Dans l'autre sens. La migration de RFA en RDA.

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. d'aujourd'hui Tabous de l'histoire dans les deux Allemagnes avant 1989 et apres la reunification Dossier publie sous la direction de J. Poumet L' Allemagne et la France face a la crise d'hyperspeculation globale Helmut Schmidt, le retour en grcce du premier « chancelier de la crise » l'ä'C aa 1 D 1 F F U S 1 0 N

Transcript of Dans l'autre sens. La migration de RFA en RDA.

. d'aujourd'hui

Tabous de l'histoire dans les deux Allemagnes avant 1989 et apres la reunification

Dossier publie sous la direction de J. Poumet

L' Allemagne et la France face a la crise d'hyperspeculation globale

Helmut Schmidt, le retour en grcce du premier « chancelier de la crise »

l'ä'Caa1 ~P.~~~~?. ~ D 1 F F U S 1 0 N

Dans I' autre sens. Patrice G. Poutrus• La migration de RFA en RDA

On a coutume d' annoncer a grands cris qu'il faut reecrire l'histoire des lors que de nouvelles sources, parfois reduites a quelques documents isoles, sont exhibees par un archiviste, un journaliste ou un historien. Cette volonte permanente de revi­ser l'histoire donne certes des resultats et ouvre de nouvelles perspectives, mais eile conduit aussi a des deceptions, en particulier dans le domaine de l'histoire contem­poraine des migrations entre les deux Allemagnes 1. Disons-le d' emblee : la migra­tion « dans I' autre sens », c' est-a-dire d' Allemagne de I' ouest vers I' Allemagne de I' est, est loin d'etre un phenomene inconnu : en fait, eile etait plutot I' exception a une regle. Pour la population est-allemande comme pour la direction du parti au pouvoir, le SED, elle etait une exception notable, au regard des tendances genera­les de la mobilite geographique en RDA. En revanche, l'emigration vers l'ouest est restee - malgre des fluctuations notables - un phenomene important 2. Entre 1949 et 1988, plus de 3,3 millions de personnes ont ainsi quitte la RDA pour la RFA (dont 2,7 millions entre 1949 et 1961) 3.

On estime que 470 000 4 a 675 000 personnes ont migre « dans l'autre sens » entre 1950 et 1989 (environ 600 000 jusqu'en 1961 5). Le niveau reel de ce flux migratoire est probablement plus proche des statistiques est-allemandes, car ces dernieres mentionnaient meme les sejours de courte duree, alors qu' en RFA, les manquements a I' obligation de signaler son changement de residence ne portaient pas a consequence : c' est ce qui explique pourquoi les statistiques ouest-alleman­des sont inferieures d' environ un tiers. Par ailleurs, il faudrait egalement corriger ces statistiques en tenant campte du fait que certaines personnes traversaient la frontiere interallemande a plusieurs reprises 6. Quoi qu'il en soit, il s' agit bien la d'un flux migratoire au sens strict du terme. Signalons enfin les quelque 600 enle­vements par la Stasi, qui representent ici un cas extreme 7 .

Les raisons de ce flux migratoire

Si au debut, les motivations d'une majorite des migrants de l'ouest vers l'est etaient d' ordre economique, a partir de 1955 et de I' amelioration de la situation generale en RFA, le regroupement familial et d' autres motifs d' ordre prive devinrent

* P. G. Poutrus. Chercheur au Zentrum für Zeithistorische Forschung (ZZF) de Potsdam.

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preponderants. D'une moniere generale, le nombre des « remigrants » (Rückkehrer) - des Allemands de I' est qui avaient au prealable quitte la RDA - etait beaucoup plus important que le nombre des « primo-migrants » - des Allemands de I' ouest ayant decide de s'installer dans l'autre Allemagne sans y avoir reside auparavant. On peut donc largement qualifier le flux migratoire de I' ouest vers I' est de « remi­gration interieure » - et donc le considerer comme un effet secondaire du flux migratoire de l'est vers l'ouest, numeriquement bien plus important B.

