qui redéfinira

le concept de culture nationale sur des bases semblables. Aujourd’hui, ces idées

constituent la base idéologique de l’historiographie officielle : les mêmes concepts,

s’appuyant sur les mêmes sources historiques, diffusés par l’Etat depuis maintenant

plusieurs générations, continuent d’imprégner le discours des manuels scolaires, sans

pour autant donner à Ziya Gökalp la place qui est la sienne dans les bibliographies de

fin de volume. Ceci pourrait être justement le signe d’une totale imprégnation d’une

certaine partie de l’intelligentsia turque par les concepts gökalpiens, qui sont devenus

une sorte de patrimoine commun 3.

Aux exemples de Yusuf Akçura et Ziya Gökalp, on pourrait en joindre d’autres,

comme celui de Moïse Cohen (Tekinalp, né en 1883), qui a publié, entre 1914 et 1937,

d’importants ouvrages turquistes, sous l’influence directe de Ziya Gökalp qu’il a connu

à Salonique. Collaborateur de Türk Yurdu, il connaît aussi Akçura, qui traduit certains

de ses articles publiés initialement en français. Dans Turan, notamment, en 1914, alors

que les Ottomans ont été presque repoussés d’Europe, il propose le concept de

“nouveau gengiskhanisme” (yeni cengizlik) 4 dans le but de galvaniser les énergies pour

sauver la Touranie. La Turquie (la Touranie du sud) est “la dernière ligne de défense de

la Horde d’Or”.

1 Pour un exposé récent de la notion de “culture nationale”, voir Millî Kültür Unsurlarımız Üzerinde Genel GörüÒler [Aperçu général sur les éléments de notre culture nationale], Ankara, 1990. Sur le souci de cohésion parmi les émigrés, cf F. ANTAKYALI, “La droite nationaliste dans les milieux turcs immigrés”, CEMOTI, 13, 1992, pp. 45-68.

2 Türkçülüfiün Esasları, 1989, pp. 153 et 48.3 Ziya Gökalp n’est cité que dans la bibliographie de la collection UFIURLU-BALCI (1990).4 “Yeni Cengizlik”, extrait de Turan, Istanbul, 1330 [1914]. Texte traduit en anglais par J.

LANDAU, in Tekinalp, Turkish Patriot, 1883-1961, Leiden, 1984, pp. 273-276; texte turc pp. 99-101.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“Découverte de l’Asie” et “eurasisme”

Au début de notre siècle, on peut estimer que l’histoire asiatique des Turcs a été

réhabilitée dans l’esprit des intellectuels, en partie par réaction de défi aux violentes

attaques occidentales contre la Turquie et la culture turque. Ceux qui sont accusés d’être

des envahisseurs asiatiques vont finir par revendiquer cette origine, et en tirer fierté, en

l’opposant à la culture ottomane décadente. Ce repli sur les valeurs originelles est une

autre découverte de l’Asie. C’est ainsi que le turcologue russe Wilhelm Barthold a

intitulé un livre consacré aux explorations archéologiques en Sibérie et en Asie

centrale 1, et le fait que la découverte de l’Asie - au sens scientifique - ait entraîné pour

les Turcs une découverte de soi - une identité - est un événement culturel décisif pour la

Turquie du XXe siècle, celle de l’empire finissant et surtout la Turquie républicaine.

Un phénomène exactement semblable, qui s’est dénommé lui-même

l’eurasisme, va se produire dans l’empire russe et en URSS, pour répondre aux

accusations de barbarie proférées par l’Occident, surtout après la révolution

bolchevique 2. Comment ne pas rapprocher la revendication de l’héritage de Gengis

khan et de Tamerlan par les turquistes, et ce jugement de M. Jeremijev :

“Nous ne doutons aucunement qu’il y a dix ans, les Russes, quel que soit leur parti politique,

se seraient mis d’accord pour combattre l’idée même de son mongolisme (...). Et tandis que la

majorité des Russes considère l’appellation de ‘Mongol’ comme une grave insulte, le prince

Troubetskoy, créateur de l’idée ‘eurasiatique’, élabore à Vienne ses théories sur l’hérédité de

Gengis khan. Dans le même temps le plus grand poète russe d’aujourd’hui, Alexandre Blok,

successeur reconnu de Pouchkine, lance à l’Europe occidentale son fameux défi :

“Oui, nous sommes des Scythes !

Oui, nous sommes asiatiques !

Avec nos yeux étroits et obliques !

Et nous devons avouer que nous ne saurions contredire l’affirmation du célèbre poète

moscovite 3!”

1 W. BARTHOLD, La découverte de l’Asie. Histoire de l’orientalisme en Europe et en Russie, traduit du russe et annoté par B. NIKITINE, Paris, 1947.

2 Cf M. JEREMIJEV, “Un document oublié”, Prométhée, 18, 1928, pp. 3-10; S. LUBENSKIJ, “L’eurasisme”, Le Monde Slave, n.s., I, 1931, pp. 69-91; P. SAVICKIJ, “L’Eurasie révélée par la linguistique”, Le Monde Slave, I, 1931, pp. 364-378; ainsi que l’étude de G. NIVAT, “Du ‘panmongolisme‘ au ‘mouvement eurasien’. Histoire d’un thème littéraire”, CMRS, VII, 3, 1966, pp. 460-478.

3 M. JEREMIJEV, art. cité; le poème de Blok est de 1918; G. Nivat cite “yeux avides” et non “yeux étroits”.

8

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

A la même époque, Stepan Lubenskij proclame :

“Les Eurasiens protestent contre l’appellation de barbares et de sauvages donnée aux

Mongols. (...) Ils font remonter aux Mongols une partie de l’héritage culturel russe, et loin d’en

avoir honte, ils en sont fiers 1.”

Dans son étude sur ce courant, Georges Nivat relève qu’il est vécu comme “un

bain de jouvence, le sursaut d’énergie sauvage de la nation”, qu’il met en relation aussi

avec le Sacre du Printemps de Stravinski. Un mouvement semblable a vu le jour dans

un mouvement d’émigration russe en Bulgarie, en 1921, dont le manifeste s’intitule

“Exode vers l’Orient”; il regroupait des ethnologues, des linguistes, des historiens et

voulait, lui aussi, ressusciter l’Etat de Gengis khan.

Sur le plan intellectuel, le mouvement turquiste n’a qu’une originalité relative; il

s’inscrit dans une réaction anti-occidentale commune aux peuples est-européens. Dans

le cas des exilés russes en Bulgarie, il est frappant que les composantes intellectuelles

de ce groupe soient les mêmes qu’en Turquie : l’ethnologie était encouragée en Turquie

comme en Russie par l’idée de “marche au peuple” chère à Tolstoï : l’homme et ses

idées fascinaient Yusuf Akçura et toute une branche du kémalisme s’en est inspiré,

donnant naissance, plus tard, aux “Maisons du Peuple” (Halk Evleri); les questions

linguistiques figuraient parmi les préoccupations majeures des turquistes depuis le

dernier quart du XIXe siècle, et ont donné lieu, sous Atatürk, à des réalisations telles

que le changement d’alphabet, la création d’une nouvelle langue épurée, l’öztürkçe, et à

une étonnante “théorie solaire de la langue” (GüneÒ Dil Teorisi) sur laquelle nous

reviendrons. Enfin, l’histoire, comme on l’a vu, est l’élément sans lequel le turquisme,

et sans doute toute forme de nationalisme, ne saurait se concevoir.

C - L’apport des intellectuels “russes”

On a eu l’occasion d’évoquer précédemment la présence d’intellectuels

d’origine tatare ou azérie dans la formation de l’historiographie turque. Il s’agit d’un

phénomène qui marque tout le XXe siècle turc, puisqu’on peut observer l’arrivée de

trois vagues d’immigration, qui ont chacune fourni des intellectuels à l’empire finissant

ou à la république de Turquie. On peut considérer que le premier exemple significatif

pour notre propos est celui d’|smail Gasprinski qui, lui, n’a jamais émigré en Turquie

1 S. LUBENSKIJ, art. cité, p. 88.

9

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

(car, semble-t-il, il n’a jamais été anti-russe 1), mais a séjourné à Istanbul dès 1874, et

est resté constamment en contact avec les intellectuels turquistes. Il existe une certaine

osmose entre le journal moderniste de Gasprinski, Tercüman, et les publications

turquistes d’Istanbul comme Türk Yurdu 2.

1 - La première vague : le contact avec les Jeunes Turcs

Parmi la première vague de turcophones établis en Turquie se trouvent quelques

hommes remarquables qui, à l’instar de Yusuf Akçura, ont joué un rôle de premier plan

dans la formation du mouvement des Foyers turcs, puis dans la Turquie kémaliste.

L’Azerbaïdjan et le Tatarstan furent une pépinière de leaders politiques turcs 3; il s’agit

d’intellectuels dont certains avaient déjà fait leurs études à Istanbul à la fin du siècle,

qui sont venus se réfugier dans l’empire ottoman pour fuir la réaction consécutive à la

révolution de 1905.

Le cas de l’Azéri Hüseyinzade Ali (Ali Hüseynov, 1864-1941), qui, après un

séjour à Saint-Pétersbourg, a étudié, puis enseigné à l’Ecole de médecine militaire

d’Istanbul, est exceptionnel. Il entre en contact avec les intellectuels jeunes-turcs dès

1889, et prend part à la fondation du Comité Union et Progrès avant de retourner en

Azerbaïdjan en 1904. La réaction de 1906 le renvoie à Istanbul, où, selon certaines

sources, il participe à la révolution jeune-turque, et où il s’établit définitivement en

1910. Cet Azéri, qui a des contacts avec Gasprinski et Akçura, est l’un des vecteurs les

plus importants de la nouvelle historiographie et du turquisme des turcophones de

l’empire russe. Il serait en fait l’auteur du slogan “turquiser, islamiser, moderniser”

repris ensuite par Gökalp 4. Hüseyinzade Ali est mêlé étroitement à tout le

bouillonnement intellectuel turc jusqu’à la fin de sa vie : membre du comité central du

CUP, militant des Foyers turcs, représentant de la Turquie au congrès de turcologie de

Bakou (1926), il s’est beaucoup engagé dans la cause kémaliste 5.

1 Sur cet aspect de sa personnalité, voir |. ORTAYLI, “Reports and considerations of |smail Bey Gasprinskii in Tercüman on Central Asia”, CMRS, XXXII, 1, 1991, pp. 43-46.

2 “Türk Yurducularına”, Türk Yurdu, I, 7, pp. 190-194; 8, pp. 236-239; “Muhaceret-i Muntazama”, Türk Yurdu, II, 11, pp. 706-712. Cf Masami ARAI, Turkish Nationalism in the Young Turk Era, Leiden, New-York, 1990, pp. 112 et 119. Sur le Tercüman et ses relations avec la Turquie, on trouvera de nombreuses indications dans l’ouvrage d’A. BENNIGSEN et C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, La presse..., Paris, La Haye, 1964.

3 S. E. WIMBUSH, “Divided Azerbaijan : Nation Building, Assimilation, and Mobilization between Three States”, in W. MCCAGG, B. SILVER, (éd.), Soviet Asian Ethnic Frontier, New-York, 1979, p. 64 : “This region became a nursery for political leaders who eventually became prominent in the political life of kemalist Turkey.”

4 A. BENNIGSEN et C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, La presse..., p. 105.5 Cf S.E. WIMBUSH, art. cité; A. BENNIGSEN et C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, o.c., pp. 105-119; C.W.

HOSTLER, Turkism and the Soviets, Londres, [1957].

0

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Un autre Azéri, très lié avec le précédent, jouera un rôle important en Turquie :

Ahmet Afiaofilu (Agaev, 1869-1939); il a étudié le droit à Paris, où il a rencontré des

Jeunes Turcs. A partir de 1894, il travaille à réveiller la conscience nationale azérie,

avec Hüseyinzade; il a connu, lui aussi, |smail Gasprinski; il vient lui aussi à Istanbul

lors de la révolution Jeune-Turque (1908), participe aux Foyers turcs et travaille avec

Gökalp; il a pu jouer un rôle formateur auprès de la jeunesse turque, grâce à

l’enseignement d’histoire turque qu’il a donné à partir de 1913 à Istanbul, puis, après

son retour d’exil de Malte (1918-1921), à la faculté de droit d’Ankara, avant de jouer un

grand rôle dans la reconstitution des Foyers turcs en 1924 1.

Les hommes comme Akçura, Hüseyinzade Ali et Afiaofilu ont choisi, une fois

établis à Istanbul, de s’impliquer dans la vie culturelle et politique de l’empire ottoman,

puis de la république kémaliste. Ce sont des cas étonnants de symbiose entre le

turquisme tatar ou azéri et le nationalisme turc, qui ont fait que ce dernier procède

étroitement d’influences extérieures. Le turquisme importé par les intellectuels de

Bakou et de Kazan est dirigé contre la décadence qui frappe les mondes ottoman et

musulman d’Asie, contre la russification, mais aussi contre l’obscurantisme. C’est un

mouvement moderniste, et, à bien des égards, progressiste ou populiste. Leurs

sympathies vont parfois au socialisme, et l’ennemi est avant tout la Russie tsariste.

2 - La deuxième vague : l’anti-bolchevisme

La génération suivante sera profondément affectée par la révolution bolchevique

et ses suites dramatiques. En 1917 et 1918, à la suite de l’écroulement du pouvoir

tsariste, fleurissent des républiques indépendantes : Tatarstan, Bachkirie, kurultay de

Crimée, républiques de Kokand, d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de Géorgie. Le personnel

dirigeant de ces nouveaux Etats a été formé dans la lutte clandestine contre le pouvoir

tsariste, qui s’est fédérée, en ce qui concerne les musulmans, dans les congrès de Nijni-

Novgorod (1906) et de Moscou (1917). Leurs élites ont l’expérience de l’opposition,

clandestine ou parlementaire; elles ont souvent été formées à Moscou, Saint-

Pétersbourg ou Paris.

Ces républiques indépendantes ont connu des fortunes diverses; certaines ont

duré quelques mois, d’autres quelques années. Certains dirigeants (Zeki Velidov

[Togan] en Bachkirie) ont tenté sans succès de composer avec les bolcheviques. Tous

ont dû s’exiler. C’est dans ces circonstances que se forme la seconde génération

d’immigrants en Turquie. Beaucoup n’y parviennent qu’après des tribulations

1 Cf |. DARENDELIOFILU, Türkiye’de Milliyetçilik Hareketleri, Istanbul, 1968 et 1977, p. 85; D. KUSHNER, The Rise..., pp. 13 et 17; Türk Ansiklopedisi, vol. 1, p. 225; A. BENNIGSEN et C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, o.c., p. 106.

1

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

complexes, quelques-uns n’effectuent à Istanbul qu’un bref passage (le Turkestanais

Mustafa Tchokay) ou des séjours épisodiques (l’Azéri Mehmet Emin Resulzade),

préférant aller en Europe occidentale pour organiser la résistance anti-communiste

autour des revues du mouvement prométhéen, financé par la Pologne de Pilsudski 1. Il

s’agit d’une histoire qui ne concerne la Turquie qu’indirectement; en effet, le régime de

Mustafa Kemal, soucieux de préserver de bonnes relations avec l’URSS, et tenant à

renoncer définitivement à toute entreprise panturquiste pour asseoir solidement la

république sur le territoire défini par le “Pacte national” de janvier 1920, s’abstint

constamment de tout soutien aux exilés d’URSS. Au contraire, l’URSS demanda et

obtint à plusieurs reprises l’expulsion d’anciens dirigeants turcophones du territoire

turc, comme ce fut le cas pour M.E. Resulzade.

L’anti-bolchevisme de cette deuxième génération d’arrivants ne pouvait que les

pousser à s’allier avec les puissances qui combattaient le plus efficacement la Russie : la

Pologne de Pilsudski, l’Allemagne nazie, puis, après 1945, les Etats-Unis; en France, en

Allemagne, en Turquie même, les réfugiés du mouvement prométhéen ne trouvèrent de

soutien que de la droite anti-communiste, particulièrement après la reconnaissance de

l’URSS par la SDN (1934) et l’adoption de la politique de front populaire par le

Komintern; en effet, à partir de cette époque, il n’existe plus d’anti-communisme de

gauche. Il résulte de ce processus que les hommes de la seconde vague d’arrivants,

poussés par leur anti-communisme et leurs alliances troubles avec les régimes et les

groupes les plus extrémistes, sont dans une disposition d'esprit fort différente de leurs

prédécesseurs.

Mehmet Emin Resulzade (1884-1955), ex-dirigeant de l’Azerbaïdjan

indépendant (mai 1918-avril 1920), a eu une action moins tournée vers la république de

Turquie que vers la constitution de réseaux d’opposants au bolchevisme, en Turquie et

en Europe. Compagnon des hommes de la vague précédente, il a participé aux mêmes

entreprises jeunes-turques à Istanbul (1908-1913), mais il a surtout mené une carrière

politique à Bakou, où il fut dirigeant du parti indépendantiste Müsavat, et l’un des

principaux artisans de l’indépendance, obtenue en mai 1918. Après l’échec de cette

république d’Azerbaïdjan (avril 1920), il va parcourir sans relâche l’Europe, de la

Finlande à Istanbul, où il fonde diverses revues (Azeri Türk, Yeni Kavkaz, Odlu Yurt) et mouvements anti-bolcheviques; à la même époque, il participe à la fondation du

mouvement prométhéen, autour de la revue Prométhée de Paris. Il crée à Berlin un tri-

mensuel, |stiklâl (1932-1933), puis s’établit à Varsovie. Après des errances entre la

Pologne, l’Allemagne, la Hongrie, il se réfugie enfin en Turquie en 1947 2.

1 Cf notre article, “Le mouvement prométhéen”, CEMOTI, 16, 1993, pp. 9-45.2 Cf C.W. HOSTLER, o.c., pp. 215-217; H. BAYKARA, Azerbaycan |stiklâl Mücadelesi Tarihi,

Istanbul, 1975, pp. 209-212; S. AFANASYAN, L’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie de l’indépendance à

2

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Cette seconde vague d’arrivants compte d’autres hommes impliqués dans la

constitution de réseaux anti-bolcheviques en Europe. Par exemple, Cafer Seydahmet

[Kırımer] (1889-1960), ex-ministre de l’éphémère Crimée indépendante; le Tatar

Abdullah Battal-Taymas (1883-1967), qui a participé au Kurultay de Kazan (1917-

1918), après un parcours qui l’a mené de Sibérie en Finlande 1; le Bachkir Fath-ül Kadir

Süleymanov [Abdülkadir |nan] (1889-1974) 2; l’Azéri Mehmetzade Mirza-Bala (1898-

1959), qui a participé, aux côtés de Resulzade et de Battal-Taymas, à toutes les

entreprises nationalistes turcophones 3. Ils ont trempé peu ou prou au mouvement

prométhéen en Europe occidentale, puis sont venus en Turquie vers 1925, attirés par la

république kémaliste. Presque tous ont joué un rôle important, à la frontière des

domaines culturel et politique, durant la première décennie de la république, à l’époque

où se forme l’historiographie officielle.

Trois de ces immigrés se sont trouvés au premier plan; il s’agit de Sadri

Maksudov [Arsal], Ahmet Caferofilu et Zeki Velidov [Togan]. Le premier, un Tatar de

Kazan (1880-1959), a étudié à Paris de 1902 à 1906, où il s’est lié avec Yusuf Akçura.

Député KD à la duma, il devient le premier chef d’Etat de l’éphémère république de

l’Idil-Oural (Tatarstan). Réfugié en Finlande, puis en Allemagne et à Paris, il devient le

premier “turc” à enseigner en Sorbonne (1923). Invité en Turquie par le ministre de

l’Education Hamdullah Suphi [Tanrıöver] en 1925, il y occupe les fonctions de membre

de la commission d’édition et de traduction du ministère de l’Education; il professe

l’histoire du droit turc à la Hukuk Mektebi, et est membre de la commission culturelle

des Foyers turcs 4.

Parvenu très vite au sommet du pouvoir culturel, Arsal devient un proche

d’Atatürk, et participera, à un niveau très élevé, aux entreprises culturelles kémalistes,

au sein des Foyers turcs d’abord, puis de la fondation turque d’histoire (TTTC puis

l’instauration du pouvoir soviétique, 1917-1923. Paris, 1981, pp. 19, 51, 54, 65; A. BENNIGSEN et C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, La presse..., pp. 109-110; voir aussi la nécrologie de Resulzade dans Caucasian Review (Munich), 1, 1955, p. 183.

1 La biographie de ce personnage figure à la fin de son ouvrage Kazan Türkleri, Ankara, 1966, pp. 223-226. Cf aussi Cultura Turcica, IV, 1-2, 1967, pp. 216-220.

2 Cf S. ÇAGATAY, “Abdülkadir |nan, fünfzig Jahre wissenschaftlichen Wirkens”, Central Asiatic Journal, II, 2, [1956], pp. 151-162 (cet article comporte la bibliographie complète d’|nan jusque 1956); TA, vol. XX, pp. 120-121; S. ARSLANBEK, “Prof. Abdülkadir |nan’dan Birkaç Hatira”, TK, 172, 1977, pp. 216-218; H. TANYU, "Abdülkadir |nan'ın Hayatı", in Abdülkadir |NAN, Makaleler ve Incelemeler, Ankara, 1987, pp. xv-xviii.

3 Cf A. BENNIGSEN et C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, La presse..., p. 235.4 Adile AYDA, “Sadri Maksudi’nin Türk Tarih Kurumunun KuruluÒundaki Rolü”, TK, n° 53,

1957.

3

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

TTK); il est l’un des inspirateurs principaux de la “réforme de l’histoire” que nous

étudierons plus loin 1.

L’Azéri Ahmet Caferofilu (1894-1975) est devenu, lors de son établissement

définitif en Turquie (1925), un universitaire de premier plan dans le domaine

linguistique, en même temps qu’il participe à la vie politique des immigrés, puisqu’il

dirige l’Azerbaycan Yurt Bilgisi d’Istanbul. Sa carrière scientifique et universitaire est

liée à son protecteur Fuat Köprülü et au Türkiyat Enstitüsü, qu’il dirigera de 1968 à

1972 2.

Le Bachkir Zeki Velidov [Togan], (1890-1970), enfin, est un personnage

central, à la jonction de la turcologie, de l’histoire, de l’action politique dans l’empire

russe, dans la Turquie kémaliste, et parmi les réseaux turcophones en Europe. Il est

l’auteur de l’un des premiers ouvrages d’histoire tenant compte du passé asiatique des

Turcs 3. Il dirigea le gouvernement de la république bachkire puis le bachrevkom (1917-

1920), s’opposant fermement aux partisans de l’union de tous les Turcs de l’empire

russe. Après avoir rejoint la rébellion des basmatchis au Turkestan (1922), il s’enfuit au

Turkmenistan, en Iran, en Inde, puis à Paris (1923) et à Berlin, sans jamais abandonner

ses travaux de recherches historiques. Après avoir contacté des membres du mouvement

prométhéen, il se rend en Turquie en 1924, où il commence une carrière d’historien.

Il obtient la chaire d’histoire turque de l’université d’Istanbul, et dispense un

cours sur l’histoire générale turque de 1927 à 1932, date à laquelle il doit s’exiler, en

disgrâce à cause de son désaccord partiel avec les thèses d’histoire kémalistes. La mort

d’Atatürk lui permet de rentrer en Turquie, et de reprendre son cours à partir de 1939.

Imprimé partiellement en caractères arabes dès 1928, puis sous sa forme définitive sous

le titre Introduction à l’histoire générale turque (1946), il aura une grande influence sur

les générations ultérieures. Ce livre, et notamment son premier chapitre intitulé “Les

temps anciens de l’histoire turque”, est probablement l’une des sources d’inspiration

directe des thèses d’histoire kémalistes; Togan y expose le caractère brachycéphale de

la “race” turque, et décrit les migrations préhistoriques qui les ont menés cers le Nil,

l’Italie, la Mésopotamie, l’Inde et la Chine, dont les peuples non encore civilisés ont été

“organisés” par les Turcs 4.

1 Adile AYDA, Sadri Maksudi Arsal, Ankara, 1991, pp. 170-177.2 TA, vol. IX, p. 182; S. |LGÜREL, “Türkiyat Enstitüsü Bibliyografyası”, Tarih Enstitüsü Dergisi,

7-8, 1976-1977, pp. 233-262.3 Türk ve Tatar Tarihi, Kazan, 1911.4 Umumî Türk Tarihine GiriÒ, 3e édition, Istanbul, Enderun Kitabevi, 1981, pp. 8-37. Toutes les

références ultérieures à cet ouvrage se rapportent à cette édition. En 1994, l’anniversaire de la mort de Togan a été célébré pour la première fois avec quelque solennité, en présence du président de la Türk Dil

4

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Tous ces personnages se sont connus avant même de se rencontrer en Turquie.

Ils forment une petite communauté ayant des liens solides, mais parfaitement intégrée à

l’intelligentsia turque. L’un de leurs points communs est d’avoir séjourné en

Allemagne, où ils ont fréquenté les grands turcologues des années vingt et trente. Ce

sont eux qui, en partie, vont réécrire l’histoire en Turquie.

3 - Un lieu de synthèse : le Türkiyat Enstitüsü

Le maillon qui a permis leur facile intégration est Fuat Köprülü (ou Köprülüzade

Fuat, 1890-1966), figure marquante des études littéraires en Turquie, dont l’importance

est parfois comparée à celle de Ziya Gökalp 1. Professeur à la faculté des lettres

d’Istanbul dont il devient le doyen en 1923, il fonde en 1924 l’Institut de turcologie

(Türkiyat Enstitüsü) et la revue Türkiyat Mecmuası. Très introduit dans le monde

scientifique international 2, il fait beaucoup pour l’établissement et la carrière des

réfugiés turcophones en Turquie, en donnant son appui à Abdullah Battal-Taymas, à

Abdülkadir |nan, et à bien d’autres.

L’Institut de turcologie, rattaché à la faculté des lettres de l’université

d’Istanbul, s’était donné pour objectif la recherche dans les domaines de l’histoire, de la

littérature, la linguistique, l’ethnographie et la géographie turques, en offrant des

possibilités d’études aux chercheurs turcs et étrangers. Sa bibliothèque fut établie grâce

au fonds Katanov, savant russe d’origine tatare, dont la veuve offrit 7000 volumes à la

bibliothèque de la Süleymaniye en 1922, rétrocédés ensuite à l’Institut. Cette

bibliothèque, dès l’origine, comportait l’ensemble des travaux de recherche

turcologique en langue russe.

La revue de l’Institut, la Türkiyat Mecmuası (qui portait en couverture le

symbole du loup), a ouvert ses pages aux immigrés turcophones : Battal-Taymas,

Caferofilu, |nan, Togan comptèrent parmi ses rédacteurs, et Caferofilu a été lui-même

directeur de l’Institut de 1968 à 1972. La revue a servi de lien entre plusieurs

générations de turcologues turcs et étrangers, puisqu’on y trouve des articles de la

génération antérieure (Necip Asım en 1925), et postérieure (|. Kafesofilu, M. Kaplan, F.

Sümer, O. Turan) 3.

Kurumu, A.B. Ercilasun, et du consul général d’Azerbaïdjan (Türkiye, 28 juillet 1994, p. 8).1 TA, vol. XXII, pp. 288-290.2 Participation au congrès linguistique de Paris, 1923; au congrès de turcologie de Bakou, 1926;

membre de l’Académie des sciences de l’URSS, 1925; de l’Académie magyare, 1926; docteur h.c. de l’Université de Heidelberg, 1927; de l’Université d’Athènes, 1937; de la Sorbonne, 1939; membre d’honneur de l’American Oriental Society, 1947, etc.

5

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Ainsi, le turquisme des Tatars et des Azéris a pu pénétrer profondément et

durablement le monde intellectuel turc. De 1924 à 1929, ses acteurs trouvent un accueil

favorable; ils sont en général admirateurs de la république kémaliste, et c’est à travers

leurs activités d’enseignants qu’ils peuvent tout d’abord s’exprimer. Avec le Türkiyat Enstitüsü de Fuat Köprülü, une tribune scientifique leur est proposée, tandis qu’ils

s’expriment tous, sur le plan politique et culturel, dans les diverses revues d’immigrés

stambouliotes comme Azerbaycan Yurt Bilgisi ou Yeni Türkistan. A partir de 1929,

l’Etat turc leur donnera des moyens supplémentaires pour s’exprimer.

4 - Une perception turque du renouveau historiographique : ReÒit Saffet

ReÒit Saffet [Atabinen] (1884-1965), a été l’un des historiens les plus en vue de

la Turquie officielle. Diplômé de l’Ecole libre des sciences politiques de Paris en 1904,

il est rédacteur en chef du Levant Herald d’Istanbul, puis entame une carrière

diplomatique. Il se trouve en 1912 en Europe, où, à la tête d’une délégation de Thrace, il

visite Rome, Londres et Paris pour défendre l’inaliénabilité de cette province menacée

par les Bulgares. Il participe activement à la propagande turque en faisant publier en

1919 à Genève des ouvrages apologétiques, pour défendre l'image de la Turquie, si

malmenée après la Grande Guerre 1. En 1920, il est arrêté par les Alliés comme

kémaliste. Il se réfugie ensuite en Suisse, où il est secrétaire général de la Ligue pour la

défense des droits ottomans. En 1922, il participe à la conférence de Lausanne. Comme

la plupart des historiens officiels turcs, il commence alors une carrière politique par la

députation à la Grande Assemblée (1927-1934). Connu en Europe par ses conférences,

il s’est fait le défenseur de la conception kémaliste de l’histoire, puis, après la guerre, du

rôle irremplaçable de la Turquie dans la guerre froide 2.

ReÒit Saffet a fait paraître en 1930, en français, une petite brochure sur les

Foyers turcs 3, reprenant en partie une conférence prononcée le 7 juin 1929 à

l'Association touranienne de Budapest. Ce texte important et clair résume les

conceptions historiques des Foyers turcs, et plus généralement, des nationalistes du

3 Cf S. |LGÜREL, “Türkiyat Enstitüsü”, TK, 158, 1975, pp. 103-105; du même auteur, “Türkiyat Mecmuası Bibliyografyası”, Tarih Enstitüsü Dergisi, 7-8, 1976-1977, pp. 233-262.

1 L'Islam, les Turcs et la Société des Nations, Genève, 1919; Turcs et Arméniens devant l'histoire : nouveaux témoignages russes et turcs sur les atrocités arméniennes de 1914 à 1918, Genève, 1919.

2 Les textes de ses conférences ont été réunis dans des recueils tels que La position des Turks dans le monde, [Istanbul], 1948; Les Turcs occidentaux et la Méditerranée, Istanbul, 1956; Révisions historiques, Istanbul, 1958. Sur ReÒit Saffet, cf |stanbul Ansiklopedisi, Kültür Bakanlıfiı ve Tarih Vakfı, 1993, vol. I, pp. 375-376.

3 Rechid Saffet [ATABINEN ], Les Türk-Odjaghis, Istanbul, 1930.

6

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

début du siècle. Il expose les différentes étapes du processus de construction de la

conscience nationale en Turquie, en même temps qu'il évoque les qualités attribuées aux

Turcs. Bref, on trouve dans ces trente pages, qui contiennent en germe les exagérations

des thèses d'histoire, les grands traits du nouveau discours historique officiel turc, qui va

subsister partiellement jusqu'à nos jours.

Après avoir présenté les buts des Foyers turcs (parmi lesquels le renforcement

de la conscience ethnique), il résume les étapes de la formation de la conscience

nationale. Voici l'essentiel de son premier point ou “Période de la conscience des

origines d'une nation”, où l’on retrouve l’ensemble des stéréotypes rencontrés dans les

œuvres turquistes antérieures :

“Les Turks eurent de tout temps et profondément la conscience et l'orgueil de leurs origines

(...). Djenghiz se glorifiait plus des ancêtres türks de sa mère que de ceux à demi-mongols de son

père. On remarque chez les Turks ce souci des origines (...). C'est également à cette conscience

tranchée de leurs caractères ethniques que l'on doit attribuer la non-assimilation des Turks par les

races étrangères (...). L'orgueil de race, chez les Turks, malgré le cosmopolitisme islamique, a

toujours creusé un fossé entre eux et les peuples même musulmans qu'ils dominèrent. (...) C'est

également à l'indomptabilité de ce caractère que la langue turque doit d'avoir pu se maintenir

intacte; de se parler encore, sans solution de continuité, sur le plus vaste périple du monde, entre

les bords du Danube et ceux du Pacifique 1.”

Plus loin, il évoque, pour leur rendre hommage, les intellectuels étrangers et leur

rôle dans l’éveil de la conscience historique et nationale :

“La Turquie d'Europe et particulièrement la Macédoine, patrie d'Alexandre et du Gâzi, fut de

tout temps, le berceau des grands agitateurs touraniens, des grands chefs militaires et des grands

révolutionnaires turks, précisément par la réaction ambiante des nationalismes factices étrangers

sur les milieux turks 2.”

“Des Balkans au désert de Gobi, les races turques pressées par les Slaves, les Occidentaux et

les Chinois sentirent instinctivement le besoin de chercher les forces et les liens moraux et

politiques capables de consolider leur résistance aux attaques étrangères. C'est ainsi que de 1848

à 1878, pendant trente ans à peu près, on vit des Turks ottomans travailler avec le concours

fraternel des réfugiés polonais ou hongrois touraniens naturalisés turks, comme Vambéry,

Moustafa Djelaleddine Pacha, et les Türks du Caucase, de Kazan, du Turkestan et d'Afghanistan,

1 Rechid Saffet, o.c., p. 12-15.2 id., ibid., p. 17.

7

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

comme Mirza Feth-Ali Ahondoff, Cheikh Djemaleddin-i-Afgani et Süleyman Efendi, Chéikh

des Euzbeks 1.”

“(...) Des intellectuels et des écrivains turks de premier ordre, comme Namik Kémal,

Chemseddine Sami, Ahmed Midhat, Nedjib Assim, Veled Tchelebi, Gasparinski, Ahmet

Hikmet, Husseyin Zadé Ali, Aktchoura ofilou Youssouf, Aga ofilou Ahmet, Boursali Tahir

rendirent à cette époque au turkisme les plus éminents services et préparèrent, par leurs travaux,

l'idéal de la Révolution Turque de 1908 2.”

Ainsi, au début de l’ère kémaliste, l’apport des “Turcs de l’extérieur”, comme

on les appellera plus tard, est parfaitement reconnu. On a clairement conscience, dans

les milieux turquistes, du fait que la Turquie est un refuge, qui attire les personnalités

les plus remarquables et les plus agissantes du monde turc. En 1930, la Turquie devient

un laboratoire des idées nouvelles, puisque, dans l’ancien empire russe, les tentatives de

bâtir d’autres républiques turques ont été interrompues par le pouvoir bolchevique.

1 id., ibid., pp. 19-20.2 id., ibid., p. 21.

8

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

III - LE PROCESSUS D’IDÉOLOGISATION DE L’HISTOIRE SOUS MUSTAFA

KEMAL

Le long processus que nous venons d’étudier va trouver un point

d’aboutissement dans les réalisations culturelles du kémalisme. Ce qu’on va appeler, en

1931-1932, la “réforme de l’histoire”, ou les “thèses d’histoire”, comportera peu

d’originalité par rapport à l’historiographie qui a vu le jour dans le dernier tiers du XIXe

siècle, et qui a pu longuement mûrir durant soixante ans. La parenté entre le contenu des

manuels d’histoire kémalistes, et même des manuels d’aujourd’hui, avec certaines idées

de Necip Asım et des historiens postérieurs sera montrée plus loin. Cependant, à

l’époque de la création de la république, des éléments nouveaux sont apparus, qui vont

infléchir fortement le discours historique.

A - Les conséquences historiographiques des bouleversements de 1919-1922

Les conditions géopolitiques issues de la guerre mondiale sont nouvelles; la

suite d’événements dramatiques qu’a connus la Turquie depuis le début du siècle devait

conduire à modifier les perspectives historiographiques. Les guerres des Balkans, qui

consacrent la perte de la plupart des territoires de Roumélie (1912-1913), la défaite de

1919, l’occupation des Alliés, le traité de Sèvres qui veut créer une Turquie

considérablement amputée, l’agression grecque de 1919, ont fini par provoquer le

sursaut libérateur décisif, la guerre de libération de 1922, suivie de la proclamation de la

république en 1923. La nouvelle Turquie kémaliste, débarrassée des occupants, a

récupéré toute l’Anatolie, et entreprend de mettre en place une nouvelle géopolitique :

elle n’est plus l’empire des trois continents; les populations chrétiennes ont été presque

supprimées avec les moyens les plus radicaux qui soient; il s’agit d’une Turquie plus

petite mais plus “turque”. Le nouveau territoire correspond à peu près à celui qui a été

défini par le “Pacte national” (Mısak-i Millî) adopté par les députés le 28 janvier 1920,

et qui proclame l’indivisibilité des territoires non occupés au moment de l’armistice de

Moudros (30 octobre 1918). Ce réduit anatolien doit désormais être présenté comme un

territoire intangible qu’aucune force ne puisse remettre en question 1. Il est voulu

comme l’“éternelle patrie des Turcs”. En choisissant pour la nouvelle république le nom

de “Turquie”, alors que certains courants auraient préféré “Anatolie”, les kémalistes

1 La constitution actuelle proclame que la république de Turquie est un tout indivisible. Seules les régions de Batoum (Géorgie) et de Mossoul (Irak), incluses dans le Pacte national, n’ont pas été rendues à la Turquie. La revendication de Batoum est pratiquement éteinte, alors que Mossoul n’est l’objet que d’un irrédentisme discret, même dans les milieux nationalistes.

9

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

entérinent la politique ethnique des décennies précédentes 1; le nouvel Etat est sans

ambiguïté la patrie des Turcs, et des Turcs seuls :

“...la nation turque (...) peuple souverainement et exclusivement la terre turque d'Anatolie 2”

L’historiographie qui s’est formée à la même époque mettait l’accent sur les

origines asiatiques et procurait à l’âme turque ce qu’il fallait de fierté dans cette période

difficile. Cependant, la valorisation de ces origines lointaines alors que Grecs et

Arméniens prétendaient, eux aussi, recouvrer en l’Anatolie leur patrie, était une

démarche comportant des risques. Aussi, conformément à la rhétorique du “premier

occupant”, il était nécessaire de trouver des ancêtres turcs en Anatolie. En somme, après

avoir vaincu et expulsé les Grecs, ennemis héréditaires, en 1922, il fallait ôter toute

assise historique à leurs revendications territoriales, prouver que l’Anatolie avait été

turque bien avant d’être grecque ou arménienne.

Comme à la fin du XIXe siècle, le hasard des découvertes archéologiques a bien

servi le nationalisme turc; au tournant du siècle, les Hittites, dont la civilisation s’était

épanouie au milieu du IIe millénaire avant J.C., commencent à être bien connus 3. Au

moment où le régime kémaliste se met en place, les grandes lignes de l’histoire hittite

sont clarifiées, mais la langue continue de poser des problèmes : le tchèque Hrozny

l’identifie avec certitude en 1917 comme indo-européenne et réussit à comprendre de

longs textes, mais la langue dite “hittite hiéroglyphique” résiste encore en 1933, et les

savants de l’époque ne trouvent aucune correspondance avec les langues connues 4.

Les historiens nationalistes vont s’engouffrer dans cette brèche du savoir. Ils ne

résisteront pas à la tentation de proclamer que les Hittites sont d’anciens Turcs, arrivés

d’Asie centrale par migrations successives. Peu importe que le hittite hiéroglyphique

soit bientôt identifié comme une langue indo-européenne, puisque, en 1936, la “théorie

solaire de la langue” prétendra prouver l’origine turque de toutes les langues.

Les travaux des hittitologues sont bien connus à Ankara; beaucoup de leurs

ouvrages figurent dans la bibliothèque d’Atatürk 5. La découverte des Hittites est

providentielle pour les Turcs, puisqu’elle leur permet de revendiquer des ancêtres

1 Cf Füsun ÜSTEL, “Türk Milliyetçilifiinde Anadolu Metaforu”, TvT, 109, 1993, pp. 51-55; du même auteur, Türk Ocakları (1912-1931), thèse de doctorat, Ankara, 1986.

2 Réchit Saffet, Les Türk-Odjaghis, p. 26.3 Les fouilles de Bofiazköy par la Deutsch-Orient Gesellschaft commencent en 1906.4 L. DELAPORTE publie en 1929 une grammaire hittite. Cf E. CAVAIGNAC, Le problème hittite,

Paris, 1936; cet ouvrage donne avec précision l’état des connaissances à l’époque kémaliste. 5 F. SARTIAUX, Les civilisations anciennes de l’Asie mineure, Paris, 1928; J. GARSTANG, The

Hittite Empire, Londres, 1929; B. HROZNY, Code hittite provenant de l’Asie mineure vers 1350 av. J.-C, Paris, 1922, et Les inscriptions hittites hiéroglyphiques. Essai de déchiffrement, Prague-Leipzig, 1934.

0

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

autochtones. L’historiographie kémaliste va les utiliser pour forger un second nouveau

passé. L’examen des cartes des manuels scolaires montrera que l’époque hittite

représente pour l’historiographie un moment sacré où se fait l’unité politique de

l’Anatolie; cet état d’unification - et la représentation cartographique correspondante -

ne se reproduit, toujours selon les vues officielles, que deux fois, lors de la période

médiévale seldjoukide et à l’époque républicaine. Jusqu’à une date très récente (1992),

malgré l’abandon des aspects les plus excessifs des thèses kémalistes, l’histoire hittite

gardait, dans les manuels d’histoire, un caractère particulier; elle était idéalisée et

servait à relativiser la valeur de la civilisation grecque.

Ainsi, au cours des années vingt, on voit poindre deux nécessités apparemment

contradictoires : vanter l’origine asiatique des Turcs, pour créer une identité dégagée de

toute dimension musulmane et surtout ottomane; et se trouver des ancêtres anatoliens,

pour gêner les nationalismes grec et arménien. On pouvait réaliser le premier objectif en

respectant la vérité historique, la pérégrination des Turcs d’est en ouest depuis l’époque

des stèles de l'Orkhon (VIIIe siècle). Pour la seconde, il ne suffisait pas de présenter les

Hittites comme les ancêtres des Turcs; il importait aussi de leur attribuer des ancêtres

Turcs, c’est-à-dire imaginer une migration de ceux-ci vers l’ouest à une époque

antérieure au développement de la civilisation hittite.

Dès lors, l’historiographie devait rompre avec la recherche historique sérieuse et

se lancer dans des spéculations discutables, qui prendront le nom de “thèses d’histoire”

en 1930-1931. Grâce à des artifices, l’identité turque va se constituer autour de deux

pôles géographiques : l’Asie intérieure et l’Anatolie, et en raison même de ces artifices,

la recherche historique kémaliste va se consacrer essentiellement à la préhistoire et à

l’antiquité, et donner une importance démesurée à la question des origines.

B - La rivalité entre Bakou et Ankara

Tenant compte de ces éléments nouveaux, sur les plans géopolitique et

scientifique, l’historiographie turquiste continue sa lente maturation. En janvier 1926,

Ayaz |shaki, réfugié tatar proche du mouvement prométhéen, préconisait une culture

commune pour les peuples turco-tatars, l’unification de la langue, et le transfert du

centre intellectuel du turquisme à Ankara, Sivas ou Erzurum 1.

1 Article paru en janvier 1926 dans Türk Yurdu. Cf Joseph CASTAGNÉ, “Le congrès de turcologie de Bakou en mars 1926”, RMM, LXIII, 1926, pp. 15-126. Sur |shaki, voir A. BENNIGSEN et C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, o.c.; H.N. ORKUN, “Kayıplarımız Ayaz |shaki”, Türk Yurdu, n° 2 (234), 1954, pp. 150-156; M.E. RESULZADE, “Ayaz Ishaki merhum için”, Azerbaycan, n° 4-5, 1954, pp. 6-9; A. BATTAL-TAYMAS, “Ayaz Ishaki (1878-1954)”, Türk Dili, n° 37, 1954; S. UFALı, Dergi, n° 3, 1955, pp. 107-120 et TK, XVI,

1

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Or, en février-mars 1926, l’intérêt pour le passé asiatique se concrétise, en

URSS, dans la tenue du premier congrès de turcologie de Bakou : l’enjeu est de faire de

cette ville la capitale intellectuelle du monde turcophone. La tenue de ce congrès

signifie un échec pour les turcologues turcs, et pour les Tatars de Kazan, influents à

Istanbul; des hommes comme Akçura, |shaki, Togan, Arsal, Caferofilu, n’ont pu établir

leur prédominance morale et politique sur la turcologie soviétique, et se sont fait

devancer : pour un temps, le centre intellectuel du turquisme se trouve hors d’Anatolie.

“Le mouvement panturkiste culturel dont les Soviets ont pris l’initiative à l’intérieur est une

arme offensive contre tout mouvement panturkiste venant de l’extérieur 1.”

Ainsi, l’orientaliste français Joseph Castagné fait de cet événement une lecture

panturquiste, et le considère comme un contre-feu allumé par Moscou pour neutraliser

ce que le régime soviétique qualifie lui-même de panturquisme, et qui n’est peut-être

qu’un mouvement culturel de grande ampleur, commun à l’ensemble du monde turc.

Certains leaders turcophones ne prennent pas la chose très au sérieux. Mustafa Tchokay,

le Turkestanais qui anime à Paris le mouvement prométhéen et la revue Yach Turkestan, qualifie le congrès de “fantaisie de Moscou” 2. Pourtant, la tenue d’un tel

congrès en dehors de la patrie du kémalisme a une importance plus que symbolique;

faire de Bakou la capitale de la turcophonie et de la turcologie enlèverait de son prestige

culturel à la Turquie, qui se relève tout juste de la crise de 1919-1922. D’ailleurs, il ne

s’agit pas précisément d’une “fantaisie”; des délégués viennent de l’ensemble du monde

turc, y compris de Turquie, en la personne de Fuat Köprülü et de Hüseyinzade Ali, et le

prestigieux turcologue russe V.V. Barthold participe aux débats.

On va débattre à Bakou de ce qui sera l’ordre du jour des réformes culturelles

kémalistes des années trente, ce qui donne un peu l’impression d’une course de vitesse

entre Bakou et Ankara :

“Tandis que les émigrés turco-tatares des pays de l’Union prétaient à la Turquie une sorte de

prédominance morale et politique sur le monde touranien, les Soviets convoquaient le Congrès

de turcologie de Bakou auquel viennent assister les savants et intellectuels de Turquie 3.”

n° 187, 1978; H. AGAY, “Ayaz |shaki’nin kısa hayat hikâyesi”, TK, XVI, 1978, pp. 468-470.1 J. CASTAGNÉ, art. cité, p. 86.2 Dans les Poslednia Novosty, n° 4-5. Cité par J. CASTAGNÉ, art. cité. Sur Tchokay, voir notre

étude sur le mouvement prométhéen, CEMOTI, n° 16, 1993, pp. 9-45, ainsi que M.Y. ÇOKAYOFILU, EÒinin Afizından Mustafa Çokayofilu, Istanbul, 1972; A. HAFIZ, “Mustafa Çokay (7.1.1890 - 27.12.1941)”, TDA, n° 47, 1987, pp. 223-229; A. OKTAY (éd.), Türkistan’da Türkçülük ve Halkçılık, Istanbul, 1954.

3 J. CASTAGNÉ, art. cité, p. 85. C’est nous qui soulignons.

2

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Une exposition est consacrée aux stèles de l’Orkhon. On propose de publier, en

une langue aisément compréhensible, les sources de l’histoire turque ancienne; Bakou

doit devenir un grand centre de turcologie et d’ethnologie, et doté d’un musée d’études.

Certes, les participants portent des toasts à Mustafa Kemal, mais celui-ci s’est fait très

nettement devancer par Staline : à Bakou, on met au point un système de transcription

de toutes les langues turques.

Dans la capitale azérie règnent une ferveur culturelle turquiste, un

enthousiasme de retrouver le passé, une volonté de “retour au peuple” pour retrouver la

“vraie” langue turque, toutes choses qu’Ankara vivra de 1928 à 1932; des idées

proches du populisme kémaliste sont énoncées. Chose logique, puisque, par le

truchement de Yusuf Akçura notamment, ce populisme est importé de Russie :

“La Révolution d’Octobre ayant rapproché les sciences des masses, il est indispensable que

les écrivains et les traducteurs contemporains rapprochent également leur langue des masses 1.”

Les questions linguistiques sont posées, toujours les mêmes depuis un demi-

siècle : quel alphabet adopter ? quelles en seront les conséquences culturelles ? Depuis

1921, une commission kazakhe travaille à une terminologie scientifique unique. Les

congressistes soulignent que c’est en Azerbaïdjan et non en Turquie que la question de

l’alphabet a été soulevée pour la première fois, dès 1863, par le dramaturge Ahundzade

(Ahundov), et un peu plus tard par le publiciste Chahtahtinski, professeur de persan à

l’université de Bakou. Un périodique azéri, Yeni Yol, qui a 3 000 abonnés, utilise,

depuis trois ans, un alphabet latin et à Bakou fonctionne, dès avant le congrès, un

comité pour sa propagation. Dans son intervention, Aga zade Farhad propose que tous

les mots de la langue turque soient soumis à une règle orthographique unique; que les

principes phonétiques soient choisis en fonction de leur adéquation à la langue turque;

et termine en proposant que soit adopté, pour le monde turc tout entier, l’alphabet testé

par les Azéris, “qui répond entièrement à ces principes”. L’alphabet proposé par le

congrès est un exemple concret de l’avance de Bakou sur Ankara, qui n’adoptera

l’alphabet latin qu’en 1928.

On voit qu’il ne s’agit pas seulement d’une rivalité de principe entre Bakou (ou

Moscou) et Ankara, la politique de la langue commune étant l’un des vecteurs et l’une

des conditions d’une influence culturelle réelle. En 1926, le congressiste Yakovlev cite

d’ailleurs l’exemple des Bachkirs, qui “viennent d’adopter l’alphabet latin”, malgré la

similitude de culture et la proximité des Tatars voisins, qui, pour cette raison, ont vu

leur influence culturelle diminuer. Les Tatars de Kazan, plus réservés, craignaient,

1 Intervention de ZEINALLI, cité par CASTAGNÉ, art cité, p. 46.

3

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

avec justesse, de perdre un patrimoine littéraire de cinq siècles : ces peuples vivent,

avec un peu d’avance, les problèmes que connaîtra la Turquie peu après.

Le kémalisme, ultérieurement, a réussi à faire croire que la Turquie fut la

première république musulmane laïque. Mais les intellectuels de Kazan, de Bakou, de

Crimée ont été très en avance, et ce sont eux qui ont importé ces idées en Turquie 1. Le

congrès de Bakou est un défi à la Turquie, et l’Etat soviétique se donne l’apparence

d’être en avance sur le plan du soutien qu’il accorde à la turcologie. Les toasts portés à

Mustafa Kemal, à l’instigation de Fuat Köprülü, ne doivent pas faire illusion sur la

collaboration et l’amitié turco-soviétique :

“L’influence du Congrès de Bakou commence à se faire sentir. Le retour en Turquie des

délégués ayant pris part au congrès est vivement attendu et les rapports qu’ils vont présenter

auront certainement quelque importance dans la décision que le gouvernement sera amené à

prendre 2.”

Il ne nous est pas possible pour l’instant d’établir si la tenue de ce congrès a

précipité le cours des événements à Ankara. En tout cas, quelques années plus tard, les

idéologues kémalistes, avec la complicité involontaire de la répression stalinienne, ont

réussi à faire oublier le mouvement culturel de Bakou.

C - Les sources occidentales du mouvement culturel kémaliste : la rencontre

entre l’anthropologie et le kémalisme

On a vu que l’apport historiographique des turcophones venus de l’empire russe

a lui-même pour origine, bien souvent, l’archéologie et la turcologie occidentales et

particulièrement russes; Thomsen, Radloff, Barthold en sont les représentants les plus

brillants et les plus cités. Mais l’influence européenne ne s’est pas seulement exercée

dans le domaine historiographique. A l’appui des allégations sur l’origine turque des

civilisations de l’Antiquité classique ou des autres langues du monde, il fallait recourir à

des arguments anthropologiques et linguistiques. Ces deux disciplines étaient à la mode

en Europe depuis le milieu du XIXe siècle. L’anthropologie raciale se développait

parallèlement à la préhistoire, science nouvelle elle aussi, tandis que les débats

philosophiques sur l’origine de l’homme et l’origine du langage se multipliaient.

1 L’Azerbaïdjan n’était d’ailleurs pas seul dans ce rôle de pionnier : la constitution de l’éphémère république tatare de Crimée (16 décembre 1917) prévoyait l’égalité de suffrages entre hommes et femmes; elle a été publiée en français dans le livre de D. SEÏDAMET, La Crimée. Passé, présent, revendications des Tatars de Crimée, Lausanne, 1921, pp. 114-117.

2 J. CASTAGNÉ, art. cité, p. 68.

4

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Il est facile de mesurer l’influence des anthropologues sur les intellectuels

kémalistes, par les références dont ils sont l’objet au cours des débats du congrès

d’histoire de 1932, ou dans les premiers ouvrages qui relèvent des thèses d’histoire. On

peut distinguer deux générations de savants dont les travaux ont eu un effet appréciable

en Turquie.

La première est celle de la fin du XIXe siècle, avec quatre personnalités qui ont

publié leur maître-ouvrage entre 1880 et 1890. Il s’agit de Deniker, Quatrefages de

Bréaud, Topinard et Villenoisy 1. Leurs livres et articles sont cités comme des ouvrages

de référence dans les bibliographies des auteurs de la génération suivante. Nul doute

qu’ils n’aient été lus en Turquie. Atatürk lui-même possède plusieurs titres de Topinard

et de Quatrefages dans sa bibliothèque 2.

La seconde génération est contemporaine des deux premiers congrès d’histoire

turque (1932 et 1937). C’est une impressionnante série de livres, cités par les

anthropologues turcs, qui comprend des ouvrages de Frets 3, Dixon (très abondamment

cité par ReÒit Galip au cours du congrès de 1932) 4, et un célèbre ouvrage d’Eugène

Pittard, Les races et l’histoire 5. Puis, dans une tranche chronologique très serrée (1928-

1937), on trouve des titres tels que Lehrbuch der Anthropologie de Rudolf Martin

(1928); Les races humaines et leur répartition, d’Alfred Haddon (1930); L’homme, races et coutumes de R. Verneau; Les races humaines de Lester et Millot; enfin, La race, les races, de Georges Montandon (1933) 6.

Enfin, on relève une importante série d’ouvrages anthropologiques portant sur le

monde turc 7. Mais de tous ces savants, c’est le suisse Eugène Pittard qui a le mieux su

1 J. DENIKER, Essai d’une classification des races humaines, Paris, 1889; J.L.A. de QUATREFAGES DE BRÉAU, Histoire générale des races humaines, Paris, 1889; P. TOPINARD, “De la notion de race en

anthropologie”, Revue Anthropologique, 2e série, II, 1879; L’homme dans la nature, Paris, 1891; Eléments d’anthropologie générale, Paris, 1885; F. de VILLENOISY, Origine des premières races ariennes de l’Europe, Paris, 1894.

2 Atatürk’ün Özel Kütüphanesi’nin Katalofiu, 1973, notices n° 2090 et 2093.3 Heredity of Cephalic Index in Man, S’Gravenhage, 1924.4 Roland B. DIXON, The Racial History of Man, New York et Londres, 1923.5 Coll. “L’Evolution de l’Humanité”, 1924.6 Ce dernier auteur offre un bon exemple des dangereux débouchés que l’époque offrait aux

anthropologues; outre La race, les races, mise au point d’ethnologie somatique (Paris, 1933), il a prétendu définir L’ethnie française (Paris, 1935), et a glissé dans l’antisémitisme en 1940 avec Comment reconnaître et expliquer le juif ? (Paris, [1940]).

7 ELISEEF, “Notes anthropologiques sur les habitants de l’Asie mineure”, Bulletin de la Société nationale de Moscou, t. LXVIII et LXXI; A.A. IVANOVSKY, “Les Turkmènes et les Turcs d’après les recherches crâniométriques”, Bulletin de la Société des Amis des Sciences Naturelles, Moscou, 1891; JOYCE, “Physical Anthropology of Chinese Turkestan”, in Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, Londres, XLII, 1912. NURETTIN et al., Notes anthropologiques sur la race turque, Constantinople, 1927.

5

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

gagner la faveur des kémalistes. Il a acquis du prestige par la rédaction du volume Les races et l’histoire de la collection “L’Evolution de l’Humanité”. Il est célèbre dans les

milieux universitaires; ses cours à l’université de Genève, dont il fut recteur, sont suivi

par un très nombreux public, et ses écrits ne se limitent pas aux revues savantes : il est

sollicité aussi par les quotidiens 1. Il milite pour que l’anthropologie sorte du ghetto

scientifique et soit enseignée comme les autres disciplines. Il fait voter à l’unanimité, au

congrès d’anthropologie d’Amsterdam de 1927, une résolution dans ce sens. Sous son

influence, le congrès du Portugal (1930) demande que l’anthropologie soit intégrée dans

les études de médecine, et celui de Bruxelles (1935) veut l’étendre à l’enseignement

secondaire.

Les arguments d’Eugène Pittard reflètent bien l’air du temps :

“Une meilleure connaissance de la machine humaine - dissemblable selon les types - permet

d’entrevoir d’heureuses adaptations au travail industriel, à la vie scolaire, à l’orientation

professionnelle (...). L’anthropologie est capable d’apporter, dans le désarroi actuel, beaucoup

d’ordre (...). La politique de l’avenir devra être basée sur l’anthropologie 2.”

Dans Les races et l’histoire, il évoque à plusieurs reprises la nécessité de créer

une nouvelle science, l’eugénique :

“Dans le désarroi social où nous vivons, des problèmes extrêmement importants pour l’avenir

des races européennes doivent solliciter nos interventions scientifiques (...). L’eugénique sans

bases anthropologiques travaillera certainement à tâtons 3.”

On ne doit pas conclure de ces citations que Pittard ait été un théoricien du

racisme; dans son livre, il met en garde aussi contre les excès que l’anthropologie et

l’étude des races pourraient entraîner. De tels propos sont très répandus, même sous la

plume des savants les plus prestigieux. Ainsi, le célèbre historien Camille Jullian, dont

Pittard cite ces phrases caractéristiques :

“La question de la race, de quelque manière qu’on arrive à la résoudre, est la question la plus

importante de l’Histoire des peuples. On peut dire que nous ne racontons cette histoire que pour

arriver à résoudre cette question de la race 4.”

1 Cf J. COMAS, “Pittard et l’enseignement de l’anthropologie”, in Mélanges E. Pittard, Brive-la-Gaillarde, 1957; et ∑.A. KANSU, “Trente-deux ans d’anthropologie et préhistoire en Turquie”, id., ibid., pp. 181-186.

2 J. COMAS, o.c.3 id., ibid.4 Introduction à l’ouvrage de G. DOTTIN, Les anciens peuples de l’Europe, Paris, 1916.

6

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Ces assertions font cependant frémir lorsqu’on sait ce qui s’est passé, et ce qui

se passe encore “pour résoudre cette question”. Malgré les mises en garde de Pittard lui-

même, on peut puiser dans ses écrits des phrases, des paragraphes isolés pouvant

appuyer des théories racistes.

Si une bonne partie de l’entourage d’Atatürk a été attirée par les écrits de Pittard,

c’est aussi et surtout en raison de sa bonne connaissance du monde turc. D’ailleurs,

outre les titres purement anthropologiques sur la question, Pittard a fait paraître en 1931

un récit de voyage en Turquie qui cherche explicitement à corriger la mauvaise image

des Turcs en Europe 1. La rencontre entre Pittard et les kémalistes n’est donc pas

étonnante. Les premiers contacts ont lieu en 1935 avec AyÒe Afetinan (ou Afet |nan),

fille adoptive d’Atatürk et personnage-clé de l’anthropologie turque. Il deviendra très

vite un maître à penser, puisqu’il est président d’honneur du deuxième congrès

d’histoire turque (Istanbul, 1937), et c’est sous sa direction qu’Afetinan effectue sa

thèse en anthropologie, soutenue à Genève en 1939 2.

L’influence de Pittard s’explique aisément; il ouvre des perspectives de

recherches à ceux qui voudraient démontrer que des vagues migratoires turques ont

envahi l’Eurasie (notamment l’Anatolie) et ont fait progresser toutes les civilisations du

néolithique :

“Un fait ethnique d’une importance considérable intervient avant même le début du

néolithique (...) : l’apparition d’une population brachycéphale. (...) Cet homme nouveau,

réellement inconnu en Europe à l’âge de la pierre taillée, est-il venu d’un continent voisin ?

L’Asie, en tout cas, se présente tout naturellement à notre pensée, à cause de son grand bloc

brachycéphalique, et à cause de sa proximité géographique 3.”

Migration de peuples brachycéphales : l’essentiel des idées de la “réforme de

l’histoire” tient dans ces mots. Elles sont reprises par les savants turcs, et mises au

service de la réhabilitation globale de leur peuple. C’est d’ailleurs dans la Revue Turque d’Anthropologie que Pittard encourage directement ceux qui voudraient prouver

1 E. PITTARD, A travers l’Asie-Mineure. Le visage nouveau de la Turquie, Paris, 1931 (cf la dédicace, pp.7-8). Voir aussi Les peuples des Balkans. Esquisse anthropologique, Genève et Paris, 1904, 1920.

2 AFET |NAN, L’Anatolie, le pays de la “race” turque. Recherches sur les caractères anthropologiques des populations de la Turquie (enquête sur 64 000 individus). Préface d’Eugène PITTARD, Genève, 1941.

3 E. PITTARD, Les races et l’histoire, Paris, 1924, p. 90.

7

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

l’origine turque de certains peuples, comme les Etrusques, et réitère le souhait déjà

exprimé en 1924 dans la préface de Les races et l’histoire :

“On sait que l’origine des Etrusques est aussi inconnue. On fait d’eux volontiers des Lydiens

(...) 1. Les documents font encore défaut pour ce qui concerne l’anthropologie. Il faudrait

entreprendre une étude détaillée des populations occupant aujourd’hui les territoires de

l’ancienne Lydie. On pourrait faire des rapprochements avec l’Etrurie actuelle (...). De plus en

plus, une étude d’ensemble des éléments anthropologiques de l’Asie antérieure s’impose. Il

faudrait pouvoir l’inaugurer sur une vaste échelle.”

“Les recherches futures en Asie mineure montreront peut-être la présence de deux races

mêlées, dans des proportions très différentes (...). A la condition toutefois que les recherches

soient menées sur une très large échelle. Il faut espérer que la nouvelle Turquie, qui est en train

de s’élaborer, s’intéressera à cette analyse de ses éléments ethniques 2.”

C’est là l’inspiration directe des recherches d’Afetinan. Le souhait de Pittard a,

en effet, été exaucé par Ankara. La première étape en fut la création, en 1933, d’une

chaire indépendante d’anthropologie à Ankara, rattachée à la faculté des lettres,

préparant à la licence et au doctorat. Le pouvoir kémaliste a permis à E. Pittard de voir

se réaliser l’enquête à grande échelle qu’il souhaitait dès 1924. C’est en 1936

qu’Afetinan exprime le souhait de la mettre à bien; elle reçoit l’appui de son père

adoptif et de l’ensemble des autorités de l’Etat. Des premières expériences de mesures

anthropologiques sont faites au printemps 1937 sur 200 femmes turques. Le projet

reçoit dès lors l’appui du ministère de la santé.

La Turquie fut dirigée en dix régions, et dix équipes furent pourvues

d'instruments de mesures et dotées de médecins et d’infirmiers. Du 10 au 19 juin 1937

le docteur ∑.A. Kansu leur dispensa des cours de méthodologie au laboratoire

d’anthropologie de la Faculté d’Ankara 3. Chaque équipe se mit au travail de juin à

décembre 1937, et traita six à huit mille cas. La mise au point des plans et méthodes de

travail avait été faite en collaboration avec E. Pittard, en suivant les principes élaborés

par Topinard et Deniker.

1 La Lydie correspond à la partie centrale de la côte ouest de l’Anatolie, autour d’Izmir.2 Respectivement, “Contribution à l’étude anthropologique des Turcs d’Asie mineure”, Revue

Turque d'Anthropologie, n° 8, 1928; et Les races et l’histoire, p. 399. Le premier texte est cité par ∑.A. KANSU, “Trente-deux ans d’anthropologie et de préhistoire en Turquie”, in Mélanges Eugène Pittard, Brive-la-Gaillarde, 1957, p. 182.

3 Ces cours furent par la suite édités par le ministère de la Santé, en forme de guide pour la recherche anthropométrique.

8

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Cette enquête, peut-être unique en son genre, a abouti à la thèse de doctorat

d’Afetinan. Mais, alors qu’elle était conçue comme le point de départ d’une nouvelle

perception des problèmes de société, elle a été plutôt un point d’aboutissement, en

impasse, des conceptions kémalistes de l’historiographie. De telles conceptions, en

effet, ne pouvaient aboutir, en raison de leurs excès même, à des travaux scientifiques

sérieux. En revanche, leur postérité a été bien plus grande dans le domaine de la

vulgarisation, et les esprits en ont été imprégnés par des voies telles que la littérature

scolaire ou, à un niveau supérieur, par les revues culturelles de l’époque.

D - La réorganisation de la recherche historique

On peut revenir à la synthèse faite par ReÒit Saffet en 1930 pour apprécier la

profondeur de la rencontre entre la “nouvelle histoire” et le kémalisme, qui est présenté

comme le point d’aboutissement de toute l’histoire turque. Point de vue capital, car

c’est ainsi que sera présentée l’évolution dans les manuels scolaires des décennies

suivantes, dans lesquels Mustafa Kemal, non seulement scèle une évolution de vingt

siècles, mais encore donne tout son sens au passé. Il s’agit d’un éclairage nouveau du

récit historique, un “sens de l’histoire” qui, à son tour, fait que l’étude du passé ainsi

revu est une tâche nécessaire pour comprendre le kémalisme, une tâche patriotique et

sacrée.

“C'est avec le Grand Gâzi, que, depuis l'époque la plus reculée, depuis 20 siècles que son

histoire est connue, le turkisme entre dans sa phase de pleine conscience (...) 1.”

“(...) le nouvel Etat fondé par le Gâzi considère que cette nation qui avait donné dans

l'histoire d'aussi évidentes preuves d'énergie, de culture et d'intelligence, et qui avait jeté les

bases des civilisations pélasgienne, étrusque, chaldéenne, égyptienne et chinoise, tel que le

reconnaît aujourd'hui la science, ne méritait pas de subir plus longtemps l'empreinte de

civilisations usées comme celles que lui avait léguées ou imposées certaines dynasties

dégénérées; que cette nation, dont la langue, une des premières parlées sur la plus grande

étendue du globe, possédait tous les éléments d'une langue vraiment souple et moderne (...) 2.”

Là encore, on voit apparaître ou se confirmer des stéréotypes, et surtout des

procédés d’énonciation annonçant la littérature historique officielle postérieure. Par

exemple, l’invocation de “la science”, en un faux argument d’autorité, puisque rien en

fait ne vient étayer les propos de l’auteur. On peut constater que, dès 1930, avant que les

1 Rechid Saffet [ATABINEN], Les Türk-Odjaghis, p. 25.2 Rechid Saffet, o.c., pp. 26-28.

9

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

nouvelles thèses d’histoire ne soient entérinées par les manuels kémalistes (1931) et par

le premier congrès d’histoire (1932), et avant que les thèses de la “théorie solaire de la

langue” ne fassent l’objet de communications “scientifiques” (1936), tout est formulé

dans cet opuscule qui émane des Foyers turcs, institution influente, mais officieuse; la

théorie de l’antécédence absolue des Turcs et de leur langue, de leur rôle civilisateur

grâce à leurs migrations préhistoriques, est formulée avant que le kémalisme ne s’en

empare officiellement.

La conclusion de la brochure de ReÒit Saffet est très explicite quant à la filiation

proclamée entre le mouvement kémaliste et les civilisations turques du passé. Il est

clairement dit que cette révolution n’est pas une copie de l’Occident, mais un retour aux

sources, et c’est l’une des idées les plus importantes du discours scolaire :

“(...) la suppression du Khalifat, l'établissement du régime républicain, l'adoption du code

civil et de tout le système de législation européenne, la laïcisation de l'Etat et de l'enseignement,

l'emploi des caractères latins, le port du chapeau, le rejet du voile, la prochaine application du

système électoral à un degré, du droit de suffrage et d'éligibilité des femmes, toutes mesures qui

paraissent prématurées ou incompréhensibles à ceux qui ne connaissent pas à fond l'âme

nationale, mais qui ont réussi ou réussiront parce qu'elles cadrent avec la mentalité et l'âme

traditionnelle des Turks 1.”

1 - D’une génération à l’autre

Un an après la publication de l’opuscule de ReÒit Saffet est fondée la Société de

recherches sur l’histoire turque (Türk Tarihi Tetkik Cemiyeti, TTTC), qui remplace les

Foyers turcs. ReÒit Saffet en est l'un des fondateurs; Yusuf Akçura en fait partie

également; par sa personne, c’est tout le point de vue des nationalistes tatars sur

l’histoire et le turquisme qui se maintient dans le pouvoir culturel kémaliste 2. La

concrétisation de toutes les idées exposées dans Les Türk-Odjaghis va commencer : les

vues historiques définies par les Foyers turcs reçoivent des moyens étatiques qui vont

leur permettre de pénétrer en profondeur et durablement la société.

La différence essentielle entre les Foyers turcs et la TTTC est qu’il s’agit

désormais d’un discours officiel, s’exprimant au cours de congrès organisés par l’Etat et

dans des manuels scolaires utilisés dans un cadre institutionnel bien défini. Le discours

1 id., ibid., p. 29.2 Cf U. |FIDEMIR, Cumhuriyetin 50. yılında Türk Tarih Kurumu, Ankara, TTK Basımevi, 1973,

pp. 7-10.

0

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

historiographique antérieur ne pouvait se propager que dans des milieux restreints :

cercles universitaires, cours réservés à des étudiants peu nombreux. Lorsqu’en 1910

avaient été créés les lycées, leur organisation et leurs programmes avaient été

directement inspirés du modèle français. Aussi, un vingtième seulement du programme

d’histoire concernait l’histoire turque. Même en 1932-1933, le manuel pour écoles

primaires d’Emin Ali ne tenait compte de l’histoire turque qu’après la prise de

Constantinople (1453); l’Antiquité, le Moyen-Age étaient présentés comme dans les

manuels occidentaux 1. La fondation de la TTTC va permettre la diffusion massive des

nouvelles conceptions historiques.

Le processus de transformation des Foyers turcs en une société de recherche

étatique a été notamment décrit, en Turquie, par Ulufi |fidemir d’un point de vue

officiel, et, d’un point de vue scientifique, par Füsun Üstel et BüÒra Ersanlı-Behar 2. Les

Foyers turcs, à l’époque kémaliste, ont joué de multiples rôles 3; il importe surtout, ici,

d’insister sur leur fonction de transmission des conceptions historiographiques entre la

génération de Necip Asım et celle des dirigeants kémalistes. Il existe une solide

continuité, par-delà la première guerre mondiale, assurée par les Foyers turcs et son

organe, Türk Yurdu. Mais la continuité est due aussi à des facteurs personnels.

En effet, si Ziya Gökalp meurt dès le début de la république (1924), Yusuf

Akçura ne disparaîtra qu’en 1935, après avoir participé à la fondation de la TTTC et

présidé le premier congrès d’histoire turque; il n’a que cinquante ans en 1930, et fait

partie d’une génération qui assure parfaitement la transition entre deux âges : Ahmet

Afiaofilu a 61 ans, et dans les Foyers turcs militent des personnages comme ReÒit Galip

(qui incarne la tendance populiste de cette institution), Hasan Cemil Çambel, Sadri

Maksudi [Arsal], l’anthropologue ReÒit Tankut; ils ont, en 1930, entre 37 et 52 ans. Ils

étaient jeunes au moment de la création des Foyers et ont eu le temps d’y faire carrière.

Cette “génération des Foyers” va transmettre l’héritage intellectuel des Jeunes Turcs

aux jeunes kémalistes comme l’anthropologue ∑evket Aziz Kansu (né en 1903), ou

l’historienne Afetinan, née en 1908. Sadri Maksudi, qui fut dirigeant de l’éphémère

république de l’Idil-Oural (1917-1918), incarne également un épisode de la lutte

nationale des turco-tatars de Russie plus récent, par rapport à l’expérience de Y. Akçura

ou d’A. Afiaofilu.

1 EMIN ALI, Türk Çocuklarına Tarih Dersleri. Sınıf 5, Istanbul, 1932-1933, 144 p.2 U. |FIDEMIR, o.c., 1973; F. ÜSTEL, Türk Ocakları (1912-1931), thèse de doctorat, Ankara, 1986;

B. ERSANLI-BEHAR, o.c., Istanbul, 1992.3 Voir F. GEORGEON, “Les Foyers Turcs à l’époque kémaliste (1923-1931)”, TRET, XIV, 1982,

pp. 168-215.

1

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

La génération des quadragénaires et quinquagénaires, qui est aussi celle de

Mustafa Kemal, est influente à la fois sur les plans intellectuel et politique; Akçura et

Afiaofilu sont proches du gouvernement. Quelques-uns sont des universitaires

renommés, comme les juristes Sadri Maksudi et Yusuf Ziya, ou les historiens Yusuf

Akçura et ∑emseddin [Günaltay] 1; on compte des muséographes (Halil Ethem, Hamit

Zübeyr); beaucoup sont députés (Samih Rifat, Y. Akçura, ReÒit Galip, Hasan Cemil,

∑emsettin, Vasif, |smail Hakkı). Dès avant la fondation de la TTTC, ces personnages

forment un pouvoir culturel. Beaucoup d’entre eux ont publié des ouvrages ou des

articles; ∑emseddin est l’auteur d’une Histoire de l’islam (1922) et d’une Histoire des Turcs (1922-1924) publiée par le ministère de l’Education 2. La production de Yusuf

Akçura est importante, notamment avec son “Année turque”, gros annuaire paru en

1928, dont près de deux cents pages étaient consacrées à l’histoire du monde turc et du

turquisme 3. Les Foyers turcs ont leur propre maison d’édition, et ont publié des travaux

de Sadri Maksudi (un volumineux “Pour la langue turque”) 4, et de Hasan Cemil Çambel

sur Fichte et ses discours 5. Halil Ethem, directeur du Musée d’Istanbul, écrit depuis

1910 au moins des ouvrages de muséographie, d’histoire, d’archéologie, d’histoire de

l’art, dont certains sont traduits en français et en allemand.

En résumé, la transmission de l’héritage historiographique de la fin du XIXe

siècle est parfaitement assurée par des hommes qui ont eu des expériences diverses et

riches, et se fait par les relations personnelles que les Foyers turcs permettaient

d’entretenir, et par des publications qui maintenaient en vie les idées germées un demi-

siècle plus tôt.

2 - La formation du discours kémaliste et l’étatisation de l’histoire

Le processus de création des nouvelles institutions historiographiques d’Etat a

lui-même donné lieu à un récit officiel stéréotypé, dont on trouve les éléments essentiels

dans l’introduction du volume des actes du deuxième congrès d’histoire (1937) 6, et qui

1 Ce dernier (1883-1961) sera premier ministre en 1949.2 ∑EMSETTIN [Günaltay], Mufassal Türk Tarihi, Istanbul, 1338-1340 [1922-1924], 5 vol. 3 Türk Yılı, Istanbul, 1928, 654 p. L’idée d’un annuaire résumant toutes les connaissances

disponibles sur le monde turc a été reprise en 1976 par le TKAE (Institut de recherches sur la culture turque) qui a réalisé un “Manuel du monde turc” (Türk Dünyası El Kitabı), réédité en 1992. Sur Türk Yılı, cf F. GEORGEON, Aux origines du nationalisme turc, Yusuf Akçura, 1980, p. 83.

4 Türk Dili |çin, Ankara, Türk Ocakları Merkez Heyeti Matbaası, 1930.5 Fichte ve Fichte’nin Hitabeleri, Ankara, Türk Ocakları Merkez Heyeti Matbaası, 1927. On

connaît l’influence du Discours à la nation allemande sur les Jeunes-Turcs, puis sur le parti Baas.6 |kinci Türk Tarih Kongresi [Second congrès turc d’histoire, Istanbul, 20-25 septembre 1937],

Istanbul, 1943, pp. xxxii-xxxv.

2

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

a été développé à plusieurs reprises par Ulufi |fidemir 1. Cette histoire officielle du TTK

commence généralement par des considérations sur l’importance donnée par Atatürk à

l’histoire; voici, selon l’article “Atatürk” de l’|slâm Ansiklopedisi, les motivations du

Gazi :

“[D’après Atatürk], l’histoire nationale devait constituer l’aspect moral du combat pour

l’indépendance. En effet, comme nos territoires, le passé de la nation turque, sa personnalité

civilisatrice et ses valeurs humaines avaient été victimes d’une invasion du fait que les Turcs

avaient adopté l’islam. Les grandes actions qu’ils avaient accomplies étaient mentionnées

comme étant l’œuvre des Musulmans. De plus, par suite des rapports historiques très tendus

entre les Turcs et les Européens, régnaient dans la littérature mondiale des conceptions qui

étaient le produit de la haine et du ressentiment envers les Turcs. Jusqu’à un passé récent, le

monde croyait que les Turcs appartenaient à la race jaune et à un type d’homme très arriéré par

rapport aux Occidentaux. On prétendait que les Turcs n’étaient que des soldats et des

destructeurs, qu’ils n’avaient aucune aptitude à la civilisation et que loin d’avoir créé, ils avaient

détruit beaucoup de civilisations.

De plus, plusieurs Etats européens, invoquant le témoignage de l’histoire, prétendaient que

leur appartenaient même les territoires sur lesquels les Turcs vivaient depuis des siècles et où ils

avaient mis au jour des œuvres de civilisation. A la fin de la première guerre mondiale, ces

prétentions avaient constitué un prétexte pour réclamer le partage du territoire turc 2.”

C’est un texte très parlant, car il définit bien les trois axes sur lesquels le

discours historique kémaliste va s’organiser : l’islam est considéré comme un vernis

recouvrant la vraie culture turque; la “haine et le ressentiment” des Occidentaux

nécessite la création d’une image rectifiée des Turcs; enfin, le discours va être en partie

basé sur la justification de la présence turque en Anatolie, à cause des prétentions de

“plusieurs Etats européens”. Les “rapports historiques très tendus” entre Turcs et

Européens sont explicitement évoqués; il s’agit bien, en conséquence, d’un discours

historique bâti sur la tension : tension envers l’islam, envers l’Europe, envers les Grecs

surtout. C’est ainsi que l’ensemble de la nouvelle historiographie turque va être le

produit d’une situation géopolitique bien précise, celle qui prévalait au moment de son

élaboration : passage d’une situation impériale à un repli sur un territoire restreint,

1 U. |FIDEMIR, o.c., et, du même auteur, “Türk Tarih Kurumunun kısa tarihi”, Ülkü, I, n° 75, oct. 1944. Voir aussi l’important ouvrage de Fahri ÇOKER, Türk Tarih Kurumu. KuruluÒ Amacı ve ÇalıÒmaları, Ankara, 1983.

2 U. |fiDEMIR et al., “Atatürk”, |slâm Ansiklopedisi, Ankara, 1946, vol. 1, pp. 786-788. Cet extrait

provient de la traduction intégrale de l’article par René GIRAUD, publiée à l’occasion du 25e anniversaire de la mort d’Atatürk, sous le titre Atatürk, Ankara, Commission nationale turque pour l’UNESCO, 1963, pp. 201-202.

3

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

menace de partage de ce dernier bastion, fondée sur un dénigrement généralisé, rupture

avec le monde arabe à cause de l’alliance entre celui-ci et les Alliés au cours de la

guerre, et à cause de la naissance du nationalisme arabe.

Nous verrons que, durant les décennies suivantes et jusqu’à aujourd’hui, les

introductions des ouvrages scolaires reposent toujours sur cette même scénographie; de

plus, l’intérêt primordial manifesté par Atatürk pour l’histoire reste, explicitement, une

des principales justifications à la nécessité d’apprendre l’histoire 1.

Par la plume de la fille adoptive d’Atatürk, Afetinan, le récit officiel décrit ainsi

la naissance de la “réforme de l’histoire” :

“En 1928, un manuel français de géographie affirmait que les Turcs appartenaient à la race

jaune et que, dans l’esprit des Européens, il s’agissait d’un genre humain de seconde catégorie.

Je montrai cela [à Atatürk]. ‘Est-ce ainsi ?’ demandai-je.

‘Non, c’est impossible; occupons-nous de cette question. Et toi, mets-toi au travail’, dit-il 2.”

Cette injonction est aussitôt suivie d’effet. Afetinan, qui n’a que 22 ans,

enseigne l’histoire à l’Ecole normale de musique d’Ankara; mais, forte de son prestige

et de sa fonction de représentante directe d’Atatürk dans certaines circonstances, elle

ouvre, le 26 avril 1930, la sixième assemblée des Foyers turcs par un discours qui

restera dans l’histoire 3. Elle choisit de s’appuyer sur les articles 2 et 3 des statuts des

Foyers turcs pour introduire ses idées (qui sont celles d’Atatürk, personne n’en doute)

sur l’importance de l’histoire. L’article 2 prescrit que “le but des Foyers turcs est le

renforcement de l’esprit national”.

“D’après moi, dit Afetinan, l’astre le plus brillant qui permette d’éclairer cet objectif, qui fera

connaître l’origine, le degré de civilisation, la grandeur des Turcs, c’est l’histoire 4.”

Passant à l’article 3, d’après lequel “la république [est conforme] aux idées de

nation, de civilisation moderne et de populisme”, et que “les Foyers turcs combattent

pour la propagation de ces idées, dans les domaines de la science, de la culture et de la

sociologie”, Afetinan ajoute :

1 Voir le chapitre 8. 2 AFETINAN, “Atatürk ve Tarih Tezi”, Belleten, III, 1939, pp. 243-246; cité par U. |fiDEMIR, o.c., p.

3.3 Texte intégral dans U. |fiDEMIR, o.c., pp. 67-71. On y trouvera également les interventions de

Sadri Maksudi et ReÒit Galip lors de la même assemblée, pp. 73-79.4 Afetinan, in U. |FIDEMIR, o.c., p. 67.

4

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“La condition pour garantir la réalisation de ce but, c’est la connaissance de la vraie histoire

des Turcs.”

L’oratrice lance alors une formule qui demeurera célèbre :

“Il existe une vérité supérieure : le Turc, c’est la civilisation, le Turc, c’est l’histoire.”

Mettant en relation sa démarche de recherche historique avec sa tâche

d’enseignante et “le devoir qui [lui] incombe envers les enfants turcs”, elle expose

ensuite les grands axes de ce qui sera développé dans les publications historiques

officielles. Il s’agit d’une reprise de ce qu’a déjà exprimé ReÒit Saffet en 1929, et qui fut

publié dans sa brochure de 1930. Le discours d’Afetinan n’est rien d’autre que l’exposé

des “thèses d’histoire” : ancienneté de l’histoire turque, immensité de son champ,

idéalisation de l’Asie centrale en même temps que des Hittites, perçus comme les plus

anciens Turcs d’Anatolie; caractère particulièrement brillant de la civilisation turque,

qui a donné naissance aux grandes cultures de l’Antiquité classique, grecque et même

romaine grâce aux Etrusques.

Le discours d’Afetinan est suivi des exposés de Sadri Maksudi et de ReÒit Galip.

Le premier reprend, en l’amplifiant, la formule proposée par Afetinan, “le Turc, c’est la

civilisation, le Turc, c’est l’histoire”. Il énonce les bases d’un grand présupposé qui va

beaucoup servir dans les manuels scolaires ultérieurs; en effet, cette formule est

tellement prise au mot par Sadri Maksudi que, après lui, la plupart des historiens

officiels vont qualifier de turque toute civilisation brillante (telle civilisation est

brillante, donc elle est turque), idéaliser les anciennes cultures turques (telle culture est

turque, donc elle est brillante), et toujours mettre l’accent sur l’ancienneté du passé turc.

La formule de 1930 continue de vivre dans les manuels scolaires et le discours

académique.

Parmi les procédés utilisés, on note l’emploi fréquent du possessif qui crée un

lien d’association entre le sujet du discours, le destinateur et les destinataires; une

phrase d’Afetinan est particulièrement riche à cet égard :

“Ces Turcs [les Achéens] créèrent une confédération avec nos Etrusques - c’est-à-dire nos

ancêtres - qui avaient fondé un Etat puissant en Anatolie, qui est aujourd’hui notre patrie 1.”

Les trois orateurs, pour étayer leurs assertions, s’appuient constamment sur des

auteurs occidentaux, comme Raphaël Pumpely, Aurel Stein, Gustave Glotz, Henri Berr,

François Lenormant, etc. Il s’agit d’interprétations très orientées des propos de ces

1 Afetinan, in U. |fiDEMIR, o.c., p. 68.

5

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

auteurs, mais ce qui importe, c’est leur utilisation en une forme d’argument d’autorité :

sous la plume d’un occidental, un discours sur la grandeur des Turcs a du poids; sous

celle d’un Turc, elle n’en aurait aucun. Le procédé n’est pas nouveau, il date de

l’époque de Léon Cahun, et sera, lui aussi, utilisé avec constance dans le discours des

décennies ultérieures.

Quelques mots-clés déjà relevés dans le discours antérieur, chez Necip Asım par

exemple, réapparaissent chez Sadri Maksudi; le cas le plus net est celui du mot “service

[rendu]”, hizmet, dans une phrase qu’on retrouvera presque inchangée dans les

instructions officielles de 1948 ou de 1987 :

“La race turque, qui a eu tellement d’influence dans l’histoire de l’humanité, est une race qui

a fait progresser la civilisation [medeniyetin ilerlemesine hizmet etmiÒ] 1.”

Dans ces trois exposés du 26 avril 1930, l’ensemble des présupposés, des

procédés discursifs, des mots-clés du discours historique scolaire turc sont en place.

Cette époque constitue bien une scénographie, situation dans laquelle l’archive “suppose une inscription dans un univers conflictuel tissé d’autres discours, la stabilité

du rituel, la répétition dans le surgissement d’une énonciation exemplaire 2.” Cette

scénographie comporte sa deixis instituée (les conditions de production du discours,

qui, ici, correspondent à la révolution kémaliste, mais aussi, plus généralement, la

situation géopolitique décrite plus haut et à un dénigrement général du fait turc), et sa

deixis fondatrice, “situations d’énonciation antérieures dont la deixis actuelle se donne

pour la répétition et dont elle tire pour une bonne part sa légitimité 3”; elle a ici une

dimension particulièrement vaste sur le plan de sa chronographie (l’Antiquité), et de sa

topographie (l’aire eurasienne). La scénographie mise en place en 1929-1930, dans ces

quelques textes, restera valable, grosso modo, pour l’ensemble du discours historique

académique et scolaire des soixante années suivantes.

Les manuels scolaires eux-même offrent de multiples signes de la validité

actuelle de la scénographie définie en 1929-1930. Le discours académique officiel

continue d’assumer cet héritage. Le simple fait que les interventions d’Afetinan, de

Sadri Maksudi et de ReÒit Galip soient reproduites sans commentaire, sans recul ni

critique dans l’ouvrage d’U. |fidemir (qui fut président du Türk Tarih Kurumu) en 1973,

1 Sadri Maksudi, in U. |fiDEMIR, o.c., p. 75. Cf |lk Okul Programı, 1948, p. 124, paragraphe 4, ainsi que “Orta Öfiretim Kurumları Tarih Programı”, Efiitim, 3, 1993, pp. 36-37, paragraphe 1. Ces textes sont traduits et commentés dans le chapitre 8, I : “Les buts assignés à l’enseignement de l’histoire”.

2 D. MAINGUENEAU, L’analyse de discours, Paris, 1991, p. 112.3 D. MAINGUENEAU, o.c., pp. 113-114.

6

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

indique assez bien le caractère fondateur de cette époque. Sauf de 1950 à 1960, tous les

régimes turcs se sont réclamés ouvertement d’Atatürk; leur discours, en conséquence,

doit s’appuyer sur la deixis qui s’est formée autour de 1930. L’intervention personnelle

d’Atatürk dans ce processus renforce encore son caractère sacré, et en fait un élément

central du dogme.

Le résultat de la journée du 26 mars 1930 sera une étatisation très rapide de la

recherche historique. Chacun des orateurs conclut, à la fin de son exposé, à la nécessité

de faire connaître cette brillante histoire; un nouveau rôle est dévolu aux Foyers turcs,

celui d’entreprendre des recherches historiques. Très vite est décidée la création d’une

commission des Foyers turcs pour les recherches historiques (Türk Ocakları Türk Tarih Tetkik Heyeti), qui se réunit le 4 juin 1930, et dont la composition ne laisse aucun doute

sur sa dépendance envers Atatürk. En effet, son président est Mehmet Tevfik

[Bıyıklıofilu], secrétaire général de la Présidence de la République. Akçura en est le

vice-président, et ReÒit Galip, secrétaire général, représente la tendance populiste des

Foyers turcs 1. Parmi les membres, on compte le ministre de l’Education nationale lui-

même, Vasıf Çınar, ainsi que Sadri Maksudi. L’importante composante tatare de cette

équipe va caractériser le processus d’élaboration de l’historiographie jusqu’au bout.

D’autre part, la présence du ministre de l’Education indique assez l’importance qu’on

donne, dans cette commission, à la transmission du savoir, comme Afetinan l’avait

d’ailleurs souligné dans son intervention du 26 mars.

1 Türk Tarihi Hakkında Mütalâalar, Ankara, Türk Ocakları Matbaası, 1930, cité par U. |fiDEMIR, o.c., p. 4. Sur ReÒit Galip et les populistes, voir F. GEORGEON, “Les Foyers Turcs à l’époque kémaliste (1923-1931)”, TRET, XIV, 1982, pp. 168-215.

7

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

IV - LES THÈSES D’HISTOIRE ET LES TRAVAUX LINGUISTIQUES

A - La “réforme de l’histoire”

1 - Les “Grandes lignes de l’histoire turque”

La première réalisation de la commission pour les recherches historiques est un

gros volume intitulé “Les grandes lignes de l’histoire turque” (Türk Tarihinin Ana Hatları), qui parut à la fin de 1930 1. Ce livre, signé collectivement par la commission,

tiré seulement à cent exemplaires et réservé à l’élite, est le premier exposé complet des

nouvelles thèses. Dans l’introduction, les auteurs constatent que, dans le monde, on

sous-estime le rôle des Turcs dans l’histoire, et désirent corriger cette perception.

L’ouvrage traite presque exclusivement de préhistoire et d’histoire ancienne. Il s’ouvre

sur des considérations sur l’univers, l’histoire, les races (41 p.). Le chapitre suivant,

base des “thèses d’histoire”, expose la notion de “mère-patrie” centre-asiatique, des

migrations qui, à partir de ce centre, ont permis aux Turcs de civiliser le reste du monde

(23 p.). Vient ensuite une série de chapitres consacrés à l’Antiquité en Chine, en Inde,

en Mésopotamie, en Egypte, en Anatolie, dans le bassin égéen, en Italie et en Iran (325

p.), où sont étudiées les conséquences bénéfiques de l’arrivée des Turcs. Le reste est

dévolu à l’histoire des Turcs, en Asie centrale (où l’on voit le premier exemple d’un

processus d’idéalisation systématique des anciens Turcs) (65 p.) et ailleurs; cinquante

pages seulement sont consacrées à l’histoire ottomane. L’essentiel de l’histoire des

Turcs, désormais, est celle de l’anavatan (la mère-patrie) d’où partent des migrations de

peuples “brachycéphales alpins” qui provoquent, sur toute la terre, le pas décisif de tous

les autres peuples vers la civilisation. Les Turcs sont vus comme ferment universel de

progrès au néolithique et dans l’Antiquité.

Pour mettre très vite ces idées à la portée d’un plus large public, un petit ouvrage

intitulé “partie introductive” (methal kısmı) a été publié en 1931, tiré à 30 000

exemplaires. L’opuscule comprenait aussi la traduction d’une conférence de Léon

Cahun, prononcée en 1873, sur des parentés linguistiques entre l’Europe et l’Asie

centrale 2. Malgré le titre, il ne s’agit pas de l’introduction de l’ouvrage de 1930, mais

d’un résumé exposant l’ensemble de ce qui constitue les thèses d’histoire.

1 Cf Semavi EYICE, “Atatürk’ün Büyük Bir Tarih Yazdırma TeÒebbüsü : Türk Tarihinin Ana Hatları”, Belleten, XXXII, 128, 1968, pp. 509-526. Pour une étude critique, voir B. ERSANLI-BEHAR, o.c.,

pp. 102-107; |smail BEÒIKÇI, Türk Tarih Tezi, GüneÒ-Dil Teorisi ve Kürt Sorunu, Ankara, Yurt, 2e édition, 1991, pp. 26-34.

2 Türk Tarihinin Ana Hatları. Methal Kısmı, Istanbul, Devlet Matbaası, 1931, 87 p., carte h.t.

8

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

2 - Les manuels scolaires de 1931

Le 15 avril 1931 a lieu un changement institutionnel important dans cette

bouillonnante période : la commission d’histoire, qui n’était qu’une excroissance des

Foyers turcs, est remplacée par la Türk Tarih Tetkik Cemiyeti (TTTC, Société de

recherches sur l’histoire turque). Les personnalités évoquées restent à leur poste; la

société est toujours présidée par le secrétaire général de la Présidence de la république,

et Yusuf Akçura en reste le vice-président; mais ce n’est pas un simple changement de

nom, car les Foyers turcs sont supprimés : c’est la fin d’une entreprise de deux

décennies, désormais remplacée par une institution directement prise en charge et

contrôlée par le régime. Mustafa Kemal se débarrasse d’une création encombrante, car

née en dehors du kémalisme et avant lui. C’est une étape dans la prise de contrôle totale

de la vie intellectuelle en Turquie. Le kémalisme (et Atatürk lui-même) sera désormais

directement producteur de discours historique.

Fait caractéristique, la première œuvre de la TTTC est la rédaction de nouveaux

manuels scolaires 1; cette priorité, et la célérité avec laquelle la tâche fut accomplie,

montrent l’importance qu’on leur accordait dans la mise en place de la “réforme de

l’histoire”. Ils sont directement inspirés des Grandes lignes de l’histoire turque et

rédigés par la même équipe, à laquelle s’adjoignent Baki bey, |smail Hakkı

[UzunçarÒılı], ∑emsi bey et surtout ReÒit Saffet. La rapidité de leur rédaction et de leur

mise en service est étonnante : le premier volume est présenté à Atatürk le 19 juillet

1931. Les quatre volumes sont prêts à la fin de juillet, et après des retouches

(notamment à propos de l’histoire de l’islam), ils sont mis en service à l’automne 1931 2.

Les manuels de 1931 expriment, ne serait-ce que dans leur forme et leur présen-

tation, l’importance qu’Atatürk accordait à l’enseignement des thèses d’histoire. Ces

ouvrages sont imprimés sur du beau papier, soigneusement reliés, et abondamment

illustrés. Les cartes sont particulièrement nombreuses et soignées et l’on sent dans ce

domaine l’influence allemande 3. Ce sont d’assez beaux livres de bibliothèque,

contrastant fortement avec la mauvaise qualité des livres scolaires postérieurs. Il est vrai

1 Cf B. ERSANLI-BEHAR, o.c., pp. 108-116; et |smail BEÒIKÇI, o.c., pp. 34-40.2 Cf U. |FIDEMIR, Cumhuriyetin 50. yılında Türk Tarih Kurumu, pp. 7-10.3 Quelques cartes sont imitées de celles d’un atlas historique scolaire très répandu en Allemagne

à l’époque (F.W. PUTZGERS, Historischer Schul-Atlas). Comparer les cartes n° 5, 6 et 7 du vol. II de la TTTC avec les éditions des années trente de cet atlas. Nous évoquerons aussi l’influence de J.F. Horrabin, auteur des cartes qui figurent dans les ouvrages historiques de H.G. Wells.

9

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

que les livres kémalistes s’adressaient à une élite sociale, l’enseignement en lycée et

même en collège ne n’étant pas démocratisé comme aujourd’hui 1.

Les thèses d’histoire exposées aux collégiens

En 1934, la collection pour lycées est suivie d’une série de deux volumes pour

collèges 2. Les thèses d’histoire vont se diffuser plus rapidement, d’autant qu’elles sont

exposées ensuite dans les manuels de 4e et 5e niveau pour écoles primaires 3. Le

discours historique scolaire sera analysé en détail dans les chapitres ultérieurs de ce

travail. Néanmoins, nous avons rassemblé ci-après quelques extraits du premier volume

du cours d’histoire de collège, pour faire sentir concrètement le contenu des thèses

d’histoire.

L’entrée de l’Homme dans l’Histoire.

[Ce chapitre contient des généralités sur les débuts de la vie, la préhistoire, l’histoire et la

race (ırk).]

“La race turque et la langue turque.

La race turque, créatrice des plus grands courants de l’Histoire, est celle qui a le mieux

conservé sa personnalité (...). Elle s’est beaucoup diffusée et s’est mélangée avec des races

voisines dans d’autres pays ou à ses frontières. Néanmoins, (...) la race turque n’a pas perdu ses

particularités. Au cours de la Préhistoire et de l’Histoire, les enfants de cette grande race, qui a

fondé des sociétés, des civilisations, des Etats, ont toujours maintenu efficacement leur union

avec la langue et la culture commune 4.”

Ce texte aurait pu aussi bien être écrit dans un manuel scolaire récent, si l’on

excepte le mot race qui n’est plus en usage actuellement. Le thème de la conservation

de la personnalité turque au cours des siècles est l’un des plus stables au cours des

décennies. On le retrouve largement à l’extérieur du monde scolaire, dans le discours

politique et la presse nationalistes, et même dans les mosquées. Nous verrons qu’il sert,

1 En 1930, il n’a été délivré que 18 000 diplômes de fin d’études primaires en Turquie. En 1950 encore, on comptait seulement 21 000 élèves en lycée et 65 000 en collège, contre respectivement un demi-million et plus d’un million en 1980, tandis que l’effectif des écoles primaires avait dépassé 5 millions (d’après B. WILLIAMSON, Education and Social Change in Egypt and Turkey. A Study in Historical Sociology, Londres, 1987, p. 143. Voir aussi les allocutions des ministres de l’Education dans les comptes rendus des différents Millî Efiitim ∑urası (congrès de l’Education nationale).

2 TTTC, Ortamektep için Tarih, 3 vol., Ankara, 1934-1939 (désormais Ortamektep I, 1934).3 [Anonyme], |lkokul Kitapları. Tarih, Istanbul, Devlet Basımevi, 1938, 2 vol.4 Ortamektep I, 1934, p. 20.

0

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

aujourd’hui, à affirmer l’indissociabilité de la turcité et de l’islam : les Turcs non

islamisés (Hongrois, Bulgares) ont perdu leur personnalité turque 1.

Aperçu général de la grande Histoire et civilisation turque.

[Ce chapitre s’ouvre sur une photo d’Atatürk accompagné de deux autres personnes et d’un

enfant qui regardent ensemble une carte du monde; les regards sont visiblement tournés sur

l’Asie centrale : Türk Anayurdu, la mère-patrie des Turcs.]

“La mère patrie des Turcs.”

“(...) Des milliers d’années avant l’Histoire, il y avait une vaste mer intérieure à la place des

steppes et déserts actuels. On l’appelle la Grande Mer Turque. Les premières civilisations ont

commencé à germer sur ses rivages 2.”

“Les grandes migrations et les civilisations.”

[Un changement climatique s’opère, les mers s’assèchent, des déserts de sable se forment].

“Voici les effets de ce changement sur les Turcs qui sont restés dans la mère-patrie :

- une partie de la race turque est contrainte d’adopter la vie nomade. Le nomadisme, dans

l’histoire turque, est une conséquence obligée du changement de climat.

- la transformation d’une partie de la patrie turque en steppe fit que les intérêts économiques

et humains de la race turque se divisèrent en deux, opposant nomades et citadins 3.”

“Les migrations vers le sud et l’est.”

“Les Turcs sont allés en Chine depuis au moins 7000 ans avant J.-C. et les œuvres qu’ils y

ont laissées nous enseignent qu’ils étaient dépositaires d’une civilisation très supérieure à celle

des Chinois. (...) Les purs Turcs, civilisés, très policés, ont fait progresser là-bas la civilisation et,

jusqu’aux derniers siècles, ont préservé une des plus importantes cultures de la terre.

[Une autre partie des migrants traverse l’Himalaya]. Là-bas, il n’y avait pas de civilisation

indigène, c’était encore la préhistoire, c’était plein de groupes d’hommes à peau noire

ressemblant à des troupeaux de singes. Les Turcs les repoussèrent vers le sud et fondèrent une

brillante civilisation dont les œuvres ont été découvertes à Mohendjo-Daro et à Harappa 4.”

“Les migrations vers l’ouest.”

1 C’est une idée qui présuppose que les Hongrois sont des Turcs, et qui fait peu de cas des Gagaouzes de Moldavie, chrétiens ayant conservé la langue turque.

2 Ortamektep I, 1934, p. 25.3 id., p. 26.4 id., p. 27.

1

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“[La route du nord, entre Oural et Caspienne, étant devenue marécageuse lors de la

déglaciation], une partie des Turcs s’en alla vers la Syrie, la Palestine, l’Egypte. Les Ibères

prirent la même route et, ayant conquis le nord de l’Afrique, passèrent en Espagne. Vers le nord,

le nord de la Mer noire, la région du Danube et de la Thrace furent occupées. Plus tard, une

partie d’entre eux s’établirent en Macédoine, en Thessalie et en Grèce. De nouveau, une partie

des Turcs vivant sur le Danube et en Thrace franchirent les Dardanelles et le Bosphore et

passèrent en Anatolie par l’Ouest 1.”

“Sumer, le Proche-Orient, les Hittites, l’Elam après les migrations.”

“Lorsque les Turcs arrivèrent en Mésopotamie, les rives [des fleuves] étaient complètement

marécageuses; (...) ce sont eux qui fondèrent une brillante civilisation en développant l’irrigation

par petits canaux. Ils avaient rapporté ces techniques de la mère-patrie. On appelle civilisation de

Sumer-Elam cette culture qui se caractérise par ses progrès dans la vie sociale et les beaux-arts,

fondée sur les rives du Tigre et de l’Euphrate et celles du Karka et du Karun 2.”

“L’Egypte.”

“Les Turcs qui arrivèrent en Egypte peuplèrent le delta du Nil, alors vide. Les indigènes

vivant sur les bords du Nil en étaient à peine à l’âge de la pierre taillée. Après l’arrivée des Turcs

on constate que la vie en Egypte passe d’un seul coup à la civilisation de l’âge du fer 3.”

“La mer Egée.”

“Les œuvres d’art précieuses conservées jusqu’à nos jours sont de chers souvenirs laissés par

les Turcs contraints de quitter la mère-patrie et de s’installer dans ces contrées.

La ressemblance entre les plus vieux vestiges de la Crête et de Troie et ceux des peuples

Turcs de l’est de la Caspienne suffit à faire reconnaître les sources qui ont fondé la civilisation

égéenne.

Les civilisations qui ont grandi sur la côte ouest de l’Anatolie et dans la péninsule des

Balkans ne sont pas différentes des civilisations de l’Anatolie intérieure, du Moyen-Orient et de

Mésopotamie. (...) La civilisation grecque, elle non plus, n’est pas autre chose que la

continuation de la vieille et brillante civilisation anatolienne, des cultures lydienne et

phrygienne 4.”

“L’Europe.”

1 id., p. 28.2 id., ibid.3 id., ibid.4 id., p. 29.

2

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“Les racines de la civilisation romaine sont en Anatolie. Elle a été fondée par les Etrusques,

venus d’Anatolie en Italie. On constate des ressemblances étroites entre les œuvres hittites et

lydiennes, et les œuvres étrusques. De récentes recherches rendent plus vraisemblables encore

ces allégations. L’Europe, par la suite, a beaucoup bénéficié de la civilisation greffée par les

Etrusques en Italie 1.

“Les Turcs, venus du nord de la mer Caspienne, se répandirent, après s’être enfoncés à

l’intérieur de l’Europe, le long des côtes atlantiques. Les plus avancés s’installèrent en Grande-

Bretagne et en Irlande. De nouvelles vagues migratoires, lentes mais ininterrompues, vinrent sur

les traces des premières, et changèrent profondément la vie, alors inhumaine, de l’Europe. Ces

nouveaux arrivants apprirent aux Européens l’agriculture, la domestication des animaux

sauvages, la poterie. Les envahisseurs, très supérieurs aux Européens dans les domaines de la

pensée, des arts, des connaissances, les tirèrent de l’âge des cavernes et les mirent sur la voie de

la civilisation 2.”

Il serait fastidieux de multiplier les exemples. Dans la suite du livre, l’étude de

chaque peuple antique commence de la même façon : une civilisation très primitive (en

Inde, en Egypte, en Mésopotamie, en Chine) est tirée de l’obscurité par l’arrivée des

Turcs brachycéphales, et accomplit ensuite des progrès décisifs, qui seraient

inexplicables, selon les auteurs, sans l’intervention des Turcs 3. Les aspects les plus

caricaturaux de cette conception de l’histoire turque ont été abandonnés depuis. Mais de

nos jours encore, nombre de présupposés du discours sont basés sur les assertions de

l’époque kémaliste 4 .

A propos des Hittites se pose un problème particulier, puisqu’ils sont présentés

comme les ancêtres, au même titre que les Turcs d’Asie centrale, des Turcs d’Anatolie.

Faire des Hittites des descendants des anciens Turcs est, aux yeux des kémalistes, une

forte valorisation, nécessaire, constante au cours des décennies suivantes; elle utilise

une multiplicité de supports : musées, textes scolaires, littérature historique de

vulgarisation. L’historiographie turque des Hittites consiste à les parer, par

1 id. ibid. Remarquons que dans cette collection de peuples qui seraient d’origine turque, les auteurs n’ont pas inclus les Arabes ni les Arméniens. Cela nous semble conférer à ces deux peuples un caractère particulier, qui sera analysé plus loin. Cf les chapitres 10 et 11, V.

2 TTTC, Ortamektep I, 1934, pp. 27-28.3 Une illustration du chapitre sur l’Inde montre comment les auteurs du manuel imaginaient “les

indigènes avant l’arrivée des Turcs” : des hommes-singes très velus construisant une hutte primitive (Ortamektep I, 1934, p. 58).

4 Cf infra, “Les événements fondateurs”, chapitre 9.

3

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

raisonnement récurrent, des vertus proclamées des Turcs actuels, et à idéaliser leur

organisation sociale de manière à montrer que la révolution kémaliste s’inspire non pas

de l’Occident mais du passé anatolien. Ceci est particulièrement vrai pour la situation de

la femme : il faut, dans ce discours sur les Hittites, que la femme y soit l’égale de

l’homme. Car l’égalité des sexes, en 1934, doit être présentée comme le retour à une

tradition ancienne :

“Le peuple hittite (...) est un peuple turc. Les Hittites, comme les Sumériens et le peuple

d’Elam, ont pour langue d’origine le turc et sont brachycéphales. (...)

Hommes et femmes sont égaux. Les femmes ont accès aux choses du gouvernement, elles

vont à la guerre comme les hommes (...). Parmi les œuvres qui nous sont restées des Hittites se

trouve la statue d’une commandante 1.”

Que faire de l’islam ?

Les thèses d’histoire sont fondées sur une nouvelle perception de la préhistoire et

de l’histoire ancienne. Mais Atatürk accordait une importance particulière au traitement

de l’histoire de l’islam, seule composante de l’identité turque avant la “réforme de

l’histoire” 2. Les chapitres concernant l’islam, rédigés par Zakir Kadiri [Ugan], ont déplu

au Gazi. C’est ∑emsettin [Günaltay] qui les a réécrits en tenant compte des remarques

d’Atatürk, en particulier en ce qui concerne l’époque des quatre premiers califes et celle

des Omeyyades.

Les particularités introduites consistent d’abord en une relativisation de l’histoire

de l’islam, qui reste présente, mais dont la part est plutôt réduite par rapport à l’ensemble

des quatre volumes (105 pages sur 1500). Une partie des idées qui transparaissent dans

ces pages porte la marque de l’époque et des principes de laïcité d’une part, de supériorité

raciale des Turcs de l’autre.

L’esprit laïque apparaît à travers des détails très significatifs mais formels,

concernant l’emploi ou le rejet de certains mots ou tournures. Ces procédés seront

analysés en détail 3. Nous verrons qu’ils sont au premier abord frappants, mais un examen

de l’organisation du discours montrera que les historiens de 1931 étaient, malgré leur

volonté laïcisante et la pression exercée par Atatürk, très tributaires de l’historiographie

musulmane classique. Il ne pouvait en être autrement, faute d’une réflexion vraiment

1 Ortamektep I, 1934, pp. 112-113. On ne dit plus, dans les manuels scolaires les plus récents, que les Hittites étaient des Turcs, mais, en novembre 1992, un guide du musée des civilisations anatoliennes d’Ankara les présentait encore comme des arrivants d’Asie centrale.

2 Cf U. |FIDEMIR, o.c., pp. 8 sq. 3 Cf chapitre 10, “L’image des Arabes et de l’islam”.

4

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

approfondie, et les chapitres concernant l’islam sont finalement moins neufs qu’il n’y

paraît. Pourtant, aujourd’hui, le recul de la laïcité est sensible et l’on verra que certaines

tournures de 1931 sont impensables dans les manuels scolaires actuels, où tous les

événements religieux, y compris légendes et miracles, sont présentés comme des faits

historiques avérés, ce qui n’est pas le cas à l’époque d’Atatürk.

L’entrée des Turcs dans l’histoire de l’islam se fait au VIIIe siècle, alors que le

domaine arabe est dans sa plus grande expansion, et leur conversion ne devient vraiment

massive qu’au IXe siècle. Pourtant, dans le récit du premier âge musulman, qui ne

devrait concerner que les Arabes, l’idée de supériorité raciale des Turcs apparaît déjà; en

effet, d’après les thèses d’histoire, certains des peuples conquis par les Arabes seraient de

“race” turque : les Suèves, les Alains (désignés comme Turcs-Alains) et même les

Berbères (Berbères-Khazars). Il se trouve que ces trois peuples se sont justement opposés

aux armées arabes : les Berbères, qui ont résisté avec énergie, sont constamment donnés

en exemple pour leur fierté nationale, qualité qui découlerait de leur appartenance à la

race turque. Les Suèves sont localisés dans le nord-ouest de l’Espagne, qui est justement

le point de départ de la reconquista dès le VIIIe siècle 1. Il y a identification implicite

entre la turcité et l’opposition à l’islam, vision qui correspond à un versant de l’histoire

officielle fortement atténué depuis une trentaine d’années, masqué par l’idéologie de la

synthèse turco-islamique. Elle était exprimée avec une netteté particulière dans l’article

“Atatürk” de l’|slâm Ansiklopedisi :

“...comme nos territoires, le passé de la nation turque, sa personnalité civilisatrice et ses

valeurs humaines avaient été victimes d’une invasion du fait que les Turcs avaient adopté

l’islam 2.”

On ne peut mieux exprimer l’idée que l’islam, pour les Turcs, est dans une

situation de secondarité, se superposant à la culture originelle pour laquelle il fut

dommageable. Cela apparaît, implicitement aussi, lorsque les Goths, grand peuple soumis

par les Arabes, sont, au contraire des Berbères, décrits comme mous et décadents

(tenperver) 3. Dans l’esprit des historiens kémalistes, la résistance ne pouvait venir que

d’une race supérieure, la race turque.

Cependant, dès qu’un Turc est converti, dès qu’il se met au service de l’islam, les

succès militaires ne se font pas attendre : le chapitre bizarrement intitulé “Un Turc en

1 TTTC, Lise II, 1931, pp. 131 et 132.2 Ulufi |fiDEMIR et al., “Atatürk”, |slâm Ansiklopedisi, traduit par René GIRAUD, Ankara, 1963, p.

201.3 TTTC, Lise II, 1931, p. 133.

5

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Espagne” raconte que la conquête est l’œuvre de Musa bin Nasir assisté d’un héros

berbère (donc turc), Tarık.

“Ce héros, fils d’un converti nommé Ziyad, devenu célèbre sous le nom de Tarık, est un

turc 1.”

Une remarque montre à quel point l’idée raciale a pu prendre de l’importance; à la

suite d’un conflit entre Musa et Tarık, au cours duquel Musa n’aurait pas eu une conduite

irréprochable, les auteurs concluent :

“La conduite de Musa ben Nasir envers Tarik avait une autre cause que son manque de fierté

et d’honneur. C’était une question de race. Car en vérité Musa ben Nasir était un arabe, alors que

Tarik était un turc 2.”

Les conquérants de l’Espagne sont tellement assimilés à des Turcs que les

incursions des musulmans “Turcs-Berbères” au delà de Poitiers (jusque Tours et Mâcon

sur les cartes) sont l’occasion d’une uchronie, car, entre ces expéditions et celles d’Attila,

il n’y a que 280 ans et cent kilomètres :

“Sans cet événement [la victoire d’Aetius aux Champs Catalauniques] toute l’Europe serait

passé sous le contrôle et l’influence des Turcs 3.”

Toutes ces exagérations semblent bien inoffensives en raison de leur grossièreté

même. Mais n’oublions pas que c’est un discours adressé à de jeunes esprits malléables,

soumis par ailleurs, en dehors de l’école, à une intense propagande du même type, et qui

ne demandent qu’à croire ces propos flatteurs. Les exemples ci-dessus donnent la mesure

de l’ultra-nationalisme de l’époque. Cette conception de l’histoire n’a jamais pu être

abandonnée ouvertement, car elle porte une dimension sacrée, du fait qu’elle date de la

période de fondation du kémalisme, et du fait aussi de la participation personnelle de

Mustafa Kemal dans son élaboration. On verra que, au fil des décennies, on assiste plutôt

à un lent recul de ces thèses, mais jamais à une réfutation, et leur expression

cartographique est récemment revenue en force dans les manuels 4.

1 id., pp. 133-134.2 TTTC, o.c., p. 136. O da, ırk davası idi. Filhakika Musa bin Nasir bir Arap, Tarık Türk idi. (le

mot “turc” est souligné dans le texte). Le chapitre s’intitule “Un Turc en Espagne”. Le mot turc est souligné dans le texte.

3 TTTC, o.c., p. 139.4 Voir chapitre 6, II.

6

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Un second aspect du discours concernant l’histoire de l’islam, déjà présent chez

les historiens de la fin du XIXe siècle, consiste en la valorisation systématique de toutes

les périodes et toutes les aires géographiques où les Turcs ont joué un rôle dirigeant.

Ainsi, les “Etats turcs d’Egypte et de Syrie”, c’est-à-dire les gouvernements toulounide,

ikhchidide, ayyoubide et mamelouk (IXe-XVe siècles) correspondent à des périodes très

brillantes, des âges d’or de l’histoire de ces pays. L‘Egypte, à ces époques est considérée

comme un Etat turc. Une des grandes idées des thèses d’histoire est que les Turcs sont

organisés en Etats depuis l’aube des temps, et c’est à ces époques qu’ils auraient introduit

en Egypte la notion même d’Etat. Là encore, il y a des exagérations grossières (où est passé l’Etat phraonique ?), et

des affirmations qui reposent sur des présupposés discutables (le qualificatif d’Etat turc

dès qu’une famille régnante est d’origine turque). Le caractère brillant des périodes visées

est incontestable, mais la causalité établie systématiquement entre la réussite d’un Etat et

l’origine turque d’un dirigeant l’est moins. L’important, d’ailleurs, n’est pas ici de

discuter de la véracité de certaines affirmations. Ce qui importe, c’est de remarquer que

nous avons là la racine de tout un pan de la future idéologie de la “synthèse turco-

islamique”, pour laquelle l’islam n’a connu son véritable accomplissement que grâce aux

Turcs.

Loin d’évacuer l’islam du passé turc (comme semblerait le montrer la phrase

extraite de l’|slâm Ansiklopedisi citée plus haut), les historiens kémalistes cherchent en

réalité à l’assumer en démontrant que le passé de l’islam est au moins autant turc

qu’arabe, et cette tendance s’est constamment affirmée au cours des décennies suivantes.

La nouvelle perception de l’islam s’accompagne, en 1931, du rejet des Arabes

dans une altérité très nette. La raison en est la trahison de 1916, dont le récit de 1931 est

empreint d’une grande dureté; les Arabes y deviennent, pour une longue période, des

étrangers absolus. Cette véhémence se retrouve encore dans des manuels plus récents. La

déchirure n’a pas été oubliée, et le regain actuel de la religiosité en Turquie n’implique

pas pour tout le monde un regain d’intérêt à la culture arabe.

***

Il est difficile de savoir si le passé asiatique des Turcs a été réellement intégré

dans la conscience collective de la population. Ce passé est en tout cas assumé,

proclamé, revendiqué par le nationalisme turc, comme le montre non seulement son

discours politique, mais les noms des maisons d’édition, des revues, les thèmes des

articles et publications, et jusqu’aux patronymes choisis par de nombreux Turcs lorsque

cela fut rendu obligatoire en 1934. Pour les nationalistes turcs ayant étudié à cette

7

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

époque, le passé glorieux, héroïque, c’est celui de l’Asie. Les manuels de 1931-1934,

réédités en 1936, complétés par des ouvrages à l’usage des écoles primaires, en usage

jusqu’en 1949, vont transmettre ces idées à la génération postérieure qui, ayant quinze à

vingt ans entre 1931 et 1945, a constitué l’intelligentsia turque des années soixante à

quatre-vingt. Si l’on veut bien admettre que la formation scolaire et universitaire joue

un rôle important dans le développement de la personnalité, nous avons là une des clés

de la culture politique et historique dominante de la Turquie d’aujourd’hui.

Il est important de noter que ces volumes paraissent un an avant la tenue du

premier congrès d’histoire organisé par la TTTC en juillet 1932, qui est conçu non

comme une réflexion sur les nouvelles conceptions historiques, mais comme un

immense leçon d’histoire à l’intention des deux cents enseignants de tous niveaux,

venus de tout le pays, qui y assistent. L’ensemble du monde enseignant et scientifique

turc est mis devant le fait accompli : il n’est pas question de revenir sur le contenu des

manuels mis en service un an auparavant.

Les manuels de 1931 représentent-ils une coupure radicale ? L’examen du

nombre de pages consacrées aux trois grands passés dans lesquels, à divers degrés, les

Turcs peuvent se reconnaître (l’antiquité gréco-romaine, l’histoire de l’islam, l’histoire

ancienne turque) réserve des surprises. En réalité, l’Antiquité classique a droit à 290

pages, l’histoire de l’islam classique à 105 pages, et le passé turc ancien à 78 pages

seulement. Sous ce rapport, le manuel de 1931 reste traditionnel et tributaire d’un point

de vue occidental sur l’Antiquité, tandis que le récit historique concernant l’islam est,

dans sa structure et son esprit, en grande partie conforme à l’historiographie musulmane

classique, comme nous le verrons.