Jusque dans les annees 1970 I C1 etaient SUrtout les jeunes hommes de 15 Q

25 ans qui immigraient en RDA car ils en etaient, pour la plupart, originaires. En raison de la stabilisation economique en RFA a partir de 1955, les migrants de I' ouest vers I' est furent motives par des raisons d' ordre prive plutot qu' economi­que 9. Si la plupart des emigrants originaires de RDA avaient !out d'abord appre­cie la situation sur le marche du travail et les conditions de logement en RFA, ils etaient en revanche souvent restes « socialement isoles », ce qui les conduisait a envisager un retour en RDA io. Neanmoins, apres leur reinstallation en RDA, les remigrants {taut comme les primo-migrants d' ailleurs) etaient souvent de~us. Pour des raisons de securite, ils n' etaient souvent pas autorises a retrouver leur ancien travail, ou alors leur emploi etait bien en de~a de leur niveau de qualification. De plus, leur situation financiere etait la plupart du temps peu enviable dans la mesure ou, apres 1958, les aides a l' integration furent supprimees. En raison des mauvaises conditions de logement et des difficultes d'approvisionnement au quoti­dien, plus de la moitie des migrants de l'ouest vers l'est repartirent en RFA 11 .

Dans les annees 1970 et 1980, le flux migratoire en direction de l'ouest chan­gea de visage : il s' agissait le plus souvent de personnes ayant re~u I' autorisation de quitter la RDA, de prisonniers politiques « rachetes » par la RFA, de personnes ayant reussi a passer de I' autre cote du mur, ou bien de personnes qui, au cours d' un sejour a l'ouest, decidaient de ne pas rentrer en RDA. Pour emigrer legalement en RFA, un citoyen de RDA devait non seulement attendre plusieurs annees, mais il se trouvait, de surcrolt, confronte a une certaine marginalisation sociale, et sur­tout a un controle par les services secrets 12. C' est pourquoi un depart etait mOrement reflechi. Un retour etait difficilement envisageable, sans compter qu' apres la construction du mur en 1961 , une migration interallemande semblait definitive. Dans la plupart des cas, ces migrants etaient plus ages et partaient a I' ouest avec leur famille : cela aussi rendait une remigration plus difficile. En general plus qua­lifies que les migrants est-allemands des annees 1950, ceux des annees 1970 et 1980 trouvaient a I' ouest des conditions attrayantes sur les marches du logement et du travail. Enfin, un certain nombre de retraites qui etaient venus legalement en RFA souhaitaient rentrer en RDA parce qu' ils se sentaient isoles en Allemagne de l'ouest et avaient la nostalgie du pays 13.

Si les remigrants etaient donc principalement mus par des raisons privees, les primo-migrants qui n' avaient jamais reside en RDA auparavant etaient surtout attires par la perspective d' une securite de I' emploi et par les possibilites de forma­tion continue et de reorientation professionnelle. 11 y a fort a parier que les migrants originaires d' Allemagne de I' ouest n' avaient que rarement des motivations d' ordre ideologique 14. II y a neanmoins une exception : les artistes et intellectuels de la gauche radicale qui , comme Peter Hacks, choisirent de s' installer en RDA - et qui y furent d' ailleurs accueillis a grand renfort de propagande 15. Le cas le plus extreme

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est certainement celui, fortement marque politiquement, des dix anciens membres de la Fraction Armee Rouge en rupture avec le mouvement qui deciderent de s'installer en RDA au debut des annees 1980. La Stasi leur fournit de nouvelles iden­tites et ils ne furent soumis qu'a des interrogatoires de pure forme destines a mieux camoufler l'operation 16. Car les anciens de la Fraction Armee Rouge et les migrants de I' ouest vers I' est en general avaient une chose en commun : environ deux tiers des primo-migrants et un quart des remigrants avaient eu affaire a la jus­tice en RFA. Leur choix de la RDA s' expliquait Clone en partie par une volonte d'echapper a une condamnation 17.