Ces observations amènent à relativiser quelque peu la nouveauté du récit

historique dans les manuels de la TTTC : nous assistons seulement au début d’un

processus; il faudra attendre des ouvrages de 1976 et 1986 pour qu’un récit historique

vraiment turquiste s’épanouisse 1. Néanmoins, nous aurons plusieurs fois l’occasion de

le dire, le décompte des pages n’est pas forcément révélateur de l’esprit dans lequel est

conçu un manuel scolaire. Une analyse plus serrée du discours lui-même montre qu’en

peu de mots, dans des paragraphes denses ou des expressions frappantes, on peut

amener des idées qui resteront dans les esprits. Malgré leur structure classique, les

pages sur l’islam sont empreintes d’un esprit laïque qui n’a pas d’équivalent dans les

manuels d’aujourd’hui, et les chapitres sur les anciens Turcs émettent les idées

d’antériorité et de supériorité des Turcs avec tant de clarté et d’insistance que le nombre

de pages importe assez peu.

1 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I-II, 1976; SÜMER-TURHAL, Lise I, 1986; TURHAL, Lise II, 1986.

8

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

A tout prendre, ces manuels, et le congrès d’histoire qui a lieu un an après leur

réalisation, sont les manifestations, dans tous les sens de l’expression, d’un véritable

coup d’Etat en histoire.

3 - Le Congrès de 1932 et la Faculté d’Ankara

Le premier congrès d’histoire turque, qui s’est tenu dans la Maison du peuple à

Ankara du 2 au 11 juillet 1932, est la consécration de tout le processus décrit

précédemment 1. Il est aussi une grande cérémonie à la gloire de Mustafa Kemal,

présent pendant une partie des débats. A cette date, Atatürk est déjà entré dans la

légende et dans l’histoire, statuifié; devant la Maison du peuple, une statue équestre du

Gazi semble veiller sur l’orthodoxie des débats 2. Le volume des actes du congrès est

dédié “au plus grand enfant de l’histoire turque”, qui apparaît en démiurge, créateur de

la nouvelle Turquie, héritier et acteur de l’histoire turque, et réalisateur d’une nouvelle

historiographie. La fameuse parole d’Atatürk, “Il est aussi important d’écrire l’histoire

que de la faire 3”, est parfaitement concrétisée par l’événement qui se déroule durant ces

jours de juillet 1932.

Le congrès d’histoire est en rapport direct avec les préoccupations éducatives.

Dans son allocution d’ouverture, le ministre de l’Education Esat bey replace

l’événement dans la continuité des congrès qu’organise son ministère chaque été; celui

de 1932, dans son esprit, est un congrès de l’Education un peu particulier, consacré à

l’histoire 4. Le public auquel il s’adresse est, dans sa grande majorité, constitué de

professeurs de lycées et collèges (près de deux cents); les universitaires sont très

minoritaires (une vingtaine), ainsi que les membres de la TTTC (vingt-cinq). Il est

difficile, en l’occurrence, de parler d’un congrès scientifique; il s’agit plutôt d’une

entreprise de vulgarisation, qui vient éclairer les enseignants confrontés depuis un an

aux nouveaux programmes d’histoire.

Le déroulement du processus de vulgarisation des thèses d’histoire est d’ailleurs

révélateur de l’absence de débat : le congrès a lieu après la parution des manuels, et ses

résultats sont livrés à l’enseignement secondaire avant de l’être dans le supérieur. Le

1 Le compte-rendu intégral des exposés et des débats qui les suivaient a été rassemblé en un volume, Birinci Türk Tarih Kongresi. Konferanslar, Müzakere zabıtları, édité par le ministère de l’Education et la TTTC (Ankara, s.d., xv-631 p., carte h.t.).

2 Voir la très suggestive photographie qui se trouve dans le volume des actes du congrès, p. 334.3 Elle figure dans les recommandations adressées à la commission d’études de l’histoire turque

(1931). Cf |FIDEMIR et al., Atatürk, Ankara, 1963, p. 203. Cette phrase est très fréquemment citée dans les introductions des manuels scolaires des vingt dernières années. Voir plus loin, chapitre 8, III.

4 Birinci Türk Tarih Kongresi, p. 5.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

renouveau historiographique, décidé et réalisé à la hâte, est dans un état de grande

immaturité lorsqu’il touche le public scolaire. Mais cette procédure directe, qui cherche

à toucher très vite les enseignants, est destinée à accélérer la diffusion.

Ce n’est qu’ensuite, avec un certain retard, que le pouvoir culturel kémaliste

crée une institution universitaire qui puisse servir de cadre à un enseignement

approfondi, et à des travaux de recherche concernant les thèses d’histoire. En mars

1935, Atatürk formule auprès du ministre de la Culture, Abidin Özmen, la nécessité de

créer une faculté à Ankara. La Faculté de langues, d’histoire et de géographie (Dil ve Tarih-Cofirafya Fakültesi, DTCF) prend corps par la loi du 14 juin 1935, et

l’inauguration officielle a lieu le 9 janvier 1936 1.

Les allocutions prononcées à cette occasion, ainsi que lors de l’inauguration

d’un nouveau bâtiment en novembre 1940, mettent l’accent sur l’œuvre culturelle

entreprise par Atatürk depuis la création du TTK. La Faculté prend sa place dans la

symbolique monumentale du régime turc; elle complète l’ensemble culturel qui est créé

dans la capitale, au centre de l’Anatolie, avec les musées, bibliothèques, l’opéra, le

théâtre; elle représente l’histoire des Turcs, fondateurs de civilisations dans le monde

entier; elle est une réponse, un défi à l’Occident, qui ne voulait voir dans les Turcs que

la décadence ottomane 2.

A partir de cette date, l’édifice éducatif qui permettra de transmettre les thèses

d’histoire et les autres éléments de la culture kémaliste est en place. Sur les bancs des

lycées et de la Faculté d’Ankara, temple de la “réforme de l’histoire”, des étudiants se

laissent imprégner par ce discours. En 1940, 163 étudiants, dont 56 jeunes filles,

obtiennent le diplôme de la nouvelle Faculté; ils sont destinés à servir dans les musées

turcs et dans l’enseignement secondaire 3. Parmi eux se trouvent |brahim Kafesofilu,

fondateur du Foyer des intellectuels et l’un des idéologues de la synthèse turco-islamique,

ainsi que Mehmet Altan Köymen, un des historiens les plus influents de l’après-guerre;

tous deux sont auteurs d’une collection de manuels d’histoire.

B - Les travaux linguistiques

1 Azmi SÜSLÜ, Dil ve Tarih-Cofirafya Fakültesinin 50 yıllık tarihi, Ankara, 1986, pp. 7-21; B. ERSANLI-BEHAR, o.c., 1992, pp. 167-172.

2 Allocution de Saffet ARIKAN, ministre de la culture, 9 janvier 1936, in CumhurbaÒkanları, BaÒbakanlar ve Millî Efiitim Bakanlarının Millî Efiitimle |lgili Söylev ve Demeçleri, Ankara, 1946, vol. 2, pp. 203-206; allocution de Refik SAYDAM, Premier ministre, 4 novembre 1940, id., pp. 140-141.

3 Allocution de Hasan Ali YÜCEL, ministre de l’éducation nationale, 4 novembre 1940, Millî Efiitim Bakanlarının Millî Efiitimle |lgili Söylev ve Demeçleri, pp. 334-338.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Pour parfaire l’édifice des thèses d’histoire, il fallait améliorer le système de

preuves établissant l’antériorité absolue de la civilisation turque. Il était difficile de

multiplier les arguments archéologiques; le champ des recherches était hors de Turquie,

en grande partie inaccessible, et il était de toutes façons difficile de découvrir des

vestiges de ce qui n’avait pas existé, à moins de faire mentir certaines fouilles. Les

arguments linguistiques portant sur les langues anciennes, connues, pour certaines

d’entre elles, seulement par quelques fragments, se prêtaient mieux aux interprétations

abusives. La recherche linguistique kémaliste va se porter dans deux directions : la

purification de la langue et l’étonnante théorie solaire de la langue.

1 - La “révolution linguistique” 1

Le thème de la réforme linguistique n’était pas nouveau, dans le monde turc,

lors de l’arrivée de Mustafa Kemal au pouvoir, puisque le tatar criméen |smail

Gasprinski avait réussi, dans son journal Tercüman, à proposer un modèle de

simplification et d’unification, disponible pour le monde turc tout entier, dont le succès

fut durable et eut une profonde influence dans les empires russe et ottoman. On a

signalé, à propos du congrès de Bakou (1926), les différents essais de réforme qui

avaient vu le jour principalement en Azerbaïdjan.

Les kémalistes, dans ce domaine comme dans celui de l’anthropologie, ont subi

également des influences extérieures au monde turc. Le lendemain même de la clôture

du premier congrès d’histoire (12 juillet 1932 2) fut créée la Türk Dil Kurumu (Fondation linguistique turque, TDK), qui devait épurer la langue de la plupart des

idiomes arabes et persans, et trouver des mots de remplacement à partir de néologismes

ou d’emprunts à la langue populaire anatolienne, ou aux autres langues du monde turc 3.

C’est une démarche conforme au versant populiste du kémalisme, au slogan halka dofiru (“vers le peuple”).

Un examen des sources sur lesquelles s’appuient les théoriciens de cette

“révolution linguistique” révèle une forte influence européenne. Saim Ali Dilemre, dans

un opuscule de 1949 4, se réfère souvent à Antoine Meillet (1866-1936), professeur

1 Sur les questions linguistiques, voir le très utile recueil de documents rassemblés par Zeynep KORKMAZ, Atatürk ve Türk Dili. Belgeler, Ankara, 1992.

2 Le 11 juillet selon RüÒen EÒref Ünaydın, cf Z. KORKMAZ, o.c., pp. 195-196.3 Cf N. VATIN, “De l’osmanlı au turc de Turquie, les aventures d’une langue”, RMMM, 50, 1988,

pp. 68-86. Un témoignage direct, récemment publié, révèle le peu de sérieux avec lequel ces réformes ont été menées : TEVFIKOFILU Muhtar, “Dr. Akil Muhtar’ın Dolmabahçe’deki Dil ÇalıÒmalarıyla |lgili Notlar [Les notes du Dr Akil Muhtar prises au cours des travaux linguistiques du palais de Dolmabahçe]”, Türk Dili, II, 512, 1994, pp. 92-113.

4 S.A. DILEMRE, Dil Devrimi |çin, Ankara et Istanbul, 1949, 2 fasc.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

d’arménien à l’Ecole des langues orientales, élève de Saussure, puis son successeur à

l’Ecole pratique des hautes études (1891-1927), enfin professeur au Collège de France

(1905); une partie de son œuvre porte sur une théorie sociologique du langage, et a

exercé une influence sur les linguistes turcs 1. Le fascicule de S.A. Dilemre est parsemé

de citations de Meillet qui vont dans le sens du populisme kémaliste; la recherche

linguistique, dans cette optique, était bien perçue comme un prolongement de la

révolution sociale que les kémalistes voulaient accomplir.

On estimait, dans les cercles kémalistes, que la nécessité d’une réforme

linguistique était très forte puisque, à cette époque, la population turque était à 85%

rurale : “La langue de l’avenir est celle des campagnes 2”. Le modèle de la réforme

réussie, selon Meillet et Dilemre, était celui de la Norvège, qui, lors de son

indépendance en 1815, s’était forgé une nouvelle langue, le “nynorsk”, basée sur les

travaux d’Ivar Aasen (1813-1896), un instituteur rural populiste qui avait rédigé le

premier dictionnaire et la première grammaire de norvégien populaire 3. S.A. Dilemre

relève quelques points communs entre la Norvège du XIXe siècle et la Turquie de son

époque, et utilise l’expérience norvégienne, et l’admiration enthousiaste de Meillet pour

cette réussite, comme justification de la dil devrimi turque.

Il est remarquable que, dans le cas de la révolution linguistique, on soit allé

chercher des prédécesseurs dans le monde occidental, alors que le silence reste complet

sur les prédécesseurs turcophones, en particulier sur Gasprinski : le kémalisme devait se

présenter comme un mouvement pionnier dans le monde turc, et il fallait peut-être aussi

éviter de déplaire au grand voisin du nord en évoquant ses réformateurs musulmans.

2 - La théorie solaire de la langue (GüneÒ-dil teorisi)

Il reste à évoquer l’autre versant de la politique linguistique, dont la finalité est

purement nationaliste; il s’agit de la “théorie solaire de la langue” (GüneÒ-dil teorisi) qui

cherche à “prouver” la véracité des thèses d’histoire par la linguistique. Les travaux

relatifs à cette théorie ont commencé en 1935 dans le cadre de la TDK et de la Faculté

de langues, d’histoire et de géographie d’Ankara. On trouve, parmi ses promoteurs,

Hasan ReÒit Tankut et le bachkir Abdülkadir |nan, ce qui montre une influence des

turcophones de Russie également dans ce domaine. La théorie est exposée au cours du

1 A. MEILLET, Les langues dans l’Europe nouvelle, Paris, 1928. Emile Benveniste a succédé à Antoine Meillet à l’Ecole des hautes études (1934) et au Collège de France (1937); l’auteur des Problèmes de linguistique générale a réalisé des travaux sur la langue hittite (1962).

2 A. MEILLET, cité par DILEMRE, o.c., II, p. 11. 3 A. MEILLET, o.c., pp. 278-279; et H.R. TANKUT, “Norveç Dil Devrimi”, in S.A. DILEMRE, o.c.,

fasc. II, pp. 29-32.

02

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

troisième congrès linguistique (24-31 août 1936), qui lui est entièrement consacré 1. Elle

peut se résumer ainsi : la langue naturelle, primitive, serait née des onomatopées des

premiers hommes. Les premiers à avoir ressenti la nécessité d’un langage (les Turcs, car

plus évolués) auraient formé leur premier mot pour désigner le soleil; toutes les langues

du monde proviendraient de cette langue-mère, grâce aux migrations des peuples d’Asie

centrale.

Dans la philosophie européenne, le débat entre les “monogénistes”, qui

croyaient en l’existence d’une langue primitive unique, naturelle ou révélée par Dieu, et

les “polygénistes” qui soutenaient la thèse de la naissance simultanée de plusieurs

langues différentes, remonte au moins à Platon. Nombreux sont les penseurs et

philosophes des XIXe et XXe siècles qui se sont penchés sur la question 2, avant que le

problème ne soit abordé par une génération de linguistes. Ernest Renan, qui a été

beaucoup lu en Turquie, retrace ce débat dans De l’origine du langage. Dans la préface

de l’édition de 1883 de son ouvrage, Renan évoque assez longuement un épisode de la

controverse, et réfute l’idée de parenté entre les langues, que défend au contraire Max

Müller, linguiste réputé du milieu du siècle, qui s’est intéressé à la “langue

touranienne” 3. C’est chez ce dernier que les tenants de la GüneÒ-dil teorisi (Samih Rifat,

Y. Akçura, H.R. Tankut) viendront en partie puiser leur inspiration.

L’idée d’une langue primitive unique est encore fort courante en 1850 mais

décline rapidement ensuite. Aussi, même s’il y a eu, dans ce débat, de quoi alimenter la

GüneÒ-dil teorisi, lorsque celle-ci est formulée, la discussion est close depuis longtemps.

Les linguistes turcs effectuent un retour en arrière sur le plan scientifique, d’autant que

l’idée même du monogénisme était déjà vigoureusement combattue au XIXe siècle :

“L’hypothèse d’une langue touranienne, par laquelle on cherche à établir un lien de parenté

entre des langues entièrement diverses, nous paraît gratuite et formée par des procédés qui ne

sont pas ceux de la science rigoureuse.”

1 Üçüncü Dil Kurultayı. Tezler, Müzakere Zabıtlar, Istanbul, 1937. Voir aussi “1936 KıÒı Sonlarında Kurumun ÇalıÒmaları”, Türk Dili, 16, 1936, pp. 1-7; [Anonyme], Etimiloji, Morfoloji ve Fonetik Bakımından Türk Dili, Ankara, s.d. [fin 1936]; les thèses sont exposées en français dans le numéro spécial de Türk Dili Türkçe-Fransızca Belleten, 21-22, 1937.

2 Citons Locke, Leibnitz, Condillac, Maupertuis, Rousseau, Condorcet, Turgot, Volney, Herder, de Bonald, de Maistre, Lamennais, Adam Smith. On trouvera également une passionnante réflexion sur le monogénisme et son influence sur la naissance du mythe des origines aryennes dans l’ouvrage de Léon POLIAKOV, Le mythe aryen, 1971, notamment pp. 263 sq. Sur les implications africaines du mythe des

origines, voir J.P. CHRÉTIEN, “Les deux visages de Cham : points de vue français du XIXe siècle sur les races africaines d’après l’exemple de l’Afrique orientale”, in P. GUIRAL et E. TEMIME, L’idée de race dans la pensée politique française contemporaine, Paris, 1977, pp. 171-199.

3 Max MÜLLER, “Letter on the Classification of the Turanian Language”, in BUNSEN, Outlines of the Philosophy of Universal History, Londres, 1854.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

“Les langues indo-européennes et sémitiques n’ont pas commencé par être analogues au

chinois. Les divers systèmes de langues (…) ne sortent pas les uns des autres 1.”

A l’époque qui précède immédiatement la période kémaliste, la question de

l’origine du langage n’est plus évoquée que pour mémoire :

“La plupart de ceux qui depuis cent ans ont écrit sur l’origine du langage n’ont fait

qu’errer 2.”

Dans ces conditions, le retour au monogénisme, effectué sans égard pour les

résultats communément admis par la communauté scientifique, ne peut plus être

considéré que comme une opération politique. Le nationalisme, friand de discours sur

les origines, très demandeur de démonstrations prétendument scientifiques sur le thème

du premier occupant, est le domaine dans lequel se cantonnent, et fleurissent, les

théories linguistiques de toutes sortes.

3 - Des survivances de la GüneÒ-Dil Teorisi

En ce qui concerne la Turquie, on rappelle souvent que la théorie solaire de la

langue a été abandonnée dès la mort d’Atatürk, et que, en raison même de son caractère

très spécieux, c’est un sujet d’étude qui ne s’impose pas. Pourtant, il est possible,

aujourd’hui, de distinguer deux domaines dans lesquels les théories linguistiques

kémalistes continuent de prévaloir. L’un est resté dans le champ spéculatif et concerne

l’Amérique; l’autre a un usage politique immédiat et concerne les Kurdes.

Une “présence turque” en Amérique

Selon Reza Ofiuz Türkkan 3, la question de la parenté entre les peuples

d’Amérique et les Turcs a intéressé Atatürk, qui a chargé l’ambassadeur de Turquie au

Mexique, Tahsin Mayatepek, de faire des recherches sur la probabilité d’une présence

turque en Amérique précolombienne 4. S’appuyant sur des travaux autrichiens publiés

1 id., respectivement pp. 40 et 45.2 J. VENDRYES, Le langage. Introduction linguistique à l’histoire, Paris, 1921, p. 6. 3 R.O. TÜRKKAN, “On the Turkish Presence in the Americas before Colombus”, Cultura Turcica,

VIII-IX-X, 1973, pp. 157-173. Cet auteur est des personnalités connue de l’ultra-nationalisme turc. Il a été emprisonné en mai 1944 à la suite des manifestations panturquistes, en même temps que Z.V. Togan.

4 Ce personnage a choisi un patronyme “turco-amérindien” : Mayatepe voudrait dire, en turc, “montagne maya”; en adoptant la forme tepek, l’ambassadeur rend hommage à la langue maya et infère une parenté entre celle-ci et la langue turque.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

entre 1922 et 1930, Z.V. Togan formule lui aussi des hypothèses sur l’Amérique dans

son Introduction à l’histoire générale de la Turquie 1.

R.O. Türkkan a commencé ses recherches sur la question en 1940, peut-être

influencé par Togan. Il a publié dans les revues Türkiye Yıllıfiı (1947 et 1948, pp. 586

sq.), et One America (New-York, 1952, pp. 289 sq.), et a prononcé des conférences à la

Columbia University (1953 et 1967). La publication de ses idées dans Cultura Turcica montre qu’en 1973 encore, les théories des années trente ne sont pas abandonnées et

reçoivent un appui de la part de grandes sociétés culturelles semi-officielles.

L’article de R.O. Türkkan est dans l’exacte prolongation des théories des années

trente parce qu’il en reprend tous les présupposés, en particulier celui selon lequel tout

groupe brachycéphale serait d’origine turque. Il distingue en Amérique deux “races”,

parmi lesquelles les Amérindiens, qui, parce qu’ils sont mongoloïdes, ne peuvent être

des Turcs, et un autre type d’Indien, des “étrangers”, qui descendraient des anciens

Turcs. Türkkan s’appuie sur E. Pittard, sur E. Hooton et sur Calvin I. Kephard 2. Il se

base aussi, comme l’autrichien F. Röck cité par Togan, sur des ressemblances entre les

calendriers des Turcs anciens et ceux des Amérindiens; entre certains mots, et entre les

mythes créateurs.

La démonstration se poursuit sous la forme d’une série de tableaux comparatifs,

entre des mots turcs et amérindiens, entre les légendes inca de Kapaktokon et turque

d’Ergenekon, entre le culte du soleil chez les Incas et chez les Turcs; le raisonnement

repose sur le présupposé de la véracité des migrations préhistoriques des peuples

altaïques :

“The Sun Cult is a major characteristic of ancestor of Turks and later Turks. In the old world

civilizations (in Egypt or China, for example), the emergence of sun worship invariably

corresponds with an altaic migration or invasion.”

Les thèses d’histoire et les théories linguistiques ne sont pas vraiment éteintes.

Leur persistance ne se fait pas seulement sur le plan du contenu formel des idées, mais,

ce qui est beaucoup plus important, dans leur mode de raisonnement et d’exposition.

Nous verrons que la même rhétorique est employée, de nos jours, dans les manuels

scolaires, et que les principales assertions des thèses d’histoire sont devenues, comme

dans l’article de R.O. Türkkan, des présupposés qu’il n’est plus nécessaire de rediscuter

et qui font partie du domaine de l’implicite. De telles assertions, concernant

1 Z.V. TOGAN, Umumî Türk Tarihi’ne GiriÒ, vol. 1, Istanbul, 3e éd., 1981, p. 16.2 “Its an exciting thought that the Maya were, so to speach, second cousins once removed to

peoples such as the Sumerians.” (E. HOOTON, Rise and Fall of Maya Civilization, New-York, 1954). “All later migrations to South America apparently came by way of Alaska and represented various Turanian subraces.” (C.I. KEPHARD, Races of Mankind, New-York, 1960).

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

l’Amérique, ont été formulées plus récemment, notamment dans la très sérieuse et très

officielle revue Belleten; même si l’hypothèse est intéressante et séduisante, c’est, ici

encore, la logique employée qui est très contestable 1.

La théorie linguistique et la question kurde

Les recherches sur une “présence turque en Amérique à l’époque

précolombienne” sont fondées sur une réalité, celle de migrations de peuples asiatiques

par le détroit de Behring; leur objectif est surtout spéculatif, même s’il se trouve

qu’elles intéressent particulièrement les nationalistes. Leur principal effet politique ne

peut être que l’ajout d’un élément pour la consolidation de la fierté turque. Mais les

méthodes de la GüneÒ-dil teorisi pouvaient aussi servir pour appréhender la question

kurde, qui fut, au début de la république, aussi brûlante que de nos jours 2.

Dans la petite biographie qu’il a faite de Ziya Gökalp, Ziyaeddin Fahri

[Fındıkofilu] se sent obligé de nier vigoureusement que Gökalp ait eu une origine kurde,

et cherche à démontrer que le lieu de sa naissance est purement turc :

"Le caractère ethnique de Çernik est profondément turc. La ville est habitée par les vrais

Turcs, fils des anciens Turkmen de l'Asie centrale. (...) Jean Deny se trompe lorsqu'il considère

Gökalp et son père comme originaires de la ville de BeÒiri, dont la population n'est pas

entièrement turque 3."

Ces précautions de langage, ces dénégations, en 1935, sont révélateurs de

l’esprit qui régnait, et de la minceur de la cloison qui séparait la recherche

anthropologique du simple racisme. Encore Fahri reconnaît-il implicitement qu’il y ait

des Kurdes. Très vite, la politique kémaliste va s’orienter dans un sens qui ne changera

plus jusqu’à une date récente, et chercher à démontrer qu’il n’y a pas d’ethnie kurde.

1 Cf P. KAYA, “Search for a Probable Linguistic and Cultural Kinship between the Turkish People of Asia and the Native Peoples of Americas”, Belleten, L, 13, 1986, pp. 650-678; voir aussi Mecit DOFIRU, “Türkiye’de Kızılderili Dilinde Yeradları ve Prototürk-Kızılderili |liÒkisi [Les toponymes amérindiens en Turquie et les relations entre Proto-Turcs et Peaux-Rouges]”, TDA, 19, 1982, pp. 5-22.

2 Le lien entre la politique culturelle de Mustafa Kemal et la question kurde a été mis en évidence notamment par |. BEÒIKÇI, “Türk Tarih Tezi”, “Günes-Dil Teorisi” ve Kürt Sorunu, Ankara, 1977 et 1991.

3 A. Ziyaeddin FAHRI [FINDIKOFILU], Etude biographique publiée à l'occasion de l'anniversaire de la mort de Ziya Gökalp, Paris, 1935, 31 p. Voir aussi sa thèse, Ziya Gökalp, sa vie et sa sociologie, essai sur l’influence de la sociologie française en Turquie, Université de Strasbourg, 1935. Cet auteur fut, plus tard, l’un des fondateurs de l’Aydınlar Kulübü, qui devait devenir le Foyer des intellectuels (Aydınlar Ocafiı) (cf |lhan DARENDELIOFILU, Türkiye’de Milliyetçilik Hareketleri, p. 377, et Türkiye, 28 février 1992).

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

Kadri Kemal Kop [Sevengil] est l’un des auteurs que se sont mis très tôt au

service de cette idée. Né en 1900 à Bitlis, il fait partie de ces nationalistes originaires

d'Anatolie orientale, qui ont consacré une partie de leur énergie à la défense de l'idée

d'unité ethnique de leur région d'origine. Il a été journaliste au Hakimiyet-i-Milliye, puis

exercé des fonctions à la Direction générale de la presse, et a fait paraître, dans les

années trente, deux petits ouvrages, L'Anatolie orientale et sud-orientale (1933) et

Recherches et réflexions. Les facteurs d'influence sur le turc de l'est et du sud-est de l'Anatolie (1938) 1.

Dans l’introduction du premier titre, K. K. Kop met en cause la notion même de

diversité linguistique dans la "vraie patrie des Turcs". Son raisonnement se fonde sur les

thèses d’histoire, dont toutes les assertions sont admises sous forme de présupposés non

discutés. La conclusion, qui suit un exposé entièrement consacré à l’ethnologie de

l’Anatolie orientale, affirme :

“Les régions du sud et du sud-est sont, comme l'Anatolie de l’ouest, un pays turc depuis des

dizaines de milliers d'années [sic : onbinlerce yıl]. Nos ancêtres, premières tribus de notre patrie

actuelle, ont jeté les bases de ce qui deviendrait la Grande République de Turquie; ils sont venus

là il y a dix mille ans, et, de là, se sont dispersés en Anatolie centrale et occidentale, puis en

Thrace et ailleurs. Dans ce pays, on trouve les traces de ces très vieilles civilisations turques

absolument partout, et beaucoup de ces vestiges n'ont pas été encore mis à jour (...). Nous

sommes les jeunes et bouillants enfants de la république de Turquie, les héritiers de cette sainte

patrie. Oui, c'est nous!."

Son autre ouvrage, Recherches et réflexions..., un peu postérieur, utilise les

méthodes et conclusions de la GüneÒ-dil teorisi. Il établit des corrélations entre le

vocabulaire kurde (kurmanç) et des mots hittites, ourartéens, chaldéens, dont la

conclusion est que Kurdes et Turcs ont la même origine : tous sont les descendants des

Hittites, Ourartéens, Chaldéens, lesquels sont Turcs en vertu des "thèses d'histoire".

Ces deux livres, typiques des années trente, auraient peut-être échappé à notre

attention s'ils n'avaient été réédités en 1982, ce qui leur redonne une actualité; leur

éditeur est le TKAE, important organisme culturel semi-officiel, qui a publié, en moins

de trois ans, au moins quinze ouvrages de ce genre, rééditions ou titres nouveaux, écrits

par des auteurs actuels dans le même esprit que K.K. Kop. Ceci nous paraît contrer

l’idée que la théorie linguistique du soleil et les thèses d’histoire aient été abandonnées.

N’ayant jamais été réfutées officiellement, elles sont toujours disponibles et peuvent

1 Anadolu’nun Dofiu ve Güneydofiu et AraÒtırma ve DüÒüncelerim. Dofiu ve Güneydofiu Anadolu Türkçesini Etkileyen Faktörler. Ces deux brochures ont été rééditées en 1982 (publication du TKAE n° 58 et 60).

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

servir pour des problèmes de politique intérieure. Même si ce type d’ouvrage est peu lu,

leur publication est révélatrice d’un état d’esprit.

C - Discours kémaliste et discours scientifique

Avant d’étudier le devenir du discours historique kémaliste, on peut engager

quelques réflexions d’ensemble sur son processus de formation; l’historiographie

kémaliste est à replacer dans le contexte scientifique de l’époque, et quelques paradoxes

importants peuvent être observés.

1 - Une régression sur le plan scientifique

La recherche turcologique de l’époque est marquée par le russe V.V. Barthold

(mort en 1930); spécialiste de l’empire de Gengis khan et de l’influence mongole dans

le Turkestan, auteur de nombreux ouvrages sur l’Asie turcophone, et d’articles de

l’Encyclopédie de l’Islam 1, il participé au congrès de turcologie de Bakou (1926), où il

a rencontré Fuat Köprülü qui l’invita à donner des conférences à Istanbul sur l’histoire

de l’Asie centrale. Elles furent très vite publiées en Turquie, par le Türkiyat Enstitüsü,

sous le titre Leçons sur l'histoire turque de l'Asie centrale. Par la suite, ces textes ont été

ensuite traduits en allemand, puis en français 2. Il s’agit d’un ouvrage très important

pour notre propos, puisque la communauté scientifique turque de l’époque qui précède

immédiatement les thèses d’histoire pouvait en disposer.

La première observation qui s’impose est qu’on ne trouve rien, dans cet ouvrage

de Barthold, qui puisse suggérer quelque chose se rapprochant des thèses d’histoire, que

ce soit sur l’existence d’une “mer turque”, de migrations au néolithique, de l’existence

d’une culture supérieure, etc. Le travail de Barthold est celui d’un historien, d’un

scientifique, qui mesure également les incertitudes dans les connaissances de son

époque. Le premier chapitre accorde une grande place aux stèles de l’Orkhon, “premiers

monument historiques créés par les Turcs eux-mêmes sur leur propre histoire”, tout en

mettant en garde contre les interprétations hâtives des inscriptions, en ce qui concerne la

notion d’Etat, la vie sociale, les croyances. En somme, tout ce premier chapitre est placé

sous le signe de l’incertitude, de l’inaccomplissement des recherches en cours sur les

1 Histoire du Turkestan, Tachkent, 1922; Turkestan down to Mongol Invasion, Londres, 1928. On trouvera une courte étude sur Barthold et sa place dans l’orientalisme russe dans l’avant-propos de Basile NIKITINE, traducteur de La découverte de l’Asie, Paris, 1947, pp. 9-15.

2 Orta Asya Türk Tarihi Hakkında Dersler, Istanbul, |stanbul Darülfünunu Türkiyat Enstitüsü, 1927; Zwölf Vorlesungen über die Geschichte der Türken Mittelasiens, Berlin, 1935; Histoire des Turcs d’Asie centrale, Paris, 1945.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

anciens Turcs 1. Le chapitre qui porte sur la préhistoire turque ne remonte pas au-delà

des Huns, et rien ne suggère que les peuples de Mohendjo-Daro, de Sumer ou que les

Hittites aient pu être apparentés aux Turcs 2.

Les leçons de Barthold portent, elles aussi, quelques marques idéologiques du

lieu d’où il s’exprime, l’URSS de 1925-1926 (la société des Turcs célestes est vue à

travers le prisme de la lutte des classes). Mais il s’agit d’une synthèse qui, sur bien des

points, ne rentre guère dans les détails; elle exprime sur le passé des Turcs un point de

vue modéré, prudent, scientifique, qui a l’avantage d’ouvrir des perspectives à la

recherche, par l’exposé même des incertitudes.

Les savants kémalistes n’ont pas suivi ce point de vue. Un incident survenu au

cours du congrès de 1932 est significatif de la pression idéologique qui s’exerçait sur le

discours historique. Le 3 juillet 1932, lors de la seconde journée du congrès, Zeki Velidi

[Togan] prend la parole après l’exposé de ReÒit Galip sur l’histoire de la race et de la

civilisation turques, pour réfuter partiellement ce qu’il venait d’entendre, en s’appuyant

sur Barthold. D’abord interrompu par une remarque impatiente du président, Yusuf

Akçura, son intervention provoque une réplique de ReÒit Galip, qui s‘en prend à la

mémoire de Barthold :

“(...) [Barthold] est un homme qui a cherché à démontrer que les Turcs n’ont joué aucun rôle

dans le domaine de la civilisation, qu’ils formaient un peuple sans origine, sans passé (nesilsiz),

et que leur présence en Asie centrale ne concernait qu’une époque très récente 3.”

Chose très rare dans les comptes rendus des débats, et probablement dans le

déroulement des séances lui-même, un membre de l’assistance, ∑ekûri bey, simple

professeur d’histoire dans un collège d’Antalya, interrompt ReÒit Galip et s’exclame :

“C’est juste, Barthold a été continuellement un ennemi des Turcs 4.”

Ces paroles donnent la mesure de l’absence d’esprit scientifique au cours des

débats. Les thèses d’histoire sont érigées en dogme. Toute remise en cause est

impossible, et lorsque Togan met en doute l’assèchement d’une mer intérieure en

s’appuyant sur les ouvrages de Barthold, il se met dans une position difficile. Les

orientalistes dont les travaux sont inutilisables pour appuyer les thèses d’histoire sont, a posteriori, qualifiés de turcophobes et leurs thèses rejetées ipso facto. Barthold, mort

1 Histoire des Turcs d’Asie centrale, pp. 5-12.2 id., pp. 17-30.3 Birinci Türk Tarih Kongresi, s.d., pp. 167-176.4 id., p. 179.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

deux ans auparavant, est un auteur qu’il n’est plus possible d’invoquer à l’appui d’une

recherche. La passion nationaliste a remplacé l’esprit scientifique dans ce curieux

congrès. Lorsque Togan reprend la parole, le 7 juillet, c’est à une véritable mise à mort

que se livre ∑emseddin Günaltay :

“(...) Mais Zeki Velidi bey, au congrès d’Ufa, s’est fortement opposé à la constitution de

l’unité turque sous un nom turc, et les Bachkirs se sont séparés de la société turque. (Murmures

de réprobation). En s’opposant à ce que l’union se fasse sur les bases du sentiment d’unité

nationale et de la langue turque, à ce que l’ensemble du monde turc entre dans une grande union

culturelle et linguistique, il a été la cause de la division des Turcs de Russie en de nombreuses

entités, aux langues différentes, aux cultures différentes, aux ressources différentes, comme les

Tatars, les Bachkirs, les Ouzbeks, les Azéris...

Zeki Velidi bey cherche-t-il à jouer le même rôle au cours du présent congrès ? Mais qu’on

soit persuadé que le feu de la nation jaillit des cerveaux de ceux qui sont rassemblés dans ce

congrès. Tout effort, toute initiative qui se dresserait contre ce feu est condamnée.

(Applaudissements vifs et prolongés) 1.

Le 12 juillet, au cours du Congrès des professeurs d’histoire d’Ankara, Togan,

trop peu discipliné, doit démissionner du conseil d’enseignement. Il quitte alors la

Turquie et se rend à Vienne 2.

Cet épisode est révélateur de la fonction du congrès; il était une entreprise

nationaliste et non scientifique, et l’on ne pouvait y admettre la contradiction ni même

l’esprit scientifique. Les hommes qui font taire Togan, qui vilipendent Barthold,

représentent un pouvoir culturel dont les choix sont déterminants pour plusieurs

décennies. Togan n’est pourtant pas un modéré, et, de retour en Turquie en 1938, il

s’associera aux mouvements nationalistes les plus radicaux, et sera arrêté pour “racisme

et pantouranisme” en 1944. Sa disgrâce de 1932 est due au fait qu’il se réfère à des

scientifiques non complaisants comme Barthold. Ses positions au congrès d’Ufa, un

1 id., p. 400. Zeki Velidi était délégué de la fraction musulmane de la Douma au congrès des musulmans de Russie à Moscou (mai 1917), où il a défendu l’autonomie territoriale : “Nous devons réaliser qu’il n’y a pas de nation musulmane en Russie; (...) si nous voulons l’autonomie, et non une fiction nationale, nous devons organiser notre gouvernement sur des bases historiques et eth niques [ce qui signifiait pour lui des gouvernements tatar et bachkir séparés] (...). Ces provinces (...) pourraient même former une Fédération à l’intérieur des frontières russes.” En juillet 1917, en réaction au congrès panislamiste de Kazan, il organise la première conférence pan-bachkire à Ufa. En octobre, c’est à son instigation que les Bachkirs instituent leur propre assemblée (kurultay) à Orenburg. Le 17 novembre 1917 est créé l’éphémère Etat autonome national Bachkir, dont Zeki Velidi est l’”âme et le moteur” (H. Jansky).

2 H. JANSKY, “Ahmet Zeki Velidi Togan”, in Zeki Vekili Togan and his Works, (A pamphlet reprinted from Zeki Velidi Togan’a Armafian), Istanbul, Maarif Basımevi, 1955.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

quart de siècle auparavant, permettent de faire de lui une victime expiatoire, le

responsable de l’échec de l’union des Turcs.

2 - L’autorité occidentale : l’orientalisme turc sous tutelle

Il est intéressant d’examiner aussi le processus de formation des thèses

d’histoire à la lumière de l’orientalisme. Dans son ouvrage fameux, Edward Saïd fait

entrer dans la définition de l’orientalisme l’“autorité sur l’Orient à l’intérieur de la

culture occidentale” :

“L’autorité n’a rien de mystérieux, ni de naturel. Elle est formée, irradiée, disséminée; elle est

instrumentale, elle établit les canons du goût, les valeurs; elle est pratiquement indiscernable de

certaines idées auxquelles elle donne la dignité du vrai et de traditions, de perceptions qu’elle

forme, transmet, reproduit 1.”

Edward Saïd a contribué à démystifier le savoir scientifique, en tant que pouvoir

de l’Europe (ou de l’Occident) sur l’Orient, qui, bien que né avant la colonisation,

l’accompagne, se renforce avec elle et peut servir à la renforcer. La dénonciation de

l’orientalisme comme colonisation intellectuelle de l’Orient s’est poursuivie depuis la

publication de cet ouvrage, non seulement dans les milieux anti-impérialistes et tiers-

mondistes, mais, désormais, dans les milieux islamistes et nationalistes. L’orientalisme

russe ne fait pas exception, puisqu’il s’est développé en même temps que la colonisation

de ce qui devint l’URSS. Mais il avait pour composante, en partie, des orientalistes et

des turcologues turcophones, comme Togan, Arsal, Battal-Taymas, |nan, ce qui

constitue une originalité par rapport aux orientalismes allemand ou français.

Pourtant, l’existence d’un orientalisme turc, dès avant la naissance de la

Turquie, n’a pas suffi à permettre la formation d’une école intellectuellement autonome.

Lors de tous les stades de son développement, c’est l’orientalisme occidental qui a

fourni non seulement l’impulsion décisive, mais aussi l’autorité sur laquelle s’appuie le

discours historique turc au moins jusqu’aux années cinquante.

Les exposés et les débats du premier congrès d’histoire sont ponctués de

références à plus de trois cents ouvrages de savants européens. Les thèses d’histoire,

comme plus tard la théorie solaire de la langue, cherchent toujours la référence

occidentale, en grande partie parce que les travaux spécifiquement turcs font défaut,

mais aussi parce que l’orientalisme occidental sert d’argument d’autorité. Ce procédé

rhétorique peut jouer dans trois sens.

1 E. SAÏD, L’orientalisme, Paris, 1980, p. 33.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

D’un côté, on peut estimer que cette somme de références aux travaux

occidentaux traduit une obédience : l’historiographie et la linguistique turques sont

filles de l’orientalisme occidental; elles en sont un produit, car l’époque est riche de

travaux, d’hypothèses qui font parfois sourire aujourd’hui, mais qui font autorité au

tournant du siècle. La turcologie turque ne s’inscrit pas complètement en faux contre

l’orientalisme occidental, sauf dans quelques cas précis comme celui de Barthold.

Il faut penser aussi au violent sentiment anti-turc répandu en Occident, qui dure

depuis un siècle et qui a été renforcé par le massacre massif des Arméniens. Citer la

science occidentale à l’appui d’assertions qui proclament la grandeur, l’ancienneté,

l’éclat de la culture turque, qui font des Turcs le peuple civilisateur par excellence, est

censé leur donner une grande force : les arguments qui proviennent du camp adverse

sont dénués de tout soupçon de partialité et peuvent être présentés comme plus

crédibles.

Enfin, on peut interpréter l’ensemble des références à l’orientalisme occidental à

l’aune du langage idéologique. Nous avons tenté de montrer dans les pages qui

précèdent à quel point le renouveau historiographique du début du siècle a été récupéré

à son profit par le kémalisme, qui a fait de l’histoire un moyen de propagande.

L’organisation et le déroulement du congrès de 1932 en témoignent, et le discours

historique de l’époque est conditionné par l’idéologie. Or, comme le montre Olivier

Reboul, le discours idéologique, contrairement au religieux, cherche à se donner pour

rationnel et, si possible, scientifique 1. L’appareil de citations du discours turc peut avoir

cette fonction, mais la plupart des références sont incomplètes, beaucoup sont difficiles

à vérifier, et les citations d’auteurs occidentaux sont souvent tronquées, coupées de leur

contexte, et parfois dévoyées 2; ainsi, malgré les apparences, le discours s’abstient de

fournir à son destinataire les moyens de sa réfutation. Plus fondamentalement encore, le

discours historique turc s’appuie systématiquement sur les ombres de la recherche

historique, les champs mal connus comme l’histoire des Hittites, de Sumer, des

Etrusques, des Huns, etc., en utilisant une logique du tiers exclu qui sera beaucoup

utilisée dans les manuels scolaires : si tel peuple, tel langage, n’est pas indo-européen,

c’est qu’il est turc 3.

En tout état de cause, le congrès d’histoire, et, plus généralement, le mouvement

culturel de l’époque kémaliste, ont l’apparence d’une entreprise d’autonomisation de la

1 O. REBOUL, Langage et idéologie, Paris, 1980.2 On en verra un exemple à propos d’une citation d’A. Jardé extraite de La formation du peuple

grec dans le manuel de la TTTC, Lise I, 1931, p. 184. Voir le chapitre 11, III et IV.3 Procédé combattu par T. TEKIN, “Etrüskler ‘Etrüsk’ |diler [Les Etrusques étaient des

Etrusques]”, TvT, VII, 1987, pp. 54-56.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

science turque; en fait, toute cette science repose sur des travaux occidentaux dont

beaucoup sont douteux et d’autres dévoyés. Il faut souligner cependant que la création

du Türkiyat Enstitüsü, puis de la Faculté de langues, d’histoire et de géographie

d’Ankara auront pour effet, à moyen terme, de former une nouvelle génération

d’historiens, d’ethnologues et de linguistes, de sorte que les travaux des années soixante

et au-delà peuvent, eux, se référer à des recherches turques : |brahim Kafesofilu, Osman

Turan, Mehmet Altay Köymen, Bahaeddin Ögel et bien d’autres ont constitué, en une

trentaine d’années, un important corpus d’ouvrages, d’articles de revues et

d’encyclopédies sur lequel la science turque de la génération actuelle peut s’appuyer.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

V - LA QUÊTE DES ORIGINES, UN PROCESSUS ORDINAIRE DE

CONSTRUCTION IDENTITAIRE

L’élaboration d’un tel discours sur les origines accompagne souvent, sinon

toujours, la phase de construction de la nation; elle est souvent considérée comme

inévitable, et nombreux sont les Turcs, aujourd’hui, qui, tout en regrettant les excès de

l’historiographie kémaliste, l’excusent en invoquant cette nécessité de construction

nationale et identitaire. Il n’est pas question ici de débattre de la justesse de ce

jugement; mais on peut au moins relativiser ce qui s’est passé à l’époque de Mustafa

Kemal en évoquant rapidement d’autres quêtes des origines, officialisées ou non par des

Etats. Les périodes de construction nationale ou de crise sont riches de cette démarche,

et la controverse entre la Grèce et la nouvelle république de Macédoine en est un

exemple récent. C’est à travers ce prisme de la notion de crise qu’Antoine Audo

propose de lire les écrits du nationaliste syrien Zeki al Arsûzî :

“Il arrive toujours un moment où l’homme, ou un groupe humain, s’interroge sur ses

origines. Cette interrogation est d’ordinaire provoquée par une puissante tension que le réel

impose à la conscience : apories qui gênent la vie et auxquelles on cherche une solution. La

tension présente ramène l’homme aux origines, lui fait chercher une explication la plus

totalisante possible qui permette d’éclaircir ses difficultés. Le mythe qui se situe à l’origine joue

la fonction d’explication des problèmes vitaux et contemporains. (...)

L’origine radicalement insaisissable deviendra aussi le lieu d’explication du présent. En

raison de l’angoisse qui résulte d’une vaine recherche d’explication aux difficultés présentes,

l’origine deviendra aussi le lieu privilégié du mythe (...). Le mythe vise à la contrainte

explicative, et, par là, il est fataliste. (...) Il suppose la passivité de l’homme (...). Quand il [lui] a

proposé une réponse, il l’enferme dans ces réponses; (...) le mythe est totalitaire 1.”

Dans son ouvrage sur Le mythe aryen, Léon Poliakov a inventorié et démonté

différents discours européens sur les origines. Les spéculations qui ont donné lieu aux

thèses d’histoire en Turquie ont eu leur équivalent, plus tôt, dans la plupart des Etats au

moment où l’idée même d’Etat-nation prenait corps. L’Espagne présente un cas

intéressant de peuple dont une composante, les Wisigoths, aux origines lointaines, a

suscité au XIXe siècle un fort intérêt, semblable à celui des Turcs pour leur passé

asiatique. En France, on rencontre une même obsession pour un passé retrouvé, mais

autochtone, qui prend la forme de la celtomanie. Lorsque, en 1755-1759, le Parlement

de Paris entre en conflit avec le pouvoir royal, il invoque le précédent des vieilles

1 A. AUDO, Zeki Al-Arsuzi, un Arabe face à la modernité, Beyrouth, 1988, pp. 37 et 46.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

assemblées franques 1; on trouve, dans les manuels turcs républicains, une référence

semblable aux kurultay des Huns et des Mongols pour justifier et enraciner le

parlementarisme dans une tradition. Toujours en France, Henri Martin, dans son

Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusque 1789 (1837), établit une

filiation entre les “lois gauloises” et la Révolution :

“C’était l’âme de nos pères qui nous jetait ce cri du fond des siècles ! Sa protestation devait

être un jour relevée par la nouvelle Gaule, la France de la Révolution 2 !”

Le discours turc a un souci semblable d’établir une continuité historique entre le

vieux passé turc asiatique et la révolution kémaliste. Nous avons évoqué l’exemple de

l’eurasisme, défi lancé par certains cercles russes à l’Europe, volonté de retour aux

sources asiatiques, de retrouver en elles inspiration et énergie. Parmi les voisins

immédiats de la Turquie, le processus est également courant; il est né du même contexte

historique, l’écroulement de l’empire ottoman et la redéfinition des frontières après la

Grande guerre.

A - Antioche et le nouveau discours identitaire arabe

Il n’est pas étonnant qu’un processus identique concernant le monde arabe soit

né dans le sandjak d’Alexandrette, autrement dit le Hatay, la région d’Antioche

(Antakya), entre le monde turc et le monde arabe, dont l’appartenance fut controversée :

partie de la grande Syrie sous mandat français, elle fut république indépendante avant

d’être rattachée à la Turquie en 1939 3. C’est la seule région englobée dans le territoire

turc après la proclamation de la république.

Avant son annexion, cette région se trouvait tournée vers Alep, dont

Alexandrette (aujourd’hui |skenderun) était le débouché naturel. En tant qu’ancienne

province de l’empire ottoman, la région était en partie turcophone, mais les Arabes for-

maient en 1921 la moitié des 125 000 habitants du sandjak, doté d’un statut spécial par

les Français. La diversité ethnique était encore renforcée par la présence de nombreux

Arméniens (une dizaine de milliers) et d’alaouites alévis (environ 40 000) 4.

1 L. POLIAKOV, Le mythe aryen, 1971, p. 39.2 Cité par L. POLIAKOV, o.c., p. 47.3 Cf S. YERASIMOS, “Le sandjak d’Alexandrette : formation et intégration d’un territoire”,

RMMM, 48-49, 1988, pp. 198-212; du même auteur, Questions d’Orient, Paris, 1993, pp. 125-142; A. KUTLU, “Hatay Devletinden Hatay |line [De l’Etat du Hatay au département du Hatay]”, TvT, VIII, 1987, pp. 19-26.

4Aujourd’hui, la diversité humaine du Hatay, bien qu’atténuée par une politique de turquification, frappe le voyageur attentif : à Antioche et dans les campagnes, on entend bien souvent

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

C’est dans ce contexte particulier que se développèrent à la fois un nationalisme

arabe et un nationalisme turc. Le Hatay est un de ces territoires où le nationalisme a été

suscité ou renforcé par une exaspération, dans ce cas celle des Arabes face à la

perspective de devenir une minorité au sein de l’Etat turc. Du côté turc, la campagne

pour la récupération du sandjak d’Alexandrette, puis la nécessité de sa conservation

suscitent, au sujet du territoire, un discours justificatif particulier 1.

1 - Zaki al-Arsûzî et le mouvement Baas

Le mouvement nationaliste arabe qui prend corps dans le sandjak va dépasser de

loin le destin de ce petit territoire, puisque c’est là que naît, justement par opposition au

nationalisme turc, le parti Baas qui joue un rôle tellement important dans le Machrek

actuel. Si Michel Aflak est le plus connu des fondateurs du Baas, Zaki al-Arsûzî (lui-

même alaouite) est non seulement à l’origine de la pensée laïcisante de ce parti, mais

également l’auteur d’une réflexion sur la langue et l’identité arabes qui n’est pas sans

points communs avec la construction identitaire turque de l’époque kémaliste. Le fait

que cette pensée soit née d’un homme ayant passé une partie marquante de sa vie en

territoire revendiqué par la Turquie nous paraît exemplaire de ces lieux qui semblent

faire germer des idées 2. Il est né à Lattaquié et a passé son enfance dans un village

proche d’Antioche. Il a vingt ans lorsque l’Etat d’Alep est créé par les Français. Dans le

Hatay, la langue officielle reste le turc, et Arsûzî est choqué par la politique française,

qui favorise systématiquement les Turcs contre les Arabes, et les chrétiens contre les

musulmans

On voit se développer à Antioche, dans les années trente, un mouvement de

solidarité, d'unité entre Arabes de toutes confessions, pour lutter à la fois contre la

menace turque et l’occupant français. Ainsi, Antioche est le lieu privilégié pour la

parler arabe; dans les faubourgs de Harbiye, on rencontre de nombreux dede, vieux alévis respectés, reconnaissables à leur chapeau et leur barbe dont le port et la taille sont tout différents de ceux des pieux sunnites. Les pèlerinages alévis sont très fréquentés. Dans beaucoup de villages on trouve encore des églises en ruines, tandis que le peuplement kurde semble se densifier. Cette diversité s’est encore accentuée récemment par l’installation de villages de réfugiés afghans.

1 Le Hatay est toujours revendiqué au moins implicitement par la Syrie puisque, sur les cartes de ce pays, il est englobé dans les frontières nationales. Par exemple, sur la carte routière et touristique éditée par le ministère syrien du tourisme en 1985 (diffusée au moins jusque 1993), le Hatay est entouré d’un liseré rouge désignant une “frontière temporaire”, différente des “frontières internationales”. Le reste de la frontière turco-syrienne n’est pas contesté.

2 Cf A. AUDO, Zeki Al-Arsuzi, un Arabe face à la modernité, Paris, 1979 (Thèse, Paris III, 1979), et Beyrouth, Dar El Machreq, 1988. Voir aussi O. CARRÉ, “Le mouvement idéologique ba’thiste”, in A. RAYMOND (éd.), La Syrie d’aujourd’hui, Paris, 1980, pp.184-224; du même auteur, Le nationalisme arabe, Paris, 1993, notamment pp. 39-90; C. RUIZ-BRAVO, La controversia ideologica nacionalismo arabe/nacionalismos locales. Oriente 1918-1952. Estudios y textos, [Madrid], s.d.; cet ouvrage comporte un texte d’Arsûzî de 1963, traduit en espagnol, “La nacion arabe y el humanismo”, pp. 333-340.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

naissance d’une conscience nationale arabe, différente de la conscience musulmane,

puisqu’il faut s’opposer à la fois, en même temps, à un occupant chrétien et à un futur

occupant musulman non-arabe. Le seul élément identitaire qui pouvait être antagoniste

à la fois au turquisme (dont les acteurs sont musulmans) et au colonialisme (dont les

acteurs sont chrétiens) était l’arabité, notion nouvelle à l’époque. La prise de conscience

de cette arabité s’était accélérée au cours de la première guerre mondiale, puisque les

Arabes, plutôt que d’obéir à la fetva de guerre sainte prononcée à Constantinople par le

Sultan-Calife, s’étaient soulevés à l’instigation des Anglais, provoquant en Turquie une

hostilité durable nourrie par un sentiment de trahison. Une cassure s’était produite en

1916, qui souda le monde arabe contre le monde turc, d’autant que les Français, au

début de la guerre, avaient mené une habile propagande dans leurs populations

musulmanes d’Afrique pour les empêcher d’obéir à la fetva 1.

La situation était mûre à la fin des années trente pour qu’au Hatay se développe

un sentiment anti-turc fondé sur l’appartenance à l’arabité, que s’élabore une hiérarchie

des appartenances privilégiant le facteur national plutôt que le religieux. Antoine Audo

évoque dans sa thèse l’aide de la jeunesse arabe chrétienne d’Antioche apportée à la

population musulmane pour les préparatifs de la fête de la naissance du Prophète : il

fallait montrer par là, pour ces jeunes chrétiens, l’importance accordée à l’arabisme,

symbolisé, dans cette circonstance, par la célébration du Prophète 2.

Zaki al-Arsûzî voyait, dans cette unité circonstancielle des confessions au sein

de la nation arabe, ce qui devrait être possible à un niveau plus large; il a fait ses études

à la Sorbonne (1927-1930), comme quelques-uns des nationalistes turcs, et il est

fortement nourri à la fois des positivistes français, et de l’influence de Fichte et de son

Discours à la nation Allemande. L’absorption du sandjak par la Turquie en 1939 pousse

Arsûzî à se retirer à Damas, où il va publier ses œuvres politiques, linguistiques et

philosophiques, et contribuer à fonder le parti Baas en 1940 3.

Arsûzî a donc utilisé les influences qui ont marqué aussi les Turcs. Le séjour à

Paris, déterminant, se fait à peu près à la même époque que celui de Zeki Velidi Togan,

de Sadri Maksudi Arsal et de tous ces réfugiés tatars et caucasiens proches du

1 Cf “Les Musulmans français et la guerre. Adresses et témoignages de fidélité des chefs musulmans et des personnages religieux. Afrique occidentale, Algérie et Tunisie, Maroc”, RMM, XXIX, 1914, et “Le salut aux drapeaux. Témoignages du loyalisme des Musulmans français. Afrique occidentale française”, RMM, XXXIII, 1915-1916.

2 Cette fête religieuse musulmane est considérée, face aux Français, comme manifestation nationale arabe même par les Arabes chrétiens. Alors que face aux Turcs, il fallait un élément identifiant non-religieux. Finalement, la présence française a aidé les Arabes de toutes confessions à s’unir en s’opposant. Comparer cet événement à l’étonnant discours de Michel Aflak, lui-même chrétien, prononcé à l’occasion de cette même fête en 1943 (“L’arabisme est le corps dont l’âme est l’islam.”), cf. O. CARRÉ,“Le mouvement idéologique ba’thiste”, o.c., 1980, p. 200.

3 Zekî al ARSÛZÎ, Al ‘abqariya al ‘Arabiya fi lisaniya. Risalat al luga-al lisan al ‘arabi, 1972, 435 p. La république idéale, Damas, 1965 (en arabe). Œuvres complètes, Damas, 1975-1976 (en arabe).

17

Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

mouvement prométhéen. Nous avons en Paris (conjointement avec l’autre capitale

intellectuelle de cet Orient d’exil qu’est Berlin) un autre point nodal, et l’on peut suivre

l’influence de la pensée française du tournant du siècle s’exerçant au Proche-Orient

pour servir des buts antagonistes : l’arabisme et le turquisme.

2 - Une réplique des thèses d’histoire kémalistes

Si le parti Baas, laïque, républicain et national, a des points communs avec les

constructions politiques turques de l’époque, on trouve aussi, dans ces milieux, des

préoccupations culturelles identiques. Comme en Turquie, les intellectuels du Baas vont

se tourner vers l’histoire et la civilisation arabe anté-islamiques, exactement comme les

Turcs. La voie, là encore, avait été préparée par Rifaa al Tahtawi, intellectuel égyptien

qui, le premier, avait voulu créer une historiographie arabe qui ne soit pas une simple

histoire de l’Islam 1. L’idée était de lutter contre l’esprit confessionnel pour unifier les

Arabes et revenir aux origines, à l’anté-islamisme, au “temps de l’ignorance” (la

Djæhiliya) dans laquelle Arsûzî voit l’âge idéal, contrairement à l’historiographie

classique, pour laquelle l’âge d’or est l’époque des quatre premiers califes.

Cette quête de l’origine, Arsûzî a cherché à l’enrichir d’une réflexion sur la

langue originelle, exactement contemporaine des recherches turques sur la “théorie

solaire de la langue”. La langue arabe aurait gardé un rapport étroit avec la nature

physique, et avec la nature humaine : c’est la langue d’Adam. Le caractère “naturel” de

la langue arabe fait que ses mots n’évoluent pas, contrairement à ceux des autres

langues. De son caractère originel, Arsûzî déduit que les langues indo-européennes y

ont leur origine. Olivier Carré, dans son analyse, rejoint les conclusions d’Antoine

Audo sur la fonction de cette démarche :

“Cette idée linguistique de Arsûzî, aussi peu scientifique qu’elle puisse paraître (…), a

l’avantage de fournir l’image mobilisatrice, le mythe du peuple élu chargé d’une mission auprès

de l’humanité 2.”

Le Hatay est un point de rencontre entre deux nationalismes, et les osmoses

inévitables qu’il y eut entre les deux populations, entre les deux discours, provoqua à

l’évidence des influences réciproques. Influences dans la construction de l’identité (par

opposition); dans le mode de réaction (importance donnée au champ culturel dans le

1 Cf G. El-SHAYYAL, “Historiography in Egypt in the Nineteenth Century”, in B. LEWIS, P.M. HOLTS (dir.), Historians of the Middle East, Londres, 1962, pp. 403-421.

2 O. CARRÉ, o.c., p. 200.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

combat politique); dans le choix du mythe mobilisateur (celui des origines). Il faut

souligner encore la similitude des influences externes subies par les nationalistes turcs

et arabes : le monde universitaire positiviste parisien.

Pour asseoir sa légitimité sur ce territoire, l’Etat turc a eu recours à des apports

de populations anatoliennes, antérieurement au référendum de 1938. Mais il a fait appel

aussi à l’histoire. Les Hittites, convoqués dans l’historiographie de 1931-1932 pour

conforter la présence turque en Anatolie, continuent d’être utiles dans le Hatay. Des

banderoles parfois tendues en travers de la place centrale d’Antakya répètent à la

population une phrase célèbre d’Atatürk : “Ne laissons pas cette terre, qui est turque

depuis quarante siècles, tomber dans des mains étrangères”. Comme la région est

revendiquée au moins implicitement par la Syrie, le nom de Hatay a été officiellement

donné en 1939 en référence au nom des Hittites (Hatta), pour asseoir la légitimité turque

sur le territoire, et suggérer l’ancienneté de l’occupation 1.

B - Autres représentations

On trouve des représentation semblables chez d’autres voisins de la Turquie.

Dans le discours identitaire arménien, on fait parfois appel, dans les ouvrages destinés à

la jeunesse, au mythe de l’ascendance biblique, nourri par la présence, en Arménie

historique, du mont Ararat 2. Cependant, ce type de représentation n’a pas été soutenu

avec des moyens aussi massifs qu’en Turquie à l’époque kémaliste et reste cantonnée à

certains ouvrages. Sur un plan plus historique, c’est la filiation avec les Ourartéens qui a

été privilégiée, car ce peuple, paré de vertus viriles, a combattu avec succès contre les

Assyriens. Dans le récit arménien ou arménophile, les Ourartéens sont la métaphore des

Arméniens, et les Assyriens celle des Turcs. Que le passé revendiqué soit biblique ou

historique, l’important, comme en Turquie, est de chercher des racines lointaines pour

légitimer la présence sur un sol, d’autant plus que ce même sol est revendiqué par les

Turcs.

1 Explication donnée, par exemple, sur la carte Hatay Turistik |l Haritası, Özgül Yayınları, Isparta. La phrase Adına da Hitit zamanındaki hatta kelimesinden gelme Hatay denilmiÒtir a été traduite en anglais (partiellement) mais non en allemand.

2 Cf R. BERTHIER, S. SAINT-MICHEL, Les Arméniens, Paris, 1989; T. TAKVORIAN, Histoire d’Arménie jusqu’à la perte de l’indépendance, Venise, 1984.

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Chapitre deux : La genèse de l’historiographie kémaliste

En Grèce, on rencontre la même préoccupation, réponse involontaire ou

inconsciente aux thèses d’histoire turques, qui faisaient des Grecs un peuple d’origine

turque 3 :

“La nouvelle interprétation gréco-centrique a d’ailleurs reconnu le premier ancêtre chez les

Pélasges, qui sont définis dans les dernières années du XIXe siècle comme un peuple indo-

européen et nourrissent l’antithèse Europe-Asie, laquelle constitue un noyau interprétatif

principal de l’histoire grecque, des Perses aux Turcs 2.”

Cette historiographie grecque doit beaucoup à Constantin Paparrighopoulos

(1815-1891), auteur d’une grande histoire de la nation hellénique, qui a joué le même

rôle que les travaux des historiens de la génération des Foyers turcs en Turquie. Sa

vision de l’histoire cherche à établir une continuité du rôle historique de la Grèce

pendant trois mille ans, ce qui l’oblige à se livrer à quelques contorsions :

“Il était naturel [pour les historiens étrangers] de ne trouver ni le cœur ni le cerveau de

l’hellénisme là où ils ne se trouvaient plus, puisque, depuis la bataille de la Chéronée, le pouvoir

politique avait migré en Asie mineure, en Syrie, en Egypte, et qu’il était, depuis la fondation de

Constantinople, concentré dans sa nouvelle capitale. C’est seulement pendant la période de la

domination ottomane qu’il est retourné à son berceau ancien. Notre tragédie de trois mille ans

n’a pas gardé l’unité classique d’action et de lieu, mais par la variété des lieux et des actions, elle

a accompli son unité spirituelle, éthique et politique 3.”

Il suffirait de changer les noms propres pour que ce texte s’applique à la

conception officielle de l’histoire turque. Dans les deux cas, turc et grec, la recherche de

la continuité historique sur plusieurs millénaires a conduit à abandonner l’idée d’espace

national, pour adopter un concept de nation vaguante qui, quel que soit le lieu où elle

s’établit, garde “son unité spirituelle, éthique et politique”, autrement dit son hellénité

ou sa turcité, son essence.

3 C. KOULOURI, Dimension idéologique de l’historicité en Grèce, Thèse, Paris I, 1990, pp. 299-300.

2 C. KOULOURI, o.c., p. 448.3 C. PAPARRIGHOPOULOS, “Peri ton peripetion tis Istorias tou Ellinikou Ethnous en tois kath’imas

chronous”, cours prononcé à l’Université d’Athènes en 1878, in Prolegomena, collection de textes de Paparrighopoulos éditée par C. DIMARAS, Athènes, 1970, p. 46. Texte traduit et cité par G. PREVELAKIS, “La ‘laographie’ grecque, ethnogéographie ou idéologie?”, Géographie et Cultures, 2, 1992, p. 78. Sur Paparrighopoulos, voir C. KOULOURI, o.c., pp. 181-183.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Chapitre trois :

Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Une lente évolution a conduit, de la mort d’Atatürk jusqu’à nos jours, à la

formation de vues historiographiques nouvelles, intégrant très fortement les valeurs et le

passé musulmans, sans toutefois que les vues kémalistes ne soient jamais officiellement

réfutées. Cette période se caractérise par des soubresauts politiques importants (passage

au multipartisme, 1945-1950; gouvernement du Parti démocrate, 1950-1960; coups

d’Etat militaires de 1960, 1971, 1980); mais le kémalisme reste, envers et contre tout, la

référence obligée. Tout se passe comme s’il y avait une idéologie officielle intouchable,

des valeurs kémalistes sacrées, sur lesquelles il n’a jamais été question de revenir (sauf,

partiellement, de 1950 à 1960), et des idéologies officieuses, dont nous observerons

quelques manifestations dans le domaine culturel. Cette superposition produit, à

certaines époques, de curieux enchevêtrements de discours, jusque dans les manuels

scolaires. C’est pour mieux comprendre cette complexité, qui se cache sous un

kémalisme apparemment uniforme, que nous allons nous attarder sur la longue gestation

de l’idéologie de la synthèse turco-islamique.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

I - DU KÉMALISME À L’IDÉE DE “CULTURE NATIONALE”

Même si l’on ne peut le réduire uniquement à cela, le kémalisme est un

nationalisme turquiste, qui prône les valeurs anciennes de la race et les vertus

antérieures à l’islam. Les lieux de son imaginaire sont une Asie ancienne idéalisée, et

l’Anatolie est le lieu de sa réalisation. Nous étudierons avec quelle force ces

représentations s’expriment dans le discours cartographique et textuel des manuels

scolaires. Il s’agit de voir, maintenant, en quoi la création d’un imaginaire fort

concernant l’Asie est partiellement contradictoire avec la politique extérieure du

kémalisme, et quelles sont les conséquences de cette contradiction.

A - Le processus de marginalisation du pantouranisme

1 - Les relations turco-soviétiques

La nécessité de bonnes relations avec l’Union soviétique est une des principales

constantes de la diplomatie kémaliste et post-kémaliste 1. Entre les deux guerres, le

conflit idéologique entre capitalisme et communisme n’a pas atteint le stade de tension

extrême de la guerre froide, et la Turquie n’est pas encore l’un des principaux postes

avancés du camp occidental. La république kémaliste a besoin de paix pour se

construire; elle est fragile, malgré ses succès militaires contre les Alliés, et ne pourrait

résister à une agression soviétique.

C’est une option diplomatique conforme au “Pacte national” de 1920, adopté par

le pouvoir kémaliste comme base de sa politique étrangère, en vertu duquel non

seulement il renonçait à tout irrédentisme sur l’ancien domaine ottoman, mais

s’interdisait et interdisait toute expression panturquiste; il ne s’agissait pas seulement de

faire taire toute velléité d’unification avec les régions turcophones de l’URSS

(Azerbaïdjan, Turkestan), mais de masquer même la curiosité intellectuelle ou culturelle

qui pourrait se développer en Turquie pour le monde turc. En face, la propagande

stalinienne utilisait le panturquisme comme un épouvantail efficace devant l’opinion

mondiale.

Aussi, en se taisant sur les mouvements nationaux et musulmans de l’empire

russe, sur la renaissance djadidiste chez les Tatars, le discours turc acquérait une triple

fonction: il évitait de froisser la susceptibilité soviétique; il apaisait les sentiments anti-

1 L’expression “post-kémaliste” est à prendre ici dans son sens littéral de période postérieure à Mustafa Kemal. Son emploi ne présuppose pas la disparition du kémalisme, comme dans “post-soviétique”.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

turcs en Occident; enfin, du même coup, il présentait le réformisme kémaliste comme

unique et original. Pendant toute la période kémaliste, le panturquisme, même au sens le

plus anodin de ce terme, va devoir s’exprimer en dehors de l’idéologie officielle, et

même contre elle.

La notion élargie de panturquisme comprend aussi bien l’intérêt culturel et

scientifique pour les turcophones de l’URSS que le soutien politique aux nations

turcophones opprimées, l’accueil et l’organisation des réfugiés; en conséquence, en

Turquie, la turcologie a souvent débouché sur l’aide politique, et, de là, à

l’anticommunisme. Au sein de la sphère kémaliste, l’attachement à l’Asie est resté

théorique, imaginaire, fantasmatique et n’a donné lieu qu’à peu de représentations

précises; sur ses marges, au contraire, on voit se constituer, dès la fin des années vingt,

des réseaux de solidarité avec les populations turcophones opprimées, qui se

rapprocheront avec toutes les formes d’anticommunisme.

2 - Le mouvement prométhéen et la guerre froide

Nous avons évoqué plus haut le rôle important des anciens dirigeants des

éphémères républiques indépendantes dans la formation de l’historiographie turque.

Mais l’influence du phénomène dépasse ce domaine. Un réseau s’est constitué autour de

la revue Prométhée, mensuel qui est paru sans discontinuité à Paris de 1926 à 1938,

avec l’aide de la Pologne de Pilsudski et de certains milieux conservateurs français et

allemands; il a été utilisé, en 1941, par les services nazis. Il s’agissait d’un mouvement

anti-communiste et anti-russe, regroupant toutes les nationalités assujetties, sauf les

Arméniens. Dirigé par le géorgien Georges Gvazawa, puis par l’ukrainien Choulguine,

la revue était animée par le turkestanais Mustafa Tchokay et l’azéri Mehmet Emin

Resulzade, qui avait par ailleurs fondé un tri-mensuel à Berlin, |stiklâl. La

correspondance de Mustafa Tchokay 1 montre bien l’ampleur géographique du

mouvement, dont les éléments forment un réseau sur toute la périphérie de l’URSS;

Helsinki, Varsovie, Berlin, Prague, Paris, Genève, Constantza, Istanbul, New-Delhi,

Moukden, Tokyo, Shanghaï, sont les sièges de mouvements anti-soviétiques affiliés au

mouvement prométhéen ou proches de lui. Le réseau s’appuie sur celui, très ancien, des

marchands de fourrures tatars, bien implanté en extrême-Orient, et, à l’ouest, utilise des

affinités pluri-séculaires entre la Pologne et les Tatars de la Volga et de Crimée.

Nous pensons que l’existence de ce réseau, jusqu’à présent peu étudié, a joué un

rôle important dans l’histoire des idées en Turquie. En effet, en cherchant le soutien de

1 Conservée à la bibliothèque de l’INALCO à Paris.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

la Pologne, puis de l’Allemagne nazie, enfin, après la seconde guerre mondiale, des

Etats-Unis, les “prométhéens” se sont constamment alliés, de façon très pragmatique,

avec la puissance la plus efficacement anti-communiste du moment. Or, depuis 1934 et

la politique de front populaire lancée par le Komintern, il n’était plus guère possible

d’être à la fois de gauche et anti-soviétique. C’est pourquoi les prométhéens n’ont plus

obtenu le soutien, après cette date, que de mouvements et personnalités d’extrême-

droite.

C’est un phénomène de grande importance; en effet, le mouvement prométhéen

est animé, entre autres, par des Caucasiens, des Tatars et des Turkestanais, des

turcophones qui se compromettent de plus en plus avec les mouvements fascistes

français, polonais, et avec le nazisme, comme Mustafa Tchokay qui, en 1941, organise

la Légion Turkestan avec l’Ouzbek Veli Kayum-Khan 1. Durant la guerre, le soutien,

sous quelque forme que ce soit, à un mouvement turquiste, est annexé par l’extrême-

droite, et les mouvements turquistes de Turquie n’échappent pas à cette règle.

Mais, dès 1944-1945, les services américains se mettent à réutiliser le réseau

prométhéen pour en faire un instrument de guerre froide. Ils installent à Munich des

services de propagande comme Radio Free-Europe, et l’Institute for the Study of the USSR, qui accueille d’anciens prométhéens (Mirza-Bala), des historiens comme

Baymirza Hayit 2 et Z.V. Togan, et édite des revues comme Dergi 3 qui prennent le relais

des organes fondés par Resulzade, Tchokay ou Caferofilu. Tout en se rachetant de ses

sympathies nazies, les survivants du mouvement continuent de confondre mouvement

national et combat anti-communiste, et ceci jusqu’à l’époque de la perestroïka.

En conséquence, le mouvement national des turcophones s’est trouvé

surdéterminé par l’existence de l’URSS communiste. En Turquie, pour se placer dans le

combat en faveur des turcophones d’URSS, il fallait non seulement s’inscrire dans le

mouvement anti-communiste, mais aussi se démarquer du kémalisme, ce qui a favorisé

la floraison de mouvements en marge de la vie politique. Ce processus a infléchi la

nature du nationalisme des allogènes d’URSS, et peut-être celle du nationalisme turc,

1 Cf M.Y. ÇOKAYOFILU, EÒinin Afizından Mustafa Çokayofilu, Istanbul, 1972. Outre son rôle dans la constitution de la Légion Turkestan, Veli Kayum-Khan a été directeur de la revue Millij Türkistan, “Journal of the National Turkistanian Unity Committee for the Struggle of National Liberation of Turkestan”. Il a succédé en 1967 à V. Jurtcı dans cette tâche. Millij Türkistan a pris la suite du YaÒ Türkistan de Tchokay et paraissait à Genève, puis à Düsseldorf en turc tchagatay, en arabe et en anglais.

2 Cet historien turkestanais (né en 1917), enrôlé dans l’Armée rouge, a été fait prisonnier par les nazis en juillet 1941. Contacté par Kayum Khan, il s’engage dans la Légion Turkestan en mars 1942. Fait prisonnier par les Américains en mai 1945, il reste en Allemagne après sa libération, travaille avec G. von Mende et devient l’un des principaux animateurs de l’Institute de Munich. B. Hayit est un des spécialistes

les plus renommés de l’histoire et de la situation politique de l’Asie centrale au XXe siècle. (cf TA, vol. XIX, pp. 107-108).

3 Revue en turc dirigée par le Tatar Abdullah Battal-Taymas.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

dès lors que beaucoup de leurs responsables se sont établis en Turquie. En effet, Z.V.

Togan, A. |nan, M. Mirza-Bala, A. Battal-Taymas ont participé, pendant la guerre en

Turquie, à des entreprises nationalistes, de concert avec des panturquistes notoires,

comme Reha Ofiuz Türkkan, Nihal Atsız, Necdet Sançar, Alparslan Türkes. Les mêmes,

ainsi que Resulzade, Caferofilu, Said Chamyl, ont participé à des contacts turco-

allemands pour essayer d’entraîner la Turquie dans la guerre 1, avant de subir, en mai

1944, la répression du pouvoir turc. De nombreux intellectuels, parmi lesquels les

historiens Z.V. Togan et Osman Turan, sont alors emprisonnés sous l’inculpation de

“racisme et pantouranisme” 2. La dimension anticommuniste du combat national des

turcophones a engendré un lien avec l’Allemagne nazie, d’autant plus trouble que celle-

ci a cherché à obtenir pendant la guerre le soutien des Turco-Tatars et des Caucasiens,

qui l’ont payé très cher 3.

Ces développements politiques, qui dépassent de beaucoup le cadre de la seule

Turquie, ont fortement contribué à l’abandon, par les milieux historiques officiels, de

tout discours concernant l’Asie turcophone. Dans les manuels scolaires, jusqu’en 1993,

l’histoire de cette partie du monde n’intéresse plus à partir de l’empire turco-mongol de

Gengis khan (XIIIe siècle); la colonisation russe et chinoise, le mouvement djadidiste

tatar, les congrès musulmans du début du siècle, les indépendances éphémères et la

reconquête par le pouvoir soviétique, tout cela est absent des manuels scolaires.

Le processus que l’on peut qualifier de “prométhéen”, par référence au mensuel

parisien, a engendré un discours externe bien spécifique. Comme l’idée de

panturquisme ou de pantouranisme fait toujours peur en Occident - du fait notamment

du drame arménien - le combat des turcophones a toujours dû se défendre de n’être pas

panturquiste, dans les propos adressés à des non-Turcs; c’est particulièrement le cas

dans Prométhée, car la propagande soviétique - ainsi que celle des Russes blancs et celle

des Arméniens - saisissait toutes les occasions pour dénoncer des projets

pantouraniens 4.

1 Sur ces contacts, voir J. LANDAU, Panturkism in Turkey, Londres, 1981, pp. 108-143, et le témoignage de M. ÜLKÜSAL, |kinci Dünya SavaÒında 1941-1942 Berlin Hatıraları ve Kırım’ın KurtuluÒ Davası [Mes souvenirs de Berlin pendant la seconde guerre mondiale (1941-1942) et la question de la libération de la Crimée], Istanbul, 1976 (texte publié également dans la revue Emel (Ankara), n° 87 à 92 (1975-1976).

2 J. LANDAU, o.c., pp. 113 sq; A. TÜRKEÒ, 1944 Milliyetçilik Olayı, Istanbul, 1968.3 Cf A. NEKRITCH, Les peuples punis, Paris, 1982; M. ÜLKÜSAL, Kırım Türk Tatarları, Istanbul,

1980; nombreux articles sur la déportation des Tatars de Crimée dans la revue Emel (Ankara), à partir de 1961.

4 Le pantouranisme est un chef d’accusation, comme en témoigne de procès de Sagdullah Kassimov à Tachkent, relaté par Mustafa Tchokay dans Prométhée , 44, 1930.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

On peut prendre pour exemple le plaidoyer collectif publié par Prométhée dans

son numéro 38 de janvier 1930. Il est une réponse à la parution de la version russe du

livre de Zarevand, Touranie unifiée et indépendante 1, prise en charge par le périodique

anti-prométhéen de Kerenski, Dni, qui ne manquait jamais l’occasion de répandre l’idée

que les pays du Caucase devaient se méfier de la Turquie. Prométhée réagit

vigoureusement contre ce qui est qualifié de manifestation de l’impérialisme russe, et de

manière, surtout, à ne pas prêter le flanc aux accusations de pantouranisme 2. Mustafa

Tchokay, qui, à plusieurs reprises, s’en prend à cette idée, s'efforce de démonter

l’amalgame qui voudrait faire de tout admirateur de la Turquie un pantouraniste :

“Supposer que le Turkestan peut être pris par Kemal (…) et former un territoire qui

s’étendrait ‘de la Volga au Pamir’ est une idée (…) qui ne peut germer que dans la tête d’un

homme qui a effectivement perdu le sentiment de la réalité et qui vit sous l’empire d’une terreur

fantastique 3.”

Il est possible que ce plaidoyer soit sincère, mais il répond aussi à des nécessités

tactiques. Les réfugiés turcophones d’URSS ont besoin de la sympathie des

Occidentaux, mais aussi de la bienveillance du gouvernement turc. Grâce à l’existence

de la Turquie, ils disposent encore d’un foyer qui puisse leur servir de patrie de

rechange (et bien souvent de patrie d’adoption) où ils ne soient pas trop dépaysés. Il est

vital pour eux de pouvoir y séjourner et s’y exprimer librement. Aussi, la prudence et la

discrétion sont de mise. La Turquie n’a jamais apporté un appui officiel aux

Prométhéens 4, mais cette froideur ne suscite pourtant jamais de critiques dans

1 ZAREVAND (pseudonyme collectif de Z. et V. NALBADIAN), Touranie unifiée et indépendante, trad. H. Kurkjian, édité en français par Editions Arméniennes “Drochak”, F.R.A. Dachnaksoutioun, Athènes, 1989. Ce livre fut d’abord publié en 1926 en arménien.

2 Dans sa réplique à ces accusations, M.E. Resulzade proclame sa confiance en l’“anatolisme”, tendance menée par Mukrimin Halil Bey, qui estimait qu’il n’existe pas de nationalité turque, et qu’il aurait mieux valu baptiser le pays “Anatolie” pour montrer qu’il est ouvert à toutes les “races”; Resulzade croit qu’il s’agit d’”un caractère essentiel du nationalisme de la Turquie moderne” appelé à se développer. Enfin, il retourne l’accusation contre les Arméniens, et accuse les partisans du Dachnak de préparer un “pan-arménisme” ou “pan-aryanisme” en favorisant notamment l’agitation kurde.

3 M. TCHOKAY, “Les bolchéviks contre le Kémalisme”, Prométhée, 57, 1931, pp. 15-18. Dans un numéro ultérieur, Tchokay se moque d’un journaliste turc qui souhaitait que les cadeaux offerts par l’URSS à l’occasion du dixième anniversaire de la république (quatre avions de combat) soient remplacés par une ouverture aux livres turcs : “Le gouvernement soviétique offrira volontiers à la Turquie, non pas quatre, mais une grande quantité d’avions de guerre plutôt que de consentir à laisser pénétrer (…) ne serait-ce qu’un seul instituteur turc kémaliste.” in “L’amitié turco-soviétique (propositions d’un journaliste turc)”, Prométhée, 85, 1933, pp. 23-24.

4 Au contraire, ceux-ci ont dû parfois subir quelques tracas : en 1920, les Russes obtiennent l’expulsion de Resulzade; en 1927, le gouvernement turc suspend Yeni Kavkasya en raison de la visite

d’une délégation pour le 10e anniversaire d’Octobre (cf Prométhée 14, 1928). En 1931, Odlu Yurt, BilderiÒ, Azeri-Türk, Yeni Türkestan sont suspendus à leur tour.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Prométhée. Equilibre délicat pour ces réfugiés, car leur intérêt n’est pas dans une amitié

solide entre la Turquie et l’URSS, qui signifierait pour certains d’entre eux menaces

d’expulsions, censure et perte d’une seconde patrie 1 .

La crainte de paraître panturquiste a eu des conséquences graves sur la

perception du problème des peuples turcophones; elle a fini par empêcher la formation

en Turquie d’une analyse et d’un discours de gauche (de type tiers-mondiste ou sultan-

galieviste) sur les “Turcs de l’extérieur” 2. La gauche a abandonné ce terrain à la droite,

car son discours était inhibé par l’appartenance des “frères turcs” à la sphère soviétique

(ou chinoise), et par le désir de ne pas nuire à l’URSS.

Ainsi, jusqu’à la chute de l’URSS, il ne put exister de mouvement national qui

ne soit anticommuniste. Inversement, l’anticommunisme s’intéressa presque

naturellement aux “Turcs de l’extérieur”. C’est pourquoi les prométhéens, lorsqu’ils se

sont installés en Turquie, n’ont trouvé pour les écouter que la droite nationaliste.

L’adéquation observable, surtout dans les années quarante et cinquante, entre les

mouvements anticommunistes et l‘intérêt pour les peuples turcophones a fait naître, au

sein de la droite turque, un discours anti-impérialiste 3. L’idée de libération du monde

turc et de son unification éventuelle devait presque fatalement être absorbée par le

courant anticommuniste et pantouraniste turc, qui, parce qu’il était géographiquement

aux avant-postes du “monde libre”, était particulièrement radical.

B - Les “Turcs de l’extérieur” et le nationalisme turc

L’arrestation, la mise en accusation et l’emprisonnement de nationalistes, dont

certains étaient des intellectuels prestigieux, forment ce qu’on appelle en Turquie

l’événement de mai 1944 4. Il s’agit d’un véritable exorcisme, par lequel le

gouvernement d’|smet |nönü, continuateur de la politique kémaliste, se débarrasse du

problème du pantouranisme - qui est un chef d’accusation, comme en URSS - en

courant le risque de faire des martyrs. Le fait est que cet événement marque un coup

d’arrêt à l’expression du pantouranisme; plus généralement, l’intérêt aux Turcs de

l’extérieur va devoir se faire plus discret. Mais, de la sorte, le pouvoir pousse vers une

1 Cf MIR, “Les bolchéviks et la Turquie” (Prométhée, 34, 1929, pp. 9-11); l’auteur de cet article expose que l’intérêt de la Turquie est de ne jamais se laisser prendre aux flatteries, et de s’ancrer solidement à l’Ouest .

2 Sur Sultan Galiev, voir A. BENNIGSEN, C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondiste, Paris, 1986.

3 Le titre d’un ouvrage de B. Hayit en est à lui seul un exemple: Sowjetrussischer Kolonialismus und Imperialismus in Turkestan. Als Beispiel des Kolonialismus neueren Stils gegenüber einem islamischen Volk in Asien. Oosterhout, Anthropological Publications, 1965.

4 J. LANDAU, Panturkism in Turkey, 1981, pp. 113-114, 126, 129, 157.

28

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

opposition d’extrême-droite toutes les personnes qui, par sentiment de solidarité, par

anti-communisme ou par simple curiosité culturelle, sont portées à s’intéresser aux

“Turcs de l’extérieur” et à aider les réfugiés turcophones d’URSS.

Particulièrement typique est le cas des réfugiés kazakhs et ouïghours parvenus

en Turquie dans les années cinquante, établis par le gouvernement dans la bourgade de

Salihli, à l’est d’Izmir. Les Kazakhs ont établi des contacts étroits avec l’extrême-droite

turque. Le domicile de l’un de leurs leaders à Salihli, Hasan Oraltay, était familièrement

dénommé Turan Palas, et recevait la visite de réfugiés turquistes de la génération

antérieure (Z.V. Togan, Abdülkadir |nan), d’intellectuels panturquistes (Nihal Atsız,

Reha Ofiuz Türkkan, |lhan Darendeliofilu) ou de dirigeants d’extrême-droite (Alparslan

TürkeÒ), d’historiens spécialistes des anciens Turcs (outre Togan, Faruk Sümer, Nejat

Diyarbekirli), enfin de personnalités liées au courant de la synthèse turco-islamique,

comme Ahmed Bican Ercilasun (actuellement directeur de la revue Türk Kültürü et

président de la Fondation linguistique turque - TDK) et Mustafa Erkal (président du

Türk Dünyası AraÒtırmaları Vakfı) 1. La revue des Kazakhs de Salihli, Türkeli, est ornée

de l’image du loup gris, et le titre est suivi du slogan d’extrême-droite “Tous les Turcs

réunis en une armée” 2; selon I. Svanberg, tous les dirigeants en exil, comme les

Ouïghours Mehmet Bufira et |sa Yusuf Alptekin, ont eu des contacts étroits avec les

panturquistes. Alptekin, qui a dirigé la république islamique du Turkestan en 1933 (il a

plus de 90 ans) est aujourd’hui l’un des personnages fétiches du quotidien nationaliste

Türkiye et se montre parfois aux côtés d’Alparslan TürkeÒ 3.

On constate des itinéraires tout aussi intéressants parmi les réfugiés ouzbeks.

Ainsi, Enver Altay (ou Altaylı) a été rédacteur en chef de l’organe du MHP d’A.

TürkeÒ, Hergün; il a été l’un des responsables du mouvement des Ülkücüler, qui

regroupe les sympathisants du MHP en Europe occidentale 4. Tracassé après le coup

d’Etat de 1980, il a continué, avec ses frères Tâlat et Taha, de tisser des liens avec les

républiques turcophones d’URSS. Le kazakh Ömer Bilgen présidait, avant 1980, une

section du MHP; il est aujourd’hui responsable des émissions historiques à la télévision

kazakhe; on pourrait encore ajouter des exemples de ces liens étroits entre l’extrême-

1 Cf Hatice ORALTAY, “1988 Dofiu Türkistan Seyahatı”, TK, XXVII, 317, 1989, pp. 534-543. Dans son ouvrage sur les réfugiés kazakhs en Turquie, Ingvar SVANBERG fait les mêmes constatations (Kazakh Refugees in Turkey, Uppsala, 1989, pp. 166 sq.)

2 Bütün Türkler bir ordu; voir la reproduction de la couverture d’un numéro de 1969 dans I. SVANBERG, o.c., p. 173.

3 Türkiye, 16 novembre 1991, 13 et 24 décembre 1992; voir par ailleurs les numéros des 4 septembre, 18, 24 et 30 décembre 1991; 27 janvier, 22, 24 et 26 février, 1 avril, 15 juin et 9 décembre 1992. Sur |.A. Alptekin et son fils Erkin, voir aussi J. LANDAU, Panturkism in Turkey, pp. 115 et 156, ainsi que, du même auteur, Radical Politics in Modern Turkey, 1974, p. 303.

4 D’après U. MUMCU, Papa, Mafya, Afica, Istanbul, 1984, pp. 140-154.

29

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

droite turque et les réfugiés turcophones, qui s’étendent aussi aujourd’hui aux milieux

de la synthèse turco-islamique 1.

On retrouve, dans l’entourage de ces réfugiés kazakhs, les mêmes composantes

que dans les milieux turquistes de la période antérieure : agitateurs nationalistes,

intellectuels panturquistes, personnalités conservatrices du monde culturel, historiens du

monde turc ancien ou médiéval. La différence majeure est qu’il s’est agi, à partir de

1944, d’une opposition, et, à la suite du coup d’Etat du 12 septembre 1980, ce type

d’activisme a été encore sévèrement réprimé 2.

Cette répression constante, qui a fait se confondre le turquisme et l’extrême-

droite (ce qui n’était pas le cas au cours de la période précédente), semble contradictoire

avec le discours historique kémaliste; mais, en fait, on reproche tout simplement aux

pantouranistes de l’extrême-droite de prendre au mot le discours sur les origines. Ce

n’est là qu’un aspect des contradictions et hésitations qui traversent la conscience

historique turque au cours de la période considérée, et la vigoureuse ré-émergence,

depuis 1986, du discours de type asiatique dans les manuels scolaires coïncide cette fois

avec le triomphe d’une idéologie de droite, la synthèse turco-islamique.

Le processus qui dure depuis le mouvement prométhéen a une conséquence sur

les sources de la documentation; pour glaner des informations sur les turcophones

d’URSS et de Chine, il fallait chercher, jusqu’à une date récente, dans le quotidien

Türkiye, l’hebdomadaire Yeni DüÒünce, des mensuels culturels nationalistes comme

Türk Kültürü ou Türk Dünyası AraÒtırmaları 3.

On peut illustrer le silence de la gauche par un exemple provenant de la revue

pro-communiste Militan. Dans un numéro de 1975 est reproduit le texte d’une

allocution de Nazım Hikmet prononcée à Bakou en novembre 1957. L’orateur n’y fait

aucune allusion à la turcité des Azéris; le commentaire de la revue est tout aussi muet, et

rien n’indique en quelle langue N. Hikmet a prononcé son discours 4. On dispose d’un

autre exemple tout aussi parlant dans Savunma, plaidoirie de Dofiu Perinçek, leader du

Parti révolutionnaire des ouvriers et des paysans (T||KP), au cours du procès intenté à la

suite du coup d’Etat du 12 mars 1970. Ce long texte est un exemple parmi d’autres de la

vision de l’histoire turque par l’extrême-gauche. Un court chapitre y traite des peuples

opprimés; en Asie, le regard de ce courant se tourne vers le Vietnam, le Laos, le

1 Voir l’article de S. KABAKLI, Türkiye, 10 avril 1992.2 Le point de vue des intéressés est exprimé dans le livre d’A. TÜRKEÒ, Milliyetçi Hareket Partisi

ve Ülkücü KuruluÒlar Davası. Sorgu, Ankara, 1982.3 Sur cette revue et le vakıf qui le publie, voir l’article de F. BILICI, “Acteurs de développement

des relations entre la Turquie et le monde turc : les vakıf”, CEMOTI, 14, 1992, pp. 22-23.4 “Nazım Hikmet’in Bakû KonuÒması”, Militan, 3, 1975, pp. 90-93.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Cambodge, la Palestine, les peuples de Thaïlande, des Philippines, de Malaisie, de

Birmanie, d’Indonésie, d’Inde et du Bengale, tous victimes de l’impérialisme américain,

du fascisme et de la réaction. Pas un mot ne concerne les Ouïghours, les Kazakhs, les

Ouzbeks, les Azéris, etc 1.

Pourtant, ce n’est pas ce type de discours de gauche qui inquiète le plus la droite

turque. Certes, le communisme présente, dans ces années, un danger, mais il existe un

autre mouvement, non extrémiste celui-là, qui acquiert une très grande influence dès la

mort d’Atatürk, et qui se présente comme une réaction à la fois à la vision kémaliste de

l’histoire et au pantouranisme : il s’agit du mouvement dit “humaniste”.

C - Une réaction anti-asiatique : l’“humanisme”

Sans que les deux choses soient directement liées, la répression menée contre le

pantouranisme coïncide avec l’émergence - sensible depuis la mort d’Atatürk en 1938 -

d’un mouvement historiographique dit “humaniste”, qui cherche à renier discrètement

l’historiographie kémaliste (sans aucunement renier le kémalisme) et à renouer avec

l’école historiographique occidentale.

Ce mouvement est lui-même à l’origine d’une contre-réaction, qui s’en prendra

à l’occidentalisation des élites, et se fondera sur le caractère asiatique et musulman de

l’histoire turque pour créer le courant de la synthèse turco-islamique. Il est donc

nécessaire d'évoquer brièvement le courant “humaniste”, parenthèse exaspérante aux

yeux des tenants de l’idéologie de la synthèse turco-islamique, pour mieux comprendre

celle-ci 2.

Après la mort d’Atatürk (1938), la poussée générale de nationalisme, qui avait

été canalisée par les institutions kémalistes, s'essouffle et se réfugie, comme on l’a vu,

dans des entreprises marginalisées. Les diverses recherches tendant à produire une

vision exclusivement turque du monde ne satisfont plus personne car l’enthousiasme, la

ferveur qui avaient présidé à la révolution kémaliste sont tombés. Le monde intellectuel

se retourne rapidement vers l’Occident, avec l’appui d’une partie du pouvoir culturel;

des intellectuels occidentalistes obtiennent des postes dans la hiérarchie; l’écrivain

Sebahattin Eyubofilu devient membre du Talim ve Terbiye Kurulu, organisme de

1 TÜRKIYE |HTILALCI |ÒÇI KÖYLÜ PARTISI, Savunma, Istanbul, 1992 (1e édition, 1974), pp. 319-321. Sur les idéologies de gauche, voir aussi J. LANDAU, Radical Politics in Modern Turkey, 1974, pp. 49-170.

2 A. YUVALI exprime la version des tenants de la “synthèse” de l’histoire des idées au cours de cette période, dans “Cumhuriyet Döneminde Tarih Öfiretimi”, TK, XXV, 291, 1987, pp. 389-397. Sur l’enseignement de l’histoire, les programmes, les auteurs, voir plus loin, chapitre 4.

31

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

contrôle de l’Education dont nous verrons plus loin l’importance 3; l’historien de la

Grèce classique Arif Müfit Mansel prépare une collection très différente de manuels

scolaires 4. On peut à cette époque se déclarer ouvertement opposé à la vision kémaliste

de l’histoire; c’est alors que commence le “mouvement des classiques” (klâsikler hareketi), qui pousse à la traduction et à la publication des classiques gréco-latins et

occidentaux 5. Selon Erol Güngör, le mouvement humaniste aurait obtenu le soutien de

toutes les institutions culturelles de l’Etat, mais c’est là une vue excessive, qui traduit

bien l’exaspération des nationalistes. En fait, c’est à la même époque (1939) qu’est

décidée la réalisation d’une version turque de l’Encyclopédie de l’islam; si elle est au

début la simple traduction de la version française, elle répond ensuite à une vision plus

turquiste de la civilisation musulmane et prépare le terrain à l’idéologie de la synthèse

turco-islamique 6. La nouvelle politique culturelle conduit à voir dans la civilisation

gréco-latine la vraie source de la culture anatolienne; c’est une vision que partagent en

partie ceux qui veulent prendre en compte le passé anatolien, le passé de la terre, et non

le passé ethnique des Turcs. Sur le plan scolaire, l’un des résultats est que le programme

d’histoire de la première année de lycée est presque entièrement consacré à la Grèce et à

Rome 7. En réaction à ce mouvement, les vues politiques des nationalistes convergent,

dans une même opposition à la politique de l’Etat, avec celles du courant qui cherche à

faire vivre le concept de “culture nationale” 8.

Le Parti démocrate (DP), qui prend le pouvoir en 1950, réagit comme en toutes

choses à la politique antérieure, et le mouvement “humaniste” se fait plus discret;

néanmoins, les manuels scolaires conçus avant 1950 resteront en service. Cette réaction

se poursuit après la chute du DP en 1960, avec la création de l’Institut de recherche sur

la culture turque (Türk Kültürünü AraÒtırma Enstitüsü, TKAE), qui, avec son mensuel

Türk Kültürü, sera un important instrument de diffusion de l’idéologie de la synthèse

turco-islamique.

3 Il participe aux congrès de l’Education (Millî Efiitim ∑urası) de 1943 et 1946. Cf chapitre 4, I.4 A.M. MANSEL est notamment l’auteur d’une histoire classique du bassin égéen (Ege ve Yunan

Tarihi, Ankara, 1947).5 Sur cette question, nous nous référons à E. GÜNGÖR, Dünden, Bugünden, Tarih - Kültür -

Milliyetçilik, Ankara, 1982, pp. 108 sq. Erol Gungör est l’auteur de nombreux ouvrages concernant la “culture nationale” turque, publiés notamment par les éditions nationalistes Ötüken. Il est, avec Mehmet Kaplan, l’un des fondateurs de la Fondation pour la littérature turque (Türk Edebiyatı Vakfı), institution très liée au courant de la synthèse turco-islamique.

6 Voir en particulier les articles “Selçuklular” et “Türkler” dus à |brahim Kafesofilu, que nous évoquerons ci-après.

7 Voir notamment le manuel de Niyazi AKÒIT et Emin OKTAY, Tarih, Lise I. sınıf, Istanbul, Remzi Kitabevi, multiples rééditions depuis les années cinquante jusque 1981.

8 E. GÜNGÖR, o.c., p. 110.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

La réaction turquiste se précise en 1965, lorsque le pouvoir décide la création

d’une collection de livres, les “Mille œuvres de base” (Bin temel eser), consacrée à

l’adaptation dans la langue actuelle d’œuvres turques antérieures aux réformes

linguistiques, pour “transmettre aux nouvelles générations l’héritage intellectuel de

notre culture nationale”, et à la publication d’œuvres étrangères pour “mettre à la

disposition de ceux qui ne connaissent pas les langues étrangères les trésors

scientifiques, culturels et artistiques qui sont le bien commun de toute l’humanité et du

monde civilisé 1.” Il s’agit d’une discrète affirmation de la nécessité de relier la vie

culturelle à l’héritage national, en premier lieu, et en second lieu seulement au “monde

civilisé”. Un petit texte du ministre de l’Education Orhan Ofiuz, au début de ces

ouvrages, est plus explicite sur la place de la “culture nationale” et son rôle dans le

sentiment patriotique :

“La culture d’une nation est le produit de différentes formes d’expressions qui sont

l’ensemble des valeurs matérielles et spirituelles provenant du passé, et filtrées par les âges; elles

transportent sa propre personnalité, son affect, sa pensée.

Il existe différentes cultures dans les nations du monde. Parmi celles-ci, la culture originale,

authentique, riche et nationale de la nation turque a une grande importance. Cette culture, qui est

née en même temps que la turcité, s’est développée au cours des âges, et, au cours des

millénaires, a fait se constituer les sociétés turques en une “nation”; c’est cette culture qui a

apposé sur ces sociétés le sceau de la “turcité”.

C’est l’un de nos devoirs nationaux de faire des recherches sur toutes les valeurs apportées

par la culture turque, de les faire connaître, de les développer en les rendant plus fructueuses et

créatrices. La diffusion des Mille œuvres de base a aussi pris comme objectif de diffuser, en

même temps que nos œuvres d’art et de culture nationale, des traductions d’autres œuvres

scientifiques, intellectuelles et artistiques.

Je suis persuadé que les livres qui paraîtront dans la série des Mille œuvres de base seront

profitables à l’éducation de la jeunesse turque et à celle de nos compatriotes qui veulent être des

personnes cultivées ayant une conception du monde large et ouverte, liée au passé; leur amour-

propre s’appuie sur l’histoire, et ces patriotes regardent l’avenir avec espoir 2.”

Ce petit texte de 1970 prépare la voie à la synthèse turco-islamique. La même

année, |brahim Kafesofilu fonde le Foyer des intellectuels, qui sera l’institution la plus

active pour la diffusion de ces idées. Le mouvement “humaniste” a vécu; il perdure

partiellement sous forme de manuels scolaires jusque 1986, avant de laisser totalement

1 Avant-propos (non paginé) de l’un de ces ouvrages, Türk Milliyetçilifiin Meseleleri d’|. Kafesofilu, 1970, signé par Süleyman DEMIREL, premier ministre à l’époque.

2 Orhan OFIUZ, ministre de l’Education nationale, avant-propos à l’ouvrage cité d’|. Kafesofilu.

33

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

la place à la “culture nationale”, nouvelle vision de l’histoire qui établit la synthèse

entre le kémalisme, le nationalisme et l’islam.

34

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

II - L’INSTITUTIONNALISATION DE LA SYNTHÈSE TURCO-ISLAMIQUE

Dans le discours historique officiel, la synthèse turco-islamique va désormais

partager le terrain avec l’idéologie formée dans les années trente, sans véritable rupture,

mais par un glissement progressif d’un discours à l’autre, par le passage d’une idéologie

monolithique à une polyphonie énonciative, car le kémalisme, depuis 1985 en

particulier, s’arroge une place voyante dans les manuels scolaires, tandis que la synthèse

turco-islamique, dont la manifestation est plus discrète, imprègne de plus en plus le

discours.

La synthèse turco-islamique est une idéologie qui se dérobe un peu à l’étude;

elle n’est pas réservée à un courant politique précis ni à un parti, et son discours n'est

pas monolithique, mais partagé entre différentes obédiences qui se distinguent

notamment par leurs références plus ou moins importantes au kémalisme ou à l'islam.

Dans de nombreux ouvrages, journaux ou revues culturelles, la synthèse turco-

islamique s’affirme ouvertement, tandis que ses idées transparaissent depuis quinze à

vingt ans dans le discours historique scolaire et académique. Ses rapports avec le

pouvoir ne sont pas non plus très clairs, à tel point qu’on ne peut guère parler

d’idéologie d’Etat alors que, pourtant, le discours produit par ou pour des institutions

étatiques en est imprégné.

La synthèse turco-islamique est une réaction à l’influence occidentale, qui a été

plus forte en Turquie que dans d'autres parties du monde musulman. Sa principale

nouveauté est qu’elle est une forme d’idéologisation de l’islam. Mais, au lieu de

proposer un repli sur les seules valeurs coraniques, elle préconise un retour à la culture

nationale turque; celle-ci est considérée comme le produit d'une synthèse entre la

culture des steppes qui forme le passé propre aux Turcs, d’une part, et l’islam d’autre

part. Les tenants de la synthèse turco-islamique insistent beaucoup sur le fait que ce

n'est pas une synthèse au sens hégélien du terme 1. Dans la rencontre entre turcité et

islam, les deux éléments ne disparaissent pas dans la synthèse, mais gardent leur force

et se renforcent l'un l'autre. Selon ces vues, l’islam a transcendé la culture turque, qui,

sans lui, n’aurait pas survécu; mais la culture turque a protégé et fortifié l’islam, qui,

sans elle, se serait sclérosé. Il ressort de cette idée que le discours de la synthèse turco-

islamique s’appuie fortement sur l’histoire, et particulièrement celle de la période et des

lieux où s’est produite la rencontre entre la turcité et l’islam : domaine aralo-caspien,

plateau iranien, Anatolie des IXe au XIe siècles.

1 Cf O. TÜRKDOFIAN, “Türk-|slam Sentezi Üzerine”, TDA, 48, 1987, pp. 39-57.

35

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

C’est une idéologie nationaliste, qui s’affiche en tant que telle, et qui utilise

l’islam dans son discours. Elle définit la personnalité turque par l’islam, sans craindre

d’affirmer qu’on ne peut être un vrai Turc si l’on n’est pas musulman. La référence à

l’islam est morale, identitaire, et géopolitique; les tenants de la synthèse ne cherchent

pas à mettre en place un pouvoir des religieux. L’islam n’est pas exactement politisé,

mais plutôt intégré au sein d’une politique, et, plutôt que de comparer la synthèse turco-

islamique avec les mouvements islamistes, il serait peut-être plus juste de le faire avec

divers courants conservateurs européens qui se réfèrent aux valeurs chrétiennes : il

existe, par exemple, des analogies avec l’Action française de l’entre-deux guerres.

A - La création du Foyer des intellectuels

Selon Süleyman Yalçın, ancien président du Foyer des intellectuels, la création

des différentes institutions qui se réclament de la synthèse turco-islamique procède

d’une renaissance culturelle qui fait suite aux années d’“humanisme” et surtout à une

crise qui a duré plusieurs siècles :

“Nos générations de la seconde moitié du XXe siècle vivent la fin de cette crise et le retour à

la vie 1.”

Dans ces propos, l’âge kémaliste n’est pas considéré comme une solution à la

crise; il fait partie de la période de crise, qui ne commence à prendre fin qu’après la

période du parti unique (1945). Süleyman Yalçın reconnaît au kémalisme le mérite

d’avoir su créer un élan qui a redonné foi en la personnalité turque, mais il est plus

sévère avec la période qui suit la mort d’Atatürk, la période “humaniste”, qui représente

pour lui des “années perdues”, au cours desquelles le “point de vue occidental

officialisé par le Parti républicain du peuple” aurait triomphé, grâce à l’ouverture des

Maisons du peuple, qui, selon ces vues, diffusaient la pensée marxiste.

L’auteur rend grâce cependant au PRP d’avoir su préparer la démocratie par des

élections libres, qui ont permis l’émergence du courant “nationaliste-croyant”

(milliyetçi-mukaddesatçı), qui s’exprime dans une floraison de revues à partir de 1945 :

Millet, Orhun, Kopuz, Büyük Dofiu, Hareket, etc. Ainsi, de 1945 à 1950 apparaît à

droite une tendance religieuse qui combat la pensée officielle, incarnée surtout par

Necip Fazıl Kısakürek. La politique culturelle de cette époque est peu cohérente, du fait

1 S. YALÇIN, “Türkiye’de Fikir Hareketleri ve Kültür Hayatımızda Aydınlar Ocafiı”, Millî Kültür Politikasındaki YanlıÒlar, Istanbul, Aydınlar Ocafiı, 1992, p. 11.

36

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

de l’opposition très vive entre le premier ministre, Adnan Menderes (1950-1960), et le

président de la république, Celal Bayar. Les mouvements religieux sont cependant très

encouragés par la réouverture des écoles pour imam et prédicateurs et toute une série de

mesures qui remettent en cause la laïcité kémaliste 1.

C’est en 1961 2 qu’est créé un lieu où nationalistes et religieux pourront

confronter leurs vues, le Club des intellectuels (Aydınlar Kulübü), fondé entre autres

par S. Yalçın et Ayhan Songar, qui est aujourd’hui chroniqueur au quotidien Türkiye.

C’est un lieu de discussion entre les deux courants conservateurs, que fréquentent

certains historiens comme Osman Turan et |smail Hami DaniÒmend. Le club est fermé

en 1965, mais, la même année, en réaction à l’agitation révolutionnaire, Osman Turan

refonde à Ankara les Foyers turcs, et, en 1968, les Foyers idéalistes (Ülkü ocakları). C’est l’agitation grandissante dans les universités qui pousse les nationalistes à se réunir

à deux reprises en congrès, et à donner corps au mot d’ordre de l’historien |brahim

Kafesofilu :

“Etant donné les grands dangers qu’ils encourent, les Turcs ont besoin d’un élan courageux et

d’un mouvement fondé sur une foi 3.”

C’est ainsi qu’est fondé le Foyer des intellectuels, le 14 mai 1970, sous la

présidence d’|. Kafesofilu. Parmi les cinquante-six membres fondateurs, trente-et-un

sont des universitaires et scientifiques; on y trouve en particulier l’historien et

philologue Muharrem Ergin, spécialiste des stèles de l’Orkhon; l’économiste N.

YalçıntaÒ, actuellement président du Foyer et responsable du quotidien Türkiye; Tahsin

Banguofilu, ancien ministre de l’Education; l’écrivain Ahmed Kabaklı. Le Foyer, à cette

époque dangereuse pour la stabilité de la Turquie 4, permet aux nationalistes (milliyetçi) et aux religieux (mukaddesatçı) d’accorder leurs vues sur une synthèse turco-islamique,

“source de la personnalité et même de l’existence de l’homme turc et de la nation

turque 5.” Le Foyer se propose, malgré une atmosphère politique extrêmement tendue,

de porter un regard froid sur les événements et les problèmes, et de trouver des

1 Cf S. DIRKS, Islam et jeunesse en Turquie aujourd’hui, Paris, 1977, pp. 129-143.2 B. GÜVENÇ et al., dans Türk-|slam Sentezi, avancent la date de 1960 (Istanbul, 1991, p. 19).3 Milliyetçiler |lmî Semineri (1967) et Milliyetçiler |lmî Kurultayı (1969); S. YALÇIN, art. cité, p.

20.4 Voir à ce propos la très complète chronologie des manifestations estudiantes en Turquie dans

l’ouvrage de S. DIRKS, Islam et jeunesse en Turquie aujourd’hui, Paris, 1977, pp. 263-283.5 S. YALÇIN, art. cité, p. 21. B. GÜVENÇ et al., o.c., p. 188. Voir aussi l’interview de N. YalçıntaÒ,

président actuel du Foyer, dans Türkiye, 28 février 1992.

37

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

perspectives de solution à long terme. Aussi, il organisera surtout des séminaires,

réunions scientifiques, congrès, colloques, etc.

A la même époque existe un mouvement religieux, la Société de diffusion de la

science (|lim Yayma Cemiyeti 1) qui tisse d’étroites relations avec le Foyer 2. Cette

société devient peu après une fondation (vakıf) dont on trouve, parmi les premiers

membres, le futur président Turgut Özal. Ainsi, le Foyer réunit deux composantes de la

droite intellectuelle turque, et, inversement, ses membres se partagent entre des

organisations qui procèdent des deux courants. C’est dans ces cercles que vont se

développer les vues selon lesquelles le mouvement “humaniste”, arme de

l’impérialisme occidental, est nuisible à la nation turque par sa conception de l’histoire,

mais aussi à l’islam, par son esprit laïque. En conséquence, la religion, qui donne sa

personnalité aux Turcs, doit être intégrée parmi les autres valeurs nationales.

L’exaspération des milieux nationalistes envers l’“humanisme”, après un demi-

siècle, est loin d’être éteinte aujourd’hui, comme le prouvent ces propos d’Abdülkadir

Donuk, historien, disciple d’|. Kafesofilu, membre du comité directeur du Foyer des

intellectuels (1990) et universitaire stambouliote :

“L’humanisme fait partie du jeu de l’Occident. Les humanistes veulent détruire notre culture

nationale. Le communisme n’a pas pu ruiner la Turquie, mais je crains que l’humanisme ne

puisse nous faire plus de mal. (...) Les humanistes sont ceux qui veulent relier nos ancêtres et

notre culture avec la Rome et la Grèce antiques. (...) Ils n’enseignent pas notre propre histoire.

Ils enseignent l’histoire des Occidentaux. Ce faisant, ils éduquent la jeunesse turque dans la

civilisation gréco-latine 3.”

D’après les sympathisants du Foyer, l’occidentalisation de la culture turque s’est

faite par l’éducation nationale, la radio-télévision et certaines grandes institutions

culturelles comme la Fondation pour la langue turque (TDK 4). Aussi émettent-ils le

souhait, en mai 1980, que l’Etat contrôle plus étroitement ces institutions 5. C’est

pourquoi le Foyer des intellectuels, qui n’a pas été menacé par le coup d’Etat militaire

de septembre 1980, a au contraire reçu une consécration du nouveau pouvoir qui, en

1 GÜVENÇ et al., o.c., p. 189. Le mot d’origine arabe ilim a une connotation religieuse, contrairement à bilim.

2 Selon Ç. YETKIN (Hürriyet, 3 mars 1988, cité par GÜVENÇ et al., o.c., p. 189), de nombreux membres du Foyer sont également membres de l’|YC, en particulier S. Yalçın et N. YalçıntaÒ.

3 Conférence prononcée par A. Donuk dans un Kültür Ocafiı d’Istanbul; propos rapportés par Türkiye, 17 novembre 1990. Le professeur Donuk intervient aussi dans les séminaires du Foyer des intellectuels; cf. Türkiye, 18 mars 1992.

4 Rappelons qu’en 1994, cette institution est présidée par un sympathisant de l’idéologie de la synthèse, Ahmet Bican Ercilasun.

5 Cf GÜVENÇ et al., o.c., pp. 187-194.

38

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

même temps qu’il renforçait le culte kémaliste, officialisait la place de la religion dans

la société, en rendant obligatoire l’enseignement religieux dans les écoles de tous

niveaux, et en laissant toute liberté au développement des “écoles pour imams et

prédicateurs” 1, qui connaissent, depuis, un développement spectaculaire. L’organisation

du plan (Devlet Planlama TeÒkilatı, DPT) a proposé en 1983 un “Rapport sur la culture

nationale” pour accroître et fixer le contrôle de l’Etat sur la politique culturelle, tandis

que la “Haute fondation Atatürk pour la culture, la langue et l’histoire” (Atatürk Kültür, Dil ve Tarih Yüksek Kurumu, AKDTYK), créée par la constitution de 1982, a adopté en

1986 une politique considérée par la presse de l’époque comme la consécration des

idées du Foyer des intellectuels 2.

B - L’AKTDYK : la “synthèse” officialisée

Selon divers auteurs, l’officialisation de l’idéologie du Foyer des intellectuels

est chose faite à partir de 1983. D’après le rapport de l’organisation du plan, la politique

culturelle de l’Etat doit reposer sur cinq principes 3 :

- la Turquie subit des assauts culturels de la part de ses ennemis intérieurs et

extérieurs; il faut donc élaborer un plan pour la culture nationale, prise en charge

vigoureusement par l’Etat;

- la culture doit être nationale;

- ses deux fondements sont les valeurs authentiques d’Asie centrale et l’islam;

- à l’instar des Japonais, il ne faut emprunter à l’Occident que sa technique, utile

au développement économique;

- la culture nationale, qui est malade, doit être rétablie et protégée par l’Etat.

Les rapports entre culture et religion sont formulés ainsi :

“La religion est l’essence de la culture, tandis que la culture est une forme de la religion 4.”

1 En 1985, on comptait 375 de ces lycées, regroupant plus de 80 000 élèves, contre 1269 lycées “généraux” et 584 000 élèves (Yeni bir Yüzyıla girerken Türk-|slâm Sentezi..., vol. 1, p. 236). Cf F. BILICI, “L’Etat turc à la recherche de la cohésion nationale par l’éducation religieuse”, CEMOTI, 6, 1988, pp. 129-160.

2 Le texte du Millî Kültür Raporu de 1983 figure dans l’ouvrage cité de GÜVENÇ et al., pp. 48-68; celui du rapport adopté le 10 juin 1986 par l’AKDTYK se trouve pp. 69-111 du même ouvrage; voir aussi A.N. ÖLÇEN, |slamda Karanlıfiın BaÒlangıcı ve Türk |slam Sentezi, Ankara, 1991, pp. 170 sq, ainsi que B. ORAN, “Occidentalisation, nationalisme et ‘synthèse turco-islamique’”, CEMOTI, 10, juin 1990, pp. 33-54.

3 Cf GÜVENÇ et al., o.c., p. 50.4 id., ibid., p. 54. Millî Kültür Raporu, p. 514.

39

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Ces vues sont concrétisées et officialisées par la Haute fondation Atatürk pour la

culture, la langue et l’histoire qui centralise depuis 1982 toute la vie culturelle officielle.

Créée par l’article 134 de la constitution, elle coordonne les activités de quatre

institutions dont deux sont nouvelles, le Centre de recherches Atatürk (Atatürk AraÒtırma Merkezi, AAM) et le Centre culturel Atatürk (Atatürk Kültür Merkezi, AKM); les deux autres, la TTK et la TDK, sont simplement absorbées 1.

Lors de la dixième assemblée de l’AKDTYK du 20 juin 1986, l’ordre du jour

était ainsi fixé : “Direction et responsabilités à prendre dans la détermination des

éléments de la culture et dans l’adoption d’une politique culturelle” 2. Le rapport

présenté et adopté à l’issue de cette journée commence par des généralités sur les

notions de culture et de politique culturelle; il rappelle les deux éléments (asiatique et

musulman) de la culture turque, en conservant discrètement l’héritage des thèses

d’histoire :

“La Turquie est l’un des pays dont l’héritage culturel est le plus riche. (...) La nation turque

est la fondatrice et la représentante des civilisations des steppes, de la civilisation musulmane et

de leur synthèse 3. Durant des siècles, elle a assumé la direction et la responsabilité de ces

civilisations. Avant la Renaissance, elle a connu et fait connaître la civilisation de l’Anatolie.

Elle a servi, pour le moins, de base à beaucoup de civilisations comme celles de la Chine, de

l’Egypte, de l’Indus, de la Mésopotamie 4.”

Le rapport définit ensuite les organismes d’Etat qui devront prendre en charge

l’organisation de la culture nationale :

“Le ministère de la Culture et du Tourisme (...) doit faire des recherches sur les valeurs

culturelles, les protéger, leur donner vie, les développer, les diffuser, les faire connaître et les

faire s’approprier [par la population], orienter les fondations et organisations en rapport avec la

culture, les coordonner et les encourager 5.”

1 Atatürk Kültür, Dil ve Tarih Yüksek Kurumu Albümü, Ankara, 1989, pp. 1-4. Cet ouvrage sera désormais désigné sous la forme AKDTYK Albümü.

2 Le Türk Kültür Planlama TeÒkilatı Raporu (Rapport sur l’organisation de la planification de la culture turque) a été publié par l’Atatürk Yüksek Kurul en 1987, ainsi que par la revue 2000’e Dofiru, 25-31 janvier 1987, et par GÜVENÇ et al., o.c., pp. 69-111.

3 Türk milleti bozkır ve |slam medeniyetlerinin ve sentezlerinin kurucusu ve temsilcisidir .4 GÜVENÇ et al., o.c., p. 90.5 id., p. 93.