Attirer et controler

Jusqu'en juin 1953, les dirigeants de RDA etaient plutot hostiles a l'egard des immigrants et des remigrants : ils les consideraient en effet comme des obstacles potentiels dans le grand processus de transformation de la societe est-allemande. Par ailleurs, la guerre avait laisse des traces profondes, notamment sur les marches du logement et Clu travail lB. En 1952-1953, la RDA mit en place des camps et des foyers de quarantaine afin d'heberger et de surveiller de pres les personnes ayant fait une demande officielle d'immigration. Au sein de ces camps, les decisions concernant I' acceptation ou non des interesses revenaient aux « groupes d'interven­tion » du Ministere de la Securite d'Etat {la Stasi). Si les fonctionnaires du Ministere etaient souvent identifiables, c' est en revanche dans la plus grande discretion qu'ils se livraient aux arrestations, afin de ne pas declencher de troubles. Par ailleurs, la Stasi surveillait en secret certaines personnes en particulier et recrutait des informa­teurs, qui intervenaient dans les camps comme a I' exterieur 19.

Lorsque la direction du SED s'engagea, suite aux evenements de juin 1953, dans le « Nouveau Cours » et desserra quelque peu son emprise repressive, les Allemands de I' est qui avaient fui furent plus nombreux a vouloir rentrer en RDA. La Stasi craignit alors I' arrivee massive d' espions occidentaux. Dans le meme temps, remigrants et primo-migrants etaient le signe tangible de I' attractivite de I' « autre » Allemagne et ils devinrent ainsi un objet politique de premier ordre. De plus, l'im­migration de certaines professions (par exemple les medecins ou les agriculteurs) presentait un interet economique indeniable. C' est pourquoi les decisions concer­nant l' immigration de ces categories de personnes etaient prises au plus haut niveau du Comite central du SED 20. Le departement charge de la « politique de popula­tion » (attirer et integrer les migrants) changea de nom a l'ete 1955 pour devenir le « Departement des affaires interieures » et fut integre au Ministere de !' Interieur. Par consequent, la police fut encore davantage impliquee dans l'hebergement, la surveillance et la {re)integration des remigrants et primo-migrants en RDA 21, la Stasi quant a eile, avec ses methodes de police secrete, continuant de les interroger et de les surveiller etroitement. Entre 1954 et 1957 environ, le regime s'effor~a d'at­tirer les migrants en RDA. Mais ces efforts echouerent souvent au regard de la rea­lite est-allemande 22_ En effet, les problemes d' approvisionnement dominaient la vie guotidienne en RDA : ils etaient generalises, frequents et plus ou moins chroniques. II n'y avait pas a proprement parler de rationnement, mais le probleme se manifes­tait par une rarete permanente et durable des biens les plus demandes. Pour la population - consommateurs et producteurs -, cela signifiait des frustrations perma­nentes, des attentes constamment de~ues, des queues devant les magasins, des substitutions contraintes, une recherche constante des biens souhaites et des retard

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dans la decision d'achat23. Ainsi la plupart des consommateurs de RDA ne dispo­saient-ils pas de la « souverainete de I' acheteur » propre a I' economie de marche. La regle etait plutöt la suivante : plus I' offre d' un produit etait incertaine, plus il etait interessant de le stocker lorsqu'il etait disponible, ce qui, en retour, renfor~ait les goulets d'etranglement. Par rapport a la RFA, la vie en RDA etait donc relativement plus difficile. C' est pourquoi la population est-allemande, taut comme I' elite diri­geante, etait taut a tait consciente du fait que la veritable « alternative » pour ame­liorer le quotidien etait d' aller a I' ouest ! Les migrants de I' ouest vers I' est etaient donc accueillis en RDA sans aucune forme d'indulgence 24.

Les soup~ons permanents de la part de la police secrete n' ont pourtant jamais entralne une multiplication des rejets de demandes d'immigration - surtout parce que la direction du SED valorisait, pour des raisons de propagande, chaque immigrant en provenance de RFA. Au milieu des annees 1950, les remigrants, qui representaient la majorite des personnes ayant fait une demande officielle d' immi­gration en RDA, furent de fait systematiquement autorises a rentrer 25 : seules 3 % des demandes faisaient l'objet d'un refus. En ce qui concerne les primo-migrants dont les autorites ne voulaient pas, il s' agissait la plupart du temps de « criminels » et de personnes politiquement indesirables : c' est un fait avere que le taux de crimi­nalite parmi les migrants de I' ouest vers I' est etait parfois trois fois plus eleve que celui de la population est-allemande. Soulignons neanmoins dans ce cadre la forte proportion de delits politiques. Cela est peut-etre do au fait que ces migrants etaient etroitement surveilles (il y aurait donc la un biais statistique}. Toujours est-il que ce probleme fit l'objet d'une attention a partir de 1957 26.

Ainsi, en 1957 (puis a nouveau en 1960), les regles d'accueil et les contröles subis par les migrants venant de I' ouest furent renforces 21. En 1 958 (au moment de la modification de la legislation sur les passeports}, le fait de « quitter illegalement la RDA » devint explicitement un delit, qui fut a I' origine de pres de 10 000 nouvel­les instructions en douze mois. Mais dans les faits, les poursuites furent vite aban­donnees afin de ne pas interferer avec les projets des remigrants. Par ailleurs, en raison des problemes de coordination entre la Stasi et la police, certaines person­nes echappaient totalement au contröle par les autorites est-allemandes 28. C' est pourquoi le passage par les foyers d'accueil fut rendu obligatoire en 1959. Alors qu' en 1958, seuls 40 % des migrants de I' ouest passaient par un foyer des leur arri­vee, deux ans plus tard, la proportion s'elevait a 96 % 29_ En raison de contröles plus stricts a l'encontre des personnes ayant fait une demande officielle d' immi­gration, le taux des refus augmenta jusqu'en 1960/1961, atteignant environ 30 %. Et comme la RDA n'arrivait pas a concurrencer le miracle economique ouest-alle­mand, elle cessa de s' efforcer d ' attirer les migrants. Elle les decouragea meme, et cela des avant la construction du mur. Finalement, le regime de RDA se contenta d' exercer un ecremage drastique parmi les (toujours plus} rares dossiers de demande officielle d' immigration en recourant de moniere accrue aux services de la Stasi et de la police 30.

La construction du mur mit fin brutalement a I' emigration est-allemande. Par ailleurs, si elle entralna une reduction drastique du tlux des remigrants et des primo-migrants, ce flux ne fut pas completement stoppe. Ainsi, entre aoOt 1961 et la fin 1965, on denombre encore 65 803 demandes officielles d' immigration, ce qui correspond a la moyenne annuelle avant la construction du mur. Parmi les

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37 386 remigrants, le taux de rejet etait de 27 %, parmi les 28 417 primo­migrants, il atteignait meme 58 % 31. Cette proportion, plus elevee qu' avant la construction du mur, signale une tendance croissante a l'isolement. A partir du milieu des annees 1960, toute demande de remigration emanant d 'une personne ayant quitte la RDA pour « motifs politiques » fut systematiguement rejetee. En revanche, une plus grande souplesse etait de mise dans le cas de personnes recher­chees par la police ouest-allemande. Et meme les personnes officiellement autori­sees a immigrer en RDA furent accueillies avec une grande mefiance. Elles ne pouvaient exercer un emploi d' enseignant ou de cadre, ni travailler dans des secteurs economiquement sensibles. Les remigrants devaient se soumettre a des « mesures de controle particulieres » de la part de la police durant une periode qui pouvait aller jusqu' a deux ans. Pour les primo-migrants, cette periode atteignait meme parfois trois ans. La procedure d' acceptation dans les foyers d' accueil etait aux mains des fonctionnaires de la police criminelle et du service des passeports et de declaration du lieu de residence 32.

Parmi les immigrants de I' ouest vers I' est se trouvaient notamment des deserteurs de I' armee ouest-allemande. Jusqu' en 1962, ils etaient regroupes au « Foyer de la Solidarite Internationale » (Heim Internationale Solidarität) a Bautzen. lls furent ensuite heberges a Barleben sous la responsabilite du « Departement des affaires interieures » du Ministere de !' Interieur. A la fin des annees 1960, les soldats de I' ouest deserteurs furent regroupes dans le foyer d' accueil de Berlin-Blankenfelde. Apres la creation d'un foyer d'accueil centralise a Röntgental, le controle des offi­ciers deserteurs de la Bundeswehr fut confie a la section d' espionnage exterieur de la Stasi (HV A). A l'issue de la procedure de controle, les officiers etaient trans­feres dans une section speciale du Foyer d' accueil centralise de Fürstenwalde. Les autres deserteurs etaient places sous la responsabilite de la section principale 1 du Ministere de la Securite d'Etat (la Stasi), responsable par ailleurs des guestions rela­tives a I' armee est-al lemande. lls etaient transferes a Röntgental, ou ils retrouvaient les autres immigrants potentiels. A partir de 1982, c' est egalement a Röntgental que se deroulerent les procedures d' admission 33.