40

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

“Le ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports (...) doit faire en sorte

que tout individu appartenant à la nation turque soit éduqué en citoyen qui fasse siennes les

valeurs de la culture nationale, les protègent et les développent 6.”

“Le secrétariat général du comité de la Sécurité nationale (...) doit faire en sorte que la culture

et les arts turcs fassent l’objet de recherches, de valorisation, et soient diffusées dans la société

sur tout le territoire; en particulier, l’art et la musique turcs doivent être développés dans un

esprit national. (...) La politique culturelle est considérée comme partie intégrante de la politique

de sécurité nationale de l’Etat 2.”

“Le secrétariat à l’Organisation du Plan (...) doit considérer à part une partie importante du

plan et des programmes, à savoir, au sein de la “planification sociale”, l’enseignement, la culture

nationale, la science et la technologie, dans la perspective d’une politique et d’un objectif

culturels 3.”

“La direction générale de la Radio-Télévision turque (...) doit jouer un rôle d'auxiliaire à

l’Education nationale et au développement de la culture nationale pour la réalisation des

objectifs nationaux 4.”

“Les fondations d’enseignement supérieur (...) se fixent pour but de faire en sorte que les

étudiants soient éduqués en citoyens porteurs des valeurs nationales, morales, humaines,

spirituelles et culturelles de la nation turque, et qu’ils deviennent des citoyens fiers et heureux

d’être turcs; ils devront considérer le territoire et la nation qui forment l’Etat turc (Türk

devletinin ülkesi ve milleti) comme un tout indivisible, pour son bien-être et son bonheur 5.”

“La haute fondation Atatürk pour la culture, la langue et l’histoire (...), tout en protégeant et

développant les valeurs nationales de la culture et des arts, s’emploie à les rapprocher et les

renforcer par les relations internationales. (...) Des dispositions seront prises pour que nos

concitoyens et nos frères turcophones 6 qui travaillent à l’étranger, ainsi que leurs familles, ne

soient pas coupés de notre culture nationale 7.”

6 id., pp. 93-94.2 id., p. 94.3 id., ibid.4 id., p. 96.5 id., p. 97.6 Traduction libre de YurtdıÒında çalıÒan vatandaÒlarımız, soydaÒlarımız. Ce dernier terme, forgé

sur le modèle de vatandaÒ, est formé de soy, le lignage, et du suffixe -daÒ qui lui donne une valeur collective : “ceux qui sont de notre lignage” mais qui ne sont pas forcément de notre patrie ( vatan). Il s’agit donc des Turcs qui ne sont pas citoyens de la république de Turquie : Turcs (ou considérés comme tels) du Kosovo, de Thrace occidentale (Grèce), de Roumanie, de Bulgarie, de Chypre, et de la CEI.

7 id., p. 98.

41

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Nous retrouverons bien des traits de ces objectifs culturels dans certaines

introductions des manuels d’histoire de la dernière décennie : la culture mise au service

de l’Etat et du nationalisme; l’enseignement, même supérieur, conçu comme une école

de patriotisme; l’expression culturelle toute entière organisée dans un sens chauvin et

ethnique; l’encouragement aux Turcs vivant en Europe à ne pas se couper des racines;

enfin la sollicitude (au moins culturelle) de l’Etat turc envers les soydaÒ renforçant

l’idée d’ethnicité turque plutôt que celle de citoyenneté d’un Etat. Tout cela tend à faire

de la culture officielle l’expression d’une conception très linéaire de l’histoire des

Turcs : un peuple idéalisé qui aurait, dès l’origine, des qualités qui existent toujours et le

distinguent des autres, une répugnance à prendre en compte les changements culturels

survenus au cours de l’histoire, comme si le peuple turc était resté tel qu’en lui-même

depuis la nuit des temps, prêt à épouser la religion musulmane qui aurait été

pratiquement faite pour lui.

Le rapport sur la culture adopté en 1986 insiste encore sur le caractère

homogène de l’Etat fondé par Atatürk :

“En unifiant le caractère homogène de l’Etat turc et la culture nationale, en considérant

chacun des éléments de la culture nationale comme une partie de l’ensemble de notre nation,

nous rendrons possible la réalisation d’un genre de vie 1.”

Le lancinant problème kurde, qui n’a pas encore atteint à cette date les

dimensions d’une guerre intérieure, semble pouvoir être réglé par l’intégration de

“chaque caractère” par sa fusion dans un tout unifié. Cette politique a pour but de

désamorcer le problème en faisant de certains traits culturels kurdes des caractères

turcs, comme le nouvel an kurde, le nevroz, que certains cercles voudraient voir devenir

fête nationale turque 2.

Enfin, n’oublions pas qu’Atatürk est l’éponyme de cette institution culturelle, et

que, au lendemain du coup d’Etat de 1980, le culte de Mustafa Kemal a atteint des

sommets. Bien que le Rapport soit une consécration de la synthèse turco-islamique,

dont les tenants disent volontiers, en privé, qu’ils aimeraient qu’on se débarrasse du

kémalisme, la référence à Atatürk est obligée :

“Le système de pensée qui est à la base de la république de Turquie est l’ataturkisme 3. La

pensée d’Atatürk (Atatürkçü düÒünce) est ce qui donne son âme et son caractère à notre

1 id., p. 99.2 Voir en bibliographie les brochures et ouvrages de Abdülhâluk ÇAY; cet auteur est membre du

Foyer des intellectuels, qui a édité son Güneydofiu Anadolu’nun Dil ve Folklor Özellikleri [Les particularités linguistiques et folkloriques de l’Anatolie du sud-est], Istanbul, Aydınlar Ocafiı, 1990.

42

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

constitution [de 1982], du début jusqu’à la fin. Pour protéger ce système de pensée sur lequel

s’appuie la république de Turquie, il est nécessaire de prendre des dispositions pour l’expliquer,

le développer et le diffuser.

C’est pourquoi l’ataturkisme est au premier rang des principes nécessaires à l’explication de

tous les éléments de la culture.

(...)

Dans la politique culturelle ataturkiste, autant le principe ‘protéger notre culture nationale’ ne

peut être abandonné, autant il est nécessaire de ‘développer notre culture d’après les valeurs de la

culture internationale’ 1.”

De telles phrases contournées répondent à la nécessité, toujours en vigueur en

Turquie, de respecter la mémoire d’Atatürk, et surtout de légitimer toute politique en

l’enracinant dans des principes kémalistes. L’emploi du mot Atatürkçu düÒünce,

“pensée d’Atatürk”, de préférence à “kémalisme”, renvoie plus à la personne du

fondateur qu’à l’idéologie. La référence n’en est que plus formelle, car il suffit

désormais d’évoquer la mémoire du fondateur, sans nécessité de démontrer la

conformité d’une politique avec une idéologie. Atatürk, sa personnalité, ses principes,

restent indéracinables, alors que, paradoxalement, une autre idéologie est en train de se

forger.

C’est pourquoi nous constaterons à de nombreuses reprises l’existence d’une

polyphonie énonciative dans les manuels scolaires de la décennie passée, puisque deux

idéologies s’y superposent, le kémalisme et la synthèse turco-islamique.

***

Les sympathies et les relations existant entre le Foyer des intellectuels et les

rouages supérieurs de l’Etat se manifestent par toutes sortes de signes. Par exemple, les

actes du 4e Congrès des nationalistes qui s’est tenu sous l’égide du Foyer en 1987 à

Istanbul révèlent les sympathies de nombreux responsables 2. Parmi les intervenants

figuraient deux ministres d’Etat en exercice (Vehbi Dinçerler et H.C. Güzel) et le vice-

président de l’Assemblée nationale (A.∑. Bilgin). Par ailleurs, le Premier ministre

3 Atatürkçülük; nous préférons traduire ainsi que par kémalisme, qui se dit kemalizm en turc. Le mot atatürkçülük désigne le programme scolaire d’étude de la vie d’Atatürk, de son action militaire et politique, de ses réalisations et des grands principes de la république. Dans le présent contexte, il nous paraît avoir une nuance de culte de la personnalité par rapport à kemalizm, qui désigne seulement l’idéologie, en grande partie reprise à son compte par la gauche modérée.

1 GÜVENÇ et al., pp. 101-103.2 Milliyetçiler IV. Büyük |lmi Kurultay. Les actes ont étés publiés sous le titre Yeni Bir Yüzyıla

Girerken Türk-|slâm Sentezi GörüÒünde Meselelerimiz, Istanbul, Aydınlar Ocafiı, 1988, 3 vol.

43

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

d’alors, Turgut Özal, le commandant en chef de l’Armée de terre (le général N.

Öztorun), onze ministres en exercice, et le maire d’Istanbul ont envoyé par télégramme

leurs vœux de succès à l’Assemblée. Turgut Özal sympathisait depuis longtemps avec

ce courant, puisqu’il participait dès 1979 aux congrès du Foyer, en tant qu’économiste 1.

L’osmose entre l’Etat et le Foyer se complète par des relations étroites en direction de

l’Université, du monde scolaire, de la presse et de l’édition relevant de la “culture

nationale”; ainsi, parmi les intervenants du congrès de 1987, on relève les noms de

plusieurs auteurs de manuels scolaires d’histoire (A. Deliorman, H.D. Yıldız),

d’historiens et hommes de lettres qui collaborent régulièrement au journal Türkiye (A.

Donuk, M.K. Öke), des figures du nationalisme historique turc, des rédacteurs de revues

proches de la synthèse turco-islamique comme Türk Kültürü (A. Ercilasun) et Türk Dünyası AraÒtırmaları (T. Yazgan).

Pourtant, l’osmose n’est pas totale, et les clivages entre ces composantes ne sont

pas nets ni figés; certains indices montrent au contraire qu’au sein des rouages étatiques

se trouvent des pôles de résistance laïques et kémalistes; ainsi, au début de 1992, le

DanıÒtay (Conseil d’Etat) refusait la reconnaissance d’utilité publique du Foyer des

intellectuels 2. Dans un autre ordre d’idées, les tenants de la synthèse manifestaient

généralement une grande sympathie pour T. Özal 3 et ce dernier a montré à plusieurs

reprises et de façon ostentatoire sa sympathie pour le journal Türkiye 4; pourtant, son

livre La Turquie et l’Europe, dont nous reparlerons, a profondément scandalisé certains

membres du Foyer, qui l’ont manifesté publiquement au cours de conférences 5.

1 Yeni Bir Yüzyıla Girerken..., vol. 3, p. 184.2 Türkiye des 10 et 11 janvier 1992.3 Entretien avec Mr N. YalçıntaÒ, janvier 1993.4 Voir par exemple Türkiye, 24 août 1991 et 31 décembre 1992.5 Cf notamment A. DONUK, “Kültürümüzde Türk-|slâm Sentezinin Yeri”, in Millî Kültür

Politikasındaki YanlıÒlar, Istanbul, Aydınlar Ocafiı, 1992, notamment pp. 29 sq. Sur La Turquie et l’Europe, voir le chapitre 11, III, ainsi que la critique qui en a été faite par S. VRYONIS, The Turkish State and History. Clio Meets the Grey Wolf, Thessaloniki, 1991.

44

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

III - LES THÉORICIENS DE LA SYNTHÈSE TURCO-ISLAMIQUE

Si l’expression “synthèse turco-islamique” ne se diffuse vraiment que vers 1986-

1987 dans la presse 1, la synthèse turco-islamique n’est pas apparue spontanément dans

l’histoire des idées politiques en Turquie. L’idée de synthèse entre l’islam et la turcité

est née presque en même temps que le nationalisme turc. Il faut remonter au XIXe

siècle, époque du renouveau historiographique turc 2, et l'idée se transmettra lentement

jusqu’à nos jours, pour s’accomplir dans les manuels scolaires. Dès l’époque de sa

formation, le discours historique turc se définit par rapport aux services rendus par la

nation turque à l’islam. Il faut citer également Ziya Gökalp, dont l’ouvrage le plus

connu porte un titre-programme : Turquiser, islamiser, moderniser. Après avoir été

l’une des sources du kémalisme, Gökalp est revendiqué comme l’un des grands

initiateurs de la synthèse; son œuvre, toujours diffusée, étudiée et commentée, continue

de jouer un rôle important dans la vie intellectuelle 3.

Le romancier et essayiste Peyami Safa (1889-1961) n’a pas cessé, depuis son

premier roman, de dénoncer la fausse occidentalisation, la décomposition des mœurs; il

a défendu l’idée d’une synthèse dans un ouvrage intitulé La synthèse Orient-Occident; il est considéré comme le chaînon nécessaire entre la pensée de Z. Gökalp et l’expression

récente de la synthèse dans les années soixante-dix 4.

Par de curieux détournements, la synthèse turco-islamique s’estime aussi

l’héritière du djadidisme d’|smail Gasprinski 5, ce mouvement de “modernisation” de

l’islam né en Crimée au XIXe siècle. Il y a peu de points communs, en réalité, entre la

pensée d’|smail Gasprinski et celle de la synthèse turco-islamique. |smail bey était

certes turquiste, au sens où il cherchait à promouvoir la culture et la langue turques,

mais sa pratique du nationalisme était bien différente de l’esprit des textes évoqués ci-

après; il n’a jamais formulé d’animosité à l’égard des Russes, qu’il ne considérait pas

comme des colonisateurs mais comme des civilisateurs 6. Pourtant, les nombreux

articles consacrés à Gasprinski ou au djadidisme dans la presse et l’édition liée à la

synthèse turco-islamique ne retiennent de ce mouvement que son aspect turquiste. En

1 Cf GÜVENÇ et al., o.c., p. 17.2 Cf D. KUSHNER, The Rise of Turkish Nationalism, 1977, pp. 33-37.3 Cf GÜVENÇ et al., o.c., pp. 254-257.4 P. SAFA, Sözde Kızlar (1923); Dofiu-Batı Sentezi, Istanbul, 1960; Nasyonalizm (1961). Cf B.

GÜVENÇ et al., o.c., pp. 171-177; TA, vol. XXVIII, p. 30.5 Voir plus haut, chapitre 2, II.6 Cf |. ORTAYLI, “Reports and considerations of Ismail Bey Gasprinskii in Tercüman on Central

Asia”, CMRS, XXXII, 1, 1991, pp. 43-46.

45

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

fait, Gasprinski est vu comme un nationaliste criméen ou tatar, et sert de figure

emblématique pour les réfugiés de ces régions ou pour le mouvement nationaliste

criméen actuel conduit par Mustafa Cemilofilu (Cemiliev). La synthèse turco-islamique

revendique, à tort ou à raison, l’héritage djadidiste et veut se poser en successeur de ce

mouvement, comme le montrent certains actes symboliques : lorsque la mosquée

historique de Bahçesaray (Crimée) fut rendue au culte, la première prière y a été dite par

Nevzat YalçıntaÒ, le président du Foyer des intellectuels, en présence de la petite-fille

de Gasprinski 1.

Cette filiation étonnante peut s’expliquer aisément. L’inhibition concernant les

“Turcs de l’extérieur” qui pèse encore sur la gauche turque a empêché celle-ci de

s’intéresser au mouvement djadidiste, comme à tout ce qui concernait les Turcs de

l’empire russe et d’URSS. Aussi, la mémoire du djadidisme s’est-elle transmise par les

organes des réfugiés tatars, comme Emel, qui a paru à Constantza (Roumanie) avant la

guerre, puis à Ankara depuis 1960, ou Kazan. Les leaders de ces mouvements de

réfugiés, comme Cafer Seydahmet, Müstecip Ülküsal, ont été détournés vers la droite

nationaliste en même temps que le mouvement prométhéen et à cause du peu d’intérêt

que les kémalistes leur témoignaient. La célébration de Gasprinski par la droite turque

est l’un des effets de ce processus 2. Une telle déformation de la personnalité et de

l’œuvre de Gasprinski par les nationalistes a son équivalent exact dans certaines

représentations arméniennes ou russes, qui voient en lui un redoutable pantouranien 3.

Pour cerner la synthèse turco-islamique telle qu’elle se présente actuellement,

nous avons choisi de présenter deux auteurs souvent cités en référence par les

nationalistes. Il s’agit d’|brahim Kafesofilu et d’Ahmed Arvasi. Leurs principaux

ouvrages ont été conçus dans les années soixante et soixante-dix, en réaction au

mouvement “humaniste” et à l’agitation communiste et gauchiste qui a précédé le coup

d’Etat de 1980. Comme ils sont fort peu connus hors de Turquie, nous proposerons

quelques textes inaccessibles aux non turcophones.

1 Türkiye, 26 mars 1991.2 En Turquie, les premières études sur Gasprinski sont l’œuvre de leaders historiques criméens

comme Cafer Seydahmet [KIRIMER] (Gaspıralı |smail Bey, Istanbul, 1934), ou d’acteurs du mouvement prométhéen comme A. CAFEROFILU (|smail Gaspıralı Ölümünün 50. Yıldönümü Münasebetiyle bir Etüd, Istanbul, 1964) et A. BATTAL-TAYMAS (“Ben Onu Gördüm”, TK, VI, 69, 1968, pp. 601-602); plus récemment, les études concernant Gasprinski sont surtout le fait de chercheurs proches du Foyer des intellectuels, comme N. DEVLET (Ankara, 1988); A. DELIORMAN (“|smail Gaspıralı ve Tercüman Gazetesi”, TK, VI, 69, 1968), M. KAPLAN (“Gaspıralı |smail’in Avrupa Medeniyeti, Sosyalizm ve |slâmiyet Hakkındaki Eseri”, TK, 180, 1977), M. SARAY (Türk Dünyasında Efiitim Reformu ve Gaspıralı |smail Bey (1851-1914, Ankara, 1987).

3 Cf notamment ZAREVAND, Touranie unifiée et indépendante, 1989, p. 24.

46

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

A - |brahim Kafesofilu et la “culture nationale”

1 - Une carrière à l’ombre des thèses d’histoire

|brahim Kafesofilu (1914-1984), qui est un des personnages centraux de cette

recherche, est l’exemple même d’un esprit formé sous l’influence des thèses d'histoire 1.

Il a étudié à la fameuse Dil, Tarih ve Cofirafya Fakültesi, qui devait justement former

des intellectuels selon les idées kémalistes nouvellement définies, pour y accomplir des

études de hungarologie et de turcologie; il y subit l'influence de Fuat Köprülü, et devint

immédiatement assistant à cette même faculté. C’est à Budapest (1944-1945), où il

travaille avec A. Alföldi, G. Nemeth, D. Ligeti, qu’il commence une recherche en

histoire turque. De retour en Turquie, il devient assistant en histoire médiévale à

Istanbul, et accomplit une thèse de doctorat sur le sultan seldjoukide MelikÒah, sous la

direction de Mükrimin Halil Bey [Yınanç] 2. Il continue de consacrer ses travaux

scientifiques au Moyen-Age turc, puis étudie les civilisations turques pré-islamiques

(Huns, Turcs célestes, Ouïghours). Professeur d'université à Istanbul, il collabore avec

Zeki Velidi Togan, dont il occupe ensuite la chaire (1970-1983).

Sur le plan scientifique, on lui doit une œuvre importante concernant les

Seldjoukides, et des contributions à l'|slâm Ansiklopedisi, dont deux volumineux

articles sur les Seldjoukides et sur les Turcs 3, et près de trois cents articles. Dans ses

années de maturité, |brahim Kafesofilu peut aussi exercer son influence sur le système

éducatif turc, puisque, dans les années cinquante, il préside l'Union des enseignants de

Turquie, et participe au comité de rédaction de son organe officiel, Bilgi. En outre,

certains de ses articles ont été regroupés dans un recueil intitulé “Les problèmes du

nationalisme turc” 4. Cet ouvrage politique, édité par le ministère de l’Education, fait

1 Sa biographie et sa bibliographie ont été établies par son élève M. SARAY, "Pr. Dr. |brahim Kafesofilu Hayatı ve Eserleri", in TKA, XXIII, 1-2, 1985, pp. 1-28. Voir aussi l'introduction, écrite par le même auteur, à l'ouvrage de Kafesofilu, Türk Bozkır Kültürü, Ankara, 1987. Gary LEISER les a mis à la disposition du public non turcophone, en introduction à sa traduction de l'article "Selçuklular" de l'|slâm Ansiklopedisi, A History of the Seljuks. |brahim Kafesofilu's Interpretation and the Resulting Controversy, Carbondale, 1988.

2 Sultan MelikÒah Devrinde Büyük Selçuklu |mparatorlufiu, Istanbul, 1953.3 Contributions à l'|slâm Ansiklopedisi : articles “|bn ArabÒah”, “|bn Battuta”, et “|bn Dokmak”

(1950); “KalkaÒandı” et “Kansuh Gari” (1952); “Kavurd” et “Alâüddin Keykubat III” (1954); “Kök-Börü”, “Kutbeddin Muhammed HazremÒahlı”, “Kuteybe” et “Kür Boga” (1955); “Mahmud Gaznevî”, “Malazgird Muhaberesi” et “Mecd-ül-Mülk Kummî” (1956); “MelikÒah”, ainsi que “Arapların ve Türklerin |stanbul Seferleri”, partie de l'article “|stanbul” (1959); “Nizamü'l-Mülk” (1962); “Rebid-üd-Devle” (1963); “Salûrlar” (1964); “Sadaka” et “Selçuklular” (1965); “TekiÒ (∑iab al Davla)” et “TekiÒ (Ala al-Din M. HarizmÒâh)” (1971); enfin, “Türkler”, sa plus importante contribution (1976).

Il faut y ajouter deux contributions à la Türk Ansiklopedisi : les articles “|bn Dokmak” et “|bn ArabÒalı” (1971).

4 |. KAFESOFILU, Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, Ankara, 1970 (publication du TKAE n°17).

47

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

partie de la série des “mille œuvres de base” (Bin temel eser), et se place dans le cadre

de la lutte contre l’“humanisme”. Enfin, |brahim Kafesofilu est l’auteur, avec Altan

Deliorman, d'une collection de manuels scolaires d'histoire pour les lycées, éditée par

l’Etat 1, en usage de 1976 à 1978. Ces deux volumes sont considérés par les tenants de la

synthèse turco-islamique comme les seuls, de 1938 à 1986, qui reflètent “l’histoire et la

culture nationale” 2.

Par sa formation et par les influences qu'il a subies, |. Kafesofilu s'est trouvé au

contact de courants de pensée qui ont déterminé son action politique et culturelle.

Ecartons tout d'abord l'un de ses maîtres en histoire médiévale, Mükrimin Halil Bey

[Yınanç]. De toute évidence, Kafesofilu n'a pas choisi cette conception de l'histoire

nationale turque, qui, en mettant l'accent sur le sol plutôt que sur l’ethnie, se rapproche

de la conception française.

Les influences de Köprülü et de Togan sont autrement visibles; on a évoqué plus

haut l’importance de Fuat Köprülü dans la turcologie turque, ses contacts scientifiques

internationaux, mais aussi ses contacts politiques en marge de l’anti-communisme par

l’accueil des réfugiés turcophones d’URSS, et du nationalisme populiste par sa

participation à la revue Atsız en 1931-1932 3. En Köprülü, |brahim Kafesofilu a eu un

maître qui alliait la compétence scientifique, et une passion pour les “Turcs de

l'extérieur” qui ne restait pas livresque mais cherchait à se réaliser sur le plan politique.

Kafesofilu a été un autre Köprülü dans sa manière d'allier turcologie et engagement

politique. Il eut peut-être même une influence plus directe, et plus vaste, que celle de

son maître, car beaucoup mieux en prise sur la société turque, grâce à son rôle dans le

domaine de l'enseignement, et grâce ensuite à la création du Foyer des intellectuels.

Enfin, son dernier maître fut Zeki Velidi Togan, en qui |. Kafesofilu a trouvé

l'incarnation de tout ce qui le passionnait : un représentant de l'éveil national turco-tatar;

un chercheur acharné en turcologie; un homme politique pénétré de patriotisme

panturc 4 puis très engagé dans le nationalisme turc, comme le montre son implication

dans les événements de 1944 et son arrestation 5. Au moment où Kafesofilu entre en

fonctions à l'université d'Istanbul, Togan est réhabilité et occupe une position-clé dans

1 |. KAFESOFILU, A. DELIORMAN, Tarih, Ankara, 1976, 2 vol.2 Y. SEZER, A.H. ANNAÇ, “Orta öfiretim - meslekî öfiretimin meseleleri”, in Yeni bir Yüzyıla

Girerken..., 1988, vol. 1, p. 238.3 Cf Atsız n° 10, 15 février 1932, pp. 239-246; et |. DARENDELIOFILU, Türkiye’de Milliyetçilik

Hareketleri, Istanbul, 1968 et 1977.4 Bien qu’il fût plutôt “territorialiste” (toprakçı) que “turquiste” (türkçü) comme on le lui a

impitoyablement reproché lors du premier congrès d’histoire turque. 5 Cf J. LANDAU, Panturkism in Turkey, 1981, pp. 113-114, 126, 129, 157; et, pour une vision

nationaliste de l’affaire, A. TÜRKEÒ, 1944 Milliyetçilik Olayı, Istanbul, 1975.

48

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

la vie culturelle turque puisqu’en 1951, il préside le XXIIe congrès des Orientalistes à

Istanbul, puis occupe une chaire à l’université.

Tel est l'héritage intellectuel assumé par |brahim Kafesofilu. Comme ses aînés, il

va glisser de la turcologie à la politique. Ces va-et-vient, fréquents en Turquie, ont

accentué la forte connotation nationaliste de l'ensemble du secteur de la turcologie : de

tels parcours expliquent que les historiens de gauche n'aient que rarement été tentés par

ce domaine.

2 - Les publications d’|brahim Kafesofilu

La bibliographie établie par Mehmet Saray illustre à quel point, chez |brahim

Kafesofilu, l'histoire est mise au service du nationalisme. Elle nous apprend que ce

chercheur s’est en fait beaucoup consacré à des périodiques nationalistes : Türk Yurdu ("Foyer turc", contributions de 1955 à 1960), Millî IÒık ("La Lumière nationale", 1967-

1970), et Yeni DüÒünce ("La Nouvelle pensée", 1981-1984). D'autres organes, aux titres

révélateurs, ont bénéficié d'une collaboration plus épisodique : Büyük Türkiye Mecmuası ("Revue de la grande Turquie", en 1970-1971), Milliyetçi Türkiyeye Dofiru ("Vers une Turquie nationaliste", en 1969), Orkun (en 1981), |nanç ("La Foi", en 1984).

La participation à Yeni DüÒünce, et au quotidien conservateur Tercüman (de 1979 à

1984) ne laissent aucun doute sur les engagements politiques de Kafesofilu. Yeni DüÒünce, en particulier, est un hebdomadaire ostensiblement lié au parti d'extrême-

droite d’Alparslan TürkeÒ, le Millî ÇalıÒma Partisi, redevenu en 1992 le Millî Hareket Partisi.

Kafesofilu est aussi l’un des principaux rédacteurs de Türk Kültürü, dont nous

examinerons plus loin l’engagement nationaliste. En règle générale, les articles

d’apparence historique reflètent toujours les préoccupations politiques de l'auteur, tout

en le plaçant dans une certaine continuité avec l'historiographie kémaliste, car son

propos est toujours de prouver les particularités et la valeur des anciens Turcs, de

prouver l'enracinement ancien des principes du kémalisme (république,

parlementarisme, émancipation de la femme, laïcité), de démontrer l'importance des

Turcs dans l'histoire mondiale; enfin, par-dessus tout, de démontrer que chez les Turcs,

le sentiment national ne date pas du XVIIIe ou du XIXe siècle comme en Europe, mais

remonte au moins au VIIIe siècle (stèles de l'Orkhon) et même aux empereurs Huns

orientaux 1.

1 Il cite quelquefois le sinologue allemand Fr. Hirth : "Le premier homme d'Etat dans l'Histoire qui ait basé la politique de l'Etat sur le nationalisme fut Çi-Çi [empereur des Huns, mort en 36 av. J.C.]”. Voir par exemple "Tarihte IÒıfiında Türk Milliyetçilifii", TK, 2, 1962, pp. 1-5.

49

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Si la liste des publications est imposante, ce sont des écrits très répétitifs. Les

œuvres majeures ont servi de base à d'autres ouvrages et articles, quand elles n'ont pas

été simplement publiées sous un autre titre. Il en est ainsi de Türkler: Cet énorme article

de 138 pages est en fait presque entièrement consacré aux Turcs pré-islamiques (120

pages) 1. La partie proprement historique, très fouillée, insiste dès le début sur les idées

les plus courantes chez l'auteur : l'ancienneté, le rôle dans l'histoire mondiale, et les

composantes de la "culture nationale" turque, comme la langue, la religion, les

institutions (töre) et les coutumes (gelenekler) 2. Puis viennent, toujours dans

l'introduction, les remarques, inévitables chez les nationalistes, sur l'appartenance des

Turcs à la race blanche 3 et l'étendue géographique du domaine turc. Viennent ensuite

quatorze monographies sur les divers peuples turcs pré-islamiques, parmi lesquels les

Huns, les Turcs célestes, les Ouïghours ont la part belle. Les parties intitulées "Culture

et organisation" et "Religions" définissent la "culture des steppes" (Bozkır Kültürü) 4.

Ce travail a été réédité par le TKAE sous le titre La culture nationale turque 5,

avec des variantes minimes et une introduction sur l'idée générale de culture et de

civilisation. Une autre variante a été publiée en 1987 (La culture turque des steppes 6),

tandis qu'une version simplifiée constitue l'essentiel du premier volume de la collection

scolaire établie avec Altan Deliorman. Enfin, ces mêmes développements ont été

réutilisés une quatrième fois dans la partie historique du “Manuel du monde turc”, état

de la turcophonie publié par le TKAE en 1976 7.

Des phrases, des idées entières sont stéréotypées, reviennent dans un grand

nombre de textes, y compris scolaires, et donnent souvent une impression de déjà-lu.

Bien que prolifique, il s’agit d’un auteur sans surprise. Cependant, ce personnage est

capital par son rôle de charnière entre deux époques historiographiques, et par le travail

d'adaptation qu'il a réalisé : il a rendu l'histoire kémaliste plus acceptable en la

débarrassant de ses excès, et a familiarisé le public cultivé à l'idée de la synthèse turco-

islamique, avant même que cette expression ne soit diffusée.

1 |slâm Ansiklopedisi, fascicules 127, 128, 129, 1976-1979, pp. 142-280.2 o.c., p. 142.3 "Une race blanche, guerrière, brachycéphale, se plaçant entre deux types dolichocéphales: les

Mongols et les Méditerranéens" (o.c., pp. 144-145): les enquêtes crâniométriques de Kansu et d'Afetinan ne sont pas oubliées.

4 o.c., pp. 147-214.5 |. KAFESOFILU, Türk Millî Kültürü, Ankara, 1976.6 |. KAFESOFILU, Türk Bozkır Kültürü, Ankara, 1987. 7 Türk Dünyası El Kitabı, ouvrage collectif, Ankara, 1976 (Publication du TKAE, rééditée en

1992). La contribution de Kafesofilu se monte à environ deux cents pages. Sur cet ouvrage, voir J. LANDAU, o.c., p. 158.

50

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Précisons encore qu'il s'agit là d'un discours à usage interne, car |. Kafesofilu a

très rarement publié en une langue étrangère 1, et le seul ouvrage d'importance qui ait été

traduit est l'article "Les Seldjoukides" de l'|slâm Ansiklopedisi 2.

3 - L’idéologie de culture nationale

La vision des anciens Turcs

Kafesofilu, dans ce domaine, a poursuivi le travail des historiens kémalistes,

pour démontrer, comme il tente de le faire dans Türkler, que les Turcs ont un passé

valeureux, ancien, riche en influences sur le développement de l'histoire mondiale. Cela

correspond à la nécessité de réagir contre la tendance “humaniste” de l’historiographie,

rejoignant toujours la même préoccupation depuis 1919 : répondre de façon catégorique

à ceux qui prétendaient que la culture turque n'existait pas. Par provocation, Kafesofilu a

titré plusieurs de ses articles "N'y a-t-il pas de culture turque ?" pour mieux en faire le

panégyrique.

L'idéalisation des anciens Turcs, dont l'|slâm Ansiklopedisi présente une version

de forme scientifique, est exprimée dans de nombreux articles 3. Nous avons déjà

évoqué l'insistance sur l'ancienneté de cette culture, thème qui est devenu récurrent dans

le discours nationaliste. Le deuxième élément d’idéalisation est la langue, et la précocité

de son expression comme langue littéraire; sur ce thème, on recourt encore aux stèles de

l'Orkhon, l'un des emblèmes les plus utilisés dans ce discours.

Ensuite vient l'organisation politico-sociale des Turcs. Comme Kafesofilu

s'exprime au cours d'une période agitée de l'histoire turque, ses propos semblent vouloir

désamorcer la propagande communiste et montrer que les anciens Turcs pratiquaient la

justice sociale, qu'ils ne connaissaient ni l’esclavage ni la lutte des classes; la

démocratie aurait toujours fait partie intégrante de la culture politique turque, et elle

aurait été fondée, depuis les Huns, sur les libertés individuelles et la propriété privée 4.

L'égalité des sexes aurait toujours existé chez les Turcs, et les idées de tolérance, de

1 "A propos du nom Turkmen", Oriens, IX, 1-2, Leiden, 1958; "Is there no Turkish Culture ?", Cultura Turcica, II, Ankara, 1965; "The State Parliament among Ancient Turks", Studia Turcologica Memoriae Alexii Bombaci Dicata, Napoli, 1982, pp. 285-290.

2 Voir Gary LEISER, o.c.3 En particulier: "Türk Kültürünün Özellikleri", TK, 27, 1965, pp. 181-184; "Eski Türk Dini",

Tarih Enstitüsü Dergisi, 3, 1972, pp. 1-34. Comme exemple d'utilisation politique de ces idées, voir "Anayasa'nın Prensipleri Meselesi", Yeni DüÒünce, 47, 26 février 1982.

4 "Anayasa'nın Prensipleri Meselesi", Yeni DüÒünce, 47, 26 février 1982. On retrouvera ces idées, exprimées par |. Kafesofilu lui-même ou M.A. Köymen, dans le chapitre consacré à l’idéalisation des anciens Turcs dans les manuels scolaires : cf chapitre 9, III et IV.

51

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

laïcité, de séparation du religieux et du politique seraient fondamentalement turques; ce

sont les Turcs qui auraient apporté ces principes à l’Occident 1.

Nous pensons utile de donner un exemple de l'expression de ces idées : il s'agit

de larges extraits du premier texte du recueil Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, agréé pour

un usage scolaire, et édité par le ministère de l’Education nationale 2.

“L’histoire et la nation turque.

Les Turcs forment une des plus vieilles et des plus grandes nations. D’après les découvertes

archéologiques des dernières années, notre histoire remonte jusqu’à 2750 av. J.C. Toutes les

nations ne peuvent s’honorer d’un passé ininterrompu de près de 5000 ans, et c’est un signe de la

puissance, de la volonté, de la vitalité et de l’âme de notre grand peuple. (...). Par exemple, il y a

1500 ans, il n’y avait pas de nation allemande, française ou anglaise. Leurs premiers balbutie-

ments apparaissent longtemps après la naissance de la nation turque. Comme nous l’ont montré

les inscriptions de l’Orkhon, les Turcs avaient une langue littéraire développée dès le huitième

siècle. Alors que la majorité des Occidentaux n’avaient même pas d’alphabet, les Turcs

écrivaient avec leur propre alphabet national. On peut affirmer que la Turquie, pour ce qui est de

l’ancienneté et de la grandeur de sa culture, peut largement se mesurer avec la Chine, l’Inde,

l’Iran, dont les histoires sont en partie mythiques. En effet, au cours de leur histoire, les Indo-

européens, ancêtres des anciens Grecs, des Romains, des Germains, des Slaves, des Indiens et

des Iraniens, ont été en communication, par moments, avec les Turcs, et ont emprunté les

principes de la culture et de la civilisation à nos ancêtres.

Ainsi, les Turcs ont une culture profondément enracinée. Des recherches approfondies

montrent qu’ils ont créé une culture des steppes en Asie centrale, basée sur le cheval, qu’ils ont

domestiqué pour le mettre au service de l’humanité. Les anciens Turcs ont compris rapidement

qu’ils pourraient dominer leurs voisins, remporter les premières victoires de l’Histoire et avoir

l’honneur d’être la première nation à créer un Etat de droit. L’une des supériorités des Turcs sur

les tribus étrangères a été le fer. Grâce à la métallurgie, nos ancêtres ont pu facilement forger des

armes. Ainsi, ils ont eu une grande influence culturelle en Inde, en Chine, au Proche-Orient et en

Europe. On peut observer, dans toutes les vieilles civilisations, des traces des Turcs. Les

premiers Indo-européens ont appris des Turcs la vie en Etat organisé (W. KOPPERS, O. MENGHIN).

Le rôle des Turcs est important dans la fondation de la civilisation chinoise (W. EBERHARDT). Le

célèbre philosophe chinois Confucius a emprunté la plupart de ses conceptions aux Turcs. Il y a

beaucoup de mots d’origine turque dans la langue chinoise (par exemple Tanrı Dieu). (...).

1 La logique de ce discours est la même que celle des manuels scolaires égyptiens, teintés d’un esprit de revanche anti-colonialiste. Cf la thèse de Ph. FARGUES, Aspects idéologiques de l’enseignement de l’histoire en Egypte, Paris-V, 1974.

2 Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, 1970, pp. 1-8.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Les Turcs, qui ont ouvert de nouveaux horizons à l’histoire de la civilisation mondiale,

avaient leur propre système juridique, leur propre foi et leur art. On appelle töre leur système de

droit coutumier. D’après la töre, qui comprend aussi les bases du droit public jusqu’à

l'accomplissement du jugement, la femme est respectée, l’organisation familiale est sacrée,

l’adultère est puni de mort, le vol et le port des armes en temps de paix sont formellement

interdits, de sorte que les crimes de sang, les assassinats étaient fort peu nombreux. Les

gouvernements basés sur la töre respectaient l’homme en tant que simple individu. Ainsi, dans

les vieilles sociétés turques, on ne faisait pas de différence entre les masses et les individus.

Toute personne qui faisait son devoir envers l’Etat était libre, sous la protection de la töre. De

plus, on ne pratiquait l’esclavage dans aucune tribu des anciens Turcs, si l'on excepte le cas des

prisonniers de guerre. Le dirigeant turc n’était ni cruel ni despote. Car son autorité et son pouvoir

exécutif étaient sous contrôle d’une “assemblée consultative” chargée de contrôler les jugements

d’après la töre. La justice devait être rendue au nom de Dieu et du souverain turc, et l’une de ses

obligations était d’être rendue ouvertement et sans négliger les pauvres. C’est le célèbre Kutadgu

Bilig, premier livre politique des anciens Turcs, qui pose les principes de base du gouverne-

ment : procurer le bien-être à la nation, la protéger de la pauvreté.

Les anciens Turcs étaient loin de tout penchant socialiste broyant les principes de la justice

humaine, mais comprenaient la nécessité d’un sentiment de justice sociale puissant : dans les

vieilles sociétés turques existait une vie démocratique développée. Cette conception turque de la

démocratie était très en avance sur la démocratie grecque, dans laquelle l’esclavage était un fait

social habituel; Platon et Aristote le reconnaissent ouvertement dans leurs œuvres. Du point de

vue des relations entre gouvernants et gouvernés, l’empire romain est resté très en arrière en

accordant très peu de considération aux lois écrites. Les anciens Turcs ont été très supérieurs au

monde antique dans leur conception de la loi. (...)."

Les procédés rhétoriques utilisés ici sont déjà apparus à plusieurs reprises dans

des textes présentés plus haut, aussi bien à l’époque des Jeunes Turcs qu’à celle des

thèses d’histoire. On les retrouvera tous, avec une grande constance, dans le discours

scolaire.

Il faut néanmoins souligner la tension multi-directionnelle qui traverse cet

exemple. La date de publication de ce texte (1970) ne laisse aucun doute sur sa finalité;

il s’agit d’une première réponse aux “humanistes”, et l’agrément pour un usage scolaire

illustre un début de réaction de la hiérarchie, qui s’accomplira quelques années plus tard

par la parution d’un manuel pour lycées au contenu identique. C’est vers les détracteurs

des Turcs (les Européens et leurs alliés en Orient, Grecs et Arméniens) que sont lancées

en permanence les affirmations, dont on constatera l’extrême fréquence, d’ancienneté,

de haut degré de culture, de précocité d’organisation étatique, de “modernité”. C’est

53

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

pourquoi le texte invite, à plusieurs reprises, à mesurer la culture turque avec “la nation

allemande, française ou anglaise”. Le procédé est d’ailleurs très spécieux lorsqu’est

évoqué l’alphabet, puisque l’auteur semble avoir oublié l’alphabet latin, et omet surtout

les alphabets - tous plus anciens que le turc - des rivaux voisins, arabe, grec et

arménien 1. On retrouve aussi dans ce texte des rémanences des thèses d’histoire,

puisqu’est discrètement évoqué le fait que les Indo-européens “ont emprunté les

principes de la culture et de la civilisation” aux Turcs. On note, là encore, que, parmi les

peuples indo-européens, les Arméniens sont oubliés.

La tension vis-à-vis de l’Occident est polymorphe; le propos concerne à la fois

l'Occident moderne, démocratique et laïque, l’Occident marxiste, et, enfin, les

civilisations dont l’Occident assume l’héritage, la culture gréco-latine. Pourtant,

l’Occident reste utile par l’autorité de ses orientalistes, ainsi convoqués pour cautionner

les propos de l’auteur. Cette forme d’argument d’autorité rencontrée dans les exposés

du premier congrès d’histoire se rencontre, avec une certaine régularité, dans les

manuels scolaires.

L’idée de domination mondiale

Dans tous ses écrits, |. Kafesofilu continue sur la voie amorcée par les

kémalistes; mais le texte qui précède n’est pas à proprement parler un écrit de la

synthèse turco-islamique, puisque l’islam n’y est pas évoqué : il est plutôt dans la

continuité des thèses d’histoire. Les tenants de la synthèse ont innové en faisant des

Turcs des musulmans prédestinés, qui se sont réalisés dans l’islam; s’ils se sont

convertis, c’est parce qu'ils étaient déjà monothéistes; les auteurs de cette obédience

dénient, chez les peuples des steppes, l’existence de chamanisme ou de totémisme 2; tout

au plus observerait-on un culte des forces naturelles et un culte des ancêtres. Mais c'est

la croyance en un Dieu unique (tek Tanrı) qui caractériserait les anciens Turcs. Cette

vision de l'esprit turc est couronnée par la notion de "philosophie de la conquête" (Türk fütuhat felsefesi), d'"idée de domination mondiale" (cihan hakîmiyeti mefkûresi). Ces

concepts, fortement mis en valeur dans la plupart des écrits de Kafesofilu, et exposés

aussi par son rival, Osman Turan 3, servent en fait de lien entre deux représentations :

celle des Turcs anciens et celle des Turcs musulmans; grâce à leur vocation, selon ces

1 L’origine probablement araméenne de l’écriture des stèles de l’Orkhon n’est pratiquement jamais évoquée par le discours officiel turc.

2 Idée développée aussi par A. ARVASI dans Türk-|slâm Ülküsü, vol. 1, pp. 84-86. Nous verrons plus loin ce qu’elle devient dans les manuels scolaires.

3 Osman TURAN, Türk Cihan Hakimiyeti Mefkûresi Tarihi. Türk Dünya Nizâmının Millî |slâmî ve |nsanî Esasları, Istanbul, 1969.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

vues, à diriger de vastes espaces ("du levant au couchant" 1), ils auraient rapidement et

fortement intégré l'idée de djihad. C'est grâce à cela que les Turcs auraient réalisé tant

de conquêtes au nom de l'islam; eux seuls le pouvaient, et surtout eux seuls pouvaient

maintenir l'unité des conquêtes; les Arabes n'ont pas su le faire et il était donc légitime

que les Turcs s'emparent du califat en 1517.

C'est pourquoi les historiens nationalistes insistent tellement sur cette existence,

chez les Turcs, de l'idée de domination mondiale; ils en recherchent les traces et les

preuves dans leur histoire ancienne; ils voient dans les empires hun, seldjoukide,

gengiskhanide, ottoman, des concrétisations, une aptitude à gouverner de vastes

espaces, ainsi qu'à fonder des Etats, aptitude qui légitime les prétentions des Turcs sur

l'islam. Dans cette perspective, la conversion des Turcs est considérée comme l'un des

plus importants événements de l'histoire mondiale, car elle a permis aux Seldjoukides

d'accomplir une première synthèse turco-islamique dont la mission historique, et le

résultat, fut la protection de l'islam sunnite menacé par les Mongols, le chiisme, les

Croisés.

L'idée de domination mondiale s'accompagne d'une représentation géographique

très étendue du monde turc. Elle fait partie du sentiment identitaire turc, tel qu'il est

façonné par les historiens officiels et par l'école. Les écrits de Kafesofilu fourmillent de

ce véritables cartes textuelles :

"...de la Corée à la mer Noire... "

"...l'empire des Huns, s'étendant des monts Oural aux rives de la Manche..."

"...l'empire seldjoukide, s'étendant de la muraille de Chine à Istanbul et au Yemen..."

"...le grand empire ottoman, s'étalant sur trois continents 2...”

"...une population turque répandue sur une vaste aire géographique, allant de la Chine aux

Balkans, des monts Oural et Altaï au Golfe de Bassorah 3...”

"...un empire s'étendant sur une vaste superficie, de la Chine à la mer Noire..."

"...de l'Europe centrale à l'océan Pacifique..."

"...une aire s'étendant de la Hongrie à Vladivostok 4...”

1 “GüneÒin dofidufiu yerden battıfiı yere kadar”, |. KAFESOFILU, "Türk Fütuhat Felsefesi ve Malazgirt Muharebesi", Tarih Enstitüsü Dergisi, 2, 1971, pp. 1-18. Voir aussi, pour l'expression de cette idée à l'usage scolaire, Tarih, Lise I, o.c. p. 196.

2 "Devlet Siyasetimizde Milliyetçilik", Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, p. 159.3 "Bütün Türklük", id., p. 217-218.4 "Türk Kültüründen bir Yaprak" [article consacré au déchiffrement des stèles de l'Orkhon], id.,

pp. 235 et 239.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

"Aucune nation, hormis les Turcs, n'a fondé quatre-vingt Etats comme l'ont fait les Turcs, de

la mer du Japon à l'océan Atlantique, de la Sibérie à l'Ethiopie 1...”

"Au cours des siècles, c'est en Asie, en Afrique et en Europe qu'a flotté le drapeau turc, que

s'est faite entendre la voix des Turcs, qu'a progressé la conception turque du pouvoir (Türk

töresini hükmü)."

"La Turquie est une nation dominante (efendi millet)."

"Ce sont les Turcs qui ont fondé le plus d'Etats sur la planète 2...”

On retrouve de telles expressions dans l'hebdomadaire Yeni DüÒünce, dans les

manuels scolaires, et aujourd'hui, dans les propos de hauts responsables, ainsi que, très

fréquemment, dans le quotidien nationaliste Türkiye. Il s'agit donc réellement d'un

stéréotype, qui a une expression cartographique spécifique, car c’est une vision du

monde turc qui ne peut être représentée qu'à l'échelle du continent eurasiatique. On

verra que dans les manuels scolaires, les cartes à très petite échelle sont nombreuses. La

carte de l'Eurasie sert même d'emblême politique, puisqu’elle est reproduite dans

chaque numéro de l’hebdomadaire Yeni DüÒünce, en petit format, en tête de la page

Türk Dünyası (Le monde turc), consacrée aux informations sur les "Turcs de

l'extérieur" (pl. 55).

Les Seldjoukides ou l’accomplissement

C'est dans le cadre de l’idée de domination mondiale, de nation dominante, que

Kafesofilu place l'empire seldjoukide. A ce stade de l'histoire des Turcs se place la

synthèse avec l'islam, un accomplissement de la personnalité turque, et un

enrichissement culturel du monde musulman. Pour Kafesofilu, la réussite de cet empire,

sa croissance, son étendue, provient de la

"traditionnelle aptitude [des Turcs] à fonder des Etats : les premiers administrateurs

Seldjoukides surent concilier harmonieusement les deux éléments turc et islamique".

En effet, les Seldjoukides arrivant en Anatolie ont apporté avec eux l'héritage

positif des Huns et des Turcs célestes, de la culture des steppes, la conception de la

patrie (vatan fikri), le sentiment patriotique (vatana bafilı duygusu).

1 "Türk Zaferleri", id., pp. 243-244.2 "Türk Ordusu", id., p. 248.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

"Par dessus-tout, la langue turque, que le peuple conservait jalousement, garantissait aux

Turcs le maintien de leur identité comme élément ethnique dans l'empire fondé au sein du monde

musulman 1."

Cette célébration de la langue (qui est commune aux Turcs, aux Arméniens et à

bien d’autres peuples 2) sert à insister sur la personnalité turque; l'hommage est rendu à

la langue car elle a permis de résister à l'absorption par les cultures environnantes,

comme ce fut le cas pour les Bulgares christianisés, et les Tabgatch sinisés; l’évocation

de ces “preuves” du rôle de la langue dans la conservation de l’identité nationale est

désormais passée dans le discours idéologique le plus commun, celui des modestes

dirigeants d’associations nationalistes, et celui des imams qui s’adressent à la

population immigrée en Europe.

L’importance de la victoire de Malazgirt (1071), qui ouvrit l'Anatolie aux

Seldjoukides, n'est pas seulement due à ce qu'elle créa le cadre de la Turquie actuelle.

Selon les historiens nationalistes, elle a placé les Seldjoukides au contact direct des

cultures turque et arabe, au point d'équilibre du monde musulman qui s'est étendu vers

l'est, le nord et le nord-ouest depuis la conversion des Turcs. Cette position centrale est,

pour Kafesofilu, un argument de plus pour la prétention à la direction du monde

musulman, car c'est une situation géostratégique face à l'Occident.

On peut, là encore, se référer à un extrait d'article d’|. Kafesofilu pour

comprendre la place assignée aux Seldjoukides dans ce système de représentation :

"La nation turque célèbre le mois des victoires

[L’auteur dresse d'abord la liste de vingt-quatre victoires remportées au mois d’août, de la

prise d'Ani (16 août 1064) au début de la "Grande offensive" du 26 août 1922.]

"(...) ...Byzance n'a pas pu contrer la volonté des Turcs seldjoukides, qui était le fruit d'une

fusion idéale entre la foi musulmane et la force intrinsèque des Turcs. La victoire remportée par

le seldjoukide Alparslan a profondément ému le monde musulman; elle répondait particulière-

ment aux vœux du calife et a été brillamment fêtée à Bagdad, et célébrée par les poètes les plus

renommés de l'époque; cette victoire n'est pas seulement l’un des événements les plus importants

de l'histoire de notre nation, ni de celle du monde musulman : sa portée a été ressentie dans tous

les autres pays. L'histoire de l'Anatolie turque, patrie créée sur une terre prise à une autre nation,

est un rare miracle culturel. Dans la plaine de Malazgirt en 1071, 1'épée du vainqueur turc a

1 "Türk Fütuhat Felsefesi...", art. cité.2 Signalons, loin de la zone géographique considérée, l’exemple islandais évoqué par Le Monde,

19-20 juin 1994.

57

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

préparé les bases de l'Etat seldjoukide anatolien, puis, après l’époque des beylicats, celles de

l'Empire ottoman, qui eut une importance mondiale; bref, en 1071 a commencé un apogée natio-

nal qui a duré mille ans. Malgré l'occupation ultérieure des très vastes territoires conquis sur trois

continents grâce à nos succès militaires et politiques, on comprend mieux la valeur de Malazgirt

si l'on pense aujourd'hui à ce qu'il nous reste de cet empire.

Dans ce brillant fait d'armes réside un autre sujet de fierté : l'empereur Romain Diogène, fait

prisonnier, a été libéré par le sultan. Il est retourné à Byzance sous la protection d'un

détachement de cavaliers. Ainsi, la gloire du 26 août 1071 ne tient pas seulement dans les faits

militaires ou dans le commandement, mais aussi dans la magnanimité, dans la loyauté turques.

Cela restera éternellement scellé dans l'Histoire.

Le second 26 août est le premier jour du mouvement de nettoyage de l'occupation ennemie de

l'Anatolie, cette patrie de héros. (...) Le premier 26 août fut un combat qui permit à la civilisation

turque [Türklük] de s'enraciner en Anatolie; le second est la victoire, remportée à la baïonnette,

de ces mêmes terres devenues éternellement turques. La première fut une épopée historique des

Turcs seldjoukides; la seconde a scellé la défense de la patrie par les descendants de cette même

famille. La première, grâce à l'anéantissement de la plus puissante armée byzantine, a mené au

succès les efforts tricentenaires de l'islam; la seconde a été la lumière qui a apporté la libération

du même monde musulman, qui l'a guidé vers son but: la liberté et la révolution (...) 1."

Il y a une certaine similitude entre tous les thèmes abordés dans ce texte et les

leçons des manuels scolaires. C’est à propos d’événements tels que la bataille de

Malazgirt, et aussi la prise de Constantinople (1453) qu’est le plus fréquemment

évoquée la conjonction entre les intérêts des Turcs et ceux de l’islam; nous le verrons

dans les leçons d’histoire des manuels, mais aussi dans les écrits d’Ahmed Arvasi.

Le nationalisme Turc selon |brahim Kafesofilu

Comme il s’agit d’un nationalisme défini par la culture, toute l'histoire turque est

vue comme celle d'une “culture nationale”, dont les éléments essentiels ont perduré à

travers les millénaires, et qui ont trouvé leur accomplissement en l'islam :

"Les Turcs ont créé une culture originale, liée à ses institutions, chérissant le droit; une

société s'appuyant sur l'égalité, l'entraide, l'amour. Une nation humaniste 2, forte, politiquement

mûre, au sentiment national développé, patriotique, travailleuse. (...) Ces qualités ne sont-elles

1 Yeni DüÒünce, 47, 27 septembre 1982, pp. 16-17.2 |nsanî düÒünceli; cette expression ne peut se confondre, en turc, avec le terme hümanist qui,

lui, désigne le penchant pour la culture gréco-latine ou occidentale.

58

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

rien dans le fait que les Turcs, pendant des millénaires, ont été une nation dominante ( efendi

millet) 1?”

L'exemple de l'empereur hun Çi-çi, les stèles de l'Orkhon, le témoignage de

l'historien arabe El Djâhiz "qui a pris la plume pour parler de la supériorité des Turcs"

sont autant de jalons dans l'histoire qui témoignent de l'existence chez les Turcs d'une

conscience nationale "depuis au moins deux mille ans". Alors que les nationalismes

arabe ou balkaniques ont été attisés par l'Europe dans un but politique, le nationalisme

turc, lui, est au service de la civilisation humaine, grâce à son sens de la justice et grâce

à la “culture nationale”; il ne s'est jamais réalisé par le sang 2; il n'est pas raciste; il n'est

pas non plus basé sur une religion, puisque c'est chez les Turcs qu'est apparu pour la

première fois le concept de laïcité 3. Vers 1970-1980, le discours nationaliste se veut

fort, pour contrer à la fois la tendance historiographique “humaniste” et les mouvements

d'extrême-gauche, mais il doit être, si l'on ose dire, un nationalisme à visage humain,

qui n'ait d'autre but que de fortifier l'identité turque. Dans un autre article 4, |. Kafesofilu

explique que le nationalisme turc n’est ni raciste, ni religieux (dinci, Òeriatçı), car la

tolérance et la laïcité caractérisent l'histoire turque; qu’il n'est pas panislamiste, car cette

idéologie est internationaliste; et que, malgré son fort penchant pour la justice sociale, il

rejette le principe de l'égalité absolue, générateur d’excès. La nation turque, qui existe

d'abord par sa langue, par la religion et par sa conscience historique, protège les faibles

et respecte les anciens, aime la justice et la liberté, respecte la femme et l'honneur de la

famille; l’identité du Turc est basée sur la culture nationale; il œuvre pour le développe-

ment économique de son pays, et chérit la démocratie.

Ce développement a visiblement servi aux auteurs ultérieurs de manuels

scolaires : on retrouve un texte semblable intitulé "Les particularités de la nation turque"

dans le manuel pour écoles primaires des années quatre-vingt 5. Dans cet exemple

encore, Kafesofilu se révèle comme l'un des principaux inspirateurs du discours scolaire

actuel.

1 "Türk Kültüründen bir Yaprak", Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, p. 239.2 Dans un article plus récent, le géographe H. DOFIANAY reproche au contraire aux Grecs de

n’avoir jamais obtenu l’agrandissement de leur nation, depuis 1830, par les armes, mais par la mise à profit de bonnes occasions diplomatiques. Ce qui laisse entendre que leurs conquêtes auraient moins de valeur et pourraient plus facilement mises en cause. La conquête militaire, dans l’esprit de cet auteur, serait une meilleure légitimation que la négociation (“Türkiye’nin komÒuları ve yabancı atlaslarda Türkiye [Les voisins de la Turquie; la Turquie dans les atlas étrangers]”, TDA, 54, 1988, pp. 9-18).

3 "Tarihte IÒıfiında Türk Milliyetçilifii", TK, 2, 1962, pp. 1-5.4 "Türk Milliyetçilifii Nedir ?", Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, pp. 260-284. 5 SANIR et al., |lkokul 4, 1989, pp. 225-228.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

La question du panturquisme

Ce discours identitaire ne s'arrête pas là. L'idée d'aire géographique de taille

continentale amène à celle de panturquisme. Dans quelques articles, |. Kafesofilu aborde

franchement ce sujet, d'une part pour justifier l'intérêt que pourraient porter les Turcs

pour leurs "frères" de l'extérieur, d'autre part pour nier l’existence de tout irrédentisme

dans le nationalisme turc.

Dans un article déjà cité, “L'ensemble du monde turc”, il évoque les liens

culturels et historiques de cet ensemble, qui justifient l'aide et le soutien de la Turquie et

doivent "donner sa valeur à nos vies". C'est une orientation fondamentale pour l'avenir

de la Turquie : "se tourner vers l'ensemble du monde turc, c’est redonner vie à l’unité

spirituelle [de la Turquie]". Cette orientation

"n'est pas une idée romantique ni une fantaisie sans fondement, mais une question vitale pour

la Turquie. Cependant, cela ne doit absolument pas devenir une question d'expansionnisme

politique, ni d'irrédentisme. Pour la Turquie, le temps des aventures est terminé 1."

Ainsi posées ces précautions, ces limites aux sentiments de solidarité envers les

"Turcs de l'extérieur", que reste-t-il alors du pantouranisme ? La réponse se trouve dans

“Le nationalisme culturel” 2. Le touranisme, dit Kafesofilu, ne concerne pas ce qui se

trouve au-delà des frontières turques; Ziya Gökalp a été mal compris et ses idées

caricaturées, le touranisme déformé, présenté comme la volonté de conquérir le

Turkestan par les armes. Or, l'idée de "Grande Touranie" est un symbole. Sa conquête

doit se faire dans le domaine spirituel :

"Le but de [notre] esprit expansionniste, c'est la liberté, l'indépendance et le développement

de l'esprit turc (türklük) dans la science, la pensée, la littérature, la philosophie, la civilisation.

Réaliser l'idéal touranien, c'est créer l'homme turc 3."

Cette conception qui fait du pantouranisme une idée vivant seulement dans

l'esprit des Turcs, est intéressante. Le pantouranisme ne serait pas destiné à la

réalisation d’une entité territoriale; il jouerait uniquement un rôle identitaire,

contribuerait à alimenter la fierté d'être Turc par un sentiment d'appartenance à une aire

débordant largement l'Anatolie et la république de Turquie, dont l'immensité frappe

l'imagination et qui n'aurait pas son pareil au monde par son étendue, la richesse et

1 “Bütün Türklük”, Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, p. 220. 2 “Kültür Milliyetçilifii”, in TK, 5, 1963, reproduit dans Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, pp. 67-

74.3 art. cité, o.c., p. 72.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

l'ancienneté de son histoire. Il se créerait ainsi dans l'esprit turc, si l'officialisation de ce

discours est efficace, un sentiment d’appartenance secondaire, ajoutant à l'identité

turque-anatolienne une sorte d'enveloppe créant un sentiment de familiarité qui, à terme,

pourrait rendre plus efficace la communication, l'échange (culturel ou autre) avec les

"Turcs de l'extérieur". Ceci constitue une interprétation minimaliste du concept de

touranisme, et nous verrons qu’elle trouve son expression dans les livres d’école, sous

forme de cartes, depuis la fin de 1993.

Pour l'heure, entre la simple conquête des cœurs à la turcité, d’une part, et

l'irrédentisme d’autre part, il existe un moyen terme, satisfaisant pour la fierté

nationale : c'est l'idée de leadership du monde turcophone. Elle est exprimée discrè-

tement en 1981, dans Yeni DüÒünce, par |. Kafesofilu lui-même : il propose, dans un

article sur le malaise de la jeunesse, des remèdes dont l'exposé concis pourrait servir à

résumer l'idéologie de la synthèse turco-islamique. Alors qu’en 1981, l'écroulement de

l'URSS n’est pas envisageable, il existe existe pourtant, dès cette date, des esprits qui

prévoient ce leadership possible sur le monde turc.

"[Pour résoudre la crise de la jeunesse, il faut]

a) se consacrer à la diffusion de la langue turque de Turquie, partout où vivent des Turcs, car

la Turquie est le leader du monde Turc;

b) se consacrer à l'unité religieuse, basée sur une foi musulmane faite de justice sociale et de

fraternité, et renforcée par le sentiment d'appartenance au monde musulman;

c) continuer le travail d'actualisation progressive de la töre, qui a permis à la nation turque de

se maintenir dans la gloire et dans l'honneur, depuis 3500 ans.

(...) Tout ceci est la tâche de l'Etat 1."

Le mot de la fin mène aux moyens de réaliser la synthèse; ils doivent être

puissants, étatiques; l'école en est le plus important. Mais si l'école est le lien

idéologique entre l'Etat et les citoyens, il fallait aussi créer un lien institutionnel pour

produire et diffuser le discours sur la synthèse turco-islamique dans les sphères de l'Etat

et dans les milieux dirigeants de la Turquie; c'est le rôle du Foyer des intellectuels, qu’|

brahim Kafesofilu a présidé de 1970 à 1974.

Après la mort de Kafesofilu, le Foyer des intellectuels a entièrement repris son

enseignement. Dans un hommage qu’il lui rend en 1985, Süleyman Yalçın, qui fut lui

aussi son président, résume une nouvelle fois les idées exprimées, en soulignant que la

culture des steppes a formé un nouveau type d’homme, “monothéiste, croyant en

1 "Gençlifiin Meseleleri", Yeni DüÒünce, 6, 1er septembre 1981.

61

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

l’immortalité de l’âme, ne divinisant ni les hommes ni la matière, étranger à la notion

d’esclavage ou de ségrégation sociale, aimant la justice et l’ordre, réaliste, sachant faire

face au danger, combatif 1. Ce type d’homme a adhéré à l’islam, la dernière religion,

sans aucune contrainte.” Süleyman Yalçın, et le Foyer des intellectuels avec lui, retient

de l’enseignement d’|brahim Kafesofilu qu’on ne peut être ni rester turc si l’on ne parle

pas la langue turque et si l’on n’est pas musulman.

B - Ahmed Arvasi

|brahim Kafesofilu représente une tendance de la synthèse turco-islamique qui

accorde à l’islam une place surtout culturelle. D’autres théoriciens en ont accentué la

dimension spirituelle. C’est le cas d’Ahmet Arvasi (1932-1988), dont les écrits inspirent

certains commentateurs du quotidien Türkiye.

Avec cet enseignant originaire de Dofiubeyazit, aux confins de l’Iran, en pays

kurde, on retrouve le cas d’intellectuels d’Anatolie orientale comme Bediüzzaman Said-

i-Nursi, de Ziya Gökalp, Kadri Kemal Kop et d’autres qui, exaspérés par les tendances

sécessionnistes, ont cherché à donner des bases théoriques au dogme de l’unité

culturelle. Cette tradition se poursuit de nos jours dans les universités de l’est, avec des

auteurs tels que Hayri BaÒbufi 2. Ahmet Arvasi jouit d’une considération respectueuse de

la part des tenants de la synthèse turco-islamique, qui lui attribuent le titre de Seyid. Il a

été lui-même l’un des chroniqueurs les plus influents du quotidien Türkiye, qui, chaque

année, rappelle l’anniversaire de sa mort 3. Le respect qui entoure encore sa mémoire est

accru par le fait qu’il a été arrêté et torturé après le coup d’Etat de 1980, en raison de ses

orientations plus nettement islamistes; Necati Özfatura va jusqu’à le comparer avec

Ahmed Yesevi, le grand mystique turkestanais du XIIe siècle 4.

Arvasi, dans ses ouvrages et dans les chroniques de Türkiye, s’est employé à

étudier les causes du déclin de l’islam, en dénonçant vigoureusement les impérialismes

noir (le capitalisme occidental) et rouge (le communisme), le premier utilisant comme

paravent les multinationales, le second le tiers-mondisme, l'aide au développement,

l'encouragement à l'indépendance des peuples soumis 5. Il y voit une grande

responsabilité de l’Occident, mais il est plus sévère encore pour les intellectuels

1 S. YALÇIN, “Kafesofilu ve Türk-|slâm Terkibi”, TKA, XXIII, 1-2, 1985, pp. 55-62.

2 Voir en bibliographie les ouvrages de H. BAÒBUFI (né à Diyarbakır, ayant étudié à Elazıfi),

édités par le TKAE, qui cherchent à démontrer la turcité des Kurdes.3 Notamment dans la chronique de Necati ÖZFATURA, qui fut un de ses proches; voir Türkiye, 1er

janvier et 31 décembre 1991, 4 et 9 janvier, et 31 décembre 1992, 31 décembre 1993, 3 janvier 1994. Cf Y. BENUSIGLIO, “Dossier sur un quotidien politique : Türkiye”, CEMOTI, 9, 1990, pp. 49-62.

4 Türkiye, 31 décembre 1993.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

musulmans qui se sont laissés fasciner. Selon Arvasi, pour permettre le développement

de la nation, il faut des cadres qui aient la foi, loyaux et compétents. Le texte qui suit,

rapporté par Türkiye, est exemplaire de l’imbrication étroite de l’islam et de la nation

dans ses propos :

"Les forces impérialistes ne cessent pas de faire de nos jeunes des ennemis de notre culture

nationale, de nos valeurs culturelles saintes et nationales, des idéaux de la nation, des symboles

de la nation, et gravent dans leurs crânes et leurs consciences leurs propres idées sous le nom de

"civilisation" et de "progressisme". Ainsi apparaissent des cadres qui nous sont devenus

étrangers et qui s'opposent aux nationalistes attachés aux saintes valeurs nationales.

C'est pourquoi nous n'avons pas d'autre désir que de former une jeunesse attachée à la culture

turco-islamique, à la civilisation turco-islamique, à l'idéal turco-islamique, ayant intégré l'esprit

de la turcité, croyant sérieusement en l'islam, connaissant l'esprit de l'islam, désireuse d'être

l'espoir des Turcs du monde entier, l'espoir de l'islam et de toutes les nations opprimées, se

consacrant avec foi à construire une nation, grâce aux ressources de la technologie, une nation

qui serait le premier Etat du monde, dont le corps serait turc, et l'âme serait l'islam 1. Aucune

valeur ne peut contrecarrer la nation ni la religion.

Personnellement, je trouve le bonheur en vivant dans la foi et les coutumes de l'islam, et je

désire voir la grande nation turque, dans les deux mondes, respectable et heureuse, et je me

définis comme un nationaliste turc dont le but est l'islam. Ma conception du nationalisme exclut

le racisme, le régionalisme (bölgecilik) et le chauvinisme étroit (dar kavmiyet). Je suis contre

tout racisme, qu'il vienne de minorités ou de majorités.

Sur ce point, je suis attaché aux principes de notre saint Prophète: "On ne peut être accusé

d'aimer une personne ou un peuple", "Le maître du peuple est celui qui est dévoué au peuple", et

"L'amour de la patrie a sa source dans la foi 2."

La principale œuvre d’Ahmed Arvasi est L’idéal turco-islamique, paru en 1979

et six fois réédité jusque 1992 3. Les trois volumes sont conçus comme une suite de

brefs chapitres, de la taille d’un court article. Le premier volume, le plus important pour

notre propos, se veut une réflexion philosophique sur “Le besoin de penser et la

situation de la philosophie”, suivi d’un condensé sur “Notre religion, l’islam”, et de

5 Ces concepts sont peut-être empruntés à Yusuf Akçura. Cf F. GEORGEON, Aux origines du nationalisme turc, 1980, p. 91, note 2 : dans une conférence prononcée au Foyer turc d’Istanbul en 1919, Akçura parlait déjà de ces impérialismes noir, rouge, et d’une troisième force, les “verts” ou le nationalisme oriental.

1 Cette métaphore est utilisée aussi par le fondateur du parti Baas, Michel Aflaq : “L’arabisme est le corps dont l’âme est l’islam”; cf O. CARRÉ, Le nationalisme arabe, 1993, p. 55.

2 Propos cités dans Türkiye, 1er janvier 1991.3 A. ARVASI, Türk-|slâm Ülküsü, Istanbul, Burak Yayınevi, 1992, 3 vol.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

parties intitulées “Nos vues sur l’homme et la société” et “Les problèmes de culture et

de civilisation”. Le deuxième volume est surtout consacré à l’économie et au problème

de l’adaptation de l’économie à l’islam, puis à des question politiques; le dernier traite

du système éducatif dans l’islam et de la psychologie religieuse musulmane. La filiation

entre Arvasi et ses aînés est clairement établie par des citations d’|. Kafesofilu, “un de

nos meilleurs historiens et penseurs” 1. En revanche, il s’agit d’une pensée totalement

dégagée du kémalisme, et qui représente une branche plus ouvertement religieuse de la

synthèse turco-islamique.

Outre les différents aphorismes déjà rencontrés exposant le renforcement mutuel

de la nation turque et de l’islam 2, le début de l’ouvrage est, lui aussi, empreint d’une

tension envers les Arabes; un chapitre intitulé “L’islam est une religion qui n’est propre

à aucun peuple en particulier” a pour propos d’enlever aux Arabes toute prétention à la

direction morale de l’islam : “On ne peut qualifier de musulmans ceux qui parlent de

“religion arabe” ou qualifient notre sauveur de “prophète arabe” 3. En revanche, Arvasi

fait siennes les assertions propagées par Kafesofilu sur l’ancienne religion des Turcs,

comme la réfutation de leurs croyances chamanistes, l’affirmation de leur monothéisme,

et leur rôle prédestiné dans l’islam :

“Les Turcs sont une nation monothéiste depuis les temps les plus reculés (...). Les Turcs, qui,

depuis des siècles, étaient pour ainsi dire à la recherche de l’islam (…), ont choisi l’islam grâce à

leur conscience claire et libre (…). Au cours de l’histoire, aucune nation n’a accouru vers une

nouvelle religion avec un désir si fort, telle une lame de fond (…). Le khan des Karahanides,

Abdülkerim Satuk Bufira, fut le premier khan turc s’honorant d’être musulman. (…) Tufirul Bey

a été proclamé “sultan des musulmans”. Au XVIe siècle, le sultan Yavuz Selim s’est honoré

d’être calife du noble Prophète, c’est à dire son bienheureux représentant 4.”

“Les Turcs ont accouru vers l’islam avec toutes leurs ressources et leur enthousiasme, et ont

vécu le bonheur de se joindre à la religion qu’ils avaient tant attendu. En disant, “Il n’y a d’autre

dieu que Dieu”, en renforçant le devoir de djihad grâce à leur esprit d’héroïsme, et d’autre part

en générant, sur la voie de la justice, encore plus de saints par l'encre des ouvrages de réflexion

que par le sang des martyrs, les Turcs ont très rapidement laissé l’islam conquérir leur âme, et les

faire se redécouvrir eux-mêmes (Türk’ü yeniden Türk’e buldurmuÒtur) 5.”

1 A. ARVASI, o.c., vol. 1, p. 85.2 “L’idéal turco-islamique signifie que la nation turque se renforce par l’islam, et l’islam se

renforce par la nation turque”, A. ARVASI, o.c., vol. 1, p. 57.3 id., ibid., pp. 59-60.4 id., ibid., pp. 81-82.5 id., ibid., p. 267.

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

La définition de la synthèse turco-islamique, ainsi que la description rapide du

processus historique qui l’a fait naître, sont suivies de la même démonstration déjà

proposée par Kafesofilu et qui va beaucoup servir dans le discours nationaliste :

“Les Khazars, les Petchénègues, les Oghouz, les Koumans, les Hongrois et les Bulgares, qui

se sont christianisés, ont rapidement perdu leur turcité. Les Tabgatch, en se convertissant au

bouddhisme, se sont sinisés. Inversement, non seulement les Turcs musulmans n’ont jamais

cessé de se mettre au service de l’islam, mais ils ont fondé les plus puissants Etats du monde,

tout en préservant leur identité nationale 1.”

Le thème du service rendu, si important depuis la fin du siècle dernier dans le

turquisme, mais qui était souvent appliqué à l’humanité entière, est ici développé dans

un sens exclusivement musulman, et comporte l’énumération des gloires turques

dévouées à l’islam (Imam-i Buhari, Ahmed Yesevi, Gazali, etc.); c’est l’un des thèmes

importants du discours identitaire des manuels scolaires.

Toutes ces réflexions peuvent, dans l’esprit des tenants de la synthèse turco-

islamique, légitimer la prétention des Turcs à exercer une direction au moins morale de

l’islam. Cependant, plus que Kafesofilu peut-être, Arvasi s’en prend aux “étrangers”, à

l’“ennemi”, en somme à tout ce qui pourrait déculturer les Turcs. Cette préoccupation

est inévitable dès lors qu’on se propose d’inventer et de protéger une “culture

nationale”. Aussi Arvasi propose-t-il le curieux concept de “race sociale (içtimaî ırk)”,

qu’il définit comme le contraire du “cosmopolitisme” et du racisme biologique; ce

dernier est, par essence, séparateur et sécessionniste, alors que l’idée de “race sociale”

serait unificatrice, fédératrice et se renforcerait par la nation et l’Etat. Il revendique une

filiation avec l’esprit des stèles de l’Orkhon, l’idée de renaissance exprimée dans

certaines inscriptions, l’idée du “retour à soi même” (kendine dönüÒ) que les

nationalistes croient avoir trouvée dans les inscriptions 2. L’idée peut jouer dans deux

sens : la protection contre la déculturation, et la protection contre le sécessionnisme

kurde, qui, dans l’esprit de beaucoup de Turcs, est l’effet de menées étrangères.

L’ensemble du livre cherche à déjouer les pièges de l’ennemi, et, une fois de

plus, à justifier la présence turque en Anatolie :

“Nos ennemis disent : du moment que les Turcs sont venus d’Asie centrale, que font-ils sur

les terres d’Anatolie et d’Europe ? Ils doivent les rendre à leurs anciens propriétaires. (…)

1 id., ibid., p. 83.2 id., ibid., pp. 118-122 et 188. Nous confronterons les textes originaux des stèles de l’Orkhon,

leurs différentes traductions et l’usage qui en est fait dans les manuels scolaires et le discours nationaliste (chapitre 9, III).

65

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Lorsque les Turcs sont arrivés en Anatolie, il n’y avait pas d'Etat arménien ni d’Etat kurde. C’est

l’Etat byzantin qui contrôlait l’Anatolie. Et dans cette Anatolie, les champs étaient vides, les

villages et les bourgs étaient ruinés (…), elle était laissée sans soin. (…) Une grande partie de la

population qui vivait en Anatolie centrale n’était pas, comme on pense, d’origine grecque; il

s’agissait de descendants des Hittites, christianisés et grécisés 1.”

C’est là une illustration de la richesse et de la densité des références historiques

de ce type de discours. Se basant sur une reformulation de l’accusation du début du

siècle, le raisonnement, sous forme de négation polémique, cherche à défaire en

quelques mots l’argumentaire des “ennemis”, renvoyant Arméniens et Kurdes à leur

non-existence en tant qu’Etat, et les Grecs à leur incapacité; il est clos enfin par

l’identification de la population anatolienne aux Hittites. Ceux-ci ne sont plus, comme

en 1931, considérés explicitement comme des Turcs; mais, en les opposant aux Grecs,

Arvasi en fait, par-delà les millénaires, des alliés anachroniques des Turcs. C’est un

discours historique vertigineux, car il ne peut se comprendre si l’on n’a à l’esprit un

déroulement chronologique de quatre millénaires. La culture hittite, l’âge grec

classique, la destruction du royaume arménien d’Ani par les Byzantins en 1045, la

victoire turque de Malazgirt en 1071, enfin le mouvement de dénigrement des Turcs au

début de notre siècle, tels sont les faits historiques auxquels l’auteur renvoie en

quelques phrases.

Arvasi, néanmoins, porte son accusation la plus grave contre les élites turques

occidentalisées, qui ont perdu tout contact avec leur pays. Il s’agissait d’une

manifestation du complot occidental, dont l’un des instruments est l’ensemble des

écoles étrangères en Turquie, qui formeraient “des ignares alphabétisés (okur-yazar cahiller) 2.” Cette question des élites “étrangères à leur propre pays” mérite

effectivement d’être posée. C’est un problème réel, qu’il évoque aussi avec vigueur

dans un autre ouvrage, La vérité sur l’Anatolie orientale 3, qui expose le problème du

sécessionnisme; celui-ci serait surtout dû au sous-développement, qui provoque l’exode

des élites vers les les grandes villes de l’ouest où ils entrent en contact avec “les

matérialistes et les sécessionistes”. Dans les universités de Turquie occidentale, le mal

viendrait de l’enseignement de l’histoire, car on ne rend pas les étudiants capables de

reconnaître les ennemis de la Turquie (les Russes, les Arméniens, les Bulgares, les

Grecs), on ne leur apprend pas assez les valeurs nationales sacrées. Le GAP 4, par le

1 id. ibid., pp. 300-301.2 id. ibid., pp. 378-379.3 A. ARVASI, Dofiu Anadolu Gerçefii, Istanbul, TKAE, 1986. 4 Güney-Dofiu Anadolu Projesi, Projet de développement du sud-est, qui prévoit de grands

barrages et des travaux d’irrigation dans le bassin de l’Euphrate, et dont la réalisation la plus

66

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

développement qu’il induira, devrait ruiner les entreprises sécessionnistes et retenir

enfin ces élites.

Pour Arvasi, la question de l’Anatolie orientale est à replacer dans le contexte

géopolitique défini par la synthèse turco-islamique : le sécessionnisme affaiblit la

Turquie, et, ce faisant, affaiblit l’islam. Cette représentation place la question kurde

dans un contexte global, celui d’une double adéquation entre les intérêts de la Turquie et

ceux de l’islam, d’une part, et entre les intérêts des Kurdes et ceux de l’“étranger”,

d’autre part. L’élément local de chaque couple antagoniste (la Turquie, les Kurdes) fait

le jeu, ou représente les intérêts d’une puissance plus large (l’islam, la chrétienté et/ou

l’Occident) :

“Je crois que tant que la nation turque-musulmane et son Etat sont puissants, le monde

musulman l’est aussi. Dans le cas contraire, le monde musulman serait colonisé en même temps

que le monde turc. Ce sont probablement nos ennemis qui le comprennent le mieux; ainsi, la

première cible des ‘forces du mal’ qui veulent soumettre le monde musulman, c’est l’Etat turc et

le monde turc. (...) C’est pour cela que ceux qui veulent ruiner l’Etat turc et diviser la nation

turque ne sont pas seulement des traîtres à la nation mais aussi des traîtres à l’Islam 1.”

Cette mise en perspective de la question kurde dans un contexte dépassant celui

de la Turquie se démarque de la vision habituelle, qui utilise une perspective régionale

proche-orientale, alors qu’Arvasi se place dans une perspective religieuse. Toute

identité doit se fondre dans un ensemble plus vaste : “Nous sommes turcs et musulmans,

que vouloir de plus 2 ?”

La bataille de Malazgirt (1071), événement-symbole de l’unité turque, et surtout

de l’adéquation entre la nation turque et le sol anatolien, et son héros Alparslan, sont

invoqués comme le point focal, sacré, de l’unité nationale. C’est le point de départ,

géographique et chronologique, de la nation turque actuelle. L’invoquer, c’est utiliser

dans le discours un élément plus qu’historique, un élément fondateur, émotionnel qui

fait consensus en Turquie.

Après Malazgirt, symbole du turquisme conquérant et s’établissant dans une

nouvelle patrie, apparaît le symbole inverse, le traumatisme toujours vivace des

Croisades : pour Arvasi, comme pour bien d’autres 3, “l’esprit de croisade” se manifeste

spectaculaire, le barrage Atatürk (au nord d’Urfa), a été inaugurée en 1991.1 A. ARVASI, o.c., pp. 6-7.2 id., ibid., p. 45.3 En particulier le chroniqueur Necati Özfatura, du journal Türkiye, très influencé par Arvasi.

Ses références au danger d’une nouvelle croisade sont particulièrement fréquentes.

67

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

sous plusieurs visages : les Arméniens, marionnettes des Russes (image peu fréquente,

car on les associe plutôt, de nos jours, à un “nouvel Israël”); les Français et leurs

comités de solidarité à la révolution kurde; les Américains avec leurs Peace Corps.

“La Rome chrétienne, Moscou la rouge, la France haineuse, Israël la rusée, la Grèce patiente,

se donnent la main pour ruiner le monde turco-musulman et coloniser l’Islam 1.”

Arvasi ne résiste pas à l’emploi du jeu de mot facile et inévitable yabancı ve yalancı ideolojiler (idéologies étrangères et mensongères). Quels sont les Turcs qui s’y

laissent prendre?

“Quelques politiciens stupides, des écrivains imprudents, des pions abusés, des idéologues

inconséquents; des agents, des cadres qui ne connaissent plus les valeurs nationales; différentes

sortes de minoritaires racistes, de spécialistes étrangers, de missionnaires, de volontaires de la

paix (...). Oui, c’est le moment d’être très vigilant 2.”

L’ensemble du livre baigne ainsi dans une atmosphère de hargne contre l’ennemi

en général, arménien et grec en particulier; de méfiance de l’étranger, pour ne pas dire

de xénophobie; de dévotion aux idéaux de la synthèse turco-islamique. Le contenu

nationaliste de l’enseignement doit être renforcé, mais aussi le culte des lieux de

mémoire qui maintiennent la cohésion de la nation.

Les propos d'Arvasi sont intéressants car ils émanent d’un enseignant. Il n’y a

pas de contradiction entre le contenu de ce livre et les manuels scolaires d’histoire, mais

simplement une radicalisation du propos sur l’ennemi, une évocation semblable,

quoique plus lourde, des événements sacrés ou traumatisants. Seule manque, chez

Arvasi, la référence au kémalisme dont il se démarque implicitement mais nettement,

comme le fait le Foyer des intellectuels aujourd’hui. Si les manuels scolaires ne parlent

pas des Kurdes, Arvasi et toutes les publications du même type expliquent ce silence : il

n’y a pas lieu d’en parler, c’est un problème imaginaire. Les propos qu’il tient dans la

préface et cités plus haut sont dans le prolongement de la rhétorique scolaire officielle,

surtout sur la question de l’adéquation entre les intérêts des Turcs et ceux des

musulmans. Cette rhétorique est aussi celle du Foyer des intellectuels, et l’ensemble des

idées et stéréotypes employés par Arvasi forment une grande partie du “prêt-à-penser”

du quotidien Türkiye, et, secondairement, des imams nationalistes prêchant dans les

mosquées d’Europe. Comme on va le voir, on y trouve les mêmes idées, la dénonciation

1 id., ibid., p. 60.2 id., ibid., p. 61.

68

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

des mêmes ennemis, censés se cacher sous les mêmes masques, ainsi que la même

méfiance de l’étranger et des cultures étrangères (qui provoque chez beaucoup de Turcs

émigrés en Europe une méfiance bien connue de leur environnement culturel 1), la

même tendance au repli sur une version officielle et crispée de la culture nationale.

1 Cf en particulier R. KASTORYANO, Etre turc en France, Paris, 1986.

69

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

IV - QUELQUES LIEUX D’EXPRESSION ACTUELS DE LA SYNTHÈSE TURCO-

ISLAMIQUE

Nous avons évoqué, en étudiant le discours de la synthèse turco-islamique,

quelques-uns des media dans lesquels s’exprime ce courant. Nous allons les présenter

brièvement pour souligner leur insertion dans un ensemble discursif; dans les pages qui

suivent, nous illustrerons par des exemples la parenté existant entre la conception de

l’histoire exprimée par ces media et celle qui est formulée dans les manuels scolaires.

A - Le quotidien Türkiye

Türkiye est né en avril 1970 sous le nom de Hakikat (“La Vérité”) 1. Sa création,

comme celle du Foyer des intellectuels, est une forme de réaction à l’anarchie rampante

de l’époque. L’identité de vues avec le Foyer n’est pas le fruit du hasard, puisque les

circonstances d’apparition sont les mêmes. Devenu le Türkiye actuel à partir de 1980,

ce quotidien a atteint un tirage compris entre 300 et 400 000 exemplaires à la fin de la

décennie. Il revendique aujourd’hui un chiffre supérieur au million 2, assertion difficile à

vérifier; mais son importance dans la presse quotidienne turque est indéniable. Sa

diffusion est efficace, y compris en Europe occidentale où elle est calquée sur la

population d’origine turque, et l’on peut trouver Türkiye dans de petites bourgades

françaises, suisses ou allemandes grâce à l’édition de Francfort (environ quarante mille

exemplaires). En outre, le quotidien est implanté à Chypre du Nord, en Azerbaïdjan et le

sera bientôt au Kazakhstan. Depuis deux ans, le holding possède une chaîne de

télévision privée 3 et diffuse des cassettes vidéo.

C’est un journal à la fois religieux et nationaliste, qui veut présenter la Turquie

comme un modèle sur le plan du développement économique, de la démocratisation

politique, d’une forme de modernité musulmane. Son discours, souvent fondé sur

1 Les informations qui suivent sont en partie tirées de la brochure |hlâs Gazetecilik Holding A.∑., [Istanbul, éd. |hlâs Holding], s.d., 90 p. Pour une étude critique, voir Y. BENUSIGLIO, “Dossier sur un quotidien politique : Türkiye”, CEMOTI, 9, 1990, pp. 49-62. Nous avons consacré plusieurs articles au discours de ce quotidien : “Les ‘Turcs de l’extérieur’ dans Türkiye : un aspect du discours nationaliste turc”, CEMOTI, 14, 1992, pp. 31-52; “Le rêve du Loup Gris”, Hérodote, 64, 1992, pp. 183-193; en collaboration avec S. YERASIMOS, “La Bosnie vue du Bosphore”, Hérodote, 67, 1992, pp. 151-159. Voir aussi F. ANTAKYALI, “La droite nationaliste dans les milieux turcs immigrés”, CEMOTI, 13, 1992, pp. 45-68.

2 |hlâs Gazetecilik…, o.c., p. 13.3 Türkiye Gazetesi Radyo-Televizyonu (TGRT). Cette chaîne diffuse, à l’occasion, des

reportages sur les meetings du parti MHP, comme ce fut le cas le 16 août 1994 (retransmission du 5 e

Zafer Kurultayı, tenu la semaine précédente dans les alpages de la région de Kayseri en présence d’Alparslan TürkeÒ).

70

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

l’autosatisfaction, s’adresse aux Turcs en flattant l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, et

cherche à les persuader de la validité du modèle pour les autres pays turcophones et

pour le monde musulman en général. Ce choix journalistique était particulièrement

visible lors de la tenue de la Conférence islamique à Dakar (décembre 1991), à

l’occasion de laquelle les reporters de Türkiye ont réussi à faire formuler à beaucoup de

dirigeants de pays musulmans des jugements flatteurs sur la Turquie 1.Les relations de Türkiye avec le courant de la synthèse sont organiques. Le

président actuel du Foyer des intellectuels, Nevzat YalçıntaÒ, est l’un des dirigeants du

quotidien. Le journal dispense régulièrement des informations sur le Foyer, ses

activités, les activités de ses membres, et celles des associations affiliées. On peut

considérer que ce réseau d’associations constitue un lobby, qui a exercé une pression

probablement efficace pour la reconnaissance diplomatique de l’Azerbaïdjan et des

autres républiques turcophones par la Turquie 2. Par ailleurs, de nombreux signes ont

montré que, jusqu'à sa mort, les sympathies entre le président Turgut Özal et le journal

ont été de plus en plus claires et affirmées de part et d’autre 3.

Türkiye est une source importante pour le présent travail. Il était nécessaire de

suivre un quotidien politique nationaliste pour en confronter les stéréotypes à ceux du

discours scolaire. Ensuite, en tant qu’organe officieux de la synthèse turco-islamique, il

était intéressant de voir comment et dans quel sens il cherche à influencer l’opinion.

Nous avons dépouillé Türkiye pendant quatre ans (1989-1993), ce qui a permis d’établir

les notions-clés du discours que produisent les rédacteurs du journal. Le croisement des

informations fournies par le journal a permis de définir un groupe d’influence, qui,

après s’être consacré aux turcophones d’URSS en 1991, a tenté de pousser l’opinion

publique à réclamer une intervention turque dans le Caucase (printemps 1992) et en

Bosnie (1993).

Les articles de politique étrangère purement informatifs sont moins intéressants

que les éditoriaux et chroniques, dans lesquels le discours est fortement idéologisé. Le

quotidien donne la parole à de nombreux commentateurs : un numéro comprend en

général six à dix chroniques. Celle de Necati Özfatura, consacrée à la politique

étrangère, se caractérise par son ton très vindicatif et viscéralement anti-occidental, très

inspiré par Ahmed Arvasi 4. Celle de la romancière Sevinç Çokum s’intéresse

1 Cf de nombreux numéros de Türkiye en janvier 1992.2 Cf notre article “Les ‘Turcs de l’extérieur’...”, CEMOTI, 14, 1992, pp. 31-52.3 Türkiye, 24 août 1991 ou 31 décembre 1992.4 Ses chroniques ont été rassemblées en recueils : Kurtlar Sofrasında Ortadofiu [Le Proche-

Orient, proie des loups], [Istanbul], [1991]; Ah Bosna [Ah, Bosnie], Istanbul, 1994.

71

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

particulièrement à la littérature et à la culture des “Turcs de l’extérieur”. Deux

historiens écrivent assez fréquemment dans le quotidien : Mim Kemal Öke,

universitaire, auteur d’ouvrages sur la question arménienne, et |smet Mirofilu, ancien

directeur des archives de l’Etat, qui a collaboré à une récente collection de manuels

scolaires 1.

Les reportages réalisés par des journalistes de Türkiye sont également riches en

informations sur la manière d’appréhender les questions actuelles par l’équipe du

journal. Ainsi, dès avant la dissolution de l’URSS, de fréquents reportages sur les

régions turcophones ont permis de familiariser à nouveau les lecteurs avec leurs

“frères”, comme l’avaient fait les organes de presse turcs de la fin du XIXe siècle.

Durant la période de dépouillement, aucune région peuplée de turcophones, aucune

communauté turque vivant à l’étranger n’a été négligée par les reporters de Türkiye, qui

ont enquêté de la Yakoutie à l’Europe occidentale et aux Etats-Unis. Parmi les auteurs

de reportages, Sevinç Çokum tient une place de premier plan par sa connaissance de

terrain du domaine turcophone. Une page culturelle très utile présente périodiquement

une revue des revues et des publications, et, chaque semaine, Yılmaz Öztuna, figure

importante de l’historiographie turque, retrace le portrait d’un personnage historique

(Tarihten portreler) 2.

Türkiye est précieux pour l’information au second degré, c’est-à-dire la

diffusion de propos tenus dans des assemblées, colloques, séminaires, meetings

politiques. Dans ce domaine, ses informations viennent utilement compléter celles que

dispense le Foyer des intellectuels sur ses propres activités. La lecture de l’édition de

Francfort est plus intéressante encore, puisqu’une ou deux pages sont toujours

consacrées à la vie associative des immigrés en Europe; il est ainsi possible de connaître

les propos tenus par les responsables d’associations dans les réunions et meetings, ainsi

que, en certaines occasions, par les imams.

Le tout forme un corpus de citations très cohérentes, car elles émanent de

personnes faisant partie d’une même équipe rédactionnelle, ou, dans le cas de sources

extérieures, de propos triés par cette rédaction; les citations rapportées sont visiblement

choisies pour cadrer avec l’idéologie professée dans les chroniques; Türkiye étant un

1 Lise için Tarih III, Istanbul, 1990, en collaboration avec Y. HALAÇOFILU; la collection est dirigée par E. MERÇIL.

2 Il est l’auteur d’une histoire générale des Turcs : BaÒlangıcından Zamanımıza Kadar Türkiye Tarihi, s.l., 1963-1967, 12 volumes, réédité sous le titre Türkiye Tarihi en 14 volumes (1985) par la maison d’édition nationaliste Ötüken; il en existe une version abrégée, Resimlerle Türkiye Tarihi, Istanbul, 1970. Ces ouvrages font une place disproportionnée à l’histoire ottomane : la version abrégée comporte 226 pages (sur 288) consacrées à l’empire. Membre du comité de rédaction de la Türk Ansiklopedisi, il est notamment l’auteur de l’article “Osmanlı imparatorlufiu” (vol. XXVI, 1977, pp. 89-156). Nous verrons dans la partie consacrée aux cartes historiques la forte influence qu’a exercé Y. Öztuna dans certaines représentations de l’empire.

72

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

journal populaire à fort tirage, le sens de la nuance n’est pas de mise. Le discours est

asséné à travers des métaphores facilement assimilables et mémorisables, et répétées ad nauseam. Il est possible de reconnaître l’influence des chroniqueurs dans les propos des

modestes responsables d’associations ou de mosquées, qui se font volontiers l’écho de

ce qu’ils lisent dans Türkiye; c’est du moins ce que la rédaction cherche à faire croire,

car il faut toujours rester conscient du fait que le quotidien nourrit un discours

tautologique, et ne retient pour publication que les propos qui vont dans son sens.

Türkiye ne reflète pas la réalité, autrement plus complexe, mais l’étude de son discours

est intéressante en tant que modeleur d’opinion, relayé ensuite par d’autres vecteurs. La

forte similitude, aisément constatable, entre le discours de Türkiye et celui des orateurs

dans les meetings, des responsables d’associations, des imams nationalistes, peut

donner au lecteur ou à l’auditeur une impression de vérité, puisque les mêmes idées

semblent provenir de sources différentes, et s’étayer entre elles.

L’inventaire des notions les plus importantes de ce discours est relativement

limité, en raison même de son caractère figé. Néanmoins, par l’examen des

circonstances dans lesquelles les propos sont tenus, du public auquel ils sont adressés

(cela peut être un cercle d’universitaires stambouliotes ou un groupe d’ouvriers en

Allemagne), de l’actualité (turque ou mondiale) avec lesquels ils sont en rapport, de la

personnalité des orateurs, on obtient des informations d’une très grande richesse, qui ont

donné lieu à quelques articles et communications, mais dont l’exploitation complète

nécessiterait un travail d’une autre ampleur. Aussi nous contenterons-nous ici de

présenter les clichés les plus courants, en insistant particulièrement sur l’expression de

l’idée de synthèse turco-islamique.

Le discours de Türkiye

La période de dépouillement est caractérisée par une actualité chargée en ce qui

concerne le monde turc; la dissolution de l’URSS et la proclamation des indépendances

ont provoqué une euphorie telle qu’on a vu en la Turquie la future troisième grande

puissance mondiale; mais la guerre entre Arméniens et Azéris, et entre Serbes et

Musulmans, ont favorisé la naissance d’une fièvre obsidionale et la dénonciation d’un

ennemi, l’Occident chrétien, prêt pour une nouvelle croisade et utilisant contre le monde

turc toutes les armes, y compris la subversion, dont la rébellion kurde n’est qu’un

aspect.

Le premier groupe de stéréotypes appartient au thème de la grandeur. L’histoire

est fortement mise à contribution pour alimenter la fierté d’être turc; sa richesse, son

73

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

ancienneté, le large champ couvert, doivent contribuer à redresser l’image des Turcs;

aussi n’est-il pas étonnant de rencontrer fréquemment ce thème dans les allocutions

adressées aux émigrés en Europe occidentale :

“Nos ancêtres ont œuvré depuis 600 ans pour apprendre la vraie religion aux Européens. Ils

sont parvenus aux portes de Vienne, et même jusqu’à Berlin.”

“La nation turque musulmane existe depuis 1300 ans au Turkestan, et depuis 1100 ans en

Anatolie. Nous avons une histoire et une culture très riches 1.”

Comme l’indiquent ces brèves citations, le sens de la grandeur passée s’appuie

très fortement sur une conscience géographique : les domaines couverts par l’histoire

turque sont toujours précisés, et l’émigration actuelle est considérée comme prolongeant

le mouvement bi-millénaire vers l’ouest. Si la présence turque a connu des retraits, elle

a apposé son sceau sur les territoires concernés, sous forme architecturale, mais surtout

sous la forme de l’islam (islâm mührü) :

“Ce sont les Ottomans qui ont apposé le sceau de l’islam sur la Bosnie-Herzégovine, comme

nous le constatons. Actuellement, les Européens cherchent à effacer cette empreinte.”

“Particulièrement en Autriche, à Vienne, il y a des traces ineffaçables de l’histoire des Turcs.

Comme vous le savez, ce sont les Ottomans qui en ont le mérite, et qui ont diffusé et fait vivre le

système des valeurs turco-islamiques.”

“Au temps des Ottomans, tout était turc, de Vienne à la muraille de Chine 2.”

Le thème du sceau est particulièrement d’actualité depuis la guerre en Bosnie,

les orateurs - ainsi que les commentateurs de Türkiye - cherchant à faire en sorte que

tout Turc se sente responsable du maintien de cette présence musulmane en Europe.

Elle est en effet considérée comme le dernier héritage turc en Europe, et sa disparition

serait une catastrophe comparable à la reconquista de l’Andalousie.

Cette idée est indissociable de l’histoire ottomane. Aussi, contrairement au

discours scolaire, celle-ci est-elle fortement valorisée dans le quotidien, notamment

dans la chronique historique de Y. Öztuna. Cela se manifeste notamment par des

1 Respectivement, R. CAN, imam à Dortmund, Türkiye, 28 février 1992; |. ZENGIN, responsable de la DITIB à Dortmund, id., 5 mars 1992.

2 Respectivement, |. KESKIN, responsable de la DITIB à Bremerhaven, s’adressant à des jeunes, Türkiye, 10 octobre 1992; M. ÜNÜGÜL, à l’Association des étudiants turcs de Vienne, id., 25 novembre 1992; texte de présentation d’un reportage intitulé Türkler’e gurbet yok [“Il n’y a pas d’exil pour les Turcs”], id., 26 février 1992.

74

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

commémorations, parmi lesquelles celle de la prise de Constantinople occupe la

première place, chaque 29 mai. Il s’agit d’un thème particulièrement cher au parti

religieux de Necmettin Erbakan, le Refah 1. Mais le cliché le plus courant, en ce qui

concerne l’histoire ottomane, est devenu un aphorisme joliment exprimé : Osmanlı gitti, huzur bitti (“Depuis que les Ottomans sont partis, la tranquillité est finie”). C’est une

idée répétée à satiété, dès que quelque chose va mal dans l’ancienne aire ottomane :

“Les problèmes du Golfe [persique] ont commencé lors du départ des Ottomans.”

“Tous les lieux d’où les Ottomans sont partis sont maintenant le domaine du sang et de la

poudre.”

“Dès que l’Etat ottoman s’est écroulé et que le califat a été supprimé, le monde musulman

s’est trouvé désemparé.”

“Après l’écroulement de l’empire ottoman, la paix a cessé dans l’ensemble des Balkans 2.”

L’idée est encore plus efficace lorsqu’elle est exprimée par un non turc; on la

trouve dans des propos de l’historien tunisien A. Temimi et même de Nur Misuary,

leader du Front de libération moro (Philippines) 3.

Le thème de la grandeur n’appartient pas seulement au passé. L’écroulement de

l’URSS, l’émergence des nouvelles républiques turcophones ont donné le vertige aux

nationalistes, et probablement à une bonne partie de la population. Dès 1990 s’est

diffusée dans Türkiye l’idée d’identité commune avec les “Turcs de l’extérieur”, par le

partage d’une même langue, d’une même culture, d’un même passé, d’une même foi 4.

C’est à la fin de 1991 et au cours de 1992 que s’est diffusé massivement le stéréotype

“de l’Adriatique à la muraille (ou à la mer) de Chine”, carte textuelle qu’on ne trouvait

jusqu’alors que dans les écrits des nationalistes comme ceux d’|. Kafesofilu. On peut

considérer alors que le tabou qui a si longtemps pesé sur l’expression d’un

1 Voir en particulier les déclarations de N. Erbakan dans Türkiye des 30 mai 1991 et 2 juin 1992.2 Respectivement, N. YALÇINTAÒ, à Heusden, Türkiye, 23 janvier 1991; M.K. ÖKE, au Fırat Kültür

Merkezi, Istanbul, id., 31 oct. 1991; N. ÖZFATURA, id., 25 janvier 1992; M. SARAY, historien, symposium sur les Balkans à Edirne, id., 10 mars 1992; propos semblables, au même symposium, tenus par A. KARADENIZ, recteur de l’Université d’Edirne.

3 Türkiye, 10 janvier 1992; 11 décembre 1992. Voir le compte rendu, au plus fort de la crise bosniaque, d’un meeting de la Türk Federasyon qui s’est tenu à la Forum Halle de Ludwigsburg, Türkiye, 18 janvier 1993, p. 19.

4 Les propos les plus caractéristiques sont ceux de Süleyman Demirel, alors premier ministre, tenus en Turquie (Türkiye, 29 février 1992) ou à Tachkent (id., 29 avril 1992) (cf Le Monde, 6 mai 1992).

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

panturquisme culturel est levé 1. C’est que, au cours de cette période, l’avenir semble

prometteur pour la Turquie, et les occurrences du stéréotype Gelecek bizim (“L’avenir

est à nous”) sont innombrables durant la même période de 1991-1992. Chroniqueurs de

Türkiye, ministres, dirigeants de partis nationalistes comme A. TürkeÒ, personnalités du

Foyer des intellectuels, tous sont d’accord avec le président Turgut Özal pour proclamer

sans se lasser que le XXIe siècle sera turco-islamique 2.

Cet enthousiasme est quelque peu retombé en 1993-1994. La vision du monde

turc s’est nuancée; l’image d’un domaine turcophone qui suppliait la Turquie, son

modèle économique et social, son “grand frère”, de l’aider, s’est estompée. Les graves

problèmes du Caucase et de Bosnie sont venus rappeler aux rédacteurs de Türkiye que

l’ennemi reste fort : l’Occident chrétien, constamment vilipendé, planifie toujours une

nouvelle croisade en soutenant les Kurdes et l’Arménie, nouvel Israël, pour prendre à

revers la Turquie, forteresse de l’islam. L’Occident démontre chaque jour son

hypocrisie par des interventions humanitaires. A la vision d’une Turquie, nouvelle

puissance régionale, dont le champ d’action s’étendrait bientôt à l’Eurasie, succède la

dénonciation incessante de l’Occident chrétien tout entier, et dont les agents stipendiés

sont les Grecs, les Kurdes, les Arméniens, les “humanistes”, les missionnaires, les

écoles étrangères en Turquie, en des formules qui doivent beaucoup à Arvasi :

“Le cerveau du nouvel ordre mondial sont le sionisme et l’Angleterre. Son leader, les Etats-

Unis. Leurs principaux auxiliaires, la Fédération de Russie, la Communauté européenne et

l’Union des Eglises chrétiennes. Et leurs pions sont les Serbes, les Arméniens, les Grecs, les

Kurdes séparatistes et d’autres 3.

Face à cet assaut, Türkiye joue, en direction du grand public, le même rôle que

le Foyer des intellectuels. Le journal se fait l’écho fidèle de toutes les voix,

prestigieuses ou modestes, qui appellent à la conservation des vraies valeurs turques,

1 Très nombreuses occurrences dans Türkiye, aussi bien sous la plume des chroniqueurs (A. Kabaklı, 6 décembre 1991; V. Zeydanlı, 27 novembre 1992) que dans les propos d’universitaires (S. ∑ahin, à Schwäbisch Gmünd, 15 juin 1992), et des officiels (S. Demirel; O. Kilerciofilu, ministre d’Etat, lors d’une réception du Foyer des intellectuels en l’honneur du leader criméen Mustafa Cemilofilu, 17 février 1992).

2 Dans les propos de T. Özal, Türkiye, 25 mai 1991, 26 février et 6 juin 1992; d’Alparslan TürkeÒ, 5 mars, 28 mai, 23 septembre 1991; 8 avril, 22 mai 1992. Propos de membres du Foyer des intellectuels : M.K. Öke et M. Erkal à Ludwigsburg (3 janvier 1992), N. YalçıntaÒ (10 octobre 1992). Voir aussi les chroniques de N. Özfatura (14 et 21 décembre 1991, 7 mars et 28 septembre 1992).

3 N. ÖZFATURA, conférence au siège du parti Refah, Istanbul (Türkiye, 30 décembre 1992). Le 4 décembre 1993, Türkiye mettait à contribution l’ancien ministre de l’Education Avni Akyol, qui dénonçait les nouveaux plans de croisade de l’union gréco-arménienne : “Ils veulent exterminer les Turcs et l’islam.”

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

inséparables de l’islam. En cela, Türkiye est un puissant relais de la synthèse turco-

islamique, en rapportant les idées exprimées dans le cadre des organisations

nationalistes (Foyer des intellectuels, Parti nationaliste du mouvement, grandes

fédérations nationalistes d’immigrés en Europe comme la Türk Federasyon) entre

lesquelles existe une nette osmose. Les idées centrales sont la résistance aux idéologies

étrangères 1, la dénonciation des intellectuels qui sont devenus étrangers à la culture

turque 2; ce problème se pose en Turquie, à cause de la télévision 3, mais surtout à

l’étranger, où le danger d’acculturation des jeunes Turcs provoque d’innombrables

appels au repli sur les valeurs nationales et religieuses. La mosquée est considérée

comme un centre culturel national.

“Pour nous protéger des effets des cultures étrangères, vivons dans la religion.”

“Nous sommes dans l’obligation de nous plier aux sources originelles de notre pensée, c’est-

à-dire que nous devons bien connaître l’islam, l’histoire de l’islam et l’histoire récente.”

“Tout musulman doit envoyer ses enfants à la mosquée pour qu’ils apprennent le Coran et la

religion. Sinon, nous perdrons ceux qui sont aujourd’hui nos petits, car ils se retrouveront dans

une culture étrangère.”

“En protégeant notre personnalité nationale, en tirant notre force de notre culture, préparez

l’avenir 4.”

On peut facilement voir dans les écrits des théoriciens de la synthèse turco-

islamique, dans les propos des responsables du Foyer des intellectuels, dans les articles

mêmes de Türkiye ou de périodiques de la même obédience, la source dans laquelle

puisent les modestes orateurs qui s’adressent, en Europe occidentale, à une population

désemparée qui voit ses enfants échapper à l’emprise familiale traditionnelle. Voici un

exemple tout récent, tiré d’une chronique d’Ahmet Kabaklı, qui, par des images

simples, fournit des thèmes de discours ou de prônes tout préparés aux orateurs

nationalistes ou aux imams :

“Considérer qu’il y aurait un froid entre les nationalistes conservateurs et les religieux

(dindar) est faux et absurde. C’est, peut-être, une idée qui correspond au dessein de certaines

1 A. TÜRKEÒ à Giresun (Türkiye, 5 mars 1991), à Wiehl (Türkiye, 22 mai 1991).2 S.H. BOLAY (Foyer des intellectuels, Ankara; Türkiye, 16 février 1991).3 Chronique de N. ÖZFATURA, 12 et 23 décembre 1991.4 Respectivement, S. KARAHOCAGIL, attaché religieux de Nuremberg, (Türkiye, 3 février 1992);

M.S. ÇELEBI, président de l’Union turque-islamique en Europe, à Wuppertal (id., 10 février 1992); H. ATICI, imam de la Fatih Cami, Nurtingen (id., 29 octobre 1992); A. COÒKUN, de l’Union turque-islamique, aux étudiants turcs de Francfort (id., 14 décembre 1992).

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Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

personnes; (...) elle ne s’appuie sur aucune base, sur aucun groupe social, elle n’a jamais eu de

succès dans aucune catégorie de population. Il s’agit de dangereuses simagrées, lancées par les

provocateurs en “pan”. On cherche à diviser la Turquie. On cherche à la diviser entre sunnites et

alévis, on cherche à la diviser entre Turcs et Kurdes, on cherche à aviver d’autres divisions

encore. La nation turque vit dans l’unité. Ceux qui adhèrent [aux idées de division] sont des

traîtres séparatistes d’origine étrangère qui se dressent contre cette nation, ou bien ce sont des

imbéciles utilisés par des groupes aux intentions troubles.

Qu’est-ce qu’un nationaliste ? C’est un homme qui aime sa nation, son histoire, sa religion,

sa langue. On ne peut imaginer un nationaliste qui se tienne éloigné de l’islam. Il est possible,

avec le temps, de rencontrer un ou deux [nationalistes] athées. Moi, je n’en connais pas. Mais ce

sont des fantaisistes. Les nationalistes turcs sont en même temps musulmans; si vous regardez

n’importe où en Turquie, vous constaterez une synthèse entre le nationalisme et l’islam.

Considérez par exemple la mosquée de Sultanahmet 1 : vous y verrez une synthèse parfaite entre

la nation et l’islam. En effet, vous ne verrez une telle mosquée ni au Caire, ni à Téhéran. Cette

[œuvre] est à nous. C’est une interprétation musulmane de la nation turque. C’est la conception,

par notre peuple, de la religion de Mohammed. Cette œuvre architecturale est le résultat de notre

turcité et de notre islamité.

(...)

Puisque la nation turque n’a embrassé aucune autre religion, l’islam se révèle comme la

manière d’être de la nation turque. De la Yakoutie à la Sibérie et à l’Adriatique, la religion des

Turcs est l’islam. Sur les 300 millions de Turcs qu’il y a dans le monde, on compte à peine un

million de chrétiens. On peut compter aussi environ un demi-million de juifs Turcs Khazars. (...)

A part ce million et demi, il n’y a pas de Turc non musulman 2.”

Cette affirmation de l’identité turco-islamique est associée à de vigoureuses

visions géopolitiques, alimentées par les tensions internationales qui ont vu le jour

depuis 1990. Les propos des rédacteurs de Türkiye, ou rapportés par eux, se

caractérisent par une prise de distance par rapport à l’Europe ou à l’Occident. Ces deux

mots désignent toujours un ailleurs dont la Turquie ne fait pas partie : l’Occident chrétien, ensemble hostile sinon ennemi; mais la présence de nombreux Turcs en

Europe occidentale fait de ce territoire une terre de mission, où les musulmans doivent

apposer leur sceau comme les Ottomans l’ont fait dans les Balkans :

“Avec la permission de Dieu ces jeunes seront les porte-drapeau de la religion musulmane.”

1 La célèbre Mosquée Bleue d’Istanbul.2 Ahmet KABAKLI, “Dîni dînime, dili dilime...”, Türkiye, 9 août 1994 (propos d’abord publiés par

Millî Gazete le 25 juin 1994).

78

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

“[Nos ancêtres] ont apposé le sceau de l’islam. Les musulmans de Suisse également, en une

caravane bénéfique, ouvrent sans cesse de nouvelles mosquées 1.”

L’Europe est perçue comme une entité politico-culturelle fondamentalement

antithétique de l’islam. Aussi, l’émergence des nouvelles républiques turques a renforcé

un discours qu’on peut qualifier de “retour vers l’est”, qui réclame l’abandon de la

candidature à l’Europe pour se préparer à exercer un leadership du monde turc et

musulman :

“La Communauté européenne ne nous acceptera pas, et nous, nous n’irons pas à la

Communauté européenne, car il y a un monde musulman qui attend que nous en prenions la

direction. Nous devons nous intéresser au monde turc 2.”

“La question de [l’adhésion à] la Communauté européenne est pour nous, aujourd’hui, un

dossier refermé 3.”

L’écroulement de l’URSS, la redécouverte enthousiasmante des “frères”

turcophones, ont fait naître des rêves géopolitiques parfois étonnants 4. Plus sensément,

de nombreux articles pèsent et soupèsent le poids du monde turco-musulman; le rêve

d’hégémonie, culturelle, économique ou politique, ne se prend peut-être pas trop au

sérieux. Comme l’expliquait |. Kafesofilu, il alimente surtout une autosatisfaction, une

fierté d’appartenir à un ensemble plus vaste, et Türkiye, périodiquement, se complaît

dans l’observation de la peur qu’engendre la puissance musulmane en Occident.

“C’est nous qui tenons la puissance et les potentialités. (...) Aujourd’hui, dans cette mère-

patrie, voici qu’apparaissent de nombreux jeunes Etats turcs. Considérez la carte de ces régions

en y ajoutant la république de Chypre du Nord. (..) Ensuite, ajoutez les pays musulmans à cette

représentation géographique. Et alors, je serais bien étonné si, aux portes de la Communauté

européenne, vous vous attendiez à une bienveillance chrétienne 5 !”

1 Respectivement, ∑. Zengin, imam de la mosquée centrale de Krefeld, Türkiye, 22 décembre 1992; R. Çelebi, du centre culture islamique de Zurich, lors de l’inauguration de la mosquée de Wochlen, id., 21 octobre 1992.

2 M.K. ÖKE, au Fırat Kültür Merkezi d’Istanbul, Türkiye, 31 octobre 1991.3 Propos d’Aydın Menderes (fils d’Adnan Menderes), rapportés par Ayhan SONGAR, id., 28

février 1992.4 Voir notre article “Le rêve du Loup Gris”, Hérodote, 64, 1992, pp. 183-193.5 A. SONGAR, Türkiye, 28 décembre 1991. La carte imaginaire d’Ayhan Songar existe désormais;

elle a été réalisée par le Foyer des intellectuels en janvier 1993, diffusée par Türkiye en octobre de la même année, et, au même moment, incorporée dans certains manuels scolaires (pl. 74).

79

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Si le rêve est en grande partie brisé aujourd’hui, la guerre de Bosnie a continué

d’entretenir un sentiment identitaire musulman enrichi d’une composante ottomane, ce

que ne permettait pas la redécouverte de l’Asie turcophone, qui n’a jamais été dirigée

par Istanbul. Mais la fièvre obsidionale a remplacé le désir de puissance. C’est la

menace d’une seconde Andalousie qui est désormais agitée le plus fréquemment :

“De l’Océan atlantique à la Mer noire, les Etats européens ne laisseront jamais un morceau de

leurs terres à un Etat musulman. Grâce au zèle des chrétiens d’Europe, les musulmans

d’Andalousie, qui avaient vécu en Espagne durant sept siècles, ont été anéantis jusqu’au dernier

individu, ou ont été obligés de s’enfuir.

Grâce à des efforts qui ont duré six siècles, [les Européens] ont réussi à jeter l’empire

ottoman, un des Etats les plus civilisés et les plus humains qui soient, hors de l’Europe, et à le

coincer en Anatolie. Ils n’acceptent pas qu’il nous reste un morceau de terre de 24 000 km2 en

Thrace. Ils sont déterminés à nous en chasser, et même à nous chasser d’Anatolie pour nous

repousser dans l’intérieur de l’Asie.

(...)

Les misères que subissent les musulmans bosniaques découlent de la décision des Européens

de ne laisser vivre aucun musulman entre l’Océan atlantique et la Mer noire 1.”

Le retrait ottoman des Balkans est une plaie encore vive, et nous retrouverons ce

stéréotype, “jeter les Turcs hors des Balkans”, dans les manuels scolaires. L’agitation de

la menace a la même fonction identitaire que le rêve de grandeur; elle est peut-être

même plus efficace, car elle conduit à resserrer les rangs, à raviver les liens

communautaires. Les journalistes de Türkiye en appellent constamment à ce que la

Turquie joue un rôle international dans les crises qui sont à sa porte. Sahip çıkmalıyız (“nous devons nous en occuper”), seyirci kalamayız (“nous ne pouvons rester

spectateurs”) sont les stéréotypes les plus fréquents. Mais, assénés depuis des années

maintenant, sans que l’Etat turc ne bouge, empêtré dans ses problèmes internes, ils

perdent de leur efficacité, et l’opinion publique semble peu encline à se mobiliser pour

l’Azerbaïdjan ou la Bosnie.

On ne peut en conclure à un échec de ce discours; il ne vise probablement pas à

être opératoire, mais il a surtout une fonction interne. Sur ce plan, il est certain que les

Turcs, depuis quelques années, se sont découvert une identité qui dépasse la simple

citoyenneté; beaucoup d’entre eux se sentent appartenir à un monde turco-musulman

dont la Turquie est l’élément le plus peuplé et le plus fort, économiquement et

militairement.

1 H. DELICE, “Kendi dillerinden Batı Avrupa Türkleri”, Türkiye, 18 septembre 1992.

80

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Le discours de Türkiye n’est pas semblable au discours historique scolaire; des

différences importantes sautent aux yeux, comme la faiblesse des références au

kémalisme, et, au contraire, la forte valorisation du passé ottoman. Cependant, il n’est

pas antinomique avec le discours officiel, car il est une autre manière de prôner

l’appartenance à un monde asiatique pour les origines, et au monde musulman pour la

culture. Nous verrons que l’organisation même des manuels scolaires des dix dernières

années est conforme à ces vues, et l’examen des chapitres portant sur la prise de

Constantinople montrera que l’opprobre jeté par le kémalisme sur l’histoire ottomane

est peut-être en passe d’être levé. En somme, Türkiye a une conception du monde qui

est exprimée de manière excessive et agressive, mais qui n’est pas contradictoire avec

ce que l’on apprend à l’école.

B - Le TKAE

Sous une forme plus intellectuelle et universitaire, l’un des principaux éditeurs

relevant de la synthèse turco-islamique est l’Institut de recherches sur la culture turque

(Türk Kültürü AraÒtırma Enstitüsü, TKAE), fondé en 1961. Institution officieuse, elle a

cependant bénéficié, au moins à son début, de l'appui de l'Etat 1, et elle a été déclarée

d'utilité publique en 1968. Ses membres et ses domaines d’activité en font un organisme

para-universitaire. Avec le Foyer des intellectuels et Türkiye, c’est un des vecteurs les

plus importants de la synthèse turco-islamique, et c’est dans ses publications qu’on

trouve le plus facilement les écrits des théoriciens comme |. Kafesofilu. L'objectif de

l’institut est

"la recherche sur l'histoire du monde turc, sa composition ethnique, les dialectes turcs, le

folklore, les arts, les problèmes sociaux et les question religieuses; la géographie, l'économie et

la géopolitique des nations turques, en utilisant des méthodes scientifiques."

Ses 35 membres fondateurs et ses 50 correspondants ont au moins le grade de

docteur, et sont des universitaires ou des personnalités “connues pour leurs publications

scientifiques portant sur le domaine culturel 2.”

1 Cf E. GÜNGÖR, o.c., 1982, p. 111. La publication de certains ouvrages du TKAE par l’imprimerie de l’Université d’Ankara est un bon signe des relations existant entre l’institut et le monde universitaire officiel; par exemple, R. ∑EÒEN, Islâm cofirafyacılarına göre Türkler ve Türk ülkeleri, Ankara, TKAE, Ankara Üniversite Basımevi, 1985.

2 Renseignement figurant au dos de beaucoup des publications du TKAE.

81

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

Le TKAE édite trois revues : Cultura Turcica, à la parution irrégulière, en trois

langues européennes (français, anglais, allemand); le mensuel Türk Kültürü, qui paraît

avec une grande régularité depuis 1961; et Türk Kültürünü AraÒtırmaları, fondée en

1964. A cela s'ajoutent une centaine de livres, d'intérêt et de qualité très variables. Les

sujets abordés touchent toute l'aire turque : Chypre, Kirkouk, Kazan, l'Azerbaïdjan, les

Balkans, le Turkestan, le bassin égéen, et les cultures de Turquie; en outre, l'examen de

la liste de ses publications donne l'impression que l’un des principaux soucis de

l'institut, depuis 1981, a été de vouloir nier l'existence d'une pluralité culturelle en

Anatolie.

Türk Kültürü

C’est la revue-phare du TKAE. Elle fut placée dès le premier numéro sous les

auspices d’|brahim Kafesofilu, qui y a écrit cinquante articles de 1962 à 1984. Elle

produit un discours cohérent, régulièrement, et depuis longtemps, de sorte que sa

conception de la culture, de l’histoire et de la nation turque a eu le temps d’influencer

d’assez larges pans du monde intellectuel turc. L’influence, voire l’autorité que les

collaborateurs de la revue exercent est manifeste dans le domaine de l’histoire officielle,

et nous aurons l’occasion de constater des similitudes entre le discours historique

scolaire et celui de la revue : Jacob Landau y voit “ le meilleur exemple de combinaison

entre le panturquisme modéré et la recherche 1” Aussi constitue-t-elle l’une des sources

principales de ce travail.

Faire une analyse complète de son contenu pendant ses trente ans d’existence

dépasserait le cadre de notre étude, mais on peut dégager rapidement quelques grands

traits permanents. Tout d’abord, les rédacteurs de Türk Kültürü cherchent à maintenir

une filiation au moins apparente avec l’héritage kémaliste, car, chaque année, le numéro

de novembre est consacré au Gazi; on remarque aussi, assez régulièrement, des articles

sur Ziya Gökalp 2. Türk Kültürü réalise partiellement une modeste synthèse entre le

nationalisme pré-kémaliste et sa traduction en idéologie officielle sous Atatürk.

Le contenu proprement dit a un caractère fortement historique; on peut y

reconnaître deux modes d’expression du nationalisme culturel, qui nous sont déjà

familiers et apparaissent aussi dans les manuels scolaires d’histoire. Le premier est une

tendance à l’idéalisation systématique des sociétés turques du passé. Par exemple, les

anciens Turcs sont présentés comme une civilisation urbaine, pour contrarier la vision

de nomades barbares qu’en ont les Occidentaux; ou encore, c’est le système militaire

1 J. LANDAU, Pan-Turkism in Turkey, 1981, p. 158.2 Par exemple, numéros 173, 174, 175 en 1977.

82

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

des Huns qui est présenté comme précurseur des armées modernes 1. Le second mode

d’expression est, comme dans Türkiye, un intérêt constant pour les sociétés turques “de

l’extérieur”. Ce faisant, le TKAE se dégage nettement du kémalisme orthodoxe.

Prenant la succession de K.K. Kop, qu’il a réédité en 1982, le TKAE diffuse

aussi un discours très particulier sur le problème kurde, et Türk Kültürü est mise à

contribution, surtout depuis 1984, soit pour prouver la turcité des Kurdes, soit pour

dénoncer la main de l’étranger dans l’agitation du sud-est. Enfin, Türk Kültürü est une

source importante pour la connaissance du nationalisme turc, puisque, de temps à autre,

paraissent des études sur les revues ou mouvements qui ont existé en Turquie depuis la

mort d’Atatürk 2.

Un texte paru en 1978 illustre les rapports entre la revue Türk Kültürü, c’est-à-

dire le TKAE, et le nationalisme. Intitulé “ Les particularités du nationalisme et des

nationalistes turcs”, il ne comporte aucune référence explicite au kémalisme, mais, au

contraire, accorde une place significative à l’islam. Le texte est conçu comme un

manifeste politique, articulé en vingt points qui sont autant de principes que doit suivre

le nationaliste turc :

“1) La conception de l’Etat : (...) le premier principe du nationaliste turc est de croire en

l’éternité de l’Etat turc.

2) L’amour de la patrie : (...) les nationalistes turcs croient du fond du cœur à l’indivisibilité

de la patrie. (...) Les nationalistes ont une conception élargie de la patrie. La patrie, c’est tout

endroit où se trouvent des Turcs organisés en société. Les nationalistes turcs s’intéressent aux

pays turcs qui sont en dehors de la mère-patrie.

3) L’unité de la nation : le nationalisme pense que la patrie est un tout, et il ne donne aucune

place à l’idée de classe ni à la lutte des classes. [Les nationalistes] considèrent tous les individus

de la nation de la même manière; ils refusent de prendre en considération l’appartenance à une

secte, une région ou une famille. Les nationalistes considèrent la nation turque, à l’intérieur d’un

cadre historique et géographique, comme un tout; ils tiennent pour “Turc” quiconque parle turc,

est attaché à l’Etat et à la culture nationale. L’unité nationale et la concorde (millî birlik ve

beraberlik) sont de grandes valeurs aux yeux des nationalistes turcs.

4) L’attachement à la démocratie : les nationalistes croient en un régime libre de démocratie

parlementaire. Ils sont contre le communisme, le fascisme et toute forme de dictature (...).

5) Le respect des lois et de l’ordre (...).

1 T. ÜNAL, “Eski Türklerde ∑ehir ve ∑ehircilik”, TK, XIV, 135, 1974, pp. 171-178; et |. KAFESOFILU, “Ordu-Millet”, TK, 167, 1976, pp. 648-650.

2 Voir notamment la longue série de F. TEVETOFILU, “Türkçü Dergiler [Les revues turquistes]”, TK, 296 à 311 (1987-1989).

83

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

6) Le populisme (...).

7) L’attachement à la religion : les nationalistes turcs sont attachés, du fond du cœur, à

l’islam et lui vouent un respect profond. Les deux principales bases de la nation étant la langue et

la religion, ils considèrent la religion comme une source indispensable, et s’efforcent de la

mettre à la place qui lui convient. Les nationalistes sont étrangers à toutes formes de

superstitions et d’erreurs, et leur conception de l’islam est un retour aux sources. Les

nationalistes sont respectueux de toutes les valeurs spirituelles religieuses et nationales.

8) L’attachement à la culture nationale (...).

9) L’amour de l’histoire et la conscience historique : les nationalistes turcs sont conscients

d’être détenteurs d’un passé très ancien, un passé de grandeur et d’honneur. Ils sont fiers de leur

histoire, et en tirent force et énergie pour le progrès et de développement.

10) La conscience de la langue : (...) Ils veulent la simplification de la langue, mais rejettent

et combattent fortement son adaptation [sa dénaturation].

11) L’attachement aux traditions et à la töre : les nationalistes sont attachés aux coutumes qui

ont subsisté au cours de l’histoire, à la töre; ils accordent beaucoup d’importance aux coutumes

nationales nées de la synthèse turco-islamique, et s’efforcent de se les approprier et de les

intégrer dans leur vie. Ils s’opposent à l’adoption de coutumes d’origine étrangère et réprouvent

la déculturation (yabancılaÒma).

12) La spiritualité : les nationalistes (...) rejettent les vues matérialistes et toutes les doctrines

et systèmes qui lui sont liés.

13) L’attachement aux racines nationales : les nationalistes turcs s’efforcent de trouver les

voies du progrès et du développement dans les propres sources [de la nation]. Ils rejettent tout

mimétisme. Ils n’ont aucun penchant pour les systèmes, les doctrines ou les régimes qui copient

les autres nations. (...)

14) L’anti-impérialisme (...).

15) La justice sociale (...).

16) La paix sociale et la concorde (...).

17) La modernité (çafidaÒlık) : les nationalistes turcs veulent que [la Turquie] se hisse à un

niveau contemporain. Ils sont pour la science et la civilisation. Ils sont partisans des réformes et

révolutions qui s’imposent pour le progrès et le renouveau, sans toutefois perdre l’identité

nationale.

18) L’idéalisme : (...) l’idéal du nationaliste-musulman est l’apparition d’une “Grande

Turquie”. (...)

19) L’amour de l’armée : les nationalistes turcs (...) ne perdent pas de vue le fait que la nation

turque est une nation en armes (ordu-millet) incomparable.

84

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

20) L’amour de l’indépendance et de la liberté (...) 1.“

Cet article de tête n’est ni introduit ni commenté, ce qui lui donne l’allure d’un

éditorial; il émane d’un universitaire, et est publié non par l’organe d’un mouvement

politique mais par une revue culturelle; ceci peut se comprendre par l’atmosphère

politique dangereuse de l’époque qui a précédé le coup de 1980 2. Certains thèmes

abordés pourraient être kémalistes, notamment tout ce qui se réfère aux valeurs puisées

dans l’histoire, la célébration du parlementarisme, de l’armée, du retour aux vieilles

valeurs turques, qui prend, dans le paragraphe 13, des accents presque maoïstes. Mais le

plus remarquable est la place accordée à l’islam dans la définition du nationalisme

(paragraphe 7) et de l’appartenance à la nation : la définition du “Turc” semble large

(parler turc, être attaché à l’Etat et à la culture nationale, paragraphe 3). Mais le

troisième terme la limite singulièrement puisque la culture nationale est

indissociablement liée à l’islam (paragraphe 7), tandis que le paragraphe 18, propose, de

façon bien ambiguë, une définition très restrictive du nationaliste, qui se conçoit comme

“nationaliste-musulman”; il est même désigné comme “idéaliste” (ülkücü), mot qui

désigne, dans le vocabulaire politique, les militants de la mouvance du parti nationaliste

du mouvement (MHP) d’Alparslan TürkeÒ, et leurs sympathisants, en Turquie et en

Europe; c’est pourquoi, dans le même paragraphe, ce terme est lié à l’expression

“Grande Turquie” qui évoque l’idée d’irrédentisme.

Cette notion est contenue discrètement dans le paragraphe 2, très dense (nous en

avons supprimé des phrases redondantes), implicitement tourné contre le séparatisme

kurde en même temps qu’il expose une définition de la nation dépassant les frontières,

fondée sur l’ethnie, comme c’est le cas en Allemagne. Ce paragraphe est la justification

de l’intérêt et du soutien accordé par les nationalistes aux “Turcs de l’extérieur”. La

parenté entre le texte ci-dessus et le court extrait d’une chronique d’Ahmet Kabaklı

citée plus haut est frappante, alors que seize ans les séparent : il s’agit aujourd’hui d’une

idéologie stabilisée, qui a fixé sa phraséologie et dispose de moyens d’expression bien

définis. Les idées concernant les “Turcs de l’extérieur” renvoient également à certains

passages du rapport adopté en 1986 par l’AKDTYK, c’est-à-dire à un discours para-

étatique.

Türk Kültürü, on le voit, n’est pas seulement une revue culturelle. L’expression

de la synthèse turco-islamique y est bien nette, et se fait même, à l’occasion, dans un

langage dur, proche de celui de l’extrême-droite; elle s’y cantonne généralement dans

1 F.K. TIMURTAÒ, “Milliyetçilik ve Türk Milliyetçililerinin Vasıfları”, TK, 188, 1978, pp. 449-452.

2 S. DIRKS, o.c., pp. 263-283.

85

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

des propos historiques, littéraires ou ethnographiques, mais prend parfois un tour

ouvertement politique, dévoilant des mouvances qui se réclament officiellement du

kémalisme, comme la revue elle-même, mais en sont en réalité bien éloignées.

***

L’examen de sources diversifiées, et particulièrement le dépouillement de

Türkiye, permet de mettre en évidence l’existence d’un réseau au sein duquel se diffuse

le discours de la synthèse turco-islamique. Produit par un club élitiste et par des

universitaires, il est repris, en Turquie même, par d’autres cercles intellectuels dont le

plus important est la Fondation littéraire turque (Türk Edebiyatı Vakfı, TEDEV). En

direction des élites et cadres politico-sociaux des provinces, les thèmes de la synthèse

sont transmis par l’appareil de certains partis nationalistes : le Parti nationaliste du

mouvement (MÇP/MHP) d’Alparslan TürkeÒ joue un rôle important dans cette

diffusion, surtout depuis les élections de mars 1994 qui lui ont permis d’enlever des

villes moyennes ou importantes de l’est anatolien. Vers l’Europe, ce sont certaines

grandes organisations d’immigrés, dépendantes des partis nationalistes, qui servent de

courroie de transmission au discours de la synthèse turco-islamique; les principales sont

la Türk Federasyon, liée directement au parti nationaliste MÇP/MHP; très puissante,

elle contrôle, dans toute l’Europe, des associations de travailleurs turcs; et l’Avrupa Millî GörüÒ TeÒkilâtı (Organisation de la vision nationale), plus proche du parti

religieux Refah 1. Elles invite parfois, pour des meetings, des leaders conservateurs

turcs, ainsi que les dirigeants du Foyer des intellectuels. Le journal Türkiye sert de

porte-parole à ces entreprises 2.

Vers l’est, on observe aussi de nombreux déplacements des dirigeants vers la

Crimée, le Tatarstan et la Bachkirie, l’Ouzbekistan et surtout l’Azerbaïdjan, à l’époque

du président Elçibey, qui avait la sympathie du Foyer. Entre autres initiatives, le Foyer a

organisé un colloque à Kazan en août 1992, sur le thème “Les musulmans et le nouvel

ordre mondial”. Mais l’opération la plus chargée de sens était une commémoration à la

mosquée historique de Bahçesaray, en Crimée, évoquée plus haut 3. Inversement, le

Foyer reçoit fréquemment des personnalités du monde turcophone à Istanbul, comme le

1 Voir le numéro spécial des CEMOTI, L’immigration turque en France et en Allemagne, 13, 1992.

2 Par exemple, Türkiye du 4 octobre 1993 signale la présence de N. YalçıntaÒ, président du Foyer, au congrès de l’AMGT à Anvers, où se seraient réunies 30 000 personnes pour la venue du président du Refah, Necmettin Erbakan.

3 Türkiye, 26 mars 1991.

86

Chapitre trois : Des thèses d’histoire à la synthèse turco-islamique

leader criméen Mustafa Cemilofilu 1, le vieux chef turkestanais |.Y. Alptekin, ou, en

novembre 1992, les recteurs des universités du Khwarezm, du Fergana, de Namagan 2.

La synthèse turco-islamique avait été conçue pour combattre l’influence

marxiste en Turquie. Depuis la disparition de l’URSS et l’indépendance des républiques

turcophones, le Foyer et ses sympathisants ont vu s’ouvrir un nouveau champ d’action,

et cherchent à faire prévaloir l’influence culturelle de la Turquie dans cette aire. L’islam

turc, laïque, est, dans cette optique, un important élément de propagande, face à l’islam

iranien ou saoudien. Les tenants de la synthèse veulent proposer, dans ces régions, la

Turquie comme modèle d’équilibre culturel. Les avis sont partagés sur leur influence

réelle, difficile à mesurer. Mais ils disposent des moyens relativement puissants que

nous avons passés en revue. Par leur bonne implantation en milieu universitaire, ils ont

aussi une influence sur la production du discours scolaire. Nous allons en donner des

exemples, par un rapide examen des auteurs de manuels, avant de procéder à l’étude du

discours lui-même.

1 Türkiye, 17 février et 23 avril 1992.2 Türkiye, 21 nov. 1992.

87

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Chapitre quatre

Qui parle ?Les instances de production du discours

88

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

I - UN APERÇU SUR L’ORGANISATION DE L’ENSEIGNEMENT

Ainsi que nous l’avons exposé dans l’introduction, notre but n’est pas de

retracer l’évolution de l’enseignement de l’histoire dans la république de Turquie. Le

propos des chapitres qui suivront portera avant tout sur le discours historique, tel qu’il

apparaît dans les manuels et les publications académiques. Cependant, il est important

de connaître quelques données concernant l’enseignement de l’histoire en Turquie; elles

permettront de mieux comprendre la portée des leçons analysées ci-après.

A - Le Talim ve Terbiye Kurulu

Il n’est pas nécessaire de revenir sur le processus de création du discours de

l’époque kémaliste. On ne peut trouver meilleur exemple d’une adéquation parfaite

entre la volonté d’un Etat - ou de son dirigeant - et sa traduction dans l’enseignement,

puisque, en l’occurrence, les acteurs, le processus lui-même et la prise en charge de

l’édition et de la diffusion des ouvrages étaient étroitement liés. De 1931 à 1938, ce

n’est pas seulement d’un contrôle de l’Etat sur l’enseignement de l’histoire qu’il

convient de parler; l’histoire fait partie intégrante d’un système global; elle procède

directement du pouvoir, à tous les points de vue : non seulement pour l’enseignement,

mais aussi l’élaboration du discours et la recherche historique elle-même.

Lors de l’avènement de la république, en 1923, la question scolaire a été l’une

des préoccupations prioritaires du pouvoir. L’enseignement était perçu comme le

moyen qui permettrait à la Turquie d’atteindre rapidement un niveau culturel et

scientifique comparable aux pays occidentaux. Le versant populiste du kémalisme,

incarné par ReÒit Galip, accordait une grande importance à l’éducation populaire,

particulièrement dans les campagnes. Le premier ministre de l’Education de la

république fut le jeune et dynamique Mustafa Necati (1923-1926), qui souleva un

immense espoir, une véritable ferveur dans le monde de l’éducation 1. Il fallait réformer

non seulement les programmes, mais aussi les institutions. Le gouvernement invita des

spécialistes étrangers, dont l’américain John Dewey (1859-1952) qui vint en Turquie en

1924 et exerça une forte influence. Il fut suivi par d’autres, comme Kühne (1925) et une

équipe dirigée par E.W. Kamerrer (1933) 2. Dewey préconisait la création d’institutions

annexes au ministère, qui puissent former les bases d’une politique éducative générale

1 Cf |. BAÒGÖZ, H. WILSON, Türkiye Cumhuriyetinde Efiitim ve Atatürk, Ankara, 1968, p. 98. Le ministère s’est appelé Maarif Vekâleti puis Millî Efiitim Bakanlıfiı; de 1985 à 1987, Millî Efiitim Gençlik ve Spor Bakanlıfiı (ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports).

89

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

et immuable, et prendre en charge les problèmes matériels considérables que soulevait

la généralisation de l’enseignement. Ainsi fut créé le “Service de l’enseignement et de

l’éducation” (Talim ve Terbiye Dairesi 1), destiné à

“exercer un contrôle moral (manevi) sur l’Education nationale, car il faut non seulement

préparer les écoles, mais les bases d’une éducation populaire.” (Mustafa Necati 2).

Créé dès le début de la république, le Talim ve Terbiye est une sorte de

ministère dans le ministère, auquel était accordé un pouvoir important. Cependant, il a

perdu rapidement sa fonction morale et intellectuelle, qui devait en faire l’âme du

système éducatif, pour devenir une machine bureaucratique de contrôle, principalement

consacrée à l’organisation des études, des programmes, des questions pédagogiques. Le

Talim ve Terbiye Kurulu, dont l’existence n’a jamais été menacée, a été, de 1924 à nos

jours, le principal facteur de permanence dans le système éducatif turc. Chose très

importante pour notre propos, c’est cette institution qui décide de la conformité des

ouvrages scolaires avec les programmes, et avec l’idéologie de l’Etat :

“Corps de conseil scientifique du ministère, [le Talim ve Terbiye Kurulu] examine les lois

fondamentales, les ordonnances, les directives à préparer par les chambres relevant du ministère;

il propose aux congrès de l’Education nationale les directives concernant l’enseignement et

l’éducation; il réfléchit aux dispositions préparatoires des programmes d’enseignement des

écoles d’enseignement général et professionnel de tous niveaux, de manière à consolider

l’éducation de la nation, et concourt, par ses propositions, à attribuer les postes du ministère; il

fixe les degrés des documents éducatifs; il décide des équivalences avec les écoles privées; au

Conseil d’Etat [DanıÒtay], il fixe les bases de la défense dans les procès concernant

l’enseignement et l’éducation; il planifie et organise l’envoi d’étudiants et d’enseignants dans les

pays étrangers; il représente le ministère dans les commissions interministérielles 3.”

2 |. BAÒGÖZ, H. WILSON, o.c., pp. 133-143. Cf J. DEWEY, Türk Maarif Hakkında Raporu, Istanbul, 1939; KÜHNE, Meslekî Terbiyenin |nkiÒafına Dair Rapor, Istanbul, 1939. On trouvera dans le catalogue de la bibliothèque privée d’Atatürk les références des ouvrages pédagogiques de Dewey traduits en turc (Atatürk’ün Özel Kütüphanesi’nin Katalofiu, notices n° 1331-1334 et 1986.

1 L’institution a porté successivement les noms de heyet (société), daire (chambre) avant de devenir un kurul (corps). Les deux mots, presque synonymes, de talim et terbiye qui le composent sont restés, eux, inchangés aux cours des décennies, malgré leur caractère désuet par rapport au néologisme efiitim.

2 CumhurbaÒkanları, BaÒbakanlar ve Millî Efiitim Bakanlarının Millî Efiitimle |lgili Söylev ve Demeçleri, Ankara, 1946, vol. 1, p. 351, cité par BAÒGÖZ et WILSON, o.c., p. 100.

3 T[ürkiye] C[umhuriyeti] Devlet TeÒkilâtı Rehberi, Ankara, BaÒbakanlık Devlet Matbaası, 1963, p. 148.

90

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Il faut signaler aussi l’existence d’un service des publications qui a plusieurs fois

changé de dénomination 1. Il prend en charge un secteur important de l’édition scolaire;

il s’agit des “livres d’Etat” (Devlet Kitapları), reconnaissables à leur sigle familier qui

porte la marque du ministère, qui est donc aussi un important éditeur 2.

La production directe de manuels scolaires par l’Etat ne s’est pas faite dès le

début de la république; dans les dix premières années, la liberté d’impression était de

règle, quoique assortie d’un contrôle 3; en 1932-1933 encore, l’enseignement primaire

n’est pas touché par le monopole, comme le montrent les ouvrages d’Emin Ali [Çavlı],

important auteur de la période qui précède les thèses d’histoire 4. C’est avec la

publication des nouveaux manuels d’histoire en 1931 qu’a commencé la politique du

livre unique produit par l’Etat. Il était plus aisé, plus efficace et plus rapide de mettre en

œuvre les importants changements concernant la conception de l’histoire en prenant en

charge la diffusion de ces idées par l’Etat; recourir à des éditeurs privés risquait d’être

plus long et, comme on l’a vu, il était important de mettre devant le fait accompli les

participants au congrès d’histoire de 1932. La hâte qui a motivé cette prise en charge

des manuels par l’Etat est une bonne mesure de l’importance accordée à la diffusion

rapide des thèses d’histoire.

Néanmoins, ce contrôle total de l’Etat sur la production des manuels était

circonstanciel, et n’a pas touché immédiatement les manuels du cycle primaire, qui

restent affaire privée, et dont le contenu n’est pas immédiatement conforme aux thèses

d’histoire, malgré le visa de contrôle du Talim ve Terbiye 5. Ce n’est qu’en 1933 que ce

qui est déjà accompli pour l’histoire est systématisé : la production des manuels des

matières ayant un rapport étroit avec l’idéologie devient un monopole d’Etat 6.

L’ensemble des livres qui paraissent alors portent la marque de la Devlet Matbaası qui

deviendra successivement - au gré des flux et reflux de la réforme de la langue - Devlet Basımevi (1938) puis Maarif Matbaası (1939).

1 “Chambre des publications (Yayımlar Dairesi), “Direction des publications” (Yayım Müdürlüfiü) ou “Direction générale des publications et du matériel pédagogique imprimé” (Yayımlar ve Basılı Efiitim Malzemeleri Genel Müdürlüfiü).

2 Ces livres portent la marque Devlet Kitapları ou, dans les années cinquante, Ders Kitapları Türk Limited ∑irketi.

3 Voir par exemple SÜLEYMAN EDIP, |lkmektep Çocuklarına Tarih Dersleri, Istanbul, Kanaat Kütüpansi [sic], 1929; EMIN ALI [ÇAVLı], Umumî Tarih, Istanbul, Kanat Kütüphanesi, 1930; REÒAT EKREM, Muallim AHMET HALIT, En Eski Zamanlardan Bugüne Kadar Türk Tarihi Bilgisi, Istanbul, Muallim Ahmet Halit Kitaphanesi, 1930.

4 EMIN ALI [ÇAVLı], Türk Çocuklarına Tarih Dersleri, Istanbul, Türk Kitapçılıfiı Limitet ∑irketi, 1932-1933.

5 Voir par exemple le manuel de EMIN ALI [ÇAVLı], o.c., 1932-1933.6 BAÒGÖZ et WILSON, o.c., p. 110.

91

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

La question du monopole fut l’objet d’un débat lors du premier congrès de

l’Education nationale (1939), à l’issue duquel il fut décidé d’autoriser le ministère à

prendre en charge les manuels de tous niveaux d’enseignement 1. C’est lors du

quatrième congrès de l’Education nationale, en août 1949, que le ministre Tahsin

Banguofilu annonce la parution d’une loi mettant fin au monopole complet de l’Etat sur

les manuels scolaires 2; la raison invoquée est la croissance rapide des effectifs : 133 000

élèves ont reçu leur diplôme de fin d’études primaires en 1949, contre 18 000 en 1930.

Cette augmentation rapide se répercute très vite sur les collèges : c’est l’époque où

ceux-ci se multiplient dans les kasaba d’Anatolie 3. Il est certain que les éditions de

l’Etat pouvaient difficilement suivre une telle croissance des effectifs : à la même

époque, le ministère ne pouvait tirer le manuel pour écoles primaires de F.R. Unat et K.

Su qu’à 90 000 exemplaires.

De manière générale, de 1924 à nos jours, aucun manuel édité par une maison

privée ne peut être utilisé dans l’école publique turque s’il n’est pourvu de l’imprimatur du Talim ve Terbiye Kurulu. L’autorisation doit figurer sur la page de garde ou la page

de titre; la mention est généralement encadrée, et comporte souvent la date et le numéro

de la décision. Cette autorisation ne vaut pas seulement pour les manuels proprement

dits, mais aussi les atlas historiques ou géographiques. Elle peut être accordée aussi,

comme on l’a vu, à des ouvrages généraux comme ceux des “mille œuvres de base”

(bin temel eser) éditées dans les années soixante par le ministère de l’Education, parmi

lesquelles figure Les problèmes du nationalisme turc d’|brahim Kafesofilu. Elle vaut

également pour les “lycées pour imams et prédicateurs” (|mam-hatip liseleri) contrôlés

par l’Etat.

L’autorisation du Talim ve Terbiye Kurulu représente un enjeu commercial

important pour les maisons d’édition; ces livres scolaires ne s’adressent plus à quelques

dizaines de milliers de jeunes gens, comme dans les années trente; le marché se monte à

plusieurs millions d’élèves, et les éditeurs comme les auteurs ont tout intérêt à se plier

aux exigences officielles. Celles-ci sont strictes; nous en évoquerons des manifestations

visibles sur le plan de l’idéologie kémaliste, et nous verrons que, depuis quelques

années, cette pression est tellement forte que les titres et sous-titres sont identiques dans

tous les manuels, et que le texte de certaines leçons importantes est presque semblable

1 1. Maarif ∑ûrası. 17-29 Temmuz 1939, Istanbul, 1991 [reprint], pp. 139-179.2 D’après B. GÜVENÇ et al. (Türk-|slam Sentezi, Istanbul, 1991, p. 189), T. Banguofilu figure

parmi les fondateurs du Foyer des intellectuels en 1970; toutefois, son nom ne figure pas dans la liste des fondateurs fournie par le Foyer lui-même (Dernefii Ana Tüzüfiü, 1989, pp. 22-25).

3 4. Millî Efiitim ∑urası. 22-31 Afiustos 1949, Istanbul, 1991 [reprint], pp. 11-15. Voir aussi les tableaux sur les effectifs des établissements jusqu’en 1938, dans H.A. YÜCEL, Türkiye’de Orta Öfiretim, Istanbul, 1938, en fin d’ouvrage.

92

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

d’un ouvrage à l’autre. Il s’ensuit une grande uniformité des manuels d’histoire qui

compense le nombre croissant d’éditeurs et d’auteurs.

Le tableau qui suit donne une idée précise de la puissance éditoriale de l’Etat en

matière scolaire : par des éditions multipliées, tirant chaque année à des centaines de

milliers d’exemplaires, l’Etat enlève une forte part de marché au secteur privé,

notamment dans le domaine de l’enseignement primaire, qui touche la population la

plus nombreuse. Toute considération idéologique mise à part, il y a là une garantie de

démocratie, car les prix pratiqués par les Editions de l’Education nationale sont plus

bas. Le tableau permet aussi de concevoir l’écart entre les tirages des années trente et

ceux des dix dernières années; il donne la mesure de la démocratisation de

l’enseignement, et celle de l’impact du discours que nous allons analyser : en 1992, il ne

s’adresse plus aux mêmes catégories sociales qu’en 1931. Enfin, les tirages des éditions

de l’Education nationale sont sans commune mesure avec ceux des nombreuses petites

maisons privées qui se partagent actuellement le reste du marché; le manuel pour

collèges de Kemal Kara (éd. Serhat), par exemple, n’a été tiré qu’à 5000 exemplaires en

1993.

93

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Quelques exemples de tirages de manuels édités par l’Etat

année matière auteur(s) niveau édition tirage

1931 histoire TTTC lycée I 1e 30 000

1931 histoire TTTC lycée II 1e 25 000

1933 histoire TTTC lycée III 2e 10 000

1934 histoire TTTC lycée IV 2e 32 000

1934 histoire TTTC collège I 2e 20 000

1939 histoire TTTC collège III 6e 20 000

1945 histoire Unat-Su primaire IV 5e 90 000

1946 histoire Unat-Su primaire V 4e 85 000

1976 histoire Kafesofilu-

Deliorman

lycée I 1e 400 000

1976 histoire id. lycée II 1e 300 000

1978 religion anonyme primaire 29e 1 400 000

1985 géographie |zbırak lycée II 1e 325 000

1985 histoire AkÒit collège II 1e 625 000

1986 religion ∑ener-KarmıÒ collège I 4e 320 000

1986 religion Tunç collège II 5e 250 000

1986 histoire AkÒit collège II 2e 600 000

1987 religion Bilgin primaire V 6e 650 000

1987 histoire AkÒit collège I 3e 450 000

1987 géographie |zbırak lycée III 3e 150 000

1988 sc. sociales Sanır-AkÒit primaire V 15e 300 000

1989 atatürkçülük Su-Mumcu lycée IV 9e 300 000

1989 sc. sociales Sanır-AkÒit primaire IV 16e 600 000

1990 turc anonyme primaire I 2e 400 000

1992 sc. sociales anonyme primaire V 3e 700 000

1992 sc. sociales anonyme primaire IV 3e 1 000 000

En ce qui concerne les manuels d’histoire, la fin du monopole, en 1949, n’a pas

provoqué un afflux d’éditeurs. A partir des années cinquante, durant la période

“humaniste”, commence le règne presque exclusif de deux auteurs, Niyazi AkÒit et

Emin Oktay, qui ne sera remis en question qu’en 1986. Leurs ouvrages sont publiés par

deux maisons privées et réédités imperturbablement pendant plus de trois décennies 1.

1 Atlas Kitabevi et Remzi Kitabevi. La collection de Emin Oktay a été publiée au moins jusque 1989; celle de Niyazi AkÒit, au moins jusque 1987.

94

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Niyazi AkÒit est en outre l’auteur d’une collection pour collèges qui a, dans les années

quatre-vingt, joui d’un monopole, et a collaboré aux deux volumes pour écoles

primaires les plus diffusés 1; il est l’un des auteurs les plus influents de la période que

nous étudions.

L’explosion éditoriale ne s’est produite qu’à la fin des années quatre-vingt.

Désormais, les collections scolaires se multiplient, avec plus ou moins de bonheur, mais

le sévère contrôle de l’Etat n’a pas permis de véritable diversification.

B - L’organisation du cursus

En Turquie, le cursus des études comprend un enseignement primaire (ilk öfiretim) qui dure cinq années, et un “enseignement moyen” (orta öfiretim) de sept, puis

six années. Celui-ci est dispensé durant deux ans en orta okul (terme que nous

traduirons par “collèges” par analogie aux établissements français), puis pendant quatre

ans en lycée (lise).

Seules les deux dernières années du cycle primaire (ilkokul IV et V) comportent

des cours d’histoire, au sein d’une matière appelée “sciences sociales” qui comprend

aussi la géographie et l’instruction civique. Durant ces deux années, l’enfant doit

assimiler l’ensemble du déroulement de l’histoire, de la préhistoire au vingtième siècle.

Le cycle recommence avec le collège; sa durée a fluctué de trois années à

l’époque d’Atatürk, à deux actuellement; les élèves parcourent à nouveau le

déroulement d’une histoire pluri-millénaire. Le même cycle reprend une troisième fois

au cours des années de lycée, la dernière étant consacrée à l’étude de la révolution et des

principes kémalistes (atatürkçülük). Durant les trois premières années, mais de façon

évidemment bien plus approfondie, les élèves passent en revue l’histoire des Turcs pré-

musulmans, l’histoire de l’Anatolie, l’histoire de l’islam (première année); puis les Etats

turcs musulmans du Moyen-Age et les débuts de l’empire ottoman jusque Mehmet II

(deuxième année); enfin, l’empire ottoman depuis la prise de Constantinople, et

l’histoire du XXe siècle (troisième année). Depuis 1991, cette répartition a été

remplacée par un cycle de deux ans et, dans la pratique, le second volume des manuels

de la dernière génération est en fait une histoire de l’empire ottoman 2.

L’organisation du cursus d’histoire a été plusieurs fois sévèrement critiquée. Il

procédait au départ d’une imitation du système français; lorsque les lycées ont été

1 coll. AKÒIT, Ortaokul I-II, 1985-1987; coll. SANIR-ASAL-AKÒIT, Sosyal Bilgiler, |lkokul IV-V, 1988-1989.

2 Voir collections SÜMER et al., 1992, et DELIORMAN, 1992.

95

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

introduits en 1910, on en a repris non seulement les structures administratives, mais

aussi, en partie, les programmes 1. L’organisation des études en enseignement primaire

et secondaire provient de cette époque, mais l’étalement sur sept années de

l’enseignement secondaire a été subdivisé en trois années d’“école moyenne” et quatre

de lycée (et non quatre et trois comme pour les premier et second cycles français); ce

système était toujours en vigueur sous Atatürk. Mais, dans les lycées français, le

programme d’histoire n’était pas recommencé lors du passage du premier au second

cycle (entre les classes de troisième et de seconde). Au cours du 4e congrès de

l’Education nationale (1949), Emin Ali Çavlı s’est élevé contre les trop grandes

ambitions du programme 2. Malgré tout, le système adopté a prévalu jusqu’à nos jours.

Dans les lycées, un nouveau système a été expérimenté en 1991-1992, le Ders geçme, ders seçme ve kredi sistemi (“système de choix et de passage avec crédit”) qui

permet aux élèves de passer dans la classe supérieure malgré de mauvais résultats dans

certaines matières, en se rattrapant l’année suivante. La rigidité du cursus a été brisée au

profit d’un système plus souple de modules, où les cours peuvent être choisis en partie

“à la carte” 3. Ce système est maintenant dénoncé comme générateur de grandes

difficultés pour les enseignants et les élèves, et sera peut-être rapidement abandonné 4. Il

est à l’origine de la répartition du programme d’histoire sur deux années au lieu de trois,

et de leçons encore plus condensées qu’auparavant 5.

C - Le contenu des programmes : les trois âges des manuels turcs

Lors de l’étude de la genèse des programmes d’histoire mis en place en 1931,

nous n’avons concentré notre attention que sur la partie de l’historiographie qui a été

renouvelée à cette époque; un regard plus synthétique sur l’ensemble du discours des

manuels amène à relativiser un peu la portée des thèses d’histoire. Si l’on se détourne

des chapitres concernant la préhistoire et la protohistoire des Turcs, on réalise que le

changement est moins profond qu’il n’y paraît. En effet, le premier volume de la

collection de la TTTC consacre beaucoup moins de place aux anciens Turcs (78 pages)

qu’à l’histoire de l’islam (105 pages) et surtout à celle de l’antiquité classique (290

1 Orta Öfiretim Kararnamesi du 31 juillet 1910. Cf |. BAÒGÖZ, H. WILSON, Türkiye Cumhuriyetinde Efiitim ve Atatürk, Ankara, 1968, p. 78.

2 4. Millî Efiitim ∑urası. 22-31 Afiustos 1949, pp. 30-31.3 Cf Hasan TAN, “Orta Öfiretimde Ders Geçme, Ders Seçme ve Kredi Sistemi Üzerine”, Efiitim,

I, n° 2, 1992, pp. 118-127.4 Türkiye, 1 juin 1994, p. 15.5 Cf les collections SÜMER et al., 1992-1993, et DELIORMAN, 1992.

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Chapitre quatre : Les instances de production du discours

pages). Le poids des anciens programmes est visible; malgré la force des moyens

consacrés à la “réforme de l’histoire”, une force d’inertie au moins aussi importante fait

de ce premier manuel kémaliste, malgré les apparences, un exposé classique de

l’histoire antique et musulmane : les historiens de 1931 n’ont pas su, ou peut-être pas

voulu, se détacher des habitudes historiographiques héritées, d’une part, du système

éducatif occidental, et d’autre part de l’époque ottomane.

Sur le plan des programmes d’histoire, les années qui suivent la mort d’Atatürk

sont confuses. Une nouvelle édition des manuels a été revue par ∑emseddin Günaltay,

mais ce travail en est resté au premier volume, qui se démarque d’ailleurs très peu des

manuels antérieurs 1. Une nouvelle Histoire en trois volumes a été préparée, à partir de

1942, sous la direction de Arif Müfit Mansel, spécialiste de la Grèce classique; son

travail se voulait un discours historique plus prudent et mesuré, mais, semble-t-il, il a

été très peu utilisé.

Cependant, on sent, à la lecture des rapports des congrès de l’Education

nationale de 1943, 1946 et 1949, qu’il existe, parmi les responsables de l’éducation, de

fortes tensions entre les défenseurs des thèses d’histoire et les partisans d’un

changement, influencés par le mouvement “humaniste”. L’ordre du jour du congrès de

février 1943 est un rempart contre ces derniers; il assigne clairement les limites du

débat :

“[Il faudra examiner] l’enseignement de l’histoire dans le système éducatif turc, du point de

vue des méthodes et des moyens :

a) préparation des livres d’histoire de l’enseignement primaire et secondaire, en prenant

garde aux questions scientifiques et pédagogiques;

b) détermination des textes qui amélioreront les livres d’histoire pour lycées 2.”

Il sera donc seulement question d’améliorer ce qui existe. Le contenu global des

manuels de 1931, toujours en service au moment de ce congrès, ne sera pas remis en

cause par les participants, parmi lesquels figure Sadri Maksudi Arsal. Dans ses

conclusions, la commission de réforme se fait très timide : elle signale simplement “des

erreurs”, sans précision, dans le quatrième volume pour lycées; elle propose,

conformément à l’ordre du jour, des améliorations comme l’ajout de tableaux

synchronoptiques et chronologiques, pour permettre aux élèves de mieux situer les

époques de l’histoire culturelle mondiale; elle préconise la confection et l’emploi d’atlas

historiques; d’abaques pour faciliter la conversion du calendrier musulman en calendrier

1 Cf D. AVCIOFILU, Türklerin Tarihi, vol. I, 1979, p. 23; et B. ERSANLI-BEHAR, |ktidar ve Tarih, Istanbul, 1992, pp. 108-109.

2 2. Maarif ∑urası, 1943, p. xiii.

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Chapitre quatre : Les instances de production du discours

chrétien, et la création de collections d’images. La commission propose également

l’introduction de cours d’histoire dès la troisième année d’école primaire, et préconise

l’augmentation des heures de cours d’histoire en lycée 1. Par ailleurs, de longs débats

opposent S.M. Arsal à ses collègues, à propos du caractère événementiel (vakacılık) des

cours d’histoire.

L’intervention du ministre de l’Education, Hasan Ali Yücel, n’encourage pas la

réforme :

“Notre objectif doit être de voir l’histoire avec notre propre optique, de comprendre l’histoire

mondiale avec nos propres conceptions. Car, malgré toutes sortes de propos objectifs, les savants

et les historiens impartiaux des autres pays n’ont pas pu voir les événements historiques avec

objectivité 2.”

Selon ce point de vue officiel, qui reste conforme au kémalisme, le monde entier

se trompe en matière historique, et l’histoire doit être vue à la lumière de la turcité.

C’est un rappel nécessaire, car, dès la mort d’Atatürk, des pressions se sont faites dans

le sens d’une occidentalisation de l’historiographie, d’un retour aux conceptions

classiques, conformément à la tendance “humaniste”, qui se manifeste dès 1938-1939,

époque à laquelle il avait été question de combler le vide laissé par le rejet de l’arabe et

du persan par le latin et le grec ancien 3.

La tension se poursuit durant toute la décennie, peut-être ravivée par l’abandon

du système du parti unique (1945) et la perspective d’une défaite électorale du CHP.

Lors du quatrième congrès de 1949, des prises de positions très vives se font en faveur

du maintien de la conception kémaliste de l’histoire, comme celle d’Enver Ziya Karal,

professeur à la Faculté des langues et d'histoire-géographie d’Ankara; les thèses

d’histoire, dit-il, sont une prolongation, un accomplissement du combat de 1921-1922

pour la libération nationale :

“L’aspect le plus critiqué de nos thèses d’histoire est le fait qu’elles donnent une origine

centre-asiatique à beaucoup de nations. (...) Il n’y a pas de mensonges dans nos thèses d’histoire.

En revanche, il y a de fausses informations délivrées par ceux qui critiquent ces thèses

(applaudissements) 4.”

1 id., pp. 199-264, particulièrement pp. 201-205.2 id., p. 238.3 Cf A. YUVALI, “Cumhuriyet Döneminde Tarih Öfiretimi”, TK, XXV, 291, 1987, pp. 389-397.

Avant la république, il y avait par exemple, une heure hebdomadaire de persan et deux heures d’arabe dans les collèges (orta mektep), et respectivement une heure et trois heures dans les écoles Sultâni (yeni medrese) (H.A. YÜCEL, Türkiye’de Otrta Öfiretim, Istanbul, 1938, pp. 166 et 170).

4 4. Millî Efiitim ∑urası, 1949, pp. 91-92.

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Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Ces propos tenus en 1949, près de vingt ans après la “réforme de l’histoire”,

montrent que les thèses d’histoire, quoiqu’on dise, s’inscrivent dans une durée assez

longue pour s’imprimer dans les esprits des élèves et étudiants. Pourtant, c’est à partir

de 1947 que sont préparés, dans un tout autre état d’esprit, les manuels d’inspiration

“humaniste” qui vont accorder une grande place à l’“histoire générale”, c’est-à-dire

celle de l’Occident. De 1950 à 1960, le Parti démocrate, pro-occidental (quoique anti-

laïque), est au pouvoir. On estime alors que, pour se rapprocher de l’Ouest, il vaut

mieux apprendre aussi son histoire. Ce souhait rejoint les aspirations de tous ceux qui

rejettent la conception asiatique, ethnique, de l’histoire turque, et qui perçoivent celle-ci

comme avant tout anatolienne, méditerranéenne. C’est le cas de Sebahattin Eyubofilu,

écrivain et inspecteur de l’Education nationale, qui participe aux congrès de 1943 et

1946, et dont nous tenterons ultérieurement d’évaluer l’influence sur le discours

historique 1.

C’est une autre période qui s’ouvre dans l’enseignement de l’histoire; les

manuels confectionnés à cette époque consacrent un volume entier à l’Antiquité

classique. Ils sont dus à Niyazi AkÒit (professeur à l’Institut de l’enseignement

d’Istanbul), et Emin Oktay. C’est une réaction spectaculaire; sur les 762 pages que

totalisent les trois volumes de N. AkÒit, moins de trois cents concernent l’histoire des

Turcs 2.

Enfin, la réaction à l’“humanisme”, qui a hâté l’émergence de la synthèse turco-

islamique, s’est concrétisée en 1976 dans le domaine de l’édition scolaire, avec les

manuels d’|brahim Kafesofilu; ses deux volumes sont très “turquistes”, mais plus dans

le sens des idées de “culture nationale” examinées précédemment, que dans celles des

thèses d’histoire, qui sont en partie abandonnées; ils consacrent l’introduction de la

synthèse turco-islamique dans l’enseignement. C’est Rıza KardaÒ, le directeur de Talim ve Terbiye Kurulu lui-même, qui honore l’ouvrage d’un avant-propos dans lequel il

salue l’orientation nationale du récit historique :

“Ce manuel, et la série qui suivra, est conçu dans le but de faire coïncider notre enseignement

tel que le conçoivent les objectifs de notre loi-cadre (temel kanunu) de l’Education nationale

avec l’identité “nationale”, cela dans une acception totale de son objet, et sans aucune

concession à l’idée d’une décadence de la Turquie; son contenu prépare le terrain à l’expression

de nos propres réalités.

1 Cf chapitre 11, III.2 Fait signalé et discuté au cours du VIe congrès d’histoire, en novembre 1961; cf l’intervention

de Bedii N. ∑EHSUVAROFILU, “Tarih öfiretimi”, VI. Türk Tarih Kongresi, Ankara, TTK Basımevi, 1967, pp. 615 sq.

99

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Ce livre pour lycées est un livre d’histoire écrit pour la première fois à partir de sources de

première main et comporte bibliographie adaptée au sujet; il permettra à tout jeune enfant turc

d’acquérir une pleine conscience historique nationale; de faire connaître la mission et les choix

élevés de la nation turque au long des siècles, et ses particularités frappantes; de donner tout son

poids non seulement à l’histoire politique, mais à celle de la civilisation et de la culture; de faire

réfléchir à ce qu’a été la société turque; d’éclairer le présent et l’avenir des Turcs; on y trouvera

des orientations pour enseigner une histoire qui touche au but par un retour à notre histoire

nationale 1.”

Ces manuels ne seront, en principe, usités que jusqu’en 1978, sans que les

auteurs aient la possibilité de faire un volume pour la troisième année. Sur les cinq cents

pages que comptent les deux volumes, plus de trois cents sont consacrées aux Turcs

(époque pré-musulmane et Etats turcs musulmans du Moyen-Age). Cependant, l’excès

est moins flagrant que dans le sens “humaniste”, puisqu’il subsiste tout de même des

chapitres importants sur l’Antiquité classique, l’histoire de l’islam et le Moyen-Age

européen.

Suite au coup d’Etat de 1980 et par décision ministérielle d’octobre 1982, un

nouveau programme voit le jour en 1983 et réoriente les études d’histoire dans un sens

nettement turquiste et musulman : c’est le début d’une influence durable, désormais, de

la synthèse turco-islamique; le programme de 1983 a été modifié en 1993, sans remise

en cause fondamentale de ce qui existait 2.

En somme, les changements survenus de 1938 à 1983 proviennent d’une longue

hésitation sur le poids respectif de trois passés auxquels les Turcs accordent une

importance variable en fonction de leurs appartenances politiques et culturelles. Il s’agit

du passé ethnique turc asiatique, dont nous avons étudié l’émergence dans le discours

historique, et qui correspond au premier âge des manuels étudiés, ceux de la TTTC; du

passé de la Méditerranée orientale et du Proche-Orient, éventuellement corrigé dans un

sens plus turquiste par la valorisation des civilisations proprement anatoliennes

(Hittites, Ourartéens); c’est le passé qui a la faveur des manuels “humanistes” du second

âge (1950-1985); enfin, le passé musulman, arabe, turc et ottoman, caractérise le

troisième âge des manuels, depuis 1976 et surtout 1986.

Les fluctuations intervenues dans le contenu des programmes d’histoire au cours

de ces soixante années peuvent être résumées par des tableaux; le premier permet de

1 C’est nous qui soulignons. Avant-propos à KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 11.2 Décision n° 109 du Talim ve Terbiye Dairesi BaÒkanlıfiı, Millî Efiitim Bakanlıfiı Teblifiler

Dergisi, n° 2146, 8 juillet 1983; décision n° 246 du Talim ve Terbiye Kurulu, Millî Efiitim Bakanlıfiı Teblifiler Dergisi, n° 2381, 26 avril 1993.

00

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

comparer le nombre de pages consacrées à chacun des trois passés. Les chiffres du

second expriment, en %, les rapports de chacun avec les autres :

01

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Place accordée (en nombre de pages) aux “trois passés” dans les manuels d’histoire 1

Collection nb de pages : l’Antiquité classique

nb de pages :les anciens Turcs

nb de pages : l’islam arabe

TTTC 1931 290 78 105AkÒit-Oktay, s.d. 235 22 69Kafesofilu-D. 1976 57 152 27Sümer-Turhal 1986 69 83 49Köymen et al. 1989 58 89 58Ufiurlu-B. 1990 98 65 57Merçil 1990 65 93 59Yıldız et al. 1991 85 77 57Mumcu 1991 58 46 43∑ahin 1992 50 50 29Deliorman 1992 42 59 39Sümer et al. 1992 48 66 36

Place accordée aux “trois passés” : ratiosCollection Antiquité

classique / anciens Turcsantiquité

classique. / islam arabeanciens

Turcs / islam arabeTTTC 1931 372 % 276 % 72 %AkÒit-Oktay, s.d. 1068 % 340 % 32 %Kafesofilu-D. 1976 37 % 211 % 562 %Sümer-Turhal 1986 83 % 140 % 169 %Köymen et al. 1989 65 % 100 % 153 %Ufiurlu-B. 1990 150 % 171 % 114 %Merçil 1990 70 % 110 % 157 %Yıldız et al. 1991 110 % 149 % 135 %Mumcu 1991 126 % 135 % 107 %∑ahin 1992 100 % 172 % 172 %Deliorman 1992 71 % 107 % 151 %Sümer et al. 1992 73 % 133 % 183 %

Ces chiffres font bien apparaître l’évolution des manuels, et les partis pris par les

collections à diverses époques. Si le manuel d’AkÒit et d’Oktay se singularise nettement,

la principale surprise provient du manuel de 1931, celui des thèses d’histoire et en

principe le plus “turquiste” : c’est lui qui consacre le plus de pages à la fois à l’Antiquité

classique et à l’islam classique; il est vrai qu’il s’agit d’un ouvrage particulièrement

volumineux (1500 pages), et les auteurs pouvaient se permettre de ne pas choisir entre

les trois passés. Néanmoins, le passé ethnique turc, au regard de l’Antiquité classique,

est presque quatre fois moins développé. Malgré l’accent imprimé par les thèses

d’histoire, le modèle de manuel de 1931 permettait une évolution dans n’importe quelle

direction.

1 “Antiquité classique” : chapitres sur les anciennes civilisations chinoise, indienne, mésopotamiennes, anatoliennes, persane, égéennes et romaine; la colonne “anciens Turcs” exclut les Etats turcs musulmans; la troisième ne tient compte que de l’histoire classique de l’islam (Révélation, vie de Mohammed, les quatre califes, la conquête).

02

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Ceci considéré, on s’étonne un peu moins de la place prépondérante de

l’Antiquité classique dans le manuel d’AkÒit et d’Oktay. Mais les deux premières lignes

du second tableau soulignent très clairement le choix “humaniste” : l’Antiquité

classique prend dix fois plus de pages que les anciens Turcs, et trois fois plus que

l’islam. Le sacrifice notable de ce dernier passé est un nouveau paradoxe puisque

l’époque 1950-1960 correspond à un net recul de la laïcité en Turquie 1; les manuels de

type “humaniste” ne pouvaient que mécontenter de larges pans de l’opinion : les

religieux, les nationalistes de droite, les kémalistes turquistes. La réaction qui s’exprime

dans le manuel de Kafesofilu marginalise encore plus l’histoire de l’islam classique, et

la place accordée aux Etats turcs musulmans (150 pages), au contraire, souligne

l’appartenance des auteurs et de leur livre à l’obédience de la synthèse turco-islamique.

On observe par la suite des fluctuations plus faibles, avec un retour du turquisme

dans les collections dirigées par F. Sümer, M.A. Köymen ou E. Merçil. Après une brève

période de relatif équilibre, le turquisme l’emporte encore dans les ouvrages les plus

récents, qui sont des rééditions assez peu modifiées de ceux de 1976 et de 1986.

On doit souligner encore qu’à partir de 1976 et surtout 1986, l’histoire de l’islam

classique est toujours en retrait par rapport aux deux autres passés. Mais une telle prise

en compte de l’espace accordé aux différents passés ne doit pas trop faire illusion : la

diminution de l’islam classique n’est pas dû à un esprit laïcisant, et nous verrons dans

l’étude du discours que les auteurs de manuels, au contraire, observent de moins en

moins de distance par rapport à la religion. Malgré le recul apparent que montre le

tableau, c’est bien la laïcité qui régresse dans le discours.

Ces observations montrent les limites d’une étude quantitative. Dans certains

articles, Salih Özbaran étudie l’évolution des manuels d’histoire à partir de telles

données 2. A notre sens, cette approche ne suffit pas, et nous verrons par de multiples

exemples que certaines phrases concises, certains brefs paragraphes peuvent avoir

beaucoup plus de portée et de sens que de longues pages consacrées à des récits

événementiels.

Il est certain que les manuels de N. AkÒit et d’E. Oktay constituent une

exception notable; consacrer un volume entier à l’Antiquité classique, au lieu de

quelques dizaines de pages, révèle des choix historiographiques radicalement différents.

Néanmoins, nous estimons qu’il convient toujours de relativiser l’étude quantitative par

1 Chose inouïe, le manuel d’AkÒit-Oktay comporte la reproduction d’un tableau représentant le Christ en croix, sur une demi-page (AKÒIT-OKTAY, Lise I, s.d., p. 224); ce cas d’iconographie ne s’est pas reproduit dans d’autres manuels, à notre connaissance.

2 Voir en particulier “Liselerde |zlenen Tarih Kitapları”, in S. ÖZBARAN, Tarih ve Öfiretimi, Istanbul, 1992, pp. 184-204.

03

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

un examen approfondi du discours. Si l’on considère par exemple les leçons sur les

anciens Turcs, le manuel d’AkÒit et Oktay, avec 22 pages, est, en un sens, aussi

“turquiste” que celui de Kafesofilu et Deliorman avec 152 pages. En effet, le premier

comporte la fameuse carte des migrations du néolithique, avec les flèches symbolisant

la diffusion des Turcs et leur rôle dans la civilisation mondiale; le second a rompu avec

cette conception très kémaliste de l’histoire turque. Sur le plan de l’efficacité du

discours, nous gageons que le court chapitre d’AkÒit et Oktay, agrémenté d’une carte si

claire qu’elle peut facilement frapper les esprits, est plus facile à assimiler, et

probablement plus marquant que les 152 pages de Kafesofilu et Deliorman, au cartes

plus embrouillées, au discours complexe, sinon confus, à la limite de ce qui est

compréhensible par des jeunes gens.

Ce qui donne du poids aux manuels d’AkÒit et d’Oktay est leur longévité

exceptionnelle, puisque, conçus dans les années cinquante, ils ont été réédités jusqu’à la

fin des années quatre-vingt. Ils ont la particularité d’irriter les nationalistes et les

partisans de la synthèse turco-islamique. Pourtant, nous estimons que la grande place

accordée à l’Antiquité classique n’en fait pas des manuels beaucoup moins nationalistes

que d’autres. Autant que notre analyse permette d’en juger, et mis à part les longs

chapitres sur l’Antiquité gréco-romaine, le discours n’y est pas fondamentalement

différent de celui d’autres ouvrages. Les conclusions des thèses d’histoire y sont

implicitement admises 1. La caractéristique la plus importante est l’absence

d’idéalisation des sociétés turques de la haute Asie, contrairement à ce qui s’est fait par

la suite. Mais, en ce qui concerne tout le reste, c’est-à-dire l’histoire de l’islam, des

Etats turcs musulmans, et de l’empire ottoman, on ne constate pas de différence

significative.

Sur le plan cartographique, les manuels de la période “humaniste” s’inscrivent

également dans une continuité. Certes, les cartes de l’Antiquité classique y sont plus

nombreuses, et quelques-unes sont des modèles uniques dans le corpus; mais beaucoup

d’autres imitent celles des manuels de 1931, et sont elles-mêmes imitées par les auteurs

postérieurs. Il faut donc relativiser la particularité de ces manuels de l’époque

“humaniste”. Ils sont différents des autres, mais pas assez pour avoir vraiment modifié

l’historiographie scolaire. Simplement, dans notre analyse, leur longévité d’emploi pose

un problème méthodologique; chaque fois qu’il sera question de ces ouvrages, il faudra

bien avoir à l’esprit qu’ils ont eu le temps d’exercer leur influence.

1 AKÒIT-OKTAY, Lise I, s.d., p. 5.

04

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

II - LES AUTEURS

Les quelques informations rassemblées sur certains auteurs seront utiles pour

montrer que le discours scolaire procède d’une grande perméabilité entre divers

milieux. Au premier chef, le milieu universitaire, toujours producteur d’une version

vulgarisée de son discours, lui confère son autorité intellectuelle et sert de garant

scientifique. Une autre catégorie d’auteurs est constituée par des personnes exerçant des

responsabilités dans le monde de l’éducation; ce sont souvent des “hommes de terrain”,

ex-enseignants ayant parfois gravi divers échelons de la hiérarchie. Il est fréquent aussi

que des auteurs appartiennent à l’un des deux groupes précédents et participent, à un

niveau élevé, au fonctionnement des grandes institutions culturelles officielles

(l’AKDTYK) ou semi-officielles (le TKAE), également productrices d’un discours

académique dont l’influence sur les manuels est souvent visible. Enfin, il existe des

“passerelles” entre les lieux d’expression officiels de l’intelligentsia et des instances

privées, liées à des courants idéologiques qui ne participent pas du kémalisme, comme

le Foyer des intellectuels et le quotidien Türkiye. Nous ne reviendrons pas sur le cas d’|

brahim Kafesofilu qui est l’exemple-type de ces hommes que leurs activités placent au

croisement de l’Université, du monde de l’éducation, des organismes culturels et de

l’expression politique.

D’après les renseignements que nous avons pu rassembler sur une partie des

auteurs de manuels, il semble qu’au cours de l’époque qui suit l’ère du parti unique

(après 1945), les auteurs aient été choisis parmi des “hommes de terrain”, membres du

corps enseignant ou de la hiérarchie du système éducatif. Lors de la période suivante (à

partir de 1976 et surtout 1986), les personnalités qui dirigent des collections sont plutôt

des universitaires.

A - Le monde de l’Education

L’archétype de la première catégorie d’auteurs est fourni par Emin Ali [Çavlı],

dont nous n’utiliserons les ouvrages qu’à titre de comparaison, car ils ont été publiés

avant le triomphe des vues kémalistes. Il est une personnalité notable du monde de

l’éducation, bien qu’il ne soit que professeur de lycée 1. Ses interventions lors des

congrès de l’Education sont parfois fort longues et quelque peu impertinentes par

1 Au Pertevniyal Lisesi d’Istanbul, puis au lycée de filles de Beyofilu dans la même ville; cf les

comptes rendus des 2e (1943) et 4e (1949) congrès de l’Education, liste des participants.

05

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

rapport aux grandes options du pouvoir culturel 1. On conçoit, à leur lecture, qu’il ait été

mis à l’écart lors de la conception des thèses d’histoire et durant la période suivante.

L’influence de Niyazi AKÒIT et Emin OKTAY sur des générations d’élèves, est

inversement proportionnelle à leur notoriété. Il est difficile de collecter des

renseignements sur ces deux auteurs. Niyazi AkÒit a participé à plusieurs congrès de

l’Education nationale (1949, 1953 et 1962), en tant que professeur à l’Institut

d’enseignement d’Istanbul, puis directeur de l’Ecole supérieure de l’enseignement

(Yüksek Öfiretmen Okulu); son influence s’exerce non seulement par ses manuels, mais

directement, sur ses propres étudiants.

Avec Kâmil Su et Faik ReÒit Unat, on voit arriver des auteurs dont l’autorité

s’exerce sur les plans pédagogique et bureaucratique. Tous deux sont d’importantes

personnalités de la machine administrative. Kâmil SU, d’abord enseignant, était

inspecteur au début des années quarante; il participe au quatrième congrès de

l’Education (1949) en tant que directeur des publications du ministère, et au moment du

cinquième (1953) il est membre du Talim ve Terbiye Kurulu et, à ce titre, peut exercer

un pouvoir direct sur l’édition scolaire. Il occupe ensuite diverses fonction comme

inspecteur général, puis bakanlık baÒmüfettiÒi, inspecteur principal du ministère 2. Outre

des manuels pour écoles primaires, il a réalisé en 1968 un atlas historique illustré, au

style très enfantin, dont nous commenterons quelques pages dans les chapitres

concernant le corpus des cartes historiques.

Faik ReÒit UNAT est une personnalité plus importante encore 3 : directeur des

publications du ministère pendant une longue période (1926-1941), il a été l’un des

membres fondateurs du Türk Dil Kurumu en 1932, membre du Türk Cofirafya Kurumu,

vice-président du TTK (1962); il a fait partie du comité d’édition de la Türk Ansiklopedisi dont il a rédigé plusieurs articles. Membre du Talim ve Terbiye Kurulu dans les années quarante, il est secrétaire général des congrès de l’Enseignement de

1939 et de 1943. Comme Niyazi AkÒit, il est également professeur dans un institut de

formation des maîtres, le Gazi Efiitim Enstitüsü d’Ankara. Il est l’auteur, avec K. Su, de

manuels pour l’école primaire (1945-1946); surtout, il est auteur de cartes murales et

d’un atlas historique intéressant pour ses qualités pédagogiques, très diffusé, et dont

nous tiendrons compte pour l’analyse du corpus des cartes historiques scolaires.

1 Par exemple, il est de ceux qui demandent à ce que le mot ırk soit retiré du rapport du congrès de 1949, car une nation ne se bâtit pas sur une race; cf IV. Millî Efiitim ∑ûrası (22-31 afiustos 1949), Istanbul, 1991 [reprint], p. 81.

2 Cf les comptes rendus des 2e, 3e, 4e, 5e, 7e et 8e congrès de l’Education, listes des participants.

3 Cf M. GÖKMAN, “Faik ReÒit Unat (1899-1964)”, Belleten, XXVIII, 111, pp. 506-523 [article reproduit dans l’ouvrage de F. ÇOKER, Türk Tarih Kurumu, pp. 452-468].

06

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Ferruh SANIR, enfin, était directeur général de l’enseignement primaire dans les

années cinquante 1, et auteur, en collaboration avec N. AkÒit et T. Asal, d’un manuel de

“sciences sociales” pour écoles primaires qui a bénéficié d’une situation de monopole

dans les années quatre-vingt.

Toutes ces personnalités incarnent un âge de l’historiographie scolaire turque. Il

s’agit d’auteurs qui ont une pratique pédagogique, une responsabilité parfois importante

dans les rouages du système éducatif, comme F. Sanır, F.R. Unat et K. Su, membres du

Talim ve Terbiye Kurulu, et font partie du pouvoir de décision en ce qui concerne

l’édition. Enfin, F.R. Unat et Niyazi AkÒit ont pendant longtemps formé des maîtres, et

leur influence s’est donc exercée sur plusieurs plans. On aura remarqué aussi que ces

auteurs, dont les carrières sont assez semblables, forment presque une équipe, puisque

Unat a travaillé avec Su, AkÒit avec Sanır et avec Oktay, et qu’ils ne se sont pas

cantonnés dans un genre précis : AkÒit a écrit pour tous les niveaux scolaires, Su et Unat

sont aussi auteurs d’atlas tandis qu’Oktay, dont les leçons ne tranchent pas par rapport

aux autres, est l’auteur de certaines des cartes les plus remarquables sur le plan

pédagogique.

B - Les universitaires

La grande cohérence observée pour les auteurs de la période 1945-1980 a son

équivalent pour les collections scolaires parues autour de 1990. Cependant, il ne s’agit

plus de professionnels de l’éducation, mais d’universitaires, tout au moins en ce qui

concerne les directeurs des collections examinées; ils ont pour autre point commun

d’être des spécialistes du monde turc médiéval, et sont tournés vers l’Anatolie et le

plateau iranien, aires et période qui correspondent exactement avec ce que les tenants de

la synthèse turco-islamique considèrent comme la période de réalisation de la synthèse.

Il s’agit peut-être d’une coïncidence, mais elle doit être relevée et ne peut manquer

d’avoir des effets sur la conception générale de l’histoire en Turquie. Cette série

d’auteurs commence en 1976 avec |brahim Kafesofilu, spécialiste des Seldjoukides aux

XIe et XIIe siècle.

Mehmet Altan KÖYMEN, sur le plan universitaire, est l’un des continuateurs de

Kafesofilu. Né en 1916, il a fait ses études à la Faculté de langues et d’histoire-

géographie d’Ankara; sa thèse porte, comme celle de Kafesofilu, sur l’histoire des

Seldjoukides. Professeur d’Université, président du département d’histoire de la faculté

d’Ankara, il a exercé la fonction de vice-président de la Fondation culturelle du

1 Comptes rendus des 4e, 5e et 6e congrès de l’Education, listes des participants.

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Chapitre quatre : Les instances de production du discours

ministère de la Culture et du Tourisme, et a présidé la commission des “mille œuvres de

base” éditées dans les années 1970 en coopération avec l’Education nationale 1. Il est

placé au sommet du pouvoir culturel; nous verrons qu’il représente l’histoire officielle,

en ce qu’il intervient de temps à autres à la télévision de l’Etat pour y lire des textes

commémoratifs 2. La collection pour lycées publiée sous sa direction est parue en 1990

et, vu la personnalité de M.A. Köymen, peut être pleinement considérée comme une

expression officielle de l’histoire.

Faruk SÜMER, né en 1924, est lui aussi un spécialiste de l’Anatolie orientale au

Moyen-Age et au XVIe siècle 3, et a présidé, comme M.A. Köymen, le département

d’histoire médiévale à la Faculté des langues et d’histoire-géographie d’Ankara. Il a

supervisé deux collections d’ouvrages scolaires. La première, en 1986, revêtait une

importance particulière puisqu’elle remplaçait les immuables manuels des collections

de Niyazi AkÒit et Emin Oktay. Elle concrétisait l’orientation très turquiste des

nouveaux programmes de 1983. Ces manuels étaient conformes à l’esprit qui prévalait

après le coup d’Etat de 1980, et fortement empreints de nationalisme. La seconde

collection a été publiée en 1992-1993 pour adapter la première au “système de crédit”;

les textes des leçons, ainsi que la cartographie, sont peu différents de ceux de 1986.

Erdofian MERÇIL a également dirigé une collection pour les lycées, parue la

même année. Né en 1938, il appartient à une génération qui n’a pas vécu l’épisode des

thèses d’histoire. Il est, comme M.A. Köymen, un spécialiste du Moyen-Age turc et

particulièrement des Seldjoukides. Son Histoire des Etats turcs musulmans a été publiée

par le TTK 4. Il est vice-doyen de la Faculté des lettres d’Istanbul, président du

département d’histoire médiévale et membre du comité directeur de l’Université

d’Istanbul. Nous avons en Erdofian Merçil un autre représentant du pouvoir culturel,

très versé sur l’histoire turque médiévale, c’est-à-dire ce qu’on appelle dans les manuels

scolaires “les premiers Etats turcs musulmans”, qui forment le fondement de

l’argumentaire historique de la synthèse turco-islamique.

Ahmet MUMCU, directeur également d’une collection pour lycées (1990-1991),

est de la même génération qu’E. Merçil. Juriste formé à Ankara, il a fait sa thèse sur

l’Etat ottoman; il est président du département d’histoire du droit de la faculté de Droit

d’Ankara, dirige l’Ecole supérieure de justice (Adalet Yüksek Okulu) de cette même

1 Atatürk Kültür, Dil ve Tarih Yüksek Kurumu [AKDTYK] Albümü, Ankara, 1989, p. 99.2 Cf “Malazgirt Meydan Muharebesinin Difier Meydan Muharebeleri Arasındaki Yeri ve

Önemi”, Belleten, LIII, 206, LIII, 1989, pp. 375-380. Nous proposons une traduction du texte lu à la télévision dans le chapitre sur la bataille de Malazgirt (chapitre 9, V)

3 Cf Safevi Devletinin KuruluÒu ve GeliÒmesinde Anadolu Türklerinin Rolü, Ankara, 1976.4 E. MERÇIL, Gazneliler Devleti Tarihi, Ankara, 1989; Müslüman-Türk Devletleri Tarihi, Ankara,

1991. Cf AKDTYK Albümü, Ankara, 1989, p. 100.

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Chapitre quatre : Les instances de production du discours

faculté, et est parvenu à la présidence du département d’Histoire de la faculté des

Sciences et des Lettres de l’Anadolu Üniversitesi. Il est également conseiller aux

affaires culturelles de la présidence du Parlement.

Toujours de la même génération, Hakkı Dursun YILDIZ a connu une carrière bien

proche de celle des précédents; il est l’auteur de travaux universitaires sur le califat

abbasside et sur le rôle des Turcs dans l’islam aux IXe et Xe siècles 1. Il est doyen de la

Faculté des sciences et de littérature de l’Université de Marmara (Istanbul). Comme les

autres universitaires évoqués, il a dirigé une collection en 1989-1991.

Quatre de ces auteurs sont membres du Türk Tarih Kurumu, lui-même intégré

dans la Haute fondation Atatürk pour la culture, la langue et l’histoire (AKDTYK).

M.A. Köymen est président de la section médiévale; E. Merçil est membre du Comité

directeur; F. Sümer et H.D. Yıldız sont simples membres. Le plus haut placé dans la

hiérarchie du pouvoir culturel est Ahmet Mumcu 2; parmi les sept membres du Comité

directeur de la Haute fondation, il est l’une des trois personnalités choisies directement

par le président de la république 3. On ne peut illustrer plus clairement le caractère

officiel du discours historique que nous analyserons dans les chapitres qui suivent. Les

cinq directeurs de collections cités ci-dessus incarnent la synthèse entre l’Etat et

l’Université, et le contrôle de l’Armée elle-même se fait probablement sentir sur le

discours.

Pour terminer l’étude des auteurs, il faut évoquer maintenant les personnes qui

incarnent une synthèse entre le monde culturel officiel et d’autres instances de

production du discours de culture nationale. Nous avons vu que le type achevé en était |

brahim Kafesofilu, par lequel, au sein du Foyer des intellectuels, l’Université, la

recherche historique et le nationalisme étaient congénitalement liés. Le collaborateur de

Kafesofilu, Altan DELIORMAN, figure parmi les membres fondateurs du Foyer, dont il a

été récemment le trésorier 4.

Hakkı Dursun YILDIZ réincarne actuellement ce type de synthèse. Outre les titres

évoqués ci-dessus, il est membre du TKAE et vice-président du Türk Kültürüne Hizmet

1 Il est l’auteur de |slâmiyet ve Türkler (Istanbul, 1976), dont nous aurons à reparler.2 AKDTYK Albümü, Ankara, 1989, pp. 86-106.3 id., pp. 31 et 35; S. |LHAN, “Atatürk Kültür, Dil ve Tarih Yüksek Kurumu ÇalıÒmalarının

Hedefleri ve Yüksek Kurul, BaÒkan, Yürütme ve Aslî Üye Seçimlerinin Listeleri”, TK, XXII, 250, 1984, p. 82.

4 Aydınlar Ocafiı Dernefii Ana Tüzüfiü, Istanbul, 1989, pp. 25 et 31. En outre, Altan Deliorman a été secrétaire général d’une organisation nationaliste, la Société pour le combat anti-communiste en Turquie (Türkiye komünizmle karÒı mücadele dernefii) (|. DARENDELIOFILU, Türkiye’de Milliyetçilik Hareketleri, Istanbul, 1977, pp. 317-318.

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Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Vakfı (Fondation pour servir la culture turque) 1; il est aussi membre du Comité

scientifique consultatif (|lmî-|stiÒare Kurulu) du Foyer des intellectuels; il a participé en

avril 1987 au quatrième Congrès des nationalistes (Milliyetçiler Kurultayı) organisé par

le Foyer 2.

Un cas particulier doit encore être signalé, comme exemple de passerelle entre

les discours historique et nationaliste, en la personne d’|smet MIROFILU, co-auteur avec

Yusuf Halaçofilu du troisième volume de la collection dirigée par E. Merçil; ancien

directeur général des archives de l’Etat, il est chroniqueur du quotidien nationaliste

Türkiye 3; il est en outre l’un des dirigeants de la revue Tarih ve Medeniyet, qui fait

partie du même groupe de presse que Türkiye 4.

Tableau récapitulatif des auteurs les plus importantsnom Education

nationaleUniversité Foyer des

intellectuelsAKDTYK autres

AKÒIT Niyazi *DELIORMAN A. **EMIN ALI *KAFESOFILU |. * ** *** nombr. revues

nationalistesKÖYMEN M.A. * **MERÇIL Erdofian ** **MIROFILU Ismet ** TürkiyeMUMCU Ahmet ** ***SANIR Ferruh ***SU Kâmil **SÜMER Faruk ** *TURHAL Yüksel *UNAT F.R. ** *YILDIZ H.K. *** * * TKAE; TKHV

1 Voir par exemple la plaquette intitulée The Problem of Protection of the Ottoman Turkish Architectural Heritage in Greece, Istanbul, 1992.

2 Il y a défendu le concept de culture nationale dans une intervention intitulée “Kültür YozlaÒmasına KarÒı Alınacak Tedbirler [Dispositions à prendre contre l’abâtardissement de la culture]”; cf Yeni Bir Yüzıla Girerken Türk-|slâm Sentezi GörüÒünde Mes’elelerimiz, Istanbul, 1988, vol. I, pp. 129-132. Altan DELIORMAN a également participé à ce congrès; cf “Kitap Yayınları ve Meselelerimiz”, in Yeni Bir Yüzyıla..., vol. I, pp. 63-68.

3 Il s’en prend à l’esprit de croisade (Türkiye, 19 janvier 1993), à l’occidentalisation (id., 8 et 22 juin); Voir aussi, pour la seule année 1993, les numéros du 20 avril, 24 août, 7 septembre, 23 novembre, 7, 14 et 21 décembre. Comme autre type de passerelle - mais il faut prendre cette information avec prudence - signalons que Faruk Sümer était un familier du cercle nationaliste qui s’était constitué à Salihli autour du réfugié kazakh Hasan Oraltay depuis 1954. On y rencontrait Togan, Atsız, des nationalistes bien connus comme Alparslan TürkeÒ, O. Türkkan, et des intellectuels sympathisants du Foyer comme A.B. Ercilasun (président du TKAE), Mustafa Erkal, Nejat Diyarbekirli (Hatice ORALTAY, “1988 Dofiu Türkistan Seyahatı”, TK, XXVII, 317, 1989, pp. 534-543).

4 Türkiye, 11-13 août 1994.

10

Chapitre quatre : Les instances de production du discours

Cet examen des auteurs n’est certes pas complet. Vingt-et-un d’entre eux restent

des inconnus pour nous; cette lacune est atténuée par le fait que nous avons pu cerner la

personnalité d’au moins un auteur par collection, et, généralement, il s’agit de son

directeur; il n’y a qu’une exception, celle de la collection de Nurer Ufiurlu et Esergül

Balcı (1989-1990).

Les renseignements obtenus ne peuvent être qu’indicatifs, et il faudrait se garder

d’en tirer des conclusions tranchées. Cependant, connaissant le fonctionnement du

système éducatif turc, et celui des grandes institutions culturelles, on peut supposer que

les personnes appartenant à des obédiences de gauche, voire de milieux

historiographiques ne partageant pas la conception chauvine de l’histoire turque, ne

doivent pas être bien nombreux parmi les auteurs de manuels. On imagine mal, de plus,

que les collaborateurs de F. Sümer, de M.A. Köymen, d’E. Merçil, d’A. Mumcu ou de

H.D. Yıldız ne partagent pas le point de vue des directeurs de collections. Quant au

discours des ouvrages de la collection Ufiurlu-Balcı, ils ne présentent pas de différence

notable avec les autres.

C’est un examen approfondi du contenu des manuels, et non celui des

biographies des auteurs, qui permettra de montrer l’unité assez remarquable qui prévaut

dans le discours scolaire, et ceci malgré les fluctuations des programmes exposées ci-

dessus.

11

Chapitre quatre : Les instances de production du discours 12

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

DEUXIEME PARTIE

TOPOGRAPHIE DU DISCOURS IDENTITAIRE TURC :

la collection des cartes historiques scolaires

13

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque14

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Chapitre cinq

Mots et signes de la carte historique scolaire turque

15

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

I - INTRODUCTION

Après l’exposé des conditions qui ont prévalu à la formation du discours

historique scolaire, nous allons désormais revenir à ce discours lui-même, par l’examen

de ses dimensions topographique, puis chronographique, tout en cherchant à cerner la

ou les idéologies qui y transparaissent.

Le discours identitaire s’inscrit, comme tout discours, dans une situation

d’énonciation, que Dominique Maingueneau appelle la scénographie 1. Celle-ci a deux

composantes, la deixis instituée et la deixis fondatrice, qui définissent l’énonciateur ainsi que la chronographie et la topographie au sein de laquelle il s’exprime. La notion

de topographie attire l’attention sur le fait qu’un discours est exprimé à partir d’un lieu

donné : c’est la topographie de la deixis instituée, qui, dans notre cas, est la république

de Turquie; le ou les référents du discours s’inscrivent, eux aussi, dans un ou plusieurs

lieux; pour prendre un exemple simple, dans une proclamation de politique intérieure, la

topographie de la deixis instituée se confond avec celle du référent du discours : un

ministre de l’Intérieur français s’exprime depuis la France à propos de la France; une

proclamation de politique extérieure, par définition, ne peut confondre les deux

topographies. Un discours identitaire peut s’appuyer sur une topographie encore

différente, celle de la deixis fondatrice; par exemple, dans le discours chrétien, une

grande part de cette topographie se situe dans les pays bibliques, au Proche-Orient; dans

son Mythe aryen, Léon Poliakov montre bien que les mythologies politiques s’appuient

sur une topographie qui peut être lointaine : Troie, la Palestine, le monde égéen; le

discours historique s’appuie sur une topographie précise, qui peut être extérieure au

territoire à partir duquel il s’exprime : toute l’historiographie occidentale accorde une

large place au bassin méditerranéen; les Serbes insistent sur le rôle originel du Kossovo.

Dans un discours purement historique, descriptif, documentaire, neutre en somme,

l’inadéquation entre les topographies - celles d’où s’exprime l’énonciateur et celle du

référent du discours - ne donne lieu à aucune tension; mais, dans un discours politique,

une telle inadéquation peut fournir la base d’un irrédentisme, comme en Serbie, tandis

que le souvenir toujours conservé de la Terre promise a facilité, entre autres causes, la

création du mouvement sioniste et de l’Etat d’Israël.

La relation entre un discours et la topographie de son référent - le territoire dont

il est question - peut être illustrée par des images : photographies, emblèmes, cartes.

Mieux, ces illustrations, si elles sont en nombre suffisant, peuvent à leur tour former un

1 D. MAINGUENEAU, L'analyse du discours, Paris, 1991, pp. 112 sq.

16

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

autre discours, parallèle au texte et auquel le lecteur peut même donner une certaine

autonomie par rapport à celui-ci, et qui a son code et sa logique. C’est au discours

cartographique des manuels que nous allons nous intéresser ici, un discours qui énonce

visuellement sa propre topographie. Depuis le début du siècle, la pédagogie, la mode

aussi veulent que les ouvrages scolaires d’histoire et de géographie soient de plus en

plus abondamment pourvus d’images. Par les cartes, par des photographies de lieux ou

de paysages, le discours textuel se trouve lié à des représentations topographiques.

L’étude d’un corpus formé par des cartes historiques scolaires nous semble avoir

été négligée jusqu’ici, tant l’attention de beaucoup de chercheurs est captivée par le seul

texte. Elle nous servira à cerner une topographie de l’identité, avant de passer à l’étude

de la chronographie du discours, qui établira quels sont les événements dont l’actuelle

république de Turquie se veut la continuation ou la répétition.

***

Il est utile, pour commencer, de caractériser brièvement les cartes du corpus. De

façon générale, les cartes à petite échelle des atlas, des ouvrages d’histoire, des

journaux, ne servent pas à s'orienter, à se diriger, mais à localiser un phénomène dans

l'espace (faits historiques ou culturels, limites territoriales, faits économiques) ou à le

représenter, l'emblématiser : ce sont des cartes de nomenclature. A petite ou très petite

échelle, ces phénomènes, dans leur étendue, leur durée, leur nature même, ne peuvent

pas être représentés avec exactitude ni précision.

Dans le but d'expliquer, de démontrer ou de revendiquer, un appareil

sémiologique est utilisé, différent de celui des cartes à grande échelle 1. Dans les cartes

de nomenclature, il comprend l'échelle, la délimitation du territoire représenté, un petit

nombre de signes éclairés par une légende, des informations non graphiques

(dénomination des lieux, dates, titre de la carte); tout cela peut prendre, sciemment ou à

l'insu de l'auteur, un sens politique ou idéologique. Les limites assignées à un fait

historique (frontières), la façon dont les aires sont hachurées, coloriées, les flèches

indiquant l'existence d'un phénomène dynamique (mouvement de conquête, influence

culturelle) peuvent être interprétées comme autant de signes d'une volonté de repré-

senter ou de se représenter, autant que de situer ou se situer.

1 Cf J. BERTIN, Sémiologie graphique. Les diagrammes. Les réseaux. Les cartes, Paris, La Haye, 1967. Du même auteur, “Voir ou lire”, in Cartes et figures de la Terre, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, pp. 2-8. Sur l’utilisation idéologique ou commerciale des cartes, voir M. MONMONIER, Comment faire mentir les cartes. Du mauvais usage de la géographie , Paris, 1993.

17

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Dans un atlas, un ouvrage historique ou géographique, une collection d'ouvrages

formant un corpus défini, les cartes s'insèrent dans une logique, forment un

cheminement. Chaque élément d'une série est une étape d’un récit cartographié. On peut

considérer un tel ensemble comme un long message cartographique, au sens où l’entend

Jacques Bertin 1. L’ordre de la succession des éléments de la série est lui-même signi-

fiant, car il résulte du choix d’un ordre de représentation, d’une mise en scène des

différentes étapes d'un processus. Il implique aussi un choix des étapes et des aires

qu'on va représenter ("âges d'or" plutôt que périodes de décadence, par exemple), des

silences sur certaines époques ou certaines aires. L’étude d'une série de cartes doit

évaluer ces choix, souligner la fréquence de certains d'entre eux (échelles dominantes,

types d'aires communément représentées) tout en veillant à repérer les oublis ou les

omissions.

A - Les sources

L'examen du corpus rassemblé porte avant tout sur la quantité et doit prendre en

compte le phénomène de la répétition. Dans les manuels d’histoire turcs, la grande

variété des cartes, et la variété des champs représentés, contrastent fortement avec les

cartes géographiques, qui, comme ailleurs, respectent les délimitations étatiques

actuelles et ont peu d’originalité. D'ailleurs, les atlas géographiques turcs adoptent le

même découpage que les occidentaux; leurs cartes sont établies par l'Institut de

géographie de Vienne, source également des atlas Bordas en France, par exemple 2.

Paradoxalement, dans les manuels de géographie, les cartes sont plutôt moins

nombreuses qu’en histoire, car, mis à part dans les chapitres concernant la Turquie, ce

sont souvent des cartes d’ensemble présentant des groupes de pays. Elles n’illustrent

pas la vision turque du monde, mais le découpage politique admis internationalement, à

de rares exceptions près 3.

1 J. BERTIN, o.c., p. 408 sq.2 Les atlas géographiques les plus courants en librairie sont ceux de F.S. DURAN, |lk öfiretim

Atlası, 1992, 24 p.; Yeni Orta Atlas, s.d. [1992], 40 p.; Büyük Atlas, s.d. [1992], 104 p.3 La nature des exceptions n’étonnera pas; il s’agit d’une carte de l’île de Chypre figurant dans

une leçon consacrée à la “République de Chypre du Nord”, reconnue seulement par le gouvernement d’Ankara, in R. |ZBIRAK, Liseler için Cofirafya II, Istanbul, MEB, 1985, p. 155. Cette carte de Chypre semble se généraliser en 1993-1994, comme on le verra plus loin.

18

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

En revanche, il nous a paru nécessaire de tenir compte des cartes de plusieurs

atlas historiques très répandus. L’atlas historique de Afif Erzen et Ugo Dettore 1 est le

fruit intéressant d’une collaboration turco-italienne. L’Etat turc n’est pas intervenu dans

cette entreprise, et l’ouvrage n’est pas à proprement parler un atlas scolaire : il ne porte

pas d’agrément du Talim ve Terbiye Kurulu; mais il s’ouvre sur une très importante

carte des migrations supposées des Turcs au cours de la préhistoire, dont la seule

présence dans un ouvrage signifie une filiation avec l’historiographie officielle turque.

Cependant, dans l’ensemble, la série de cartes porte la marque de son origine

partiellement italienne : un fort accent est mis sur l’Antiquité classique, surtout dans

l’édition de 1970. La sémiologie utilisée y est très différente des cartes des manuels

scolaires turcs : la conception est beaucoup plus dynamique, avec une utilisation

systématique de signes fléchés traduisant la profonde et constante mobilité de l’histoire

des peuples représentés. C’est un atlas assez atypique; ses cartes sont claires, bien faites,

et ont parfois servi de modèles à plusieurs auteurs.

Celui de Hüseyin Dafitekin 2, le plus fouillé des ouvrages disponibles, résulte

d’un travail de documentation très important. Pourvu d’un index complet, il apporte des

renseignements détaillés à l’utilisateur. Hüseyin Dafitekin, ancien cartographe de la

Fondation turque d’histoire (TTK) et personnalité importante du monde universitaire

turc pendant trente ans 3, a dédié son ouvrage aux élèves des classes supérieures des

lycées et aux étudiants. Il ne porte pas l’agrément officiel, mais, étant donné le renom

de son auteur et le rôle de celui-ci dans la cartographie historique, on peut considérer

l’ouvrage comme le reflet de la pensée officielle turque, comme le montrent certaines

cartes caractéristiques. Il a été six fois réédité de 1980 à 1989, et constitue également,

aujourd’hui, une source pour les auteurs de manuels scolaires.

Les autres atlas consultés sont plus nettement conçus pour un public scolaire.

Leur format réduit, la simplicité des cartes, leur prix très modique les rend utilisables

par des adolescents.

1 A. ERZEN, U. DETTORE, Büyük Tarih Atlası, Istanbul, Arkın, Novare, Istituto Geografico de Agostini, 1970. Il existe une nouvelle édition remaniée de cet ouvrage, réduite à 32 pages, sans mention d’auteurs ni de date, vers 1990, toujours en vente en Turquie.

2 H. DAFITEKIN, Genel Tarih Atlası, Istanbul, 6e édition, 1989 (1e édition, 1980).3 Né en 1915, H. Dafitekin fait partie de la génération d’intellectuels formés par les thèses

d’histoire. Son atlas s’en ressent fortement. Il a été cartographe de la TTK (1943-1950), puis assistant à la Faculté des langues, d’histoire et de géographie d’Ankara (1950-1954) (sa biographie figure au dos de son Atlas).

19

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Avec son Atlas historique illustré 1, Kâmil Su a élaboré un fascicule très coloré

qui est autant un livre d’images qu’un atlas. Les vertus turques y sont vigoureusement

mises en scènes par les dessins, et l’esprit qui s’en dégage est presque en tous points

conforme à l’historiographie kémaliste 2. L’auteur, inspecteur de l’Education nationale,

a réalisé des manuels d’histoire dans les années quarante et cinquante, en collaboration

avec F. R. Unat. Si l’on excepte, ici aussi, une représentation idéalisée des migrations

préhistoriques, les cartes ne souffrent pas d’un style délibérément enfantin et scolaire.

Comme chez Erzen-Dettore, la conception est dynamique grâce à une large utilisation

des flèches qui suggèrent très bien la mobilité des anciens Turcs.

L’ouvrage de Faik ReÒit Unat est le plus sérieux des atlas destinés à un public

enfantin 3. Son atlas, qui a l’agrément officiel, a été constamment réédité depuis 1952. Il

comprend cinquante-six cartes et un index; ses planches, particulièrement claires et

lisibles, en font un livre intéressant sur le plan pédagogique.

On peut considérer comme procédant du même esprit avec, semble-t-il, une

diffusion beaucoup moins importante, le petit atlas de Enver |s, outil de travail très clair

sur le plan graphique, mais sans grande originalité par rapport aux précédents 4. Enfin,

l’atlas de Baki KurtuluÒ 5, en principe, ne peut être utilisé dans l’enseignement public;

mais par sa conception, sa simplicité, on peut le considérer comme un ouvrage para-

scolaire. La vision du monde et de l’histoire qu’il propose ne diffère pas de celle des

autres atlas utilisés.

L’examen des cartes et atlas turcs doit, en outre, s’appuyer sur les ouvrages de

référence habituels. On trouvera en bibliographie, et dans les notes qui accompagnent

l’exposé, les titres que nous avons consultés. L’atlas historique en trois volumes de la

Bayerische Schulbuch Verlag, et, pour les domaines turc et musulman, les ouvrages de

D.E. Pitcher et de W. Brice nous ont été particulièrement utiles.

B - La démarche

1 K. SU, G. BÜLKAT, |lk ve Orta Okullar |çin Resimlerle Tarih Atlası, Istanbul, 1968.2 Seule mais notable exception, la carte de l’expansion de l’islam, par la spectaculaire mise en

valeur des lieux saints, est unique en son genre dans le corpus (voir chapitre dix).3 F.R. UNAT, Tarih Atlası, Istanbul, [1990]. Sur l’auteur, cf M. GÖKMAN, “Faik ReÒit Unat (1899-

1964)”, Belleten, XXVIII, n° 111, pp. 506-523.4 E. |S, Özetli Tarih Atlası, Istanbul, [1993].5 B. KURTULUÒ, KurtuluÒ Tarih Atlası, Ankara, 1977.

20

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

La méthodologie retenue a consisté à examiner les cartes du corpus selon des

critères bien définis. L’examen de la justesse des indications portées sur la carte

(examen des tracés des frontières, des aires d’influence, des dates indiquant l’apparition

ou l’extinction d’un phénomène) n’a pas été prioritaire. Il a été pratiqué à titre

d’exemple sur certains cas, comme celui de l’empire ottoman.

Il s’agit en effet d’une étude des représentations. C’est une vision du monde et

une vision du passé turc qui devrait s’en dégager; il importe avant tout de comprendre le

regard turc, particulièrement celui que l’Etat voudrait inculquer aux citoyens, un regard

plus global qu’analytique.

Etant confronté à une masse de près d’un millier de cartes, le problème de la

méthode et de la démarche se pose avec acuité. Il y a dans les cartes turques quelques

rares exagérations évidentes, d’autres bien plus subtiles, et aussi des omissions

significatives. Mais le but recherché exclut le catalogage systématique des erreurs que

contiendraient les cartes. Un corpus de cette taille en contient forcément un certain

nombre. Plus que d’erreurs, il faut parler d’interprétations diverses, discutables mais

s’appuyant le plus souvent sur des réalités historiques. L’étude de l’erreur n’est pas

forcément intéressante en soi : on peut émettre l’hypothèse qu’un corpus totalement

dépourvu d’erreurs (en admettant que cela soit possible) serait de toute façon

l’expression d’une vision du monde. Il faut considérer les cartes du corpus comme

intéressantes, susceptibles d’apporter à l’historien occidental une vision du monde

différente de celle qui nous a été léguée par notre système scolaire, une vision dont le

centre, pour une fois, n’est pas l’Europe.

C’est le champ géographique couvert par chaque carte qui a servi de référence

pour leur classement; aussi, nous avons rassemblé les cartes représentant un même

territoire, quelle que soit l’époque concernée, en une même catégorie. Ce classement a

donné des résultats assez inattendus. Par analogie avec le langage de la photographie,

l’analyse utilisera les concepts de champ et de hors-champ. Des éléments figurant sur la

carte sont toujours dans le champ mais parfois hors-sujet (on verra que c’est le cas pour

l’empire byzantin). Il arrive que l’on devine, sur une carte, la présence d’un élément

implicite hors-champ (notamment lorsqu’un territoire est représenté partiellement).

L’aire représentée et le champ (mais pas forcément le sujet) sont délimités, comme une

image, par un cadre; le hors-cadre, qui ne doit pas être confondu avec le hors-champ, est

21

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

ce qui figure sur la page d’un livre, aux côtés de la carte : co-texte, autres cartes, ou

illustration 1.

La liste complète des cartes est un outil de travail indispensable; elle doit

comporter l’intitulé exact, en turc, de la carte, la date de parution, et la référence pour

faciliter sa recherche et les vérifications. Elle peut servir à une classification selon

plusieurs critères, et fait aussi apparaître la variété des dénominations. Les mots utilisés

en titre pour définir le contenu de la carte ont leur importance; ils ont été eux-mêmes

classés en fonction de leur caractère spatial, temporel, statique, dynamique, politique,

etc. L’étude des mots peut porter aussi, autant que possible, sur la légende s’il y en a

une, et sur les indications figurant sur la carte elle-même (la nomenclature); ils sont

importants et peuvent avoir, aussi bien par leur caractère répétitif que par leur rareté,

une signification.

Enfin, la carte utilise des signes; signes linéaires indiquant limites ou

mouvements (lignes, flèches), signes zonaux indiquant l’étendue, l’occupation (plages

coloriées ou hachurées), etc. La fréquence, la rareté ou l’absence de tel ou tel de ces

signes peut aussi être signifiante, ainsi que leurs caractères, classés notamment en

fonction de leur statisme ou de leur dynamisme.

Une telle étude ne peut pas être menée ex abrupto. Il est nécessaire de faire des

recoupements entre les informations cartographiées et le texte des leçons, qu’il faut bien

connaître par ailleurs. Le tout doit être examiné à la lumière de l’historiographie

officielle turque, s’exprimant dans les grands ouvrages généraux, dans les

encyclopédies ou dans les articles des revues historiques ou culturelles. La

confrontation de différentes sources permettra d’établir s’il existe ou non une parenté

entre tous ces discours historiques officiels.

C - Les caractères d’ensemble du corpus

Il faut prendre garde, au cours de l’analyse, à une certaine discontinuité du

corpus en raison de la période “humaniste”, qui est longue (35 ans) mais a produit peu

de manuels (ceux de N. AkÒit et d’E. Oktay). Aussi, des modèles de cartes à faible

occurrence (une ou deux) ont pu produire un effet par leur durée de publication. Les

1 Ces notions sont clairement définies par G. GAUTHIER dans Vingt et une leçons sur l’image et le sens, Paris, Edilig, 1989, pp. 11-12. Chacun pourra trouver, dans les exemples fournis en annexe, des exemples illustrant la relation entre champ, cadre et sujet.

22

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

manuels de cette période augmentent le poids relatif de l’Antiquité classique dans

l’ensemble du corpus. Cependant, leurs particularités se fondent assez bien dans

l’ensemble, pour deux raisons. D’une part, comme nous l’avons souligné dans un

chapitre antérieur, le fort poids de l’Antiquité classique n’est pas nouveau : on le trouve

déjà dans le premier volume du manuel de la TTTC, et les manuels d’AkÒit et d’Oktay

en sont, à cet égard, une continuation. D’ailleurs, certaines de leurs cartes en sont

directement inspirées. D’autre part, le reste des représentations cartographiques ne

présente pas d’originalité sensible par rapport aux manuels antérieurs ou postérieurs,

comme le montrera l’analyse détaillée.

Les tableaux qui suivent illustrent la singularité de la période “humaniste”;

surtout, ils mettent en valeur la principale nouveauté des dix dernières années, à savoir

le poids énorme de l’histoire ottomane par rapport à l’ensemble des cartes; ce poids

contribue à mettre l’accent sur l’aire balkano-anatolienne, et plus généralement,

méditerranéenne, au détriment de la zone centre-asiatique, domaine privilégié des

représentations kémalistes.

23

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Répartition des cartes par sujets dans quelques collections de manuels 1

sujet TTTC, Lycée 2

AkÒit, Lycée 3

Merçil, Lycée 4

Yıldız, Lycée 5

Sümer, Lycée 6

Delior., Lycée 7

AkÒit, Coll. 8

Kara, Coll. 9

1 - préhistoire turque

1(1)

1 (2,5)

1(3,2)

1(2,8)

1(3,3)

1(4)

2(5,1)

2 - antiquité du Moyen-Orient

7 (7,6)

5(12,5)

2(6,4)

1(3,3)

1(4)

3 - antiquité gréco-romaine

9 (9,7)

10(25)

2(5,7)

2(6,6)

4 - antiquité anatolienne

3 (3,2)

4(10)

1(3,2)

2(5,7)

1(3,3)

1(4)

3(13,6)

5 - Europe des Invasions 10

12 (13)

2(5)

1(3,2)

1(3,3)

2(8)

2(9)

2(5,1)

6 - Europe médiévale, Croisades

6 (6,5)

3(7,5)

1(3,2)

1(2,8)

1(2,5)

7 - Turcs d’Asie 11 13 (14)

1(2,5)

2(6,4)

3(8,5)

6(20)

2(8)

2(9)

4(10,2)

8 - Etats turcs musulmans 12

11 (12)

2(6,4)

4(11,4)

2(6,6)

5(20)

5(22,7)

7(17,9)

9 - histoire de l’islam

13 (14)

2(5)

2(6,4)

3(8,5)

1(3,3)

1(4,5)

2(5,1)

10 - Anatolie seldjoukide

1 (1)

2(5)

2(6,4)

2(5,7)

2(6,6)

4(16)

3(13,6)

3(7,6)

11 - histoire ottomane

7 (7,6)

6(15)

14(45)

14(40)

10(33,3)

8(32)

6(27,2)

14(35,8)

12 - Le monde occidental 13

9 (9,7)

4(10)

3(9,6)

3(8,5)

3(10)

1(4)

1(2,5)

13 - 1e guerre mondiale

2(5,1)

1 Les chiffres entre parenthèses indiquent le pourcentage par rapport au total des cartes de chaque collection. La série des cartes de la collection Kafesofilu-Deliorman (1976) ne peut être comparée à celle qui précède et à ce qui suit, puisque, le troisième volume n’ayant pas vu le jour, elle est incomplète.

2 TTTC, Lise I-II-III, 1931-1933.3 AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981; AKÒIT, Lise II, s.d.; AKÒIT, Lise III, 1971. Ces manuels, réédités

constamment, correspondent aux programmes de l’époque “humaniste”, mettant l’accent sur l’antiquité gréco-latine et l’histoire européenne.

4 MERÇIL-MERÇIL, Lise II, 1990; MERÇIL et al., Lise I, 1990; MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990.5 YILDIZ -ALPTEKIN-∑AHIN-BOSTAN, Lise I-II-III, 1989-1991.6 SÜMER-TEKIN-TURHAL, Lise I-II, 1992-1993.7 DELIORMAN, Lise 1, 1992.8 AKÒIT, Ortaokul I-II, 1985.9 KARA, Ortaokul I-II, 199310 “Empire” des Huns, partage de l’empire romain, empire de Justinien.11 Période pré-musulmane, y compris les empires de Gengis khan et de ses successeurs.12 Karahanides, Samanides, Ghaznévides, chahs du Khwarezm, grand empire seldjoukide,

empire moghol, Etats d’Egypte médiévale, empire de Tamerlan.13 Europe moderne et contemporaine, grandes découvertes, et quelques rares cartes d’Amérique.

24

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Chypre 1 (2,5)TOTAL 92 (100) 40 31 35 30 25 22 39

Répartition des cartes par sujets (les chiffres correspondent aux numéros des lignes du tableau précédent )

TTTC, lycée 1931 2 3 4 5 6 7 8 9

AkÒit-Oktay, lycée 1971 2 3 4 5 6 7 9 10 11 12Merçil et al., lycée 1990 1 2 4 5 6 7 8 9 10 11 12Yıldız et al., lycée 1990 1 3 4 6 7 8 9 10 11 12Sümer et al., lycée 1992 1 2 3 4 5 7 8 9 10 11 12Deliorman, lycée 1992 1 2 4 5 7 8 10 11AkÒit, collège 1985 4 5 7 8 9 10 11Kara, collège 1993 1 5 6 7 8 9 10 11 13

On peut “lire”, sur le second tableau, l’évolution dans le choix entre les trois

passés plus ou moins revendiqués par les Turcs. Les cartes des manuels de la TTTC

présentent un relatif équilibre, mais les catégories n° 5, 7 et 8 sont bien étoffées (39%

du total); elles représentent l’histoire des Turcs pré-ottomans. On notera que c’est ici

que la catégorie n° 9 (histoire de l’islam) est, de loin, beaucoup plus importante que

dans les manuels ultérieurs.

Les manuels “humanistes” (AkÒit et Oktay) sont caractérisés par une

hypertrophie des catégories n° 2 et 3; c’est l’histoire ancienne telle que la conçoit

l’Occident. Le passé anatolien, cependant, est bien représenté (catégorie n° 4), faisant

des cartes de ces livres un bon reflet de la conception “anatoliste” du passé turc.

Les collections de 1990 sont en rupture complète avec l’époque humaniste et

l’époque kémaliste, avec une très forte prépondérance de l’histoire ottomane (catégorie

n° 11 : jusqu’à 45%). Pourtant, on sent se dessiner une évolution avec les nouvelles

collections de F. Sümer et d’A. Deliorman. Ils reprennent en grande partie des modèles

antérieurs (respectivement de 1986 et 1976), qui se caractérisaient par leur esprit

turquiste. Les cartes des catégories n° 7 et 8 sont logiquement plus importantes que dans

les collections précédentes.

Entre les deux collections pour collèges (ortaokul) qui clôturent ces tableaux, on

voit se renforcer, là aussi, les représentations de l’histoire ottomane (n° 11), au

détriment surtout de celles de l’Anatolie ancienne (n° 4) qui disparaissent.

Ces tableaux permettent d’observer une évolution, alors que le classement des

cartes par sujets (chronologique) aboutit à une sorte d’énorme manuel scolaire

imaginaire, à une fusion de ce qui s’est fait en cartographie historique depuis soixante

25

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

ans. En rapprochant des cartes de même thème, mais de différentes provenances, on met

en évidence un ensemble homogène, faisant apparaître des caractères qui se répètent

d'une collection à l'autre, et qui traversent les décennies. Certains cadres

cartographiques mis en place en 1931 subsistent dans les modes de représentation turcs,

et pourraient encore perdurer; cependant, on observe aussi des changements par

apparition et disparition de modèles.

Parmi les modèles du corpus de 1931-1938, assez peu disparaissent; il s’agit

plus souvent de raréfaction. Les manuels des années trente traitaient en cartes séparées

certains sujets mineurs, qui ont été regroupés par la suite, comme les cartes représentant

les Turkech, les Koutlouks, les Karlouks. La disparition de plans concernant l’histoire

de l’islam (La Mecque, Médine, la bataille d’Uhud) est peut-être plus significative.

Dans le domaine des cartes, la laïcisation semble avoir connu un temps de latence par

rapport aux textes des leçons. On voit également disparaître certaines représentations de

l’histoire ancienne et européenne, lors du passage de la conception humaniste de

l’histoire à la conception turquiste (1976-1986). Des cartes rares des manuels d’AkÒit et

d’Oktay, comme celle des expéditions d’Hannibal, de l’Italie ancienne, des partages de

la Pologne, etc., ne réapparaissent plus après 1986, sauf dans les rééditions de ces

manuels anciens.

Inversement, l’apparition de certains modèles est intéressante. Depuis 1976 dans

certains cas, depuis 1989 dans d’autres, des cartes voient le jour, de conception

nouvelle, mais pas toujours sur des sujets nouveaux. Trois modèles concernent les

civilisations de l’Asie intérieure et révèlent une volonté de faire à l’histoire une

meilleure part qu’au mythe.

Ces modèles nouveaux coexistent avec les classiques, parfois dans une même

collection. Il semble que c’est en 1976 qu’apparaît une carte de l’Asie intérieure, plus

axée sur la Sibérie que sur les monts Altaï. Au lieu de représenter les migrations

préhistoriques “inventées” par le kémalisme, elles font état des sites archéologiques

relevant de la culture des steppes qui a réellement éclos en Sibérie du sud (fouilles

d’Andronovo, de Pazyryk, etc) (type 2.2.1.5., pl. 81). Cette carte, très reconnaissable à

son style graphique et à son cadrage original, se trouve dans cinq manuels scolaires au

moins et dans un ouvrage universitaire 1, sans compter quelques imitations, puisque,

dans le même esprit est apparue en 1992 une carte à échelle moyenne des cultures

turques d’Asie intérieure 2.

1 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 185; KÖYMEN et al., Lise I, 1989, p. 23; YILDIZ et al., Lise I, 1991, p. 27; ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 14; DELIORMAN, Lise I, 1992, p. 23; et N. DIYARBEKIRLI, O. ASLANAPA, Türk Tarihi, Ankara, 1977, p. 5.

2 SÜMER et al., Lise I, 1992, p. 21.

26

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Parallèlement, on voit apparaître en 1991 un planisphère en projection

mercatorienne, qui représente les migrations mythiques de la préhistoire, mais

relativisées, pour ainsi dire minimisées, parmi les grandes civilisations mondiales, y

compris amérindiennes 1 (type 2.1., pl. 42). Enfin, depuis 1989, des cartes de la route de

la soie deviennent plus fréquentes, sans doute en relation avec l’opération culturelle

lancée par l’UNESCO à la même date 2 (type 2.3., pl. 83).

Une nouveauté remarquable réside dans la réapparition d’un modèle qui n’avait

pas fait école : il s’agit de la carte cadrant à la fois l’Anatolie et le monde aralo-caspien

jusqu’à l’Altaï, c’est-à-dire le monde turc actuel. Il n’en existait, semble-t-il, qu’un seul

modèle (type 2.2.1.1., pl. 72), destiné en 1933 à montrer le partage colonial de l’Asie

dite centrale. Après une longue disparition, ce modèle, qui permet d’appréhender d’un

seul coup d’œil les relations spatiales entre l’Anatolie (voire les Balkans) et le “monde

turc”, est revenu en 1993 dans les manuels scolaires, après un cheminement sur lequel

nous reviendrons.

Parmi les autres nouveautés, il faut citer deux modèles de cartes à grande

échelle : une multiplication des plans de la bataille de Malazgirt, en même temps que la

célébration de cette victoire est devenue un rituel et une référence obligée dans le

discours officiel 3. Plus nettement encore, le plan de Constantinople au moment du siège

devient un stéréotype à partir de 1987 (au moins six occurrences de 1987 à 1993),

comme s’il s’agissait d’un prélude à une meilleure prise en compte de l’histoire

ottomane (type 1.1.2.3., pl. 28).

D’autres cartes sont nouvellement apparues, sans qu’il soit possible de savoir si

elles deviendront des modèles comme la carte des routes commerciales en Anatolie au

Moyen-Age. Le plus important, dans ces nouveautés, est la série concernant l’Asie. Elle

apparaît à un moment de l’histoire où l’URSS s’écroule et où les Turcs redécouvrent

leurs liens de parenté avec les “Turcs de l’extérieur”. C’est une redécouverte qui ne peut

passer par le mythe et requiert une connaissance du passé réel. Les nouveautés

cartographiques s’accompagnent de leçons qui, elles aussi, ont tendance à abandonner

le mythe pour l’archéologie, et d’un début de renouveau iconographique; des photos de

la rivière Orkhon deviennent plus fréquentes, voire systématiques à partir de 1991 4.

1 Par exemple, MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 29; MUMCU, Lise I, 1991, p. IV de couverture; TURAN-ERGEZER, Lise I, 1992, p. 27.

2 On relève une première carte dans SÜMER-TURHAL, Lise I, 1986, p. 107; puis, dans KÖYMEN et al., Lise I, 1989, p. 59; TURAN-ERGEZER, Lise I, 1992, p. 124; SÜMER et al., Lise I, 1992, p. 83.

3 KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 84; MERÇIL, Lise II, 1990, p. 97.4 YILDIZ et al., Lise 1, 1991, p. 13; TURAN-ERGEZER, Lise I, 1992, p. 136; SÜMER et al., Lise I, 1992,

p. 79.

27

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Mais le changement est modeste et limité 1. Il est le signe d'une évolution, mais

ne remet vraiment en cause ni les grands choix de l’enseignement de l’histoire en

Turquie, ni la permanence du modèle de 1931-1938 en matière de cartographie

historique. Il concerne une très petite portion du corpus et n’altère pas son homogénéité.

Le classement typologique des cartes est facilité par ce caractère répétitif assez

marqué. Une certaine standardisation est visible, due à deux facteurs; le premier est le

nombre restreint de sources, qui fait que, malgré des différences de graphisme,

beaucoup de cartes sont similaires d'un ouvrage à l'autre. Les premiers manuels

kémalistes (1931-1934) ont été dotés d’un appareil cartographique hors-texte en

couleurs, qui constitue à la fin de certains volumes un véritable petit atlas. Ces cartes

ont été appréciées et imitées. C’est particulièrement net pour la collection Kafesofilu-

Deliorman, en 1976 2. A. Deliorman a publié en 1992 une nouvelle collection dont le

premier volume reproduit telles quelles les cartes de 1976. Cet exemple illustre à lui

seul la survivance du modèle de 1931. Par ailleurs, la collection Sanır-Asal-AkÒit (1988)

a repris la carte du manuel de 1933, concernant le beylicat d’Osman 3, et la collection

d’Ahmet Mumcu a puisé quelquefois à la même source 4. A leur tour, les cartes de cette

collection ont fortement inspiré celles de la collection pour lycées dirigée par H.K.

Yıldız 5, et, à l’occasion, la collection dirigée par M.A. Köymen 6. Une carte de l’empire

ottoman de la collection de la TTTC de 1931-1934 a été reprise par Emin Oktay en

1960 7. Ce dernier auteur, dont les cartes sont souvent intéressantes, est à son tour copié

1 Par exemple, la figuration des migrations sur un planisphère mercatorien coexiste avec le modèle de la carte de l’Eurasie en projection conique, né en 1931 et se maintient dans les manuels les plus récents.

2 Parfois, seul le graphisme change, car les cartes ont dû être simplifiées pour répondre aux exigences des techniques d’imprimerie et d’édition de notre époque, en nette régression par rapport aux années trente. La ressemblance est frappante pour les cartes de KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, concernant la Mésopotamie (p. 27), l’empire d’Alexandre (p. 52-53); cf pl. 95.

3 Comparer SANIR et al., |lkokul Sosyal Bilgiler V, 1988, p. 11, et TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 2.

4 MUMCU et al., Lise II,, 1990. Les cartes concernant les Huns blancs (Akhunlar, p. 99) et les Avars (p. 101) ne présentent aucune différence, hormis la typographie, avec les cartes h.t. n° 4 et 7 du vol. 2 de la TTTC. Comparer de même les cartes représentant les Bulgares, dans TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 14, et MUMCU, Lise I, 1991, p. 102 (pl. 115).

5 YILDIZ et al., Tarih, 1991, 3 vol. Les cartes concernant l’empire timouride (vol. 2, p. 125) et les Seldjoukides d’Irak et du Khorasan (vol. 2, p. 37) sont semblables à celles des pp. 85 et 124 du vol. 2 de la collection KAFESOFILU-DELIORMAN. Seule la typographie des noms de lieu diffère.

6 KÖYMEN et al., Lise II, 1990. Comparer la carte intitulée “HarezmÒahlar Devleti” p. 150 dans cette collection, et p. 104 dans KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I. Les cartes de la bataille d’Ankara (Lise II, p. 191) sont identiques à celles de 1931 (TTTC, Lise II, p. 320), à un détail important près, sur lequel nous reviendrons (pl. 29).

7 Comparer TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 5, et Emin OKTAY, Atlaslı Tarih V, p. 51.

28

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

par des manuels plus récents 1. En bref, les auteurs de manuels scolaires ne recherchent

pas l’originalité dans leurs représentations cartographiques : il est facile de montrer que

les types de cartes forment, depuis soixante ans, un ensemble cohérent, au sein duquel

se dégagent aussi bien des stéréotypes que des exceptions intéressantes.

Le second facteur de standardisation, qui explique peut-être en partie le premier,

est la stabilité des valeurs idéologiques : malgré le nombre de plus en plus important

d'éditeurs depuis la libéralisation de l’édition scolaire en 1949, et les nuances qu'on peut

constater selon les époques, les cartes scolaires, comme tout ouvrage du même type,

sont contrôlées par le ministère de l’Education et sont l'expression d'une même pensée.

Sauf pendant la période 1950-1960, lors de l’exercice du pouvoir par Adnan Menderes

et le Parti démocratique, le culte kémaliste n’a jamais été sérieusement ou durablement

remis en question. Il a connu au contraire une recrudescence entre le coup d’Etat de

1980 et l’accession de Turgut Özal à la présidence de la république. Aussi, la forte

homogénéité idéologique des soixante dernières années se traduit-elle par une vision de

l’histoire, et du monde, qui a eu le temps de s’imposer aux esprits; la cartographie

historique s’en ressent, malgré l’épisode “humaniste” des années cinquante et soixante.

On peut comparer cette homogénéité, cette continuité idéologique traduite par les

manuels scolaires, à la période de la Troisième république en France (1870-1940) qui a

la même durée et connaît une forte stabilité des valeurs morales et poli tiques.

D - Le massif, le courant, l’exceptionnel.

La démarche de fusion des cartes de tous les ouvrages en un seul corpus n’est

pas sans comporter un danger. On aboutit en effet à créer une série qu’aucun élève turc

n’a jamais eu sous les yeux, une série fictive qui n’existe que pour le chercheur et qui

pourrait induire en erreur. Quelle est la légitimité des conclusions qu’on peut tirer d’un

tel ensemble ?

Tout d’abord, il faut remarquer que le problème se pose pour tout corpus : un

chercheur travaillant sur la presse établit des liens et corrélations sur un ensemble

d’articles dont aucun lecteur n’a jamais eu connaissance. Mais, par rapport à une source

écrite, la carte a une particularité : elle est une image qui, normalement, doit se suffire à

elle-même. Son titre, sa légende, l’utilisation d’une sémiologie courante et presque aussi

facile à interpréter que l’écriture en font un système de communication complet qui se

1 Le plan du siège de Constantinople de UFIURLU-BALCI (Lise III, 1992, p. 13) est une copie pure et simple de OKTAY (Lise III, 1987, p. 11).

29

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

prête justement à la comparaison visuelle avec d’autres informations du même type :

“Toute information graphique doit en principe pouvoir être détachée de son contexte

immédiat pour être mise en corrélation avec toute information ayant un élément

commun 1.”

Un tel rassemblement comporte bien des avantages : en facilitant la

comparaison, il permet de faire ressortir les constantes et les exceptions, permet un

jugement sur la fréquence ou la rareté d’un type de carte, d’un signe ou d’un mot. Tout

artificiel qu’il soit, le corpus donne une vue d’ensemble d’où se dégagent des caractères

généraux de la vision turque du monde. L’intérêt, comme dans tout dénombrement, est

de vérifier l’existence de modèles, qui donnent lieu à des représentations courantes.

Mais si certaines cartes sont nombreuses, il faut se garder d’en conclure que

l’élève turc les voit souvent. Un nombre d’occurrences égal ou supérieur à celui des

collections examinées atteste seulement de la répartition homogène d’une carte dans

toutes les collections. Cela signifie seulement que chaque lycéen turc, de chaque

génération depuis 1931, peut la voir au moins une fois au cours de sa scolarité. On

qualifiera de courante, non pas une carte que l’on peut voir à chaque instant dans la

littérature scolaire, mais une représentation sur laquelle existe un consensus large

(présence dans toutes les collections à un même moment) et durable (pérennité du

modèle depuis 1931).

Si le nombre permet de repérer les phénomènes courants ou massifs, il ne faut

pas pour autant négliger les exceptions. Un cas rare ou unique, quel qu’il soit, est

toujours intéressant. Il peut s’agir, dans un système uniformisé, du reliquat d’un

système abandonné 2; d’une tentative d’innover; d’un lapsus 3. L’exception est un rappel

qui signale au chercheur un manque, un non-dit. Alors qu’une absence totale risque de

1 J. BERTIN, o.c., p. 20-21.2 C’est le cas de quelques cartes qui sont représentatives du courant “humaniste” (manuels

d’AkÒit et d’Oktay).3 Comme le traitement d’Ankara sur certaines cartes, parues à diverses époques; l’actuelle

capitale de la Turquie est valorisée par la typographie (lettres plus grosses ou capitales) par rapport à Byzance, sur des cartes concernant des époques où cela n’a aucun sens, particulièrement dans le manuel de 1931; cf TTTC, Lise II, 1931, cartes h.t. n° 7 (l’empire des Avars) et n° 8 (l’empire de Justinien); TTK, |lkokul V, 1938, p. 24 (l’empire romain d’orient); cf aussi les pl. 32, 36 et 37. Les auteurs des cartes ont transposé dans une représentation du passé la volonté politique qui prévalait à leur époque. Il s’agit presque sûrement d’un lapsus involontaire, car les autres cartes du volume donnent la prééminence à Byzance. Le lapsus a été répété de façon atténuée, plus récemment, sur certaines cartes de la diffusion de l’islam, où la typographie place Ankara sur le même plan que Byzance (SANIR et al., |lkokul IV, 1989, p. 209; MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 228; UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 220 (ces deux dernières cartes sont d’ailleurs identiques). Enfin, sur une carte des Huns où figure l’empire byzantin, on trouve Ankara mais non Constantinople (KÖYMEN, Lise I, 1989, p. 110).

30

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

passer inaperçue, un fait rarement signalé souligne au contraire cette absence. Il faut

s’efforcer de la considérer comme le signe de quelque chose qui s’exprime autrement,

ailleurs ou dans un autre système de signes. Ici, la carte de modèle rare mérite presque

toujours autant d’attention que la carte banale.