Röntgental

La creation du camp d' accueil de Röntgental est directement liee a la cons­truction du mur le 13 aoOt 1961. Apres cette date en effet, le nombre de deman­des officielles d ' immigration en RDA se reduisit considerablement: ainsi , seules 33 536 demandes ouest-allemandes furent formulees entre 1964 et 1975 34_ Dans le sillage de la detente germano-allemande et du processus d' Helsinki, de plus en plus d'Allemands de l'est firent des demandes de visa, et cela malgre les risques de marginalisation voire de criminalisation 35 que cela comportait dans la societe est­allemande 36_ Avec l'augmentation des sejours a l' ouest et le nombre croissant de citoyens de RDA qui decidaient de rester a I' ouest, il y eut egalement une augmen­tation du nombre des retours a plus ou moins long terme, ou du moins des tentati ­ves de retour. Mais le traitement des demandes n' etait pas rapide. Comme souvent, I' administration de RDA reagit avec un temps de retard . Ainsi fallut-il attendre le mois d' avril 1979 pour voir s' ouvrir le Foyer central d' accueil de Röntgental, cense absorber le flux migratoire croissant. Le foyer, qui pouvait accueillir au maximum 11 7 personnes, devint le point de passage oblige pour la tres grande majorite des personnes qui vou laient s' installer en RDA. Ceux qui , originaires d'autres pays occi-

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dentaux que la RFA, avaient depose une demande officielle d'immigration en RDA, ainsi que les officiers de la Bundeswehrdeserteurs etaient heberges a Molkenberg, pres de Fürstenwalde. Entre 1981 et 1985 par exemple, 511 ressortissants de pays occidentaux demanderent a s'installer en RDA - ils etaient 59 en 1987 37.

En matiere de politique d'immigration, le Ministere de la Securite d'Etat (la Stasi) voulait tout controler : il gardait donc la haute main sur Röntgental. Aux postes-clefs de la direction du foyer, on trouvait des officiers de la Stasi sous couverture (appe­les « officiers en mission speciale », Offiziere im besonderen Einsatz, OibE), ainsi que des espions et des agents (les fameux « collaborateurs inofficiels », inoffizielle Mitarbeiter, IM). La Stasi avait un pouvoir tel a Röntgental qu' eile etait en mesure de reclamer au Ministere de !'Interieur (dont Röntgental dependait pourtant) d 'avoir les coudees franches et d' avoir moins de comptes a rendre. Au debut des annees 1980, 51 fonctionnaires de la police criminelle, 32 fonctionnaires des « Affaires interieures » et 29 fonctionnaires de l' lnspection de police de Pankow - c' est-a-dire 112 personnes au total - travaillaient a Röntgental. A cela s' a1·outaient 19 fonction­naires permanents de la Stasi. Jusqu' au plus petit echelon de a hierarchie, la Stasi disposait d'un reseau dense d' informateurs: ainsi en 1987, parmi les 114 person­nes travaillant a Röntgental, on comptait pas moins de 26 informateurs, presents a tous les niveaux, soit 22,8 % des effectifs 38_