31

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

II - NOMENCLATURE ET SÉMIOLOGIE

Le sens d’un texte est produit par une code de signes, les mots et leur

agencement. Au cours d’une lecture, on va directement au sens, et l’art de l’écriture

consiste justement en partie à faire oublier le code linguistique. Si le lecteur ne perçoit

pas directement et clairement l’énoncé, s’il bute sur le sens, c’est que le code

linguistique est mal utilisé, comporte des lourdeurs, des fautes syntaxiques, des mots à

contre-emploi, etc.

Il en est de même des cartes, qui sont élaborées aussi à l’aide d’un code. Leur

référent est le territoire à représenter, ou l’idée que s’en fait leur auteur. Le code utilise

à la fois un système de signes (sémiologique) et de mots (nomenclature, légende).

Certains signes, à l’usage, ont acquis une signification presque universelle, mais non

dépourvue d’ambiguïté (une simple ligne peut être une limite, un chemin, une

trajectoire) qui doit être levée par un lexique propre à chaque carte : la légende.

Une personne habituée comprend directement l’énoncé d’une carte, si elle est

bien faite, et ne remarque pas d’emblée les signes du langage utilisé. De même qu’on va

directement au sens d’un texte, le familier des cartes peut imaginer un territoire à la

simple vue de ce qui n’est qu’un ensemble de signes. De même qu’en analyse de

discours on prête attention au code, au système linguistique qui permet l’énoncé, on

peut s’attarder à étudier, avant le territoire représenté par les cartes, de quoi est fait et

comment est utilisé le code, constitué de mots et de signes, qui permet cette

représentation.

Les cartes du corpus sont extraites d’un support, le manuel scolaire ou l’atlas

scolaire, qui suppose, par sa nature, un examen peu approfondi du sujet d’étude. Le fait

historique est le plus souvent représenté, à petite échelle, au mieux au niveau de la

dimension étatique. La carte représente plutôt des Etats entiers, ou des groupes d’Etats,

que des parties, des sous-ensembles.

A -Typographie et toponymie

On peut d’abord prendre en compte les termes utilisés pour désigner le contenu

de la carte : ils forment une nomenclature répartie dans le titre (qui existe presque

toujours) ou identification externe, et la légende (parfois absente) ou identification

32

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

interne 1, et la nomenclature de la carte elle-même, qui lui donne son sens. Un premier

regard, même superficiel, sur l’ensemble du corpus révèle que les ressources de la

typographie ne sont guère utilisées pour rendre les cartes plus claires et efficaces. Très

souvent, les cartes ne sont qu’une nomenclature sans hiérarchie, sans recherche, où tous

les toponymes sont signalés de la même façon, souvent dans des corps de caractères très

petits, ce qui rend parfois difficile la recherche d’un nom et même sa lecture. Les

capitales, champs de bataille, lieux sacrés ne sont pas mis en valeur.

Le traitement du toponyme Malazgirt (Mantzikert), par exemple, est significatif.

Le nom de cette victoire, dont nous verrons l’importance capitale dans le discours, est

l’un des plus importants de l’histoire des Turcs, puisqu’elle permet leur établissement

sur le territoire actuel de la Turquie. On s’attendrait à ce que le champ de bataille de

Malazgirt soit localisé clairement, à la fois sur les cartes du grand empire seldjoukide et

sur celles de l’Anatolie médiévale. Pourtant, ce nom n’apparaît pas systématiquement

sur les cartes du grand empire, ou n’est pas mis en valeur 2. Sur les cartes représentant

l’Anatolie des XIe et XIIe siècles, les caractères employés sont, au mieux, légèrement

plus grands que ceux des autres toponymes, et ne confèrent aucune prégnance à

Malazgirt (pl. 15). Dans la plupart des cas, ce lieu est signalé dans la même typographie

que les autres, c’est-à-dire en lettres très petites, parfois accompagné du signe

conventionnel des batailles, lui-même minuscule 3. Sur quelques cartes, le nom de

Malazgirt n’est pas du tout signalé 4.

Le cas de Malazgirt n’est pas isolé : on peut faire le même constat pour le

traitement typographique de la rivière Orkhon, en Mongolie, qui a dans le discours une

importance semblable à celle de la bataille de Malazgirt. Dans ce cas le discours

cartographique est en contradiction avec le discours textuel. Un troisième cas

intéressant est fourni par les lieux saints de l’islam, La Mecque et Médine. La

typographie utilisée sur les cartes les banalise, mais il y a peut-être ici une explication

plus idéologique renvoyant au kémalisme. En revanche, la contradiction entre cartes et

textes des leçons ne peut être d’origine idéologique pour les toponymes de Malazgirt et

de l’Orkhon. Leur banalisation typographique révèle plus simplement l’absence ou

l’insuffisance, dans la Turquie actuelle, d’une réflexion globale portant sur la pédagogie

des cartes. Les seuls auteurs qui paraissent avoir mené une telle réflexion sont Emin

1 Selon la terminologie de J. BERTIN (o.c., pp. 412 sq.).2 Les rares exemples disponibles sont dans UNAT-SU, |lkokul IV, 1945, p. 120; OKTAY, Lise II,

1955, p. 118; KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 80; TURHAL, Lise II, 1989, p. 27 (pl. 87 et 88). 3 UNAT-SU, |lkokul V, 1946, p. 4; AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 84.4 MERÇIL, Lise II, 1990, p. 39; MUMCU et al., Lise II, 1990, p. 21; KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II,

1976, p. 93.

33

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Oktay, dont les cartes sont souvent intéressantes et toujours claires 5, et parfois Mehmet

Altay Köymen. Mais, en général, la carte historique reste très souvent et strictement une

carte de nomenclature se bornant à localiser, sans qu’on cherche à faciliter la recherche

de l’élève, ni à susciter sa réflexion. Même la simple hiérarchisation des toponymes est

rare et inefficace.

B - La désignation de l’objet représenté : les mots du titre

Il faut attacher une valeur particulière aux titres, car ils forment le lien entre la

carte et le texte des leçons. C’est par le titre que le lecteur identifie le sujet de la carte, le

met en rapport avec ce qu’il a appris ou veut apprendre. Ce rôle de connexion entre

deux systèmes d’informations (textuel et graphique) donne ou retire une partie de son

efficacité à la carte, surtout lorsque celle-ci est hors-texte.

Rejoignant le constat qui a été fait sur la typographie et l’absence de

hiérarchisation des toponymes, on peut constater, dans les manuels turcs, une certaine

négligence dans la conception des intitulés. D’une part, certaines cartes n’en ont pas

(c’est assez fréquent dans la collection Kafesofilu-Deliorman), les auteurs confondant

volontiers titre et légende; d’autre part, très souvent, les intitulés ne comportent pas de

date. Dans ce cas, le titre ne joue que partiellement son rôle de connexion entre deux

informations; la carte ne localise le phénomène que dans l’espace, et l’utilisateur devra

faire un effort de mémoire ou de recherche pour le situer dans le temps. Par exemple,

lorsqu’on extrait de leur contexte les cartes de l’Anatolie seldjoukide, il faut savoir,

pour les comprendre, que l’intitulé “Etat seldjoukide d’Anatolie” (Anadolu Selçuklu Devleti ) désigne le XIIe et la première moitié du XIIIe siècles, alors que “beylicats

anatoliens” (Anadolu beylikleri) concerne le plus souvent le XIVe siècle (pl. 15 et 16).

De tels titres paraîtront codés à l’utilisateur ou à l’élève peu au courant de

l’histoire turque. L’absence de date est parfois compensée par la présence de certains

mots (ici, devlet ou beylik) mais il y a des cartes où l’ambiguïté subsiste. Il est vrai

qu’elles n’ont pas été conçues pour une utilisation par des non-Turcs. Mais cette histoire

turque, dans les mêmes manuels, est aussi enseignée aux jeunes Turcs vivant en Europe

occidentale. On peut imaginer les difficultés qu’ils peuvent parfois rencontrer au cours

des leçons dispensées par les instituteurs turcs en France ou en Allemagne pour

comprendre certaines réalités historiques.

5 Mais quelquefois imitées de celles des ouvrages historiques de H.G. Wells; cf pl. 63 et 129.

34

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

1 - L’idée de mouvement

Les termes désignant des actes, des actions, des moments de changement rapide

ou de crise, se rapportent très souvent à des événements mettant les Turcs en danger : ils

se concentrent sur les trois derniers siècles, et particulièrement le vingtième. Parmi ces

mots : “guerre” (la guerre des Balkans, six occurrences : pl. 34), “front”, “bataille” ou

“soulèvement” (pour la guerre de Libération, sept occurrences : pl. 17), tandis que les

intitulés où figurent le mot “traité” sont plus fréquents (quarante occurrences, dont

trente-six pour les traités concernant la fin de l’empire ottoman : pl. 31 et 32). Mais les

co-occurrents du mot “traité”, variés, soulignent ce que l’événement peut avoir de

funeste pour les Turcs; ce sont les mots désignant les changements survenus, qui

accompagnent le déclin de l’empire ottoman : rétrécissement (küçülme, cinq

occurrences), partage (bölüÒülme, parçalama, taksim, treize occurrences : pl. 72); ils

désignent l’aire représentée comme des terres (yer, toprak) occupées (iÒgal edilen) ou

perdues (kaybedilen) (onze occurrences : pl. 33). Ces termes de crise, qui ponctuent la

régression de l’aire ottomane jusqu’au traité de Sèvres, sont assez nombreux au total

(environ un dixième des intitulés des cartes du corpus).

Paradoxalement, ils sont même plus nombreux que leur contraire : “extension”,

“agrandissement”, “développement” (geniÒleme, büyüme, yayılma, yükseliÒ, douze

occurrences, pl. 38). Ces quatre mots désignent plus souvent l’expansion de l’islam que

celle de l’empire ottoman 1. Ils accompagnent en général des cartes utilisant le système

des plages de couleurs ou de hachures, désignant les états successifs de la domination.

L’accent mis sur le rétrécissement, la partition de l’empire ottoman, par les intitulés des

cartes, répond à des éléments du texte des leçons dans beaucoup de manuels. Lors des

pertes successives, il est précisé par exemple :

“[Après l’occupation de l’Algérie], la Porte ne put faire autre chose que protester.”

“[Au congrès de Berlin,] l’Etat ottoman ne put qu’émettre une protestation auprès de

l’Autriche.”

“Cette occupation illégale [de l’Algérie] ne donna lieu qu’à une protestation.”

“[Lors de l’occupation de Tunis (1881),] Abdülhamit se contenta de protester.”

“L’Etat ottoman ne put rien faire contre cette occupation illégale [de Tunis]. On ne put que

protester 2.”

1 Le manuel de UNAT et SU (|lkokul V, 1946, pp. 77 et 86) utilise l’expression Osmanlı |mparatorlufiunun egemenlifii giren yerler.

2 Respectivement, AKÒIT, Lise III, 1971, pp. 208 et 224; OKTAY, Lise III, 1983, pp. 255 et 256; UFIURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 229.

35

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

De telles remarques, qui ponctuent le discours avec un vocabulaire presque

identique d’un manuel à l’autre, mettent l’accent sur l’impuissance, l’absence de

réaction de la Porte.

Le nombre d’intitulés de cartes évoquant rétrécissement, crise, occupation

étrangère est important et montre que la crise ottomane, et la guerre qui a suivi la chute

de l’empire est représentée avec lucidité. Le texte des leçons a un caractère parfois

discrètement réprobateur et dénonciateur. La raison tient à l’historiographie kémaliste

elle-même, qui est une mise en scène de l’arrivée de Mustafa Kemal au pouvoir.

Il y a, en effet, tout intérêt à mettre l’accent sur la crise, la situation de

décadence, la menace étrangère qui se concrétise par une occupation militaire multiple

en 1919. La menace, dans sa gravité, a provoqué un sursaut salutaire pour la survie de la

nation turque, fondateur d’un régime (la république) et d’une idéologie (le kémalisme).

La représentation convenable de cette menace est susceptible, d’une part, de maintenir

l’esprit de vigilance, d’autre part, d’apprécier à sa juste valeur le rétablissement

militaire et national kémalien. Mieux la gravité de la menace est perçue, et plus Mustafa

Kemal apparaît comme le Gazi, l’homme providentiel. Mustafa Kemal n’échappe pas à

la règle qui veut que plus le chaos est proche, plus le rédempteur est valeureux, et tout

grand homme a intérêt à évoquer sans cesse le danger qu’il a permis d’écarter 1. C’est

par cette mise en scène qu’apparaît plus forte encore, par contraste, la République

turque solidement campée dans la citadelle anatolienne, et que ressort le caractère

intangible de ce dernier réduit.

2 - L’idée statique

a - Termes géographiques

Les termes statiques sont beaucoup plus nombreux (environ 80% des cas) et

variés. Un quart d’entre eux désignent leur objet sous une forme neutre : par les noms

des peuples (“Les Oghouz”, pl. 75; “Les Karlouks”, pl. 79; “Les Phéniciens”, pl. 93,

etc.), ou les noms géographiques des territoires (“L’Egypte ancienne”, pl. 100;

“L’Anatolie au second millénaire”; “L’Europe ottomane 2”). Certains termes purement

géographiques sont parfois commodes : “Le bassin égéen” permet de désigner la Grèce

1 L’historiographie classique de l’islam utilise le même procédé à propos de la Djæhiliya ou temps de l’ignorance, qui précède la Révélation.

2 Cas très rare (in UfiURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 220); on préfère des expressions comme “L’empire ottoman en Europe”; voir plus loin.

36

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

sans employer son nom (pl. 124) 1. Un procédé encore plus précis consiste à utiliser le

nom de la dynastie régnante, sans la qualifier de termes anachroniques (“L’Egypte sous

les Mamelouks”, “Les Ghaznévides” : pl. 84). Il est employé dans les manuels turcs de

façon dispersée, sans qu’il soit possible de l’attribuer à une époque représentée, à une

collection ou à un moment particulier de l’historiographie scolaire turque.

Parmi cette grande variété de désignations, on doit relever que les plus

fréquentes sont “Europe” (soixante-seize occurrences), “Balkans” (vingt-sept

occurrences) et “Anatolie” (cinquante-six occurrences), ce dernier terme étant beaucoup

plus fréquent que “Turquie” (six occurrences) qui n’est employé que pour la

république 2. Il y a là, entre un territoire, le peuple qui l’habite actuellement, et surtout

l’Etat dont il est l’assise, une dissociation de fait, révélatrice du caractère

géographiquement mouvant de l’histoire des Turcs. Les trois termes géographiques les

plus employés correspondent à l’environnement familier du Turc actuel; ce sont les

mots qui permettent de situer le territoire de la Turquie. Les mots “Asie” (Asya, vingt-

cinq occurrences dont huit pour Orta Asya, l’Asie centrale : pl. 54 et 59), “Proche-

Orient” (Ortadofiu, une occurrence, et Yakındofiu, trois occurrences) apparaissent très

peu dans les dénominations de territoires. Au contraire, la péninsule des Balkans doit

être considérée, pour des raisons historiques et affectives, comme une région fortement

présente dans l’inconscient collectif turc.

b - Termes politiques

Dans le cas de beaucoup d’entités territoriales du passé, il est sage d’utiliser une

dénomination vague; employer les mots Etat, royaume, empire, c’est se référer à des

idées précises de systèmes de gouvernement, qui peuvent donner une idée fausse ou

idéalisée de l’objet à désigner. Aussi trouve-t-on parfois “La civilisation turque” ou “Le

monde turc” pour désigner l’Asie ancienne (pl. 67). Il existe d’autres solutions simples

permettant de ne pas se prononcer : “La situation politique de l’Anatolie dans

1 Dans la première carte de l’atlas de H. Dafitekin (“Les principales civilisations de l’Histoire”), les civilisations sont désignées par le nom couramment admis : romaine, hittite, sumérienne, iranienne, indienne, etc., à part le mot “Egée” qui désigne la grecque.

2 Cependant, Y. ÖZTUNA, dans sa Türkiye Tarihi (Istanbul, 1963-1967, réédité en 1985, 14 vol.), emploie systématiquement le mot Türkiye dans les titres et la nomenclature de ses cartes pour désigner l’empire ou une partie de l’empire (par exemple, sur une carte de l’Afrique, le Maghreb s’appelle Türkiye : cf vol. 10, pp. 54, 278, 280 de la première édition) (pl. 39). Cette tendance existait déjà en 1930

et pourrait être bien plus ancienne; cf. EKREM-HALIT, Türk Tarih Bilgisi, Istanbul, 1930, carte de la

“Turquie” au XVIe siècle, p. 26.

37

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

l’Antiquité” ou “L’ensemble politique de...” (quatre occurrences) 1. Dans le même

esprit, dans son atlas historique de l’islam, W. Brice désigne simplement par

l’appellation “Western (ou Eastern) Turks”, les ensembles de l’Asie intérieure du haut

Moyen-Age 2.

Dans tous les autres cas, on ressent un embarras. Peut-être est-ce du fait de

l’absence, dans le vocabulaire politique musulman, de terme précis pour désigner la

royauté, qui est le mot le plus commode pour désigner la plupart des systèmes

politiques de l’Antiquité 3. Le terme “royaume” (krallık) est formé sur kral (le roi), mot

d’origine slave lui-même dérivé de Carolus. C’est l’un des moins employés (cinq

occurrences); on le trouve pour désigner le “nouveau royaume” hittite, mais dans un cas

(“Les frontières et les voisins de l’empire hittite à l’époque du nouveau royaume 4”),

“royaume” est employé en même temps qu’“empire”, ce qui montre que le mot se réfère

plus à une époque précise qu’à un système politique, alors qu’“empire” semble se

référer au territoire : c’est à “empire” et non à “royaume” que se rapporte le mot

“frontière”, qui est ici le seul terme ayant une signification précise, trop précise même

comme nous le verrons plus loin. Dans un second cas concernant les Hittites, émanant

du même auteur, “royaume” est associé à “Etat”, ce qui corrobore l’utilisation

temporelle du premier terme 5.

Chose intéressante, le mot memleket, qui vient de l’arabe mamlaka (domaine,

royaume) est très rarement utilisé; actuellement, ce sens étymologique est oublié en

Turquie, et le terme n’est jamais employé dans son sens premier pour désigner un

royaume, qui se dit krallık en turc moderne. Memleket désigne généralement l’endroit

d’où l’on est originaire; cela peut être un pays, une région ou même un quartier d’une

ville 6. Dans une des trois occurrences, par exemple (Fenikeliler ve |braniler memleketi 7) il est clair que memleket a son sens courant, en turc, de pays d’origine car,

1 “Hun siyasî birlifiini gösteren harita”, et “Göktürk siyasî birlifiini gösteren harita”, in KÖYMEN et al., Lise I, 1989, pp. 97 et 113.

2 W. BRICE [dir.], An Historical Atlas of Islam, Leiden, 1981.3 Cf B. LEWIS, Le langage politique de l’Islam, p. 90.4 “Yeni krallık devrinde Hitit |mparatorlufiunun sınırları ve komÒuları, in AKÒIT-OKTAY, Lise I,

1981, p. 68.5 Yeni krallık zamanında Hitit devleti, in OKTAY, Ortaokul 1, 1987, p. 16. Krallık peut apparaître

aussi pour les royaumes hellénistiques : “Hellenizm devri krallıkları”, in AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 175.

6 Cf B. LEWIS, Le langage..., p. 66.7 TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 13. Cependant, dans UNAT-SU, |lkokul V, 1946, on trouve un

emploi dans le simple sens de “pays”, sans idée d’origine : “Yeniçafiın baÒlarında Avrupalıların yeryüzünde buldukları yeni memleketler ve buralara ilk gidenlerle gidiÒ yolları” (Les nouveaux pays découverts sur la terre par les Européens au début des Temps modernes, et les routes empruntées lors des découvertes).

38

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

dans le texte de la leçon, le royaume de David et Salomon est désignée par krallık. Le

mot ülke (quatre occurrences) est très rare également 1, bien que son sens de “pays” soit

commode et sans équivoque : il ne désigne jamais un système politique mais un

territoire quel qu’il soit (pl. 30). Le mot “gouvernement” (hükumet) est plus rare encore

(une occurrence) 2, alors qu’il serait pourtant le terme le plus pratique pour désigner

n’importe quel système politique organisé. Cumhuriyet (république, trois occurrences)

n’apparaît, dans les titres, que pour désigner la république romaine ou la république de

Turquie, à l’extrême fin des leçons du programme; mais on trouve quelquefois ce mot

dans la nomenclature des cartes 3. Une occurrence, particulièrement intéressante,

désigne, en 1930, l’époque des quatre premiers califes par ce mot dans la légende d’une

carte 4; son emploi, relevé aussi dans le texte des leçons de certains manuels, est

révélateur d’une idéalisation de la période, et d’un désir probable d’enraciner l’idée de

république dans un passé sacré. Enfin, Hakimiyet, mot pourtant commode signifiant

“domination, souveraineté”, n’est pas employé dans les titres, et rarement dans les

légendes 5. Seul, son synonyme egemenlik est employé systématiquement dans les

manuels pour écoles primaires de 1945-1946 6

Très rare (une occurrence), le mot “sultanat” (sultanlık) est, en turc comme en

français, un néologisme tiré de l’arabe (autorité, gouvernement) (pl. 109). Pourtant,

sultan est le titre par lequel on désigne, dans les manuels scolaires et dans le langage

courant de la Turquie actuelle, les souverains ottomans. Le seul cas rencontré dans les

manuels concerne le sultanat de Delhi qui couvre toute la moitié nord de l’Inde (pl.

109) 7. Un autre néologisme, d’origine française cette fois, prenslik (principauté), est

également très rare; on le rencontre parfois pour désigner la Grèce nouvellement

indépendante en 1829 8. Le mot est plus courant dans le texte des leçons : il désigne

notamment le statut autonome de la Serbie de Miloch Obrenovitch (1816-1830), mais

ce fait n’apparaît pas sur les cartes.

1 “Sümer ülkesi” (Pays des Sumériens), “Asur ülkesi” (Pays des Assyriens), in MUMCU, Lise I, 1991, p. 36; “Urartular’ın ülkesi” (Pays des Ourartéens), in AKÒIT, Ortaokul 1, 1987, p. 21.

2 “Mısır, Babil, Asur, Met, Lidyalıların Hükumet hudutları” (Frontières des gouvernements égyptien, babylonien, assyrien, mède, lydien), in TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 12.

3 Pour la république romaine : AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 201; la “république de Novgorod”, OKTAY, Lise III, 1987, p. 47 (carte imitée de l’ouvrage de H.G. Wells).

4 EMIN ALI, Umumi Tarih II, 1930, p. 70.5 Cf, dans l’atlas de H. DAFITEKIN, la carte de la p. 51 qui présente une domination (hakimiyet)

ottomane. 6 UNAT-SU, |lkokul IV, 1945, pp. 43, 75, 110, 120; |lkokul V, 1946, pp. 4, 8, 44, 77, 86.7 “Delhi Türk sultanlıfiı”, in KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 135.8 UFIURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 220.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Il reste à examiner des termes plus spécifiquement turcs : bey et khan (han, kafian), d’où on a tiré les néologismes de “beylicat” et “khanat” (en turc beylik et

kafianlık, ou hanlık). Le premier est utilisé dans des circonstances précises, pour

désigner les multiples principautés seldjoukides de l’Anatolie pré-ottomane, d’une part;

d’autre part pour désigner le beylicat d’Osman, celui qui, parmi tous les autres, a

survécu, prospéré et donné naissance à la dynastie ottomane (pl. 16 et 26). Ce mot sert

de titre pour un vingtième des cartes, et toujours pour ces deux mêmes référents. Ce

type de dénomination est à la fois fréquent et très précis, et les cartes nombreuses :

l’Anatolie seldjoukide et la principauté d’Osman sont représentées dans chaque manuel.

Il est plus étonnant de noter la rareté d’emploi du mot khanat. Selon Bernard

Lewis, ce terme, d’abord exclusivement réservé à la lignée gengiskhanide, s’est

“dévalué” et a été utilisé ensuite par “de moindres souverains”, y compris ottomans. Le

mot est propre aux turco-mongols, et il serait le plus adapté à la désignation des

formations asiatiques du Moyen-Age. Il est volontiers utilisé par W. Brice 1. Pourtant, il

n’y a que deux occurrences dans le corpus, pour désigner les Ouïghours 2 et les khanats

tardifs de Boukhara, Khiva et Kachgar 3. On préfère d’autres termes, pour des raisons

que nous tenterons d’analyser.

Qu’ils soient vagues ou précis, les termes que nous venons de passer en revue

ont en commun d’être adéquats : les expressions ou mots vagues permettent à l’auteur

de ne pas se prononcer sur la nature politique d’une société; les termes précis sont

employés rarement, mais à bon escient.

c - Etat et empire

Tout cela contraste avec l’emploi massif de deux mots, Etat (devlet) et empire

(imparatorluk) qui se partagent une bonne moitié des désignations des référents des

cartes. Ce sont deux mots étrangers.

|mparatorluk (206 occurrences), néologisme calqué sur Imperator, n’a conservé,

en turc comme en français, que son sens de domination universelle et non son sens

militaire étymologique. Il est d’usage d’utiliser le mot “empire” pour les vastes

ensembles territoriaux : mongol, timouride, ottoman. Mais, en turc, le mot imparatorluk

1 W. BRICE, An Historical Atlas of Islam, pp. 5 et 6.2 “Khanat ouïghour de la région de l’Orkhon”, “Etat ouïghour du bassin du Tarim”, in SÜMER-

TURHAL, Lise I, 1986, p. 131; dans le premier cas, on trouve, sur la même carte, deux sociétés ouïghoures, désignées l’une comme khanat et l’autre comme Etat : “Orhun bölgesindeki Uygur kafianlıfiı, Tarım havzasındaki Uygur devleti”.

3 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 143.

40

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

est un néologisme récent, et l’empire ottoman, pour se désigner lui-même, employait le

mot “Etat” (Devlet-i ∑ahane-i Osmaniye). L’utilisation du concept d’empire-

imparatorluk semble s’appliquer, dans le corpus, au territoire administré, alors que

devlet désignerait plutôt le corps politique.

Aussi, bien que cela soit discutable si l’on se réfère au sens romano-chrétien du

mot, imparatorluk désigne, dans le corpus, des représentations très diverses : “empires

turcs d’Asie” (emploi de 1931, pour désigner globalement les cultures turques d’Asie),

Huns d’Asie et d’Europe, Turcs célestes (pl. 77), Scythes, Assyriens, Hittites, Perses,

Avars, Ayyoubides, Seldjoukides, Mongols (Gengiskhanides), Timourides et bien sûr

Ottomans; le mot est même associé dans deux cas à l’islam (empire musulman),

confondant empire et califat (ce dernier mot n’est d'ailleurs pas utilisé dans les intitulés

des cartes du corpus 1) (pl. 106). A cela il faut ajouter les occurrences où le mot

s’impose : empires romain et byzantin.

Dans l’absolu, imparatorluk est le nom de carte le plus courant (un tiers du total

des cartes). Mais, si les territoires qualifiés d’empire sont nombreux, c’est l’empire

ottoman qui, de très loin, devance les autres (62 occurrences) (pl. 36 et 38). Si l’on

écarte l’empire romain et celui d’Alexandre (emploi anachronique, lui aussi), les autres

usages courants du mot concernent, à égalité, les Huns (pl. 60 et 64), Tamerlan et les

Mongols de Gengis (pl. 61 et 62) 2 (dans ce dernier cas, on trouve les expressions

“empire turc de Gengis...”, “empire turco-mongol” ou “empire mongol”); enfin, le

grand empire seldjoukide (Büyük Selçuklu Imparatorlufiu, quinze occurrences) (pl. 87,

88 et 107).

Aucune de ces sociétés ne se désignait par ce mot, puisqu’il procède d’une autre

culture. Aussi, l’emploi courant du mot empire pour de telles formations politiques peut

donner lieu à quelques remarques. En ce qui concerne l’empire ottoman, d’abord,

l’emploi si fréquent du mot est un rappel de l’idée de succéder aux empereurs de Rum qui hantait les sultans à partir de Beyazıt Ier (1389-1402). Georges Castellan insiste

beaucoup sur cette idée, rappelant l’influence de l’ascendance maternelle grecque de

Beyazıt, et les “représentations romano-chrétiennes [de Soliman le Magnifique],

encouragées par le milieu phanariote de Constantinople 3.” La volonté de reprendre

l’ensemble de l’héritage de Justinien aurait poussé les sultans à conquérir la totalité des

1 “|slâm |mparatorlufiu”, in TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 22; et SANIR et al., |lkokul IV, 1989, p. 209.

2 Respectivement: 17, 13 et 12 occurrences.3 G. CASTELLAN, Histoire des Balkans, 1991, p. 108; cf aussi pp. 68, 73, 90-91, 104, 108.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Balkans et l’Afrique du Nord 1. Les sultans se seraient approprié ainsi le concept

romano-chrétien de l’empire. Cela pourrait expliquer l’utilisation constante, dans

l’historiographie turque, de ce mot importé, au lieu de mots appartenant à la sphère

linguistique turco-musulmane : on ne trouve jamais d’emploi du vieux mot persan

hümayun qui désignait ce qui se rapportait au padichah ottoman.

La dénomination, sur les cartes, de l’ensemble ottoman par le mot “empire”

concerne toujours la période postérieure à la prise de Constantinople (1453), ce qui

confère à l’événement une dimension politique et symbolique 2; c’est la chute totale de

l’empire byzantin qui permet au sultan de revêtir le titre d’empereur et à l’Etat ottoman

de devenir à son tour un empire. Les auteurs semblent conscients du sens précis,

romano-chrétien, du mot; d’ailleurs, les leçons sur la prise de Constantinople

comportent, depuis quelques années, une courte réflexion sur la reprise de l’héritage

impérial par Mehmet II. Parmi les conséquences de la Fetih, les auteurs précisent

qu’ainsi, l’Etat ottoman est devenu un empire 3. Mais il est possible qu’il désigne, dans

les ouvrages scolaires, au moins autant une conception turque de la domination

mondiale, issue de la culture des steppes. D’après l’historiographie turque de tendance

nationaliste, les sultans auraient eu conscience de réaliser une synthèse entre les deux

conceptions et une troisième : celle du djihad islamique. Cette idée turque de la

domination fait l’objet d’un livre d’Osman Turan, souvent cité dans les sources des

manuels scolaires 4. Il emploie pour la désigner des périphrases (Nizâm-i âlem : ordre

mondial, ou Türk cihan hakimiyeti mefkûresi 5 : idée de domination mondiale chez les

Turcs); mais, faute d’un mot turc commode, il utilise aussi imparatorluk à propos de

l’empire ottoman. Il se sert aussi d’un néologisme forgé sur le persan (cihangirlik :

empire, conquêtes), mais ce mot ne s’est pas imposé dans l’usage courant.

Paradoxalement, on utilise en Turquie un mot à la fois anachronique et étranger pour

désigner un concept revendiqué comme purement turc.

L’utilisation très large, sans discernement, du mot “empire” dans toutes sortes

d’ouvrages incite à la prudence. Mais la référence au concept d’empire par les historiens

1 Ceci pourrait expliquer aussi l’apparition occasionnelle de carte de l’empire de Justinien, in EMIN ALI, Lise II, 1930, p. 20; TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 8; AKÒIT, Lise II, s.d., p. 15; OKTAY, Lise II, 1989, p. 19.

2 Il n’y a qu’une exception, “II. Murat Döneminde Osmanlı |mparatorlufiu”, MEB, |lkokul V, 1992, p. 26.

3 Voir chapitre 9, VI. Cf, en particulier la réflexion d’A. DELIORMAN dans Lise II, 1993, pp. 32-33, traduite dans ce chapitre.

4 O. TURAN, Türk Cihan Hakimiyeti Mefkûresi Tarihi. Türk Dünya Nizâmının Millî |slâmî ve |nsanî Esasları, Istanbul, 1969, 2 vol.

5 Notons que tous les mots de ces périphrases sont arabes ou persans, sauf Türk.

42

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

turcs dans les cas relevés n’est probablement pas due au hasard. Il s’agit de quatre

“empires” bâtis, pense-t-on, sur cette conception turque de la domination universelle.

Dans certains cas, les auteurs ont utilisé le mot sans grand discernement (dans le cas des

Hittites, des Scythes, des Avars, etc); mais dans le cas précis des Huns, des Mongols,

des Seldjoukides et des Ottomans, il semble que le mot ait été adopté pour désigner

l’idée de domination mondiale (“un seul ciel, un seul empire”), qui aurait motivé les

immenses chevauchées des Huns et des Turco-Mongols, et qui était proclamée par les

souverains ottomans. Si le mot est étranger, il recouvre assez justement une idée

présentée comme proprement turque, hégémonique, qui, sous le califat ottoman, se

serait confondue avec l’islam et l’esprit de djihad et se serait opposée à l’universalisme

chrétien. Il faut toutefois relativiser cette hypothèse. L’emploi du mot est devenu

tellement courant que son sens est le plus souvent oublié, même chez les historiens.

Ainsi, dans son ouvrage sur L’histoire des Balkans 1, Georges Castellan l’utilise pour les

Avars (p. 35) et les Bulgares (p. 39), mais semble l’employer avec quelque ironie (il le

met entre guillemets) pour les Huns, Turcs célestes et autres peuples turcs d’Asie (p.

48). Ailleurs, à propos de l’empire ottoman, il est au contraire très attentif à la

signification médiévale du mot. Dans un atlas historique courant, le Grand Atlas de l’Histoire Mondiale 2, le mot empire n’est pas employé avec plus de discernement. On

trouve “L’empire hittite” (pp. 56-57), “L’empire égyptien” (pp. 58-59), “L’empire sous

Muhammad” (p. 105) 3, et, sur une carte de l’”Eurasie en 814” (p. 108-109), les

“empires” khazar et bulgare; enfin (p. 115) “empire de Novgorod”. Sur les cartes

représentant les diverses phases de l‘“empire mongol de 1206 à 1405” (p. 128-129), on

trouve “khanat” (Horde d’or, Tchagataï), “empire” (grand Khan) et “Royaume”

(Ilkhans).

L’emploi du mot devlet, qui vient au deuxième rang par sa fréquence (146

occurrences), mérite également quelques réflexions. Devlet est la forme turquisée de

l’arabe dawla. Il est, selon B. Lewis, le mot le plus courant pour désigner l’Etat et le

système politique, dans la civilisation musulmane, depuis l’époque abbasside.

Il a un sens étymologique de “tour”, période”, “succession”. Le sens d’“Etat”,

selon B. Lewis, est apparu vers l’époque abbasside (VIIIe siècle) et s’est généralisé.

Dawla “avec ses variantes phonétiques dans les autres langues islamiques, est

1 Paris, 1991, 532 p.2 Encyclopaedia Universalis - Albin Michel, 1979.3 W. BRICE lui-même, dans son Historical Atlas of Islam, emploie l’expression Muslim empire

sur la carte de la page 6.

43

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

pratiquement aujourd’hui le mot universel pour l’Etat 1.” Le mot turc le plus proche du

sens étymologique serait devir ou dönem, qui est volontiers employé pour désigner

l’époque, la période marquée par un dirigeant ou un régime politique. La profusion

d’emploi du mot devlet aurait pu laisser entendre une acception proche de devir. Mais

cette ambiguïté est levée lorsqu’on connaît aussi le discours historique, où devlet a

fréquemment pour co-occurrent le verbe kurmak (fonder), dont l’emploi avec un mot

signifiant “période” n’aurait pas de sens. Devlet, en turc aussi, s’est complètement

éloigné du sens étymologique.

On trouve ce mot pour désigner des entités de toutes sortes : sociétés d’Asie

intérieure (Koutlouks, pl. 66; Turkech, Karlouks, en 1931 : pl. 78); Huns occidentaux;

Turcs célestes (pl. 65 et 68); Ouïghours (pl. 82); Avars (1931); Omeyyades d’Espagne,

Hittites, Phrygie, Lydie, Ourartou, Ghaznévides, Karahanides (pl. 76), khanat du

Khwarezm, domaines seldjoukide, timouride, principautés du Mouton Noir et domaine

ottoman, surtout avant 1453 (pl. 32, 33 et 37). Si l’on excepte les Omeyyades

d’Espagne, le mot désigne toujours des dynasties turques ou d’origine turque, ou

quelques civilisations anatoliennes pré-turques (Hittites, Phrygiens, Lydiens, Ourartou).

Les co-occurrents de imparatorluk et de devlet ne coïncident pas complètement, ce qui

signifie que ni l’un ni l’autre n’est attribué indifféremment à une formation politique.

Or, l’organisation de la société en Etat structuré est revendiquée par l’école

historique officielle comme un des traits de génie du peuple turc 2. Il est constant de lire,

dans les chapitres des manuels scolaires concernant les Turcs anciens, que l’Etat était

conçu comme une forme moderne d’organisation sociale. Partout où les Turcs sont

passés, ils auraient fondé des Etats. Rappelons qu’|brahim Kafesofilu en dénombrait

quatre-vingt 3. Ce dénombrement, dans certains milieux, est devenu une obsession.

Abdülkadir Donuk, disciple d’|. Kafesofilu, écrit périodiquement sur cette question 4. Il

a dénombré cent-seize sociétés organisées fondées par les Turcs, qu’il subdivise en

quinze empires, trente-huit Etats, trente-quatre beylicats, quatre “atabeylicats”, dix-sept

1 B. LEWIS, o. c., p. 60.2 Relevons que G. Castellan attribue l’origine du sens de l’Etat chez les Turcs au contact avec

l’empire byzantin (o.c., p. 58).3 "Aucune nation, hormis les Turcs, n'a fondé quatre-vingt Etats comme l'ont fait les Turcs, de la

mer du Japon à l'océan Atlantique, de la Sibérie à l'Ethiopie...", |. KAFESOFILU, "Türk Zaferleri" [Les victoires turques], Türk Milliyetçilifiin Meseleleri, pp. 243-244.

4 Par exemple, “Tarihte 16 Türk devleti mes’elesi ve Türk devletinin karakteri [La question des

16 Etats turcs dans l’histoire, et les caractères de l’Etat turc]”, communication au 5e Congrès national de turcologie, Istanbul, septembre 1983, publiée dans TK, XXII, 251, 1984, pp. 145-161. Un symposium a été organisé sur le même thème à Ankara en mai 1985, sous la présidence de Bahaeddin Ögel; cf compte rendu dans TK, XXIV, 266, 1985, pp. 51-57.

44

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

khanats et cinq républiques 1. Il appuie cette liste sur des définitions de chacun des

termes. L’empire désignant, pour lui, la réunion de plusieurs sociétés étrangères dans un

statut de vassalité, il dénombre quinze empires turcs dans l’histoire. C’est oublier que,

jusqu’au XIXe siècle, réunir sous une même domination des peuples différents est une

chose habituelle, puisque l’idée d’Etat-nation n’existe pas. C’est ainsi qu’il dénombre

trente-huit Etats turcs indépendants dans l’histoire, sans compter les républiques.

Bref, ce dénombrement répond apparemment à un besoin, dans la vision

nationale de l’histoire, de prouver l’aptitude des Turcs à former, dans un foisonnement

sans égal, des sociétés structurées. Le propos remonte directement aux vues kémalistes

de l’histoire turque, et sert le nationalisme 2.

Les tenants de cette idée, qui veulent absolument trouver le nombre le plus élevé

possible d’Etats turcs, sont à l’origine de l’impression de complexité mais aussi

d’impermanence que donnent les cartes historiques turques : la représentation du fait

turc en Asie est faite d’une succession de cartes représentant des formations qui n’ont

parfois duré qu’une génération. Il se pourrait que l’impression retirée soit contraire au

but recherché : on en dégagerait plutôt l’idée que les Turcs ont tenté très souvent de

fonder des Etats, qu’ils n’ont pas su faire durer.

C’est même l’avis de certains nationalistes comme Nihal Atsız, qui écrivait dès

1941 que ces idées obscurcissent le jugement des enfants, qui “ne peuvent apprendre ce

mélange” et en retirent que dans l’histoire presque toute nation fut “turque” : le

sentiment national en serait affaibli 3. Pour Atsız, les choses sont plus simples : il y a

l’histoire des Turcs dans la mère-patrie, qui a été le Turkestan jusqu’au XIe siècle; puis

une seconde patrie a été fondée, la Turquie. L’histoire du Turkestan et de la Turquie est

un tout (aralıksız bir bütündür). Le reste concerne l’histoire des Turcs dans des pays

étrangers; elle n’est pas continue, car les Turcs vivaient parmi des étrangers

majoritaires, et on ne peut parler d’Etat turc pour l’Egypte, la Chine, l’Inde, l’Iran,

1 C’était avant l’indépendance des républiques turcophones de l’ex-URSS. Il s’agit des républiques d’Azerbaïdjan (1918-1920), de Thrace occidentale (1913, 1915-1917, 1920-1923), de Turquie, du Hatay (ex-sandjak d’Alexandrette, 1938-1939), de Chypre du Nord (1983).

2 L’hebdomadaire nationaliste Yeni DüÒünce a présenté sur une pleine page, dans son n° 488 du 8 mars 1991, une allégorie, utilisable en affiche, de ces Etats turcs de l’histoire (“L’arbre généalogique de la famille turque”). L’allégorie représente un monument dont la base est constituée des seize Etats turcs (contre toute logique, on y trouve la “République de Chypre du nord”, dont le dirigeant Rauf DenktaÒ est promu au rang des Mete, Attila, et Tamerlan). L’étage suivant, qui semble procéder des seize Etats précédents, est l’empire ottoman. Au-dessus encore, une colonne effilée se terminant en hampe de drapeau représente la république de Turquie. Le dessin est accompagné de l’|stiklâl MarÒı, l’hymne national actuel, et des drapeaux des Etats représentés. Ce dessin, quoique publié dans un organe d’extrême-droite, ne contredit pas le discours scolaire officiel.

3 N. ATSIZ, “Türk tarihine bakıÒımız nasıl olmalıdır? [Quelle doit être notre vision de l’histoire turque?]”, Çınaraltı, 1, 1941, pp. 6-8.

45

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

l’Europe orientale. Que ce jugement sage sur les excès de l’historiographie turque

provienne d’un ultra-nationaliste est révélateur du malaise provoqué par ce

foisonnement, qui pourtant perdure à travers les décennies. Il est légitime de se

demander, avec Atsız, quelles en sont les traces et les effets dans la mémoire collective

et si les enfants en tirent autre chose qu’une impression de confusion. Toutefois, il faut

observer que cet essai de stabiliser le fait historique turc en utilisant des mots qui

évoquent la stabilité, la permanence, (empire, Etat) correspond à une certaine

conception de la sémiologie des cartes scolaires.

La proportion très importante de mots évoquant l’idée de stabilité dans les

intitulés des cartes est renforcée par les mots de la nomenclature et ceux des légendes.

C’est un ensemble qui n’a pas pu encore donner lieu à une exploitation systématique,

mais les résultats d’une première investigation renforcent les conclusions évoquées ci-

dessus. Le plus frappant est la fréquence, dans les légendes, du mot “frontière” (sınır, hudut) qui est déjà bien présent dans les titres (37 occurrences dont 24 pour l’Etat

ottoman) (pl. 86 et 98). Dans les légendes des cartes, le mot et le signe sont réunis, et

évoquent eux aussi l’idée de stabilité : le signe corrobore l’idée inférée par le mot.

C - L’appareil sémiologique des cartes.

1 - Signes statiques

Les cartes du corpus sont variées quant aux signes utilisés. Cela va de l’extrême

simplicité (nomenclature de quelques noms de lieux sur un fond comprenant une seule

frontière 1) à une complexité qui rend d’ailleurs parfois l’image assez confuse et le

message inefficace. La complexité sémiologique se rencontre plus particulièrement dans

certains ouvrages (la collection de 1931-1934, où les cartes sont précises et

techniquement bien faites) et, dans beaucoup de manuels, pour la représentation d’une

aire et d’une époque historique précises, l’empire ottoman, et en particulier l’Europe

ottomane.

Dans sa version minimale, la carte ne montre que l’emplacement de villes ou de

peuples. Les noms des formations politiques sont circonscrits par des traits que chacun

peut interpréter comme une limite, une frontière, tant ce signe est devenu évident : si

l’on trace une figure quelconque autour du nom d’un peuple, on a dressé une carte

schématique de l’aire sur laquelle il s’étend. La légende est inutile, et la carte scolaire

turque atteint parfois ce degré de simplicité. Il n’est pas forcément nécessaire de

1 Par exemple, la carte de l’Inde figurant dans MUMCU, Lise I, 1991, p. 32.

46

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

colorier, ou de remplir cet espace graphique de hachures ou de pointillés, sauf pour

obtenir un effet visuel accru, ou lorsqu’il y a plusieurs entités distinctes à représenter;

mais si le nom de ces entités est clairement indiqué sur la carte, la légende reste inutile.

Les signes qui délimitent un territoire en le circonscrivant d’un trait ou en

balayant sa superficie sont statiques, lorsqu’ils le représentent à un moment donné de

son existence. Dans ce cas, aucun autre signe n’indique ou ne suggère son processus de

formation, ni son devenir. Par exemple, dans tous les ouvrages, une carte générale

représente le grand empire seldjoukide, sans laisser percevoir l’histoire de sa formation.

Ce processus est seulement indiqué dans le cas de l’expansion de l’islam, et de celle de

l’empire ottoman, par l’utilisation de différents procédés graphiques, ou encore par

l’utilisation de plusieurs cartes successives. Mais dans ces deux cas encore, la

dynamique du processus est suggérée par une addition de signes statiques.

Ce mode statique de représentation ne correspond-il pas justement au souci

rencontré plus haut de présenter des états (et des Etats) stables, pour effacer

l’impression d’instabilité suggérée par le nombre de ces formations 1? Le traitement des

entités politiques qui ont foisonné dans l’Asie intérieure ancienne et médiévale en

donne une illustration : les empires des Huns, des Turcs célestes, les Etats karlouks,

turkech, karahanide et autres, aux dimensions et aux limites si fluctuantes, sont

cartographiés comme s’il s’agissait d’empires pérennes, durables comme les empires

romain ou ottoman. Bien souvent d’ailleurs, les titres des cartes ne comportent pas de

date (sauf dans les manuels de 1931-1934), ce qui accentue cette impression

d’intemporalité. Au lieu de l’idée de migration, d’invasion (qui prévaut, en Occident, à

propos des peuples d’Asie intérieure), on en retire l’idée de stabilité.

2 - Signes dynamiques

Pour le vérifier, nous avons inventorié les symboles dynamiques; il s’agit surtout

de flèches, présentes sur environ douze pour cent des cartes. Lorsqu’on connaît le

caractère essentiellement dynamique et mobile de l’histoire turque, qui s’étend, comme

aiment le dire les historiens, “sur trois continents”, on est étonné par ce nombre

relativement faible, comme si l’on évitait de vouloir mettre en évidence ce caractère

mouvant. Cela contraste fortement avec certains atlas historiques occidentaux ou même

avec l’atlas turco-italien des éditions Arkın.

On peut distinguer cinq types de mouvements représentés :

1 Cette préoccupation ne se manifeste pas seulement dans le discours scolaire. Cf Faruk SÜMER, “Anadolu’ya Yalnız Göçebe Türkler mi Geldi? [N’y avait-il que des nomades parmi les Turcs venus en Anatolie?]”, Belleten, XXIV, 96, 1960, pp. 567-594.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

- flèches divergeant d’un centre (trente-et-un cas) : dans près de la moitié des

cas, elles matérialisent le mouvement général des migrations des Turcs au cours de la

préhistoire (pl. 51, 52 et 54). Ces flèches rayonnant à partir du centre de l’Asie sont le

symbole des “thèses d’histoire” kémaliennes, du ferment civilisateur turc essaimant

dans toutes les directions de l’Eurasie 1. C’est pratiquement le seul cas de “carte à

message” du corpus, où l’idée du mouvement à travers l’Eurasie est plus importante que

toutes les localisations (qui d’ailleurs, sont totalement absentes sur quelques-unes de ces

cartes, les plus efficaces sur le plan graphique). Les autres occurrences concernent les

mouvements des Huns occidentaux (six cas) et autres invasions en Europe, l’expansion

de l’empire de Gengis khan (quatre cas, pl. 63), de Tamerlan (cinq cas, pl. 90) et les

expéditions de Darius (un cas);

- dans le même esprit (diffusion) la flèche est utilisée dans l’histoire de l’islam,

dont l’expansion est pourtant figurée par des signes zonaux, plages graphiques

représentant les conquêtes définitives ou durables; mais la plupart des cartes utilisent

aussi des signes linéaires fléchés pour figurer des assauts significatifs, mais sans

conséquence durable, de l’islam : de l’Espagne vers le royaume franc (avec une flèche

faisant un demi-tour, signe d’échec, cas rarissime : pl. 106 2); de la Tunisie à la Sicile,

de Chypre à Constantinople. Seuls ces trois mouvements, trois échecs des Arabes, dont

le dernier sera effacé par les Turcs, sont représentés par des flèches. On saisit dans ce

cas de l’islam toute la différence entre le signe dynamique, utilisé ici pour des avancées

temporaires, et le signe statique, recouvrant les aires définitivement acquises à l’islam.

L’Espagne est incluse dans cette catégorie, et chaque fois qu’elle est représentée en une

carte précise, aucun signe ne concrétise l’avancée des chrétiens de la reconquista (cf pl.

120 où ne figure que l’avancée de l’islam); cette observation est valable même pour

l’unique carte du corpus figurant l’Etat omeyyade d’Andalousie lors de son déclin. Des

frontières délimitent les Etats chrétiens d’Espagne, sans qu’aucun signe ne suggère leurs

avancées postérieures (pl. 121);

- le troisième type indique la provenance : une flèche, ou un nombre restreint de

signes signale l’arrivée d’un peuple en un lieu; le cas le plus fréquent des cinq

occurrences est un petit souvenir des thèses d’histoire, puisqu’il concerne l’arrivée des

1 Cf TTTC, Ortaokul I, 1934, carte n° 1; AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 24; SANIR et al., |lkokul V, 1988, p. 197; YILDIZ et al., Lise I, 1991, p. 23; UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 33; ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 18; KARA, Ortaokul I, 1993, p. 13 (liste non limitative). Sous une autre forme (projection mercatorienne), MUMCU, Lise I, 1991, page IV de couverture. Dans les atlas historiques, voir DAFITEKIN, pp. 1 et 3; KURTULUÒ, carte n° 1; UNAT, carte n° 1; SU, p. 5; ERZEN-DETTORE, 1970, carte n° 1, p. 3.

2 TTTC, Lise II, carte h.t. n° 24; et AKÒIT, Ortaokul 1, 1934, p. 61. Voir aussi plus loin, sur le cas de la représentation de la bataille d’Ankara.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Sumériens en Mésopotamie, la flèche indiquant une provenance orientale 1 (pl. 30 et

94); dans un seul cas 2 traitant de la localisation des Ouïghours entre l’Altaï et le Fleuve

Jaune, une flèche de ce type suggère leur provenance de la région d’origine des Turcs,

le nord de la Mongolie;

- vient ensuite le groupe de flèches convergeant en un point, qui apparaissent

dans un seul cas, à quatre reprises : il s’agit de la Grande Offensive (Büyük Taarruz) de

Mustafa Kemal contre les Grecs en 1922 (bataille d’Afyon, pl. 17). La convergence

visualise le rassemblement des forces contre l’ennemi, l’écrasement de l’adversaire.

Cette carte représente un événement sacré de l’historiographie kémaliste. Elle a un

caractère tellement officiel qu’elle est toujours identique à travers les décennies 3;

- enfin, les flèches peuvent représenter une menace; c’est particulièrement vrai

pour les cartes des Croisades où chaque expédition est figurée par un trait différent,

formant un faisceau reliant Occident et Orient, et mêlant sur une carte unique, dans un

même effet visuel, des faits étalés sur deux siècles (pl. 123 et 126) 4. Ce type de signe

dynamique est le mieux représenté dans les ouvrages. Le procédé est utilisé, beaucoup

plus rarement, pour la menace russe; sur une carte, unique mais fort intéressante par sa

conception, et cadrant la mer Noire, Emin Oktay a groupé toutes les expéditions russes

contre l’empire ottoman de 1695 à 1918, montrant de façon saisissante comme la rive

ouest de la mer Noire a été un lieu de passage et un champ de confrontation (pl. 31) 5. Il

existe aussi quelques cas de représentation de menaces précises, comme l’avancée des

Russes jusqu’aux portes d’Istanbul en 1877 6, et l’avancée autrichienne jusque

Karlowitz (1699) 7. Enfin, le faisceau de flèches est évidemment le signe adéquat pour

figurer les grandes invasions en Europe. Les cartes concernent surtout les Huns 8; les

exemples proposés (pl. 111, 113, 114 et 119) présentent en fait des systèmes de flèches

complexes, dont seule la figure de la pl. 114 est un véritable faisceau. L’exemple de la

figure de la pl. 113 associe faisceau et diffusion, suggérant, en plus de l’idée d’invasion,

1 Cette petite trace des thèses d’histoire se trouve dans MUMCU, Lise I, p. 36; dans UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 52, et dans les atlas de DAFITEKIN (carte n° 6) et de UNAT (carte n° 4).

2 AKÒIT, Lise II, s.d., p. 36.3 TTTC, Lise IV, carte h.t. n° 5; SU-MUMCU, Atatürkçülük, p. 128; KALAYCI, |lkokullarda

Atatürkçülük, p. 30; atlas UNAT, carte n° 55.4 Sauf dans EMIN ALI, Umumî Tarih II, 1930, où les Croisades sont représentées en trois cartes

(pp. 160, 165 et 167). La carte unique est, de toute manière, le procédé le plus courant dans les ouvrages occidentaux.

5 OKTAY, Lise III, 1987, p. 246.6 TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 17; MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 161.7 Atlas de F.R. UNAT, carte n° 37. Pour la localisation de Karlowitz, cf pl. 31a ou 33.8 Voir plus loin sur la carte, très originale et beaucoup plus réaliste que les autres, de la présence

des Huns en Europe, par KÖYMEN (Lise I, 1989, p. 110) (pl. 119).

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

celle de dispersion et d'établissement. Dans cet exemple, il faut noter que les Arabes

sont mis sur le même plan que les autres envahisseurs 1. Il ne faut pas y voir une

intention plus ou moins kémaliste de relativiser le rôle des Arabes dans l’histoire,

puisqu’il s’agit tout simplement d’une copie fidèle d’une carte de J.F. Horrabin figurant

dans l’ouvrage de H.G. Wells 2.

Hormis les représentations des migrations supposées des Turcs lors de la

préhistoire, on trouve peu de cartes pensées et réalisées en dynamique dans leur

ensemble. L’une d’elles est une représentation unique en son genre du fait hun en

Europe; elle montre, à l’intérieur de limites très réduites par rapport aux autres

ouvrages, les foyers Huns d’où partent les expéditions (pl. 119) 3. L’autre représente

l’Europe au milieu du XVe siècle (pl. 129), et plagie, là encore, une carte de J.F.

Horrabin 4. Elle est parsemée de petites flèches représentant les différentes poussées de

l’époque : Ottomans vers l’Albanie, le Danube, la Valachie, la Grèce; Vénitiens vers

Corfou et les îles égéennes; Polonais vers la Lituanie. Le tracé des flèches montre

clairement que la mer Egée n’est pas sous contrôle turc; la flèche, dans ce cas, remplace

efficacement le tracé de frontières, qui, dans cette région, sur une petite échelle, est

difficile à rendre avec précision. Ce système graphique est d’ailleurs complété par un

souci d’exactitude du tracé des frontières maritimes, pour figurer l’appartenance de la

Sardaigne, de la Sicile, de la Corse. C’est un bon exemple de clarté et de précision,

malgré des moyens techniques fort simples, et Emin Oktay a au moins le mérite d’avoir

choisi un modèle intéressant. Ce souci reste rare, et, dans les manuels les plus récents,

une seule carte de ce type donne une représentation assez juste des Mongols, avec des

flèches désignant les assauts contre la Hongrie, les Balkans, l’Anatolie, la Syrie, Delhi,

l’Indochine et le Japon 5.

Il ressort de l’examen de ces cas que les flèches, dont on a noté la fréquence

relativement faible, sont le signe graphique privilégié de la bataille, de l’affrontement

militaire, du mouvement de troupes. La flèche est expédition, offensive, expansion, à la

rigueur colonisation ou voyage de découverte (et dans ces derniers cas les

préoccupations n’étaient pas exemptes d’esprit de conquête). Les cas d’utilisation de

flèches qui ne concernent pas l’histoire turque correspondent aux expéditions

1 TTTC, Lise II, carte h.t. n° 6, dont le principe est repris par OKTAY, Lise II, 1955, p. 9, et Lise II, 1989, p. 10. La carte de UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 145, est identique mais sans les Arabes.

2 H.G. WELLS, Die Geschichte unserer Welt, Berlin-Leipzig-Wien, 1932, carte h.t. n° xxi.3 KÖYMEN, Lise I, 1989, p. 110.4 OKTAY, Lise III, 1987, p. 47. H.G. WELLS, o.c., carte n° xxxiv.5 ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 259.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

d’Alexandre, de Hannibal, de Darius 1. Les flèches sont courantes dans les plans de

batailles (Ankara, Malazgirt, Afyon), renvoyant à leur sens originel. Elles peuvent être

l’expression de la réflexion militaire, du plan stratégique d’état-major. Si elles sont le

reflet de la bataille telle qu’elle s’est déroulée, les flèches peuvent aussi traduire revers,

volte-face, abandons. Ces derniers mouvements ne sont pas volontiers représentés dans

des manuels scolaires, comme le montre un exemple concernant la bataille d’Ankara

(juillet 1402), qui a opposé Tamerlan et le sultan ottoman Beyazıt (pl. 29). Dans le

manuel de 1931, des flèches en forme de crochet expriment clairement le recul et

l’échec des forces ottomanes face aux timourides 2. Le dessin est plus qu’un plan de

bataille, il est le plan d’une défaite. Le texte de la leçon comporte un récit détaillé de

cette bataille décisive et malheureuse, et les auteurs de 1931, malgré le nationalisme

outrancier de l’époque, n’ont pas cherché à atténuer l’échec dans sa forme graphique.

Il existe une imitation récente de cette carte (pl. 29) 3. Ses auteurs en ont

visiblement calqué tous les éléments, à la seule différence des flèches en crochet.

L’échec d’Ankara n’est pas minimisé dans le texte, mais il n’est pas représenté

graphiquement. La similitude de tous les autres détails prouve qu’il ne peut s’agir d’un

hasard; cet exemple montre qu’une représentation graphique est plus parlante, plus

frappante; qu’un échec paraît moins grave s’il est raconté que s’il est illustré; qu’enfin,

plus qu’une illustration, un symbole, la flèche qui revient en arrière, est, dans un

contexte patriotique, l’image même de l’échec. Le récit d’une défaite, par sa longueur,

sa complexité, peut ne pas être retenu, peut ne pas frapper les esprits. L’image très forte

d’une flèche qui revient en arrière peut s’imprimer définitivement dans la mémoire et

laisser une mauvaise impression. L’équipe de M.A. Köymen a peut-être voulu corriger

une négligence, une erreur pédagogique des auteurs de 1931. Ou bien est-ce parce que,

les manuels de 1990 étant considérablement plus diffusés qu’en 1931, le symbole de

l’échec n’en était que plus dangereux. On peut considérer que l’extrême rareté (un seul

cas dans le corpus) de la représentation de l’Anatolie après la bataille d’Ankara, mettant

en évidence le grave recul de l’empire ottoman, corrobore ces observations 4.

Il y a, dans le corpus, trois types de flèches en crochet; elles figurent le recul des

Huns après leur défaite aux Champs catalauniques; l’échec de l’islam dans le royaume

des Francs; la défaite d’Ankara (pl. 106 et 111) 5. Voici trois échecs plus ou moins

avoués de façon visuelle, trois cas que leur rareté même met en valeur, correspondant à

1 Par exemple, pour les expéditions de Hannibal, AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 200; pour celles d’Alexandre le Grand, id., ibid., p. 171; celles de Darius, MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 67.

2 TTTC, Lise II, p. 320.3 KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p.191.4 GANJUK, Lise II, 1993, p. 19.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

des coups d’arrêt, définitifs pour les Huns et l’islam, ou générateur de longues

difficultés pour l’empire ottoman.

L’examen des flèches comme signe de mouvement a mis l’accent sur certains

aspects dynamiques de l’histoire des Turcs. Mais, ces signes étant relativement rares par

rapport à l’ensemble du corpus, on en retire plutôt l’impression qu’une fois les

populations turques mises en place après les invasions supposées de la préhistoire, ou

les invasions réelles du haut Moyen-Age, les mouvements de ce peuple se font

fondateurs, car ils aboutissent à des conquêtes durables, figurées par des signes

statiques; nous en revenons à la notion d’Etat.

3 - Champs et limites

On a évoqué plus haut, parmi les quelques signes graphiques utilisés, la ligne de

démarcation, le trait faisant frontière. A ce signe correspond un élément sémantique

présent dans les titres 1 et surtout dans les légendes; les historiens se plaisent à souligner

que les ensembles politiques turcs ont des frontières (hudut, sınır) bien délimitées (pl.

86 et 98). C’est à propos de l’empire ottoman que le mot est le plus employé. Mais ce

qui est vrai pour l’empire ottoman l’est moins pour des ensembles comme les khanats,

les empires huns ou turco-mongols, l’aire de diffusion des Turcs célestes (voir les

légendes des cartes des pl. 64, 77, 84 et 86) 2. Les frontières, si possible bien gardées,

sont l’un des attributs des Etats modernes où, d’un seul pas, en franchissant une ligne

théoriquement sans épaisseur, on passe d’un pays à un autre. Cette notion ne s’applique

que rarement à des Etats antiques ou médiévaux. Le limes romain, bien que ligne

précise, avait une fonction militaire défensive et non administrative; vivre en deçà ou

au-delà du limes ne conférait pas forcément un statut personnel différent. Dans l’empire

de Tamerlan, il existait bien une frontière précise dans une acception même

5 in AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 43; et SANIR et al., |lkokul IV, 1989, p. 203 (les deux cartes sont identiques).

1 A trente-neuf reprises pour sınır et deux pour hudut dans les titres des cartes du corpus, sans compter les légendes. Par exemple, à propos des Samanofiulları : “En geniÒ sınırları”, AKÒIT, Ortaokul 1, p. 79; dans le même ouvrage (p. 126) pour les Karahanides, Karahitay, khanat du Khwarezm; et dans le manuels de la TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 12 : “Mısır, Babil, Asur, Met, Lidyalıların hükumet hudutları”. Sur quarante-et-un emplois des mots sınır et hudut, vingt-huit concernent l’empire ottoman.

2 Pourtant, le Grand Atlas de l’Histoire Mondiale, déjà cité, signale sur une carte de “La crise du monde islamique” (pp. 94-95) une “frontière de l’empire turc occidental en 600 après J.C.” Le signe employé (un trait net et continu) suggère une délimitation précise, idée d’autant plus discutable que ce trait est rectiligne entre la mer d’Aral et le lac Balkach. Au contraire, l’Atlas historique publié sous la direction de Georges DUBY (Larousse, 1987) signale toujours, dans la légende, que les frontières sont approximatives ou incertaines.

52

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

bureaucratique du mot, mais elle était interne, protégeant le cœur de l’empire, le pays de

Samarcande 1. Hormis pour quelques cas, chercher à circonscrire ces empires dans une

frontière précise est assez vain, mais c’est une préoccupation constante chez les auteurs

de cartes scolaires turques. Remarquons qu’elle est partagée par les cartographes

allemands du début du siècle, qui dressent une carte d’une grande Germania à l’époque

romaine, avec des délimitations bien précises à l’est 2.

La notion de frontière pose le problème global de la représentation d’un

ensemble politique complexe. Le XXe siècle est l’époque des Etats-nations dont la

souveraineté s’arrête à une limite précise, tant sur le terrain que sur sa représentation

cartographique; l’ordre des choses s’est même inversé puisque c’est la carte qui

détermine la limite sur le terrain, et une frontière, avant d’exister réellement, est un trait

que l’on trace sur du papier. Cela n’est pas si simple pour le passé. Un système

complexe où se mêlent souveraineté, paiement de tribut, mise sous tutelle, sous protec-

tion volontaire ou forcée, liens de vassalité, etc., ne peut être représenté qu’avec des

nuances judicieusement codifiées sur la carte. Celle-ci ne peut être elle-même que

complexe, difficile à lire, et, si l’on veut la simplifier (pour des raisons pédagogiques

par exemple), l’on doit faire des choix graphiques qui peuvent considérablement altérer

la représentation de l’étendue d’une entité territoriale.

a - La représentation des territoires à statut particulier : l’exemple de

l’empire ottoman

On peut illustrer ce problème par un examen des représentations du monde

ottoman, qui figure sur trois types de cartes : l’empire peut être le référent de la carte; il

figure, entre autres nations, sur les cartes générales de l’Europe; enfin, un territoire

restreint, l’Europe balkanique, est une représentation partielle de l’empire,

particulièrement le théâtre de sa décadence. Plusieurs régions marginales peuvent servir

de révélateurs des choix et partis-pris des auteurs. Les principautés vassales du nord-est

des Balkans (Valachie, Moldavie, Transylvanie) ont longtemps eu un statut

intermédiaire 3; on peut les qualifier d’Etats vassaux, ayant eu des relations de

1 Cf L. KEHREN, La route de Samarkand au temps de Tamerlan, Paris, 1990, p. 194.2 A. von KAMPEN, Atlas antiquus. Taschen-Atlas der Alten Welt, Gotha, Justus Perthes, s.d., carte

n° 21.3 Sur ces principautés et le cas de Raguse (Dubrovnik), voir G. CASTELLAN, o.c., pp. 148 à 167.

Leur autonomie “rendant possible des courants indépendants du centre” est étudiée par S. YERASIMOS, Les voyageurs dans l’empire ottoman (XIVe-XVIe siècles), Ankara, 1991, pp. 86-87.

53

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

dépendance vis-à-vis de l’empire, mais ayant conservé une large autonomie, sauf de

1711 à 1821, période au cours de laquelle, en raison de la menace russe, le contrôle

ottoman a été renforcé. La Valachie est clairement en dehors du dar-el-islâm; la

Moldavie, plus nordique encore, est plus ouverte aux influences polonaises

qu’ottomanes; la Transylvanie a été autonome aux débuts de l’empire ottoman, puis a

connu une double vassalité habsbourgo-ottomane. L’appartenance de ces trois provinces

à l’empire est indubitable; pourtant, la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie n’ont

pas été ottomanes comme l’ont été la Macédoine ou l’Anatolie. Le souci d’exactitude

devrait amener les auteurs à représenter ces différences sur les cartes; cela peut se faire

par des moyens sémiologiques ou textuels très simples, comme on le verra plus loin.

Plus loin du centre, le traitement de trois autres domaines peut servir de

révélateur d’une certaines conception de l’empire ottoman. Le khanat de Crimée fut,

pendant trois siècles, nominalement dépendant de l’empire, mais resta en fait un Etat

souverain et le règne de la dynastie des Giray fut ininterrompu 1; son appartenance à la

mouvance ottomane n’est pas contestable et sa présence sur les cartes de l’empire est

justifiée. Lorsque le khanat est devenu vassal de la Porte en 1475, il s’étendait jusqu’au

grand coude de la Volga. Moins d’un siècle plus tard, vers 1560, les Russes occupaient

déjà le bas-Don presque jusque Azow. La Crimée ottomane était dès lors réduite à la

presqu’île et au pourtour de la mer d’Azow. Les cartes du corpus, généralement,

respectent la chronologie et la topographie de cette évolution. La plupart soulignent

aussi la singularité et l’autonomie de la région, en utilisant un signe spécial, ou en la

mentionnant par la dénomination de “khanat”. Néanmoins, l’exagération ne vient pas de

l’incorporation du territoire, mais des limites ou plutôt de l’absence de limites qu’on lui

assigne. Souvent, ces limites franchissent le cadre de la carte vers le nord, de sorte que

le territoire du khanat est en partie hors-champ, suggérant une extension indéterminée

de l’empire ottoman qui, lorsqu’elle est explicitée sur certaines cartes, peut englober

une grande partie du bassin de la Volga (comparer les cartes des pl. 36, 38 et 39).

L’incorporation de la Pologne dans les limites de l’empire est plus étonnante. De

1575 à 1586 Stéphane Batory, un prince hongrois de Transylvanie, a été placé sur le

trône. En 1577, un accord prévoit le versement d’un tribut par la Pologne au khanat de

Crimée, en échange de la cessation des incursions tatares vers l’ouest. L’origine de

Batory et cet accord incitent certains historiens turcs à considérer la Pologne de cette

époque comme ottomane 2. Quel que soit le rôle réel du grand-vizir Sokullu Mehmed

Pacha dans le choix de Stéphane Batory, il est exagéré d’en conclure, comme le font les

1 Voir les travaux d’A. W. FISHER, notamment “Crimean Separatism in the Ottoman Empire”, in W. HADDAD, W. OCHSENWALD, Nationalism in a Non-national State : The Dissolution of the Ottoman Empire, Columbus, 1977, pp. 57-76.

54

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

manuels, une mise sous tutelle de la Pologne. Déduire d’une allégeance temporaire à la

Crimée que la Pologne est ottomane résulte d’une logique duplice : parler d’une

allégeance à la Crimée présuppose la souveraineté de celle-ci, alors que l’“ottomanité”

de la Pologne supposerait le contraire; enfin, conférer un caractère ottoman à tout

personnage originaire de Transylvanie ressort du procédé de l’amalgame. L’expression

cartographique de ces vues est une deuxième large extension vers le nord.

Le Maroc enfin, suite à des problèmes successoraux, a demandé protection au

beylerbey d’Alger, Ramazan Pacha, en 1578, suite à une menace portugaise. Cet

événement sans conséquence durable pour le Maroc est, lui aussi, monté en épingle par

des auteurs turcs 1; il leur permet d’affirmer que la puissance ottomane s’est étendue

jusqu’à l’océan (c’est peut-être la séduction de cette image forte qui a joué) et sur tout le

monde arabe (ce qui obéit à une idée plus politique valorisant le rôle du sultan-calife).

Les exagérations cartographiques sont de même ordre que pour la Pologne : quelques

auteurs, non seulement annexent le Maroc, mais ont une idée étonnante de son étendue.

On peut en effet reculer très loin vers le sud les “frontières” de l’empire ottoman si l’on

considère comme turcs non seulement les tributaires mais les vassaux de ceux-ci. En

voici un exemple, qui vaut aussi pour montrer à quel point les modèles cartographiques

de 1931 perdurent, et en même temps peuvent être gauchis par des auteurs actuels. Le

manuel d’histoire ottomane de T.E. ∑ahin et A. Kaya reproduit plusieurs cartes

extraites de celui de 1933. Le modèle de 1933 de l’une d’elles, “L’Europe au XVIIe

siècle”, représente l’empire ottoman en Afrique du nord par un simple liseré côtier

suggérant implicitement que la souveraineté turque est partielle; le Maroc est clairement

à l’extérieur de l’empire. Sur la copie qui en a été faite en 1993, l’empire ottoman

englobe le Maroc et toute l’Afrique du nord jusqu’au bord sud de la carte (pl. 127 et

128) 2.

Inclure ces contrées dans l’empire, ou les en exclure, aboutit à des variantes

considérables et l’image de l’empire ottoman peut en être profondément changée

(comparer les cartes des pl. 38 et 39).

b - Représenter les vassaux sur une carte

2 Cf TTTC Lise III, 1933, p. 64 sq; OKTAY, Lise III, 1983, p. 106-107; MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 52; etc.

1 Cf ∑AHIN-KAYA, Osmanlı tarihi I, 1993, pp. 104-105.2 Comparer TTTC, Lise III, 1934, carte h.t. n° 8, avec ∑AHIN-KAYA, Osmanlı Tarihi I, 1993, p.

156.

55

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Sur une carte, un territoire est défini graphiquement par un signe linéaire

(frontière, limite), ou par un signe zonal (surfaces coloriées ou hachurées). Le premier

système met l’accent sur l’opposition entre séparation et inclusion, et il faut utiliser

plusieurs signes linéaires (traits pleins plus ou moins forts, tireté, pointillés...) pour

nuancer la hiérarchie des appartenances politiques en ensembles et sous-ensembles. A

l’intérieur d’un ensemble délimité par un trait plein, des pointillés ou tiretés peuvent

signaler une portion de territoire de statut différent. Le procédé zonal met plus l’accent

sur l’étendue. Intermédiaire entre les deux, la bordure de couleur peut signaler une

appartenance plus lâche à un ensemble représenté par un à-plat de la même teinte.

Enfin, l’auteur peut choisir de laisser le lecteur dans le doute en laissant des territoires

en dehors du champ de la carte. Ce système de signes peut être complété ou clarifié par

les mots; par exemple, désigner la Valachie du mot de “principauté”, ou la Crimée par

celui de “khanat” indique clairement un statut spécial, une certaine autonomie, même si

ces territoires sont insérés à l’intérieur des frontières de l’empire : le mot corrige

l’univocité du signe.

Le choix du signe lui-même (ligne ou à-plat) a théoriquement peu d’importance;

on peut représenter la même chose en circonscrivant sa surface ou en la coloriant.

Cependant, pour les cartes représentant une évolution (expansion ou recul de l’empire),

les auteurs préfèrent l’emploi de plages de couleurs ou de hachures; l’impression

visuelle est beaucoup plus claire qu’un enchevêtrement de lignes figurant les frontières

successives. Il est en effet toujours nécessaire, dans un ouvrage scolaire, de représenter

plusieurs moments historiques sur une même carte, car les guerres, traités et partages se

sont succédé à courts intervalles dans les Balkans, et il n’est matériellement guère

possible de consacrer une carte à chaque modification territoriale.

Pour les cartes montrant une situation à un moment donné, le seul critère

important est le choix d’un seul ou de plusieurs signes. En choisissant d’utiliser un seul

signe linéaire, ou une seule couleur, on ne retient que deux possibilités : être dans

l’empire ou être en-dehors. A moins de nuancer par l’emploi de mots appropriés, on

obtient une carte forcément fausse, montrant soit un empire stricto sensu, limité à la

souveraineté directe (ce qui ne montre pas son influence politique réelle), ou un empire

exagérément étendu de la mer Baltique à la Méditerranée et à l’Oural, de Gibraltar à la

mer Caspienne. Or, plus de la moitié des cartes sont construites avec un seul signe

représentant les limites, et entre les deux erreurs possibles, les auteurs choisissent le

plus souvent la seconde, c’est-à-dire la représentation du champ le plus étendu en

banissant toute nuance. Les cartes simples, ou simplistes, servent l’idée d’un empire

56

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

ottoman élargi, et une conception nationaliste de l’histoire turque 1. Sur ce type de carte

d’où la nuance est absente, la Moldavie, la Valachie, la Transylvanie, mais aussi toute la

côte dalmate sont incluses dans l’empire (pl. 38). On retrouve le même problème et la

même méthode pour l’empire de Gengis-khan : si l’on n’utilise qu’un seul signe linéaire

pour en marquer les limites, sans chercher à représenter séparément les Etats tributaires,

on inclut par exemple toute la Russie, la Chine de Kubilay et l’Indochine (comparer les

cartes des pl. 61 et 62).

Lorsqu’on emploie sur une carte un système de deux ou plusieurs signes, on est

en principe plus proche de la réalité. Une ligne pleine peut servir à délimiter l’empire

dans un sens minimaliste ou maximaliste, et des lignes pointillées peuvent introduire la

nuance, à l’intérieur ou à l’extérieur de la frontière principale, en signalant les cas

particuliers (pl. 32, premier exemple) 2. Si la carte utilise les couleurs, un à-plat désigne

l’empire proprement dit, et des aires entourées d’une bordure de même teinte les Etats

dépendants 3. Mais ce type de carte plus nuancée peut aussi aller dans un sens

maximaliste, en ajoutant à l’empire et à ses dépendances une troisième notion, l’Etat

sous protection, ou l’Etat payant tribut. C’est ainsi que la Pologne, dans quatre cas 4,

prolonge le monde ottoman loin au nord. Ce procédé atteint un stade supérieur dans un

ouvrage non scolaire, l’atlas de H. Dafitekin 5, qui distingue :

- les lieux directement administrés par le gouvernement ottoman;

- les Etats ou pays dépendants (Arabie, Hedjaz, pays tcherkesse, Kouban, khanat

de Crimée, Valachie, Moldavie, Transylvanie);

- les Etats ou pays sous protection : Maroc (1578), Pologne (1575);

- les régions qui ont subi des incursions ottomanes : Autriche (payant tribut de

1547 à 1606), Russie, khanat d’Astrakhan.

Une telle carte a l’avantage d’être ou de paraître très nuancée; mais elle

présente, d’autre part, un monde ottoman immense, dont l’étendue démesurée est

reproduite, sans nuance cette fois, sur des cartes générales de l’Europe et du monde, en

une vision très maximaliste : sur une carte des grandes découvertes, un épais trait noir

1 Par exemple, OKTAY, Atlaslı Tarih V, p. 46; YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 30; SANIR et al., |lkokul V, 1988, p. 22; DELIORMAN, Lise II, 1993, p. 57.

2 Cf MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 18, et KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 208, qui utilisent, sur leurs cartes de l’empire ottoman en 1481, les mots “principauté” et “khanat” pour lever l’ambiguïté.

3 Cf OKTAY, Lise III, 1987, p. 81. 4 TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 5, et OKTAY, Atlaslı Tarih V, p. 51 (copie de la précédente);

UFIURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 36, et MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 93 (ces deux cartes sont identiques).

5 H. DAFITEKIN, o.c., carte sur l’extension de l’empire, pp. 52-53.

57

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

délimite un empire ottoman s’étendant presque jusque Moscou, incluant toute l’Arabie

et l’Ethiopie, toute l’Afrique du Nord jusqu’à l’océan. En outre, une zone coloriée

légendée “Régions sous souveraineté (hakimiyet) ottomane” s’étend jusqu’à la mer

Baltique, descend le long des côtes africaines jusque Zanzibar à l’est, jusqu’au Cap-Vert

à l’ouest; sur les mers, elle couvre le nord de l’océan Indien jusqu’à Bombay, émet un

appendice vers le détroit de Malacca et couvre toute la Méditerranée, longeant les côtes

espagnoles, françaises, italiennes (pl. 41) 1. C’est un cas-limite, mais il n’a pas été conçu

par un extrémiste : l’auteur est renommé, son atlas est un ouvrage de référence édité par

une grande maison, et souvent réédité depuis 1980. Preuve de l’efficacité de ce modèle,

on en trouve une version simplifiée dans un manuel de 1991 2. Les contours de l’empire

et presque tous les détails y sont identiques, et même la flèche filant vers la Malaisie y

figure.

A l’encontre de ce procédé, des auteurs ont choisi l’abstention. La forme de

l’empire ottoman se prêtant assez mal à la cartographie, beaucoup d’auteurs de cartes en

excluent les extrémités (Maghreb, Arabie du sud, nord de la mer Noire; pl. 35) 3, laissant

le lecteur dans l’incertitude quant à l’appartenance du Maroc à l’empire, ou quant à

l’étendue vers le nord du khanat de Crimée : de nombreuses cartes, en effet, lui

dessinent des frontières qui sortent du champ de la carte le long de la vallée du Don,

attribuant à l’empire ottoman une annexe immense et indéterminée (pl. 36). Là aussi,

l’abstention peut servir la vision maximaliste.

c - Le cas des îles de la mer Egée

Un autre cas d’abstention consiste à ne pas se prononcer sur l’appartenance des

îles égéennes, dont, au début du XVe siècle, beaucoup échappaient à la souveraineté

ottomane. Quelques auteurs relèvent l’importance stratégique de la mer Egée :

“Les Etats qui contrôlent les Détroits et la mer Noire ont toujours cherché à contrôler la mer

Egée. Il y en a beaucoup d’exemples dans l’histoire. Les Romains, les Byzantins, les Ottomans,

en se rendant maîtres de la mer Egée, ont assuré leur propre sécurité 4.”

1 H. DAFITEKIN, o.c., p. 51. 2 YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 80.3 Cf EMIN ALI, Umumî Tarih II, 1930, p. 259; YILDIZ et al., Lise III, 1989, p. 30; UFIURLU-BALCI,

Lise III, 1992, p. 36; MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 93.4 MUMCU, Lise I, 1991, p. 66.

58

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Pour faire des cartes exactes de l’empire à l’époque de Beyazıt ou de Mehmet le

Conquérant, il faut dessiner une frontière maritime, soit en traçant une courbe englobant

ou excluant certaines îles, soit en coloriant celles-ci en fonction de leur appartenance.

Sur la carte de l’Europe au XVe siècle commentée plus haut, Emin Oktay, imitant J.F.

Horrabin, a choisi la solution simple et visuellement efficace de la flèche (pl. 129) 1.

Pourtant, la plupart des cartes concernant la première période de l’empire ne suggèrent

aucune solution de continuité politique dans l’espace balkano-anatolien, et la mer Egée

est supposée être turque (pl. 32, premier exemple) 2. De même, beaucoup de cartes des

Balkans au XIXe siècle représentent la Grèce sans ses îles (en 1829, les Cyclades et

l’Eubée) (pl. 33) 3. Pourtant, un exemple montre qu’il n’y a pas d’obstacle

typographique à la clarté de cette représentation : dans l’ouvrage de M.A. Köymen une

seule carte représente sans ambiguïté les îles appartenant à la Grèce depuis le traité

d’Andrinople, à l’intérieur d’un pointillé qui les rattache au royaume; elle est pourtant

particulièrement petite (3 x 5 cm) (pl. 34) 4. L’inclusion des îles égéennes au sein des

frontières grecques, ou leur exclusion, n’obéit pas à une règle très nette. Les cartes des

ouvrages de l’époque kémaliste sont claires, car l’appartenance des îles à la Grèce est

figurée par l’emploi de couleurs. Dès 1946, et jusque 1988-1989, les cartes sont

ambiguës, laissant le doute quant aux frontières traversant la mer Egée 5. Mais vers

1990, la quasi-totalité des cartes recherche l’exactitude dans les représentations. On ne

peut prétendre que ce langage cartographique soit révélateur des périodes de tension ou

de détente entre la Turquie et la Grèce. L’abstention n’est réservée ni aux manuels

scolaires ni aux ouvrages turcs; elle semble de règle sur les cartes géographiques

turques actuelles 6, et on trouve la même omission dans certains ouvrages français.

L’exemple de l’empire ottoman montre que la cartographie des frontières est

loin d’être une tâche simple. Les impératifs techniques de l’impression expliquent

parfois certaines imprécisions. Une impression utilisant, pour tracer les frontières et

limites, des lignes trop épaisses ne peut pas être fidèle à la réalité pour les contours de

1 OKTAY, Lise III, 1987, p. 47. 2 Cf OKTAY, Lise II, 1955, p. 221; UFIURLU-BALCI, Lise II, 1989, p. 192; KÖYMEN et al., Lise II,

1990, p. 192 et 208; TURHAL, Lise II, 1989, P. 183; AKÒIT, Ortaokul II, 1985, p. 40; YILDIZ et al., Lise II, 1991, p. 24.

3 Neuf sur vingt-cinq portant sur ce sujet; parmi les représentations les plus claires de l’appartenance de ces îles, TTTC, Lise III, 1934, carte h.t. n° 17; YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 174; UFIURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 220.

4 KÖYMEN et al., Lise III, 1990, p. 155.5 Les cartes de N. AKÒIT et E. OKTAY, notamment, sont toutes dépourvues de frontières maritimes,

ainsi que celle de UNAT-SU, |lkokul V, 1946, p. 165.6 Voir la carte de la côte égéenne au 1/2 000 000e du Büyük Atlas de F.S. DURAN, s.d., pp. 26-27.

59

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

l’empire le long de la côte dalmate. On peut attribuer à ce facteur l’inclusion complète

de la côte dans l’empire, y compris Raguse. Mais les cartes dressées par Emin Oktay et

Niyazi AkÒit, qui sont le plus souvent d’une grande clarté, montrent que même avec des

moyens techniques réduits, on peut atteindre une précision satisfaisante. Les minuscules

cartes de l’ouvrage de M.A. Köymen le confirment. Malheureusement, depuis 1989-

1990, les maisons d’édition, rivalisant entre elles, utilisent de plus en plus la couleur

dans les cartes, très souvent au détriment de la clarté.

Les exemples évoqués montrent que les choix dans les représentations

cartographiques sont plus probablement dus à la hâte dans laquelle les manuels

semblent confectionnés (beaucoup d’imperfections techniques le montrent), ou encore à

la pression idéologique et patriotique : il faut être conforme au discours officiel pour

pouvoir paraître.

4 - Les échelles

L’échelle est considérée, dans les ouvrages de sémiologie graphique, comme

l’élément sans lequel la carte n’a pas de sens, car rien n’y donne la mesure du

phénomène représenté. Or, les cartes du corpus en sont très souvent dépourvues. Les

auteurs des manuels des années trente ont été scrupuleux, et ont eu le souci de toujours

préciser l’échelle sur leurs cartes, en général sous forme numérique, ce qui a provoqué

quelques erreurs provenant de modifications ultérieures du format. La plupart des

auteurs de collections plus récentes n’ont pas la rigueur de leurs aînés. Emin Oktay a

toujours assorti ses cartes d’une échelle graphique; cette tradition a été aussi maintenue

dans les éditions successives des manuels pour l’école élémentaire, et est poursuivie

aujourd’hui par deux équipes d’auteurs seulement 1. Les autres ouvrages rassemblés

n’en comportent pas, et ceci quelle que soit l’aire représentée (plan de Constantinople

ou planisphère). Il en est de même pour l’un des trois atlas examinés, celui de Baki

KurtuluÒ.

Est-il possible de tirer une leçon de ces absences ? Bien des éditeurs français

d’ouvrages historiques publient des cartes systématiquement dépourvues d’échelles 2.

Cependant, dans les manuels d’histoire français, de telles négligences sont plus rares. Il

s’agit, par exemple, de cartes représentant des statistiques départementales pour la

1 Collections où les cartes sont systématiquement pourvues d’échelles : TTTC 1931-1934 (numérique); SANIR et al., 1980 (graphique); OKTAY, 1987-1989 (graphique), qui se signale toujours par sa plus grande rigueur; TURAN-ERGEZER, 1992-1993 (numérique); SÜMER et al., 1992 (graphique) et réédition anonyme de la collection pour écoles primaires du Millî Efiitim Bakanlıfiı, 1992.

2 Fayard (ouvrages de G. Castellan, J.P. Roux, R. Mantran), Payot (ouvrages de R. Grousset) et d’autres.

60

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

France, où la carte sert à visualiser un tableau de chiffres et à localiser la distribution

d’un phénomène, où les distances importent d’autant moins que le cadre cartographique

de la France est tellement connu des élèves qu’il peut servir lui-même de mesure. En

dehors de ces rares exceptions, l’échelle est figurée, même pour les projections mercato -

riennes, étant précisé qu’elle valent, dans ce cas, pour l’équateur.

Dans les manuels turcs, l’absence si fréquente d’échelle, fractionnelle ou

graphique, ou sous quelle que forme que ce soit, pose problème. Une explication

d’ordre technique ne vaut que pour les planisphères et autres cartes à très petite échelle :

les projections entraînant des déformations des surfaces représentées excluent toute

échelle précise, sauf sur un méridien donné. Mais les manuels français et certains

auteurs turcs la font figurer, avec les réserves qui s’imposent; et pourquoi dès lors ne

pas mettre d’échelle pour les aires plus petites et peu déformées? Il existe une

explication simple ou simpliste : la négligence. Cette explication, pour facile qu’elle

soit, ne peut être écartée totalement.

On peut aussi répondre partiellement par une question provocatrice : l’échelle

est-elle vraiment indispensable ? Beaucoup des cartes à petite échelle représentent des

aires incluant l’Anatolie (cartes de l’Eurasie, de l’Europe, de la Méditerranée). Il est

même difficile, à cause de sa situation au carrefour de grandes aires culturelles, de ne pas la faire figurer sur les cartes générales. Puisque la presqu’île se confond, sur une

grande partie de ses contours, avec les frontières maritimes de la république de Turquie,

celle-ci est, comme la France, toujours facilement reconnaissable sur quelque carte que

ce soit; il n’en est pas ainsi, par exemple, de la Hongrie ou même de l’Allemagne. Grâce

à sa forme caractéristique qui rend très aisé son repérage, l’Anatolie/Turquie est elle-

même l’échelle de la carte, et permet à l’élève d’apprécier la dimension d’un

phénomène, les distances représentées, etc.

Quelles que soient les causes de l’absence fréquente d’échelles, les cartes

restent, le plus souvent, lisibles et compréhensibles tant que l’Anatolie fait partie de

l’aire représentée. Les formes familières servent d’étalon, de la même manière que, sur

certaines cartes scolaires françaises (notamment, autrefois, celles des colonies), on

représente souvent dans un carton annexe “la France à la même échelle”. Le procédé est

plus parlant qu’une échelle, qu’elle soit graphique ou numérique 1.

Il équivaut exactement à celui qui consiste à placer une personne devant un

monument avant de le photographier, pour en donner la mesure, et la familiarité des

1 Un curieux petit atlas allemand, Deutschland und die Welt. Atlas für Beruf und Haus, Berlin, Im Verlag der Grünen Post, s.d. [vers 1930], propose un système intermédiaire : en plus de l’échelle proprement dite, la compréhension de chaque carte d’un pays étranger est facilitée par un segment représentant une distance familière; Berlin-Cologne, ou Cologne-Königsberg.

61

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

formes de la Turquie peut servir de palliatif à la négligence des auteurs. Cependant, cet

expédient disparaît lorsque l’Anatolie est hors du champ des cartes. Lorsqu’il s’agit de

régions peu familières, lorsque, comme en Asie continentale, le dessin de la côte,

souvent seul repère utilisable, est rejeté hors-champ, la compréhension de l’espace

représenté devient presque impossible sans échelle. Lorsqu’elle concerne ces aires

continentales, la carte scolaire turque souffre souvent d’une incapacité à faire

comprendre l’espace, faute d’un système quelconque rendant possible l’identification de

cet élément essentiel qu’est la distance. Ce défaut est encore aggravé par la faiblesse de

la représentation de l’orographie.

5 - La rareté des signes orographiques

Le compte des ouvrages ayant le souci de bien représenter l’orographie des

régions cartographiées est vite fait : seuls les manuels de la TTTC (1931-1934) donnent

systématiquement une figuration du relief (pl. 110). La plupart des autres cartes ont un

fond étrangement vide, comme s’il s’agissait de plaines uniformes. En sus des cartes de

la TTTC, une vingtaine seulement figurent des montagnes. Dans ces cas il s’agit

toujours, sans exception, des chaînes de l’Asie continentale : l’Himalaya (parfois), le

Tien-chan, l’Oural, et surtout l’Altaï. Les montagnes des régions originelles des Turcs

ont la préférence des auteurs, qui jugent leur représentation plus utile que celle des

chaînes des Balkans ou d’Anatolie. Et encore ces représentations sont-elles très ténues :

parfois un simple trait épais, grossièrement tracé, signale la chaîne. Le plus souvent, la

montagne est évoquée par son simple nom, sans recours à aucun signe.

Il faut beaucoup d’attention et d’imagination pour remarquer ces figurations de

montagnes, dans les rares cas où elles existent. Le seul cas de figuration claire et

efficace de l’orographie est un plagiat d’une carte de J.F. Horrabin : sur une carte de

l’expansion mongole sous Gengis-khan, l’auteur a représenté tous les massifs, non pas

par des traits imprécis, mais par un zonage de hachures, qui met en valeur obstacles et

couloirs de circulation (pl. 63) 1.

Dans le même ordre d’idées, les cartes signalant les déserts (nombreux dans

l’aire historique turque : Sahara, Arabie, Karakum et Kızılkum, Gobi) sont rares elles

aussi; la nature désertique de l’Arabie est signalée sept fois sur les cartes, huit fois pour

le désert de Gobi.

En l’absence d’échelle et de signalisation des montagnes et des déserts, les

cartes de certaines parties du monde sont incompréhensibles : on ne voit pas ce qui peut

1 OKTAY, Lise II, 1989, p. 212.

62

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

guider, motiver, empêcher ou faciliter les déplacements, migrations, conquêtes,

expéditions (pl. 69). Cette lacune est surtout sensible sur les représentations de l’Asie,

où, dès que la carte se veut un peu précise, on perd de vue le dessin des côtes qui est le

meilleur repère, et où le cloisonnement du territoire par des massifs particulièrement

élevés (et dont l’organisation n’est pas familière au lecteur) joue un rôle plus grand

qu’ailleurs.

Le meilleur exemple est fourni par les cartes des empires s’étendant sur l’Iran,

l’Afghanistan, la Transoxiane et la vallée de l’Indus : Huns blancs, Ghaznévides, grand

empire seldjoukide; un fond de carte blanc ne permet pas d’imaginer que le pivot de ces

Etats est l’ensemble montagneux afghan (pl. 84, 85, 87 et 92). Aucun signe n’indique la

barrière de l’Himalaya, aucune figuration ne suggère les principaux cols et points de

passages permettant de se rendre, par l’Afghanistan, de Samarcande à l’Indus. Ce sont

pourtant des voies bien souvent empruntées, d’Alexandre le Grand à l’armée soviétique.

De même, représenter la partie centrale du continent (Ferghana, Turkestan

chinois, Altaï) en se contentant de figurer les fleuves donne l’impression d’un espace

uniforme où l’on peut se déplacer n’importe comment, et où les empires peuvent

s’étendre sans contrainte. De telles cartes peuvent difficilement jouer leur rôle instructif,

c’est-à-dire faire comprendre pourquoi une société s’est fixée et étendue sur un territoire

donné.

6 - Le moule de l’Etat-nation

L’étude des mots et des signes de la carte fait apparaître quelques grandes

options conformes à l’historiographie turque en général. On peut déceler, à travers ces

informations complexes par leur nombre, des essais pour maîtriser les contradictions

inhérentes à l’histoire des Turcs. La première (histoire de la Turquie, ou histoire des Turcs), est sensible dans l’emploi préférentiel du mot Anatolie : on ne cherche pas - ou

plus - à prouver que l’Anatolie était turque avant les Turcs. Mais admettre la mobilité

des populations turques dans le passé devrait amener à concevoir des cartes représentant

cette mobilité même. Or, ce n’est guère le cas dans le corpus. On a constaté la fréquence

de mots et de signes évocateurs de stabilité, et l’idée de mobilité vient plus de la variété

et de l’immensité des champs représentés par les cartes, comme nous le verrons ensuite,

que des signes et des mots. La succession des cartes montre des états successifs, mais

non les processus qui provoquent les changements et les bouleversements.

On a rencontré aussi, au cours de cet examen, les préoccupations des auteurs de

manuels qui appartiennent à l’école historiographique nationaliste, partiellement mise à

63

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

contribution par les organismes officiels de l’Etat turc (la Société turque d’histoire, et,

aujourd’hui, la Haute fondation Atatürk, AKDTYK). La doctrine qui apparaît en

filigrane dans les cartes est continuellement exprimée depuis des décennies : insistance

sur la notion d’Etat, camouflage du caractère impermanent des organisations étatiques

des peuples turcs, insistance sur la grandeur et l’étendue.

Les choix sémiologiques - conscients ou non - faits par les auteurs sont

particulièrement aptes à la représentation d’un type de construction géopolitique, l’Etat-

nation. En effet, un territoire, entouré d’une frontière nette, organisé par et pour un

peuple (et un seul) requiert pour sa représentation très peu de signes, et seul un Etat-

nation moderne peut être figuré ainsi : une limite linéaire, entourant le nom d’un peuple,

le tout étant dénommé “Etat”.

Les auteurs turcs, dans l’ensemble, ont renoncé à représenter autre chose que

l’étendue d’un phénomène; les cartes économiques sont rares : trois d’entre elles

concernent la route de la soie, cinq autres les routes commerciales dans les mondes

seldjoukide et ottoman. Aucune carte ne tente de représenter d’autres faits

économiques. Le fait culturel est entièrement absent du corpus. Plus important encore,

aucune carte ne prend en considération le fait ethnique, comme si chaque “Etat”, chaque

“empire” représenté était uninational. L’exemple le plus frappant est celui de l’empire

ottoman : rien sur les cartes ne suggère les différents groupes nationaux ou religieux, ni

même les limites des provinces administratives. Il n’y a rien de tel non plus sur les

cartes d’autres empires (mongol, seldjoukide, ghaznévide).

Tous ces Etats du passé sont vus à travers le prisme de l’Etat turc actuel, qui

cherche lui aussi à masquer les différentes appartenances ethniques. Le système de

signes utilisé révèle un choix idéologique et tente de couler a posteriori les formations

politiques de toutes les époques et de tous les domaines de l’histoire des Turcs dans le

moule de l’Etat-nation, mono-ethnique, et où la souveraineté s’exerce sans partage et

uniformément sur tout le territoire circonscrit par la frontière. On dirait qu’il y a un

refoulement de l’idée d'Etat multi-ethnique, dû peut-être à l’échec de l’empire ottoman

au XXe siècle et à l’opprobre qui a pesé sur sa mémoire.

D’autre part, le choix du système de signes ne permet pas d’évaluer

visuellement, sur les cartes, la profondeur, l’enracinement d’un système politique, d’un

phénomène culturel, linguistique, religieux. Dans ce cas, si l’on veut mettre en valeur

l’Etat représenté, suggérer une idée de solidité, de puissance, que peut-on faire sinon en

exagérer autant que possible l’étendue? C’est pourquoi la carte historique turque a pour

seul objet véritable la surface. Son seul propos est de montrer une étendue et ses limites,

64

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

et la seule évolution qu’il est possible de figurer est l’agrandissement ou le

rétrécissement. Il est vrai que c’est justement le domaine de prédilection de la carte;

c’est, peut-on dire, ce que la carte peut faire le plus facilement et le plus clairement.

Mais ce corpus forme une importante série de cartes où la frontière est assez

souvent le seul signe. Ceci peut jouer un rôle dans le caractère répétitif des cartes, à

travers une même collection et à travers les décennies. Si l’on ne représente que les

frontières, quelle est la place de la variation, de l’originalité, de la recherche graphique ?

Dans certaines collections, les cartes de l’Egypte des Toulounides, des Ikhchidides, des

Ayyoubides, des Mamelouks sont presque interchangeables (pl. 97). Il en est ainsi pour

les cartes des empires huns d’Asie et celui des Turcs célestes ou des Mongols.

La seule ressource des auteurs, alors, est de faire varier l’étendue, dans un sens

le plus souvent maximaliste. Le phénomène n’est pas limité à une expression scolaire;

les cartes de Yılmaz Öztuna, dans la Türk Ansiklopedisi et dans ses ouvrages

historiques, en sont le meilleur exemple : ne pouvant cartographier la réalité profonde

de la présence ottomane en Afrique du nord, Y. Öztuna préfère exagérer démesurément

son étendue en englobant la moitié du continent. C’est un exemple limite, mais non

marginal, puisqu’il a été repris dans certains manuels scolaires.

Les mots et les signes des cartes de l’empire ottoman révèlent des sentiments

contradictoires : la grandeur de l’empire ne peut pas ne pas être un sujet de fierté pour

tout Turc. On a rencontré au cours de ce survol des tentatives variées pour accroître

dans le souvenir le patrimoine des sultans, pourtant combien vaste. Mais le rejet du

passé ottoman par l’historiographie kémaliste conduit aussi à bien représenter le déclin

et la crise, pour mieux valoriser le sursaut du XXe siècle.

65

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

III - LES OMISSIONS

Il est des absences évidentes : l’Amérique, l’Afrique noire, l’Australie

n’apparaissent que sur les planisphères. Mais parmi les pays du continent eurasiatique,

seuls le Japon et l’Indochine ne sont jamais représentés isolément. Leur histoire est

externe, et ne concerne pas le monde turc 1. La seule aire, la seule civilisation étudiée

pour elle-même, est l’Europe, qui est l’objet de nombreuses cartes, surtout dans les

ouvrages de l’époque d’Atatürk et, pour l’Antiquité, dans les ouvrages d’inspiration

“humaniste”. Cela n’est pas étonnant, non seulement à cause de l’admiration de Kemal

pour l’Occident, mais plus simplement parce que les programmes des premiers lycées,

en 1910, avaient été calqués sur le modèle français. Dans une certaine mesure, le passé

de l’Europe vient encore se surajouter à ceux de l’Asie, de l’Anatolie, et de l’islam dans

le substrat de la mémoire collective des Turcs. On peut appréhender les cartes

concernant l’histoire européenne comme une volonté - ou un désir - de la Turquie d’y

participer, mais aussi comme une concession à l’européo-centrisme, certains historiens -

y compris turcs - considérant que l’histoire de l’Europe n’est pas celle d’une région

limitée du monde, mais bien l’histoire générale.

Les régions du monde apparaissent dans une série de cartes pour représenter une

situation à un moment donné de l'histoire, souvent un empire à son apogée, ou parce

qu'elles sont le siège de conflits (comme les Balkans). Dans tous les cas relevés

(excepté celui de l’Europe), il y a un rapport, établi par le discours du manuel, avec

l’histoire des Turcs, ou l’histoire musulmane. Mais, dans cette perspective, certaines

absences sont étonnantes.

La faiblesse ou l’absence de certaines représentations peut être en contradiction

avec la réalité historique communément admise, ou avec les ambitions affirmées par

l’Etat producteur du discours; inversement, les représentations lacunaires peuvent être

en concordance avec le discours d’ensemble.

Une représentation ne peut être jugée lacunaire que par rapport à son équivalent

sous une autre forme, ou dans un autre discours. Nous avons relevé, dans le corpus, cinq

cas d’absences ou de sous-représentation; pour deux d’entre eux, le caractère lacunaire

est mis en évidence par comparaison avec leur importance dans le discours politique

actuel; pour les trois autres, la faiblesse de la représentation révèle une réticence à

prendre en compte certains aspects du passé de la terre anatolienne.

1 Ou si peu; l’Indochine a été vassalisée par Kubilay, descendant de Gengis khan, qui a aussi tenté de débarquer au Japon. Mais ces épisodes ont-ils encore quelque chose à voir avec l’histoire turque? Cf M. ROSSABI, Kubilaï Khan, empereur de Chine, Paris, 1991.

66

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

A - Deux contrastes entre discours scolaire et discours politique

1 - L’Asie turcophone : une représentation lacunaire

La première lacune est paradoxale; elle concerne ce qu’on appelait autrefois le

Turkestan; jusqu’en 1993, il n'y avait, dans le corpus, qu'une seule carte représentant

son partage colonial par les Russes et les Chinois (pl. 72) 1. De même, il n’y a aucune

carte des républiques indépendantes qui s'étaient créées dans le Caucase et dans l'empire

russe après la révolution bolchevique (Tatarstan, Bachkirie, Crimée, Azerbaïdjan,

Turkestan, etc.). Cela tendrait à démontrer que l'intérêt pour l'Asie et le monde turc a

longtemps été plus affectif qu'historique, qu'il a plus servi les intérêts de la construction

nationale et identitaire de la république de Turquie que la connaissance de l'Asie

turcophone elle-même. Les textes des manuels sont conformes avec cette impression :

jusqu’en 1993, aucune leçon d’histoire contemporaine n’évoquait les républiques

indépendantes du Caucase (1917-1922), alors qu’elles furent voisines immédiates de la

Turquie.

En ce qui concerne l’Azerbaïdjan, on peut avancer deux hypothèses : la crainte,

à l’époque d’Atatürk et longtemps après sa disparition, de paraître panturquiste en

s’intéressant à l’histoire réelle (et non seulement mythique) d’un autre Etat turc, d’une

part; d’autre part, la crainte de nuire au prestige de la république de Turquie, en

évoquant le précédent de l’Azerbaïdjan, première république laïque musulmane de

l’Histoire, précédent qui risquait de porter ombrage au caractère prétendument pionnier

du kémalisme. Jusque 1993, cette lacune ne concernait pas que les cartes, mais aussi les

leçons des manuels. “Rome doit rester dans Rome” 2, et le kémalisme cherchait à passer

pour le premier mouvement républicain et laïc du monde musulman. Le public turc

actuel, qui redécouvre les “frères” d’Asie, ne peut trouver, dans le discours scolaire, que

peu de choses sur l’histoire des cinq ou six derniers siècles les concernant, non plus que

leur histoire récente. C’est un paradoxe important, mais qui est peut-être sur le point de

s’effacer.

1 "∑arkı Avrupa ve Orta Asyadaki Türk Memleketlerinin parçalanması, 1534-1892" [Le partage des régions turques de l'Europe orientale et de l'Asie centrale, 1534-1892], TTTC, Lise III, 1933, carte n° 11. Pour une bonne appréhension cartographique de cette question, on peut se reporter aux atlas

géographiques du XIXe siècle, et aux cartes hors texte de l’ouvrage de B. HAYIT, Türkestan zwischen Russland und China, Amsterdam, 1971.

2 Cf M. FERRO, L’histoire sous surveillance, 1985, p. 49.

67

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

En effet, comme on l’a vu à propos de l’apparition de nouveaux modèles, on

constate en 1993 un retour de la représentation de l’Asie turcophone. On trouve des

cartes cadrant l’espace compris entre la mer Egée et la Mongolie dans certains manuels

de géographie, sous le titre “Le Turkestan et les Etats turcs de la région” 1. En histoire,

on voit apparaître une carte des sultanats d’Asie intérieure avant leur conquête par la

Russie et par la Chine, dont le modèle avait disparu après l’époque d’Atatürk 2. Plus

significative encore est leur apparition, sous le titre “le monde turc”, à la dernière page

des manuels de certaines collections, en complément de la carte de la Turquie, et venant

s’ajouter aux autres symboles de l’Etat et de la nation (portrait d’Atatürk, hymne

national, drapeau, etc.) qui encadrent les textes des leçons (pl. 74) 3. Dans ce contexte, la

carte du monde turc joue un rôle clairement identitaire. Il s’agit d’un élément nouveau,

la prise en compte des territoires turcophones d’Asie dans la formation de la conscience

géographique des enfants turcs.

2 - Chypre

La seconde quasi absence concerne Chypre; le corpus ne contient aucune carte

représentant l’histoire de l’île. Chypre est, bien sûr, toujours présente sur les cartes

d'Anatolie, puisqu'on ne peut guère représenter l'une sans l'autre. Le sort de l'île n’est

signalé qu’incidemment lorsqu'elle change de mains, comme c’est le cas pour la

conquête par les Arabes (et, parfois, une flèche signale qu'elle servit de base arrière pour

les sièges de Constantinople) 4. Mais les ouvrages qui signalent l'existence du royaume

latin de Chypre (1192-1489) sont rares 5. Les cartes n’expliquent pas non plus ce qu'est

devenue l'île entre 1489 et 1570, alors même qu'elle apparaît sur les cartes de l'empire

du temps de Murad et de Mehmet le Conquérant, sans que l'occupation vénitienne ne

soit précisée 6. En conséquence, lorsque l'île est conquise par les ottomans en 1570-

1571, on ne sait pas très bien à qui elle appartenait auparavant. Enfin, l'occupation de

Chypre par l'Angleterre en 1878 n'est signalée qu'occasionnellement.

1 “Türkistan ve buradaki Türk Devletleri”, ∑AHIN, Millî Cofirafya, Ortaokul I, 1993, p. 46.2 KARA, Ortaokul II, 1993, p. 199, sous une appellation curieuse : XVIII. ve XIX. yüzyıllarda

Rus ve Çin geniÒlemesinden önceki devletler [Les Etats [qui existaient] avant l’expansion russe et

chinoise aux XVIIIe et XIXe siècles].3 ∑AHIN, o.c., et KARA, Tarih, Ortaokul I-II, 1993. Voir chapitre 8, II.4 Cf par exemple, SANIR et al., |lkokul IV, p. 209, et MERÇIL et al., Lise II, 1990, p. 228. Ainsi que

UNAT, Tarih Atlası, carte n° 22.5 Cf TTTC, Lise III, 1933, carte n° 1; UFIURLU-BALCI, Lise II, 1989, p. 79; cet ouvrage, ainsi que

l'atlas de Dafitekin, sont les seuls à signaler, sur la carte, les dates de la création et de la chute du royaume. 6 Sauf dans l'atlas de KURTULUÒ, carte n° 23.

68

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Or, Chypre est tout de même un lieu hautement revendiqué par la turcité; elle a

justifié en 1974 la seule aventure militaire expansionniste de la république de Turquie,

approuvée par les dirigeants de tous partis. Le passé de l'île pourrait d’ailleurs être

exploité par le discours nationaliste turc; certes, Chypre a été moins longtemps

ottomane que latino-vénitienne, mais le fait qu'elle n'ait plus jamais été grecque

(byzantine) depuis 1192 pourrait aussi bien, aujourd’hui, être monté en épingle même

dans le discours scolaire.

Cette discrétion doit peut-être être mise sur le compte de la prudence, à cause de

la crise actuelle. Les cartes de 1931 sont, en effet, plus explicites sur les appartenances

successives de l'île. On peut aussi imputer cette absence au temps de latence nécessaire

entre l’événement et sa représentation dans les manuels : le récit historique ne

s’aventure guère au-delà de la mort d’Atatürk (1938) et la seconde Guerre mondiale

elle-même est évoquée bien superficiellement. Mais cela donne l'impression que,

malgré l'importance de la question chypriote dans les relations extérieures de la

Turquie, l'île n'a pas, du moins dans le discours proprement historique, la charge affec-

tive qu'on trouve pour l'Asie turcophone ou les Balkans.

Les rares cartes de Chypre incorporées dans les leçons figurent dans les manuels

de géographie, dans les chapitres sur les voisins de la Turquie. Si, en 1985, une leçon

sur la “République turque de Chypre du nord” (KKTC en turc) apparaît dans un manuel

de géographie 1, la carte correspondante n’est que physique et ne comporte pas la “ligne

verte” qui sépare les parties turque et grecque. Il faut attendre 1992 pour qu’apparaisse

une carte délimitant cette KKTC, que la Turquie est seule à reconnaître 2. Les

différences entre les deux cartes sont intéressantes : on passe d’une carte physique

(1985) à une carte politique (1992). Mais sur cette dernière, les montagnes de la partie

turque (les monts BeÒparmak) sont seules figurées, alors que celles de la partie grecque

(les monts Karlı), plus importantes, sont ignorées, faisant de cette zone une sorte de

non-lieu 3. Au stade le plus récent de cette évolution (1993) une leçon est apparue, à la

fin du programme d’histoire des collèges (2e année), portant sur “Le monde turc au

XXe siècle”. La première partie concerne Chypre, et comporte parfois une carte de l’île,

distinguant les deux parties sous les appellations de KKTC et de Rum kesimi (“partie

grecque [de l’île]”) 4.

1 |ZBIRAK, Liseler için Cofirafya II, pp. 154-157.2 MEB, |lkokul V, 1992, pp. 115-116; ∑AHIN, Orta Okullar için Millî Cofirafya I, 1993, p.73.3 Une représentation exactement identique se trouve aussi dans KARABIYIK, |lkokul V, 1993, p.

91. Sur les regards réciproques des Grecs et Turcs de Chypre, lire A. BROSSAT, “Notre-Dame des minarets”, Les Temps Modernes, 521, 1989, pp. 58-93.

4 KARA, Ortaokul II, 1993, p. 196.

69

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Ces observations portent sur les cartes insérées dans les leçons des manuels. Or,

les ouvrages comportent depuis 1985, en hors-texte, une carte de la Turquie actuelle

avec son découpage administratif. Elle figure dans les manuels du ministère de

l’Education mais aussi dans quelque collections d’éditeurs privés. Elle fait partie d’un

appareil de symboles kémalistes, comprenant d’autres éléments, qui sera étudié dans un

chapitre ultérieur. La carte, dans ce contexte, est chargée du caractère sacré de ces

symboles de la république. Chypre n’y figure pas jusqu’en 1986 : le bord inférieur de la

carte officielle passe trop au nord (pl. 19). L’indépendance de la KKTC a été proclamée

en novembre 1983; Rauf DenktaÒ en devient le président en 1985, mais ce n’est qu’en

1987 que le bord de la carte glisse vers le sud pour inclure l’île dans son champ. Elle

n’apparaît donc jamais que partagée. Dans un premier temps (jusqu’en 1989-1990),

seule la KKTC est nommée et qualifiée de “république”, le reste de l’île n’ayant ni nom

ni qualité (pl. 20). Ce n’est qu’en 1992 que le sud est appelé “partie grecque” (ou, dans

un seul cas, “gouvernement grec”) “de Chypre du sud” (pl. 21) 1.

Chypre échappe au traitement ordinaire, car ce n’est pas un territoire comme un

autre. L’île est représentée comme annexe de la république de Turquie, et pendant

quelques années sa partie sud a été montrée comme un non-lieu. Les diverses

vicissitudes et les formes de son apparition sur la carte peuvent être successivement

interprétées comme une volonté, d’abord, de ne pas soulever le problème (Chypre non

figurée); puis de signifier la reconnaissance de la KKTC par la Turquie, d’abord en

niant l’existence d’un Etat indépendant dans la partie sud, puis en nommant sa

composante ethnique (Rum, les Grecs), enfin en reconnaissant que la “partie” grecque a

une “administration” (yönetim) et non pas encore un “gouvernement” (hükümet). L’examen du contexte sémiologique dans lequel est représenté l’ensemble

Turquie-Chypre fait apparaître encore mieux le caractère vraiment très particulier de

l’île. Jusque 1990, la carte de la Turquie ressemble à celle d’une île. Les pays voisins

sont en blanc, à peine distincts des mers; ils n’ont pas de noms ni de frontières. La partie

nord de Chypre, au contraire, est nommée, et l’île entière figure, comme la Turquie, en

couleurs (pl. 19 et 20). En 1992, ce traitement particulier est subtilement modifié; les

frontières des pays voisins et leurs noms sont portés sur la carte; mais, alors que la

partie sud de Chypre était coloriée dans les éditions précédentes, elle redevient blanche

en 1992, comme les autres pays étrangers, le nord restant en couleurs, comme les

1 Kıbrıs Rum kesimi, puis Güney Kıbrıs Rum kesimi, enfin Güney Kıbrıs Rum Yönetimi. Voir par exemple, respectivement, MILLÎ EFIITIM BAKANLIFII, |lkokul V, 1992, p. 319; ∑AHIN-KAYA, Osmanlı Tarihi I, 1993, p. 5; SÜMER et al., Lise I, 1992, p. 272.

70

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

départements turcs (pl. 21). La sémiologie de la carte est claire; dans les représentations

scolaires officielles, la partie nord de Chypre est déjà annexée.

Figurant depuis 1986 parmi les éléments de l’appareil kémaliste des manuels,

l’île ne fait pas partie du corpus des cartes historiques. Mais, comme l’Anatolie, elle est

sacrée, parce que son image est incorporée aux autres éléments sacrés (Atatürk, le

drapeau, l’Anatolie) qui sont autant de symboles de la nation; elle est sacrée aussi parce

que son contrôle a justifié une expédition militaire, donc le sacrifice de milliers de

combattants Turcs, qualifiés de héros (kahraman) et martyrs (Òehid).

Le cas de Chypre et celui de l’Asie turcophone sont très intéressants. Chypre est

presque totalement absente du corpus de cartes. L’Asie est au contraire très présente,

mais reléguée aux représentations du passé ancien ou médiéval. Mais dans les deux cas,

il y a une sorte de renonciation à représenter la réalité récente. L’Asie turcophone, dans

laquelle le passé turc est profondément enraciné, est représentée justement pour ce

passé ancien, et le passé récent n’intéresse plus parce que le kémalisme a pris ses

distances avec toute forme de panturquisme. Le cas de Chypre montre à quel point un

lieu qui n’a joué qu’un rôle marginal dans l’histoire turque, et qui semble, d’après le

discours des leçons, avoir une moindre portée affective que l’Asie, a pourtant été

l’objectif de la seule aventure militaire de la république de Turquie. L’ajustement entre

les représentations cartographiques et la volonté politique a nécessité un temps de

latence, mais l’inadéquation temporaire entre les deux formes d’expression a été

compensée par un discours cartographique scolaire hors-texte, qui prend justement plus

de valeur parce qu’il est en-dehors et au-dessus des leçons d’histoire. Dans le texte des

leçons, le cas de Chypre rejoint un discours beaucoup plus général, celui de la

dénonciation de l’ennemi grec, qui se fait sous des formes textuelles plutôt que

cartographiques.

Finalement, en 1993, Chypre et le “Turkestan” se rejoignent dans les pages de

garde des manuels pour former, autour de la Turquie, un “second monde” turc, une

enveloppe territoriale qui sera probablement amenée à jouer un rôle dans la conscience

géographique.

Il est intéressant de comparer cette quasi-absence de Chypre avec le traitement

réservé à la Crimée, territoire presque symétrique par rapport à l'Anatolie et beaucoup

mieux représenté : certaines cartes de l'Anatolie seldjoukide font faire à la frontière nord

71

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

un détour englobant la Mer noire et la Crimée 1, ou représentent celle-ci sous forme d’un

carton annexe (pl. 15) et la presqu'île, ou la côte nord de la Mer noire, font de temps à

autre l'objet d'une carte séparée (pl. 31, second exemple). Est-ce le résultat de la forte

proportion de Tatars et de Turcs d'origine russe parmi les historiens officiels de la

première moitié du siècle ?

B - Trois prises en compte très partielles du passé anatolien

1 - Les Etats latins

Les cartes turques sont tout aussi discrètes sur la présence chrétienne dans leur

aire. Il n’est pas étonnant que les Etats ou principautés arméniennes ne soient guère

cartographiés. Mais de plus, les Etats latins d'Orient sont très rarement représentés (pl.

123 et 126) 2. Un seul atlas laisse apparaître un hiatus entre l'occupation de la Syrie par

les Seldjoukides (1094-1117) et par les Ayyoubides (1174-1250) 3. Rien n'explique cette

discontinuité. Or, deux Etats latins font partie du passé de la Turquie actuelle : la

principauté d'Antioche (Antakya), et le comté d'Edesse (Urfa), sans parler du royaume

arménien de Cilicie (plaine de la Çukurova, dans la région d’Adana) 4. Cette absence des

principautés latines du Proche-Orient procède peut-être de l’influence de

l’historiographie arabe traditionnelle, qui considérait l’aventure des Croisades avec un

certain dédain et ne lui accordait guère d’importance. On ne relève, en effet, chez les

historiens et chroniqueurs arabes du Moyen-Age, aucune curiosité pour les Francs “qui

sont arrivés comme une famine, un tremblement de terre ou une épidémie, et furent

subis comme un fléau de Dieu 5”. Une telle influence de l’historiographie arabe,

1 Cf la curieuse carte de l'ouvrage de KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 93, et celle de TURHAL, Lise II, 1989, p.104, qui font de l'Anatolie et de la Mer noire un bloc indissociable; les cartes, dont la moitié nord est occupée par la Mer noire, donnent une impression de vacuité, corrigée dans la nouvelle édition de 1992 de SÜMER et al. (Lise I, p. 228) par le resserrement du cadre autour de la masse anatolienne et l’emploi d’un carton pour figurer la Crimée.

2 Il existe de rares cartes représentant les Etats latins de la Méditerranée orientale (la Morée, Chypre, Rhodes) : “Türklerin Rumeliye geçtifii senelerde Balkanlar ve Anadolu”, in EMIN ALI, Umumî Tarih II, 1930, p. 227; et MUMCU et al., Lise II, 1990, p. IV de couverture. Voir les mentions “Royaume latin” (Latin krallıfiı) et “Royaume grec de Nicée” (|znik Rum krallıfiı) sur la carte de SÜMER et al., Lise I, 1992, p. 228 (pl. 15).

3 UNAT, carte n° 27 (Anadolu Selçukluları).4 On trouvera dans l'ouvrage de R. GROUSSET, L'empire du Levant, de bonnes cartes du royaume

de Chypre (pp. 344-345), des royaumes francs (pp. 200, 207, 216, 248, 275) et du royaume arménien de Cilicie (pp. 392-393).

5 F. GABRIELI, “The Arabic Historiography of the Crusades”, in B. LEWIS, P.M. HOLTS (éd.), Historians of the Middle East, 1962, pp. 98-107.

72

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

toutefois, ne se vérifie pas pour les expéditions croisées, cartographiées dans tous les

manuels; les textes des leçons les concernant se ressentent plutôt de l’influence

occidentale, en faisant valoir les causes économiques et sociales des expéditions, tandis

que le discours nationaliste actuel ressasse le souvenir des Croisades comme un

traumatisme qui n’est visiblement pas effacé.

2 - L’Arménie

La cartographie du fait arménien est conforme à l’historiographie officielle.

Néanmoins, l’Arménie ou les Arméniens sont mentionnés sur quelques cartes : par deux

fois, les manuels de l’époque kémaliste situent des Ermeni, dans l’empire romain, et en

Cilicie sur une carte du royaume ayyoubide 1. En 1976, on trouve Ermeniya sur une

carte de l’empire romain, et Ermenistan sur une carte de l’“empire musulman” 2; enfin,

Armenia sur une carte de l’époque hellénistique 3. Le nom même de l’Arménie et des

Arméniens (respectivement, en turc actuel, Ermenistan et Ermeni[ler] ) ne semble pas

fixé. Y a-t-il une signification à ces rares occurrences? On voit qu’elles ne sont pas

réservées à une époque de l’édition scolaire, ni à la représentation d’une époque

historique. Plus que ces occurrences, c’est leur rareté même qu’il faut souligner, par

rapport à la fréquence d’apparition d’autres peuples dans le passé anatolien.

Le traitement graphique du fait arménien est plus intéressant et plus signifiant. Il

faut distinguer ici la grande Arménie (sur le plateau anatolien, au nord-est de la Turquie

actuelle, lieu d’épanouissement d’un certain nombre de principautés ou royaumes

depuis l’époque romaine jusque 1071, et région riche en monuments qui témoignent de

ce passé) de la petite Arménie (la Cilicie jusqu’à Marache, royaume créé après la fuite

des Arméniens, consécutive à l’avancée des Turcs au XIe siècle). La première n’est pas

représentée du tout. La représentation de la seconde (la Cilicie) témoigne d’un embarras

perceptible.

Dans la représentation de l’Anatolie seldjoukide, on aurait pu ne pas tenir

compte de cette petite enclave, et hachurer l’ensemble de la région : les élèves

n’auraient certainement rien remarqué. Les auteurs ne l’ont pas fait. Ils ont, dans

l’ensemble, préféré respecter la réalité historique, mais seulement jusqu’à un certain

point : les cartes disent clairement que la Cilicie n’est pas turque à une période donnée

sans pour autant dire ce qu’elle est vraiment (pl. 15). Trois procédés sont utilisés; dans

1 Respectivement TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 21; et TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 36a.2 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, pp. 64-65; des mêmes auteurs, Lise II, 1976, pp. 32-33.3 AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 175.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

l’un, la Cilicie apparaît en négatif; les hachures délimitant le grand empire seldjoukide

ne s’étendent pas sur la Cilicie qui reste en blanc, et rien n’indique ce qu’il y avait là 1.

Le second procédé utilise lui aussi des hachures, qui représentent l’empire byzantin; la

Cilicie est recouverte du même signe zonal, ce qui signifie une appartenance à

l’empire 2. Enfin, le procédé le plus courant est moins précis, puisqu’il fait décrire à la

limite de l’Etat seldjoukide une vaste courbe à peu près parallèle à la côte, délimitant un

domaine intérieur seldjoukide, et un domaine côtier byzantin (pl. 87 et 107). La courbe

s’enfonce vers l’intérieur au niveau de la Cilicie, dessinant une poche un peu plus

profonde, englobant implicitement la région dans l’empire de Byzance 3.

Ainsi apparaît la fantomatique présence arménienne : même sur les cartes des

Croisades qui suivent de peu, dans le corpus, celles de l’Anatolie seldjoukide,

l’excroissance supposée byzantine en Cilicie disparaît. Pourtant, on verra

ultérieurement, au cours de l’examen du corps du texte des manuels, que les Croisades

sont l’une des occasions où l’on parle, discrètement, des Arméniens de Cilicie. Il faut

noter encore que le nom de l’Etat arménien actuel (Ermenistan) figure sur les cartes

officielles les plus récentes déjà examinées à propos de Chypre : l’Arménie, comme la

Géorgie, est l’un des voisins de la Turquie et apparaît forcément dans le champ des

cartes (pl. 21) 4.

3 - L’empire byzantin

Le passé de l’Anatolie a été byzantin pendant au moins cinq siècles, et la plus

grande ville turque actuelle, Istanbul, a été pendant un millénaire la capitale de l’empire

d’Orient avant d’être celle de l’empire ottoman. La strate byzantine, dans ce passé, est

plus importante et plus récente que les strates hittite, lydienne, ionienne. De telles

évidences doivent être rappelées pour souligner une quasi-absence : l’empire byzantin

est très peu représenté dans la cartographie historique turque.

1 SANIR et al., |lkokul V, 1988, p. 216; AKÒIT, Ortaokul 1, 1987, p. 84; TURHAL, Lise II, 1989, p. 104; KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 80.

2 YILDIZ et al., Lise II, 1989, p. 22.3 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 80 (carte identique dans DELIORMAN, Lise I, 1992, p.

181); TURHAL, Lise II, 1989, p. 27; MERÇIL, Lise II, 1990, p. 39; KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 38; MUMCU et al., Lise II, 1990, p. 21.

4 L’édition de 1992 du Büyük Atlas de F.S. Duran tient compte des Etats nés de l’écroulement de l’URSS. Mais une minuscule omission pourrait bien être encore un lapsus significatif; à la page 81 se trouvent les drapeaux de 160 pays du monde : il y a la Géorgie, l’Azerbaïdjan, la “république de Chypre du nord”, toutes les républiques de l’ex-URSS, mais pas l’Arménie, ni la république de Chypre.

74

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

a - L’empire de Justinien

Si l’on s’en tient aux titres des cartes, l’empire byzantin n’apparaît qu’à huit

reprises dans le corpus, à un moment unique de son histoire, le règne de Justinien (527-

565). Il s’agit d’une période de renaissance après le déclin de l’empire romain, d’une

reconquête partielle de l’Occident par l’Orient. Une seule carte propose une

représentation évolutive de l’empire aux VIe et Xe siècles 1. Sa représentation n’est pas

également distribuée dans l’ensemble des collections étudiées. On la trouve

régulièrement depuis les ouvrages pré-kémalistes et kémalistes, jusqu’à 1989 2, mais elle

disparaît complètement des collections récentes. On peut, comme dans d’autres cas,

proposer une raison simpliste : le contenu des manuels s’appauvrit de plus en plus, et,

par manque de place, on aurait éliminé des questions jugées mineures pour l’étude de

l’histoire turque. Mais, même si cette explication était juste, cela révèlerait le peu de cas

que l’on fait à l’histoire byzantine en Turquie.

Quant à expliquer pourquoi c’est le règne de Justinien qui a été préféré, on peut

émettre l’hypothèse de l’idéal impérial des sultans ottomans, qui ont créé un ensemble

présentant des similitudes avec l’empire de Justinien, et qui cherchaient à le ressusciter,

du moins à l’époque de Beyazıt 1er (1389-1402). On verra que les manuels les plus

récents sont explicites sur ce sujet; la leçon sur la prise de Constantinople évoque

toujours, depuis quelques années, la reprise de l’héritage impérial par le sultan Mehmet

le Conquérant.

b - L’empire, voisin discret des Turcs

Il serait pourtant très fallacieux de s’en tenir aux titres des cartes. Un inventaire

des occurrences des divers noms de l’empire byzantin sur la nomenclature des cartes

elles-mêmes révèle en fait une discrète omniprésence. Discrète, car, à part les cas

signalés, Byzance ne fait pas l’objet de cartes spéciales, et parce que le nom même de

cet Etat n’est presque jamais mis en valeur par la typographie : il faut parfois recourir à

une loupe pour s’assurer de sa présence.

La quasi absence de carte montrant les variations territoriales de l’empire

byzantin (sur le modèle de l’empire ottoman par exemple, par un système de plages de

couleurs ou de hachures) montre assez que les Turcs ne s’identifient pas à ce passé. Les

Byzantins apparaissent toujours comme voisins du sujet principal de la carte, même

1 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 216.2 Par exemple, KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 156; OKTAY, Lise II, 1989, p. 19.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

lorsqu’ils dirigent l’Anatolie. Comme le référent principal des cartes, le peuple turc,

vient de l’est, l’empire byzantin apparaît assez rarement en entier; sa partie orientale

figure souvent à l’extrémité ouest de la carte, seulement parce que l’on ne peut éviter de

l’y faire figurer, un peu comme ce morceau d’Allemagne qui se trouve forcément sur les

cartes de France. La partie occidentale n’apparaît que dans de très rares cas, sur des

cartes de l’empire carolingien 1. Etrangers toujours observés de l’Orient, les Byzantins

sont voisins et le plus souvent adversaires, successivement, des Huns, des Avars, des

Arabes et de l’islam, des Ghaznévides et surtout des Seldjoukides et des Ottomans.

A ce titre, leur passé ne leur confère nullement la qualité d’ancêtres, comme elle

a été reconnue aux Hittites depuis l’époque kémaliste. Les cas des Hittites et de

Byzance, deux puissances anatoliennes, illustrent le processus de choix ou de refus des

ancêtres. Si le passé anatolien constitue pour les Turcs une belle-famille, puisque c’est

un passé épousé, Byzance est un membre rejeté de la famille, car, contrairement aux

Hittites, cette puissance a été un adversaire. Elle semble, sur les cartes, une figurante,

toujours présente mais jamais vraiment actrice, toujours dans le champ, mais hors-sujet.

Car, sous des dénominations diverses (empire romain d’Orient, empire byzantin,

Etat Byzantin, Byzance), ce voisin est l’un des éléments les plus courants de la

nomenclature cartographique : environ un quart des cartes du corpus portent l’une ou

l’autre de ces mentions. Ainsi, des Huns d’Attila à Mehmet II, Byzance apparaît comme

l’élément stable de la région, qui survit vaille que vaille aux assauts pendant mille ans,

tandis que des Etats turcs apparaissent et disparaissent, se déplacent jusqu’à ce qu’ils

trouvent en Byzance/Constantinople un nouveau centre (pl. 16 et 107). Il faut observer

encore que la réticence générale à prendre en compte le passé byzantin de l’Anatolie

conduit, parfois, à ne pas nommer l’empire. Ainsi, il existe des cartes concernant le

monde turc asiatique ancien (antérieur au Xe siècle) dont le cadre inclut l’Anatolie.

Celle-ci y est alors désignée par son nom géographique, Anadolu. D’un point de vue

historique, ce parti-pris empêche de prendre conscience des relations qui existaient entre

le monde byzantin et l’univers turc de haute Asie (pl. 67, 75 et 82).

Bien qu’il ne soit pas mis en scène dans les cartes turques, c’est indirectement

que l’on assiste au déclin de l’empire byzantin, comme grande puissance

méditerranéenne, puis comme adversaire résistant à l’islam et finalement expulsé d’Asie

par les Turcs; le rétrécissement apparaît, en négatif, sur les cartes de l’expansion

ottomane en Roumélie, jusqu’à ce que son territoire soit presque trop petit pour être

représenté. C’est avec la naissance de la principauté d’Osman, et l’apparition de cartes à

1 TTTC, Lise II, 1931, p. 29; OKTAY, Lise II, 1989, p. 153.

76

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

grande échelle du nord-ouest de l’Anatolie, que l’empire byzantin réapparaît clairement

(type 1.1.2.1., pl. 26) tandis que sa fin, elle, donne lieu quand même à une cartographie

spécifique : la ville-empire de Byzance est représentée seulement au moment de sa mort,

en 1453 (sept occurrences) (type 1.1.2.3., pl. 28).

Tout aussi discrètement présent que Byzance, l’empire de Trébizonde (Trabzon)

apparaît sur les cartes avec l’installation des Seldjoukides en Anatolie. Les

dénominations sont diverses elles aussi : “empire romain de Trébizonde”, “empire”,

“Etat” ou “Royaume de Trébizonde”. Parfois encore, l’existence de cet Etat n’est que

suggérée par la représentation de ses frontières, de la même manière que les royaumes

arméniens de Cilicie.

Le plus intéressant est qu’on peut suivre, à propos de l’apparition de ce petit

“empire”, le glissement sémantique sur le mot “romain”. Dans l’expression “empire

romain d’Orient”, c’est le mot Roma qui est employé. Pour Trébizonde, on traduit

romain par rum. On sait que ce mot désignait, pour les Arabes, l’Anatolie, justement à

cause de sa longue appartenance romaine (comme dans l’expression “empire

seldjoukide de Roum”); aujourd’hui, en turc, le terme signifie “grec”, particulièrement

lorsqu’on veut désigner les Grecs de Turquie et de Chypre. Dans le cas de Trébizonde,

le mot est ambigu, mais il est très probablement compris par les élèves dans son

acception courante : grec.

C - Essai d’interprétation

Dans l’inventaire des omissions, l’Asie turcophone constitue un cas très

particulier : son absence, constatée seulement pour les époques les plus récentes de son

histoire, est d’autant plus frappante qu’elle est l’objet d’une très importante série de

cartes concernant l’Antiquité et le Moyen-Age. A la faveur de l’indépendance, en 1991,

des ex-républiques musulmanes soviétiques, qui redécouvrent leur passé turc et qui sont

reconnues comme républiques-sœurs par la Turquie 1, il n’est pas impossible que des

cartes concernant l’histoire récente de l’Asie intérieure apparaissent de nouveau dans

les manuels scolaires dans les années qui viennent. L’évolution de l’iconographie le

laisse présager, puisqu’en effet les manuels les plus récents (1992-1993) sont illustrés

de photographies de paysages turkestanais ou mongols, de scènes de la vie nomade en

Asie, d’objets provenant de fouilles réalisées en Asie intérieure, etc.

1 Cf notre article, “Les ‘Turcs de l’Extérieur’ dans Türkiye : un aspect du discours nationaliste turc”, CEMOTI, 14, 1992, pp. 31-52.

77

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

Le cas du Turkestan présente le paradoxe d’être bien représenté dans l’absolu,

mais à peine représenté pour les cinq derniers siècles. Il faut ajouter que l’absence

devient, en quelque sorte, matérielle : non seulement le Turkestan n’est plus le sujet des

cartes, mais il est hors-champ à partir des leçons sur le XIVe siècle. Le centre d’intérêt

se déplace, en même temps que les Turcs et l’histoire seldjoukide et ottomane, vers

l’ouest (Anatolie, puis Balkans) et le sud-ouest (monde arabe).

C’est tout le contraire pour les autres cas d’omissions. Avec Chypre, les Etats

latins, l’Arménie, Byzance, nous sommes en présence de régions anatoliennes ou

limitrophes de l’Anatolie, qui sont, de ce fait, dans le champ d’un très grand nombre de

cartes, mais ne sont pas nommées (dans le cas des trois premières) ou qui, dans le cas de

l’empire byzantin, est nommé sans être sujet de la carte. Ces quatre entités ont le point

commun de faire partie du monde chrétien. Elles représentent aussi le passé des deux

nations rivales, la grecque et l’arménienne, sur le sol anatolien, décrit dans les manuels

comme “l’éternelle patrie des Turcs”.

On est en présence d’un refoulement d’une partie importante du passé anatolien,

celle qui concerne les rivaux actuels, alors qu’au contraire, l’historiographie turque

propose une identification des Turcs avec le passé le plus lointain (les Hittites, les

Phrygiens, les Ioniens, qui ont presque toujours droit à une carte), processus

particulièrement commode en ce qui concerne les Hittites, puisqu’ils ne sont

revendiqués par aucun autre chauvinisme.

L’histoire de l’Europe est prise en compte et cartographiée dans les manuels :

mais seulement lorsque cette histoire est vue pour elle-même, extérieure, étrangère, ou

lorsque l’Europe subit des assauts du monde turc (invasions du haut Moyen-Age,

Ottomans), mais jamais lorsqu’elle s’avance (sous la forme de la religion chrétienne)

vers l’Orient. Les assauts des Croisés sont cartographiés, mais comme s’ils n’avaient

jamais donné naissance à des Etats durables en Orient; les Arméniens sont présents dans

le texte des leçons, mais leurs Etats ne figurent pas sur les cartes, comme s’ils n’avaient

toujours été qu’une ethnie dissoute dans les autres Etats de la région; enfin Byzance

n’est perçue qu’à travers sa chute de 1453, comme un organisme décadent dès ses

débuts, né de la décadence romaine, qui devait nécessairement disparaître, et qui ne

pouvait laisser de trace durable en Anatolie.

En somme, les omissions les plus importantes du corpus de cartes sont peut-être

destinées à faire oublier que l’Anatolie a un fort passé chrétien et surtout un passé qui

appartient aux deux nations rivales des Turcs. En cela, le discours cartographique

78

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

rejoint entièrement le discours textuel des leçons, où l’appartenance de l’Anatolie au

monde turc est considérée et présentée comme un fait prédestiné, un accomplissement,

une nécessité pour la réalisation des diverses missions des Turcs dans l’histoire :

protéger l’islam des attaques de l’Occident, et jouer un rôle d’intermédiaire entre

l’Europe et l’Asie.

79

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

IV - TYPOLOGIE ET CLASSIFICATION

A - La typologie adoptée

Classer les cartes historiques en fonction de l’époque représentée aurait abouti à

un récit historique les paraphrasant, et porter trop d’attention au déroulement de

l’histoire pouvait conduire à masquer les particularités de la cartographie elle-même. Il

était préférable de brouiller l’ordre chronologique.

Un classement en fonction du cadre présente l’intérêt d’attirer l’attention non sur

le sujet mais sur la perception du sujet. Lorsqu’on veut représenter cartographiquement

un phénomène historique, il faut en choisir le cadre spatial. En rapprochant les cartes

cadrant le même champ, ou un champ semblable, on ne refait pas un récit

cartographique de ce territoire; on souligne la façon dont le territoire apparaît dans la

vision du monde des auteurs, dans leur histoire, dans leur champ de vision : les

moments d’apparition, liés aux événements représentés, sont significatifs d’une vision

précise du territoire considéré.

On peut évoquer d’emblée quelques exemples.

Nous verrons que l’Espagne n’apparaît qu’à un seul moment de son histoire

dans la cartographie historique turque, le Moyen-Age musulman. Cela fait partie d’un

ensemble de faits signifiant que, dans une certaine mesure, les historiens turcs intègrent

le passé arabo-musulman comme leur passé. On a vu que l’Asie intérieure disparaît des

représentations cartographiées après Gengis khan : cette absence de représentation

d’une vaste aire turcophone aux époques récentes doit être expliquée et interprétée.

Dernier exemple, les époques pour lesquelles on utilise le cadre proprement anatolien

pour représenter l’histoire turque sont peu nombreuses, et leur rapprochement est

intéressant et significatif. On pourrait en dire autant des représentations des Balkans, de

l’Egypte (et nous verrons que la représentation de celle-ci se limite très rarement à la

vallée du Nil), de l’Inde, etc.

La classification des cartes selon des critères territoriaux permet d’avoir un autre

regard sur l’histoire cartographiée; chaque carte est, en effet, au croisement de trois

éléments : l’événement historique, le territoire où il se déroule, et la vision de l’auteur

(et on peut considérer la carte à la fois comme l’œuvre d’un auteur particulier, et le

produit d’une vision collective, culturelle ou étatique); elle permet de rapprocher les

époques, et d’affiner la notion de vision du monde : on peut en tirer une vision du

monde secteur par secteur.

80

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

B - La classification.

On peut distinguer quatre groupes définis non par leur étendue ni précisément

par les zones couvertes, mais par les notions de centre et de périphérie : les cartes

mettant en scène l'Anatolie et sa périphérie (immédiate ou lointaine); les cartes

représentant l'Eurasie ou une partie centrale de ce continent dont le centre fut le cœur du

monde turc; les mondes périphériques orientaux (Arabie, Iran, Afghanistan, Inde); enfin

les mondes périphériques occidentaux (Europe).

1 - Représentations à partir d’un centre

a - Le monde centré sur l’Anatolie (type 1., pl. 2 à 4, 14 à 44)

Le choix de l’Anatolie pour définir la première catégorie s’impose : c’est le

cadre géographique de la Turquie actuelle. C’est là que sont produites les cartes, et c’est

de là que part la vision de l’historien. Quelle que soit l’importance historique, politique,

affective qu’on donne à une Asie intérieure que les Turcs appellent “mère-patrie”, il est

important de partir de la Turquie réelle, actuelle, et non pas d’un point d’origine centre-

asiatique qui a, certes, une réalité, mais est aussi une construction imaginaire. Cette

catégorie représente plus du tiers du total; c’est le signe que les Turcs, aujourd’hui,

voient bien le monde à partir de l’Anatolie et non de l’Asie intérieure, comme le

voudrait une petite frange du courant nationaliste.

On a regroupé les époques et les zones où l'Anatolie (dans une acception

souple : le territoire turc actuel, incluant Istanbul/Constantinople) est un centre politique

de commandement; le premier groupe inclut

- les cartes centrées, au sens propre, sur l’Anatolie;

- des cartes où l'Anatolie n’est pas forcément au centre, mais qui représentent

une époque où elle exerce une tutelle sur les territoires cartographiés;

- enfin, des cartes, assez nombreuses, où l’Anatolie ne figure pas : celles de la

Crimée, ou des Balkans, par exemple, pour les époques où ces régions dépendent du

centre turc (les cartes figurant l'avancée ou le recul de l'empire ottoman dans les

Balkans sont très nombreuses). Ces deux régions du monde ne sont représentées, en

effet, que parce qu'elles forment la périphérie de l'Anatolie et parce qu'elles figurent

dans le champ d'action de la politique turque ou ottomane.

81

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

b - Le monde centré sur la haute Asie (type 2., pl. 5 à 7, 45 à 83)

La deuxième catégorie est plus facile à définir : c’est le continent eurasiatique

présenté comme un ensemble, et les cartes plus détaillées de la partie centrale du conti-

nent (la vaste zone s’étendant de la mer d’Aral au lac Baïkal), en excluant les

représentations des entités politiques qui, justement, se partagent ce centre depuis une

périphérie (empire d'Alexandre, empire russe ou soviétique, Chine). Ce sont des

représentations d'un centre géographique lorsqu’il coïncide avec un centre politique.

Ces deux premières catégories (types 1. et 2.) correspondent à des centres :

centre réel, actuel, de la vision turque du monde pour la première; point d’origine à la

fois historique et mythique pour la seconde. Le caractère bi-centré de la culture

historique turque est important dans la mémoire collective. Beaucoup d’historiens turcs

(et les auteurs de manuels scolaires) utilisent, depuis l’époque kémaliste, l’expression

anavatan ou anayurt (mère-patrie) pour désigner l’Asie intérieure : la mère-patrie, dans

cette vision, est distincte de la patrie actuelle. Depuis la fin de 1991, on observe

l’apparition d’un terme jumeau pour désigner la Turquie : atayurt, littéralement père-

patrie, ou patrie au sens étymologique. On a probablement ressenti que l’utilisation du

mot mère-patrie pour un pays étranger avait quelque chose de dévalorisant pour la

Turquie, et l’invention de ce concept de père-patrie a été ressentie comme nécessaire

pour rétablir l’équilibre 1.

2 - Les périphéries

Les catégories suivantes sont définies par leur extériorité aux deux cœurs du

monde turc, même si elles ont fait partie, à une époque donnée, réellement ou

prétendument, de la turcité.

a - Périphéries orientales (type 3., pl. 8 à 11, 84 à 110)

La troisième catégorie est la plus imprécise, car elle comprend, entre autres, le

grand empire seldjoukide et l'empire timouride, centrés plutôt sur le sud-ouest du

continent asiatique mais dont les relations avec la Transoxiane et avec l’Anatolie sont

1 Depuis novembre 1992, le ministère turc de la Culture édite une revue intitulée Türk Dünyası (Le monde turc), sous-titrée Anayurttan Atayurda (De la mère-patrie à la père-patrie). Continuant de filer la métaphore, la presse nationaliste qualifie parfois de yavruvatan (bébé-patrie) la “République turque de Chypre du nord”) (Türkiye, 31 août 1994).

82

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

étroites. Leur point commun est que ce sont des territoires que les Turcs actuels

estiment avoir dirigés, mais à des époques et dans des ensembles territoriaux où le

pouvoir ne se situait ni en Anatolie, ni en Asie centrale. On a conscience du caractère un

peu arbitraire du classement, dans cette catégorie, de l’empire timouride, dont le centre

politique était Samarcande. Mais cette ville était très excentrée par rapport à l’empire de

Tamerlan, qui recouvre un ensemble bien plus irano-afghan qu’aralo-caspien.

D’ailleurs, le fait de considérer comme un ensemble les cartes représentant les empires

d’Alexandre, sassanide, seldjoukide, timouride, incite à une redéfinition du concept

d’Asie centrale. L’expression apparaît impropre, car le destin de cette région (la

Sogdiane et la Bactriane des anciens) a toujours été lié, jusqu’à sa conquête par les

Russes, au plateau irano-afghan. Elle a été sous l’influence des pouvoirs qui

gouvernaient le plateau iranien, ou inversement, sous Tamerlan, a exercé la direction du

monde irano-afghan.

L’espace de la conquête arabe, décalé vers l’ouest par rapport au précédent, est

lui aussi périphérique, bien qu’il ait été presque entièrement absorbé par l’empire

ottoman. Dans le discours scolaire, les Turcs sont invités à s’identifier à ce passé de la

conquête, celui des Arabes. C’est un troisième passé (d’ordre religieux) qui s’ajoute à

celui de l’Asie (d’ordre ethnique) et à celui de l’Anatolie (d’ordre territorial).

Un espace méditerranéen oriental très spécifique est bien représenté. Il inclut

l’Anatolie, le Cham (Syrie-Palestine) et l’Egypte. Ces cartes figurent deux moments

historiques : l’Antiquité égyptienne et hittite, mettant en valeur leur simultanéité; et les

formations “turco-égyptiennes” médiévales (dynasties toulounide, ikhchidide,

ayyoubide, mamelouke). Leur comparaison met en valeur un espace nord-sud, qui inclut

souvent la mer Noire et la Nubie, et la dépendance, fréquente au cours de l’histoire,

d’une périphérie sud-anatolienne (Cilicie et région d’Antep/Aïntab et Urfa/Edesse) à

l’égard d’un centre situé en Egypte.

Dans quelle catégorie faut-il mettre l'Espagne ? Elle n'est représentée qu'en tant

que partie du monde musulman, périphérie très occidentale d'un monde oriental. Pour

souligner ce paradoxe, faute de mieux, nous avons maintenu l’ambiguïté en évoquant

les cartes de l’Espagne à la fois au cours de l’examen des cartes des périphéries

orientales, et à l’issue de l’examen des cartes concernant la catégorie suivante, l’Europe.

b - L’Europe (type 4., pl. 12 à 13 bis, 111 à 130)

83

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

La quatrième catégorie comporte surtout l'Europe, qu'elle soit considérée

comme une périphérie du monde turc ou musulman (empire Hun occidental, avancée

arabe au sud : type 4.1.) ou représentée pour l'étude de son histoire propre (type 4.2.).

C - Une vision presque mondiale

Le tout donne une impression de très vaste dispersion qui contraste fortement

avec les représentations de l'histoire de certains peuples dont le cadre géographique est

stable : c'est le cas de l'histoire arménienne, solidement amarrée aux hauts plateaux de

l'Anatolie orientale; ou de l’histoire iranienne, au cadre plus large, mais presque fixe.

Les Turcs, au contraire, représentent leur histoire sur une scène presque mondiale,

s'étendant "de l'Adriatique à la mer de Chine", et, pour l'époque ottomane, "sur trois

continents". Outre cette représentation de leur passé asiatique, les Turcs prennent en

compte une partie du passé pré-turc de l'Anatolie, et le passé de l'islam.

Les cartes reflètent ces grandes orientations de l'historiographie nationale,

l'Anatolie étant le lieu de synthèse de ces trois passés. Les cartes d’assemblage des

représentations produites par le discours historique turc (pl. 1, 2, 5, 8, 12) montrent que

l’ensemble du continent est couvert. Dans la première catégorie de cartes, l’aire

concernée comprend non seulement le domaine ottoman au sens communément admis,

mais aussi la moitié nord de l’Afrique, puisque la carte dont le champ est le plus vaste

est du type préconisé par Yılmaz Öztuna. Si l’on exclut cette représentation, somme

toute marginale, on est frappé par l’harmonie du schéma d’assemblage (pl. 2). La partie

originelle de l’empire ottoman en occupe le centre, et les cartes sont bien distribuées

selon le critère des échelles utilisées : le cœur historique à grande échelle, l’empire à

petite échelle, avec une bonne présence de cartes à échelles intermédiaires concernant

les époques seldjoukide (l’est anatolien) et surtout ottomane (mer Noire, Balkans,

espace balkano-anatolien). Seule l’Anatolie, champ le plus fréquemment représenté,

concerne à la fois l’Antiquité (époque hittite), le Moyen-Age (époque seldjoukide) et

l’histoire contemporaine (république de Turquie); elle n’est jamais représentée

isolément pour l’époque ottomane, ce qui traduit une vigoureuse réalité historique.

L’assemblage des cadres de la deuxième catégorie (pl. 5) produit une image

moins harmonieuse, moins équilibrée; tout d’abord, la grande échelle en est absente, et

le plus petit champ couvert (type 2.2.1.4.) mesure plus de 3000 km d’est en ouest. C’est

la très petite échelle qui prédomine, concernant les deux types les plus fréquents

(Eurasie entière et Eurasie amputée de ses péninsules). L’assemblage illustre bien

l’ambiguïté de l’expression “Asie centrale” : les cadres qui incluent dans leur champ le

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

centre géométrique, la haute Asie des steppes, sont en forme de bande allongée de la

mer Caspienne à l’océan Pacifique, ou bien ne concernent que la partie occidentale de

cette bande, privilégiant la région aralo-caspienne par rapport à la région altaïque.

Les cartes de la troisième catégorie donnent une impression plus confuse que les

assemblages précédents, parce qu’elles concernent deux centres historiques et

géographiques : l’espace irano-afghan et l’espace arabo-musulman, qui se confondent

au centre de l’assemblage (pl. 8). On discerne une vague formation concentrique autour

de l’Arabie, qui se dilate pour former la plus grande carte de la série, couvrant toute

l’aire musulmane. Cependant, petites et moyennes échelles ne concernent pas le centre

historique de l’islam (si l’on exclut le plan des deux villes saintes), mais l’espace

périphérique à l’Anatolie, la Mésopotamie et le Cham, et les zones extrêmes que sont

l’Espagne et l’Inde. Le grand espace irano-afghan n’est jamais représenté en détail;

l’assemblage fait valoir plutôt une aire méditerranéenne orientale qui inclut la mer

Noire et la Nubie, concernant l’Antiquité mais qui retrouve une réalité politique pendant

une brève période de l’empire ottoman.

L’assemblage des cartes concernant l’Europe paraît banal à première vue (pl.

12); cependant, on doit constater une prééminence des cartes à petite échelle englobant

l’ensemble du continent. On peut y discerner les trois grands choix faits par les auteurs

concernant les limites orientales des cartes, passant au niveau du Bosphore, du Caucase

ou de la mer d’Aral. La fréquence de cartes à plus grande échelle ne doit pas faire

illusion : elles sont en fait très peu présentes dans le corpus. Le choix de certaines

régions d’Europe, représentées plus précisément, peut s’expliquer par l’histoire de

l’islam pour l’Espagne, et, peut-être, par une influence allemande pour l’Europe

médiane (empire carolingien, Saint-empire); enfin, un reste d’influence européenne

“humaniste” explique les cartes cadrant l’Italie et la Grèce, qui ne servent que pour

l’Antiquité.

L’assemblage des dix cadres cartographiques les plus fréquents (pl. 1) est très

organisé, puisque les échelles moyennes sont réservées aux espaces familiers aux Turcs,

et que l’échelle diminue lorsqu’on s’éloigne de cette zone centrale. On remarquera

qu’une seule de ces cartes ne concerne pas - ou à peine - le territoire actuel de la

Turquie, celle de la zone la plus continentale de l’Eurasie. Rayonnant autour de

l’Anatolie, quatre cadres définissent trois champs historiques ou culturels très nets :

l’Europe, la mer Méditerranée, le Zwischenkontinent compris entre la Grèce et l’Inde,

tandis qu’un quatrième, celui dans lequel s’inscrit l’histoire de l’islam, les recouvre tous

au moins partiellement. L’Anatolie est au centre géométrique de ces représentations.

85

Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

On peut conclure de cette image synthétique que le Turc se voit probablement à

la jonction de trois mondes (Méditerranée, plateaux du sud-ouest asiatique, Europe) en

même temps qu’il s’inscrit dans une histoire qui englobe la totalité du continent

eurasiatique, comme le montre le vaste cadre qui l’englobe.

Si elle a des dimensions continentales, la scène de l'Histoire doit cependant se

dilater ou se contracter comme un accordéon, selon les circonstances et les époques. La

taille continentale est nécessaire pour cadrer le mythe des migrations préhistoriques, et

l’histoire des Huns, des Mongols; le cadre doit se rétracter sur l'Anatolie pour l'histoire

des Hittites, des beylicats seldjoukides; reprendre une dimension continentale pour les

expansions musulmane et ottomane, et accompagner en se rétrécissant la décadence de

ce dernier. L'Anatolie, la république de Turquie, apparaît comme le bastion, le refuge

intangible, la dernière des constructions territoriales turques ou supposées telles.

***

Nous allons passer en revue ces quatre catégories de cartes, en essayant d'en

dégager la signification historiographique. La carte agit sur le mental, par la

représentation qu'elle suggère. Elle fournit le cadre géographique du sentiment

d'appartenance, par son puissant pouvoir de suggestion. Elle établit les frontières de

l'identité en même temps qu'elle est support de rêve. La carte est avant tout une image

qui donne une forme, et, par sa nature spécifique, une étendue au sentiment identitaire,

étendue littéralement mesurable, quantifiable lorsqu’il y a une échelle. L’expression tant

employée de nos jours en Turquie “de l’Adriatique à la mer de Chine” a sa

représentation graphique, qui permet de la mesurer : ces quelques mots mesurent huit

mille kilomètres. Pour tout enfant turc, ces mots sont une carte.

Se rapportant au passé, la carte lui donne corps, le représente mieux que ne le

fait l’iconographie des manuels, car elle est une image globale, qui peut représenter

simultanément l’étendue et la durée. La force du visuel sur l’imaginaire lui donne plus

de poids dans les esprits que le texte des leçons. La seule condition en est de pouvoir

interpréter ces signes très particuliers dont l’ensemble forme une carte. C’est pourquoi

les cartes scolaires sont, graphiquement, plus simples que celles des atlas; elles sont,

pour cela même, plus efficaces : comme dans un message publicitaire, moins une carte

contient de signes et d’informations, mieux elle est mémorisable, et mieux elle peut

frapper les esprits. Simplifiée à l’extrême, une carte de nomenclature devient une carte-

emblême, un signe, une bannière (pl. 22, 55).

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque

La carte agit par son contenu mais aussi par la fréquence de ses apparitions, par

son caractère répétitif. Aussi, l’examen du corpus rassemblé permettra de mesurer la

similitude ou au contraire la distance existant entre les discours cartographique et

textuel des leçons, ainsi qu’entre les représentations imagées, concrètes, et les

représentations mentales du discours politique. Mais, au cours de cet examen, il ne

faudra pas exagérer le rôle de l'idéologie et du nationalisme. La représentation turque de

l'histoire vaut aussi, et peut-être surtout, par l'exemple qu'elle donne d'une vision non-

européenne du monde. La vue de ces cartes, aux cadrages parfois étonnants, peut procu-

rer à l'historien ou au géographe occidental une vision nouvelle, stimulante, de la scène

mondiale.

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Chapitre cinq : Mots et signes de la carte historique scolaire turque88

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Chapitre six

Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

I - L’ANATOLIE ET SA PÉRIPHÉRIE

Le corpus rassemble des cartes dressées par des Turcs de Turquie, pour des

enfants turcs de Turquie. La vision du monde qu’il définit est un point de vue anatolien.

C’est de l’Anatolie que les cartes invitent à voir le déroulement de l’histoire. Même si la

haute Asie est dénommée anayurt, mère-patrie, même si on rencontre beaucoup de

signes d’une tentative de créer un sentiment d’appartenance double, il ne faut pas perdre

de vue cette évidence : les manuels scolaires ne sont pas lus à Alma-Ata ou Tachkent,

mais à Istanbul, Ankara ou Erzurum. Il importe de comprendre d’abord comment

l’Anatolie et sa périphérie sont représentées.

La série de cartes présente l'Anatolie comme le centre d’un triple cercle : le

premier inclut les Balkans, le Caucase, la mer Noire, la Mésopotamie. Le second est

l'empire ottoman dans sa plus grande extension, réelle, supposée ou rêvée. Le troisième

est la planète. Les aires couvertes - et les échelles - sont très variables, de la région à la

planète entière. Leur point commun est d'être centrées sur l'Anatolie, soit réellement

(Anatolie à peu près au croisement des diagonales), soit de façon suggérée par le sujet

même de la carte.

A - Le centre anatolien

La représentation de l'Anatolie seule - le territoire de la république de Turquie

actuelle - est fréquente (type 1.1.1.), et bien distribuée à travers les collections et les

décennies. Mais elle n'apparaît qu'à certains moments précis de l'histoire. Elle ouvre le

corpus avec les Hittites, et le clôt avec la république de Turquie : saisissant

rapprochement sur lequel pèse l’ombre de Mustafa Kemal, qui a appuyé la fondation de

la république sur le souvenir de ces ancêtres qu’on venait de redécouvrir, et dont le

corps a reposé dans le musée hittite avant la construction du mausolée de l’Anıt-i Kabir.La première occurrence concerne donc l'histoire ancienne, pour marquer la

civilisation hittite (encore l'Anatolie est-elle souvent associée, sur les cartes, à la

Mésopotamie : type 3.2.2.2.) et localiser les royaumes lydien et phrygien (pl. 14). Ces

deux époques de l’histoire sont d'une grande importance dans le discours historique

officiel.

Les Hittites, à l’époque d’Atatürk, ont été présentés comme un peuple d’origine

turque. Si cette idée est aujourd'hui à peu près abandonnée, il reste nécessaire

d’entretenir dans le public scolaire l'association d'idée entre Hittite et Turc. La fonction

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

des premiers, dans le discours historique officiel, est de fournir aux Turcs actuels une

ascendance d'un niveau culturel comparable à celui des Sumériens, Babyloniens ou

Egyptiens anciens. Nous verrons par quelques exemples, dans l’étude du texte des

leçons, que l’idéalisation de la société hittite sert à donner un enracinement anatolien

aux réformes d’Atatürk, ainsi qu’à relativiser l’importance de la culture grecque.

Les Lydiens et les Phrygiens en ont une autre, non moins importante; ils sont

considérés comme les "maîtres ès-civilisation" des Grecs, à qui ils auraient tout appris.

C’est une idée qui est fortement développée par les historiens que nous qualifierons

d’“anatoliens”, qui accordent plus d’importance au passé local qu’au passé asiatique,

mais dans le même but, qui est de fournir une base historique à la réhabilitation de la

culture du peuple turc. Cette idée, développée par l’écrivain Halikarnas Balıkçısı, a été

très utilisée par Turgut Özal, dans son livre La Turquie en Europe (publié en français en

1988, alors qu’il était premier ministre). Si l’on veut faire admettre l’idée que les

Hittites, les Lydiens, les Phrygiens forment une partie des ancêtres anatoliens des Turcs

actuels, la représentation cartographique de ces cultures dans le cadre cartographique

anatolien peut en faciliter l'assimilation. Cette idée a son répondant dans le texte des

leçons.

La seconde série d'occurrences de la carte de l'Anatolie correspond à l’époque

de l’installation du “sultanat seldjoukide de Roum” : la région devient, au XIe siècle, un

pays turc. Les Seldjoukides, ayant vaincu Byzance, s'installent sans fonder un Etat

centralisé durable en Anatolie, mais l'époque est considérée comme la fondation de

l'"éternelle patrie des Turcs", première forme de "Turquie" dont le nom est donné par

les croisés. Le Moyen-Age seldjoukide est l'acte de naissance de la Turquie anatolienne,

de sa création dans les limites actuelles. De plus, les traces monumentales dans le pays

en sont importantes et visibles, et fort bien mises en valeur par l’iconographie des

manuels : c'est l'un des âges d'or de l'architecture turque. L'époque, malgré les divisions

politiques ultérieures en nombreux beylicats, doit être soulignée par la représentation

cartographique (pl. 15 et 16).

Par la suite, l'Anatolie ne fait plus l'objet de carte séparée jusqu'au XXe siècle,

lorsqu’elle n’est qu'un reliquat de l'empire ottoman, sur quelques cartes qui montrent les

prétentions du traité de Sèvres; mais, le plus souvent, la Turquie est représentée à l'issue

de la guerre de libération de 1922 et du traité de Lausanne (pl. 17); c'est le point

d'aboutissement de l’histoire, présenté d'ailleurs non pas comme un reliquat, mais

comme un renforcement sur une base solide, un retour à l’origine : le pays des Hittites,

défendu et reconquis par Atatürk, le digne héritier des Hittites et des Seldjoukides

vainqueurs de Byzance.

91

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Ce sont trois moments sacrés de l’historiographie turque actuelle. La période

hittite a son temple : le musée des civilisations anatoliennes d’Ankara. La période

d’installation des Turcs, plus précisément la bataille de Malazgirt (1071), sert

aujourd’hui, dans le discours politique national et nationaliste, de point de départ de la

datation de l’histoire de la Turquie 1; le troisième moment, la guerre de Libération

(1922), a aussi ses lieux de célébration à Samsun, Erzurum, Polatlı et est la synthèse des

deux autres. Les trois cartes de l’Anatolie correspondent, dans le texte des leçons, à une

forte coloration kémaliste du récit : l’histoire de la civilisation hittite annonce les

réformes kémalistes, et Alparslan, le héros de Malazgirt et vainqueur de Byzance,

annonce Mustafa Kemal, le Gazi, vainqueur des Grecs. Mehmet Fatih, le Conquérant,

qui a donné Constantinople aux Turcs et à l’islam, n’a pas sa place dans le discours

kémaliste.

Il faut rappeler ici qu’en plus des cartes in-texte représentant l’Anatolie, une

carte hors-texte de la république de Turquie figure à la fin de presque tous les manuels

(toutes matières confondues) depuis 1986-1987 2. Placée en dehors des leçons, elle

représente, parmi d’autres symboles, la permanence par rapport au texte des leçons, plus

contingent. Rappelons encore l’ambiguïté avec laquelle la “République turque de

Chypre du nord” est représentée sur les cartes hors-texte, qui la traitent avec les mêmes

outils sémiologiques qu’un département turc.

B - Les cartes à grande échelle : berceaux et pages héroïques

L’échelle moyenne (2 à 3 millionièmes) est celle, dans le format réduit des

livres, de la carte régionale; en histoire, c’est souvent la carte d’une région qui a une

importance particulière, d’un berceau, d’un point de départ. Ainsi, la naissance de la

puissance ottomane, dans l'arrière-pays de Bursa (Brousse, au nord-ouest de l’Anatolie)

donne lieu à l’une des cartes les plus fréquentes du corpus (type 1.1.2.1., pl. 26). On la

trouve dans chaque collection et chaque atlas 3. Cela semble contradictoire avec le rejet,

sous Mustafa Kemal, de l’histoire ottomane. D’autant plus que l’autre berceau que sont

les rives de l’Orkhon, en Mongolie, où se trouvent les premiers exemples d’écriture

1 “Nous sommes ici depuis neuf cents ans...”, type de discours adressé à tous ceux qui sont censés menacer la Turquie; ou “Nous vivons ensemble depuis neuf cents ans...”, version adressée aux Kurdes ou à ceux qui soutiennent les “sécessionistes”. Cf le discours d’A. TürkeÒ à l’assemblée générale du MHP à Ankara, Türkiye, 10 octobre 1994.

2 Voir plus haut, “Les omissions : Chypre”, et, plus loin, “L’appareil kémaliste des manuels”.3 On la trouvera aussi, par exemple, dans S. AKÒIN (dir.), Türkiye Tarihi, 1989-1990, vol. 2, carte

h.t. Comparer aussi avec R. MANTRAN, Histoire de l’Empire ottoman, p. 16.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

turque, haut-lieu pourtant sacralisé dans le discours, n’est pas du tout cartographié. Mais

l'histoire ottomane revêt une signification que même les kémalistes ne pouvaient

minimiser : à l’époque ottomane, le monde turc prend pied en Europe, non plus sous

forme de l'invasion d'un peuple perçu comme "barbare" par les Européens, mais sous sa

forme politique la plus achevée. La fin de l’empire byzantin se déroule dans un

encerclement, et la Bulgarie, la Roumélie, la Macédoine entrent dans la sphère

ottomane longtemps avant Constantinople.

La représentation du berceau de l’empire, le nord-ouest de l’Anatolie, est celle

d’une région riche en devenir, où Bursa fut la première grande capitale des sultans.

C’est le berceau de ce qui a existé de plus prestigieux par la suite, un cœur que les

manuels représentent en détail. Une région qui est, en quelque sorte, une autre Ile-de-

France qui devait encore conquérir son Paris.

L’Anatolie orientale ne donne lieu qu’à deux cartes régionales (type 1.1.2.2., pl.

27); c’est la région où se sont établis les premiers beylicats seldjoukides à la fin du XIe

siècle. La rareté de leur représentation tendrait à montrer que le prestige réel de l’empire

ottoman et de sa civilisation est plus grand que la culture seldjoukide. Surtout, l’empire

ottoman avait un devenir plus prestigieux et plus durable, et valoriser le berceau des

ottomans, c’est simplement remonter à la source du passé récent de la Turquie. C’est

pourtant un exemple de distorsion entre le discours des manuels et le discours des

cartes : le premier insiste et donne une forte dimension idéologique aux premiers temps

de l’Anatolie seldjoukide (batailles de Malazgirt, vastes chapitres sur la civilisation

seldjoukide); le second les ignore presque : le corpus ne contient pas de carte

représentant l’arrivée des Seldjoukides, ni les étapes de leur installation. Ce sort sévère

fait à l’Anatolie orientale par la cartographie est compensé par l’iconographie, qui, en

général, fait la part belle aux monuments de Konya, Sivas, Erzurum, Ahlat ou Divrifii.

A plus grande échelle encore, on trouve quelques cartes dont la signification

n’échappe pas. La grande échelle, dans les manuels d’histoire, est celle des plans de

ville et des plans de batailles. Le semi-dédain dans lequel l’histoire kémaliste plonge

Mehmet le Conquérant, qui n’est pas admis au même rang d’héroïsme qu’Alparslan (le

vainqueur des Byzantins à Malazgirt) et Atatürk, ne va pas jusqu’à l’occultation totale,

dans les cartes, de cet événement capital qu’est la prise de Constantinople. Celle-ci est

l’occasion d’un des très rares plans de ville (type 1.1.2.3., pl. 28) 1.

1 in OKTAY, Lise III, 1987, p. 11; MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, pp. 14 et 15; KÖYMEN et al., Lise III, 1990, p. 12, et UFIURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 13; MEB, |lkokul V, 1992, p. 30; DELIORMAN, Lise II, 1993, p. 38. Le quatrième exemple cité est une simple copie du premier. Les autres plans de villes

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

La prise de Constantinople a un caractère saint; les Arabes ont échoué plusieurs

fois dans cette entreprise. Eyüp (Ayyoub), compagnon du Prophète, est mort entre 667

et 669 sous les murailles de la Ville 1; et un hadith garantissait la sainteté à celui qui la

prendrait 2. Actuellement, l’anniversaire de la conquête, en mai, est célébré dans des

milieux nationalistes nettement teintés de religiosité, proches du Refah Partisi de

Necmettin Erbakan. Fatih (Victorieux, terme désignant celui qui a pris une ville, mais

plus particulièrement Mehmet le Conquérant) est le nom de nombreuses mosquées,

particulièrement dans les communautés turques d’Europe 3 : cet emploi établit un lien

religieux entre le mot et l’événement.

Aussi, l’ambiguïté règne dans les manuels dès qu’il s’agit de parler de la Fetih ou de la représenter par un plan du siège. Cet acte prestigieux, dont la date marque la fin

d’un empire millénaire, ne peut être négligé car son importance rejaillit sur l’ensemble

du peuple turc; mais son exploitation dans le discours religieux le rend bien

embarrassant. L’apparition régulière de plans du siège, au cours des années qui

viennent, pourrait bien être le signe d’un relâchement du contrôle kémaliste sur le

discours scolaire, ou, plus probablement encore, d’une évolution du discours kémaliste

lui-même.

Parmi les autres batailles représentées, certaines font une apparition très

occasionnelle, comme Nicopolis (1396) 4 ou la bataille du Prut (juillet 1711) 5. Toutes

les autres ont un aspect sacré dépourvu d’ambiguïté : ce sont les batailles des

Dardanelles (1915) où Mustafa Kemal révèle ses capacités de chef, et les batailles

menées au cours de la Grande Offensive de 1922. La plupart de ces cartes sont dans le

bréviaire de l’histoire kémaliste, le quatrième volume de la collection de la TTTC : les

collections suivantes semblaient bouder la célébration des capacités militaires du Gazi, jusqu’à la réapparition, en 1993, d’une représentation à grande échelle des

Dardanelles 6.

rencontrés concernent Médine et La Mecque dans le manuel de la TTTC, Lise II, 1931, cartes h.t. n° 18 et 19 (pl. 104).

1 Sur ces dates, voir S. YERASIMOS, La fondation de Constantinople et de Sainte-Sophie..., p. 163.2 Nous reviendrons sur ce hadith qui est cité par les manuels récents. Voir chapitre 9, VI.3 A Nuremberg, Nurtingen, Krefeld, Neustadt, Lübeck (Allemagne), Helmond (Pays-Bas),

Bruxelles : quelques exemples relevés au hasard des dépouillements de la presse turque.4 MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 196. Nicopolis (Nifibolu) est localisé sur les cartes des

pl. 32a et 36.5 YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 110.6 YILDIZ et al, Ortaokul II, 1993, p. 105 (1/400 000e) et KARA, Ortaokul II, 1993, p. 155

(1/200 000e).

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Dans cette catégorie de représentations (plans ou cartes à grande échelle), la

bataille de Malazgirt n’est que faiblement présente : deux plans seulement illustrent

cette victoire des cavaliers d’Alparslan sur Byzance, qui leur ouvre définitivement

l’Anatolie 1. Peut-être les auteurs ont-ils jugé que cette représentation, tout simplement,

manquait d’intérêt. Du moins une telle représentation corrigerait-elle la désinvolture

avec laquelle le lieu est traité sur les cartes générales, puisque ce toponyme n’est jamais

vraiment mis en valeur par la typographie (pl. 15). Le poids de l’idéologie kémaliste est

déjà tel, dans le texte des leçons et les textes de lecture, que la rareté des plans de la

bataille n’amoindrit pas son importance. Les deux plans trouvés datent de 1990, et il

peut d’ailleurs s’agir du début d’une tendance; l’heure est en effet à une exaltation sans

retenue de cette victoire, dont le souvenir est entretenu non seulement par le sommet de

l’appareil d’Etat 2, mais, au niveau le plus modeste (et peut-être sur instructions) par les

responsables locaux d’associations turques en Europe, les prédicateurs des mosquées,

etc.

Dans l’ensemble, la grande échelle, la carte-plan, par les choix précis qu’elle

suppose, peut être chargée d’une signification par sa présence ou son absence. Retenons

qu’elle est de toute façon peu courante, et qu’on ne trouve pas de série complète d’une

carte à grande échelle traversant les décennies dans toutes les collections. Le discours

cartographique turc préfère, à l’évidence, la petite échelle.

C - Le premier cercle : la mer Egée traverse la Turquie

Si l’on élargit la perspective à partir de l’Anatolie, la série de cartes suivante

représente dans un même cadre l'Anatolie, les Balkans, et le plus souvent la mer Noire

(type 1.2.2.1., pl. 32). Elle concerne à la fois un stade d’établissement, de progrès de

l’empire (l’époque de Mehmet le Conquérant) et, moins fréquemment, un stade de repli,

le XVIIIe siècle. Avant et après l’apogée du XVIe siècle, le cœur de l’empire est

représenté comme une dualité composée de deux espaces géographiques, les Balkans

(Rumeli) et l’Anatolie (Anadolu), dont l’axe passe par la mer Egée et le Bosphore :

durant cinq siècles, la mer Egée traverse la Turquie. On ne trouve pas moins de trente-

1 KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 84, et MERÇIL, Lise II, 1990, p. 97. On trouve en outre une carte d’Anatolie figurant les mouvements des armées précédant la bataille : ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 205. Il est à noter que le manuel de la TTTC (Lise II, 1931) préfère présenter deux plans de la bataille d’Ankara (1402) entre Tamerlan et Beyazıt, qui fut désastreuse pour l’empire ottoman (pl. 29).

2 Cf, dans le chapitre 9, V, la traduction du texte de M. A. KÖYMEN, “Malazgirt meydan muharebesinin difier meydan muharebeleri arasındaki yeri ve önemi”, Belleten, LIII (1989), n° 206, pp.

375-380. Ce texte a été lu à la télévision turque (TRT) à l’occasion du 918e anniversaire de la bataille. M.A. Köymen, auteur de manuels, est universitaire et membre d’honneur de l’AKDTYK.

95

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

sept cartes cadrant cet espace, qui, presque toujours, inclut aussi la mer Noire : elles

dégagent une impression d’harmonie et d’équilibre. Istanbul en est le centre, et, de 1365

à 1458, Edirne (Andrinople), en Thrace, en est la capitale 1.

1 - Le couple Balkans-Anatolie

Lorsqu’elles concernent la phase d’expansion de l’empire, au XVe siècle, les

cartes ainsi cadrées, par leur fréquence, illustrent l’importance de cet Etat des deux

rives, qui, pendant cent cinquante ans, a établi une symbiose entre les mondes grec et

turc, et ne concernait pas le monde arabe. Le règne du sultan Beyazıt (1389-1402), fils

d’une princesse grecque, Héléna, est un temps fort de cette dualité; vainqueur des

Serbes, il guerroya ensuite de part et d’autre de la mer Egée, contre les Turcs

karamanides et contre les Byzantins et fut peut-être le premier, selon Georges Castellan,

à vouloir reconstituer au profit des Ottomans l’idée romano-byzantine d’empire 2.

Beyazıt, d’ailleurs, en faisant tuer son frère aîné et rival Yakub, freinait durablement

l’influence des clans implantés en Anatolie et pétris de culture seldjoukide.

Ce n’est qu’à partir du début du seizième siècle, avec le sultan Selim Ier, que

cette situation équilibrée entre Europe et Anatolie se modifie et que le poids de l’Orient

augmente de façon décisive. L’aire ottomane s’étend vers l’est (bataille de Çaldıran,

1514) et le sud-est (bataille de Mardj Dâbîk/Mercidabık, 1516 3; annexion de l’Egypte,

1517), et, après avoir repris l’héritage byzantin, l’empire englobe une grande partie du

monde arabe.

Aussi, lorsque ce même cadre cartographique représente la phase de recul

(XVIIIe et XIXe siècles), il ne correspond à aucune réalité politique : jusqu’au début du

XXe siècle, l’empire inclut toujours les provinces arabes en même temps que les

balkaniques. Une carte de l’espace balkano-anatolien durant cette période ne peut que

représenter une partie seulement de l’empire. On peut alors se demander pourquoi des

cadres incluant Anatolie et mer Noire sont utilisés pour montrer les changements

intervenus au traité de Karlowitz (1699), qui ne concernent que le nord de la péninsule

des Balkans (perte de la Hongrie, de la Dalmatie, de la Podolie) 4. Ce cadre n’est pas

1 Ce type de carte figure dans de nombreux ouvrages, comme ceux de R. MANTRAN, o.c., pp. 40, 58 et 82, ainsi que G. CASTELLAN, o.c., p. 86.

2 Cf G. CASTELLAN, o.c., pp. 66 sq.3 Pour la localisation de Çaldıran et Mercidabık, cf la carte de la pl. 36.4 Par exemple, in OKTAY, Atlaslı Tarih V, p. 62; UFIURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 158; OKTAY,

Lise III, 1987, pp. 71 et 136.

96

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

plus justifié pour le traité de Kütchük-Kaynardja 1, qui consacre la perte de la Crimée en

1774 : on peut représenter ses conséquences sur une carte de la mer Noire, sans les

Balkans (comparer le premier exemple de la pl. 31 au second exemple de la pl. 32), et la

représentation du couple balkano-anatolien dans cette phase de déclin ne s’impose pas.

Cela peut être attribué à un choix pédagogique : il est plus facile de localiser des

régions telles que la Hongrie, la Moldavie, la Crimée en les rapprochant visuellement de

la familière Anatolie. Il est probable que ce choix, qui entraîne la reproduction plus

fréquente que nécessaire du couple et se transmet à travers les collections, soit le signe

de l’importance de l’espace dual balkano-anatolien dans la mémoire historique; on

dirait, par ces répétitions fréquentes, que cette dualité plaît. Il est d’ailleurs frappant de

constater que le même choix a été opéré dans l’atlas de W. Brice 2. On ne peut négliger

ici la beauté de cette représentation cartographique : les deux éléments de l’ensemble

sont équilibrés, comparables, tandis que leurs populations se mêlent, de gré ou de force,

et que s’élabore une culture balkanique; plus qu’ailleurs, la carte, ici, est une image.

L’aire balkano-anatolienne (le “premier empire ottoman”) a été, de 1359 à 1515,

un Etat constitué, solide, cohérent, grâce notamment à la politique de Beyazıt. Par la

suite, elle est restée le cœur de l’empire : les Balkans ont connu la tutelle ottomane aussi

tôt et presque aussi longtemps que l’Anatolie; au regard de ce fait, les provinces arabes

apparaissent comme des pièces rapportées. En tout état de cause, on ne trouve pas

l’équivalent de ces représentations pour les autres zones de l’empire (Afrique du Nord,

Egypte, Proche-Orient). La durée exceptionnelle de la présence ottomane dans les

Balkans a sans doute fait naître une affection particulière des Turcs pour le passé

balkanique 3; les brassages de population entre les deux espaces, commencés dès le

XIVe siècle, l’importante population d’origine balkanique vivant dans la Turquie

actuelle n’a pu que consolider et prolonger ce lien. Et la longue présence à l’ouest de la

mer Egée peut servir le désir, aujourd’hui, de mettre en valeur l’appartenance de la

Turquie à l’Europe, dans le cadre de la candidature à la Communauté Européenne. Le

cœur de l’empire ottoman battait de chaque côté de la mer Egée : c’est un fait dont on a

fortement conscience, et les cartes illustrent et alimentent cette conscience 4.

1 Pour la localisation de Kütchük-Kaynardja, voir la première carte de la pl. 32.2 W. BRICE, An Historical Atlas of Islam, pp. 30, 31 et 34.3 On peut mesurer cet affect dans le discours nationaliste pendant la crise yougoslave. 4 Dans l’ouvrage déjà cité de S. AKÒIN, sur un total de quinze cartes concernant l’ensemble de

l’histoire des Turcs, trois appartiennent à ce type.

97

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

2 - Les Balkans : un espace sur-représenté

Tout cela est d’autant plus frappant que la péninsule des Balkans, seule (type

1.2.2.2., pl. 33 et 34), est, elle aussi, sur-représentée par rapport à toute autre région

ayant appartenu au monde turc : quarante-quatre occurrences dans le corpus 1, où seule

l’Anatolie apparaît plus fréquemment (soixante-sept cas). Presque toutes ces cartes des

Balkans concernent la période de déclin de l’empire, alors que presque toutes celles de

la série précédente concernaient l’avancée vers l’Europe à partir de la base anatolienne.

Le recul de l’empire est représenté dans un cadrage et à une échelle qui autorisent le

détail. La série de cartes est une longue litanie imaginaire des conflits et traités qui ont

conduit, de 1699 à 1912, au dépècement : Karlowitz, Passarowitz 2, Belgrade, Kütchük-

Kaynardja, Andrinople, Berlin, San Stefano… On l’a vu plus haut, les mots qui dési-

gnent le théâtre de ce recul sont variés, mais ils soulignent l’enracinement de l’empire

en Europe : “L’empire ottoman en Europe” 3, “L’Europe ottomane” 4, “Les terres

européennes de l’empire ottoman” 5, “L’empire ottoman à l’ouest” 6.

Le cadre de la carte est immuable ou presque; seule la marge nord varie un peu,

mais elle inclut toujours les contrées danubiennes, de Vienne à l’embouchure, une

bonne partie de l’Autriche-Hongrie, de la Podolie. On y voit rétrécir l’empire et

apparaître la Grèce, puis les Etats des Balkans. La notion de Balkan dépasse le cadre de

la presqu’île au sens strict, et englobe, avec l’Europe centrale, l’ensemble de ce qui a été

ottoman ou sous influence ottomane. Ce cadre n’est pas, et ne peut être original; il est

déterminé par l’unité historique de ces pays, conférée par le passé commun ottoman.

C’est le cadre utilisé dans les ouvrages occidentaux traitant de la question.

Mais l’originalité, comme pour les cartes du type précédent, provient de la

fréquence des occurrences. Trois cartes seulement, dans le corpus, représentent “le

rétrécissement de l’empire” 7 de manière à faire voir le recul dans toutes les provinces

1 Et huit cartes dans le seul atlas de H. DAFITEKIN, pp. 58 à 61.2 Pasarofça en turc. Cf pl. 33.3 “Avrupa’da Osmanlı |mparatorlufiu” : TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 10; AKÒIT, Lise III,

1971, pp. 209 et 220; MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, pp. 101 et 150; YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 174.

4 “Osmanlı Avrupa” : UFIURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 220; YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 99.5 “Osmanlı Devletinin Avrupa’daki toprakları” : YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 161; SU-MUMCU,

Atatürkçülük, 1989, p. 25.6 “Batı’da Osmanlı |mparatorlufiu’nun durumu” : AKÒIT, Ortaokul II, 1985, p. 123.7 “Osmanlı |mparatorlufiu’nun küçülmesi (1699-1918)” : MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p.

168; KÖYMEN et al., Lise III, 1991, p. 168; YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 195. Cf aussi S. AKÒIN, Türkiye Tarihi, vol. 3, 1989, p. 184.

98

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

de façon synoptique (pl. 37), et aucune carte scolaire ne représente l’Afrique turque

seule, ou le Proche-Orient turc seul 1. La carte des Balkans, au contraire, s’impose. On

peut avancer deux explications.

La première serait une sorte de plagiat, par mimétisme ou inertie, de la

cartographie historique occidentale, qui, elle aussi, dans les ouvrages scolaires ou

généraux, ne représente le recul ottoman que dans les Balkans. Cette exclusivité permet

de mesurer l’intérêt que l’Europe occidentale porte à la région, la Schadenfreude qui a

accompagné les étapes du démembrement, et, somme toute, la peur suscitée par la

présence ottomane en Europe. La seconde explication renvoie au type de cartes précé-

dent : une affection des Turcs, une nostalgie pour cette Europe ottomane. Ces deux

explications ne s’excluent pas, au contraire : les Balkans tiennent au cœur des uns

comme des autres, car c’est le lieu d’affrontement, mais de synthèse aussi, des deux

cultures.

3 - La mer Noire et la Crimée

On peut considérer comme faisant partie du premier cercle de proximité la mer

Noire, et particulièrement sa côte septentrionale et la Crimée. Certes, leur représentation

n’est pas comparable à celle des Balkans : deux cartes seulement, dans le corpus,

représentent cette aire. Cependant, un simple coup d’œil aux cartes présentées en

annexe montre qu’elle forme aussi un couple avec l’Anatolie, et qu’elle est présente

dans le champ de nombreuses cartes, sans en être le sujet. Ce sont deux remarquables

figures dues à Emin Oktay qui attirent l’attention, dont l’une a été récemment reprise

dans un manuel pour collèges (pl. 31) 2. Elles concernent la période du déclin de

l’empire, et procèdent peut-être du même état d’esprit que celui qui prévaut pour les

Balkans : c’est une période douloureuse qui est figurée.

Depuis la guerre de Crimée, les réfugiés sont venus en grand nombre en

Turquie, après un passage plus ou moins long en Dobroudja roumaine 3. Ils gardent

pleinement conscience de leurs origines, et leur sentiment identitaire a été ravivé par les

déportations de Tatars ordonnées par Staline en 1943, puis, par leur lutte pour recouvrer

leur patrie, incarnée par le leader Mustafa Cemilev (Cemilofilu). Aujourd’hui, la Crimée

reste, avec le Tatarstan et le Xinjiang (Turkestan chinois), une terre doublement

irrédente, puisque non seulement elle reste dépendante de l’Ukraine, mais encore, à

1 Il existe dans l’atlas historique de H. DAFITEKIN, une carte très intéressante du partage de la partie orientale de l’empire, dont nous parlerons plus loin (type 3.2.2.).

2 OKTAY, Lise III, 1987, pp. 136 et 246; KARA, Ortaokul II, 1993, p. 97.3 Cf les travaux d’A. FISHER, A. POPOVIC, M. ÜLKÜSAL.

99

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

cause des déportations, elle a presque échappé à la turcité. Un intérêt soutenu pour ces

questions dans les milieux nationalistes turcs n’est peut-être pas étranger à la

réapparition de ce type de carte en 1993, de toute manière parfaitement légitimée par la

longue appartenance du khanat de Crimée à l’empire ottoman.

D - Le deuxième cercle : l’empire ottoman

Les deux séries suivantes sont formées de cartes de l'empire à son apogée, dont

la représentation pose quelques problèmes. Nous avons vu que les contours sont sujets à

controverse et ont donné lieu à des interprétations fort diverses de l’étendue de la

souveraineté ottomane : faut-il inclure, dans les limites de l'empire, les Etats qui ont

simplement payé tribut pendant quelques années ou quelques décennies (Maroc,

Pologne) ? Faut-il considérer comme ottomanes les principautés vassales comme la

Moldavie, la Valachie, la Transylvanie, Raguse?

En outre, la forme de l’aire ottomane n’est pas facile à cartographier, car elle se

compose d’un cœur (Balkans, Anatolie, Proche-Orient) formé de blocs compacts,

profondément pénétrés par l’administration de la Porte, et d’extensions longilignes,

s’étendant surtout le long des côtes, en Arabie, en Afrique du Nord, dans la vallée du

Nil : appendices assez maigres le long desquels l’empire se mesure au désert ou à des

montagnes mal contrôlées. Une représentation exacte et sans le recours au carton a

l'inconvénient d'accentuer le contraste entre ce centre compact et une périphérie formée

de tentacules 1. En conséquence, il existe une interprétation cartographique minimaliste

de l'empire ottoman, dont les régions très périphériques (la totalité ou une partie du

Maghreb, le sud de la péninsule arabique) sont hors-champ 2 : ce sont les cartes de type

1.3.1., dont le champ s’étend de l’Italie à Bagdad (pl. 35). Ces cartes, qui peuvent

néanmoins être plus ou moins erronées, ont l’avantage de ne pas élargir exagérément le

cadre de la carte au risque de diminuer la lisibilité des régions centrales de l'empire.

Tout en conservant le même cadre, une solution simple consiste à recourir à des

cartons annexes pour figurer les régions périphériques, le plus souvent à une échelle

nettement plus petite (pl. 36). Beaucoup d’ouvrages adoptant cette solution s’inspirent

de la carte du manuel de 1933 3 : les limites de la carte et des cartons sont identiques, et

1 Comme le font certaines cartes de D.E. PITCHER, An Historical Geography of the Ottoman Empire, ou celles figurant dans R. MANTRAN, o.c., p. 2 de couverture, et dans S. AKÒIN, o.c., vol. 2, carte h.t.

2 Cf aussi EMIN ALI, Umumî Tarih, 2, 1930, MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 93, et les atlas de KURTULUÒ (carte n° 31) et de UNAT (carte n° 32).

00

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

le rapport entre les deux échelles est le même également. C’est un exemple

supplémentaire de la transmission, jusqu’à nos jours, d’un modèle sexagénaire.

Les auteurs de cartes scolaires qui choisissent de montrer l’empire dans toute

son étendue et sans recourir aux cartons sont rares, et le corpus n’en comprend que trois

(type 1.3.2., qui se confond avec 4.2.2., incluant l’Europe et la Méditerranée, pl. 38) 1.

Certaines sont des représentations classiques de l’empire, en général sans grande

exagération; Maroc et Pologne en sont exclus sans ambiguïté; mais une comparaison

entre les deux exemples de la pl. 38 permet d’apprécier les différences d’interprétation

entre les auteurs 2. D’ailleurs, ce type de cadrage semble encourager le maximalisme,

surtout hors du monde scolaire; un modèle de carte qui semble dû à Yılmaz Öztuna

inclut les pays tributaires dans les frontières de l'empire, sans préciser leur statut,

donnant à penser que le Sahara et les côtes baltiques furent autant et aussi longtemps

ottomanes que l'Egypte ou la Thrace (pl. 39) 3. Il ne s’agit pas d’une représentation

marginale; son auteur a fait partie du comité directeur de la Türk Ansiklopedisi, et ses

cartes ont été très diffusées. Ses écrits sont conformes à la vision cartographique qu’il

propage : les différentes versions de son Histoire de la Turquie sont très déséquilibrées

au profit de l’empire 4; sa rubrique historique du quotidien Türkiye, souvent consacrée à

l’empire, a été quelquefois illustrée par ce type de carte 5. Sa vision est partagée par

certains cercles religieux : la Fatih Camii Dernefii, association religieuse turque de

Berlin, a publié une carte murale de l’empire incluant le Maroc dans ses frontières 6.

Enfin, un autre procédé maximaliste consiste à faire passer la frontière de l'empire

ottoman au ras des côtes espagnoles, françaises et italiennes, ce qui revient à confondre

3 TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 5. Quelques exemples de cartes qui s’en inspirent : AKÒIT, Lise III, 1971, p. 43; OKTAY, Lise III, 1987, p. 81; AKÒIT, Ortaokul II, 1985, p. 52; MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 43.

1 SANIR et al., |lkokul V, 1988, p. 22; KÖYMEN et al., Lise III, 1991, p. 43; SÜMER et al., Lise II, 1993, p. 91.

2 Sauf dans ∑AHIN-KAYA, Osmanlı Tarihi I, 1993, p. 156, qui, tout en reproduisant une carte du manuel de la TTTC (Lise III, n° 8), la modifie en incluant toute l’Afrique du nord dans l’empire.

3 � Y. ÖZTUNA, BaÒlangıcından Zamanımıza Kadar Türkiye Tarihi, 1963-1967; “Osmanlı |mparatorlufiu”, Türk Ansiklopedisi, XXVI, 1977, pp. 89-156; Petite histoire de la Turquie, Ankara, 1976;

et H. DAFITEKIN, o.c., 6e édition, 1989 : la carte de la page 51 présente une domination (hakimiyet) ottomane de la Baltique à Zanzibar, du Cap-Vert à Bombay avec même une flèche poussant vers la Malaisie (pl. 41).

4 Dans Resimlerle Türkiye Tarihi, Istanbul, 1970, 226 pages sur 288 sont consacrées à l’empire ottoman.

5 Notamment dans Türkiye du 20 avril 1992.6 Nous avons pu voir cette carte affichée dans un çay ocafiı à Elazıfi.

01

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

maîtrise des mers et souveraineté politique 7; à notre connaissance, ce type de carte n’a

pas encore pénétré en milieu scolaire.

E - L’empire et le monde

Un dernier mode de représentation de l'empire ottoman (types 1.3.3.1 et 1.3.3.2.)

consiste à le replacer dans un cadre mondial, pour en montrer l'importance relative et la

position sur le globe. Ce procédé intéressant apparaît dans les cartes des grandes

découvertes, où l'on voit bien que la position centrale de l'empire pouvait faire obstacle

aux communications entre l'Europe et l'Orient (pl. 40 et 41). Dans les cartes de ce type,

peu nombreuses, on a tout intérêt à exagérer l’importance de l’obstacle qui a amené les

Européens à chercher de nouvelles routes de commerce. Nombre d’auteurs semblent

avoir craint que l’aire ottomane réelle ne soit pas assez vaste pour figurer sur une carte

mondiale, et sont très préoccupés par ce problème de taille, comme d’autres par le

nombre d’Etats fondés par les Turcs. Ainsi, l’apparition de la version maximaliste (due

à Y. Öztuna) de la carte de l’empire dans des manuels scolaires très récents n’est pas

difficile à interpréter (second exemple de la pl. 38) 1. C’est probablement un signe de

l’influence des intellectuels de la synthèse turco-islamique, et d’une certaine

idéalisation du passé impérial, sous-tendant une nouvelle forme de nationalisme.

C’est ce que montre le cas-limite unique, mais remarquable, d'utilisation d'une

photo de la planète où les contours de l'empire sont ajoutés en surimpression (type

1.3.3.2., pl. 43) 2 : on peut éventuellement y voir l'influence, sur les auteurs, de l'ouvrage

d’Osman Turan qui retrace l'histoire de l'idée de domination mondiale chez les Turcs,

que les Ottomans avaient cherché à réaliser en se posant comme les successeurs de

Rome 3. Cette représentation en évoque une autre, qui n'est pas scolaire, la couverture

d'un ouvrage de Zekeriya Kitapçı où, sur une image de la planète encadrée de deux

minarets (la planète considérée comme une immense mosquée ?), apparaissent les

contours de l'Europe et du Proche-Orient (pl. 44) 4.

Dans les ouvrages, l’élargissement progressif du cadre cartographique jusqu'à la

représentation de la planète fait place ensuite à un rétrécissement exactement

7 H. DAFITEKIN, o.c., pp. 52-53. 1 DELIORMAN, Lise II, 1993, p. 57; GANJUK, Lise II, 1993, p. 51; ∑AHIN-KAYA, Osmanlı Tarihi I,

1993, p. 156.2 UFIURLU-BALCI, Lise III, 1992, p. 65.3 O. TURAN, Türk Cihan Hakimiyeti Mefkûresi Tarihi, 1969.4 Z. KITAPÇI, Hz. Peygamber’in hadislerinde Türk varlıfiı : Selçuklular, Mofiollar, Osmanlılar,

Istanbul, 1989.

02

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

symétrique, au fur et à mesure de la décadence de l'empire. Souvent d'ailleurs, le tout est

résumé en deux cartes générales : “La croissance de l'empire” (Osmanlı |mparatorlufiun Büyümesi), et “La décadence” (Osmanlı |mparatorlufiun Küçülmesi).

Le retour à l'Anatolie conclut l'histoire ottomane : elle est le dernier

retranchement pour l’établissement de la république de Turquie; pour la plupart des

historiens de l'école officielle, le dernier avatar de la longue série des Etats créés par les

Turcs; pour d'autres, moins nombreux (l'école "anatolienne" 1), le premier véritable Etat

turc. Cette remarquable série qui va de l'Anatolie seldjoukide à la république, s'étalant

en cercles concentriques puis refluant autour de son centre, se présente comme un

mouvement harmonieux, continu dans les deux phases. Il y a pourtant, dans l'histoire,

des discontinuités dont la plus importante est la bataille d'Ankara (1402) qui met aux

prises deux armées turques, celle du sultan ottoman Beyazıt et celle de Tamerlan; elle se

solde par une défaite catastrophique pour les Ottomans, un recul très important de leur

souveraineté en Anatolie et un retour aux divisions beylicales : il faudra un siècle pour

réaliser de nouveau, sous le sultan Yavuz, l'unité anatolienne. La bataille elle-même est

peu représentée en carte (pl. 29) 2, et la mise en carte du recul spectaculaire, dû, qui plus

est, à un combat entre deux nations turques, où la défaite ottomane est redevable à la

trahison d'autres chefs turcs, ne figure que dans l'atlas historique de H. Dafitekin.

1 Voir par exemple l'introduction de l'ouvrage de D. AVCIOFILU, Türkler’in Tarihi, 1979.2 TTTC, Lise II, 1931, p. 321; KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 190 et 191; DAFITEKIN, o.c. 1989,

carte n° 52. Voir plus haut, chapitre 5, II, comment le modèle de 1931 du plan de la bataille d’Ankara a été modifié en 1990 par l’équipe de M.A. Köymen.

03

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

II - L’EURASIE

La deuxième catégorie de cartes du corpus est définie par la représentation

d’ensembles politiques dont le centre de gravité est l’Asie intérieure : région du sud du

lac Baïkal, monts Altaï, et, dans une moindre mesure, dépression aralo-caspienne. Ces

cartes sont deux fois moins fréquentes que celles de la première série (98 occurrences

dont un tiers montrent le continent tout entier, et la moitié environ une Asie plus ou

moins amputée de ses périphéries). Il faudra pourtant, malgré cette fréquence moins

grande, s’y arrêter assez longtemps, car elles sont la représentation imagée des thèses

d’histoire kémalistes de 1931-1932.

Très souvent, au début des manuels, la première représentation s'offrant au

regard du lecteur n'est pas le territoire national actuel, mais le continent eurasiatique 1.

La carte de l'Eurasie est un support de rêve. Avec sa représentation, on touche à une

dimension différente de l’histoire et de l’historiographie turques, pour plusieurs raisons.

D’abord, les zones examinées jusqu’à présent ont pour centre un pays familier

aux lecteurs, l’Anatolie, la république de Turquie. La périphérie en est d’autant mieux

connue qu’elle fut sous domination turque ou ottomane. Sa perception est facile car elle

correspond au monde le plus proche par la topographie, par l’histoire, et par l’influence

culturelle. L’Asie, elle, fait partie du passé des Turcs, mais c’est un passé redécouvert,

dont la mémoire n’a pas été directement conservée, ou si peu, par les générations les

plus proches de nous. Il y a eu un hiatus dans la perception de régions qui n’ont pas

figuré dans la mémoire collective des Turcs au même titre que les Balkans, par

exemple.

Pour que vive ou revive cette mémoire de l’Asie il a fallu l’arrivée, en plusieurs

vagues, de réfugiés de régions turcophones des empires russe ou chinois, la rencontre

entre un courant historiographique né vers 1870, et la volonté de Mustafa Kemal, qui a

donné à ce courant tous les moyens de l’Etat pour s’exprimer. Ce refaçonnement, cette

“réforme de l’histoire” fut un véritable séisme intellectuel qui a, au sens propre,

réorienté durablement la perception turque du monde.

1 Certains manuels s’ouvrent sur l’Anatolie hittite ou le Proche-Orient : KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976; SANIR et al., |lkokul IV, 1989; AKÒIT, Ortaokul I, 1987; MERÇIL et al., Lise I, 1990, s’ouvre sur une carte des grandes civilisations, avec la “civilisation turque centre-asiatique du lac Baïkal”; d’autres, en revanche, commencent par une carte de l’Asie illustrant les migrations des Turcs (TTTC, Lise I, 1931; SÜMER-TURHAL, Lise I, 1986; UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990; YILDIZ et al., Lise I, 1991; AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981); enfin, KÖYMEN et al., Lise I, 1989, s’ouvre sur une carte de la Sibérie, et MUMCU, Lise I, 1991, par une carte de la Chine.

04

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Une autre différence avec la représentation de l’univers anatolien tient à l’image

visuelle, à la forme de l’Asie, et à la perception de sa représentation cartographique par

un public moyennement éduqué. Le continent eurasiatique est difficile à représenter,

toujours déformé, trop vaste pour qu'on puisse en considérer les parties les plus

continentales sans perdre les repères familiers que sont les contours des côtes. Comme

le dit Jacques Bertin, et, comme on peut le constater soi-même lorsqu’on enseigne la

géographie,

“les formes connues par le lecteur moyen sont peu nombreuses, et plus l’espace représenté est

petit et éloigné de la région familière, plus les renseignements d’identification doivent être

précis 1.”

La représentation de certaines parties de l’Asie pose donc quelques problèmes,

et oblige souvent les auteurs à choisir entre la clarté du message et la précision de la

carte, qui, en effet, peuvent être antinomiques.

Enfin, la particularité la plus importante des représentations de l’Asie est la

place que le kémalisme et le post-kémalisme ont accordé et accordent à la région

d’origine et de premier rayonnement des Turcs. Ce territoire, comme l’Anatolie, est un

berceau et a un caractère sacré 2 dont nous verrons plus loin les modes d’expression

dans le discours des manuels. L’examen des cartes de l’Asie intérieure va montrer

combien ce discours est mythique plus qu’historique, car ce qu’on appelle “Asie

centrale” est un concept assez vague, et la zone d’origine des Turcs ne bénéficie presque

jamais d’une cartographie aussi précise que celle de l’Anatolie 3.

A- Les Asies centrales : la représentation des origines

1 - Les lacunes de la cartographie courante

Les atlas actuels mettent l’accent plutôt sur les zones économiquement

importantes, sur les centres. Or, l’étude des berceaux des civilisations turco-mongoles

porte sur des périphéries d’Etats actuels : Chine, ex-URSS, nord-est de l’Afghanistan.

1 J. BERTIN, Sémiologie graphique..., p. 287.2 Il y a des degrés dans le sacré. L’Asie centrale ne l’est pas au point de justifier, le cas échéant,

le sacrifice suprême de soldats turcs (ce qui serait une réalisation de l’idéal pantouranien). 3 On trouvera une carte de la Mongolie dans l’article de N. DIYARBEKIRLI, “Orhun’dan

geliyorum”, TK, XVII, 198-199, 1979, p. 22. Une carte à échelle relativement grande apparaît dans SÜMER et al., Lise I, 1992, pp. 21 et 101 (type 2.2.1.4.)

05

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Si l’on peut trouver assez aisément des cartes de l’Asie continentale, il s’agit toujours de

la partie chinoise ou soviétique de la zone, et le fond de carte s’arrête au voisinage des

frontières actuelles 1. Il est difficile de se représenter les mouvements de migration de

peuples turco-mongols de l’Antiquité et du haut Moyen-Age, car les cartes historiques

couvrant toute la zone considérée sont généralement dépourvues de toute orographie

précise, et les cartes géographiques sont partielles et difficiles à assembler 2. Si l’on veut

essayer d’imaginer les trajets des Turcs anciens à l’aide d’un atlas géographique, il faut

recourir à plusieurs cartes à différentes échelles pour avoir une bonne idée du relief

parcouru.

A notre connaissance, il y a eu peu de bonnes synthèses facilement accessibles

entre la représentation du relief et celle de l’histoire. Pour une meilleure compréhension

de l’histoire ancienne des Turcs, il faut une carte orographique précise d’un seul tenant,

à une échelle voisine du dix-millionième, couvrant une bande allant de la mer

Caspienne au lac Baïkal.

On doit faire une place à part aux deux remarquables cartes établies par F.

Kussmaul, reproduites au sein de l’article “Badw” de l’Encyclopédie de l’islam 3. Elles

représentent les zones de végétation et la localisation du nomadisme équin entre le

Caucase et la mer Jaune, le sud de la Sibérie et le Pamir. Le champ couvert convient

parfaitement à l’histoire turque ancienne, et met en valeur une notion de “bande

asiatique de moyenne latitude”, plus juste que celle d’“Asie centrale”. Sur la carte de

végétation apparaît avec une grande clarté les étroites zones orientées d’est en ouest,

favorables aux pâturages, et qui ont permis le déplacement des Turcs avec leur machine

de guerre, les immenses troupeaux de chevaux. Plus que les cols à basse altitude, ce

sont les chaînes de montagnes, notamment le Tien-chan, leurs sources, leurs pâturages,

qui ont joué le rôle de lien entre les bassins de l’Orkhon et du Tarim, et celui de la mer

d’Aral. Une telle représentation a le double mérite d’être explicative, et de mettre en

évidence la situation en fait très occidentale de ce qu’on nomme “Asie centrale”, le

bassin aralo-caspien.

Ces cartes sont néanmoins à petite échelle, et ne comportent pas d’indications

toponymiques. On doit à J. et A. Sellier une très bonne carte du Turkestan

1 Par exemple dans Le Grand atlas de géographie, Encyclopaedia Universalis, 1986, cartes n° 80-81, 93, 94-95, 96, 98-99.

2 Comme celles de R. GROUSSET dans son Empire des steppes ou celles de l’Atlas historique de J. CALMETTE (PUF, 1951), élaborées également par R. Grousset, et presque toutes les cartes historiques turques rencontrées. La représentation de l’orographie par H. Dafitekin est tellement schématisée qu’elle est inefficace, sinon pour montrer l’orientation générale est-ouest du relief, et donc sa perméabilité aux mouvements de population de même direction.

3 EI, 1960, t. 1, p. 904. L’échelle est malheureusement trop réduite (1/27 000 000e).

06

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

(1/22 000 000e), mettant en valeur les zones de végétation, mais dont les choix

sémiologiques concernant l’orographie font trop apparaître le Tien-chan et le Pamir

comme des barrières infranchissables, et dont le champ ne s’étend pas assez loin à l’est

pour bien montrer les connexions de la haute Asie avec la Chine et la côte pacifique.

Néanmoins, il s’agit de l’instrument de travail le plus précis, le plus commode et surtout

le plus accessible 1. Pour tout repérage précis, notre préférence va à un ancien atlas

allemand, le Andrees allgemeiner Handatlas 2. Les cartes y sont faites avec un soin

extrême. Le relief, bien que représenté en hachures, est clairement montré. Les cols,

puits, sources, routes caravanières, villes ruinées y figurent. Pour notre sujet, la carte

n° 123-124 “Nord Asien” (au 1/15 000 000e) convient presque parfaitement : toutes les

régions comprises entre la mer Caspienne, le Pamir et le lac Baïkal y figurent; pour plus

de détails, on dispose de la carte n° 129-130, “Persien, Afghanistan und Balutschistan”

au 1/6 000 000e, et la n° 131-132, “Zentralasien und Vorderindien”, au 1/10 000 000e.

En utilisant les cartes de cet atlas, Akdes Nimet a réalisé une représentation très claire,

au 1/8 000 000e, de tout l’espace s’étendant entre la mer Caspienne et le lac Baïkal. Elle

a été diffusée par le Türkiyat Enstitüsü, et éditée par le ministère turc de l’Education

jusqu’en 1956. On peut la trouver, en format réduit, dans l’ouvrage de Ahmet Temir sur

Radloff 3. Il faut signaler aussi la série de cartes proposées par Peter Golden dans son

livre sur l’ethnogénèse turque, qui sont un modèle de clarté en dépit - ou à cause - de la

simplicité des techniques employées 4.

Pour comprendre les rapports spatiaux entre les lieux importants de l’histoire

ancienne turco-mongole, les outils cartographiques adéquats sont rares et peu

accessibles. L’espace a conditionné les incessants déplacements des peuples turcs; les

distances à parcourir, les cols permettant de passer du bassin du Tarim à celui de

l’Angara, de l’Irtych ou de l’Ili, les obstacles à surmonter (déserts, larges cours d’eau),

tout cela manque encore d’une bonne réalisation cartographique.

C’est à cette condition qu’on pourrait saisir la réalité des migrations. Elles sont

facilitées d’est en ouest par la direction du relief et des cours d’eau, la singularité de ce

1 J. et A. SELLIER, Atlas des peuples d’Orient. Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale, Paris, 1993, p. 149.

2 Bielefeld-Leipzig, 4e édition, 1899.3 A. TEMIR, Türkoloji Tarihinde Wilhelm Radloff Devri, Ankara, 1991, en hors-texte à l’extrême

fin de l’ouvrage; la carte figure aussi dans la traduction de Aus Sibirien de Radloff, par le même auteur,

Sibirya’dan, Istanbul-Ankara, 1956. Elle a été éditée, à l’échelle très commode de 1/8 000 000e, par le ministère turc de l’Education nationale, également en 1956. La représentation du réseau hydrographique y est remarquablement claire et précise.

4 P.B. GOLDEN, An Introduction to the History of the Turkic Peoples, Wiesbaden, 1992.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

couloir qui passe de part et d’autre du 45e parallèle (car, plus au nord, les cours d’eau

ont une orientation méridienne et leur traversée n’était aisée qu’en hiver), l’existence de

cols accessibles et surtout de vastes pâturages; on peut comprendre alors que, dans la

perspective d’une guerre équestre, le peuple qui contrôle l’Altaï ou le Tien-chan peut

contrôler toute l’Asie intérieure.

De la même manière, on comprendra la valeur stratégique de la région des

monts Khangaï, au sud-ouest du lac Baïkal; la carte de F. Kussmaul fait bien apparaître

sa situation de vaste îlot de steppes entre la forêt du Baïkal et des monts Saïan, et l’aride

vallée du Zabchan. Jusqu’à un point correspondant à peu près à la frontière russo-

mongole actuelle, la Selenga et ses affluents (l’Orkhon) coulent d’ouest en est; le relief

au sud du lac Baïkal, et le lac lui-même, font obstacle vers le nord. Les relations sont

plus faciles, par la Selenga et ses affluents, vers l’ouest, par les cols de Dzoungarie, et

vers l’est, par les affluents de l’Amour (Keroulen, Onon).

Il faut encore de bonnes cartes, et faciles à assembler, pour comprendre qu’une

fois passés les cols de Dzoungarie, la route est encore longue vers la Transoxiane, la

dépression aralo-caspienne. On réalisera alors combien ces bassins du Syr et de l’Amou

Darya sont loin de la région originelle des Turcs, et proches de l’Iran, et combien

profonde a pu être l’influence persane et même hellénistique dans cette région, avant

d’être recouverte par la culture turque.

2 - Brève géographie historique de l’Asie intérieure

Ces observations, qui nous entraînent loin de la Turquie, sont nécessaires pour

souligner une lacune de la cartographie historique. Elles permettent aussi, pour faciliter

la compréhension de ce qui va suivre, de définir les Asies centrales qui sont le théâtre de

l’histoire ancienne turque.

Une bonne carte générale de l’Eurasie, même à petite échelle, permet d’observer

la longue bande de montagnes, assez discontinue pour permettre son franchissement,

qui traverse le continent en écharpe du nord-est au sud-ouest, du lac Baïkal à

l’Afghanistan. Ces montagnes ne sont pas un obstacle mais un lien entre le nord et le

sud de l’Asie : leurs pâturages, leurs réserves d’eau, leur rôle de refuge éventuel en font

une voie de passage permettant le déplacement de groupes humains accompagnés de

très grands troupeaux de chevaux, les nombreuses oasis de piémont pouvant fournir,

volens nolens, les ressources que n’offre pas la montagne. Ce chapelet de chaînes, les

monts Saïan, Khangaï, l’Altaï, les massifs de Tarbagataï et du Tien-chan, le Pamir,

l’Hindoukouch et les montagnes afghanes, sont l’axe de la migration et de l’histoire

08

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

turques, reliant les forêts de l’Orkhon à la Transoxiane, à la Perse et, au-delà, à

l’Anatolie.

Les monts Altaï et Khangaï qui prolongent la zone forestière sibérienne vers le

sud sont, selon l’expression de Jean-Paul Roux, un “réservoir de populations turques”,

le lieu de formation du peuple de forgerons qu’étaient les anciens Turcs 1. Quelque cinq

cents kilomètres plus au sud, entre le Tien-chan et le Pamir afghan, par des passes qui

relient le double chapelet des oasis du bassin du Tarim à la Ferghana, on peut basculer

du monde hellénistique, byzantin ou persan, au monde sino-mongol. C’est le lieu de

passage principal de la route de la soie, qui rejoint ici celle des invasions turques et

mongoles pendant plus de dix siècles, et celle de l’armée chinoise jusqu’au VIIIe

siècle 2.

C’est à l’est de ce pivot central que se trouve le centre historique de la culture

turque du haut Moyen-Age : les berges de l’Orkhon ont vu se fixer les capitales des

premiers Huns (Hiong-Nou), des Jouan-Jouan (Avars proto-mongols), des Turcs

célestes, puis des Mongols de Gengis khan. C’est un lieu qui a une très grande force

évocatrice, siège des mythes fondateurs du peuple turc (les forêts légendaires d’Ötüken

et d’Ergenekon), en même temps qu’il est le théâtre d’une réalité historique, celle des

inscriptions lapidaires, si fortement mise en valeur par l’historiographie turque du XXe

siècle. Ces régions, depuis les IXe et Xe siècles, sont devenues mongoles.

Enfin, à l’ouest du pivot de l’Altaï, la vaste dépression aralo-caspienne, la

Transoxiane des anciens, le Mawera an nahr des Arabes, est le lieu des oasis, et des

splendeurs architecturales de Samarcande, Boukhara, Merv, Khiva; c’est une région

persane bien avant d’être turque, et, même une fois devenue turque, à la fin du premier

millénaire, elle est encore et pour longtemps arabo-persane, la langue arabe étant la

langue de religion et de culture. Ce monde est celui que nous appelons maintenant “Asie

centrale”. Il fait partie actuellement du monde turc, qui s’est déplacé vers l’ouest, un

monde turc s’étendant des Balkans au Tarim, et redécouvert par les Turcs de Turquie,

surtout depuis l’écroulement de l’URSS.

L’Asie historique turque est en fait une longue zone (il y a plus de 3500 km

entre Oulan-Bator et la mer d’Aral, presque autant que de Samarcande à Rome, par

1 Histoire des Turcs, Paris, 1984, p. 58.2 Une des meilleures descriptions du bassin du Tarim et des passages qui permettent d’y accéder

reste celle d’Aurel STEIN, “Innermost Asia : its Geography as a Factor in History”, Geographical Journal, LXV, 5, 1925, pp. 377-403, et 6, 1925, pp. 473-501. Sur la Mongolie, voir Owen LATTIMORE, “The Geographical Factor in Mongol History”, Geographical Journal, XCI, 1, 1938, pp. 1-20. L’article de A. Stein a en outre l’intérêt d’avoir été écrit et publié au moment où se formaient les thèses d’histoire turques.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

exemple) comprenant trois foyers de civilisation, très différents entre eux et d’inégale

importance historique, culturelle et surtout affective :

“Le monde turc agissant et dynamique s’étend d’une façon à peu près continue des confins

mandchous aux confins byzantins, sur une très longue bande de terre, relativement étroite

(grosso modo entre le 45e et le 55e parallèles) 1.”

Cette description géographique était nécessaire pour comprendre les

représentations cartographiques qu’en font les manuels scolaires turcs.

3 - Un lieu historique mythifié

Les cartes de la haute Asie représentent ce qui est, avec l’Anatolie, l'autre grand

objet géographique d'affection des Turcs, ou ce qui, du moins, devrait l’être, si l’on en

croit le discours historique officiel (scolaire, para-scolaire, académique), ainsi que le

discours nationaliste depuis soixante ans 2. Le nom de la rivière Orkhon est l’un des

termes géographiques les plus chargés d’affect en Turquie. Bien peu d’Européens en

connaissent l’existence, et le nombre de Turcs sachant la localiser avec précision n’est

probablement pas bien grand non plus. Mais, en Turquie, le nom a une résonance

familière, du fait de sa grande importance dans le discours historique scolaire; en outre,

l’utilisation de toponymes réels ou mythiques issus de la zone d’origine (la rivière de

l’Orkhon, la légende d’Ergenekon, la forêt d’Ötüken où l’Orkhon prend sa source),

comme éponymes de revues, de maisons d’éditions, ou de mouvements, signale presque

à coup sûr l’appartenance au nationalisme. C’est un thème que l’extrême-droite turque

s’est approprié pendant la seconde guerre mondiale. Quelques exemples récents

illustrent cette utilisation d’un nom en politique : Ergenekon est le nom d’un

mouvement ultra-nationaliste d’immigrés turcs à Zürich 3; en Turquie, Hasan Celal

Güzel, président du parti de la Renaissance (Yeniden DofiuÒ Partisi) a évoqué pour la

Turquie la nécessité d’une renaissance et d’un “second Ergenekon” 4; depuis le

printemps 1993, on constate une tentative de récupération de la fête irano-kurde de

1 J.P. ROUX, o.c., p. 65.2 Une des manifestations officielles les plus récentes de ce discours est la publication récente,

par le ministère turc de la Culture, d’albums pour jeunes retraçant, de façon très idéalisée, les origines centre-asiatiques des Turcs. Voir, par exemple, parmi ces albums, O. OKTAY, Göç Destanı, 1991; et Manas destanı, 1991.

3 Türkiye, 27-28 déc. 1991 et 9 déc. 1992.4 Türkiye, 15 janvier 1992.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Nevroz (21 mars) : les autorités cherchent à la faire passer pour une fête

authentiquement turque (öztürk), l’Ergenekon bayramı 1; dernier exemple, Ötüken est le

nom d’une maison d’édition nationaliste d’Istanbul.

Ces mots sont indissociables du symbole du loup gris (bozkurt). L’animal, dans

la légende d’Ergenekon, aurait nourri les derniers survivants d’une branche du peuple

turc d’origine divine, à l’instar de la louve romaine. Il a servi de symbole officiel au

début de l’ère kémaliste, et figurait sur des timbres et des billets de banque turcs en

1925 2. Le symbole du loup gris, aujourd’hui, est surtout utilisé par l’extrême-droite, à la

différence du mot Ergenekon, répandu dans des cercles nationalistes plus larges, y

compris officiels.

Ces mots et ce symbole ayant une connotation politique très marquée, l’histoire

- ou le mythe - auxquels ils réfèrent ne peut, pour cette raison, intéresser que cette

mouvance politique et être rejetée par la gauche. Celle-ci n’a que dédain pour toutes ces

questions et ne cherche à étudier ni la réalité, ni le mythe. C’est pourquoi, lorsqu’on

veut soi-même étudier le cheminement historiographique, et la vie des symboles y

afférents, on ne peut recourir, pour la documentation, qu’à des sources nationalistes.

Il existe un mélange inextricable entre un lieu géographique, la réalité historique

dont il a été le théâtre, les symboles et les mythes qu’il a fait naître, d’une part; et

l’exaltation de ce passé dans le discours scolaire et le verbe ultra-nationaliste de l’autre.

Les lieux de cette sorte sont probablement rares, et le cas de l’Orkhon est d’autant plus

intéressant que cette rivière coule à quelque six mille kilomètres d’Ankara, dans une

région du monde où l’on ne parle plus turc depuis longtemps. Pour compliquer les

choses, l’ensemble monumental de l’Orkhon, qui n’est pas très loin d’Oulan-Bator, est

utilisé aussi, dans leur discours nationaliste, par les Mongols 3.

L’Orkhon est, à tout le moins, un lieu chargé d’affectivité, même si les Turcs

actuels y ayant accédé sont bien rares 4. Au moins est-ce un lieu réel, précis, centre

1 Ce détournement d’un fait culturel a commencé, semble-t-il, par la publication par Abdülhâluk ÇAY de son Türk Ergenekon Bayramı Nevruz [Le newroz, une fête turque d’Ergenekon], Ankara, TKAE Yayınevi, 1985. En 1992, on pouvait lire dans une revue officielle : “The beginning of Nevruz goes back to the legend of Ergenekon, according to which the Turks went to Ergenekon, and after living there for

about 400 years, on march 21th returned, and under the guidance of Grey Wolf (bozkurt), conquered mountains of iron and regained their motherland. (...) We can say that Nevruz is a truly unique turkish tradition.” (Turkish Review Quaterly Digest, Ankara (Directorate General of Press and Information), VI, 30, 1992, pp. 51-52.

2 Cf B. ÖGEL, “Ergenekon”, Türk Ansiklopedisi, vol. XV, pp. 299-300.3 Cf F. AUBIN, “Renouveau gengiskhanide dans la Mongolie post-communiste”, CEMOTI, 16,

1993, pp. 137-206.4 Parmi les rares témoignages et récits de voyages de Turcs contemporains, voir N. DIYARBEKIRLI,

article cité, TK, XVII, 198-199, 1979, pp. 1-64.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

historique d’une culture proto-turque mise à jour au dernier tiers du XIXe siècle. Il

s’agit du berceau d’une culture, caractérisée par une organisation politique, l’utilisation

d’un système d’écriture alphabétique, et la manifestation de ce que certains Turcs ont

voulu qualifier de sentiment national. Si l’on y jette un regard froid, on peut dire que

cette culture éclôt bien tard après la chinoise, la grecque, la romaine, et que les Arabes,

lorsque ces stèles de l’Orkhon sont dressées, ont déjà conquis l’essentiel de leur

domaine. Les nationalistes turcs, pourtant, y voient une manifestation du génie de leur

peuple, très précocement doté d’une langue littéraire écrite, d’une organisation en Etat

et d’un sentiment national 1.

Il faut dire que, même pour un non turc et même sans les avoir vues de visu, ces

stèles qui se dressent au beau milieu de la steppe mongole ont de la grandeur, et les

textes gravés, qui retracent l’histoire des anciens Turcs, de leur grandeur passée et de

leurs défaites, et invitent à retrouver les valeurs de la turcité, sont impressionnants, et

prennent une dimension étrangement contemporaine, parce qu’ils rejoignent le souci de

quête identitaire des Turcs d’aujourd’hui.

4 - L’Orkhon sur les cartes scolaires

On peut observer, pour commencer, que l’important article de Muharrem Ergin

dans la Türk Ansiklopedisi (il s’agit de l’une des trois grandes traductions des textes en

turc moderne), non seulement ne comporte aucune carte, mais ne prend pas la peine de

situer géographiquement son objet. On a vu que la représentation cartographique de

Malazgirt est rare, et que ce nom même n’apparaît pas systématiquement sur les cartes

de l’Anatolie seldjoukide. Pour l’Orkhon, nous avons un phénomène semblable.

Examinons d’abord l’exception : une seule équipe d’auteurs (F. Sümer et Y. Turhal 2)

traite la question de manière assez complète : on trouve, sur une série de cartes, l’empire

hun de Teoman et de Mete (Teou-Man et Mao-Touen, IIe siècle avant J.C.), les Turcs

célestes (avec le nom des tribus signalées dans les textes lapidaires de l’Orkhon), les

Ouïghours et les Etats turcs du Xe siècle 3. Mais, si ce traitement est complet, il n’est pas

précis : une seule de ces cartes a pour sujet principal la culture de l’Orkhon, mais c’est

encore une carte à petite échelle, concernant une vaste région qui s’étend du lac Balkach

à la mer Jaune. Elle représente en fait “le khanat ouïghour dans la région de l’Orkhon”

1 J.P. ROUX lui-même estime que “cette renaissance (...) procède d’un profond nationalisme”, et parle de “révolution nationale” (o.c., pp. 71 et 104).

2 SÜMER-TURHAL, Lise I, 1986, pp. 104, 117, 131.3 SÜMER-TURHAL, o.c., respectivement pp. 104, 117, 131, 136.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

et “l’Etat ouïghour du bassin du Tarim” 1. Le nom de la rivière Orkhon est en très petits

caractères, et rien n’indique la présence des fameux monuments (pl. 77).

Une autre équipe a jugé utile de signaler, par deux fois dans le même ouvrage

“les monuments de l’Orkhon”, mais sur des cartes à très petite échelle (50 à 80

millionièmes) et en caractères tellement petits qu’il est douteux que ces indications

soient remarquées, même par les enseignants (pl. 65) 2. Aucune représentation de la

région, dans le corpus, n’est détaillée à une échelle comparable à celle utilisée pour le

berceau des Ottomans (2 à 3 millionièmes) ou même pour l’Anatolie (10 à 15

millionièmes). Le fond de carte le plus étroit enserre tout de même un espace qui

s’étend du lac Balkach au bassin supérieur de l’Amour (plus de 3000 km); il est plus

clair, mais n’apporte pas plus d’informations que les autres cartes (pl. 80) 3. Tous les

autres ouvrages, sur les cartes représentant ces régions au haut Moyen-Age, signalent

simplement l’Orkhon (sans aucune précision) ou la Selenga, ou s’abstiennent en ne

nommant pas ces rivières, ou même en n’en figurant pas le tracé. Un bon exemple de

cette abstention est fourni par une carte de modèle rare, centrée plus au nord-est que les

autres, de façon que l’Orkhon puisse figurer à bonne échelle, et presque au centre, mais

l’Orkhon ne figure pas sur cette représentation intitulée pourtant “Les régions où l’on a

trouvé des traces des cultures centre-asiatiques 4.”

On retrouve quelquefois le nom de l’Orkhon sur les cartes concernant l’empire

de Gengis khan : sa capitale Karakorum se situait sur ces mêmes rives et la rivière est

commode pour la localiser, mais aucune carte de synthèse ne vient souligner ni

expliquer cette remarquable coïncidence.

Un regard encore plus précis sur ces cartes révèle que certains auteurs n’ont pas

les idées très claires sur la localisation exacte de l’Orkhon. Rappelons que celle-ci se

jette dans la Selenga, qui se déverse dans le lac Baïkal. Sur les cartes, la Selenga doit

être à l’ouest et l’Orkhon à l’est, mais il y a souvent confusion entre les deux rivières :

la Selenga est appelée Orkhon (pl. 51 et 64) 5 ou vice-versa (pl. 54) 6. Ailleurs, on

confond affluent et tributaire : c’est l’Orkhon qui se jette dans le lac Baïkal et la Selenga

1 SÜMER-TURHAL, Lise I, 1986, p. 131. Cette carte, dépourvue de titre, est au 1/30 000 000e

environ.2 Orhun abideleri, in MERÇIL et al., Lise I, 1990, pp. 105 (“Carte des Etats fondés par les Huns”)

et 117 (“L’Etat des Turcs Célestes”).3 SÜMER et al., Lise I, 1992, pp. 21 et 101.4 YILDIZ et al., Lise I, 1991, p. 27.5 in TTTC, Lise I, 1931, cartes h.t. n° 1 et 3.6 in AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 24.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

est un affluent de l’Orkhon 1. Enfin, dans l’ouvrage de 1931 qui sert si souvent de

référence, une carte est fausse par interversion, la suivante n’est que partiellement juste,

tandis qu’une troisième localise enfin les deux rivières correctement (pl. 78) 2. Un seul

ouvrage, celui de F. Sümer et Y. Turhal, localise toujours correctement les rivières (pl.

67, 69, 77, 80). Nous avons vu qu’il donne plus d’importance aussi à ces cultures, et les

renseignements donnés par les cartes sont justes; il est vrai que Faruk Sümer est une

sommité parmi les historiens turcs.

Ces détails, qu’on pourrait juger insignifiants, soulignent pourtant le contraste

entre un discours très important dans les manuels scolaires et au-delà, qui imprègne

même certains milieux politiques, et l’indigence de son expression cartographique.

C’est dans un ouvrage de Nejat Diyarbekirli destiné à l’enseignement supérieur que se

trouve un des meilleurs exemples de ce contraste entre discours et cartes; alors qu’un

chapitre important est consacré aux monuments de l’Orkhon, la rivière ne figure même

pas sur l’unique petite carte du volume 3. Pour ce qui est des autres ouvrages, un lecteur

inattentif ne remarquera pas forcément l’Orkhon, si le hasard ne le conduit pas aux deux

seules cartes qui mettent vraiment l’accent sur la région. L’une, due à |. Kafesofilu,

représente l’Asie de façon très détaillée, sur double page, avec une nomenclature très

abondante; un petit rectangle, en trait fort, circonscrit la région du sud du lac Baïkal;

mais la nomenclature de la carte est tellement chargée que l’œil n’est guère attiré par ce

rectangle 4; l’autre utilise visiblement le même fond de carte, mais tellement réduit que

les indications sont pratiquement illisibles; c’est regrettable car elle établit nettement,

par un système de deux rectangles, la distinction entre ce qu’on appelle communément

“Asie centrale” et “la région où vivaient les premiers Turcs” (pl. 59) 5. Il est tentant d’en

conclure que l’Orkhon, malgré la réalité historique de sa civilisation, est traité par les

auteurs de manuels comme le serait un mythe dépourvu de réalité précise.

Le bassin supérieur de l’Orkhon et de la Selenga, parfois nommé forêt

d’Ötüken, et correspondant aux monts Khangaï, a été pendant un millénaire la région

sacrée des Turcs. C’est de là que sont parties bon nombre d’invasions. Ce pays sacré a

reçu la capitale des Huns (Hiong-nou), des Jouan-Jouan proto-mongols et des premiers

Turcs historiques. C’est encore là que les Ouïghours dressent leur capitale Ordu Balık,

1 in AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 128, et UFIURLU-BALCI, Lise II, 1989, p. 144 (cette dernière carte est une copie pure et simple de la précédente).

2 TTTC, Lise II, 1931 : comparer les cartes h.t. n° 9, 10, 11 et 28.3 N. DIYARBEKIRLI, O. ASLANAPA, Türk Tarihi, II. kitap, Ankara, Yaygın Yükseköfiretim Kurumu,

1977, 374 p. La carte figure aussi, identique, dans KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 185.4 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, pp. 180-181.5 SÜMER-TURHAL, Lise I, 1986, p. 21.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

là que s’installent les Kirghizes au IXe siècle. Enfin, trois siècles après que ces derniers

eurent été chassés par des proto-Mongols, naît un nouvel empire continental, celui de

Gengis khan, qui établit lui aussi sa capitale, Karakorum, dans le bassin de l’Orkhon.

Les auteurs de manuels turcs ont multiplié des cartes peu lisibles de ces empires

continentaux, dont on ne comprend pas bien la succession ni les rapports entre eux. Il

eût mieux valu montrer “de près” cette région originelle, remarquable lieu de

divergence hydrographique où les eaux se partagent entre l'Océan glacial (Orkhon,

Selenga, affluents de l'Angara, bassin du Iénisséi) et le Pacifique (Keroulen, Onon,

bassin de l'Amour). Des représentations précises, correctes et synthétiques pourraient

expliquer facilement l’importance géographique de cette région qui a vu éclore des

cultures, en faire comprendre la réalité, lui donner consistance par l’utilisation d’une

échelle plus grande et la représentation de certains détails. Mais les auteurs n’ont pas

tiré parti d’un fait historico-géographique réel, important, continu pendant mille ans et

facile à représenter.

5 - Un mythe kémaliste : les migrations préhistoriques

Contrastant avec la sous-représentation de l’Orkhon, un événement, lui,

mythique, inventé par le nationalisme kémaliste, a été et est encore représenté avec une

clarté inégalée par ailleurs.

Le récit des migrations du néolithique, qui, selon les thèses d’histoire de 1931-

1932, auraient permis aux proto-Turcs, partis de la haute Asie, de civiliser la Terre

entière, intervient pour prouver plus qu’une excellence : une antériorité, une paternité

même dans le domaine de la civilisation, bref, une supériorité absolue. A la carte des

migrations, représentation imagée de cette supériorité, correspond, dans les années

trente, le mouvement de recherche en anthropologie raciale pour prouver la véracité de

cette origine turque de la plupart des peuples. Les discours, racial et historique, sont

mêlés et la carte des migrations en est le vecteur visuel élevé au rang de symbole. Dans

le domaine scolaire, la première apparition de cette carte des migrations mondiales des

Turcs date de 1931 (pl. 51). C'est la première carte des nouveaux manuels d'histoire de

l'époque kémaliste 1. Elle fixe, de façon presque définitive, le modèle d’une

représentation qui est esthétiquement belle et frappe l’imagination.

La modélisation concerne tout d’abord le cadre continental : la carte de 1931

utilise une forme, celle de l’Eurasie, représentée dans son ensemble, en projection

1 TTTC, Tarih I, 1931, carte h.t. n° 1. Elle figure en couverture de l'ouvrage de BüÒra ERSANLI-BEHAR, Iktidar ve Tarih, Istanbul, 1992.

15

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

conique, à petite échelle (1/60 millionième, type 2.2. du classement), mais sur une

pleine page. Ce système de projection est le plus courant dans les atlas pour représenter

la masse eurasiatique dans de justes proportions. Pour comprendre la force de la carte de

1931, il faut considérer cette projection cartographique avec un regard neuf. L’Europe y

apparaît comme ce qu’elle est, un cap de l’Asie; elle n’y est pas considérablement

déformée, mais désorientée (le bord supérieur de la carte est aussi bien l’ouest et l’est

que le nord). Le continent eurasiatique y a la forme d’un demi-disque. Le long du bord

supérieur, la projection fait apparaître les côtes de l’Atlantique et celles de l’océan

Glacial Arctique alignées sur une droite, du Portugal au détroit de Behring. Le long du

demi-cercle qui forme le bord sud du continent s’égrènent la Méditerranée et les

grandes péninsules arabique, indienne, indochinoise. Les extrêmes de ce monde sont

formés par l’Afrique, l’Indonésie, le Japon.

L’origine de la carte des migrations dans la version de 1931 pourrait être

l’“esquisse de la carte préhistorique de l’Asie”, dressée par Léon Cahun à l’occasion du

premier congrès international des orientalistes de 1873 (pl. 45) 1. La projection choisie

est conique, mais la carte exclut l’Europe, et l’image du continent est décalée vers l’est.

En 1931, une carte hors-texte des Grandes lignes de l’histoire turque 2 recadre l’Eurasie

toute entière. L’intérêt est que, dès lors, les diagonales passent exactement entre le lac

Balkach et le massif de l’Altaï, région où se sont établis de nombreux peuples d’origine

turque. Le Portugal et le détroit de Behring en sont équidistants (environ 6500 km) :

c’est le monde vu du centre de l’Asie. Cette figuration au 1/25 millionième reste de

conception statique, sans flèches. C’est dans sa version scolaire (1/60 millionième),

parue la même année, que le modèle est définitivement fixé (pl. 51). La zone de

croisement des diagonales est coloriée et représente, de la mer Caspienne à la Mongolie,

la mère-patrie des Turcs. De longs tentacules prennent leur origine dans cette aire,

orientés dans toutes les directions, prolongeant leur forme effilée jusque dans toute

l’Europe occidentale, enserrent la Méditerranée en un dense réseau, pénètrent en Arabie

et dans la vallée du Nil, au fond de l’Inde, de l’Indochine, de la Chine. Cette très belle

carte a une longue postérité. Elle continue d’apparaître dans les manuels édités par la

Türk Tarih Kurumu en 1938, et dans les ouvrages pour écoles primaires d’après-guerre

(pl. 52) 3.

1 La carte est en annexe de sa communication sur “Habitat et migrations préhistoriques des races dites touraniennes”, Congrès International des Orientalistes. Compte-Rendu de la première session, Paris, 1873, tome premier, Paris, Maisonneuve et Compagnie, 1874, pp. 431-441, carte h.t.

2 Türk Tarihinin Ana Hatları. Methal Kısmı, 1931, carte h.t.3 TTK, |lkokul V, 1938, h.t.; UNAT-SU, |lkokul IV, 1945, p. 13.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Par la suite, |. Kafesofilu n’a pas jugé bon de propager le mythe kémalien des

migrations néolithiques, et s’est contenté de localiser l’ancienne culture turque, sans se

préoccuper de représenter sa diffusion et encore moins de la dater. Il existe

apparemment, dans la série des manuels scolaires, un hiatus dans l’exploitation de cette

carte kémaliste, peut-être dû à la réaction des années cinquante et de ses contre-coups.

Pourtant, à la même époque, la carte survit dans deux atlas au moins. Le premier est

l’ouvrage scolaire de Kâmil Su, habilité par le ministère de l’Education, publié en 1968.

Il est très imagé, d’esprit très enfantin, et la carte des migrations (p. 5) est conforme au

modèle, par la projection utilisée et le tracé des principales flèches. Les images qui

figurent sur la carte elle-même sont accompagnées de courts textes reprenant les

principaux thèmes des thèses d’histoire; entre la mer d’Aral et l’Amour, un paysage de

montagnes (l’Altaï) où coule en cascade une belle rivière, est ainsi légendé :

“L’Asie centrale est la patrie (yurt) des Turcs. C’était, il y a très longtemps, une région

paradisiaque. Par la suite, la sécheresse commença. Les Turcs, abandonnant leur patrie,

migrèrent et apportèrent leur civilisation aux endroits où ils s’établirent.”

Aux points d’aboutissement des flèches, des images représentent un homme des

cavernes (“Avant les migrations l’Europe vivait dans l’âge des cavernes”); une divinité

de l’Inde (“Après les migrations une civilisation supérieure naquit en Inde”); une

pagode chinoise (“Après les migrations une civilisation supérieure naquit en Chine”).

Deux ans plus tard paraît l’atlas italo-turc de Afif Erzen et Ugo Dettore 1. S’il

diffère des autres en ce qu’il accorde beaucoup plus de place à l’histoire occidentale, sa

première carte est celle des migrations préhistoriques, version à peine simplifiée de

celle de 1931. Elle est même plus généreuse que le modèle, car les flèches filent

jusqu'aux côtes de la Somalie, au détroit de Behring et vont au-delà de Bornéo. Le cadre

reste le même : l’Eurasie en projection conique est devenue une image stéréotype, un

modèle qui tend à se simplifier tout en gagnant en efficacité visuelle. A part les

différences dans les flèches, qui procèdent d’une sorte d’excès de zèle, la fidélité au

modèle est entière. La mère-patrie des Turcs, au centre de la carte, a exactement les

mêmes contours. La même carte est reproduite en 1974 au dos d’un livre de Adile Ayda

pour appuyer sa thèse sur l’origine des Etrusques 2. L’auteur étant justement la fille de

Sadri Maksudi Arsal, historien d’origine tatare et co-auteur des manuels de 1931-1938,

1 A. ERZEN, U. DETTORE, Büyük Tarih Atlası, Istanbul, 1970. L’ouvrage a été réédité vers 1990, en une version remaniée et réduite de l’édition de 1970, comportant toujours la carte des migrations.

2 A. AYDA, Etrüskler Türk mü idi ?, TKAE, Ankara, 1974. La carte est en page IV de couverture.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

on peut voir dans cette publication de 1974 une prolongation vivante de

l’historiographie kémaliste.

Le relais suivant est assuré par un atlas plus récent, le petit ouvrage de Baki

KurtuluÒ (1977) (pl. 53). Il fait faire un pas de plus dans la simplification graphique,

mais reste fidèle au modèle, en reprenant les ajouts de l’ouvrage italo-turc de 1970 :

cadre et projection, flèches, contours de la mère-patrie sont semblables. Enfin, l’atlas de

H. Dafitekin transmet une nouvelle fois le modèle à partir de 1980, en y changeant peu

de choses : il y adjoint une légende un peu plus complexe puisqu’il distingue au sein de

la mère-patrie (aux contours inchangés) une zone plus petite (de la mer d’Aral à

l’Orkhon) dénommée première mère-patrie des Turcs (pl. 57).

Un retour de cette carte aux manuels scolaires s’effectue, alors que l’idéologie

kémaliste revient en force dans les ouvrages. Mais le modèle va se transformer, se

simplifier, gagnant en efficacité pédagogique. Les historiens les plus sérieux semblent

s’en démarquer : nous avons évoqué la carte de Sümer et Turhal (1986), qui, sur un

cadre identique, reste purement statique pour localiser des cultures non pas imaginaires

mais révélées par l’archéologie (pl. 59). Erdofian Merçil (1990), qui d’ailleurs émet des

réserves, dans le texte du manuel, sur les migrations 1, adopte, lui aussi, des

représentations plus réalistes.

Pourtant, le modèle continue de se transmettre, en particulier dans les ouvrages

pour les plus jeunes, dans des versions plus frappantes pour l’œil et faciles à mémoriser

(pl. 54) 2. Les flèches se font moins nombreuses, moins ambitieuses aussi (elles

n’atteignent plus les extrémités du continent), mais, dessinées en traits plus gras, elles se

détachent beaucoup mieux sur un fond de carte presque vide. Le format de la carte, par

rapport à celle de 1931 ou à celle de H. Dafitekin (environ 15x25 cm) s’est réduit

considérablement, passant à 11x13 cm, puis à 6x7 cm. D’une carte très détaillée, on a

fait un symbole pour n’en retenir que l’idée. Le dernier état pourrait très facilement

servir pour élaborer un logo, un emblème : une masse continentale en demi-cercle et des

flèches qui s’échappent de son centre. Le modèle récent, le plus simple, est d’une

grande efficacité, d’autant qu’il figure dans un manuel du primaire, et touche en

principe tous les enfants turcs. De 1931 à nos jours, aucune de ces cartes ne porte de

mention de date ni d’époque : les migrations des Turcs sont intemporelles, elles

1 MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 35 : “L’origine centre-asiatique [des Sumériens] et leur appartenance à la famille turque n’est pas prouvée ni admise de façon décisive par le monde scientifique.”

2 AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 24. SANIR et al., |lkokul IV, 1989, p. 197; MEB, |lkokul IV, 1992, p. 160.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

semblent concerner le peuple turc à toutes les époques, y compris aujourd’hui. Elles

évoquent une idée d’expansion ininterrompue 1.

On ne peut aller plus loin sans signaler l’existence d’une représentation

semblable en Allemagne. Dans les livres et atlas d’histoire de l’époque nazie figurent

des cartes de conception exactement semblable (pl. 46 et 47) 2. Censées représenter la

diffusion des “indo-germains”, elles situent leur foyer de diffusion au nord de l’Elbe, et

suggèrent par des flèches rayonnantes une origine “indo-germaine” non seulement des

Celtes, mais des Romains, des Grecs, Slaves, Indiens et Persans. Ces représentations ont

été élaborées avant leur diffusion en ouvrages scolaires; d’éminents historiens turcs de

l’époque des thèses d’histoire (comme Z.V. Togan, S.M. Arsal) ayant séjourné en

Allemagne avant d’accomplir leur carrière en Turquie, il sera intéressant de vérifier,

ultérieurement, s’il y a là un lien de cause à effet.

6 - La variante mercatorienne

La carte des migrations turques, tout en continuant de se reproduire telle quelle

dans les manuels 3, connaît un avatar intéressant dont l’origine semble être l’atlas de H.

Dafitekin. Dans cet ouvrage, la carte des migrations existe sous deux formes : outre la

carte “classique”, déjà examinée, du continent eurasiatique (pl. 57), une autre représente

“Les principales civilisations de l’Histoire” sur un planisphère 4; elle semble relativiser

la “civilisation turque d’Asie centrale” puisqu’elle montre aussi les autres, y compris

américaines. Mais en fait, la zone couverte par cette civilisation turque s’étend cette fois

de la mer Noire à l’Amour. C’est une carte sans indication chronologique, et l’on

retrouve les flèches rayonnantes des migrations, partant de l’Altaï. Le modèle de cette

représentation pourrait être une carte en projection mercatorienne de l’atlas de R. Unat,

qui est constamment réédité, avec des variantes, depuis 1952. Il a été suivi par A.

Mumcu en 1991 (pl. 42) 5. Aucune de ces cartes ne date les migrations; les flèches y

sont simplifiées comme dans le modèle de N. AkÒit, mais les champs couverts par les

1 Voir dans Türkiye du 26 novembre 1992, l’étonnant texte intitulé “Asrımızın göç destanı” (L’épopée de la migration de notre siècle).

2 Par exemple, F.W. PUTZGERS, Historischer Schul-Atlas, 55. Ausgabe, 1938, p. 1; W. FÜSSLER, Geschichte des deutschen Volkes für die deutsche Jugend. 1. Teil, Giessen, 1940, p. 13; H. BLUME, So ward das Reich. Deutsche Geschichte für die Jugend, Frankfurt/Main, 1941, p. 13.

3 UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 33; YILDIZ et al., Lise I, 1991, p. 23; TURAN-ERGEZER, Lise I, 1992, p. 27; ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 18 (reproduction d’une carte plus ancienne, comme le montre l’emploi de termes désuets tels que ∑imal et Cenup pour nord et sud, ainsi que Harzem Denizi pour la mer d’Aral); KARA, Ortaokul I, 1993, p. 13. L’ouvrage de DELIORMAN, Lise I, 1992, fait exception.

4 H. DAFITEKIN, o.c., carte n° 1.5 R. UNAT, o.c., carte n° 1; MUMCU, Lise I, 1991, p. IV de couverture.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

migrations sont à peu près identiques, à quelques nuances près : le tracé des flèches est

identique chez N. AkÒit et F.R. Unat, qui les font pénétrer en Egypte et dans les

Balkans, tandis qu’A. Mumcu, plus réservé, supprime ces deux directions.

Rien n’indique, en 1993, si l’un ou l’autre des deux modèles s’impose. La

représentation sur un planisphère rend la carte plus acceptable : son sujet essentiel n’est

pas la migration des Turcs, comme auparavant, mais les civilisations du monde. Par

contre, ce type de carte a perdu en pouvoir d’évocation : elle s’est compliquée par son

champ (qui inclut désormais l’Amérique) et sa polyvalence. Les flèches partent toujours

du centre de l’Asie, mais non plus du centre de la carte, et n’attirent plus le regard.

7 - La confusion sur les Asies centrales et le mythe de la Grande mer turque.

Reste à essayer de comprendre pourquoi les historiens kémalistes n’ont pas

utilisé les découvertes de l’Orkhon pour établir le mythe sur une base précise, véridique

et attestée par des monuments importants. Un examen attentif du tracé des flèches de la

carte de 1931 montre en effet qu’une ou deux seulement de celles-ci prennent leur

origine dans la région de l’Orkhon, alors que les autres partent de l’Altaï ou de la

Transoxiane, beaucoup plus à l’ouest.

La réponse est peut-être contenue dans les constats précédents sur la

représentation de la rivière Orkhon. C’est une région très excentrée : Oulan-Bator est à

1200 km de Pékin mais à 2600 km de Kachgar, et à plus de 3000 km de Samarcande.

Elle est en pleine Mongolie, alors que le centre géographique de l’Asie, les diagonales

des cartes, passent près de Kachgar. Actuellement, les régions turcophones sont

principalement à l’ouest de ce centre géographique; leur turquisation ne faisait que

commencer à l’époque des stèles de l’Orkhon; la langue parlée dans la dépression aralo-

caspienne au néolithique ne peut faire l’objet que de vaines spéculations, mais faire de

cette région l’origine des migrations était certainement plus efficace par les associations

d’idées que cette représentation génère : il est séduisant de faire d’une contrée où l’on

parle turc au XXe siècle la région d’origine; il est moins commode de présenter une

région de langue mongole comme la mère-patrie des Turcs.

Pour ajouter à la confusion, les thèses d’histoire ont tenté d’expliquer les

migrations préhistoriques par un événement géo-climatique : l’assèchement d’une mer

intérieure couvrant l’espace situé entre la mer Caspienne et l’Altaï. Cette hypothèse de

mer centre-asiatique intéressait beaucoup les glaciologues et préhistoriens de la fin du

XIXe siècle, et a donné lieu à quelques cartes, notamment dans l’Histoire universelle de

20

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

H.G. Wells (pl. 48) 1. Les historiens turcs pouvaient s’appuyer à la fois sur des

recherches à la mode au tournant du siècle, et sur le fantasme très fort de la mer

asséchée, du monde disparu, d’une sorte d’Atlantide des sables. Voilà qui parlait

vigoureusement à l’esprit. On pouvait ainsi imaginer l’ancienne civilisation turque dans

le cadre urbain et commercial que suggère la vie côtière, et non dans un monde de

steppes et de gardiens de troupeaux. On pouvait alors faire des Turcs les inventeurs de

la civilisation urbaine, en rejetant celle-ci dans un passé tellement lointain que les traces

de ces villes étaient perdues, enfouies sous les sables depuis le dessèchement de la

Grande mer turque, dont ne subsistent que des fragments, la mer Caspienne, la mer

d’Aral, le lac Balkach.

Au cours de son retentissant exposé inaugural au premier congrès turc d’histoire

(juillet 1932), Afetinan avait présenté une carte de la mer intérieure (pl. 50). Par la suite,

la carte de la mer intérieure figure dans un seul manuel du corpus, celui de la TTTC

pour collèges (1934) 2; c’est celle de l’ouvrage de H.G. Wells, An Outline of History (1925), traduit très tôt en turc et lu attentivement par Atatürk. Il semble qu’elle ne

réapparaisse que dans l’atlas de H. Dafitekin qui continue de présenter, en 1989, “Les

mers intérieures et la mère-patrie des Turcs 3” sur une même carte de l’Eurasie, qui pour

une fois contient un élément chronologique : il s’agirait de la “mère-patrie” vers 20 000-

10 000 avant J.C. (pl. 56). Cette survivance d’une représentation dans un ouvrage aussi

important et diffusé lui donne une existence latente, et elle pourrait bien être de nouveau

réutilisée un jour ou l’autre dans le discours.

Quoi qu’il en soit, l’idée de mer intérieure dans la région Orkhon-Baïkal, plateau

élevé, était encore moins crédible. Il était donc d’autant plus séduisant de faire partir les

migrations d’une zone floue englobant la dépression aralo-caspienne. En outre, cela

présentait un avantage visuel incontestable : des flèches rayonnant d’un centre sont plus

plaisantes à l’œil. La carte ainsi créée est harmonieuse, équilibrée, l’image est plus

facilement mémorisable, et la notion même de centre contribue à la force du mythe.

Mais, malgré l’imprécision persistante des cartes, l’Orkhon garde plus de force

évocatrice que l’Asie intérieure des oasis. C’est que, dans le bassin aralo-caspien, sous

1 Cf la carte de Léon Cahun déjà citée, et Jacques de MORGAN, Les premières civilisations. Etudes sur la préhistoire et l’histoire jusqu’à la fin de l’empire macédonien, Paris, Ernest Leroux, 1909, xii-513 p.; ainsi que KROPOTKINE, “The Dessication of Eur-Asia”, Geographical Journal, 1904, pp. 725 et 729 (cf pl. 49), et H.G. WELLS, Die Geschichte unserer Welt, Berlin-Leipzig-Wien, 1926, carte h.t. n° 2.

2 TTTC, Ortamektep I, 1934, p. 26.3 o.c., 1989, carte n° 2 : |ç denizler ve Türklerin anayurdu. Le lecteur français sera peut-être

tenté par le jeu de mots mer-mère. Mais, comme on peut le constater, les mots deniz et ana n’offrent pas la moindre ressemblance ni consonance en turc.

21

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

la civilisation turque actuelle, une culture iranienne, sogdienne, et même hellénistique

ont laissé des empreintes. Au contraire, dans la région de l’Orkhon, sous la culture

mongole, on trouve la vieille culture turque et surtout sa langue : l’Orkhon est un lieu où

la culture turque ne s’est pas superposée (ou paraît ne pas s’être superposée) à une

autre : elle n’a pas un caractère de secondarité comme en Transoxiane. Et puis, la zone

de l’Orkhon représente mieux aux yeux des Turcs les “vraies valeurs” (öz) de la turcité :

c’est une culture fondamentalement nomade, anté-islamique, qui n’a pas été altérée par

la culture persane ou arabe. Même si le bassin de l’Orkhon, région mythique de

l’Ötüken et de l’Ergenekon, ne fait aujourd’hui plus partie du monde turc, il est le lieu

de la culture ancienne, beaucoup plus que l’Asie musulmane. Les signes évoqués plus

haut ne trompent pas : Orkhon, Ötüken, Ergenekon sont des noms récupérés en

politique. On ne constate rien de semblable avec les noms de lieux de l’Asie

musulmane. Aucun mouvement nationaliste ne prend le nom de Boukhara, Samarcande

ou Khiva. La steppe mongole, par son éloignement plus grand peut-être, a une aura de

mystère qui séduit mieux; le monde des sombres forêts d’Ötüken semble mieux parler

au Turc à la recherche de son identité, que le monde des oasis musulmanes. Et c’est

également à ce monde-là que se réfère toujours le post-kémalisme : par exemple, un

livre récemment réédité portant sur la guerre de 1922 s’intitule Ergenekon 1.

En tout cas, il y a dans l’Asie continentale deux pôles où se mêlent mythe et

histoire. L’Asie aralo-caspienne reste, dans l’inconscient collectif, une Asie musulmane,

alors que les rives de l’Orkhon demeurent le lieu sacré des origines. Le kémalisme et

son discours préfèrent maintenant représenter l’origine de ces migrations comme un lieu

vague, situé entre les deux pôles. Ce sont finalement les mythes de ces anciens Turcs

(Ergenekon, Ötüken, Manas) qui ont aujourd’hui la faveur dans le discours, et non le

mythe inventé en 1931, qui subsiste cependant sous forme de cartes. Il y a une certaine

confusion dans tout cela, rarement dissipée par des études sérieuses, illustrée par des

intitulés de cartes tels que “La civilisation turque centre-asiatique du lac Baïkal” 2, dont

le champ s’étend jusqu’à la mer Noire. Les manuels scolaires restent vagues, les cartes

ne permettent guère aux jeunes esprits de se repérer dans ces régions, et l’absence de

précision se maintient dans les représentations cartographiques des grands empires

turco-mongols, qui utilisent encore les mêmes projections et les mêmes fonds de carte.

***

1 Y.K. KARAOSMANOFILU, Ergenekon (Millî mücadele yazıları), Ankara, 1990.2 MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 29.

22

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

La survivance de la représentation des migrations dans les manuels scolaires ne

peut pas être le fait du hasard ou de négligence. Il ne s’agit pas d'une scorie résiduelle

d'une théorie abandonnée; l'Etat turc ne juge pas inopportun de continuer à diffuser ces

cartes des mers intérieures et des migrations. La théorie est certes en sommeil, mais, en

poursuivant la publication de la carte, on entretient, sans presque jamais l'exprimer

ouvertement, l'idée de l'antériorité de la civilisation turque, des services rendus par les

Turcs aux autres cultures, en un mot, de leur supériorité. Il s'agit là d'une forme parmi

d'autres du discours identitaire officiel.

Depuis l’instauration du régime militaire en 1980, la recrudescence des

apparitions de la carte a accompagné le renforcement du culte de la personnalité rendu à

Atatürk. La réapparition de la carte des "mers intérieures" publiée par H. Dafitekin est

aussi un signe troublant. L'apparition vers 1990 d'un nouveau modèle en projection

mercatorienne est peut-être due à un souci, chez certains auteurs, de rendre cette

représentation plus acceptable, en présentant la civilisation turque en même temps que

les autres. Cependant, le modèle classique, fléché, se maintient jusque dans les

collections les plus récentes 1.

Nous avons vu là un exemple de modèle cartographique dont l'apparition n'est

pas très fréquente (onze occurrences, sans compter les atlas) mais qui est de grande

importance : elle atteste la survivance d’un aspect très controversé de l'historiographie

kémaliste, et de l’absence d’un toilettage complet des thèses d'histoire. C'est un signe

qui réapparaît de temps à autres, existe sous forme latente, et joue son rôle dans la

construction identitaire.

B - Des cartes continentales pour des empires démesurés.

1 - Comment représenter ce qui n’a pas de frontière?

Dès lors que l’on aborde la question des ensembles politiques médiévaux, une

première question se pose : peut-on cartographier précisément les ensembles créés par

les Turcs ou Turco-Mongols à partir de l’Altaï et de l’Orkhon? Jean-Paul Roux répond

sans ambiguïté par la négative pour le VIIIe siècle :

1 KARA, Ortaokul I, 1993, p. 13.

23

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

“Dans l’état actuel de nos connaissances, il vaut mieux reconnaître qu’il est impossible

d’établir une carte du monde turc du début du VIIIe siècle. (...) [Les inscriptions turques] ne

permettent pas toujours d’identifier les termes géographiques, et, encore moins les noms tribaux

ou ‘ethniques’. (...) Un essai descriptif comporte une grande marge d’incertitude. (...) La

présence attestée en tel ou tel lieu de telle ou telle formation turque n’indique pas nécessairement

qu’elle y domine ou qu’elle y vive seule. Des populations indo-européennes et particulièrement

sogdiennes, ou d’autres, peuvent et doivent se mêler à elles 1.”

Comme la période dont parle J.P. Roux nous est la mieux connue, grâce aux

stèles de l’Orkhon, ce jugement est probablement valable a fortiori pour les époques

antécédentes et postérieures, au moins jusqu’au Xe siècle.

Grâce aux documents, la localisation d’ensemble des peuples laisse peu de

doutes; mais l’étendue et le degré de leur souveraineté, dans l’espace, dans le temps, et,

si l’on peut dire, en profondeur, sont plus qu’incertaines. Il serait illusoire de les

représenter de la même manière qu’un Etat comme l’empire ottoman : simple surface

circonscrite d’une ligne, à la manière dont on représente un Etat-nation contemporain. Il

faudrait, pour ces époques, imaginer des formes plus nuancées de représentation

graphique : les signes dynamiques s’imposent, indiquant le déplacement des peuples, le

caractère souvent impermanent de leurs “empires”; les signes zonaux ne devraient pas

être des plages de couleur ou de gris uniformes, mais suggérer s’il s’agit d’une région à

peuplement exclusivement turc ou presque, ou bien d’une domination turque sur un ou

plusieurs autres peuples, ou encore un entremêlement de populations. C’est ce qu’ont

cherché à faire les cartographes de l’Atlas historique de G. Duby, qui représentent les

ensembles centre-asiatiques non par des frontières, mais par des signes suggérant le

rayonnement d’une culture à partir du centre de l’Orkhon 2.

D’ailleurs, dans son Histoire des Turcs, J.P. Roux a renoncé à faire figurer des

frontières, et ses cartes sont des nomenclatures des lieux cités : solution sage et

techniquement simple, mais qui exclut tout dynamisme. Même si les éditeurs de

manuels scolaires turcs ne possèdent pas de moyens techniques perfectionnés, il est

facile d’obtenir des effets nuancés : dans une carte déjà citée, l’équipe de M.A. Köymen

représente les Huns d’Europe de façon beaucoup plus juste que les autres, avec trois

éléments graphiques seulement : des zones hachurées pour les foyers de population des

Huns; une ligne pointillée circonscrivant leur “empire”; et des flèches pour leurs

1 J.P. ROUX, o.c., p. 61.2 G. DUBY (dir.), Atlas historique, Paris, 1987, cartes des pages 216 à 225.

24

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

incursions (pl. 119) 1. Rien n’y suggère la permanence, la frontière fixe : cette méthode

aurait très bien pu être employée pour l’Asie. Pourtant, la plupart des cartes scolaires

enferment les ensembles politiques asiatiques dans des frontières bien définies.

2 - Choisir entre précision et facilité de localisation

Les cartes de l’ Eurasie examinées précédemment servent à mettre en scène

l’histoire des Turcs dans un cadre mondial ou presque. Il s’agit d’une histoire plus

imaginaire que réelle, de la mise en carte d’une représentation nationaliste ou chauvine.

Mais le même cadre, l’Eurasie, sert aussi à représenter les ensembles politiques

réellement bâtis par les Turcs ou apparentés à partir de la haute Asie. Certains, comme

les domaines hun ou mongol, sont immenses et nécessitent un cadre continental pour

leur représentation. D’autres, comme les domaines karahanide ou ouïghour, ont des

tailles plus ordinaires et utilisent pourtant un cadre démesuré, comme un costume trop

grand.

Les représentations des Etats-continents du passé ne peuvent être rendus, dans

les ouvrages scolaires, qu'à très petite échelle (de l'ordre du quarante millionième). Le

champ délimité par leur cadre, cependant, est sensiblement différent de ce que nous

avons rencontré jusqu’ici. Dans la série précédente (type 2.2.), le continent eurasiatique

était largement cadré, de manière à faire apparaître aussi ses marges : Afrique du nord,

Arabie, Inde, Indochine, et côtes des océans Atlantique et Arctique. Tracer les contours

des grands empires sur un tel cadre n’a plus grand sens; certes, il paraîtra imposant car il

occupe une bonne partie du continent, mais il pourra aussi sembler un peu “flotter” dans

son vêtement cartographique : le champ est disproportionné par rapport au sujet et

l’immense empire des Huns, par exemple, paraît un peu “petit” (pl. 60; comparer les pl.

65 et 77).

Aussi la plupart des auteurs ont-ils adopté un cadre plus resserré (type 2.2.1.) qui

exclut l’Europe et les côtes de l’Océan glacial, et ampute plus ou moins l’Arabie, l’Inde,

l’Indochine. Les Huns d’Asie, l’empire de Gengis khan sont le plus souvent représentés

ainsi. Le modèle, là encore, vient du manuel de 1931; on peut, dans beaucoup

d’ouvrages, reconnaître les contours de sa carte du grand empire des Huns (pl. 64) 2. Ce

cadrage, mieux adapté que le continent entier, n’est pourtant pas encore vraiment

1 KÖYMEN et al., Lise I, 1989, p. 110.2 Comparer TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 3, avec SANIR et al., |lkokul IV, 1989, p. 201; et

AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 26;

25

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

nécessaire, même pour l’immense empire mongol : par exemple, sur les trente cartes

figurant dans L’empire des steppes de René Grousset, une seule, celle concernant les

Jouan-Jouan et les Huns hephthalites, est cadrée ainsi; les autres cartes de l’empire

mongol sont limitées au sud par la région indo-gangétique, de manière à ne montrer que

la partie la plus massive du continent 1. Toutes les autres cartes de l’ouvrage sont des

représentations partielles, ou même très partielles, de l’Asie.

On a évoqué plus haut une possible explication pédagogique à la disproportion

fréquente entre le champ de la carte et son sujet. Faire comprendre un espace purement

continental à des enfants n’est pas facile. Comme le dit Jacques Bertin, les formes

familières, identifiables par le plus grand nombre, sont peu nombreuses. Les Français

ont leur hexagone, les Turcs reconnaissent facilement la péninsule anatolienne; ce type

de repère sert d’échelle implicite à la carte. Si ce repère est absent, il reste le dessin des

côtes, immuable ou presque au cours de l’histoire. La représentation mentale de l'espace

par un Européen occidental est floue lorsqu'on s'enfonce dans l'Europe danubienne, loin

des mers : un élève français aura bien du mal à situer mentalement des pays tels que la

Hongrie, la Slovaquie, l'Ukraine, les uns par rapport aux autres 2. A fortiori, bien rares

sont les Européens ayant une idée précise de la topologie du centre de l'Asie, se

représentant avec un peu d'exactitude la disposition des peuplements anciens et des

Etats actuels. Aussi, à la vue d'une carte un peu plus précise de ces régions (encore ne

s'agit-il que d'échelles de l'ordre du vingt millionième), on perd facilement tout repère

puisque la mer, marge qui permet bien souvent d’identifier un territoire, est absente.

Sans la frange côtière et les formes caractéristiques de l’Arabie, de l’Inde, de

l’Indochine, un enfant est perdu. La mer d’Aral, les lacs Balkach ou Baïkal ne sont pas

des images assez familières, leurs dimensions et les distances qui les séparent sont mal

connues du public.

Aussi, une carte des territoires hunniques, turcs célestes ou turco-mongols ne

montrant pas assez de côtes ne peut avoir de signification pour un élève, qui n’en

percevra même pas l’immensité (pl. 68, 75 à 79). Mieux vaut parfois perdre en précision

et gagner en facilité de reconnaissance des formes, de représentation et de localisation;

1 R. GROUSSET, L'empire des steppes, 1989, cartes n° 9, p. 120-121, n° 21, p. 312-313, et 22, p. 344-345.

2 Nous nous référons à notre expérience pédagogique et aux nombreux tests et observations effectués pendant une dizaine d'années. On peut apprécier la précision - ou l'imprécision - de la représentation mentale d'une personne en lui faisant effectuer des cartes schématiques de mémoire, sans aucun modèle sous les yeux, en lui demandant de respecter la topologie plus que l'échelle, c'est-à-dire l'emplacement des lieux les uns par rapport aux autres plutôt que leurs dimensions. Un bon test consiste aussi à demander quels sont les pays ayant une frontière commune avec tel ou tel Etat. Ou encore, de faire dresser, de mémoire, la liste des pays qu'on doit obligatoirement traverser pour se rendre d'un endroit à un autre, etc.

26

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

autrement dit, renoncer à l’adéquation entre champ et sujet. Pour la même raison peut-

être, un auteur a préféré représenter les Karahanides sur une carte continentale 1 : un

territoire grand comme l’Inde (il s’étend de la mer d’Aral au bassin du Tarim et à la

Dzoungarie) paraît perdu dans le centre de l’Asie, mais une carte plus précise ne

fournirait que peu de repères. Dans un tel cas, inclure un phénomène dans un ensemble

plus vaste est pédagogiquement utile et justifié.

3 - Les empires asiatiques de taille continentale

Venons-en au contenu des cartes des grands empires. Tous les problèmes

évoqués (représentation des limites, du degré de souveraineté, difficultés de

localisation) sont résolus, dans les ouvrages consultés, par une interprétation

maximaliste. La plupart des auteurs ont opté pour une délimitation des empires par une

ligne continue, ce qui donne une fausse impression de précision; les signes linéaires des

cartes ne laissent pas place à la nuance, aux distinctions nécessaires définies plus haut.

Mais c’est surtout par l’étendue que les auteurs ont cherché à donner de l’importance à

leur sujet. On les sent fascinés par le continent asiatique, et comme désireux de remplir

ces grands espaces par d’immenses empires turcs qui n’ont peut-être pas existé dans ces

dimensions, ni sous ces formes.

On peut distinguer deux types de cartes, selon qu’elles représentent des

ensembles de taille continentale ou des ensembles plus réduits. La taille continentale est

attribuée aux Huns (Hiong-nu) d’Asie (pl. 64), aux Koutlouks (ou Tu-k’iue, premier

Etat turc de l’Orkhon), aux Turcs célestes (Göktürk, second Etat turc de l’Orkhon) (pl.

65), et enfin à l’empire de Gengis khan (pl. 61 à 63). En fait, seul ce dernier requiert

réellement, pour sa représentation, le cadre eurasiatique.

Les cartes des empires hun et turc-céleste présentent des similitudes tellement

frappantes qu’elles paraissent d’emblée invraisemblables. Chacun des deux empires a

les mêmes limites, de la mer Caspienne à la mer du Japon, de la Toungouska au Tarim.

La seule différence, qui permet de les identifier à coup sûr, est que la mer d’Aral et la

Sogdiane sont exclues de l’empire des Huns : il faut en rechercher la raison dans la carte

des dominations hunniques du manuel de 1931 (pl. 64) 2. Celle-ci représente, en même

1 MUMCU et al., Lise II, 1990, p. 10.2 TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 3.

27

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

temps que les Huns, les Yue-Tche (ou KuÒhan, en turc) 1. Pour rassembler ces éléments

sur une carte, on doit forcément cadrer le continent. Par la suite, peu d’auteurs ont eu le

souci de représenter ces deux ensembles hunniques d’Asie 2. Ceux qui s’en sont abstenu

pour simplifier ont laissé l’”empreinte” des KuÒhan et des Hephthalites en laissant la

Sogdiane hors des limites des Huns, et, par inertie peut-être, ont gardé le cadre

continental adopté en 1931, sans qu’il soit justifié 3 (pl. 60).

On peut observer la même filiation pour les cartes concernant les Turcs

célestes : on a souvent suivi le modèle de 1931 pour le cadre de la carte et les contours

de l’empire 4. Plus récemment, semble-t-il, la tendance est à une exagération

supplémentaire : dans quatre ouvrages au moins, l’empire des Turcs célestes s’étend

vers l’ouest bien au-delà de la mer Caspienne, jusqu’aux rives nord de la mer Noire. Ce

pas vers l’ouest pourrait être dû à l’imitation d’une carte de H. Dafitekin, qui leur est

antérieure et exactement semblable 5; pour le reste, les contours sont fidèles au modèle

de 1931. Dans cet ensemble de cartes, seul l’ouvrage de F. Sümer et Y. Turhal présente

une exception intéressante. Le domaine des Turcs célestes y apparaît représenté de

façon beaucoup plus modeste, “seulement” de la mer d’Aral à la grande muraille de

Chine. Cet ouvrage montre qu’on peut être conforme au discours officiel sans recourir à

l’affabulation (pl. 77) 6.

La vision très élargie des domaines des Huns et surtout des Turcs célestes est

une représentation spécifiquement turque. Les Occidentaux ont tendance à ne voir dans

ces ensembles que des domaines inorganisés, ou moins organisés : contrairement aux

historiens turcs, ils n’y mettent pas de frontières, ou précisent qu’elles sont

approximatives; mais surtout, ils restreignent les domaines de souveraineté. La

représentation que donne R. Grousset des Turcs célestes est beaucoup plus “maigre”, ne

s’étend que de la mer d’Aral à la Grande Muraille, et ne dépasse pas, au nord, la mer

1 Les Yue-Tche, chassés du Kansu par les Huns au deuxième siècle de notre ère, se sont installés en Bactriane. Les Huns blancs ou Hephthalites, dont on ne sait pas clairement s’ils étaient turcs ou mongols, venus de l’Altaï, leur ont succédé en occupant la Sogdiane, la Bactriane, le bassin de l’Indus et

celui du Tarim au Ve siècle.2 Parmi ceux-ci, UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 140; MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 105.3 Outre les exemples ci-dessus tirés de AKÒIT, cf SANIR et al., |lkokul IV, p. 201; AKÒIT-OKTAY,

Lise I, 1981, p. 26.4 TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 9, imité par AKÒIT, Lise II, s.d., p. 33; OKTAY, Lise II, 1989, p.

41; UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990; MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 117; ainsi que dans l’ouvrage de AKÒIN et al., Türkiye Tarihi, vol.1, carte h.t. n° 1.

5 Dans KÖYMEN et al., Lise I, 1989, p. 113; YILDIZ et al., Lise I, 1990, p. 136; MUMCU, Lise I, 1991, p. 95; ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 96; H. DAFITEKIN, o.c., p. 22.

6 SÜMER-TURHAL, Lise I,1986, p. 117.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

d’Aral, les lacs Balkach et Baïkal. On a une vision semblable dans l’Atlas historique supervisé par G. Duby et dans celui de D.A. Pitcher 1. On a déjà évoqué plus haut la

carte de “la crise du monde classique” dans l’Atlas de l’Encyclopaedia Universalis pour

sa vision très rectiligne des “frontières” de l’empire turc en 600 après J.C. 2; cette ligne,

néanmoins, s’appuie aussi sur le chapelet Aral-Balkach-Baïkal. La vision occidentale du

monde turc centre-asiatique est une bande qui s’étire comme un couloir, correspondant

à la zone des steppes du sud de la Sibérie, toujours assez mince dans la région de

l’Altaï, et s’évase dans les directions de la Bactriane et de la Chine. Il n’est nul besoin

d’une carte de l’Asie tout entière pour la représenter.

En Turquie, la carte en forme de bande a été utilisée par certains auteurs 3, sans

que ce cadrage tout en longitude n’ait donné vraiment naissance à un modèle. Peut-être

juge-t-on qu’il ne donne pas une dimension assez grande au monde turc, ou, plus

vraisemblablement, estime-t-on avec raison qu’il n’est guère clair pour un public

scolaire : cette bande de terres continentales où les repères sont rares est une image

visuelle déroutante (pl. 67 et 68).

Pour les cas qui précèdent, les cartes donnent une impression de grande

uniformité : ces empires auraient eu, pendant dix siècles, les mêmes contours, des rives

de la mer Caspienne à celles de la mer du Japon, et de la Toungouska supérieure aux

contreforts du Tibet. Les cartes ne font aucune distinction entre zone de peuplement turc

(ce qui pourrait à la rigueur se concevoir, encore qu’il s’agisse, en dehors de la zone

d’origine, d’une dissémination parmi d’autres peuples) et empire turc. Il s’agit d’une

série remarquable par son immobilité, qui doit laisser aux élèves l’impression que les

Turcs, relayés par Gengis khan, ont régné sans nuance et sans partage, et surtout sans

grands heurts, sur une immense partie de la terre durant treize siècles. En forçant à

peine, on peut dire que certains auteurs ont pris la même carte à peine modifiée 4, et

remplacé simplement les indications “Huns” par Göktürk ou Kutluk.

Reste à examiner l’empire de Gengis khan (pl. 61 à 63). On a déjà relevé la

variété de dénominations dont bénéficie cet empire; les intitulés concordant le mieux

avec le sujet sont : “L’empire mongol à l’époque de Gengis”. A cette précision du titre

1 Respectivement, G. DUBY (dir.), Atlas historique, 1987, p. 222; et D.E. PITCHER, An Historical Geography..., 1972, carte n° 1.

2 G. BARRACLOUGH (dir.), Le grand atlas de l’histoire mondiale, Encyclopaedia Universalis/Albin Michel, 1979, pp. 94-95.

3 Essentiellement KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 122-123, copiée sans modification par YILDIZ et al., Lise I, 1991, p. 145, et reprise encore par DELIORMAN, Lise I, 1992, p. 87.

4 Comparer en particulier AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 27 (les Huns), et, du même auteur, Lise II, s.d., p. 33 (l’empire Göktürk).

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

répondent des cartes elles-mêmes précises, aux prétentions modestes, ne dépassant pas

le Khorasan vers le sud-ouest 1. Il existe une version maximaliste de l’empire de Gengis,

dont le titre est aussi vague que le territoire (“empire mongol” ou “empire turco-

mongol”, sans précision de date) (pl. 62) 2; elle inclut toute la Chine, tout le Proche-

Orient sauf l’Anatolie de l’ouest, et l’Europe jusqu’en Pologne. Cette représentation est

construite par addition d’ensembles qui ne sont pas contemporains de Gengis khan :

l’empire chinois de Kubilaï, l’Iran des Ilkhan, les principautés russes vassales de la

Horde d’Or. La genèse de cette représentation est simple (pl. 61 et 62). Des cartes plus

anciennes et des atlas scolaires réunissent sur une seule carte le domaine turco-mongol

des XIIIe et XIVe siècles, mais en précisant bien les différents statuts des territoires aux

différentes époques. L’équipe de Y. Turhal ne retient du modèle des atlas que le contour

extérieur, en une démarche discutable, car il en résulte un ensemble énorme, ayant

l’apparence d’un Etat continental unifié, et qui n’a pas vraiment existé.

Cette carte, et ce procédé d’addition-superposition, est une sorte d’état

intermédiaire préparant à la carte des régions ayant connu au cours des âges une

souveraineté turque : c’est la dernière carte de l’atlas de H. Dafitekin.

4 - La carte des souverainetés turques successives

Il s’agit d’une représentation qui, semble-t-il, n’a pas encore pénétré dans le

monde scolaire et qui n’est peut-être pas d’origine turque. Elle cherche à représenter les

territoires ayant connu une domination turque au cours de l’histoire en en faisant la

somme, la superposition, sur une seule carte.

Une telle entreprise pourrait avoir l’intérêt de cartographier l’aire sur laquelle a

pu s’exercer l’influence d’une culture au cours des âges. Mais elle n’a pas grand intérêt

si on n’en définit pas la méthode avec précision. La carte obtenue va en effet dépendre

du sens que l’auteur donne à “souveraineté”. Faut-il y inclure tous les liens de

dépendance, même formels, théoriques ou très lâches? Faut-il entendre par souveraineté

turque la simple présence, à la tête d’un Etat, d’un dirigeant d’origine turque?

Une carte élaborée sur ces critères peut conduire à des excès. Si l’on voulait la

dresser pour les besoins du chauvinisme français, on pourrait y mettre, outre les

colonies, pratiquement toute l’Europe (famille de Bonaparte), y compris la Suède (les

Bernadotte), Chypre (les Lusignan), toutes les possessions de l’Espagne des Bourbons

1 AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 128, et sa copie exacte dans UFIURLU-BALCI, Lise II, 1989, p. 144; MUMCU et al., Lise II, 1990, p. 97.

2 TURHAL, Lise II, 1989, p. 154 et SÜMER et al., Lise I, 1992, p. 263.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

avec leurs possessions d’Amérique, le Canada, la Louisiane, une partie du Proche-

Orient (les royaumes francs) et même de la Turquie (le comté d’Edesse, le Hatay et la

Cilicie un temps occupés par les Français). Il y a peu de choses en commun entre toutes

ces régions du monde, et, du reste, l’exercice de la direction politique d’un pays n’est

pas le seul moyen d’influence culturelle.

Si l’on voulait absolument représenter cette idée, il faudrait faire une carte assez

fine et précise pour différencier les époques, les degrés et la durée de la souveraineté. Il

est fallacieux de juxtaposer des régions ayant connu une domination de même origine

mais à des époques différentes; une souveraineté de dix ans ou de cinq siècles n’ont pas

les mêmes effets; et le type du lien de dépendance joue sur l’influence laissée par le

dominateur. Réunir sur une seule carte tous ces éléments de façon uniforme, sans tenir

compte d’aucun de ces trois critères, aboutit à une représentation d’un faible intérêt.

En ce qui concerne le monde turc, cette méthode de représentation est utilisée

dans l’atlas de D. E. Pitcher 1. La dernière carte de son ouvrage divise l’Eurasie en

quatre aires : la Turquie; les peuples turcs vers 1920; les régions ayant connu une

souveraineté (dominion) turque depuis 540 après J.C.; les régions n’ayant jamais connu

de souveraineté turque. Cette représentation respecte du moins les limites territoriales

communément admises pour les divers ensembles politiques “turcs”, en restant même

très modeste en Afrique du Nord.

Cette carte n’est pas passée inaperçue en Turquie, et a été modifiée par Hüseyin

Dafitekin (pl. 58) 2. La filiation est évidente, mais la carte est infléchie par des ajouts qui

nous sont maintenant familiers : la totalité de l’Arabie, toute l’Afrique du nord

jusqu’aux lacs Tchad et Victoria (avec, encore une fois, une frontière maritime venant

lécher les côtes du sud de l’Europe), une grande partie de l’Allemagne, la Pologne, les

pays baltes et presque toute la Russie, enfin l’ensemble du monde chinois, du Tibet au

Fleuve Rouge, à l’Amour et au-delà, sans oublier la Birmanie, la Thaïlande et Sumatra.

Pour aboutir à ce résultat, H. Dafitekin a considéré comme turcs tous les territoires

vassaux et tributaires d’un souverain turc (le Maroc, la Pologne), ainsi que les vassaux

des vassaux, et les territoires administrés par un souverain d'origine mongole (la Chine

de Kubilaï), et les vassaux et tributaires de souverains mongols (Indochine, Russie).

C’est une façon implicite de s’approprier l’héritage mongol et d’identifier sans nuance

les Gengiskhanides aux Turcs.

Bien que cette représentation ne soit pas scolaire, elle doit être signalée, car elle

n’émane pas d’un ouvrage marginal. H. Dafitekin, qui représente en historiographie

1 D.E. PITCHER, o.c., carte n° 5 (“The Turks at Present Day”).2 H. DAFITEKIN, o.c., carte n° 74, p. 67.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

turque le courant kémaliste, rejoint à cette occasion Y. Öztuna (dont on a évoqué les

cartes maximalistes de l’empire ottoman) qui appartient, lui, à une mouvance

nationaliste nostalgique de l’empire.

La cartographie historique turque inclut toujours la représentation de trois

grands empires (hun, turc-céleste, mongol) ayant eu, ou auxquels on prête, une taille

continentale. Pour l’empire de Gengis khan, il n’existe pratiquement qu’une solution, le

cadrage dans l’Eurasie. Pour les deux autres, on a sensiblement exagéré leur taille et on

les a dotés de frontières à la fois nettes et ambitieuses, en faisant preuve de beaucoup

d’inertie par rapport au modèle de 1931. Et les efforts faits par quelques auteurs

(Kafesofilu, Sümer et Turhal) n’ont pas été suivis, pour des raisons qu’on peut imputer à

la pédagogie, mais peut-être aussi à l’idéologie : une carte exclusivement limitée à la

bande des steppes n’est ni parlante ni très valorisante pour les Turcs, car elle semble les

confiner dans une zone éloignée de tous les centres connus de la civilisation.

C - A plus grande échelle : le mythe fait place à l’histoire

1 - Au cœur du continent : la perte des repères

On a déjà observé l’indigence des cartes pour la région si importante de

l’Orkhon. On peut constater plus généralement que la représentation à une échelle plus

grande d’un ensemble régional du continent asiatique intéresse peu les historiens turcs.

Il existe pourtant dans le corpus une série de cartes vraiment centrées sur le cœur du

continent, limités par la mer Caspienne et l’Altaï, ou le bassin supérieur du Fleuve

Jaune (types 2.2.1.2. à 2.2.1.5.).

Il s’agit de découpages territoriaux un peu déroutants. Le fond de carte

circonscrit l’Himalaya et le sud de la Sibérie, et regroupe des parties de l’Inde, de la

Chine, de l’URSS que nous avons l’habitude de considérer sur des cartes continentales,

ou représentant les ensembles nationaux actuels. Les formes topographiques ainsi

coupées de leur contexte habituel ne nous sont pas immédiatement reconnaissables. Par

exemple, nous ne sommes pas habitués à voir sur une même carte le nord de l’Inde et la

mer Caspienne.

Les historiens de 1931 ont dressé une carte de certains peuples turcs peu connus,

comme les Turkech et les Karlouks, localisés au VIIIe siècle dans cette partie de l’Asie.

Les Karlouks ont soumis les Turkech, et, alliés aux Arabes, ont eu l’insigne mérite de

vaincre les Chinois à la bataille de Talas (751). Peut-être cet événement décisif de

32

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

l’histoire de l’islam a-t-il motivé l’insertion de cette carte, imitée plus tard par d’autres

(pl. 78 et 79) 1. Talas figure sur la carte de 1931, en une typographie minuscule, mais

aucun signe ne rappelle la bataille, et ce nom disparaît de la carte de 1990. En général, il

en est de Talas comme de l’Orkhon : lorsque ce nom apparaît, rien ne le met en valeur,

alors que l’événement a scellé le destin de la Transoxiane en en excluant définitivement

les Chinois. L’événement, et la région stratégique de la Dzoungarie aurait justifié une

meilleure représentation.

Pourtant, malgré ses imperfections, la carte de 1931 est la seule qui montre, avec

précision et à l’aide de quelques flèches, par quel itinéraire on pouvait passer de la

région de l’Orkhon à la dépression aralo-caspienne. C’est un exemple unique de carte

tenant compte de l’orographie, dont le graphisme suggère l’existence de cols, de

passages obligés. Toutes les autres figures laissent supposer que l’on peut parcourir

toutes ces régions dans tous les sens, à travers montagnes et déserts, sans aucune

difficulté.

Un autre Etat plus récent (XIe siècle), le khanat des Karahanides, est volontiers

représenté, le plus souvent sur un fond de carte resserré de la mer d’Aral à l’Altaï (pl.

76). Ces cartes ne sont pas aisées à lire, et les auteurs ne font rien pour les rendre plus

compréhensibles : il suffirait d’une échelle (presque toujours manquante, on l’a vu) ou

d’un petit carton relocalisant la région dans l’ensemble asiatique, et surtout d’une

représentation même sommaire du relief. Pourtant ce khanat, de dimensions

relativement modestes et à la vie assez brève, est d’une grande importance car il est le

premier Etat spécifiquement turc et musulman. Il se situe à une charnière temporelle,

spatiale et culturelle, au moment où les Turcs basculent vraiment dans l’islam, et,

chassés du pays sacré de l’Orkhon par les Hitay proto-Mongols, s’établissent

définitivement à l’ouest, donnent son caractère actuel, turc et musulman, à la

Transoxiane, et commencent, avec les Seldjoukides, à soumettre l’ouest du continent.

Nous avons, avec les Karahanides, le seul moment historique où l’Asie

intérieure est vraiment mise en valeur, avec quelques cartes claires des bassins

hydrographiques, des localisations des villes, mais où manquent souvent une échelle

pour évaluer les distances, et une figuration simple du relief : ces cartes ne permettront

jamais à un élève turc de comprendre l’importance de la région de seuils qui s’étend

entre l’Altaï et le Tien-chan.

1 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 11; reproduite de façon simplifiée par MUMCU, Lise I, 1991, p. 105.

33

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Comme la plupart de ces cartes (sauf celles de 1931) ne portent aucune mention

chronologique (la seule évaluation chronologique que puisse avoir l’élève est la

localisation de la carte dans tel ou tel chapitre), il est à craindre que le résultat obtenu

soit la confusion entre ces ensembles politiques.

2 - Après Gengis khan : l’Asie turcophone disparaît

Si l'on prend garde aux époques historiques représentées par les cartes de l'Asie

turcophone, on constate vite qu'elles se limitent presque exclusivement aux grands

empires antiques et médiévaux. Or, pour une véritable connaissance de l'histoire du

Turkestan, des cartes - et des leçons - concernant des périodes plus récentes sont néces-

saires. Les exceptions sont peu nombreuses : une carte des khanats de Boukhara,

Kachgar et Khiva aux temps modernes, et une seule carte de la colonisation russe du

Turkestan du XVIe au XIXe siècle (pl. 72) 1. Or c'est là un processus capital, qu'il faut

connaître pour comprendre la situation de cette région du monde. Il faut aussi rappeler

l'absence de cartes des républiques issues de la révolution russe, dont l'existence, même

éphémère, a son importance. D'autres épisodes encore sont ignorés, comme l'occupation

turque de l'Azerbaïdjan, ou l'expédition militaire d'Enver Pacha au Turkestan.

En fait, dès qu'apparaît l'empire ottoman, l'Asie turcophone s'évanouit. Le

partage de l'empire de Gengis khan (XIIIe siècle), puis l'empire de Tamerlan (début du

XVe siècle), sont les dernières occasions de s'intéresser à l'Asie, qui n'intéresse que

lorsqu'elle peut servir de support au rêve, à l'épopée, au mythe : rêve suscité par les

textes gravés sur les stèles de l'Orkhon, épopées des Huns et des Mongols.

Cependant, par deux fois au cours du XXe siècle, en 1917 et en 1991, l’attention

a été attirée par le sort des populations turques d’Asie intérieure, et des représentations

cartographiques en sont nées, accompagnant des spéculations sur le devenir de la

région. En 1919, Basry Bey Dukagin-Zade, un intellectuel originaire de Monastir

(aujourd’hui Bitola), parie déjà sur l’émergence du monde turco-mongol et dresse une

carte des “Etats-Unis d’Orient”. Les “Pays T.T.M. (Turco-Tatars-Mongols), Circassie et

Kurdistan y compris” reçoivent à cette occasion leur représentation cartographique

adéquate (pl. 70) 2. Il s’agit d’une projection conique; le fond de carte cadre

1 Respectivement KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 143; et TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 11. On trouvera une carte assez sommaire de la colonisation russe dans l’ouvrage de K. GÜRÜN, Türkler ve Türk Devletleri Tarihi, 1981, p. 654, et surtout dans B. HAYIT, Türkistan, Rusya ile Çin Arasında..., 1975, carte dépliante en fin de volume. Voir aussi J. et A. SELLIER, Atlas des peuples d’Orient. Moyen-orient, Caucase, Asie centrale, 1993, p. 153.

2 DUKAGIN ZADE (Basry Bey), Le monde oriental et l’avenir de la paix, Paris, Librairie Académique Perrin, 1920, 320 p., carte. Sur l’auteur, voir J. LANDAU, Panturkism in Turkey, A Study in

34

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

parfaitement le monde turcophone, sans débords excessifs : la Turquie, la Thrace, le

bassin du Tarim y trouvent leur place sans déformations. Le centre est occupé par le lac

Balkach. Sans qu’il soit possible d’établir une filiation, on constate que cette carte est

très proche, par sa conception (champ recouvert, projection utilisée), de représentations

turques ultérieures. C’est le cas de la carte du manuel de 1931-1933, exemple presque

unique du corpus scolaire, concernant la colonisation russe en Transoxiane, reproduite

pl. 72 1. On trouve une carte du même genre, mais excluant la Turquie, toujours en

1933, dans une revue stambouliote de réfugiés azéris pour représenter “les pays turcs en

esclavage qui ne peuvent pas fêter la grande fête turque actuelle [le 10e anniversaire de

la république de Turquie]” (pl. 71) 2. Cette carte un peu maladroite n’est guère imitée.

Après 1933, tout espoir de restaurer l’indépendance des éphémères républiques turques

de 1918 est perdu, et l’on prend l’habitude de représenter l’URSS dans sa totalité. A

partir de cette époque, toute cartographie des “pays turcs” serait interprétée comme une

entreprise panturquiste, et la carte de 1931-1933 ne réapparaît plus.

Il faut attendre l’époque actuelle pour que cette représentation surgisse à

nouveau. Elle existait à l’état latent, dans les ouvrages scientifiques sur les peuples turcs

d’URSS 3. Pour un même objet, on retrouve les mêmes caractéristiques qu’en 1919 :

projection conique, sans déformation, champ s’étendant de la Turquie au Turkestan

chinois. C’est toujours sous la même forme qu’on voit sa réapparition dans Türkiye 4

(pl. 73). La projection, l’échelle, le fond de la carte sont très semblables au modèle du

manuel de 1933. La curiosité du lectorat de Türkiye sur les questions de l’aire turque,

enfin, a motivé l’un des dirigeants du quotidien et président du Foyer des intellectuels,

Nevzat YalçıntaÒ, à éditer une intéressante carte du “Monde turc” au 1/8.000.000e (pl.

74) 5. Elle a été insérée dans le journal Türkiye en octobre 1993, y compris dans

l’édition de Francfort. Très utile, mais non exempte d’erreurs, elle figure les frontières

héritées du démembrement de l’URSS, les républiques autonomes de la république de

Russie à peuplement turcophone, les zones de peuplement turc diffus (de la Bosnie à

l’Afghanistan). Un carton détaille, à une échelle un peu plus grande, le Caucase, et dans

la nomenclature figurent des lieux historiques qui étaient devenus difficiles à trouver

dans les atlas, tels Merv, Belkh, Ourgentch, Talas. Cette carte, issue de milieux

Irredentism, Londres, 1981, p. 81.1 Le second cas n’apparaît qu’en 1993; voir plus loin.2 Azerbaycan Yurt Bilgisi, 21-22, 1933.3 in W. MACCAGG, B. SILVER (éd.), Soviet Asian Ethnic Frontier, New-York, 1979, p. 116.4 Voir par exemple le numéro du 16 mars 1992.5 Türk Dünyası haritası, préparée sous la direction scientifique du Pr. Dr. Nevzat YALÇINTAÒ,

Istanbul, 1993, 50x70 cm.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

nationalistes, a évidemment une signification politique en ce sens qu’elle réunit

clairement la Turquie aux autres pays turcophones. Mais elle n’est pas à prendre comme

une initiative panturquiste. Elle est une représentation commode du monde turc actuel,

avec, certes, des exagérations, mais elle est probablement la première d’une nouvelle

génération qui, abandonnant le cadre eurasiatique, se recentre plus à l’ouest 1. Ici, ce

n’est plus le vieux passé turco-mongol teinté de kémalisme qui fascine, mais un passé

plus récent, un monde turco-musulman, qui a façonné une aire moins dispersée dont le

centre de gravité n’est plus dans l’Altaï, mais à l’est de la mer Caspienne. La carte du

Foyer des intellectuels suggère encore que le voyage des Turcs vers l’ouest n’est pas

achevé : elle laisse une place à l’Europe occidentale, pour montrer, autour des centres

urbains d’Allemagne et d’Angleterre, les noyaux de population turque.

Nous assistons à une nouvelle étape dans la représentation de l’Asie turcophone.

En mai 1993, une décision du Talim ve Terbiye Kurulu 2 rendait obligatoire, à la fin de

tout manuel scolaire, l’adjonction d’une carte du “monde turc” complétant une série de

symboles de l’Etat (portrait d’Atatürk, drapeau, hymne national, carte de la Turquie).

L’aire turque prend donc place parmi d’autres symboles identitaires officiels. L’on peut

voir là une nette influence du Foyer des intellectuels, et la fin du tabou qui, depuis le

début de l’ère républicaine, pesait sur la représentation des populations turcophones

d’URSS. Les manuels parus à la fin de l’année 1993 respectent cette décision, et

certains d’entre eux ont utilisé, en format réduit, la carte éditée par Türkiye (pl. 74) 3.

Celle-ci, avec d’autres modèles semblables, continuera probablement de se diffuser, par

cette voie ou par d’autres.

Toujours dans ces manuels récents, on trouve désormais des chapitres d’histoire,

à la fin du programme, concernant “Le monde turc au XXe siècle”, comportant parfois

une carte de la colonisation russe et chinoise aux siècles passés 4, tandis qu’en

géographie, un chapitre sur les Turcs d’Asie remplace partiellement celui sur l’URSS,

avec réapparition du mot “Turkestan”, notamment dans l’intitulé d’une carte 5. D’assez

bonnes cartes de chaque république turcophone illustrent ce chapitre. Tout cela pourrait

accélérer la familiarisation des jeunes Turcs avec le “nouveau monde”, car il s’agit

maintenant d’un monde réel et non plus d’un passé lointain. Les décisions du Talim ve

1 Les diagonales de toutes ces cartes passent à l’est de la mer Caspienne ou au nord de la mer d’Aral.

2 Décision n° 247 du 24 mai 1993; Türkiye, 31 mai 1993.3 KARA, Ortaokul I-II, 1993, en fin de chaque volume.4 KARA, Ortaokul II, 1993, p. 199. Le chapitre correspondant dans YILDIZ et al., Ortaokul II,

1993, ne comporte pas de carte. 5 ∑AHIN, Ortaokul için Millî Cofirafya I, 1993, p. 46.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Terbiye Kurulu sont prises, en règle générale, pour une durée de cinq ans. En principe,

dans les années qui viennent, la perception de l’Asie turcophone par une grande partie

de la population pourrait en être fortement modifiée.

D - L’importance du modèle asiatique

La forme cartographique la plus courante de cette série asiatique représente une

Eurasie entière ou une Asie un peu amputée, et forme un ensemble assez homogène de

cartes continentales. Leur point commun est l’immensité de l’aire représentée, et leur

centrage sur les environs du lac Balkach. Dans le déroulement de la chronologie, et dans

le cursus des études, ces cartes de l’Eurasie apparaissent à deux ou trois reprises : en

général, dans la première leçon d’histoire, elle situe les Turcs dans cette aire immense,

avec ou sans propos sur les migrations; dans la leçon sur les premiers Etats turcs pré-

islamiques, elle rappelle encore l’origine asiatique des ancêtres (Huns et Turcs

célestes 1); enfin, elle est dans tous les manuels d’histoire médiévale pour illustrer

l’empire mongol, parfois dénommé turco-mongol 2. Dans tous les cas, l'un des résultats

est que l'élève turc est familiarisé avec l'Asie; il a souvent ce continent sous les yeux. Il

peut situer sa patrie, la Turquie, par rapport à ce qui apparaît comme un immense

arrière-pays, et par rapport à son passé. Il doit finir par acquérir une représentation

mentale des migrations qui ont amené son peuple à fonder une culture en Anatolie. Mais

des lieux comme la mer d'Aral, le Tarim, le lac Balkach, le bassin de l'Orkhon et de la

Keroulen, faute de cartes claires, pourvues d’échelles et de repères valables (notamment

orographiques), ne peuvent être intégrés avec précision par un public enfantin.

Au demeurant, l'important, peut-être, n'est pas dans la connaissance formelle et

scolaire que le jeune Turc puisse acquérir de ces régions. L'important est que l'Asie, en

tant que simple idée, lui soit familière, et qu’elle soit représentée ainsi, entière, théâtre

extraordinairement vaste de l'histoire des ancêtres. L'important, enfin, est cet amalgame

effectué entre l'histoire turque et l'histoire mongole, l'appropriation par les Turcs de

l'histoire mongole et de son caractère héroïque et valeureux : Gengis khan, dans

l’histoire nationale turque, est utile 3. Les cartes historiques révèlent, elles aussi, que les

1 On trouvera une telle représentation dans AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 33, et MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 117.

2 EMIN ALI, Lise II, 1930, p. 179; AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 128; TURHAL, Lise II, 1989, P. 154; UFIURLU-BALCI, Lise II, 1989, p. 144; MUMCU et al., Lise II, 1990, p. 97; KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 152.

3 Selon le mot de F. GEORGEON, Aux origines du nationalisme turc, Yusuf Akçura (1876-1935), Paris, 1980, p. 52.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

frontières de l’identité turque sont floues dans cette direction. Il est vrai que, dans

l'histoire de ces Etats-continents du Moyen-Age, il est bien difficile de faire la part de ce

qui est turc mongolisé ou mongol turquisé.

Ces cartes de l'Asie, parce qu'elles sont à petite échelle, ont valeur de symbole :

la forme massive de l'Eurasie finit par représenter le monde turc, l'histoire turque. Par

exemple, dans l'hebdomadaire nationaliste Yeni DüÒünce, le titre de la chronique

régulière consacrée au monde turc (Türk Dünyası) est toujours illustré d'une petite carte

qui fait nettement ressortir les régions turcophones, assorties du croissant et de l'étoile,

le symbole qui orne aujourd'hui le drapeau turc. Le tout sert de toile fond à l'image

d'une armée médiévale en marche (pl. 55). La carte, dans ce cas, devient un véritable

drapeau et la simple représentation du continent asiatique peut acquérir une connotation

politique nationaliste. La confusion entre la carte de l’Eurasie et le monde turc est

exprimée avec force dans l’histoire nationale, et ceci au moins depuis l’époque de

Yusuf Akçura :

“Considérez la moitié du globe que forme l’ancien monde. Laissez de côté la partie nord-

ouest qui ressemble à un chiffon déchiré; éliminez ensuite le continent lourd et massif du sud-

ouest en suivant la ligne du canal de Suez. Puis, sur la droite, taillez les trois ou quatre parties qui

font saillie vers le sud. Ce qui reste alors, c’est le cœur de l’ancien monde; c’est une terre

entièrement turque, c’est notre patrimoine 1.”

Notre longue promenade au cœur de l’Asie a d’abord mis en évidence le

problème de la définition de ce cœur : c’est un ensemble très vaste, peu uniforme

malgré les idées toutes faites, assez compartimenté, notamment par l’Altaï, mais

formant un long couloir entre les 45e et 55e degrés de latitude, où la circulation des

hommes s’est toujours faite facilement, non pas en dépit des montagnes mais grâce à

elles. La représentation cartographique adéquate en est une bande allongée limité par la

mer Caspienne et l’Océan Pacifique. Mais la plupart des auteurs de manuels turcs ont

préféré une représentation continentale ou subcontinentale, n’excluant de leurs cartes

que les périphéries (Inde, Indochine, Arabie, rivages de l’Arctique), alors que ce cadre

très large ne s’impose que pour l’empire de Gengis khan.

D’autre part, on constate une absence de représentation précise de l’un ou l’autre

de ces centres : à part les cartes concernant les Karahanides, la Transoxiane (l’“Asie

centrale” classique) est très peu montrée pour elle-même, et il n’existe apparemment

1 Y. AKÇURA, “Rusya’da sakin Türklerin hayat-ı medeniye, fikriye ve siyasilerine dair bir konferans”, Sırat-ı Müstakim, II/39, 1909, p. 201; Akçura se cite lui-même dans “Türklük”, Salname-i Servet-i Fünûn, 1912, pp.187-196. Cet article a été traduit par F. GEORGEON, o.c., pp. 121-125.

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Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

aucune carte détaillée du premier berceau historique de la turcité qu’est le nord de la

Mongolie. Pourtant, l’intérêt pédagogique de telles cartes à plus grande échelle serait

très grand, pour la compréhension, notamment par l’hydrographie et l’orographie, du

rôle des seuils, des couloirs de circulation, de la formation végétale steppique, dans le

développement de l’histoire des Turcs.

Ce type d’absence semble montrer que le principal souci des auteurs n’a pas été

la pédagogie de l’histoire, mais la représentation optimale - selon des critères

idéologiques et non pédagogiques - du monde turc : dans un cadre continental bien

“rempli” (contrairement à ce que suggèrent les représentations occidentales du

phénomène), des “frontières” qui semblent immuables d’une époque à l’autre et

suggèrent l’idée d’“empires” au sens romain du mot, avec une administration

centralisée et un limes. Dans la représentation turque, l’espace sud-sibérien et centre-

asiatique est en effet un espace organisé, contrairement à la vision occidentale qui

oppose souvent aux empires européens une Asie dépourvue d’Etats, de structures

politiques centralisées, de frontières, sorte de limbe, un vide d’où l’histoire est presque

absente, sauf aux périodes où se déversent vers l’ouest des hordes barbares destructrices.

Toute l’historiographie et la cartographie historique turque cherchent à

démontrer le contraire. La sémiologie graphique va dans ce sens aussi, puisque les

signes de mobilité sont rarement employés. Les cartes de type continental donnent une

impression de fixité des ensembles politiques cartographiés; mais le texte des leçons,

qui multiplie les sous-chapitres portant sur un grand nombre de sociétés “turques”

mineures, en détruit peut-être l’effet, car il donne au contraire une impression

d’impermanence, d’incapacité à fonder des Etats durables. On repense au jugement de

l’écrivain nationaliste Nihal Atsız évoqué précédemment.

Une comparaison s’impose maintenant entre les cartes de l’Asie (type 2) et

celles centrées sur l’Anatolie (type 1). La représentation de l’Asie est moins fréquente

dans l’ensemble du corpus, et beaucoup moins précise. Quelles que soient les

imperfections des cartes de l’empire ottoman ou des Balkans, leur degré de précision

n’est pas comparable à ce qu’on trouve pour l’Asie intérieure. On serait tenté d’en

conclure que la greffe des thèses d’histoire a mal pris. Si l’on accorde de l’importance à

ce que disent ces cartes, le vrai passé des Turcs de Turquie, c’est le passé ottoman. S’il

est une région extérieure à l’Anatolie qui compte aux yeux des Turcs, il semble que cela

soit les Balkans et non les rives de l’Orkhon ou les forêts de l’Altaï.

39

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

L’Anatolie est plutôt le territoire d’une obédience qui estime que la Turquie est

l’héritière de toutes les cultures qui se sont succédées en Anatolie; cette idée, formulée

par Halikarnas Balıkçısı, et reprise par des personnalités aussi diverses que Turgut Özal

ou l’historien de gauche Dofian Avcıofilu, par exemple, fait de la Turquie un pays avant

tout méditerranéen, peuplé de Méditerranéens.

L’empire ottoman est plutôt chéri par une tendance religieuse, un peu passéiste,

des intellectuels turcs. Le rejet de l’empire par le kémalisme subsiste, bien qu’il

commence à s’estomper. Autant il est de bon ton, chez certains, de manifester un dédain

du passé ottoman, autant l’intérêt pour ce passé est vif chez les religieux, les

nostalgiques de la grandeur turque, et les réfugiés ou descendants de réfugiés des

Balkans. Türkiye se fait le porte-parole de toutes ces catégories.

Le thème de l’Asie de l’Altaï et de l’Orkhon, célébrée par le kémalisme, a été en

grande partie confisqué par la droite ultra-nationaliste des années quarante. L’intérêt

pour ces régions ou pour les légendes qui y sont nées peut avoir une connotation

kémaliste un peu vieillotte, et surtout une connotation droitière concrétisée par les

“loups gris” du Parti nationaliste du mouvement.

L’Asie “centrale” classique, lieu des nouvelles républiques turcophones post-

soviétiques, avait été un peu oubliée. Ces régions étaient peu ou mal cartographiées, très

rarement associées à la Turquie dans un même cadre. C’est pourquoi, en 1993, leur

réapparition, imposée par l’Etat, dans un contexte qui les range parmi les symboles

intangibles de l’identité officielle, leur donne une importance toute particulière,

manifestation d’une volonté d’inscrire la personnalité turque au sein d’une identité

asiatique plutôt qu’européenne. Ce n’est là qu’une volonté bureaucratique, pouvant

avoir un effet à long terme, mais qui ne doit pas être confondue avec l’idée que chaque

Turc a, au fond de lui-même, de son appartenance et de ses racines.

***

Les deux premières catégories de cartes se présentent comme deux ensembles de

lieux concentriques : l’un s'élargit à partir de l’Anatolie, en un ensemble de

constructions territoriales qui prend racine dans un passé lointain (les Hittites) et

médiéval (les Seldjoukides) pour s’élargir à un monde turco-balkanique et arabe, et se

rétracter enfin sur la Turquie moderne. L’autre, l'Asie intérieure, centre plus vaste,

géographiquement lointain, n’est pas l’origine d’empires concentriques comme le fut

l’Anatolie avec les Ottomans, mais un centre d’essaimage de sociétés nomades qui

allèrent s’établir ailleurs, notamment en Anatolie.

40

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

Avant de poursuivre, on peut déjà constater que la représentation turque du

monde est bipolaire, et que ces deux séries de cercles se croisent et se recoupent, mais

ne se confondent pas. Les Turcs peuvent se représenter une Anatolie vue de l'Asie

profonde, patrie conquise et non point originelle, lieu d'aboutissement d'une migration.

Ils peuvent la voir aussi comme le centre de l'autre série de cercles, centre qui rayonne

sur une partie de la Méditerranée, sur le Proche-Orient et la Mer noire.

On peut risquer une comparaison entre les représentations de l’Asie intérieure et

celles des Balkans, deux régions du monde extérieures à la Turquie actuelle; l’une est

origine, l’autre est aboutissement d’un processus. La première n’est pas représentée

avec la précision que laisserait supposer le mythe des migrations ni l’insistance du

discours sur l’ensemble monumental de l’Orkhon. La seconde bénéficie d’échelles

autorisant le détail, de nomenclatures assez complètes, d’un souci d’exhaustivité dans la

représentation des changements territoriaux au cours des siècles; elle bénéficie, de plus,

d’une représentation qui vaut photo de mariage, le couple Anatolie-Balkans formant une

part non négligeable du corpus.

Si l’on parie sur l’efficacité des cartes à produire des images mentales, si l’on

admet qu’elles constituent un discours, parmi d’autres certes, mais un discours chargé

de sens, parfois d’idéologie et qui est apte à alimenter un sentiment d’appartenance à

une identité, on peut considérer que l’Anatolie y a une place incomparable. Elle est

accompagnée par l’image du lieu d’origine, la mère-patrie, plus-que parfait des Turcs,

et par une région balkanique qui est à la fois devenir, futur antérieur des Turcs, par

rapport à l’origine asiatique et à l’établissement en Anatolie, et parfait, temps révolu par

rapport à la période actuelle.

Il est difficile de hiérarchiser l’importance de ces divers enracinements spatiaux.

Il est évidemment fonction de chaque individu et de son passé familial, de son

appartenance ethnique éventuelle; il est aussi fortement fonction de circonstances telles

que, pour prendre des exemples récents, la redécouverte des peuples turcophones

d’URSS et de Chine autour de 1990, ou l’affrontement serbo-bosniaque depuis 1992.

En tout état de cause, il existe un polycentrisme de la représentation turque du

monde, et ceci malgré l’accent porté, dans le discours, sur une Anatolie sacrée,

polycentrisme marqué spectaculairement par le simple fait qu’on désigne sous le

vocable mère-patrie une région du monde distante de plusieurs milliers de kilomètres.

Les Francs, les Germains, les Angles, les Normands ont donné naissance à des nations

au moment où les Turcs constituaient leurs premiers Etats; mais le discours historique

européen ne cherche pas à maintenir outre mesure la conscience d’une origine

41

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée

extérieure et nomade. Au contraire, en Turquie, tout se passe comme si l’on tenait à ce

que se perpétue, dans la mémoire collective, le souvenir de cet ailleurs où se situe

l’origine, et de la nature nomade de la société d’origine. On pourrait en craindre une

certaine désorientation de la conscience collective.

42

Chapitre six : Les centres : patrie réelle, patrie rêvée43

Chapitre sept : Les périphéries

Chapitre sept

Les périphéries

44

Chapitre sept : Les périphéries

I - LES MONDES PÉRIPHÉRIQUES ORIENTAUX

La troisième catégorie de cartes rassemble des représentations de territoires plus

diversifiés, périphériques, parce qu’ils ne dépendent pas d’un ensemble dirigé depuis

l’Anatolie, ou parce qu’ils sont éloignés du lieu d’origine, la zone Altaï-Baïkal. La

classification proposée doit être utilisée avec souplesse car, en raison du caractère

mobile de la géographie historique turque, tout territoire peut être successivement

central ou périphérique. Dans cette catégorie, l’Anatolie elle-même est périphérique,

car, dans ces représentations, elle n'est ni au centre des cartes, ni le centre politique de

l'Etat représenté.

Les cartes du groupe périphérique asiatique (type 3., pl. 8 à 11 et 84 à 110)

représentent des Etats, des cultures, des ensembles territoriaux de trois natures :

- certains ont été créés, contrôlés ou dirigés par des Turcs (grand empire

seldjoukide, empires timouride, moghol), et sont considérés par le discours actuel

comme faisant partie de cette immense aire où, un jour ou l'autre, des Turcs ont

gouverné;

- d’autres ne sont pas revendiqués par les Turcs mais sont étudiés parce qu’ils

sont constitutifs du passé de l’aire turque (empires de Darius, d’Alexandre);

- enfin, il faut faire une place à part au domaine arabo-musulman, centré sur La

Mecque, dont la culture a été adoptée, assimilée et revendiquée par les Turcs à tel point

qu’elle constitue un troisième passé. Il s'agit d'un cas d'adoption d'un passé par conver-

sion à une foi, qui a eu son équivalent dans le monde judéo-chrétien.

Cependant, la classification, comme pour les catégories précédentes, doit tenir

compte, avant tout, de l’aire géographique représentée. Pour ces périphéries orientales,

l’examen des cartes du corpus fait ressortir trois types de territoires; deux sont en forme

de secteurs dont la pointe serait une Anatolie toujours en périphérie de la carte : le

premier (type 3.1.) est l’Asie du sud-ouest, Zwischenkontinent 1 bordant l’Asie

intérieure au sud du Caucase et de l’Himalaya; on peut y adjoindre les cartes de l’Inde,

lorsqu’elle est représentée isolément, comme une prolongation orientale du premier

secteur. L’autre secteur (type 3.2.) est la périphérie sud de l’Anatolie, comprenant le

Proche-Orient actuel, la péninsule arabique et l’Egypte. Le troisième type (3.3.) est

déterminé par son centrage sur La Mecque. Sa formation est semblable à celle du

type”ottoman”, car constitué lui-même d’un centre et de périphéries. Bien entendu, ces

trois types s’entrecroisent partiellement.

1 Cf O. SCHÄFER, “Geopolitik des vorderen Orients”, Zeitschrift für Geopolitik, 1938, n° 4, pp. 328-332.

45

Chapitre sept : Les périphéries

Les cartes comportent des éléments très classiques, mais aussi des

représentations originales et intéressantes sur lesquelles il faudra s’arrêter. On

retrouvera des problèmes évoqués dans les cas précédents : représentation des frontières

lorsqu’il y a des Etats vassaux, choix, pour certaines contrées continentales, entre

précision à grande échelle ou clarté de localisation à petite échelle. Sauf pour celles

concernant le développement de l’islam, les cartes étudiées ici regroupent des

représentations, dans des cadres semblables, d’époques disséminées sur deux mille ans

d’histoire. Il existe un point commun très important entre les régions représentées par

des cartes de type 3. : toutes sont ou ont été musulmanes. L’expansion de cette religion

en Asie et en Afrique a été due aux Arabes (pays de la conquête arabe, type 3.3.) et aux

Turcs (Asie du sud-ouest, type 3.1.) et la zone intermédiaire (3.2.) correspond grosso modo à une aire de symbiose entre les deux grandes cultures.

C’est une conquête qui n’a connu qu’un échec important, en Espagne, et cette

exception connaît aussi un traitement cartographique, iconographique et discursif

particulier dans les manuels scolaires et peut-être dans l’inconscient collectif turc.

A- L’Asie du sud-ouest (type 3.1.)

1 - Le carrefour irano-afghan (type 3.1.)

a - Eléments de géographie historique

Les territoires limités par la Méditerranée à l’ouest, par le Caucase, la mer

Caspienne, le Pamir au nord, par l’Indus à l’est et par les déserts d’Arabie, le golfe

Persique et la mer d’Oman au sud, forment une zone-tampon fortement individualisée

par le climat, le relief, et l’histoire.

Cette partie du monde se présente, de l’Arménie au Béloutchistan, comme une

suite de hauts plateaux encadrées par trois dépressions : la Mésopotamie, la plaine de

l’Indus et la dépression aralo-caspienne 1. En dépit du relief accidenté, les hautes régions

de l’Asie du sud-ouest n’ont jamais constitué un obstacle au commerce ni au passage

des armées, comme le montre l’histoire des empires qui se sont formés là depuis Darius.

A travers le Khorasan, les relations est-ouest peuvent s’appuyer sur une série de villes-

1 Cette dernière a de nombreuses dénominations : Sogdiane et Bactriane de l’antiquité hellénistique, Transoxiane des Romains, Mawera an-Nahr des Arabes, Khwarezm des Iraniens, et appelée improprement “Asie centrale” par l’Occident et aujourd’hui par les Turcs ( Orta Asya).

46

Chapitre sept : Les périphéries

oasis : Hamadan (Ectabane), Rey, Damgan, Nichapour, Mechhed, Belkh (Bactres); de

Mechhed, deux voies mènent à Samarcande; la première, par Merv (Margiane), doit

traverser le désert du Kara Kum; la seconde, plus longue, par Herat et Belkh, aboutit à

Samarcande par les Portes de Fer, sans quitter les sources et les pâturages. De Herat

(Alexandrie d’Arie), on peut se rendre vers Lahore en contournant le massif afghan par

le sud comme l’a fait Alexandre, par Zarangai (Alexandrie de Drangiane), Qandahar

(Alexandrie d’Arachosie) et Dera-Gazi-Khan, ou encore en empruntant la route de

Samarcande jusque Belkh, puis, par des cols praticables, Kaboul et Peshawar (cf carte).

L’axe est-ouest ainsi défini n’est pas un couloir où la circulation serait aisée;

mais les hautes terres, et la présence d’eau et de pâturages permis par l’altitude,

facilitent les communications mieux que ne le feraient des plaines semi-arides. Les

hautes montagnes d’Afghanistan sont un château d’eau dont les rivières rayonnantes

compensent les difficultés dues au passage des cols, au demeurant assez peu élevés.

L’Afghanistan, en réalité plaque tournante de l’Asie du sud-ouest, n’est guère plus un

obstacle que ne le sont les Alpes 1. D’autre part, le flanc nord des montagnes afghanes,

longé sur toute sa longueur par l’Amou Darya (Oxus), débouche sur un axe sud-nord.

Depuis Belkh les routes s’ouvrent, comme les branches d’un V, vers deux directions

septentrionales. Vers le nord-ouest, le cours inférieur de l’Amou Darya mène à la mer

d’Aral et, au-delà, aux steppes tatares, à l’Oural et au monde russe 2; et, vers le nord-est,

les routes longeant les piémonts nord du Zérafchan et du Tien-Chan, conduisent, par les

passes de la Kachgarie et de la Dzoungarie, à la Chine et à la Mongolie 3.

L’ensemble montagneux complexe qui s’étend de l’Arménie à l’Indus et à la

Chine est ainsi parcouru par des voies de passages certes peu commodes, mais

franchissables. Aussi, l’ensemble irano-afghan apparaît-il comme un pivot qui met en

communication le bassin de l’Indus avec celui du Tigre, et ceux-ci avec l’Asie

intérieure. Le Khorasan, dans cette perspective, apparaît comme l’un des points de

passage les plus commodes entre le nord et le sud de l’Asie. Il s’agit d’une intersection

majeure de l’orographie de l’Asie, qui détermine bien des axes de conquête, de contrôle,

d’influence culturelle. “Nulle terre, dans l’Antiquité, ne fut davantage sillonnée en tous

1 G. CHALIAND et J.P. RAGEAU, sur les cartes de leur Atlas stratégique (Fayard, 1983), ne représentent jamais l’orographie, sauf pour l’Afghanistan (p. 134). Cette carte est intitulée “Le relief, obstacle aux communications”. C’est une perception qui n’est guère conforme à la réalité historique.

2 C’est la route empruntée par Ibn Fadlan, émissaire du calife de Bagdad chez les Bulgares de la

Volga au Xe siècle (Voyage chez les Bulgares de la Volga, Paris, 1983).3 Cf A. STEIN, article cité.

47

Chapitre sept : Les périphéries

sens, car, placé au cœur même de l’Asie, l’Afghanistan servit de lien entre l’Orient et

l’Occident 1.”

Ces données géographiques définissent en fait un plateau irano-afghan, ainsi

qu’une aire culturelle persane qui déborde beaucoup de l’Iran actuel. Elles expliquent

que les Etats qui s’y sont succédés depuis trois millénaires se sont souvent étendus de

l’Anatolie à l’Indus (Sassanides, empire d’Alexandre, Seldjoukides, empire de

Tamerlan), et la présence, à la bataille d’Ankara (1402) d’éléphants ramenés d’Inde par

l’armée de Tamerlan est une illustration saisissante de l’unité au moins épisodique du

Zwischenkontinent.

Mais, plus souvent encore, les Etats de la région ont unifié l’axe nord-sud, de

part et d’autre du Khorasan, de la mer d’Oman à la mer d’Aral. Dans cette partie du

monde, si l’on excepte l’Iran actuel, aucune formation politique du passé ne s’est

limitée, au nord, au niveau du Khorasan : elles ont toujours inclus l’actuel

Turkménistan, les régions de Boukhara et souvent de Samarcande, et atteignaient

souvent l’Aral par le bassin de l’Oxus (Amou Darya) 2.

Pendant deux millénaires, le plateau iranien a été le berceau d’empires

s’appuyant sur les hautes terres et débordant, selon les époques, sur une ou plusieurs des

basses terres avoisinantes (Mésopotamie, Indus et surtout Transoxiane). La similitude

de leurs contours, de Darius à Tamerlan, est frappante; elle est dictée par la géographie.

Si la Transoxiane est toujours intégrée dans ces ensembles, d’autres régions voisines en

sont parfois exclues, ce qui leur confère une singularité. Ainsi, l’Anatolie est exclue de

l’ensemble ghaznévide; la péninsule arabique reste en grande partie en dehors du grand

empire seldjoukide et n’est pas concernée par l’aventure de Tamerlan; l’Egypte, qui

avait fait partie de l’empire de Darius et de celui d’Alexandre, échappe au grand empire

seldjoukide. Ces trois régions apparaissent, à divers degrés, comme marginales par

rapport au cœur du monde persan.

Celui-ci peut être défini par les régions qui ont fait partie de toutes les grandes

formations politiques successives. Il existe un cœur historique constitué de la

Transoxiane (ou Sogdiane), du Khorasan, de la Bactriane (région de Belkh), du Herat et

du Seistan; c’est la forme minimale des empires de la région, réalisée sous les

Samanides (874-999) et sous une forme plus vaste (incluant tout l’Iran actuel) par les

chahs du Khwarezm 3 (1172-1231).

1 J. AUBOYER, “Afghanistan”, Encyclopaedia Universalis, 1970, vol. I, p. 333; cette édition comporte une bonne carte de l’Afghanistan, avec les routes de l’Antiquité.

2 Cf Historical Atlas of Iran, Tehran University, 1971.3 Ce nom, en persan et en arabe, désigne la région du sud de la mer d’Aral.

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Chapitre sept : Les périphéries

Cette approche, qui souligne les liens forts et constants ayant existé entre l’Iran

et la Transoxiane, fait apparaître le caractère inadéquat de la désignation de cette

dernière par l’expression “Asie centrale” : il s’agit d’un monde périphérique qui a

toujours été perméable aux cultures occidentales, hellénistique puis persane. La culture

turque a ici un caractère de secondarité, car elle se superpose à un substrat persan et

accessoirement hellénistique : la Transoxiane est la voie par laquelle sont venus les

Turcs, qui se sont établis sur le plateau iranien avant de parvenir en Anatolie.

Les mêmes données expliquent pourquoi l’aire persane est celle d’une symbiose

qui, “depuis un millénaire, a été peut-être plus profonde qu’aucune autre sur la

planète 1.” Symbiose incontestable, puisqu’aujourd’hui Turcs et Iraniens revendiquent,

comme appartenant à leurs passés nationaux respectifs, des personnages et des faits

culturels identiques. Une bonne partie des Etats qui se sont succédés dans cet Iran élargi

sont considérés comme turcs dans le discours historique turc. Mais si l’existence de la

symbiose n’est contestée ni en Turquie ni en Iran, son interprétation est controversée;

les Turcs proclament qu’ils ont, par ces Etats du plateau iranien, étendu leur propre

culture jusqu’à l’Indus, tandis que les Iraniens estiment que leur peuple, grâce à son

génie, a iranisé les dirigeants étrangers qui se sont comportés en vecteurs de la culture

persane 2.

Ce cas d’interpénétration culturelle est fort semblable à celui des empires turco-

mongols. Où sont les Turcs iranisés, où sont les Persans turquisés ? La réponse à cette

question n’a d’intérêt que dans un discours chauvin; Turcs et Iraniens, dans leurs

manuels et leurs publications officielles, se renvoient les mérites respectifs de leurs

propres influences, dans une troublante symétrie 3. Nous retrouverons un problème

similaire avec les diverses dynasties turques ayant gouverné l’Egypte.

b - La vision des manuels turcs.

Plus de soixante-dix cartes, soit environ un dixième du corpus, cadrent

l’ensemble formé par le Zwischenkontinent irano-afghan. Contrairement à d’autres aires

1 X. de PLANHOL, “Le fait turc en Iran : quelques jalons”, in J.P. DIGARD, (éd.), Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan, Paris, 1988, pp. 123-129. Voir N. YAVARI-D’HELLENCOURT, “La représentation du ‘Turc’ dans les manuels scolaires iraniens”, CEMOTI, 14, 1992, pp. 53-62.

2 Cf Z. SAFA, “Un aperçu de l’histoire de l’Iran”, in Historical Atlas of Iran, Tehran University, 1971.

3 Pour J.P. Roux, par exemple, les Ghaznévides, en particulier Mahmud de Ghazni (999-1030) étaient “profondément iranisés”, “champions de l’Iran” (Histoire des Turcs, p. 145).

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Chapitre sept : Les périphéries

qui ne sont figurées qu’à propos d’une époque précise, celle-ci est représentée dans un

cadre chronologique étendu sur deux millénaires, ce qui confirme la validité du

découpage : le plateau défini plus haut est générateur d’empires s’appuyant sur les

hautes terres, propices à l’élevage des chevaux et débordant, selon les époques, sur une

ou plusieurs des basses terres avoisinantes (Mésopotamie, Indus et surtout

Transoxiane) 1. Le regard porté par les manuels sur le monde irano-afghan n’est pas un

regard vague et lointain; la représentation turque est une vision précise, aiguë, qui voit

ces régions comme partie intégrante de la civilisation turque.

Le type de cartes 3.1.1. figure le cœur (pl. 84). Contrairement à la grande zone

Anatolie-Indus qui est le théâtre d’événements impériaux durant deux mille ans, le cœur

apparaît, dans les manuels turcs, dans un cadre chronologique resserré (Xe-XIIIe

siècles), correspondant à des formations politiques turques ou turco-persanes : l’Etat des

chahs du Khwarezm, l’empire Ghaznévide, et les beylicats seldjoukides du Khorasan,

de Hamadan et de Kirman. Nous sommes dans un pays-seuil à une époque-charnière.

Les Turcs pénètrent, par la porte du Khorasan, dans le monde sud-ouest asiatique, après

avoir formé, avec les Karahanides, le premier Etat turc-musulman en Transoxiane.

Ici encore, les auteurs laissent apparaître un certain embarras pour cartographier

des ensembles qui ne sont pas familiers, des découpages territoriaux apparaissant peu

dans les atlas. On retrouve le même problème cartographique et pédagogique soulevé à

propos de l’Asie intérieure. En effet, un cadre limité par le nord-ouest de l’Inde, le lac

Balkach, la mer Caspienne ne donne pas une représentation assez familière pour qu’un

élève puisse s’y repérer facilement, d’autant que, comme d’habitude, les signes

orographiques sont presque toujours inexistants. Ces cartes donnent de prime abord

l’impression qu’il s’agit d’un espace plan, homogène. La figuration du relief aurait

permis de mettre en évidence non seulement les voies de passage, mais aussi le rôle de

plaque tournante de l’Afghanistan 2.

Comme dans le cas de l’Asie intérieure, la difficulté de se représenter le cœur du

Zwischenkontinent est peut-être à l’origine d’un cadrage plus large utilisé surtout pour

les Ghaznévides, dont les cartes sont partagées à égalité entre un cadre ajusté (Indus-

Caspienne) et un cadre large (Bengale-Méditerranée) (type 3.1.2.3., pl. 92). On retrouve

ici la possibilité de choix dans les rapports entre le champ de la carte et son sujet. Un

1 J.P. Roux, dans son Histoire des Turcs, a bien montré le rôle du cheval dans l’appareil de conquête, et donc la nécessité de contrôler des pâturages de haute altitude plutôt que des dépressions cultivées.

2 En dehors des ouvrages de la TTTC (1931-1934), une seule carte du corpus, concernant l’empire timouride, fait exception (OKTAY, Lise II, 1989, p. 218).

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Chapitre sept : Les périphéries

champ cadrant très largement le sujet, en incluant, en particulier, l’Anatolie, aide

l’imagination et permet plus facilement la comparaison avec les autres empires tracés

dans le même cadre cartographique, celui des Seldjoukides ou celui de Tamerlan.

L’empire ghaznévide, fondé à Ghazni (à 100 km environ au sud-ouest de

Kaboul) par un gouverneur turc ayant fait sécession des Samanides persans (969) est le

plus brillant et peut-être le moins turc de ces Etats. L’origine turque de la dynastie le fait

figurer dans la section “Etats turco-musulmans” des manuels d’histoire. Le cas des

Ghaznévides ressemble à celui des dirigeants turcs sinisés et devant perpétuellement

faire face aux assauts de Turcs restés nomades : les Ghaznévides seront renversés par

d’autres Turcs débordant du Khorasan, les Seldjoukides.

Pour les manuels, la turcité de l’Etat ghaznévide ne fait aucun doute, même si la

langue et la civilisation étaient iraniennes : on y explique que c’est la conception même

de la construction étatique qui est caractéristique du génie des Turcs; ceux-ci auraient

amené dans le domaine irano-afghan et jusqu’en Inde le concept de l’Etat centralisé,

laïc, protecteur des arts et des lettres. Mais surtout, les Ghaznévides ont, à leurs yeux,

étendu loin à l’est l’islam sunnite, et l’ont sauvé d’une menace chiite. On voit tout

l’intérêt, pour le discours nationaliste, d’incorporer les Ghaznévides dans la turcité. Ils

jouent, à l’est, le même rôle que les Ayyoubides qui ont neutralisé la menace chiite

fatimide d’Egypte, et qui sont, eux aussi, considérés comme turcs. Le discours iranien

cherche à s’attribuer aussi les mérites des Ghaznévides, et cette différence

d’appréciation est sans doute irréductible. Il reste que pour les historiens turcs, un grand

empire turc a existé entre la mer Caspienne et l’Indus, pendant deux siècles. La forte

présence des cartes de l’Etat ghaznévide dans le corpus (dix-sept occurrences, ce qui

signifie une distribution générale dans les volumes qui traitent de la période médiévale)

témoigne de cette perception. Et puisque la gloire des Ghaznévides rejaillit sur celle des

Turcs, il y a tout intérêt à présenter un empire aussi vaste que possible.

Le domaine ghaznévide, comme toutes les constructions politiques médiévales,

a des limites mouvantes qu’on ne peut guère qualifier de frontières. Il est certain qu’à

l’est, le bassin de l’Indus est sous sa mouvance, et Lahore fait figure de seconde

capitale. Les cartes occidentales donnent généralement pour limite l’actuelle frontière

indo-pakistanaise 1, en signalant parfois des suzerainetés (vers 1030) allant au-delà de

1 Cf par exemple R. FOSSIER, Le Moyen-Age, tome 2, p. 151; G. DUBY (dir.), Atlas historique, 1987, p. 200-201. On trouvera une carte montrant clairement les Etats tributaires dans C.E. BOSWORTH, The Ghaznavids, 1963, carte h.t.

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Chapitre sept : Les périphéries

Delhi, jusque Luknow 1. En fait, la souveraineté sur le bassin du Gange, et même sur le

sud de l’Afghanistan, le Béloutchistan et le Sind est discutée par les historiens. Certains

auteurs de manuels turcs se plaisent parfois à confondre souveraineté et razzias

répétées. C’est pourquoi les cartes scolaires turques peuvent figurer des superficies très

variables. Une seule s’en tient à la représentation du cœur, signalant, par une zonation

différente, les Etats vassaux (Kirman, Mekran) 2. Presque toutes les autres reproduisent

fidèlement les contours tracés par les historiens de 1931 3. Elles sont intemporelles,

c’est-à-dire qu’elles ne précisent pas quelle époque de l’empire elles représentent, et

portent ses limites au-delà d’une ligne Bénarès-Jabalpur-Bombay (pl. 92). Presque

toutes englobent la totalité de la côte de la mer d’Oman, et celle d’|brahim Kafesofilu,

délaissant le Dekkan, émet un long appendice incluant le Bengale 4.

Comme pour l’empire ottoman, il y a confusion, pas forcément consciente

d’ailleurs, entre souveraineté et suzeraineté; des territoires nominalement indépendants,

mais subissant périodiquement les razzias qui faisaient la fortune des Ghaznévides, sont

considérés comme partie de l’empire. Le processus d’extension d’un empire du passé va

même plus loin que pour l’empire ottoman. Dans ce dernier cas, on avait affaire à un

empire indubitablement turc; avec les Ghaznévides, la turcité même de cet Etat est

discutée par les Iraniens et les Pakistanais. Par l’intermédiaire des cartes, les historiens

turcs s’approprient un passé, cherchent à en étendre le champ géographique qui sert de

vecteur à la diffusion d’une culture (ici, indubitablement iranienne) et s’attribuent

ensuite les mérites des bienfaits de cette culture (ici essentiellement l’extension de

l’islam).

Les cartes des Etats seldjoukides du Khorasan et de Kirman sont rares (deux

occurrences 5). Elles situent les Seldjoukides après la mort du sultan Melikchah (1092)

et le démantèlement du grand empire, exactement au moment où la même dynastie

s’établit en Anatolie; ces entités forment un ensemble couvrant l’espace compris entre

la mer d’Oman, la mer d’Aral, l’Azerbaïdjan et l’Indus. La nature et le degré des

1 R.S. ABDUR, “From Arabs to Mughals”, in Pakistan. Past and Present, Londres, 1977, pp. 89-93 (carte p. 90). Voir aussi A. DUCELLIER et al., Le Moyen-Age en Orient, p. 311.

2 MERÇIL et al., Lise II, 1990, p. 18.3 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 27; OKTAY, Lise II, 1989, p. 127; MUMCU et al., Lise II, 1990,

p. 15; KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 16; AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 79; TURAN et al., Lise II, 1993, p. 46, etc. Cette conception est également partagée par certains atlas historiques turcs : DAFITEKIN, p. 33; UNAT, p. 23; l’atlas de KURTULUÒ limite la souveraineté ghaznévide à l’Indus.

4 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, pp. 50-51.5 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 85; YILDIZ et al., Lise II, 1989, p. 37 (copie de la

première).

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Chapitre sept : Les périphéries

souverainetés sont variables, et la rareté des cartes n’est pas étonnante, car c’est une

situation éphémère, un état intermédiaire qui donne naissance assez vite à l’Etat des

chahs du Khwarezm.

Celui-ci est un peu mieux représenté (six occurrences dans le corpus), mais cette

carte semble disparaître des manuels les plus récents (pl. 85 et 86). Même les atlas

scolaires la négligent, à part le plus complet, celui de H. Dafitekin 1. Le modèle de la

carte de 1931 perdure 2, tandis qu’un autre, qui annexe au Khwarezm une vaste région

au nord de l’Aral, coexiste et semble dû à |. Kafesofilu 3 (pl. 85). Bien que ces Etats

concernent l’histoire de l’ensemble du XIe siècle, ils n’ont pas le même prestige que les

Ghaznévides. On y trouve la constante signalée plus haut : ils rassemblent sous une

même souveraineté ce qui est aujourd’hui divisé en au moins quatre Etats, et illustrent

une continuité politique et culturelle, de part et d’autre du Khorasan.

Les cartes du cœur de l’ensemble irano-afghan se montent à vingt-cinq si l’on

totalise Ghaznévides, principautés seldjoukides et Khwarezm. C’est peu si l’on compare

aux grandes périodes de l’histoire des Turcs, mais cela paraît beaucoup pour des régions

du monde (l’Iran central et oriental, l’Afghanistan, le Pakistan) que la conscience

historique occidentale ne situe pas dans la sphère turque. La représentation de cette aire

est importante pour le discours turc : elle soutient l’idée du rôle des Turcs dans la

diffusion de l’islam sunnite vers le monde indien, ce qui en fait les rivaux directs des

Arabes quant aux “services rendus à l’islam”, comme le proclame volontiers le discours

des manuels scolaires.

Cependant, à trop vouloir affirmer la turcité de ces Etats et de leurs cultures, à

trop montrer les régions irano-afghanes, on prend aussi le risque de souligner l’inverse,

la longue iranité de la Transoxiane et la force de l’axe culturel nord-sud. L’examen des

cartes turques, en effet, fait prendre conscience du fait que l’Anatolie n’est pas un pont

vers l’Asie dite centrale : pour se rendre à Samarcande ou à Tachkent par voie terrestre,

il faut de toute façon passer par l’Iran, ou par la Russie, et dans ce cas par le nord de la

mer Noire 4. Et s’il y a toujours eu, jusqu’au XIXe siècle, une continuité politique entre

l’Iran et la Transoxiane, il n’y a jamais eu une continuité excluant l’Iran entre l’Anatolie

1 DAFITEKIN, o.c., 1989, p. 33.2 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 35; comparer avec AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 126, et MUMCU

et al., Lise II, 1990, p. 93.3 Comparer KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 104; et KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 150.4 Sur ces deux voies, on peut se reporter à deux récits de voyages : celui de l’ambassadeur

castillan Clavijo à la cour de Tamerlan, pour l’itinéraire iranien (édité par Lucien KEHREN, Paris, Imprimerie Nationale, 1990); et celui Guillaume de Rubrouk à la cour de Gengis khan (traduit et commenté par C. et R. KAPPLER, Paris, 1985), pour l’itinéraire nord.

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Chapitre sept : Les périphéries

et l’outre-Caspienne. Les empires qui ont dominé en même temps l’Anatolie et l’Asie

dite centrale (et cela n’a pas été si fréquent) ont toujours intégré aussi et d’abord l’Iran.

Le discours officiel actuel, qui veut faire de la Turquie un pont entre l’Europe et les

nouvelles républiques turcophones de l’ex-URSS, pourrait en pâtir, et les cartes

montrent à l’évidence que si l’influence de l’Iran est faible pour l’instant dans ces

républiques, c’est uniquement parce que son régime fait peur.

2 - L'Anatolie en marge des grands empires (type 3.1.2.)

Les cartes précédentes ne concernent pas l’Anatolie. Sur les suivantes, qui

couvrent une vaste zone reliant la Méditerranée à l’Indus, l’Anatolie est en marge, et

n’est jamais un centre politique. Il s'agit de représentations de mondes médians dont le

prototype est l'empire de Darius. Les échelles sont petites : de vingt à soixante

millionièmes.

Dans tous ces cas, l'Anatolie apparaît soit comme un simple élément (empire

persan, empire d'Alexandre, empire seldjoukide), soit comme un voisin (empire ghazné-

vide, khanat du Mouton-noir), ou peut même être une proie que se disputent deux

puissances (empire de Tamerlan, empire ottoman qui s’affrontent à la bataille d'Ankara

en 1402). En fait, au cours des périodes représentées par ces cartes, l'Anatolie, terre en

marge de grands empires, ne maîtrise pas son destin. Elle tend à la fragmentation

(royaumes hellénistiques, beylicats seldjoukides du XIIe siècle, puis de l'époque de

Tamerlan) et est envahie à trois reprises par chacune des vagues d’envahisseurs de l’est

(1071, 1243, 1402) avant de devenir à son tour, durablement, un centre d’où partent les

conquêtes.

L’approche de ces représentations peut partir d’un constat simple : quatre

empires sont représentés. Les aires couvertes sont profondément semblables, et seul un

nombre limité de régions cartographiées échappent, selon les cas, à l’une ou l’autre des

formations politiques concernées : à l’ouest, la Grèce, l’Anatolie, l’Arabie, l’Egypte; à

l’est, le bassin de l’Indus. La Transoxiane, elle, fait partie de chacun des quatre empires.

Cela confirme encore, si nécessaire, la solidité d’une communauté de destin entre les

régions qui s’étendent entre la mer d’Aral et la mer d’Oman; le bloc formé par la Grèce,

l’Anatolie, l’Egypte, et le nord de l’Arabie apparaît bien comme un autre monde,

méditerranéen, fédéré par d’autres puissances : l’empire romain, l’empire ottoman. Seul

parmi les empires du Zwischenkontinent, celui d’Alexandre a pu rassembler tous ces

éléments, mais pour peu de temps.

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Chapitre sept : Les périphéries

Dans le corpus, les cartes des quatre grands empires (une cinquantaine) sont

assez bien distribuées : celles de l’empire de Darius (sept occurrences, pl. 91) ou

d’Alexandre (sept occurrences, dix si l’on compte les cartes des royaumes

hellénistiques, pl. 89) sont moins fréquentes mais n’ont rien d’exceptionnel. Pourtant,

deux seulement de ces empires sont turcs, et seul l’empire seldjoukide est considéré

sans conteste comme faisant partie intégrante du passé du peuple turc actuel.

a - Le grand empire seldjoukide

Les cartes disent à leur façon que, pour les Turcs, le mérite du grand empire

seldjoukide (vingt occurrences) est en effet d’avoir pu fédérer, malgré sa faible durée, la

grande aire irano-afghane définie plus haut, avec le monde musulman abbasside, syro-

mésopotamien, et de faire de l’Anatolie la nouvelle et définitive patrie des Turcs en

infligeant une défaite irréparable aux Byzantins (bataille de Malazgirt, 1071). La plupart

des cartes des manuels illustrent bien ce pouvoir fédérateur : par rapport à celles des

autres empires, elles ont un cadre de forme plus carrée que rectangulaire, car elles

englobent presque toujours la péninsule arabique (pl. 87 et 88). Cela signifie qu’en

prenant progressivement le contrôle du califat abbasside, les Seldjoukides ont acquis

une souveraineté de fait sur le Proche-Orient. Les cartes divergent assez fortement sur

l’étendue de la souveraineté turque vers le sud-ouest et il y a, une fois de plus, une

grande imprécision quant aux limites de l’empire : certains auteurs voudraient les

étendre aux deux côtes de l’Arabie 1, alors que d’autres n’incluent que le Hedjaz 2, et un

auteur, enfin, les fixe seulement au sud de la Palestine (pl. 107) 3.

Il importe de souligner que, même dans ce dernier cas où l’Arabie est exclue du

domaine turc, elle figure dans le champ de la carte. Ainsi, l’empire seldjoukide est situé

par rapport au cœur du monde musulman, et ce parti-pris cartographique, qui inclut

parfois aussi l’Europe dans le même cadre, a l’avantage de montrer le poids du monde

turc-musulman par rapport aux autres grandes formations de l’époque (empire byzantin

et Saint-empire romain germanique). Le reste du domaine arabe n’est d’ailleurs désigné

que par ses noms géographiques (Maghreb, Afrique), comme s’il était inorganisé (pl.

107). Seule l’Egypte fait exception, puisque le nom géographique (Mısır) est parfois

1 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 80; cette même carte a été proposée par |. KAFESOFILU dans son ouvrage de référence Sultan MelikÒah Devrinde Büyük Selçuklu |mparatorlufiu, Istanbul, 1953, carte h.t.; voir aussi MERÇIL et al., Lise II, 1990, p. 39; KÖYMEN et al., Lise II, 1990, p. 38; TURHAL, Lise II, 1989, p. 27.

2 AKÒIT, Lise II, s.d., p. 93; YILDIZ et al., Lise II, 1989, p. 22; SANIR et al., |lkokul IV, 1989, p. 216.

3 MUMCU et al., Lise II, 1990, p. 21.

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Chapitre sept : Les périphéries

doublé du nom de la dynastie au pouvoir (Fatimiler); ce traitement particulier, en même

temps qu’il donne une singularité à l’Egypte, sur laquelle nous reviendrons, répond au

texte des leçons, car les Seldjoukides ont, vers l’ouest, la même fonction, la même

“mission” qu’à l’est dans l’histoire de l’islam : barrer la route au chiisme. C’est

pourquoi, à partir de l’époque du grand empire seldjoukide, les cartes, en accord avec le

texte des leçons, suggèrent que le pouvoir califal a fusionné avec le pouvoir turc. Les

Turcs sont sans concurrence dans le contrôle de l’islam, car, sur ces mêmes cartes,

aucun signe n’indique quelle est l’étendue du domaine musulman à l’époque.

Y a-t-il un meilleur indice, pour illustrer cette vision spécifiquement turque, que

l’absence de carte intitulée “Les Abbassides” ? Une seule a pour titre “Les

Ghaznévides, les Abbassides, les Fatimides et les Karahanides” 1. On ne trouve les

Abbassides qu’occasionnellement évoqués sur des cartes concernant les Karahanides,

les Ouïghours, les Ghaznévides 2. Il n’y a pas de carte spécialement consacrée au califat

abbasside, qui représente pourtant, au IXe siècle, l’un des stades les plus brillants de la

culture arabe médiévale. C’est un véritable renversement de perspective par rapport à la

vision arabe ou occidentale qui, au contraire, néglige parfois de dresser des cartes

spécifiques de l’empire seldjoukide 3. Par exemple, une carte scolaire égyptienne

intitulée ‘L'unité arabe à l’époque de Salah ad Din” ne signale rien entre le domaine

géographique de l’“unité arabe” et celui de l’empire byzantin, dont les frontières ne sont

pas figurées. Toute formation politique turque disparaît 4. On évoquera ultérieurement le

rapport complexe, établi par le texte des leçons, entre Seldjoukides et Abbassides. Dans

un sens, les auteurs de manuels tirent fierté du rôle important joué par le khorasanais

Ebu Müslim, qualifié hâtivement de turc, dans l’établissement de la dynastie abbasside.

Inversement, ils estiment que la tutelle seldjoukide sur le califat de Bagdad est légitimée

par une intronisation du sultan Tufirul par le calife lui-même. Si le califat abbasside

s’écroule de facto au milieu du XIIIe siècle, sous les coups des Mongols, pour les

cartographes turcs, il s’évanouit dès le XIe siècle, et n’est, de toute manière, pas

représenté pour la brillante période antérieure.

L’exagération fréquente des étendues sous souveraineté seldjoukide, et, lorsque

le fond de carte s’y prête, l’absence ou la discrétion des mentions de systèmes politiques

1 OKTAY, Lise II, 1989, p. 127.2 Respectivement ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 151; KÖYMEN, Lise I, 1989, p. 126; TURAN-ERGEZER,

Lise I, 1992, p. 63 (ces deux dernières cartes sont identiques); et UFIURLU-BALCI, Lise II, 1989, p. 16.3 Cf par exemple A. DUCELLIER et al., Le Moyen-Age en Orient, 1990, cartes de l’Orient

abbasside p. 311 et 312.4 Cette carte, extraite d’un manuel de 2e préparatoire, figure dans la thèse (non publiée) de Ph.

FARGUES, Aspects idéologiques de l’enseignement de l’histoire en Egypte, 1974, p. 103.

56

Chapitre sept : Les périphéries

arabes, renforcent le caractère hyperbolique de la représentation du grand empire. Cette

mise en carte est une manière de montrer que l’empire seldjoukide fut un prédécesseur

de la nation turque actuelle, malgré la relative brièveté de sa vie (environ un siècle) et

son caractère encore très nomade (c’est un empire sans vrai centre).

b - L’empire timouride

Tamerlan ne jouit pas de la même faveur. Loin d’utiliser les procédés habituels

pour donner de l’épaisseur à son empire, les auteurs de manuels semblent vouloir le

minimiser 1. Les cartes des manuels (seize occurrences) utilisent toujours un cadre

étroitement adapté qui contraste avec le champ souvent trop grand des cartes de

l’empire seldjoukide. Certaines ne cadrent même pas toute l’Anatolie, alors que

Tamerlan a réussi à prendre Smyrne, sur la côte ouest 2. Généralement, seul le cœur de

l’empire est représenté (à peine plus étendu, d’ailleurs, que le cœur du monde irano-

afghan défini plus haut) et, alors que les cartes de l’empire seldjoukide sont toutes

statiques, celles de l’empire timouride sont souvent dynamiques, parsemées de flèches

retraçant fidèlement le parcours des expéditions 3 ou rayonnant plus schématiquement à

partir de Samarcande vers les confins (domaine de la Horde d’Or, Inde, Syrie, Anatolie,

Turkestan) (pl. 90) 4. Il faut repenser à la fonction fréquente de ce genre de flèche dans

les cartes turques : elles signalent souvent un danger. Les cartes des empires auxquels

les auteurs s’identifient ou souhaitent que les élèves s’identifient en sont dépourvues.

Un autre signe va dans le même sens : l’Anatolie reste souvent en dehors des limites de

l’empire de Tamerlan; c’est une bonne illustration d’un traitement cartographique très

fluctuant de la vassalité. Si l’empire de Tamerlan était représenté avec la même logique

que les empires seldjoukide ou ottoman, l’Anatolie vassale y serait incluse; ce sont des

signes révélateurs d’une perception plutôt négative de la bataille de 1402, de Tamerlan

et de son empire. Le texte des leçons est, lui, plus impartial que les cartes, et l’on ressent

ici aussi un embarras, un souci de ne pas trop s’identifier aux Turcs de Tamerlan.

Ces signes montrent que ce dernier, malgré son ascendance et sa culture turques,

est considéré comme un semi-étranger. En effet, si sa gloire nourrit la fierté turque,

l’aventure timouride gêne le déroulement linéaire du discours historique : n’a-t-il pas,

1 Une seule carte du corpus fait exception en étendant les limites de l’empire de Tamerlan au lac Balkach et à l’ensemble du bassin du Tarim (∑AHIN, Lise I, 1992, p. 262).

2 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 124; YILDIZ et al., Lise II, 1989, p. 125.3 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 39; AKÒIT, Lise II, s.d., p. 181 (très inspirée de la précédente

mais beaucoup plus claire).4 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976, p. 124; OKTAY, Atlaslı Tarih, s.d., p. 15; OKTAY, Lise II,

1989, p. 218 (carte remarquablement claire sur le plan sémiologique).

57

Chapitre sept : Les périphéries

en attaquant et en défaisant les forces du sultan Beyazıt en 1402, provoqué une longue

période de difficultés pour l’empire ottoman, replongé l’Anatolie dans la division des

beylicats et retardé la prise de Constantinople d’un demi-siècle ? Tous les manuels

scolaires, sans tenir un discours hostile à Tamerlan qui est tout de même turc,

énumèrent les conséquences néfastes de son expédition en Anatolie et le coup d’arrêt

porté à la conquête ottomane. La gloire turque de Tamerlan, conquérant mais aussi

protecteur des arts et des lettres, qui a si bien embelli Samarcande, est presque une

gloire étrangère, puisque sa puissance s’est montrée hostile à la puissance ottomane;

celle-ci, au contraire, bénéficie d’une plus grande sympathie, grâce à la légitimité

conférée par son établissement sur le sol anatolien, la future Turquie du XXe siècle.

c - Darius et Alexandre

Comment interpréter la présence assez fréquente de cartes de l’empire de Darius

et de celui d’Alexandre, qui n’ont aucun lien avec l’histoire des Turcs (pl. 89 et 91) ? Il

s’agit d’empires dirigés par des peuples voisins et rivaux, les Perses et les Grecs. Or les

représentations qui en sont faites ne cherchent pas à minimiser ces domaines, ni

d’ailleurs à en exagérer l’étendue ou l’importance. Les auteurs de manuels ont peut-être

simplement voulu représenter le passé des terres que les Turcs ont ensuite occupées, de

manière à illustrer la superposition des strates culturelles dans cette partie du monde, et

l’interpénétration des cultures hellénistique, iranienne et turque. La similitude des

territoires des grands empires n’est pas mise en valeur par les ouvrages scolaires, ni par

les atlas, justement parce que ces empires sont des moments de l’histoire répartis sur

près de deux millénaires, et les cartes sont dispersées dans les ouvrages, ou même

figurent dans des volumes différents.

En ce qui concerne l’empire achéménide, on constate aussi une similitude des

cartes d’un ouvrage à l’autre, à une seule exception près 1. La reproduction d’un même

modèle, apparemment communément admis, semble révéler un regard froid, sans

passion, dépourvu d’idéologie. Darius et Alexandre sont des étrangers, c’est une histoire

extérieure, bien que se déroulant aussi sur le sol anatolien. Tout au plus peut-on avancer

que les Turcs se considèrent peut-être comme les successeurs, les héritiers de ces

domaines persan et hellénistique : les Seldjoukides ont repris la partie asiatique des

empires, et les Ottomans la partie méditerranéenne comprenant la Grèce et l’Egypte.

1 “Dara zamanında Pers |mparatorlufiu”, in TTTC, Ortaokul I, 1934, p. 158. Cette carte étend l’empire de Darius jusqu’en Nubie.

58

Chapitre sept : Les périphéries

Pourtant, cette explication ne suffit pas. Pourquoi en effet trouve-t-on des cartes

de l’empire de Darius, disséminées dans des ouvrages publiés de 1931 à 1991, alors

qu’il n’y a aucune représentation des empires iraniens sassanide et safavide ? Un regard

sur les texte des leçons, de 1931 à 1992, peut apporter une réponse. En 1931, en vertu

des thèses d’histoire et des théories linguistiques encore latentes, les Iraniens sont

considérés comme des Turcs, provenant des fameuses migrations préhistoriques; dans

ce discours, l’Iran n’est qu’un concept géographique, il n’y a pas d’Iraniens, et les

auteurs de 1931, fidèles à leurs conceptions linguistiques, parlent bien de peuple

“aryen”, pour dire aussitôt que ce mot provient lui aussi du turc. La leçon, et carte de

l’empire de Darius viennent donc s’insérer dans un discours général, où l’on montre que

toutes les civilisations de l’Antiquité étaient d’origine turque. La proximité

géographique de l’Iran, sa minorité turque, mais aussi le rôle de rival dans la

modernisation que jouent ses souverains à partir de 1906, rendaient nécessaire un

chapitre où l’on relativisait la culture iranienne en en faisant une sorte d’annexe de la

turque, et ce depuis l’Antiquité 1.

Ce discours n’est pas repris par les manuels récents. En 1976, |. Kafesofilu

introduit une autre idée pour justifier la leçon et la carte de la Perse achéménide : elle

est la première formation politique à rassembler tous les peuples du Moyen-Orient.

Implicitement, il en fait les précurseurs des empires turcs, seldjoukide notamment 2.

Cette idée est une nouvelle fois abandonnée par les manuels ultérieurs, mais la carte

subsiste, et apparaît encore dans les manuels les plus récents, bien que le texte de la

leçon, lui, se fasse de plus en plus ténu. La persistance de la représentation

géographique de l’empire perse pourrait être tout simplement une trace rémanente de

l’historiographie de 1931, que les auteurs reproduiraient, actuellement, par habitude.

Cela expliquerait pourquoi le passé iranien plus récent n’intéresse pas; les textes des

leçons parlent bien des Sassanides et des Safavides, mais assez incidemment, et sans

carte.

Mais ce n’est qu’une hypothèse, et la présence de ces cartes peut aussi montrer

que le discours scolaire n’est pas réductible à une idéologie, à une conception rigide de

l’histoire. D’autres cartes (celle de l’Europe en particulier) montrent qu’on étudie aussi

l’histoire pour l’histoire, et non pas toujours pour mettre en valeur les Turcs, et que c’est

tout le passé du Proche-Orient, turc ou non, qui est pris en compte. De toute manière,

après Tamerlan, après le XVe siècle, le cœur irano-afghan n’est plus représenté.

1 TTTC, Lise I, 1931, pp. 164-167.2 KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 38.

59

Chapitre sept : Les périphéries

L’attention se porte plus loin, vers l’Inde, car elle voit éclore une nouvelle dynastie

d’origine turque, les Moghols.

3 - L’Inde : un extrême turc (type 3.4.)

Sur les cartes, l’Inde est le symétrique de l’Anatolie par rapport au cœur des

empires irano-afghans. Malgré le faible nombre d’occurrences, on ne peut négliger son

inclusion dans la représentation du monde turc. Les occasions historiques en sont la

présentation de l’Inde ancienne, puis de l’Inde moghole (ou Inde “turque”).

Dans le premier volume du manuel kémaliste 1, l’Inde apparaît sous forme d’une

carte très détaillée, ample (échelle au 18 millionièmes, sur double page) (pl. 108). C’est

une démarche logique, puisque les historiens turcs de l’époque faisaient grand cas des

fouilles de Mohendjodaro, sur le cours inférieur de l’Indus, pour “prouver” l’origine

turque de la civilisation indienne. Le texte de la leçon correspondante est explicite sur

cette origine, en accord avec les thèses d’histoire kémalistes. Leur abandon n’empêche

pas qu’il reste quelques traces à propos de l’Inde, sous forme cartographique. Ainsi le

manuel d’Ahmet Mumcu présente l’Inde comme un pays où, grâce à des cols

praticables, des peuples d’Asie intérieure venaient de temps en temps fonder une patrie;

la carte, ici très petite, n’est d’aucun intérêt puisqu’elle ne montre pratiquement rien,

sinon de situer l’Inde par rapport à la mère-patrie turque d’Asie centrale (Orta Asya Türk Yurdu). Le texte est d’ailleurs tendu par une contradiction puisqu’il affirme à deux

reprises qu’en raison de la géographie et du système des castes, aucune civilisation

durable ne s’est implantée en Inde avant l’arrivée des Turcs au XIVe siècle, mais

procède ensuite, sur trois pages, à la description de la civilisation indienne 2.

Le second type d'occurrences concernant l’Inde est la période moghole (XVIe-

XVIIIe siècles, pl. 109). Dans ce cas, l’Inde apparaît comme une annexe périphérique

du monde turc. Ce n’est pas le lieu ici de discuter si cette vision est justifiée ou non, et,

si oui, dans quelle mesure. Du reste, sur le plan visuel et iconographique, les

photographies du Taj Mahal, assez fréquentes dans les manuels, indiquent bien la

parenté entre l’architecture moghole et les réalisations seldjoukides ou timourides. Mais

le manuel kémaliste est le seul à représenter en détail l’évolution politique de l’Inde en

trois cartes, au cadre toujours semblable (représentant tout le sous-continent au 30

1 TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 6.2 MUMCU, Lise I, 1991, pp. 31-35.

60

Chapitre sept : Les périphéries

millionième) : “L’Inde au Xe siècle, avant la domination des Turcs musulmans”; “La

première époque musulmane-turque de l’Inde (1001-1525)”; “La seconde période

musulmane-turque : le grand empire turc d’Inde (1525-1857)”; enfin, “L’Inde en

1765” 1. Ce simple relevé des titres est parlant : en 1931, on estime que l’Inde a été

turque sans discontinuité de 1001 à 1857, grâce à la présence ghaznévide dans le nord-

est, puis à la soumission de dynasties du nord de l’Inde à Alâeddin en 1311.

Aucun manuel postérieur n’a suivi cette idée. Par la suite, on trouve peu de

cartes de l’Inde moghole. Elles ne proclament pas si nettement l’appartenance de l’Inde

à l’aire turque, et les trois atlas scolaires examinés en sont dépourvus, même celui de H.

Dafitekin pourtant détaillé par ailleurs.

C’est sous une autre forme que ce dernier ouvrage proclame le plus nettement la

turcité de l’Inde : dans la carte, figurant en fin de l’atlas, des “Régions ayant connu, au

cours des âges, une domination turque” (pl. 58) 2, l’Inde figure presque entière. Seules

en sont exclues l’extrémité méridionale, et l’île de Ceylan. Sur ce point précis, H.

Dafitekin a suivi les vues de Donald Pitcher 3.

***

Toutes ces cartes sont le support d’un voyage mental qui fait découvrir un fort

axe est-ouest et l’existence d’une vaste porte ouvrant au nord sur la Transoxiane et

l’Asie intérieure. Les cartes, et l’histoire qu’elles relatent, obéissent à un mouvement de

balancier entre la Méditerranée et l’Indus. Bien que les aires soient étrangement

semblables, les centres des empires se déplacent : sud-ouest de l’Iran pour l’empire de

Darius, Grèce pour celui d’Alexandre, montagnes afghanes pour les Ghaznévides et

Samarcande pour Tamerlan. L’empire d’Alexandre a une dynamique ouest-est, et tous

les autres s’épanchent dans les deux directions à partir du cœur irano-afghan : vers

l’Occident, la Mésopotamie, la Syrie, l’Anatolie; vers l’Orient, l’Indus et le Gange. De

même, le seuil du Khorasan est-il franchi vers le nord par Alexandre et par les Arabes,

et vers le sud par tous les autres. Ce mouvement qui s’est poursuivi durant deux

millénaires a produit une grande zone culturelle dont la cohérence est soulignée par la

pérennité de ses limites.

1 TTTC, Lise II, 1931, cartes h.t. n° 37, 38, 44 a et b.2 DAFITEKIN, Tarih Atlası, 1980, p. 67.3 D.E. PITCHER, o.c., carte n° 5 (“The Turks at present day”).

61

Chapitre sept : Les périphéries

B - L’Anatolie et son sud (type 3.2.)

Les cartes groupées ici, au nombre d’une quarantaine, sont, comme dans la

catégorie précédente, disséminées dans les manuels, car elles concernent des périodes

très diverses de l’histoire. Situer l’Anatolie par rapport aux régions qui s’étendent à son

sud est nécessaire pour l’étude de trois périodes :

- la haute Antiquité classique (Egypte, Mésopotamie, Anatolie hittite); ce sont

les cartes les plus nombreuses;

- le Moyen-Age musulman, organisé autour de la Méditerranée orientale, au

cours duquel l’Egypte, tout en ayant son individualité, a des rapports, à divers degrés,

avec l’histoire des Turcs;

- quelques cartes de ce type concernent l’histoire ottomane; malgré leur rareté,

elles sont intéressantes et méritent l’attention. D’après le système de classement, elles

devraient être adjointes au groupe concernant le centre anatolien, mais leur similitude

frappante avec certaines cartes du monde antique a fait préférer un rapprochement.

Le point commun des cartes illustrant ces trois âges est de montrer, dans un

cadre similaire, toutes les régions qui s’organisent autour du bassin oriental de la

Méditerranée : Anatolie, espaces syro-palestinien et mésopotamien, Egypte. En général,

les diagonales passent par la Palestine. Selon les faits historiques représentés, les

auteurs ont adopté diverses échelles qui resserrent ou élargissent le cadre à partir de ce

centre. Alors qu’on a défini trois catégories selon l’époque représentée, on peut aussi

distinguer cinq modes de cadrage, à partir d’un centre approximatif en Palestine :

1 - la Palestine seule, ou associée aux régions proches (le “Levant”, de la Cilicie

au Sinaï) (type 3.2.1.);

2 - la Mésopotamie, représentée seule ou dans un cadre qui laisse apparaître le

sud-est de l’Anatolie et le nord de l’Iran (type 3.2.2.1.);

3 - une représentation duale mettant en valeur un couple Anatolie-Mésopotamie

(avec parfois la Grèce et une partie de la mer Noire, et, inévitablement, l’aire syro-

palestinienne et la Basse-Egypte) (type 3.2.2.2.);

4 - la Méditerranée orientale (Grèce, Anatolie, Cham, Egypte) et l’espace

mésopotamien; l’Anatolie y est parfois coupée longitudinalement (type 3.2.3.1.);

5 - un cadrage peu courant, en rectangle allongé du nord au sud, couvre l’espace

inclus entre la Crimée et la Haute Egypte (type 3.2.3.2.);

6 - enfin, dans un cadrage plus original encore, quelques rares cartes soulignent

la proximité entre l’Anatolie et l’Arabie (type 3.2.4.).

62

Chapitre sept : Les périphéries

1 - Palestine et Mésopotamie

L’usage de deux de ces types de cartes (types 3.2.1., pl. 93, et 3.2.2.1., pl. 94) est

réservé à l’Antiquité, à part une exception. Ce sont des cas, assez rares dans le corpus,

d’images à “grande” échelle (par rapport aux ensembles continentaux si fréquents)

d’une région bien délimitée. Dans le cas de la Palestine ancienne, il n’y a pas de rapport

direct avec l’histoire des Turcs; il s’agit, comme pour l’empire persan, de la prise en

compte de l’histoire générale des civilisations, puisque ces cartes représentent les

Hébreux et les Phéniciens. Cette présence est due, probablement, à l’influence

“humaniste” et donc occidentale : nombre d’atlas historiques européens de l’époque

s’ouvrent sur une carte de la Palestine 1.

Celles de la Mésopotamie (type 3.2.2.1.) sont un peu plus fréquentes, et

présentes pour les mêmes raisons dans le corpus. Il faut se poser la question, cependant,

d’un rapport avec les thèses d’histoire kémalistes, puisque les historiens de 1931-1932

attribuaient une origine turque aux Sumériens. En fait, cette idée n’est guère suggérée

par les cartes. Seules, quelques-unes, récentes, rappellent, par une flèche venant de l’est,

l’origine asiatique des Sumériens (pl. 94) 2. Mais la relation entre ce signe graphique et

les thèses d’histoire ne peut même pas être nettement affirmée. Le cas des civilisations

de Mésopotamie montre que la représentation cartographiée des thèses d’histoire se

limite presque au domaine de la haute Asie et à la carte des migrations préhistoriques.

Il est plus intéressant de réfléchir aux causes de l’absence de cartes représentant

ces régions à des époques plus récentes. L’utilisation systématique du nom grec de la

région (Mezopotamya), de préférence aux dénominations arabes usitées aussi par les

Turcs (El Cezire/El Djezireh, l’île; ou Iraq, nom de la circonscription abbasside), est

une référence claire à l’Antiquité. Le cadrage est dépourvu d’originalité, et correspond

au modèle historiographique occidental : c’est l’Orient des archéologues. Mais dans le

même cadre, assez peu fréquent d’ailleurs (six occurrences 3), pourraient s’inscrire les

provinces orientales de l’empire ottoman. Pourtant, il n’est pas utilisé pour montrer leur

1 C’est la première carte de l’atlas de PUTZGERS, souvent cité en référence, dans toutes ses éditions jusqu’à l’époque nazie. A cette époque, la première page oppose das alte Geschichtsbild “Ex oriente lux” à la nouvelle représentation (pl. 46 et 47) où l’Allemagne devient, dès le début de l’Histoire, le cœur de l’Europe. Le changement de perspective est comparable à celui qui s’opère en Turquie.

2 UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 53; MUMCU, Lise I, 1991, p. 36.3 TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 7; KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 26; AKÒIT-OKTAY,

Lise I, 1981, p. 40; UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 53; MUMCU, Lise I, 1991, p. 36; DELIORMAN, Lise I, 1992, p. 31.

63

Chapitre sept : Les périphéries

conquête au XVIe siècle, ni leur perte au XXe. La carte de la Mésopotamie n’intéresse

que pour un propos qui n’est ni arabe, ni musulman, ni ottoman, entièrement extérieur à

l’histoire turque.

La seule exception du corpus tient en deux cartons annexés à la carte générale de

l’“empire musulman” du manuel de 1931, et qui représentent la Syrie et l’Irak, pour une

fois désignés par leur nom arabe, en principe vers le Xe siècle 1. Mais ces cartons ne

concernent encore pas l’histoire turque, puisque le choix des deux régions correspond

aux centres politiques de Damas et Bagdad, siège des califats omeyyade et abbasside.

Ils sont exceptionnels à double titre, parce qu’ils représentent ces deux régions en

dehors de la période antique, et parce qu’ils sont un cas rare de cartes détaillées d’une

province arabe particulière, toutes les autres concernant l’Espagne médiévale.

Cela explique peut-être que la Mésopotamie soit assez souvent associée à

l’Anatolie sur une même carte, de manière à re-situer les Hittites, les Ourartéens, les

Lydiens, les Phrygiens et même les Scythes dans un contexte culturel plus vaste (treize

occurrences, type 3.2.2.2., pl. 95 2). C’est un cadre cartographique intéressant et

équilibré, où Anatolie et Mésopotamie forment une unité territoriale limitée par cinq

mers rejetées aux extrémités de la carte (Méditerranée, mer Noire, mer Caspienne, golfe

Persique, mer Rouge). Comme pour le couple balkano-anatolien défini précédemment,

c’est un cadre qui plaît aux auteurs puisqu’il est utilisé même dans des cas où il n’est

pas indispensable. Un auteur va même jusqu’à intituler “L’Anatolie dans l’Antiquité”

deux cartes qui embrassent le Proche-Orient tout entier 3. Le procédé, de toute manière,

n’est pas inintéressant, puisqu’il permet d’avoir une vue d’ensemble sur des cultures

contemporaines.

Cette catégorie de cartes constitue un cas-limite qui pourrait se dissoudre dans le

premier groupe (type 1., centré sur l’Anatolie). L’ambiguïté est d’autant plus forte

qu’on trouve des cartes localisant l’empire hittite dans les deux catégories (1.1.1. et

3.2.2.2.); sur l’exemple proposé, d’ailleurs, l’enracinement de la civilisation hittite dans

la Mésopotamie est bien mis en valeur par un appendice qui prolonge l’Anatolie vers le

sud, englobant l’actuelle Syrie 4. C’est une constante, au cours des âges, que les Etats

anatoliens et égyptiens se disputent tout ce qui s’étend au sud du Taurus, et cette

1 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 22.2 Par exemple, TTTC, Lise I, 1931, cartes h.t. n° 13 et 24; MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 77;

SÜMER-TURHAL, Lise I, 1986, p. 41; AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 48.3 “|lkçafida Anadolu”; AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, pp. 65 et 77.4 TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 10; AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 68; UFIURLU-BALCI, Lise I,

1990, p. 82; MUMCU, Lise I, 1991, p. 48; MEB, |lkokul IV, 1992, p. 180.

64

Chapitre sept : Les périphéries

avancée hittite répond à une poussée égyptienne vers le nord. Convoitées par les deux

côtés, la Cilicie et la Syrie sont depuis toujours un champ de bataille et un carrefour

culturel.

L’enracinement de l’Anatolie dans son arrière-pays proche-oriental, proclamé

silencieusement par certaines cartes, peut être plus qu’un discours historique. On peut

lui conférer une signification géopolitique actuelle, même si elle n’a pas été voulue

consciemment par les auteurs. En effet, comment ne pas penser, en regardant ces cartes,

à la controverse turco-syrienne sur le Hatay ? Les cartes de l’aire hittite valent

affirmation de la souveraineté turque sur la région et font partie d’un discours plus

général, en forme de syllogisme basé sur les thèses d’histoire : les Turcs sont les

descendants des Hittites; les Hittites contrôlaient la Syrie; le Hatay doit être turc. On a

glosé, en 1938, sur l’origine hittite du nom Hatay et une phrase célèbre d’Atatürk (“Ne

laissons pas cette terre, qui est turque depuis quarante siècles, tomber dans des mains

étrangères”) continue d’entretenir la conviction, sous forme d’un présupposé, que les

Hittites étaient des Turcs.

A l’enracinement hittite vers le sud correspond un enracinement mésopotamien

vers le nord. C’est une manière de considérer l’Anatolie comme une annexe de la

Mésopotamie; géographiquement, elle est le château d’eau sans lequel le Tigre et

l’Euphrate n’existeraient pas; culturellement, elle fait partie d’une aire de l’écriture

cunéiforme, ce dont prend conscience, souvent avec étonnement, le touriste qui

découvre les inscriptions de Van ou de Dofiubeyazıt. On peut regretter d’ailleurs

qu’aucune carte ne cherche à représenter l’extension d’un système graphique si

particulier.

La communauté existant entre l’Anatolie et les régions qui la prolongent au sud

se maintient longtemps, par leur intégration aux empires de Darius, d’Alexandre, de

Rome et de Byzance. Mais durant toutes ces époques, le Proche-Orient est gouverné de

l’extérieur, et les Turcs sont encore loin. La région n’est plus représentée

individuellement, car son destin se confond avec celui des empires. Il faut attendre les

leçons sur le Moyen-Age pour que des cartes réapparaissent avec un cadre identique.

Au nombre de deux seulement dans le corpus, elles représentent les Seldjoukides entre

Byzance et le monde arabe, et témoignent de la conscience d’un espace qui a une

réalité, et que les Turcs vont réunifier 1. La plus récente de ces deux cartes est

intéressante; elle englobe, à l’intérieur des limites des Seldjoukides d’Anatolie,

1 TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 1; AKÒIT, Lise II, s.d., p. 138. Elles sont intitulées, elles aussi,

“L’Anatolie au XIe [ou XIIIe] siècle”.

65

Chapitre sept : Les périphéries

l’“atabeylicat” de Mossoul, s’étendant sur les bassins supérieurs du Tigre et de

l’Euphrate. Alors que toutes les autres cartes représentant les Seldjoukides d’Anatolie

(de type 1.1.1.) leur assignent des limites plus semblables à celles de la Turquie

actuelle, cette représentation dans un cadre élargi est un rappel, conscient ou non, de

l’appartenance actuelle du nord de l’Irak à l’aire turcophone 1.

Les cartes considérées assignent des extensions vers le sud aux Etats du passé

auxquels les enfants turcs sont censés s’identifier. Elles témoignent, non pas d’une

revendication (puisque l’annexion du Hatay est réalisée), ni même d’un esprit

irrédentiste, mais d’un regard vers le sud, qui trouve son écho, vers 1990-1992, dans

dans celui que porte la presse nationaliste sur les Turcs de Kirkouk et de Mossoul 2.

Après le Moyen-Age, la région considérée disparaît de nouveau du corpus; l’El Djezireh des Arabes et des Ottomans n’est jamais ainsi nommée. Elle semble ne plus

avoir d’individualité; elle n’est même plus perçue comme une région arabe, lorsque,

plus tard, elle se dissout dans l’identité ottomane.

2 - L'Anatolie et son sud : l'Egypte

La représentation de l’Egypte se limite très rarement à la vallée du Nil. Les

cartes cadrent presque toutes le Proche-Orient, c’est-à-dire la même aire que pour les

modèles précédents, mais décalée vers le sud, de manière à diminuer le poids de

l’Anatolie (mais, même coupée, elle est toujours présente, ainsi que l’espace syro-

palestinien) et à augmenter celui de l’Afrique (type 3.2.3.1., pl. 97). On a trop l'habitude

de cartes conçues dans une logique continentale, et l'Anatolie est souvent représentée

avec l'Europe ou l'Asie, l'Egypte avec l'Afrique, et on a souvent du mal à concevoir une

image mentale précise et correcte de l’espace turco-égyptien. On imagine souvent les

deux pays beaucoup plus éloignés qu'ils ne le sont, alors qu’il n’y a que 500 km

d’Antalya à Alexandrie (contre 750 de Marseille à Alger par exemple). C'est peut-être

parce qu’en Méditerranée orientale se logent beaucoup de pays peu étendus : Syrie,

Liban, Israël, Jordanie, et Chypre. Aller de Turquie en Egypte par voie terrestre

contraint à passer beaucoup de frontières, expose à de nombreux contrôles et c'est

devenu un parcours peu commode.

1 Comparer par exemple AKÒIT, Lise II, s.d., p. 138 avec UFIURLU-BALCI, Lise II, 1989, p. 79.2 Cf le journal Türkiye au moment de la guerre du Golfe, au début de 1991. On peut considérer

comme intéressant du point de vue géopolitique qu’un troubadour mendiant originaire de Mardin (province du sud-est de la Turquie, à la fois arabophone et kurde) chante, à Izmir, dans un répertoire de la région de Kirkouk (observé en mai 1993).

66

Chapitre sept : Les périphéries

Or, les relations ont toujours été étroites : les habitants d’Arikanda, ville de la

montagne lycienne proche de la côte, expédiaient le bois du Taurus aux charpentiers

d'Egypte, les souverains hittites envoyaient des messages de congratulation aux

pharaons. Longtemps et souvent, les Etats anatoliens ont été directement frontaliers des

Etats d'Egypte, lorsque les deux régions n'étaient pas réunies sous un même empire.

Souvent, les relations ont été conflictuelles, et, souvent, la frontière entre les deux

ensembles politiques passait immédiatement au sud de l'Anatolie, le long du Taurus :

depuis l'époque pharaonique, l'Egypte a toujours eu le souci de se couvrir vers le nord,

et les éphémères République arabe unie (1958-1961) et Fédération des républiques

arabes (1971-1973) n’ont peut-être été que de récentes applications de ce réflexe de

défense.

La cartographie historique turque ne fait pas la part belle à l’Egypte ancienne. Il

est vrai qu’en France, l’étude de l’Egypte a au contraire un poids disproportionné par

rapport aux autres civilisations anciennes, dû peut-être à l’importance de l’égyptologie

depuis le début du XIXe siècle. Une seule carte du corpus (atlas scolaires inclus) montre

la vallée du Nil isolément 1; ailleurs, elle est toujours située par rapport au Proche-

Orient, et représentée de façon très schématique; sauf sur les cartes de 1931 2 et celle de

l’atlas de H. Dafitekin, la nomenclature des lieux est très simple, et parfois même

inexistante. Six cartes seulement, dans l’ensemble du corpus, comportent le mot

“Egypte” dans leur intitulé. Ce nom est toujours rapporté au passé pharaonique, comme

si l’Egypte perdait enduite son individualité.

Le plus grand nombre de cartes concerne le Moyen-Age, l’Egypte musulmane,

plus encore lorsqu’elle est sous contrôle d’une dynastie ou d’un pouvoir d’origine

turque ou perçu comme tel : Toulounides (868-905), Ikhchidides (935-969),

Ayyoubides (1174-1250), Mamelouks (1250-1517). C’est seulement après son

intégration dans l’empire ottoman en 1517, que l’Egypte disparaît du corpus en tant

qu’objet cartographique, malgré son importance dans l’histoire du XIXe siècle. Nous

avons là un curieux paradoxe : l’Egypte existe pour elle-même à l’époque antique; elle

est représentée ensuite dans son “âge turc” médiéval, parce que cette “turcité”, qui serait

la cause du haut degré de culture, peut servir à nourrir la fierté nationale. Mais une fois

passée directement sous la tutelle turque en devenant ottomane, l’Egypte se fond dans

l’ensemble et sa représentation devient inutile. Le même processus prévaut dans le

1 ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 22.2 TTTC, Lise I, 1931, cartes h.t. n° 9 et 12.

67

Chapitre sept : Les périphéries

discours textuel des leçons, où les provinces arabes ne sont plus mentionnées dès lors

qu’elles sont incorporées à l’empire.

Les cartes correspondant aux leçons sur l’histoire médiévale s’insèrent dans les

parties de manuels intitulées “Les Etats Turcs musulmans” pour ce qui est des

Toulounides et Ikhchidides, ou “Autres Etats fondés en Asie centrale et au Proche-

Orient” pour les Ayyoubides et Mamelouks. Les manuels de notre époque vont moins

loin dans le chauvinisme que ceux de 1931, qui classaient Ayyoubides et Mamelouks

dans les “Etats turcs d’Egypte et de Syrie”. Mais sur le fond, dans les textes des leçons,

l’esprit reste le même : il s’agit d’une représentation spécifiquement turque du Proche-

Orient. C’est uniquement parce qu’on la considère comme turque qu’on représente

l’Egypte, et la souveraineté fatimide chiite, réprouvée par le discours (car les Turcs sont

décrits comme les porte-drapeau du sunnisme), n’est au contraire presque jamais

cartographiée 1. La carte, ici, n’a pas d’autre fonction que de donner corps à cette

représentation mentale, car elle ne montre rien d’autre que les limites des Etats “turcs”,

presque identiques au cours des siècles, venant toujours longer le flanc sud du Taurus.

Chaque manuel présente souvent deux cartes de l’Egypte, pour l’une ou l’autre des

dynasties “turques”, mais elles sont presque interchangeables : entre les deux exemples

de la pl. 97, on ne trouvera que des différences insignifiantes 2. Il est délicat d'établir si

l'Egypte, à ces époques, était un pays "turc" : certes, les dirigeants étaient d'origine

turque, la langue turque a été utilisée dans le domaine politique et militaire à certaines

époques (Mamelouks), mais, encore une fois, la question n'a guère de sens pour le

Moyen-Age. Mais, pour la plupart des auteurs de manuels scolaires turcs, l'Egypte était

sans nuance un pays turc; ces périodes de l'histoire égyptienne sont d'ailleurs des âges

d'or, en raison même de l'origine de leurs gouvernants.

Il n’y a pas de place, dans le corpus, pour l’Egypte de Mehmet Ali et de ses

successeurs, cette dynastie qui s’est rendue indépendante de l’empire ottoman et qui a

même menacé son existence lors de l'invasion de la Syrie (1831-1832). Mehmet Ali est

un mauvais souvenir pour les Turcs, parce qu'il guerroya contre l'empire, mais surtout

parce que ses réformes, son penchant pour l'Occident, ses mesures d'industrialisation et

de modernisation du pays, poursuivies par les khédives Saïd et Ismaïl, en font une sorte

de premier Atatürk. Il est préférable pour le discours officiel turc de maintenir l'idée que

1 Sauf une fois, où l’on trouve l’intitulé “Fatîmi ve Eyyubî Devletleri”, TURAN-ERGEZER, Lise II, 1993, p. 156.

2 Comparer également dans TURAN-ERGEZER, o.c., pp. 30, 156 et 169.

68

Chapitre sept : Les périphéries

le kémalisme fut la première idéologie occidentaliste à secouer le monde musulman.

Même le canal de Suez n’est pas localisé sur les cartes.

La comparaison s’impose avec les Balkans et la minutie de leur mise en cartes

pour le XIXe siècle. Mais le recul ottoman dans les Balkans était dû à des forces

ennemies bien définies comme autres, car non musulmanes. Les soulèvements des

Serbes, des Grecs, des Bulgares, dans le texte des manuels, sont toujours fomentés,

soutenus, financés par les Russes, Autrichiens, Anglais, toujours des chrétiens. Ces

ennemis ne pouvaient être des rivaux des Turcs sur le terrain de la modernisation du

monde musulman, qui s'amorçait en même temps sur les deux rives de la Méditerranée

(réformes de l'époque des Tanzimat en Turquie, 1839; réformes de Mehmet Ali en

Egypte, à partir de 1841). Mehmet Ali, lui, représentait un ennemi musulman

moderniste, donc rival, qu’on ne pouvait dénoncer sans aussi évoquer les bienfaits dont

il était l’instigateur, et dont la mise en cause, dans le discours kémaliste, s’est faite

discrètement par une absence de représentation.

Un petit nombre de cartes, enfin, utilise un cadre incluant la mer Noire pour

représenter l'ancienne Egypte et la civilisation hittite (type 3.2.3.2.). C’est un rectangle

allongé dans le sens nord-sud, englobant la Haute-Egypte et la Mer noire (pl. 98 à 100).

Découpage rare dans les atlas occidentaux, qui montre bien la simultanéité des deux

cultures antiques, leurs relations commerciales et parfois conflictuelles. On oublie trop

souvent, dans les livres occidentaux, que l'Egypte pharaonique s'étendait jusqu'en Syrie

du nord (bataille de Karkemich). Le modèle a été introduit dès 1931, repris par |.

Kafesofilu en 1976, et revient dans les manuels les plus récents 1. Il a été porté à un

niveau remarquable dans l'atlas de H. Dafitekin 2 : c’est une carte qui fourmille de détails

et permet d'embrasser d'un seul coup d'œil l'Egypte pharaonique et sa tentacule

syrienne, l'Etat hittite d’Anatolie, les aires culturelles ourartéenne, mitanienne,

assyrienne, babylonienne vers le milieu du deuxième millénaire.

L’utilisation d’un cadre nord-sud semblable pour le début du XVIe siècle

(époque du sultan Yavuz) est intéressante. C’est à ce moment de l’histoire que l’empire

ottoman sort de la sphère balkano-anatolienne où il s’était construit (le “premier empire

ottoman”) et, par une série de conquêtes rapides, absorbe une grande partie du Proche-

Orient en même temps que le sultan devient calife (1517). Il n’y a que deux occurrences

très récentes qui, de toute évidence, sont directement calquées sur la carte de Y. Öztuna

1 TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 9; KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 19; MUMCU, Lise I, 1991, p. 41.

2 Carte n° 9, p. 7, ”Eski Mısır ve komÒu ülkeler”.

69

Chapitre sept : Les périphéries

dans la Türk Ansiklopedisi (pl. 98) 1. Le cadre choisi permet d’inclure, sans recours à

des cartons, le khanat de Crimée et la haute Egypte, dans l’esprit maximaliste évoqué

précédemment, qui prévaut souvent pour l’empire ottoman. Il est l’image d’un empire

qui s’étend bien plus en latitude qu’en longitude, des abords d’Orel-Lipetsk (Russie) à

Khartoum. C’est un moment particulier de l’histoire ottomane, avant que les conquêtes

ultérieures n’en refassent un ensemble européen (conquête de la Hongrie, expéditions

vers Vienne) et méditerranéen (Tunisie, Algérie). Y. Öztuna a représenté ce moment

historique avec son sens habituel de l’hyperbole, une exagération telle qu’il n’était pas

imité jusqu’à présent par les auteurs de manuels 2. Il est trop tôt pour savoir si

l’apparition de telles cartes dans les ouvrages scolaires est fortuite, ou si cela correspond

au retour du discours sur la grandeur ottomane.

Au-delà de la dimension idéologique de ce modèle de carte, et de la signification

de son apparition en ouvrage scolaire, il n’en reste pas moins que l’empire de Yavuz est

orienté du nord au sud, de la Crimée au Caire au moins. La similitude du cadre

cartographique permet de rapprocher deux époques très éloignées l’une de l’autre. Il

semble qu’il y ait une tendance constante, au cours des âges, à l’établissement d’Etats

fortement individualisés en Anatolie et en Egypte, qui rivalisent pour le contrôle de

l’aire syro-palestinienne intermédiaire. Avant le XVIe siècle, il n’était pas courant

qu’un pouvoir parvienne à fédérer l’ensemble : ce fut le cas de la Préfecture du Prétoire

d’Orient en 454, de l’empire romain d’Orient puis de l’empire byzantin jusqu’à la

conquête arabe. Seuls, les Ottomans parviennent à réaliser cette fusion de façon durable,

et les cartes inspirées par Y. Öztuna, tout exagérées qu’elles soient, permettent une prise

de conscience du phénomène.

Ces cartes concernant des époques disparates (allant de l'Egypte ancienne au

XIXe siècle), centrées sur Damas, montrent combien la Palestine et la Syrie ont été des

enjeux entre les puissances anatolienne et égyptienne, et combien souvent l'autorité

égyptienne s'est exercée jusqu'aux pieds du Taurus. La frontière entre les ensembles

politiques du nord et du sud est remarquablement fixe : elle englobe Antioche, souvent

la Cilicie jusque MaraÒ, presque toujours Aïntab (Antep) et Edesse (Urfa) 3. Ce sont, à

1 GANJUK, Lise II, 1993, p. 44; DELIORMAN, Lise II, 1993, p. 48; Y. ÖZTUNA, article “Osmanlı |mparatorlufiu”, T.A., XXVI, 1977, p. 97.

2 Y. Öztuna a pris soin d’exclure la Crète, le Dodécanèse et Chypre de l’empire. Il n’a pas été suivi par Altan Deliorman pour qui la Méditerranée orientale est entièrement ottomane.

3 Par patriotisme, après la guerre de libération, on a adjoint au nom officiel de ces villes les qualificatifs respectifs de kahraman (héroïque), gazi (victorieux) et Òanlı (glorieux); pour ne pas effaroucher les lecteurs non turcs, nous conservons, la plupart du temps, les formes simples, qui, d’ailleurs, sont restées dans l’usage.

70

Chapitre sept : Les périphéries

peu de choses près, les frontières de la Syrie au début de l'occupation française (1919)

avant la reconquête militaire de ces zones par l'armée de Mustafa Kemal.

3 - L’Anatolie et son sud : l'Arabie (type 3.2.4.)

L’histoire du monde arabo-musulman, avant le Xe siècle, se déroule

parallèlement à celle des Turcs et ne concerne pas l’Anatolie justement tant qu’elle

n’est pas turque; elle a rencontré les Turcs lors de son mouvement vers l’est, en

Transoxiane. La conversion des Turcs, “un des événements les plus importants de

l’histoire mondiale”, disent les manuels scolaires post-kémalistes, a provoqué un double

recentrage. La géographie musulmane s’est étendue en même temps que s’étendait le

monde turc. Et, d’autre part, en se convertissant, les Turcs ont adopté le passé des

Arabes. C’est un phénomène culturel d’un immense portée, qui agit considérablement

sur le discours historique. Mais les cartes montrent bien que ce passé des Arabes est en

périphérie : l’essentiel de l’histoire turque se passe ailleurs, et le passé des Arabes n’est

vraiment bien assumé par les Turcs que lorsque les deux ensembles, turc et arabe, se

recouvrent et coïncident : une première fois, selon les auteurs des manuels, en Egypte,

sous les dynasties toulounide, ikhchidide et mamelouke, puis, surtout, sous la forme de

l’empire ottoman. Cet empire réalise l’harmonie en unissant la foi et son bouclier dans

une même construction politique; elle est personnifiée par le sultan-calife de

Constantinople à partir de 1517.

L’Arabie, lieu de l’éclosion et du développement d’un phénomène religieux,

n’est pas un lieu géographique comme les autres. Région plutôt à la périphérie des

grands courants de civilisation, elle est devenue un centre dès que l’islam s’est diffusé

en prenant un corps politique, avant de redevenir ensuite une périphérie de l’empire

ottoman. Elle n’est pourtant pas restée longtemps un centre politique (le califat s’est

déplacé à Damas, puis Bagdad) mais l’est toujours sur le plan religieux. Et c’est le

monde turc (Turkestan, puis Anatolie) qui a été longtemps à la périphérie du monde

musulman, jusqu’à ce que le sultan de Constantinople devienne lui-même calife.

Mais avant d’aborder l’étude des cartes qui présentent l’Arabie en tant que

centre d’un monde (type 3.3.), il faut signaler un modèle très rare (trois occurrences

seulement, type 3.2.4., pl. 101 et 102) mais de grand intérêt : il représente l'Anatolie et

la péninsule arabique de manière à mettre en valeur leur proximité, et à faire oublier ce

71

Chapitre sept : Les périphéries

qui se trouve de part et d’autre de l’Arabie (Egypte, Perse). Pour ce faire, il faut tracer

un rectangle allongé, dont les bords soient parallèles aux côtes de la Mer rouge et

coupent les méridiens en biais. Ce cadrage inhabituel marginalise l'Egypte et le plateau

iranien, et donne une perspective nouvelle sur la région. Son intérêt, pour les Turcs, est

de pouvoir montrer la disposition de l'Anatolie par rapport à l'Arabie, et de montrer la

Turquie comme prolongement presque immédiat de la péninsule arabique.

Ce point de vue original correspond à des époques où la péninsule arabique n’est

pas encore, ou n’est plus, un centre politique. Le modèle existe dans un manuel de 1930

et est développé dans l'atlas de H. Dafitekin : il représente à une échelle convenable (12

millionièmes) l'empire byzantin et l'Arabie au temps du Prophète. Puis, dans le même

cadre, le découpage de la partie orientale de l'empire ottoman après la première guerre

mondiale par les Alliés. Malgré leur intérêt, ces cartes ne figurent pas dans les manuels

scolaires du corpus postérieurs à 1930 1.

Les raisons peuvent tenir à l’histoire des relations arabo-turques. Ces cartes, en

effet, représentent deux situations où l’Arabie (et sa périphérie nord, la région syro-

palestinienne) et l’Anatolie sont antagonistes. Dans le premier cas (VIIe siècle), les

Turcs en sont absents. Comme ils ont été islamisés en Transoxiane ou lorsqu’ils

servaient de mercenaires aux califes de Bagdad, leur conversion s’est faite dans le cadre

de l’expansion de l’islam vers le nord-est, et non vers le nord-ouest. Dans cette direction

(celle de l’Anatolie) l’islam se heurte à l’empire byzantin, qui va faire obstacle à son

expansion jusque 1071. Il revient alors aux Turcs d’assurer l’expansion musulmane

dans cette partie du monde, mais, dans les représentations turques, il s’agit d’un

mouvement vers l’ouest. Réunir sur une même carte l’Anatolie et la péninsule arabique

a quelque chose de trompeur sur le plan pédagogique : la proximité géographique peut

induire en erreur, suggérer une expansion d’un islam venu du sud, alors qu’il est venu

de l’est.

Aussi, les deux seules occurrences sont liées à des oppositions ou des conflits :

opposition entre l’islam et Byzance, démantèlement de l’empire ottoman par les Alliés à

la fin de la première guerre mondiale. Dans les deux cas, il s’agit d’un échec; celui de

l’expansion arabe vers Byzance (pl. 101), puis celui de l’empire ottoman à se maintenir

dans ses possessions arabes (pl. 102). C’est une carte qui ne correspond pas à un axe

important de relations historiques. Sa rareté souligne au contraire une distance

psychologique très grande entre le monde turc et la péninsule arabique, alors que la

distance réelle n’est pas considérable (2000 km d’Ankara à La Mecque, moins de 1000

1 EMIN ALI, Umumî Tarih II, 1930, p. 8 : carte intitulée “L’Arabie à l’époque de l’apparition de l’islam”, bien que son cadre s’étende jusqu’en Crimée; H. DAFITEKIN, Tarih atlası, respectivement pp. 20-21 et 63.

72

Chapitre sept : Les périphéries

km entre le sud-est de la Turquie et le nord de l’Arabie). Son intérêt est malgré tout très

grand pour l’historien, et, bien qu’ayant disparu des manuels scolaires depuis 1930 (dès

avant les manuels d’Atatürk), elle subsiste dans l’atlas plus spécialisé de H. Dafitekin.

L’Arabie y est vue dans une perspective anatolienne (byzantine ou ottomane), et comme

une puissance plutôt menaçante (pression musulmane sur Byzance, ou, au XXe siècle,

rébellion). C’est une vision qui correspond bien au récit de la “trahison arabe” de 1916,

tel qu’il existe dans le manuel de l’époque kémaliste 1.

C - L’Arabie comme centre (type 3.3.)

Les cartes représentant le monde arabo-musulman forment la série la plus

simple à définir. Elles correspondent à une période historique bien précise et homogène

(du VIIe au Xe siècles) et à une aire qui s’est constituée rapidement, en un siècle. Ses

caractères ethniques, linguistiques et religieux se sont maintenus jusqu’à nos jours, sa

forme cartographiée est très répandue et sa représentation mentale, par conséquent, est

aisée.

Toutes les cartes examinées jusqu’ici représentent le monde vu de centres turcs.

Voici une série où le monde est vu de l'Arabie. A la différence de ce qu’on vient

d’examiner (type 3.2.), la perspective est arabo-islamique et non plus turque. Ici,

l’Arabie n’est pas vraiment au centre géométrique de la carte, mais elle est le centre

religieux d’un monde qui va en s’élargissant et ne connaît pas de période de retrait (à

l’exception de l’Espagne 2), comme en a connu l’empire ottoman. L’existence de cercles

concentriques à partir du Hedjaz est une similitude seulement partielle avec la

représentation de la série “ottomane”.

En effet, les deux premiers cercles sont très peu représentés : l’Arabie, seule sur

la carte (type 3.3.1., pl. 103), n’apparaît que quatre fois dans la recension, avec quelques

occurrences de plans de La Mecque, de Médine (pl. 104), ou des batailles de Bedir et

d’Uhud 3. Il s’agit toujours de l’Arabie au temps de la Djæhiliya, l’époque pré-islamique,

utile pour situer les lieux saints de l’histoire des premiers temps de l’islam. La carte de

1931 insiste sur la vie arabe à cette époque : routes commerciales, villes, tribus, etc.

C’est une vision laïque de l’histoire de l’Arabie. Le nom des villes saintes n’est même

pas très apparent et l’on ne remarque La Mecque que parce qu’elle est au carrefour

1 Voir en particulier TTTC, Lise III, 1933, p. 309.2 On peut encore excepter la Crète, assez largement musulmane au début du XIXe siècle,

entièrement chrétienne peu après le retrait ottoman; on peut craindre aussi un succès des Serbes dans ce domaine en Bosnie.

3 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 17; AKÒIT, Lise II, s.d., p. 45; ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 116.

73

Chapitre sept : Les périphéries

d’une série de routes caravanières. Cette carte, mettant en évidence le rôle de

l’économie et de la société arabes dans l’éclosion de l’islam, correspond bien au texte

qui l’accompagne, qui cherche à évacuer la dimension miraculeuse du récit de la révéla-

tion et introduit, grâce au vocabulaire employé, un certain doute positiviste. Les deux

cartes récentes sur le même sujet sont simplifiées, sans que l’esprit de 1931 soit

vraiment remis en question (pl. 103).

Le deuxième cercle (le Proche-Orient, type 3.3.2., pl. 105) est un peu moins

rarement représenté (cinq occurrences). Le cadre des cartes est très proche du type

3.1.2.1., utilisé pour le grand empire seldjoukide; il ne s’en distingue que par sa marge

supérieure, moins septentrionale, et ne sert pas à localiser les premières conquêtes des

Arabes, mais à présenter les voisins de l’Arabie avant cette conquête 1. L’échelle

diminue (60 millionièmes) et le monde arabe est relativisé, entre l’empire byzantin et

l’Iran sassanide, dont l’existence est rappelée (mais pas toujours) à cette occasion.

C’est, d’ailleurs, dans le programme général des leçons, le moment choisi pour

présenter les deux empires. Malgré l’élargissement du cadre, nous sommes dans un

monde d’où les Turcs sont encore absents.

Le troisième cercle (type 3.3.3., pl. 106), est figuré par une carte qui est, elle,

l’une des plus fréquentes, et qu’on trouve aussi dans tous les manuels occidentaux.

C’est le monde arabo-musulman vers le Xe siècle, qui englobe une aire s’étendant de

l’Atlantique à l’Indus. On revient aux très petites échelles (de 25 à 80 millionièmes) et à

un cadre dépassant celui de l’empire de Rome ou d’Alexandre. Le quatrième cercle,

représentant les conquêtes ultérieures (Europe, bassin de la Volga, monde Indien)

appartient à l’histoire turque.

Ce type de carte est le seul figurant l’expansion arabe : en raison peut-être de la

fulgurance de la conquête, ou pour en souligner la rapidité, on n’a jamais jugé utile de

multiplier les cartes en fonction de ses étapes, comme c’est le cas pour l’empire

ottoman. Le plus souvent, une carte unique présente la conquête en quatre étapes

(époque du Prophète, des quatre Califes, Omeyyades, Abbassides). Souvent aussi, des

flèches figurent les conquêtes infructueuses, comme les expéditions au sein du royaume

franc à partir de l’Espagne, ou les assauts contre Constantinople à partir de Chypre 2.

D’une carte à l’autre, les variantes dans l’étendue du territoire conquis sont peu

nombreuses et portent surtout sur l’appartenance ou la non-appartenance de la Corse à

l’aire musulmane.

1 SÜMER-TURHAL, Lise I, 1986, p. 179; OKTAY, Lise II, 1989, p. 55; MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 191; YILDIZ et al., Lise I, 1991, p. 188. On peut adjoindre à ces cartes celle de Emin Ali citée plus haut.

2 AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 61; SANIR et al., |lkokul IV, 1989, p. 209; OKTAY, Lise II, 1989, p. 80; MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 228; UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 220.

74

Chapitre sept : Les périphéries

Les mots qui désignent l’aire musulmane portent en eux les conceptions

politiques du Prophète; il ne s’agit pas, en effet, de l’aire de diffusion d’une religion,

mais d’une aire politique. Aussi rencontre-t-on fréquemment le terme “empire” pour

désigner l’islam, et même l’expression “frontières de l’Etat musulman” dans la légende

d’une carte de 1938 1. L’expression “monde musulman”, plus neutre, n’apparaît qu’une

fois 2. En revanche, les mots qui font référence au combat, à la conquête, à la guerre, au

djihad, sont fréquents : “régions prises...”, “régions conquises...”, “pays conquis...”,

“victoires remportées...”.

1 - L’adoption d’un passé

Lorsqu’on en considère l’ensemble, on constate sur les cartes de la conquête

musulmane une sorte d’hésitation sur le parti à prendre. Il s’agit d’une histoire

entièrement extérieure à celle des Turcs 3, mais ceux-ci sont néanmoins invités à se

l’approprier comme la leur. Ce n’est pas nouveau, c’est même ce qui a toujours été

avant Mustafa Kemal et la “réforme de l’histoire” de 1931-1932. Les Turcs se

considérant avant tout comme musulmans, seul le passé de l’islam était intégré. On peut

considérer que les cartes des conquêtes de l’islam sont celles d’une famille d’adoption

toujours reconnue.

La faible place que tiennent les Turcs sur les cartes est peut-être un signe du

point de vue arabo-centriste qui les anime. Les Turcs, au moment de la conquête, sont

dans leur phase de déplacement vers l’ouest et sont établis en Transoxiane. Le contact

avec les Arabes est conflictuel, avant que les deux peuples ne soient confrontés à un

adversaire commun, les Chinois. Et c’est grâce à une alliance arabo-turque que les

Chinois sont vaincus sur la rivière Talas (à environ 200 km à l’ouest de l’actuelle

Bichkek) en 751, et définitivement repoussés de la Transoxiane. Il s’agit d’un contact

de première importance, pour l’histoire de chacun des deux peuples, pour l’histoire de

l’islam et pour celle de l’Asie. Pourtant, il n’est aucunement mis en valeur par les

cartes. Le monde turc n’y apparaît que quelques fois, en lisière du monde musulman, au

nord-est : par la dénomination de Türkistan ou de Batı Türkeli (région turque de l’ouest,

pl. 106). La faible fréquence et la timidité de ces mentions (la typographie ne met

jamais en valeur le mot Turkestan) est peut-être révélatrice de l’adoption par les auteurs

d’un point de vue arabe de l’histoire de l’islam. De même, toutes les cartes du corpus

1 TTK, |lkokul V, 1938, p. 27. 2 ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 116.3 Malgré des efforts maladroits et rapidement abandonnés. Voir, précédemment, le chapitre sur

les manuels de 1931.

75

Chapitre sept : Les périphéries

montrent clairement que ce sont les Arabes Omeyyades qui ont conquis et islamisé le

bassin de l’Indus, alors que les textes des leçons laisseraient entendre que ce rôle revient

aux Turcs. Discours cartographique et discours textuel semblent en contradiction; c’est

simplement parce que les cartes montrent un mouvement de flux que les Arabes n’ont

pas pu faire durer sur l’Indus; ce sont effectivement les turco-persans qui ont pris le

relais et ont assuré, en profondeur, l’islamisation de la région.

2 - Signes de relativisation

N’oublions pas qu’il s’agit d’une histoire sainte, que la Turquie officielle n’a pas

rejetée en 1931, mais simplement relativisée. Les Arabes sont parfois critiqués dans les

manuels, mais à d’autres occasions. Pourtant, deux éléments, un signe, et la place des

cartes de l’islam arabe dans l’ensemble du corpus, montrent une certaine relativisation,

une prise de distance à l’égard de ce passé adopté. Le signe est typographique. Sur

vingt-sept cartes scolaires de l’islam où figure l’Arabie, pas une seule ne signale La

Mecque ou Médine en caractères différents des autres villes (pl. 106). Sur certaines

cartes, une loupe est presque nécessaire pour lire ces noms. Deux ouvrages récents

omettent de les signaler, alors que Damas, Bagdad, Le Caire, Jérusalem y figurent 1.

Seul, et c’est paradoxal, le manuel de 1931 corrige cette banalisation typographique en

adjoignant aux cartes un plan de Médine et de La Mecque (pl. 104) 2.

Parmi les cinq atlas scolaires consultés, on constate le même phénomène,

quoique celui de H. Dafitekin emploie des lettres capitales pour les noms des deux villes

saintes 3, mais le corps de caractères employés ne les fait nullement ressortir. Il y a

cependant une exception très atypique dans l’atlas illustré de Kâmil Su (1968) : la carte

de l’islam (en double page) est organisée autour d’un dessin représentant la Ka‘ba, d’où

partent, comme d’un soleil, des rayons de lumière qui éclairent le monde musulman.

C’est le seul exemple du corpus où la carte soit d’inspiration religieuse, c’est-à-dire où

le centre religieux soit beaucoup mieux mis en valeur que les centres politiques, Damas

et Bagdad. Enfin, on peut trouver une représentation des lieux saints qui ne soit ni

banalisée ni sacralisée dans certains ouvrages scolaires d’éducation religieuse, où le

nom de La Mecque est tout simplement en lettres capitales parmi des noms de lieux en

minuscules 4.

1 ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 116; SÜMER et al., Lise I, 1992, p. 159.2 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 2.3 H. DAFITEKIN, o.c., pp. 20-21 et 28-29.4 BILGIN, Din kültürü V, 1987, p. 55.

76

Chapitre sept : Les périphéries

D’autre part, c’est la place de l’histoire de l’islam dans le corpus qui est le

meilleur signe de cette relativisation. Après tout, il n’y a, dans chaque collection de

manuels, qu’une seule carte de la diffusion de l’islam. Les cartes de détail sont rares et

portent presque toutes sur l’Espagne. On a, dans les manuels turcs, ni plus ni moins ce

qu’on trouve dans tout manuel français : l’histoire de l’islam fait partie des

connaissances que doit acquérir toute personne cultivée. C’est le texte des leçons, on le

verra, qui fait la différence, mais les cartes ne présentent aucune vue originale,

contrairement aux cartes des catégories précédentes.

Tout se passe en fait comme s’il y avait un temps de latence plus grand pour la

confection des cartes que pour la rédaction des leçons. Aussi, en 1931, le texte sur la

naissance de l’islam est plus laïcisant que vers 1980-1990, alors que les cartes prennent

mieux en compte l’histoire religieuse et arabe (plans de la Mecque, Médine, cartes de la

Syrie et de l’Irak abbassides). Aujourd’hui, au contraire, les cartes ont intégré le

discours laïcisant (minimisation des villes saintes), alors qu’en même temps le discours

est redevenu plus religieux.

Le discours, les représentations et l’organisation des leçons concernant l’islam a

une forte importance idéologique. En 1931, peu après l’instauration des lois laïques,

comme dans les dix dernières années, avec le retour en force du religieux dans la société

et le monde scolaire turcs, ces chapitres représentent un enjeu pour le pouvoir kémalien

ou post-kémalien qui s’intéresse toujours au contenu des textes et des cartes. Mais les

temps de latence différents produisent des chapitres dont les textes et les cartes ne

procèdent pas forcément du même esprit. C’est une autre série de signes, sémantiques et

syntaxiques ceux-là, qui permettront de sentir si le passé arabo-musulman est adopté,

assumé ou au contraire plus ou moins rejeté par l’histoire officielle turque.

La dénomination de “Turkestan occidental” rencontrée sur certaines cartes,

désignant la Transoxiane, est proprement vertigineuse. C’est aujourd’hui la région des

Turcs de l’est. On sent dans cette représentation l’imminence d’une véritable révolution

copernicienne : les plus marginaux, les plus périphériques vont devenir à leur tour un

centre, conquérant ce que les Arabes avaient dû abandonner aux Byzantins, et

élargissant l’islam non plus à partir de l’Arabie mais à partir du plateau iranien, puis de

l’Anatolie. L’histoire des Arabes et de l’islam est extérieure à l’histoire des Turcs,

jusqu’au bouleversement provoqué par leur conversion. La périphérie va devenir centre

et vice-versa. Plus important encore, les Turcs vont adopter un nouveau passé, celui de

l’islam, qu’ils considéreront comme leur jusqu’au XXe siècle.

77

Chapitre sept : Les périphéries78

Chapitre sept : Les périphéries

II - LES MONDES PÉRIPHÉRIQUES OCCIDENTAUX : L’EUROPE

A - Problèmes de classement : l’Europe existe-t-elle ?

Créer une catégorie de cartes dénommée “Europe”, c’est prendre un risque de

schématisation excessive, et même d’erreur de jugement. Dans l’esprit européen, qui a

créé la notion de continent, l’Europe est une des cinq parties du monde; elle a, comme

les autres, sa personnalité et ses limites qui, si elles ne sont pas très claires dans la

direction de la Russie, passent très précisément par le Bosphore. Il s’agit là d’une limite

si communément admise que personne ne songerait à remettre en question la

désignation par “rive européenne” et “rive asiatique” des deux parties de

l’agglomération d’Istanbul, même si les avis sont partagés sur l’appartenance de la

Turquie à l’Europe. Pourtant, les Turcs disposent de deux mots commodes et précis,

Anadolu et Rumeli, qui ne font nullement référence à la notion de continent.

Or, ce concept de partie bien délimitée du monde est inapplicable à la réalité

mouvante des ensembles politiques de l’histoire. L’Europe, disait Barthold, n’est qu’un

phénomène passager, et divers essais, comme ceux de Maurice Le Lannou, J.-C. Rufin

ou R. Brague exposent les difficultés de sa définition 1. L’usage courant du terme

réserve des surprises; comme on a pris l’habitude d’inclure la Russie, puis l’URSS dans

l’Europe, le journal Le Monde classe tous les pays de l’ex-URSS, y compris le

Tadjikistan, dans sa rubrique “Europe”; or, Duchanbe est tout de même à 3400 km à

l’est d’Istanbul, limite théorique du continent, et n’est qu’à 1300 km de New-Delhi.

L’expression “Asie centrale” étant elle aussi communément admise pour désigner les

nouvelles républiques turcophones, la confusion devient générale et le terme “Europe”

perd de son sens.

Notre objectif n’est pas de proposer une nouvelle définition de l’Europe; mais

les cartes groupées dans cette catégorie font elles-même apparaître l’imprécision du

concept et de ses limites. Certains problèmes de classification sont autant d’illustrations

de la faible pertinence de cette catégorie géographique.

Dans la vision turque du monde qui ressort du corpus de cartes, l’Europe

apparaît dans trois types de perceptions historiques.

1 M. LE LANNOU, Europe, terre promise, Paris, 1977 ; J.C. RUFIN, L’empire et les nouveaux barbares, Paris, 1991; R. BRAGUE, Europe, la voie romaine, Paris, 1992. Le mot de Barthold est rapporté par Basile NIKITINE, dans son avant-propos à La découverte de l’Asie, Paris, 1947, p. 11.

79

Chapitre sept : Les périphéries

1) La première, déjà examinée, est cette partie de l’Europe qui fut soumise aux

ottomans, sur-représentée dans les manuels, les Balkans (type 1.2.2.2.). Bien

qu’indubitablement européenne, la péninsule balkanique a été classée dans la catégorie

des cartes centrées sur l’Anatolie, même lorsqu’elle est représentée seule, car elle est, à

la fois très précocement et très tardivement, partie constitutive de l’empire ottoman, à

tel point qu’elle fut un quasi centre et qu’il ne paraît pas opportun de la classer dans une

catégorie périphérique. Surtout, la péninsule, à de rares exceptions près, est représentée

seulement pour son histoire ottomane. Il est peu vraisemblable que les Ottomans

franchissant le Bosphore pour partir à la conquête de la Roumélie aient eu conscience

de pénétrer sur un autre continent. L’autre rive du Bosphore était définie par son

appartenance politico-religieuse et était désignée par le mot fortement connoté de

Roumélie (Rum eli), “terre romaine” mais surtout “terre des Grecs”, parce que les Grecs

avaient repris l’héritage des Romains, et parce que cette terre d’outre-Bosphore était le

reliquat de l’empire byzantin. Le même mot de “Roum” désignait antérieurement les

premiers établissements seldjoukides d’Anatolie, et le mot s’est déplacé en même temps

que l’empire byzantin reculait, en laissant quelques traces dans la toponymie comme à

Erzurum. La péninsule balkanique a été perçue comme un ailleurs parce qu’elle était

byzantine, et non parce qu’elle appartenait à un autre “continent”. Mais si le mot

Roumélie est resté, il a perdu son sens étymologique et l’intégration de la région dans

l’empire dès le milieu du XIVe siècle et jusqu’au début du XIXe siècle fut tellement

profonde et durable que l’ensemble balkano-anatolien a formé, on l’a vu, un tout

indissociable. La précision et la relative minutie des cartes scolaires représentant le

recul de l’empire ottoman en fait foi.

Pourtant, aujourd’hui, l’idée européenne est tellement associée à des limites

précises passant par le Bosphore qu’en Turquie même on a adopté cette perception qui

fait dire que l’empire s’étendait “sur trois continents”, et qui fait que certaines cartes des

Balkans portent des titres tels que “la partie européenne de l’empire”, reprenant la

distinction qui prévalait dans les atlas du XIXe siècle entre “Turquie d’Europe” et

“Turquie d’Asie”. La péninsule balkanique est malgré tout perçue, à l’époque de

l’empire sinon aujourd’hui, comme un prolongement du monde turc, non pas

périphérique mais presque central, puisque Edirne (Andrinople), en Thrace, fut un

temps capitale avant Istanbul, qui est de toute manière sur la rive ouest du Bosphore.

2) C’est justement cette notion de prolongement qui caractérise la seconde

perception : l’Europe est souvent vue comme une périphérie extrême du monde turc

ancien, ou du monde musulman. Si, étant donnée leur importance, les Balkans sont un

80

Chapitre sept : Les périphéries

quasi-centre ottoman, l’Europe occidentale est au contraire le lieu où la vague proto-

turque des grandes invasions vient mourir et se fondre dans une nouvelle identité; dans

ce cas, l’Europe peut être perçue comme ce qu’elle est effectivement, un cap de l’Asie.

Cette Europe-là est largement cadrée par les cartes, de l’Oural à l’Atlantique, mais il

arrive aussi qu’on ne représente que sa partie la plus continentale, l’espace compris

entre la mer Noire, la mer Baltique et l’Oural.

Mais l’Europe est le lieu d’un autre prolongement. L’islam arabe est arrivé par

le sud-ouest, conquérant rapidement l’Espagne et y établissant les bases d’une culture

presque millénaire, et d’un califat omeyyade autonome. Il s’agit encore d’une autre

ambiguïté du classement adopté, puisque l’Espagne n’est représentée que comme la

périphérie occidentale d’un monde oriental. Il a semblé judicieux, cependant, de

replacer aussi l’Espagne dans le cadre européen, puisqu’elle a été, elle aussi, un centre

politique et culturel musulman vigoureux et rayonnant, et longtemps autonome par

rapport au monde arabe oriental.

Ce n’est pas par hasard que la péninsule des Balkans et la péninsule ibérique se

retrouvent ici pour poser un même problème de classification : la place des deux

régions est particulière dans la perception turque de l’Europe, puisqu’on a ressenti le

besoin, dans les manuels, de leur accorder une représentation cartographique

privilégiée, il est vrai à des degrés différents. L’origine en est l’appartenance des deux

régions, durant une longue période de l’histoire, à l’islam. Le traitement cartographique

souligne ce qui est un point commun entre les deux péninsules et une singularité par

rapport au reste de l’Europe. C’est l’occasion de rappeler ici une image véhiculée par la

presse nationaliste turque qui est devenu un slogan dans les milieux religieux en 1992-

1993, pendant la guerre serbo-bosniaque : “La Bosnie ne sera pas une nouvelle

Andalousie”. C’est un exemple de carte mentale qui illustre, dans un saisissant

raccourci, la ressemblance et la singularité de leurs référents.

3) Le troisième mode de perception est le seul où l’Europe est vue pour elle-

même, où elle est présentée comme une autre histoire, indépendante de celle de l’Asie

ou du monde musulman. C’est l’histoire politique de l’Europe, telle qu’elle est

enseignée en France, et qui donne lieu, en Turquie, à des cartes qui, apparemment, ne

diffèrent pas de celles de nos manuels, mais sont tout de même cadrées de façon plus

large, de manière à englober la Turquie/empire ottoman.

En somme, le système de classification adopté atteint ici la limite de son

efficacité puisqu’il conduit à grouper sous une rubrique des représentations d’une zone

81

Chapitre sept : Les périphéries

géographique qui est parfois considérée pour elle-même, mais aussi bien comme

prolongation d’un ensemble plus oriental. On pourrait donc théoriquement dissoudre

cette catégorie “Europe” dans les autres. Mais les recoupements qui s’opèrent par les

possibilités de double classement, soulignent en général, pour certaines régions, une

double appartenance à des ensembles zonaux différents. C’est particulièrement flagrant

pour l’Espagne et les Balkans, et si l’appartenance à l’Europe du premier de ces cas

n’est plus remise en cause depuis longtemps, la double ou multiple appartenance du

second est au moins en partie la cause du conflit qui a éclaté avec la dissolution de la

Yougoslavie.

Il existe une autre raison de créer une catégorie “Europe”. Quelle que soit sa

valeur, la notion existe; elle est forte, elle a reçu au XXe siècle des structures politiques

et économiques, et, même si l’on s’interroge sur son devenir et sur le contenu du

concept, sa force est telle que l’adjectif “européen” est toujours mélioratif; l’entrée dans

la CE est, ou a été, pour la Turquie, un objectif important; enfin, l’histoire européenne

est parfois confondue par certains historiens avec “l’histoire générale” 1 : l’Europe se

veut ou est perçue comme universelle. Il ne serait donc guère légitime de dissoudre cette

catégorie dans les autres. Inversement, le rapprochement, ici, de perceptions si diverses

de l’Europe est intéressant, car il met en valeur une certaine faiblesse du concept

géographique : vue d’Asie, ou vue de l’islam, l’Europe a peut-être des frontières moins

nettement définies que celles auxquelles nous voulons croire 2.

Reste, avant d’aller plus loin, à évaluer l’ampleur de la représentation de

l’Europe dans le corpus. Les cartes où elle figure sont nombreuses : environ un

cinquième du corpus, quel que soit leur sujet. Il existe quelques cas peu nombreux où

l’Europe figure toute entière dans le champ, alors que le sujet ne le nécessite pas. C’est

le cas pour une carte du grand empire seldjoukide; mais elles ont l’intérêt de re-situer

l’empire dans l’ensemble des grandes constructions de l’époque (Byzance, Saint-

Empire) (pl. 107) 3. Mais dans presque tous les cas, l’Europe est bien le sujet de la carte;

si l’on songe qu’il y a, par ailleurs, beaucoup de cartes des Balkans seuls, on constate

que l’Europe est fortement présente dans les représentations turques : environ cent

soixante-dix occurrences, beaucoup plus que les représentations de l’Eurasie ou de

1 Cf en particulier D. AVCIOFILU qui, dans la préface de sa Türklerin Tarihi, oppose histoire des Turcs et histoire générale - c’est-à-dire celle de l’Occident - à propos du contenu des manuels scolaires.

2 Cf B. LEWIS, Europe-Islam, actions et réactions, Paris, 1992. Lire en particulier les premières pages du chapitre “Djihâd et croisade” sur les concepts d’”Europe” et d’”islam”.

3 MUMCU et al., Lise II, 1990, p. 21; OKTAY, Lise III, 1989, p. 134.

82

Chapitre sept : Les périphéries

l’Asie intérieure (moins de cent) : si l’Europe est un monde périphérique, son image

cartographique, elle, n’est pas marginale.

En revanche, la présence du mot “Europe” est beaucoup moins fréquente dans

l’intitulé des cartes : seulement deux cinquièmes environ des représentations de

l’Europe portent en fait ce nom. Dans les autres cas, il s’agit de cartes des empires

romain (d’Occident ou d’Orient), ottoman, de cartes des invasions du haut Moyen-Age,

etc. L’Europe ne s’est trouvée une personnalité que lorsqu’elle s’est opposée à l’islam.

La Méditerranée n’étant plus un espace fédérateur mais séparateur, ce qui devint

l’Europe s’est recentré plus au nord.

Examiner la représentation de l’Europe dans les cartes historiques turques ne

peut se faire sans se référer à la question si lancinante de l’appartenance de la Turquie à

tel ou tel ensemble. C’est une question qu’on ne pose pour aucun autre pays avec autant

d’insistance, même pour la Russie. Elle a été le motif d’un effort pathétique du

président Özal pour démontrer que la Turquie est européenne, ce qui lui a valu une

réponse tout aussi passionnée d’historiens grecs 1. Cela montre que ce n’est pas le

caractère géographiquement périphérique de la Turquie qui est en cause, mais son

appartenance au monde musulman, perçu, depuis les Croisades, comme radicalement

extérieur. C’est peut-être l’une des raisons, consciente ou non, qui explique que la

majorité des cartes représentant l’Europe moderne cadrent un champ plus large, de

manière à inclure aussi la Méditerranée et donc l’Anatolie et une bonne partie de

l’empire ottoman : ainsi, sur la plupart des cartes du corpus, la Turquie (l’Anatolie) est en Europe.

Il est très difficile de classer les cartes générales de l’Europe. Elles présentent,

quel qu’en soit le sujet, une grande uniformité apparente. A cause de la conformation

des côtes, il est impossible de ne pas inclure dans le champ de la carte au moins une

partie de la Méditerranée. Inversement, et pour des raisons moins évidentes, beaucoup

de cartes représentant l’empire romain ou les routes des Croisades cadrent la

Méditerranée et l’Europe, un espace beaucoup plus vaste que nécessaire. Les cartes - et

ce n’est certainement pas une particularité turque - donnent l’impression que les espaces

européen et méditerranéen sont indissociables. Il faut y regarder de plus près pour

s’apercevoir que certaines cartes insistent sur l’espace méditerranéen plus que d’autres,

et, grosso modo, c’est finalement le sujet qui détermine le cadre. A une Europe

1 T. ÖZAL, La Turquie en Europe, Paris, 1988; et S. VRYONIS, The Turkish State and History. Clio Meets the Grey Wolf, Thessaloniki, 1991.

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Chapitre sept : Les périphéries

représentée sans Méditerranée correspond plutôt l’idée d’une prolongation du monde

turc (Huns, grandes invasions); à la représentation du continent avec la mer

correspondent des espaces politiques plus méditerranéens, et peut-être la volonté de

placer l’Anatolie dans un cadre européen.

On a pu distinguer quelques séries représentant un territoire plus précis :

quelques cartes cadrent la partie la plus orientale, en laissant à l’extérieur l’Europe

occidentale; un petit nombre sont centrés sur l’axe rhénan; une troisième série cadre

l’espace égéen; le quatrième espace précis faisant l’objet d’une représentation est

l’Espagne; enfin de rares monographies représentent la France, l’Angleterre, l’Italie, la

Pologne. L’ensemble de ces cartes de parties plus précises de l’Europe ne représente pas

plus du quart de la série européenne, moins du vingtième de l’ensemble du corpus.

Rappelons que l’Europe figure, en plus, sur toutes les cartes représentant

l’Eurasie. Dans les cartes présentes, elle apparaît comme un grossissement, un détail de

ces dernières. Parmi les cartes plus précises, le modèle le plus fréquent (dix

occurrences, type 4.1.2.) est l’Europe orientale, centré sur le Danube ou sur le nord de la

mer Noire (pl. 114 et 115). Encore ne s’agit-il pas vraiment d’un modèle; on a groupé

ici des représentations assez hétéroclites qui, justement, recouvrent l’espace

intermédiaire, difficile à cerner, des plaines d’Europe orientale. Leur point commun est

qu’elles concernent toutes les peuples des steppes, de l’Antiquité (Scythes) ou du haut

Moyen-Age (Huns, Avars, Petchénègues), des ensembles territoriaux sans contours

précis.

A ces espaces qui font partie du passé de la Russie répondent des représentations

d’espaces plus précis, dont l’un seulement concerne le passé de la Turquie : la mer Egée

(type 4.2.1.1., huit occurrences, pl. 124). Elles se réfèrent uniquement à l’Antiquité, de

la période d’établissement des Doriens à l’époque de Philippe de Macédoine. La mer

Egée semble n’exister que pour l’histoire ancienne, alors que le statut des îles, au

Moyen Age et à la fin de l’empire ottoman, mériterait bien aussi une carte. L’Espagne

est, elle aussi, un espace qui n’est représenté que pour un seul propos historique, sa

période musulmane; nous étudierons son cas ci-après.

Toute exception, toute rareté étant à priori intéressante, il faut aussi s’interroger

sur la signification de quelques cartes erratiques, comme celle de la France en 1328, de

l’Italie au XIVe siècle 1, ou du partage de la Pologne au XVIIIe siècle 2. Il s’agit

d’événements qui concernent si peu l’histoire des Turcs qu’on peut percevoir ces

1 ∑AHIN-KAYA, Osmanlı Tarihi I, 1993, pp. 14 et 16.2 AKÒIT, Lise III, 1971, p. 184.

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Chapitre sept : Les périphéries

représentations comme une volonté de donner un aperçu de l’histoire particulière de

l’Europe. Ces cartes participent en fait de la série de cartes générales de la situation

politique européenne à différents siècles. Il en est de même de la petite série centrée sur

l’espace rhénan concernant l’époque carolingienne et le partage de Verdun (type

4.2.3.2, six occurrences); ce genre de carte témoigne du souci d’enseigner “l’histoire

générale”, mais il faut noter que ce souci semble surtout partagé par les manuels les plus

anciens.

On pourrait déjà en déduire que la vision turque de l’Europe est plutôt

globalisante. En effet, face à ces cartes précises, peu nombreuses, et dispersées sur des

thèmes très variés, un bloc de quatre-vingt dix cartes générales de l’Europe à des

époques couvrant l’ensemble du programme d’enseignement pose un réel problème de

classification.

Le territoire de l’Europe, dans ce bloc de documents, est représenté “entier”.

Mais quelle Europe ? La délimitation du continent (du sujet) vers le sud est bien nette

puisqu’elle est maritime, mais la limite des cartes (du champ) est variable, puisqu’il est

bien souvent nécessaire de représenter la mer Méditerranée toute entière pour la

représentation de l’empire romain sous ses diverses formes. Et lorsqu'on inclut la

Méditerranée dans une carte de l’Europe, la mer Noire y apparaît nécessairement, et une

grande partie de la Russie.

On a cherché à voir si la limite orientale assignée aux cartes de l’Europe pouvait

avoir quelque signification. Le choix de la limite orientale a plus d’importance que celui

de la limite méridionale, car cette dernière est nette, à cause de la mer et à cause de la

coupure culturelle entre chrétienté et islam. Personne ne remet en cause l’appartenance

de l’Espagne ou de l’Italie à l’Europe, et si l’on ne représente que l’Europe du nord, les

pays du sud sont exclus seulement de la carte, mais non du continent. L’inverse est

vrai : la limite nordique de l’Europe est l’océan glacial, et une carte excluant la

Scandinavie ne sera jamais interprétée comme niant aux Scandinaves leur appartenance

à l’ensemble culturel européen. On peut distinguer à peu près (en ne tenant pas compte

des nuances) cinq types de limites orientales des cartes de l’Europe, selon qu’elles

passent à l’est de l’Italie (détroit d’Otrante), de la Thrace (Bosphore), de la mer Noire,

de la mer Caspienne et de la mer d’Aral. Chacune de ces limites détermine une

conception très différente de l’Europe : dans le premier cas, c’est l’“Europe des Six” qui

se confond presque avec l’empire de Charlemagne 1; dans le dernier, c’est le cap

1 Comme le suggère, par une carte efficace, le manuel du GREHG, classe de Seconde, Paris, Hachette, 1985, p. 72.

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Chapitre sept : Les périphéries

occidental de l’Asie, l’Europe “de l’Atlantique à l’Oural” et même au-delà, puisque la

Transoxiane y figure parfois 1.

La limite orientale des cartes générales de l’Europe du corpus passe très à l’est

beaucoup plus souvent que par les Balkans ou même le Bosphore : vingt-deux d’entre

elles englobent la mer d’Aral, trente-deux la mer Caspienne, vingt-six la mer Noire.

Toutes ces cartes incluent donc l’Anatolie entière. Seules cinq cartes ont une limite

orientale passant par le Bosphore ou l’Anatolie (excluant une partie de celle-ci), et deux

seulement par le détroit d’Otrante, excluant complètement le monde turc.

Chercher à définir l’Europe dans l’absolu n’a guère d’intérêt. Mais il importe de

voir que chacun dispose de sa propre définition selon le lieu d’où il parle. En Europe

occidentale, on se contente volontiers, dans les manuels scolaires, de cartes dont le bord

oriental passe par l’Epire; il en est de même dans un des atlas historiques les plus

courants 2. Le plus généralement, on ouvre le cadre géographique jusqu’à l’Oural

lorsqu’on veut montrer la situation politique générale de l’Europe; et on le resserre sur

sa partie occidentale pour des sujets plus précis, car l’Europe la plus orientale donne

rarement lieu à des études précises dans les ouvrages destinés au grand public. Ce qui se

trouve au-delà de Vienne ou de Varsovie est mal perçu par le public d’Europe

occidentale, surtout enfantin, et l’existence de la CEE, longtemps limitée au détroit

d’Otrante, semble encore imposer son moule aux représentations cartographiques. Il

n’est pas étonnant que l’Europe, vue de la Turquie, s’étende plus largement.

Il n’est, en effet, qu’assez rarement nécessaire de présenter l’Europe au sens

large. Si l’on croise les cartes d’Europe selon deux classements, selon leurs sujets et

selon la limite orientale du champ, on ne constate aucune adéquation entre un type de

carte et un sujet précis; quelques rares moments historiques sont représentés d’une

façon unique : les Croisades (toujours avec la Méditerranée et limitées à la mer Noire)

(pl. 123); les Huns (toujours sur une carte incluant la mer Caspienne ou même la mer

d’Aral) (pl. 111). La plupart des autres sujets se répartissent dans plusieurs catégories.

Mais le fait le plus important illustre ce qui a été constaté plus haut; presque toutes les

cartes présentant la situation politique de l’Europe ont un cadre large.

Il existe ainsi une représentation (majoritaire) d’une “grande Europe”, vraiment

continentale, et une autre (beaucoup plus rare), d’une “petite Europe”, correspondant

plus ou moins aux dimensions de la CE. La première forme, large, est plus turque, dans

la mesure où c’est un ensemble auquel le public turc peut s’identifier, dans lequel il peut

1 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 2.2 Dans l’ouvrage cité du GREHG, dix cartes de l’Europe sur dix-sept. Dans l’atlas historique de G.

DUBY, quatorze des vingt-quatre cartes du chapitre intitulé “L’Europe depuis l’an mille : cartes générales” ont un bord oriental passant par l’Epire, la mer Egée, le Bosphore ou l’Anatolie de l’ouest.

86

Chapitre sept : Les périphéries

se localiser, apprécier les distances de ce qui le sépare de l’Europe plus occidentale (pl.

111 à 113 et 126 à 129). La seconde forme, plus rare, est une Europe étrangère, puisque

la Turquie en est exclue. Est-ce ou non une intention des auteurs ? La forme large est la

perpétuation d’un modèle fortement représenté dans les ouvrages kémalistes des années

trente 1 et qui a convenu aux auteurs par sa grande souplesse, puisqu’il permet de tout

représenter et, chose très importante, d’inclure l’histoire de la Turquie dans l’histoire

“générale”, de la représenter sur la scène de l’histoire européenne, de présenter les deux

histoires de façon synchronoptique, en somme, de faire de l’histoire de la Turquie une

part de celle de l’Europe : ces cartes représentent “la Turquie en Europe” telle que la

rêvent les partisans de son intégration à la Communauté Européenne.

Toutes ces considérations amènent à faire une entorse à la méthodologie

proposée : le cadre cartographique ne permet pas, dans le cas de l’Europe, de discerner

des sous-types correspondant à une utilisation précise. Il est peut-être préférable

d’examiner les cartes, pour cette fois, non pas par types de territoires représentés, mais

par sujets, selon que l’Europe est vue :

- comme représentation de la périphérie d’un ensemble politique oriental;

- comme espace méditerranéen fédérateur ou lieu d’affrontement;

- enfin, comme un espace ayant sa propre histoire, se déroulant indépendamment

de celle des Turcs.

B - L’Europe : périphérie du monde turc ou musulman (type 4.1.)

L’Europe est, au moins à trois égards, une périphérie : elle est le point

d’aboutissement et de fixation des invasions, la partie occidentale de l’empire ottoman,

et l’extrémité nord-ouest de la conquête arabe. On ne reviendra pas sur la dimension

ottomane de la question.

Comme on l’a remarqué ci-dessus, les cartes présentant l’Europe dans son

acception la plus large (de l’Atlantique à l’Oural, type 4.1.1.), ne sont pas réservées à la

mise en scène des grandes invasions. Celles-ci ne sont même pas toujours représentées

dans le cadre le plus large, celui qui inclut la mer d’Aral, comme on pourrait le croire en

1 D’ailleurs reproduit à plusieurs reprises dans le manuel de ∑AHIN-KAYA, Osmanlı Tarihi I, 1993, pp. 84, 156, 182. Les auteurs n’ont changé que le mot mikyas (échelle), trop désuet, par ölçek; même la dénomination ancienne de la mer d’Aral (Harzem Gölü), qui n’est plus du tout utilisée, a été conservée (pl. 127 et 128).

87

Chapitre sept : Les périphéries

raison de la nécessité d’en montrer l’origine asiatique. La périphérie définie par

l’histoire des invasions commence en effet à l’ouest de la mer d’Aral, puisque la région

aralo-caspienne est définie, sur les cartes comme dans les textes, comme un pays “turc”

dès la fin de l’Antiquité. C’est pourquoi il existe tout de même un type spécial de cartes

représentant une Europe médiane, de la mer Noire à la mer Baltique, figurant la

première proximité pour les envahisseurs de l’est, celle où ils trouvent des conditions

d’existence semblables à celles des steppes d’Asie.

1 - L’Europe des steppes : une première périphérie

Huit cartes du corpus présentent cette Europe des steppes, l’Europe du Danube

et de la Volga (type 4.1.2.). Ce sont des espaces de transition mal délimités, de sorte que

les cartes ne forment pas véritablement un modèle et ont chacune leur cadre propre. On

peut suivre, à travers elles, la progression des peuples “turcs” - ceux du moins auxquels

les Turcs sont invités à s’identifier - vers l’ouest. La progression commence avec celle

des Scythes, et donne lieu à des cartes d’un espace médian s’étendant de la mer d’Aral à

la Thrace (pl. 116). Ce sont des cartes qui nient en fait sa fonction de “pont” à

l’Anatolie, tant proclamée par les Turcs d’aujourd’hui, et qui mettent au contraire en

évidence la grandiose voie de passage qui s’ouvre entre l’Oural et la mer Caspienne et

longe le nord de la mer Noire. Les cartes sont indécises : certaines étendent cet espace

médian jusqu’au désert de Gobi; d’autres se restreignent à tous ces confins de l’Europe,

entre Aral et Danube, entre Finlande et Iran, ou plus précisément encore à l’espace mer

Noire-mer Caspienne 1. On y constate souvent le souci de territorialiser les peuples

représentés, de leur donner des frontières nettes ou une organisation étatique, voire un

“empire”.

On retrouve un millénaire plus tard des peuples turcs comme les Khazars ou les

Kiptchaks occuper le même espace, représentés dans le même cadre. On voit s’élaborer

plus nettement un modèle de carte en 1931 (type 4.1.2., pl. 114 à 116), cadrant fort bien

l’espace intermédiaire, pratique pour représenter des événements s’insérant entre la mer

d’Aral et le Danube. Plus tard encore dans le cours de l’histoire, ce sont les Bulgares

qu’on voit s’installer dans le même espace; le même cadre, centré sur la Volga, la future

Russie, permet de situer sur une seule carte les Bulgares de l’est (autour de Kazan, sur

la Volga), les Bulgares de l’Ouest (la Bulgarie actuelle) et les Magyars (formation du

1 Voir respectivement KÖYMEN, Lise I, 1989, p. 41; TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 5; UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p. 52.

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Chapitre sept : Les périphéries

royaume de Hongrie) (pl. 115) 1 : ce sont, aux yeux des historiens turcs, trois îles de

turcité dans un monde déjà slave, dont il est souvent question dans le discours de la

synthèse turco-islamique qui s’appuie sur l’exemple des Hongrois et des Bulgares

occidentaux pour démontrer que seul l’islam permettait de préserver cette identité. Les

Bulgares de Kazan, convertis à l’islam, ont gardé leur langue et leur culture turque et

sont cités comme contre-exemple 2. Hongrois, Bulgares de la Volga et Bulgares de

Kazan sont des peuples qui importent aux yeux des Turcs; le discours nationaliste

évoque leur exemple, et connaître leur existence, leur localisation et surtout leur ancien

caractère turc n’est pas indifférent.

En préfiguration d’un devenir ottoman, on voit apparaître sur les cartes la ville

de Vienne, aux portes du monde nomade qui a fait irruption dans la steppe d’Europe

centrale. Alors que sur les cartes localisant les Scythes, aucun autre “Etat” n’est

représenté, celles qui concernent les peuples nomades du Moyen-Age signalent en

général la présence, au sud, de l’empire romain d’orient, ou de l’empire byzantin,

rappelant que les historiens turcs proposent ici une vision originale de ces peuples,

représentés pour eux-mêmes et non pas, comme on le fait en Europe, sur des cartes de

l’Occident pour représenter une menace venue d’un lieu indéterminé du fond de l’Asie.

Toujours dans le même esprit, on constate l’habituel effort pour territorialiser

ces ensembles par le graphisme (frontières) ou les termes (“Etat”, devlet) 3. Mais on est

en présence ici d’un essai cartographique original, qui émane d’une perception toute

extra-européenne de l’Europe, à tel point que celle-ci, dépourvue sur les cartes de ses

caps et péninsules, devient parfois difficilement reconnaissable au premier coup d’œil.

Bulgares et Magyars ont une destinée plus “européenne” que les Scythes et les

Khazars. Il en est de même des Avars et des Huns. Leur histoire et leur localisation se

produisent toujours sur le même espace médian entre l’Europe et l’Asie, mais leurs

incursions ou leur établissement plus à l’ouest que les précédents nécessitent des cartes

elles aussi plus occidentales. On en arrive à une catégorie, rare, qui continue de

représenter les steppes de la mer Noire, mais s’allonge vers l’Europe de l’ouest et inclut

1 Cf TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 14, et MUMCU, Lise I, 1991, p. 102. La similitude complète entre ces deux cartes est encore un exemple de la force du modèle de 1931, et de la continuité existant entre les manuels kémalistes et les plus récents, au moins sur ce plan cartographique.

2 Cf les propos d’un orateur au Türk Ocafiı de Berlin, qui montrent à quel point le présupposé selon lequel les Hongrois seraient des Turcs est répandu : “Les Turcs sont musulmans. Ceux qui ne seraient pas musulmans ou qui abandonneraient l’islam perdraient aussi leur personnalité turque, comme cela s’est passé pour les Hongrois.” (Türkiye, 17 janvier 1992).

3 Voir en particulier les cartes suivantes : TTTC, Lise II, 1931, cartes h.t. n° 13 et 14; TTK, |lkokul V, 1938, p. 38; MUMCU, Lise I, pp. 102 et 103.

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Chapitre sept : Les périphéries

l’Italie, l’espace rhénan, une partie au moins de la France (type 4.1.3., pl. 118) 1. Enfin,

la dernière étape est constituée par des cartes qui représentent la totalité de l’Europe

pour situer les Avars par rapport aux nouvelles royautés fondées en Europe après la

vague d’invasions (Francs, Wisigoths, Lombards) et par rapport à l’empire romain

d’Orient 2. Ils forment en Europe centrale un “Etat” ou un “empire”, selon les cartes, qui

n’est pas sans rappeler, par sa localisation et son étendue, l’empire austro-hongrois.

Toutes les cartes de l’espace est-européen représentent un processus de

migration ou de fixation de peuples asiatiques. Il s’agit, une fois de plus, d’une histoire

mobile; aussi, les cartes hésitent constamment entre les deux systèmes de signes

habituels, statiques ou dynamiques, tandis que les intitulés penchent plus nettement

pour des termes statiques. Ceux-ci sont très variés, utilisant parfois une forme

n’impliquant aucune notion d’organisation (“Les Bulgares du Danube” 3), le plus

souvent des termes comme “Etat”, “empire”. Sur le plan graphique, toutes les cartes

font apparaître les peuples migrateurs d’origine turque ou supposée telle comme ayant

une organisation territorialisée, comme le suggère déjà le titre des cartes, avec des

frontières presque toujours nettement marquées. Cet ensemble statique cohabite

rarement avec des signes fléchés indiquant une provenance 4 ou des expéditions à partir

du territoire central 5.

Une carte à tous points de vue exceptionnelle tranche avec la série examinée, et

forme une transition avec la série cadrant l’Europe entière. Malgré un titre d’ordre

statique et territorial (“L’empire hun d’Europe” 6), et une légende qui reprend le même

concept, les signes utilisés par l’auteur ne suggèrent ni l’étendue, ni la stabilité (pl. 119).

Elle signale deux foyers successifs, au nord du Caucase au quatrième siècle, au nord du

Danube au cinquième; il sont visualisés par des hachures qui ne sont pas circonscrites

d’un trait faisant frontière. De l’une à l’autre des deux zones, et rayonnant depuis celles-

ci, de nombreuses flèches figurent les expéditions contre l’empire byzantin et les

royaumes d’Europe. C’est une des rares cartes du corpus tout entier qui suggère, à

1 AKÒIT, Ortaokul I, 1987, p. 46 (pour les Avars); MUMCU, Lise I, 1991, p. 92, et TURAN-ERGEZER, Lise I, 1992, p. 49 (pour les Huns).

2 Par exemple dans TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 7; MUMCU, Lise I, 1991, p. 101; DELIORMAN, Lise I, 1992, p. 98 (identique à KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 156).

3 TTTC, Lise II, 1931, cartes h.t. n° 14 et 15.4 Ainsi sur la carte de TTK, |lkokul V, 1938, p. 38 : à l’origine des flèches indiquant l’arrivée

des Khazars, Petchénègues, Oghouz et Kiptchaks se trouve l’indication Türkeli, “pays des Turcs”5 Sur les cartes concernant les Scythes, TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 5; UFIURLU-BALCI, Lise I,

1990, p. 52. Sur la première carte se trouve une flèche indiquant l’origine orientale des Scythes; sa suppression sur la deuxième confère à l’image un effet de permanence.

6 “Avrupa Hun |mparatorlufiu”, in KÖYMEN, Lise I, 1989, p. 110.

90

Chapitre sept : Les périphéries

propos d’un peuple turc, l’impermanence, l’instabilité, et minimise son emprise

territoriale.

2 - Les envahisseurs en Europe occidentale

Dans le processus est-ouest des invasions, l’Europe est un réceptacle de peuples

dont la mise en place fait l’objet de quelques cartes cadrant, elles, le continent tout

entier, mais dans une perspective plus “européenne” qu’“eurasiatique”. L’Europe est

concernée jusqu’à ses extrémités, jusqu’à l’Espagne. Il s’agit d’une représentation qui

ne concerne plus le monde turc, mais qui vise à expliquer la mise en place des peuples

et la fondation de nouvelles nations; ce processus complexe nécessite une représentation

assez détaillée. Le plus remarquable est que la sémiologie est ici entièrement

dynamique, contrairement à celle qui concerne les Huns : les cartes ne cherchent pas du

tout à stabiliser les peuples envahisseurs, à les territorialiser; elles sont un

enchevêtrement de flèches, contrastant vigoureusement avec toutes les cartes

représentant les peuples turcs (pl. 113).

Le plus intéressant dans les cartes des invasions en Europe est que

l’historiographie kémaliste a choisi un modèle comportant une originalité concernant les

Arabes. Il s’agit encore une fois d’une carte de J.F. Horrabin publiée dans l’ouvrage de

Wells, où les Arabes sont mis sur le même plan que tous les autres, Ostrogoths,

Wisigoths, Vandales, etc 1. Il est difficile de ne pas y voir une impertinence (pl. 113).

Certes, les invasions de la fin de l’Antiquité sont connotées moins négativement en

Turquie qu’en Europe occidentale, puisque des peuples proto-turcs figurent parmi les

envahisseurs. En conséquence, on ne trouve pas de terme négatif comme “Barbare”

dans les intitulés des cartes, qui utilisent simplement le nom des peuples, ou, le plus

souvent, l’expression “Les migrations des peuples (Kavimler göçü)”, traduction littérale

de l’expression qui prévaut en Allemagne, Völkerwanderungen. Les Huns, les Avars,

les Alains ne sauraient être considérés avec mépris dans le discours turc; mêler les

Arabes à cette série de peuples pourrait n’être pas condescendant. Mais le discours des

leçons concernant les Arabes, en particulier celui du manuel de 1931, éclaire ce choix

cartographique et lui confère probablement une connotation négative. Les manuels de

1931 ont été conçus à une époque de fort ressentiment vis-à-vis des Arabes, car on est

encore, en Turquie, sous le choc de leur “trahison” de 1916. Dans les textes des leçons,

leur rôle dans l’islam et dans la civilisation est minimisé. La disparition de cette

1 H.G. WELLS, Die Geschichte unserer Welt, Berlin-Leipzig-Wien, 1926 et 1932, carte n° xxi; “Avrupada göçler ve istilalar”, TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 6, imitée, en ce qui concerne les Arabes, par OKTAY, Lise II, 1955, p. 9, et Lise II, 1989, p. 10 (pl. 113).

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Chapitre sept : Les périphéries

particularité cartographique à partir de 1990 pourrait bien être le résultat de rencontres

entre chercheurs turcs et arabes conscients de la nécessité d’éliminer les principaux

préjugés des manuels scolaires 2.

2 Cf Studies on Turkish-Arab Relations, Istanbul, 2, 1987, qui rend compte de la 4e conférence sur les relations turco-arabes, Bofiaziçi Üniversitesi, Istanbul, 7-9 septembre 1987.

92

Chapitre sept : Les périphéries

3 - Les Huns, un Etat territorial ?

Mise à part la remarquable exception signalée plus haut, la présence des Huns en

Europe est cartographiée sous une forme très stéréotypée. Le cadre est l’Europe entière

(parfois amputée de l’Espagne) et si la Méditerranée apparaît, elle est marginalisée : le

phénomène hun la concerne peu (pl. 111). La limite orientale englobe toujours la mer

Caspienne, souvent la mer d’Aral; l’Europe des Huns est une Europe continentale, celle

des grandes plaines. C’est, aux yeux des auteurs des cartes, une Europe turque; ce

caractère est affirmé, mais seulement de 1931 à 1938, dans l’intitulé même (“L’empire

turc des Huns en Europe” 1); mais c’est surtout le texte des leçons et certains écrits

d’historiens turcs comme R.S. Atabinen qui procèdent à l’identification des Huns

comme Turcs 2. Aussi, la carte de l’“empire occidental des Huns” est à prendre comme

une représentation turque, à une époque où ils ne sont pas encore installés en Anatolie.

Cette présence des Turcs en Europe sert justement à affirmer, dans le discours

historique nationaliste, une influence turque sur le Moyen-Age européen, comme le fait

en particulier R.S. Atabinen. C’est une interprétation de l’histoire qui n’est pas sans

rappeler les thèses d’histoire kémalistes; mais cette nouvelle version a au moins le

mérite de s’appuyer sur les migrations réelles et historiques des Huns.

A part l’exception due à M.A. Köymen, les cartes de l’Europe “hunnique”

procèdent toutes d’une interprétation aussi large que possible du phénomène. Les Huns

sont dotés d’un Etat ou d’un empire territorial, avec des frontières précises (pl. 111).

L’étendue du territoire contrôlé couvre tout ce qui se trouve entre l’Oural et le Rhin,

entre la toundra russe, les rives de la mer Noire et la haute Mésopotamie. Comme pour

l’empire ottoman, des auteurs comme Y. Öztuna ont le souci de faire aller l’empire hun

bien au-delà du Rhin; ses frontières s’avancent jusqu’à Orléans et poussent des pointes

vers l’Italie centrale et la Thessalie, confondant, comme il arrive souvent, souveraineté

durable et incursions (pl. 112) 3. Quelques détails permettent de souligner la pérennité

du modèle proposé en 1931, car celui-ci fait passer la “frontière” de l’“empire turc des

Huns d’Europe” par le sud de la Suède, ce que reprennent Y. Öztuna et quelques

manuels récents 4.

1 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 3; TTK, |lkokul V, 1938, p.15.2 “Esquisse d’une histoire rationnelle d’Attila dans les Gaules”, “Contribution à une histoire

sincère d’Attila”, in Révisions historiques, Istanbul, 1958, pp. 9-36 et 39-73. Le lecteur non turcophone pourra aussi se faire une idée du traitement des Huns par les manuels scolaires turcs dans l’ouvrage de M. FERRO, Comment on raconte l’histoire aux enfants à travers le monde entier, Paris, 1981, pp. 121-122.

3 Y. ÖZTUNA, BaÒlangıcından Zamanımıza Kadar Türkiye Tarihi, s.l., 1963-1967, vol. 1, p. 255.4 Comparer la carte citée plus haut du manuel de la TTTC avec UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, p.

150.

93

Chapitre sept : Les périphéries

L’examen de la frontière sud-est de l’“empire” hun, surtout, présente de

l’intérêt. C’est en 1938, dans le manuel pour écoles primaires, que l’empire des Huns

est prolongé au sud du Caucase, et cette extension, elle, est adoptée dans la plupart des

manuels ultérieurs (pl. 111), l’un d’eux prolongeant même la domination hunnique sur

plus de la moitié de l’Anatolie 1. A l’origine de cette extension vers le sud-est anatolien,

il y a des incursions, attestées, mais sans grande conséquence, des chefs huns Basık et

Kursık jusqu’en Mésopotamie 2. Elles ne peuvent motiver, en cartographie, la

transformation de ces régions en partie de l’“empire hun”. Le manuel de la TTTC 3 est

muet sur cette question. |brahim Kafesofilu mentionne les incursions en Anatolie dans

son article “Türkler” de l’|slâm Ansiklopedisi (p. 155) en s’appuyant sur L. Ligetti

(Attila és Hunjai). Il semble qu’|. Kafesofilu soit le premier à lui donner de l’importance

dans son manuel, où un paragraphe s’intitule “Les expéditions d’unités hun en

Anatolie” 4. L’idée n’est pas reprise par tous les auteurs. Mais, actuellement, on en

trouve mention dans quatre manuels au moins. Le cas le plus significatif est celui de la

collection Yıldız, où quelques lignes de l’article de Kafesofilu sont reproduites sans

modification :

“L’arrivée des Huns en Anatolie. Une autre branche des Huns entra en Anatolie par le

Caucase. Les cavaliers, passant le Karasu et l’Euphrate depuis Erzurum, poursuivirent vers

Malatya et, de là, jusqu’en Cilicie; ils assiégèrent Urfa [Edesse] et Antakya [Antioche], puis

continuèrent vers le sud jusqu’à Jérusalem. Comme l’automne arrivait, ils durent retourner vers

leurs centres du nord par l’Anatolie centrale et l’Azerbaïdjan. Cette expédition des Huns, qui eut

lieu en 395, fut le premier assaut des Turcs en Anatolie enregistré par l’histoire 5.”

Un semblable propos, depuis Kafesofilu, rompt implicitement mais nettement

avec les thèses d’histoire, puisque les Turcs arrivent en Anatolie “seulement” en 395.

Comme ces incursions hunniques se produisent dans la région de peuplement kurde de

la Turquie actuelle, il est tentant de prêter aux auteurs une intention de turquiser

1 ∑AHIN, Lise I, 1992, p. 72; parmi les collections du corpus, seules celles de KAFESOFILU-DELIORMAN (1976) et de DELIORMAN (1992) s’abstiennent de prolonger l’emprise des Huns au sud du Caucase.

2 Cf Ch. DIEHL, Le monde oriental de 395 à 1081, Paris, 1936, p. 15.3 TTTC, Lise II, 1931, pp. 23-28.4 Hun keÒif birlikleri Anadolu’da, KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise I, 1976, p. 96.5 YILDIZ et al., Lise I, 1991, p. 125; propos semblables dans UFIURLU-BALCI, Lise I, 1990, pp. 147-

148. Il faut observer que ces deux manuels ne traduisent pas leur propos en carte. Cf aussi KÖYMEN et al., Lise I, 1989, p. 104, et MERÇIL et al., Lise I, 1990, p. 112.

94

Chapitre sept : Les périphéries

l’origine de cette population. Un rapprochement avec des entreprises antérieures est

utile.

Rappelons en effet que Kadri Kemal Kop (Sevengil), a abordé le problème

kurde dès 1933 et a publié des brochures pour expliquer le fait kurde à la lumière des

“thèses d’histoire”. Il n’y signale pas d’origine hunnique des Kurdes, comme la carte de

1938 pourrait le suggérer. Cependant, il fait du kurde une langue proto-turque, trace des

premières migrations il y a près de dix mille ans 1. De façon imagée, les cartes de

l’“empire” hun pourraient bien avoir le même objectif : suggérer que les populations

d’Anatolie du sud-est ont une origine hunnique, asiatique, proto-turque.

Si l’on revient à l’impression d’ensemble procurée par les cartes du monde hun

occidental, c’est l’immensité qui prévaut; on retrouve les mêmes caractères attribués

aux grands empires proto-turcs d’Asie intérieure, et aux empires mongols. Le monde

hunnique d’Europe n’est que la transposition de ce qui est représenté en Asie. Mais, si

la représentation cartographique des Huns est utilisée pour suggérer une origine (pour

les Kurdes) ou une influence (sur l’Occident médiéval), la sémiologie n’emprunte pas

les mêmes outils que dans le cas des thèses d’histoire et des migrations supposées des

Turcs au VIIe millénaire : aucune carte n’indique aussi clairement les mouvements des

Huns que celle de M.A. Köymen, et les flèches traversant les espaces européens sont le

plus souvent bien discrètes. Il est vrai que l’avancée des Huns n’a été que passagère,

leur domination a duré moins d’un siècle, et si l’on veut représenter leurs mouvements,

il faut aussi figurer leur retour en Asie.

La puissance est évoquée par l’étendue plutôt que par la mobilité. Sur les cartes,

la large aire hunnique écrase littéralement le double empire romain (pl. 111). Celui-ci

étant le seul ensemble politique important et structuré de l’époque d’alors, les cartes

sont particulièrement parlantes. L’Europe de l’est apparaît comme une Europe unie,

puissante, menaçante pour l’Occident. Aux yeux d’un occidental, ces cartes évoquent

une autre menace, plus récente, celle du communisme, qui recouvrait à peu près le

même champ. Et la littérature anti-communiste de la guerre froide ne s’est évidemment

pas privée de faire d’Attila et des Huns une image métaphorique de la menace

communiste 2.

Qu’elle respecte autant que possible la réalité historique, ou qu’elle soit

empreinte d’idéalisme, la représentation des Huns n’a pas, dans l’esprit d’un élève turc,

la même signification que dans celui d’un jeune Français. Ce dernier, à l’occasion des

1 K.K. KOP [SEVENGIL], Anadolu’nun Dofiu ve Güneydofiu, Ankara, 1982. Du même auteur, AraÒtırma ve DüÒüncelerim. Dofiu ve Güneydofiu Anadolu Türkçesini Etkileyen Faktörler, Ankara, 1982.

2 Par exemple, Jacques FORESTIER, Le retour d’Attila, Paris, Editions Liberté, 1948, 311 p.

95

Chapitre sept : Les périphéries

invasions, voit surgir de nulle part des peuples qui, après avoir contribué à détruire

l’empire romain, se fondent avec les indigènes pour former de nouvelles nations dont le

royaume franc est un exemple. Parmi ces peuples, les Huns occupent une place à part :

leur image est entièrement négative. Francs, Germains, Lombards, Wisigoths, Angles et

Saxons, Magyars, Bulgares, ont fondé de nouvelles identités auxquelles ils ont légué

leur nom. Il n’y a rien de comparable pour les Huns, auxquels, en Europe, seuls les

Hongrois s’identifient. Les jeunes Turcs, eux, ont eu auparavant des éclaircissements

sur les “Huns orientaux”. Ils ont pu considérer des cartes de l’empire de Mete (type 2.2.,

2.2.1.) au nord de la Chine, ou de l’empire Turc-céleste, entre la mer d’Aral et le lac

Baïkal, et cette phase de l’histoire de l’Europe a pour eux, sans doute, une signification

différente : elle représente un assaut de la turcité, une période de gloire qui vient

rejoindre, dans l’imaginaire collectif, la période heureuse où “nos ancêtres étaient aux

portes de Vienne”.

L’un et l’autre de ces mouvements ont porté les Turcs vers l’ouest. “Batıya gideriz”, “Nous allons vers l’ouest !”: c’est ainsi que s’intitule une carte murale de cette

Europe médiane définie plus haut, probablement éditée par un groupement ultra

nationaliste. Elle est reproduite dans un ouvrage de même obédience avec le

commentaire suivant (pl. 117) :

“Ah, si l’image ci-dessus pouvait trouver sa place, couvrir un mur de chaque maison

turque !... Ce que vous voyez en format réduit, sous forme imaginaire sur cette carte, vous

montre la route des expéditions vers l’ouest, depuis la Mère-Patrie des Turcs. Le format

d’origine de cette carte est de 1x1,80 m.”

“Chacun reconnaît comme une vérité historique que l’humanité s’est diffusée dans le monde

depuis l’Asie centrale. Les Turcs ont été à la tête des ces MIGRATIONS qui ont décidé du destin

de l’humanité. Cette vérité se manifeste dans l’épopée des Turcs, race supérieure sensible à la

vie, qui a fait l’histoire en participant à ses événements fondateurs, qui, à son gré, fait avancer

l’histoire, peut l’arrêter, ouvre et referme les âges...”

“Les routes que nous indique la géographie, les routes qui conduisent de l’Asie centrale à

l’autre bout du monde, ces routes mènent à l’OUEST. Radloff attirait l’attention sur l’importance

des expressions figurées de l’Occident dans les épopées turques et disait :

“Dans tous les dialectes turcs de l’ouest, des expressions et beaucoup de mots expriment

toujours la même idée, le destin commun de cette race bouillonnante et mobile.”

“Avec la permission du grand Dieu,

Sur les traces de nos ancêtres,

96

Chapitre sept : Les périphéries

Grâce à la force de nos lances,

Nous allons vers l’ouest, nous allons vers l’ouest 1 !”

On s’est écarté, avec cet exemple, du discours proprement scolaire, pour montrer

combien les idées développées dans les manuels peuvent inspirer certains groupes.

Ajoutons encore, pour conclure, que ce mouvement vers l’ouest n’est pas considéré

comme terminé. Sur la carte du monde turc éditée par le journal Türkiye, les

populations turques d’Allemagne, de Hollande et d’Angleterre sont figurées de la même

manière que les minorités turques vivant depuis des siècles en Thrace, en Iran, en

Afghanistan. Cela ne signifie pas une volonté d’expansion turque en Europe, mais un

abandon de l’idée de retour; cela exprime aussi un espoir et un souhait que ces Turcs

d’Occident restent Turcs et ne perdent pas leur identité.

4 - La périphérie du monde arabe : l’Espagne

On ne peut clore cette partie sur l’Europe vue comme prolongement d’un monde

oriental sans évoquer la péninsule ibérique, inclassable car elle est l’extrémité

occidentale (l’Algarve portant le souvenir de l’Al Gharb, l’Occident, des Arabes) d’un

monde oriental dont le centre religieux est La Mecque (types 4.1.4.1., 4.1.4.2., pl. 120 et

121). Le manuel kémaliste présente, dans un découpage original, le nord du Maroc,

l’Espagne et le royaume franc, de manière à montrer la conquête arabe (qui, sur cette

carte, ne s’arrête pas à Poitiers mais à Tours et sur le cours supérieur de l’Yonne) au

VIIIe siècle.

Les cartes d’Espagne sont peu nombreuses; elle est, comme la mer Egée, un cas

d’apparition d’une zone à une seule époque de l’histoire. Lorsque le cadre s’élargit

(type 4.1.4.3.), il permet de représenter la Méditerranée occidentale musulmane, où,

pour une fois, figurent les noms des principautés arabes du Maghreb (pl. 122); mais

c’est là un cas unique dans le corpus 2. L’Espagne semble avoir disparu des manuels

récents, mais l’iconographie compense quelque peu cette absence, puisque les seuls

monuments non turcs (ou perçus comme tels) représentés dans beaucoup d’ouvrages

sont les images de la civilisation musulmane d’Espagne. Elle donne lieu, toutefois, à

trois cartes dans l’atlas de H. Dafitekin (conquête du VIIIe siècle, califat de Cordoue

1 Cf C. KUTAY, Tarihte Türkler, Araplar, Hilafet Meselesi, Istanbul, 1970. L’image et le texte sont en annexe non paginée, à la fin du volume.

2 Le même cadre permet aussi de représenter, une seule fois dans le corpus, les expéditions d’Hannibal (AKÒIT-OKTAY, Lise I, s.d., p. 200).

97

Chapitre sept : Les périphéries

vers 1000 et situation vers 1480 1), ce qui tendrait à confirmer le fait que l’histoire de

l’islam est assumée par les Turcs au point de représenter par le menu un épisode qui ne

concerne en rien l’histoire turque.

La raison en est que cette reconquista espagnole est un événement unique et

traumatisant de l’histoire de l’islam : aucune autre contrée de cette dimension et ayant

vécu si longtemps dans la foi musulmane n’a été perdue. Si le nom de l’Andalousie

évoque, pour beaucoup d’Européens, une société pluri-religieuse brillante et tolérante 2,

il est aussi synonyme, pour les musulmans, d’échec, de recul. Aussi H. Dafitekin a-t-il

pris soin de représenter en détail cet épisode douloureux mais important de l’histoire de

l’islam, de même que le recul ottoman dans les Balkans, tout aussi douloureux, fait

l’objet de nombreuses cartes dans le même atlas et dans les manuels. Le manuel

kémaliste et l’atlas de H. Dafitekin sont les seuls à fournir une représentation de cet

extrême sud-ouest de l’Europe, pour des raisons divergentes : exaltation, non d’une

conquête musulmane mais d’une prétendue conquête turque dans un cas, présentation

plus rigoureusement historique, dans toutes ses phases, d’une avancée et d’un échec

dans l’autre. Dans premier cas, on a une vision kémaliste très utilitaire, dans le sens

d’un nationalisme historique exacerbé; dans le second, une vision mûre de l’événement.

Invasions asiatiques, arrivée de divers peuples turcs, accent mis sur le Danube,

la Volga et l’Oural, enfin l’Espagne dans le cadre de son long épisode musulman, telle

est la vision par les Turcs d’une Europe qui, durant le millénaire médiéval, a été

diversement déstabilisée et transformée par des événements générés loin à l’est. Dans

tous ces cas, l’Europe fait partie de l’histoire des Turcs ou de l’histoire musulmane.

Dans ce dernier cas, l’étude de l’Espagne musulmane est un bon révélateur d’une

certaine appropriation de l’histoire musulmane par les Turcs.

C - La Méditerranée : héritage commun et lieu d’affrontement.

Les autres cartes, celles qui retracent l’histoire de l’Europe (type 4.2.) peuvent

encore se regrouper en deux catégories. Lorsque c’est la Méditerranée qui est

représentée, on est en présence d’une catégorie intermédiaire, qui, autant du point de

vue géographique qu’historique, fait le lien avec l’histoire de l’Orient, turc et/ou

musulman. La Méditerranée est à l’intersection de deux ensembles, dans le temps et

1 H. DAFITEKIN, Genel Tarih Atlası, pp. 30-31.2 Cette idée est sévèrement critiquée par B. LEWIS dans History : Remembered, Recovered,

Invented, Princeton (N.J.), 1976, pp. 71-77.

98

Chapitre sept : Les périphéries

dans l’espace. L’espace méditerranéen (associé souvent à l’Europe du nord, mais de

telle sorte que les diagonales de la carte passent aux environs de Tarente) (type 4.2.1.)

est le cadre de cartes concernant les colonies grecques 1, l’empire romain 2, plus

rarement l’époque de Justinien 3, et surtout les Croisades (pl. 123) 4.

Ces quatre moments de l’histoire européenne concernent le passé de l’Anatolie

et le Proche-Orient; les trois premiers définissent un héritage commun, partagé par

l’Orient et l’Occident. Le quatrième est, avec la reconquista espagnole, l’autre grand

traumatisme infligé par la chrétienté à l’islam, un événement commun qui, certes, a eu,

à long terme, des conséquences positives en accélérant les relations culturelles et

économiques entre les deux mondes, mais aussi a laissé des traces, aujourd’hui encore,

dans l’inconscient collectif turc.

Les cartes des Croisades, qui, dans certains manuels, montrent en détail chacune

des huit expéditions 5, donnent une impression de force, de puissance de la chrétienté.

Les diverses flèches représentant les itinéraires terrestres ou maritimes, se dédoublant,

s’enchevêtrant, forment une sorte de filet, dessinent un dense réseau d’agressions contre

l’islam, en rassemblant dans un seul cadre ce qui a été réparti sur deux siècles (pl. 126).

La représentation de cette menace est probablement à la fois effet et cause : effet de

cette trace douloureuse laissée dans la mémoire collective musulmane, et peut-être

cause continuant d’alimenter cette même rancœur, toujours vivante dans la presse et le

discours nationaliste turc 6, et dans les mosquées 7. Cette importance visuelle des

expéditions croisées peut aussi mettre en valeur la Turquie : à l’importance de la

menace répond la riposte décisive des Turcs seldjoukides, qui fait dire aux historiens

officiels d’aujourd’hui que les Turcs ont protégé l’islam, en n’omettant pas de faire de

Saladin un Turc. Mais l’humiliation suprême, l’existence de ces Etats latins au Levant

et en Terre Sainte, est passée sous silence; aucune carte ne les mentionne, pas même

dans l’atlas de H. Dafitekin.

1 Par exemple, TTTC, Lise I, 1931, carte h.t. n° 16; AKÒIT-OKTAY, Lise I, 1981, p. 125.2 Carte figurant à peu près dans tous les manuels.3 TTTC, Lise II, 1931, carte h.t. n° 8.4 Très nombreuses occurrences.5 En particulier KAFESOFILU-DELIORMAN, Lise II, 1976; UFIURLU-BALCI, Lise II, 1989, p. 69; YILDIZ

et al., Lise II, 1989, p. 57.6 Cf les chroniques de Necati ÖZFATURA dans le quotidien Türkiye, par exemple le 4 novembre

1990 ou le 19 février 1992. Dans les périodes de crise comme l’agression arménienne en Azerbaïdjan ou la guerre en Bosnie, le thème de la croisade est agité quotidiennement.

7 Cf F. ANTAKYALI, “La droite nationaliste dans les milieux turcs immigrés”, CEMOTI, 13, 1992, pp. 45-68.

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Chapitre sept : Les périphéries

La Méditerranée est autant un champ d’affrontements que d’échanges. C’est une

banalité que de le rappeler, mais les cartes des manuels scolaires sont conformes à cette

dualité. Elle est en tout cas le cadre d’événements communs, qui ont lié Orient et

Occident dans un même destin, à plusieurs reprises de leur histoire.

D - L’Europe : une autre histoire.

C’est seulement en représentant l’évolution politique des Etats européens que la

vision du monde turque sort d’elle-même. La plupart des manuels présentent des cartes

de l’Europe au Moyen-Age (empire carolingien par exemple) mais surtout à l’époque

moderne et contemporaine à raison, en général, d’une carte par siècle, excepté

évidemment pour tout ce qui concerne l’évolution de l’empire ottoman en Europe.

C’est un phénomène à peu près semblable à la prise en compte du passé des

Arabes : s’ajoutant au passé centre-asiatique, au passé anatolien, au passé islamique, les

manuels comportent des chapitres concernant le passé européen avec des leçons sur la

Révolution française, par exemple. Mais, ici, l’examen des cartes n’apprend pas grand-

chose sur le degré d’appropriation de cette histoire. Les cartes, dans leur apparence, ne

sont pas différentes de celles dessinées en Europe occidentale; leur contenu ne révèle

aucune originalité. Cependant, le cadrage favori des auteurs est plutôt large : quatre

cartes du corpus seulement, parmi celles qui déclarent, par leur titre ou leur sujet,

représenter l’Europe, ont un cadre limité à la partie occidentale. Ce choix contraste

sensiblement avec celui des auteurs occidentaux. Aussi la plupart des cartes turques

incluent-elles la Turquie, une grande partie de l’empire ottoman ou l’empire byzantin

qui l’a précédé sur le même espace. La signification de ce choix est claire : la Turquie

est en Europe.

L’Europe, dans de nombreuses cartes, est représentée pour elle-même, mais son

histoire n’est pas vraiment extérieure; même si l’historiographie officielle se veut

héritière du passé centre-asiatique, le désir d’Europe est fort; il est en quelque sorte trahi

par les cartes, alors que le texte des leçons, depuis les “thèses d’histoire” ne présente pas

la Turquie comme fille de la culture européenne. Les cartes ne sont pas très conformes

au discours textuel, mais se rapprochent du discours externe, celui qui est adressé à

l’Europe et qui fait des Turcs des Européens comme les autres 1.

1 Cf T. ÖZAL, o.c.

00

Chapitre sept : Les périphéries

E - Plus loin

Au-delà de l’Europe (type 5), il y a l’Amérique, dont les cartes historiques sont

très rares 1. Au contraire, presque chaque manuel présente un planisphère, en projection

mercatorienne, pour représenter les voyages de découvertes du XVIe siècle 2. Ce type de

carte permet de réunir l’histoire de l’Europe, qui à ce moment éclate dans toutes les

directions, et celle de l’empire ottoman (pl. 40) : au centre des cartes, il fait figure

d’obstacle à contourner pour le commerce européen. L’empire est montré comme une

sorte de cause indirecte et passive des grandes découvertes, et, sans doute bien

involontairement de la part des auteurs, expriment un contraste entre l’expansionnisme

européen et le monde musulman/ottoman, qui, certes, s’étale “sur trois continents”

comme se plaisent à le rappeler les historiens nationalistes, mais, justement pour cette

raison, est un obstacle bien gênant. Cela permet tout de même à certains auteurs

d’affirmer, en raisonnant par l’absurde, que l’un des mérites des Turcs est d’avoir hâté

les grandes découvertes 3.

1 TTTC, Lise III, 1933, carte h.t. n° 12.2 Par exemple, MIROFILU-HALAÇOFILU, Lise III, 1990, p. 85; YILDIZ et al., Lise III, 1991, p. 80; H.

DAFITEKIN, o.c., p. 51; B. KURTULUÒ, o.c., 1977, carte n° 27; F.R. UNAT, Tarih Atlası, carte n° 31; du même type, bien qu’il représente la circumnavigation de l’Afrique et les voyages transatlantiques sur deux cartes différentes, OKTAY, Lise III, 1987, pp. 56 et 57.

3 Voir plus loin, dans “Les événements fondateurs”, le chapitre sur la Fetih de Constantinople.

01

Chapitre sept : Les périphéries

CONCLUSION : UNE SÉRIE DE CARTES DE 1993

Une série cohérente de cartes va nous servir d’épilogue, de vérification de nos

hypothèses et d’étalon pour évaluer l’évolution survenue au cours des décennies

étudiées. Il s’agit des cartes, au nombre de 39, qui figurent dans les deux volumes pour

collèges de K. Kara, parus à la fin de 1993 1.

Leur classement par aires, selon les catégories définies, donne des résultats

conformes à l’ensemble; les plus nombreuses appartiennent au type 1, et représentent

l’Anatolie et ses périphéries (vingt cartes, soit environ la moitié, proportion semblable à

celle de l’ensemble du corpus); les sous-ensembles les plus forts sont l’Anatolie seule

(quatre cartes) et les Balkans (cinq cartes); leur importance relative est inversée par

rapport au corpus, probablement parce que le programme d’études ne comporte plus le

passé ancien de l’Anatolie; il n’y a pas de cartes des époques hittite, lydienne, ionienne,

etc.

En deuxième position par le nombre, les cartes de type 2 (Eurasie, huit cartes)

sont en proportion plus forte (un cinquième) que dans l’ensemble du corpus (un

septième). Les plus nombreuses (cinq occurrences) appartiennent au type 2.2.1., qui

représente l’Eurasie amputée de ses “caps”. Les cartes de type 3 (périphéries asiatiques)

sont conformes à l’ensemble, avec trois occurrences du type 3.1.1. (Asie du sud-ouest),

pour la représentation des ensembles irano-afghans des époques des Ghaznévides, des

chahs du Khwarezm et de Tamerlan. L’Europe, enfin (type 4) est moins représentée que

dans l’ensemble du corpus, avec trois cas seulement, car il n’y a pas de carte concernant

l’histoire politique européenne.

D’un point de vue formel, la cartographie continue l’évolution entamée depuis

quelques années; on note un emploi systématique de la couleur, ce qui ne contribue en

rien à la clarté, au contraire. Surtout, les échelles graphiques, qui commençaient à se

généraliser de nouveau, accompagnent désormais toutes les cartes. Cependant, ce

progrès est en partie illusoire : dans le premier volume de la collection, six cartes sur

vingt sont dotées d’une échelle grossièrement fausse 2. Un sondage dans un autre

manuel de 1993 révèle les mêmes négligences avec sept erreurs grossières sur douze

1 KARA, Ortaokul I-II, 1993.2 KARA, Ortaokul I, 1993, cartes n° 2, 8, 10, 11, 12, 13. Dans quelques cas, les auteurs se sont

manifestement trompés d’une dizaine dans les chiffres.

02

Chapitre sept : Les périphéries

cartes 3. Ce genre d’erreurs révèle la hâte avec laquelle les manuels sont désormais

confectionnés en Turquie.

Sur le plan sémiologique, on ne constate aucune nouveauté par rapport à la

cartographie traditionnelle. Les signes les plus courants sont toujours les traits continus

qui représentent les “frontières”, y compris pour les “Etats” des Huns; les signes

dynamiques (flèches) rencontrés sont les mêmes, dans les mêmes représentations que

celles qui ont été étudiées : migrations préhistoriques, invasions du Moyen-Age,

avancées infructueuses des Arabes. La représentation est toujours conçue comme s’il

s’agissait d’Etats-nations, et quitte rarement le domaine politique, à part les cartes,

classiques désormais, de la route de la soie et des routes commerciales dans l’Anatolie

seldjoukide. A part la première carte qui représente l’Asie et ses montagnes, le relief

n’est jamais figuré; encore dans la première carte l’est-il de façon tellement

approximative que cette représentation perd une grande partie de son utilité (vol. I, p.

10). Sur une carte de l’Asie intérieure, représentant le domaine des Karahanides qui

s’étendait de la mer Caspienne à Turfan, il n’y a pas de montagne ni de déserts (vol. I,

p. 73); il en est de même sur les cartes cadrant le domaine irano-afghan (vol. I, pp. 75,

133, 137). Il n’y a toujours pas de représentation vraiment parlante, pédagogique de

l’Asie intérieure.

La continuité n’existe pas seulement sur le plan formel. Le discours

cartographique reste fidèle à lui-même; en effet, la carte des migrations préhistoriques,

sur le modèle classique (projection conique et flèches rayonnantes à partir de l’Altaï),

existe toujours (vol. I, p. 13). Les “Etats” huns et turc-céleste sont toujours des Etats

territoriaux recouvrant des millions de km2. Les lacunes sont identiques à celles que

nous avons observées : sur la carte du grand empire seldjoukide, l’Arménie cilicienne

reste en creux (vol. I, p. 77); il n’y a pas de carte de l’empire byzantin, qui reste toujours

hors-sujet lorsqu’il est dans le champ; enfin, les îles dépendant du nouvel Etat grec de

1829 (Eubée, Cyclades) restent ottomanes sur la carte de ce manuel (vol. II, p. 114) 1.

Cette continuité frappante ne doit pas masquer, pourtant, des nouveautés

importantes. Tout d’abord, comme on l’a dit plus haut, le programme a été amputé de

l’étude de l’Anatolie ancienne. La première carte représentant l’Anatolie n’apparaît

qu’en treizième position dans la série et concerne la période seldjoukide (vol. I, p. 104);

le passé pré-turc de l’Anatolie n’est maintenant plus du tout pris en compte. Deux

cartes, rares dans l’ensemble du corpus, figurent dans ce manuel, celle de la côte nord

3 YILDIZ et al., Ortaokul II, 1993, cartes n° 1, 2, 3, 6, 7, 8, 10.1 L’appartenance de ces îles à la Grèce est cependant respectée dans l’ouvrage de YILDIZ et al.,

Ortaokul II, 1993, p. 87, et la représentation devient correcte à partir de 1878 dans KARA (vol. II, p. 121).

03

Chapitre sept : Les périphéries

de la mer Noire au XVIIIe siècle (vol. II, p. 97) et celle de la bataille des Dardanelles

(vol. II, p. 155). Ce dernier modèle tend, semble-t-il, à se généraliser 1.

Les nouveautés les plus importantes vont de pair avec l’apparition, à la fin des

manuels d’histoire, d’un chapitre sur “Le monde turc au XXe siècle”. Il comporte, dans

le manuel de K. Kara, une carte de l’Asie intérieure avant sa colonisation par la Russie

et la Chine 2. Dans les manuels de géographie, ou les chapitres géographiques des

manuels de sciences sociales pour écoles primaires, les cartes politiques du monde turc

se généralisent, avec même, dans certains ouvrages, une carte pour chacune des

républiques turcophones 3. Alors que certaines de ces cartes ne cadrent que l’espace

turcophone de l’ex-URSS, d’autres (c’est le cas de l’ouvrage de H.H. TekıÒık)

présentent dans le même cadre l’Anatolie, ce qui nécessite une projection conique. C’est

une représentation très pratique et intéressante, car elle montre enfin clairement les

relations spatiales existant entre toutes les composantes du monde turc.

A tout cela s’ajoute encore une carte du monde turc, obligatoire depuis mai

1993, à la fin de chaque ouvrage, conjointement à celle de l’Anatolie et des autres

symboles de l’Etat turc. Il s’agit là d’une nouveauté très importante non seulement sur

le plan des représentations, mais aussi sur le plan politique, qui montre les ambitions au

moins culturelles de l’Etat turc sur cette aire, et qui peut, sur le plan de la construction

identitaire, avoir des conséquences à long terme dans l’imaginaire de la population

turque (pl. 74).

Sous une apparente continuité, on décèle donc dans cette série récente de cartes

des nouveautés très significatives. Il est évident que l’Etat turc veut désormais que ses

citoyens se sentent appartenir à une communauté turcophone plus vaste. C’est un

sentiment qui devrait rassurer, après l’échec de l’entrée dans l’Europe, et la poursuite de

la mésentente avec la Grèce, qui enlève beaucoup de consistance au sentiment

d’appartenance à l’OTAN. La communauté turcophone, même si elle n’avait d’autre

d’existence que sentimentale, existe au moins, désormais, sur une carte diffusée dans

toute la population scolaire; ces initiatives cartographiques rejoignent et complètent des

initiatives de la presse nationaliste, qui ont fait découvrir l’Asie turcophone à leurs

1 YILDIZ et al., o.c., vol. II, p. 105.2 KARA, Ortaokul II, 1993, p. 199.3 C’est le cas dans ∑AHIN, Ortaokullar için Millî Cofirafya I, 1993, pp. 46, 47, 49, 52, 53, 55. La

carte générale de l’Asie turcophone se trouve par exemple dans TEKIÒIK, |lkokul V, 1993, en deux exemplaires, pp. 225 et 227; et dans KARABIYIK, |lkokul V, 1993, p. 163.

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Chapitre sept : Les périphéries

lecteurs depuis 1990, et ont cherché à élargir le domaine géographique sur lequel

s’appuie le sentiment identitaire 4.

4 Cf notre article, “Les ‘Turcs de l’extérieur’ dans Türkiye : un aspect du discours nationaliste turc”, CEMOTI, 14, 1992, pp. 31-52.

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