Entre 1981 et 1985, 1100 demandes en provenance de RFA furent traitees a Röntgental : parmi ces demandes, on sait que 584 furent rejetees et 504 acceptees. La Stasi exerc;:a une surveillance particulierement etroite sur 208 remigrants et 37 autres personnes qui , selon la reglementation en vigueur, n'auraient pas eu le droit de venir en RDA. De nombreuses personnes faisaient en outre connaltre leur volonte de s'installer en RDA par voie ecrite aupres des diverses instances de l'Etat et du parti. En 1985, on denombre ainsi 531 personnes {qui envoyerent au total 1551 courriers). En 1987, les chiffres sont respectivement de 621 personnes {et 1292 courriers). Dans les annees 1980, le Conseil d' Etat de RDA, le bureau d' Erich Honecker, le Ministere de !'Interieur et le Ministere de la Securite d' Etat prenaient les decisions concernant ces cas-la et la reponse officielle etait envoyee par le Ministere de !'Interieur, qui en informait le Comite Central du SED 39. Si le nombre de ces demandes etait relativement faible, la proportion des demandes acceptees etait, quant a eile, etrangement elevee dans les annees 1980 (de l'ordre de 85 %). En effet, contrairement a ce qui se passait au debut de l' histoire de la RDA, seules les personnes qui avaient de reelles chances de voir leur demande aboutir se decla­raient candidates. Les autorites expliquaient ce pourcentage par le travail de controle minutieux qu' effectuait la Stasi a Röntgental et par la surveillance accrue et toujours plus longue a laquelle devaient se soumettre les futurs nouveaux citoyens de RDA. Enfin, les services d' espionnage occidentaux avaient peu a peu aban­donne l' idee de faire entrer des espions en RDA par ce biais. II leur arrivait en revanche de s' appuyer sur des citoyens de RDA installes a I' ouest et de les inciter a se rendre en visite (et en mission) en RDA 40.

Tout nouveau citoyen de RDA devait laisser ses devises aux autorites. Durant toute la procedure de controle, les personnes ayant fait une demande officielle d'immigration n' avaient pas le droit de quitter le Foyer central d' accueil ; par ail­leurs, elles etaient regulierement interrogees par la police et la Stasi, ce qui avait pour consequence d'intimider les nouveaux 41. La routine de la Stasi imposait de

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proceder a des interrogatoires repetes, afin de verifier les faits biographiques et les documents officiels, et de mettre au jour d' eventuelles incoherences. Pourtant, nombreux furent les migrants de l'ouest qui ne firent l'objet d'une surveillance locale accrue qu' apres leur installation en RDA : en effet, pour « raisons politiques » I la procedure d' acceptation a Röntgental s' accelera de plus en plus. A la fin du regime, eile ne prenait plus que deux semaines, un delai beaucoup trop court pour proceder a des verifications poussees. De surcrolt, de moins en moins d' Allemonds de I' ouest necessitant des verifications importantes souhaitaient s'ins­taller en RDA. Dans ces cas « traites » de moniere approfondie par la Stasi, les per­sonnes concernees etaient le plus souvent dechues de la nationalite de RDA et refoulees a I' ouest 42.

Des avant la construction du mur en 1 961, la RDA avait echoue dans so tenta­tive d' attirer des migrants en RDA, qu'il s' agisse d' anciens ressortissants est-alle­mands remigrant dans leur pays d' origine, ou bien d' Allemands de I' ouest n' ayant jamais reside en RDA (appeles ici primo-migrants). Malgre la foi en une « victoire du socialisme », le « vote avec les pieds » se fit en tres nette faveur de la RFA, et cela des le milieu des annees 1950 43. La migration « dans I' autre sens » etait etroi­tement liee aux flux migratoires de RDA vers la RFA. La majorite des migrants d' Allemagne de I' ouest vers I' Allemagne de I' est avait au prealable quitte la RDA, mais n' avait souvent pas reussi a s' integrer en RFA. Jusqu' a la construction du mur, la migration de I' ouest vers I' est declina regulierement pour devenir marginale apres 1961 . Les efforts deployes par la RDA pour attirer les immigrants en prove­nance de I' ouest echouerent devant les attentes demesurees de la part de la direc­tion du SED, et devant la mefiance generale dans le camp occidental a l'egard de la societe socialiste. La RDA fut surtout un pays d' emigration - pas un pays d' immi­gration. Paradoxalement, les instances de securite est-allemandes voyaient en pres­que chaque migrant de I' ouest vers I' est un danger potentiel pour le regime, ce qui lustifiait le deploiement d' espions et d'informateurs. Or il est fort probable que les tonctionnaires de la Stasi aient compris relativement tot que les motifs de migration etaient davantage d' ordre prive et familial que politique. En revanche, dans bien des cas, l' integration des immigrants en RDA etait rendue plus difficile par I' oppo­sition systemique entre les deux Allemagnes. La plupart des Allemands de I' est ne comprenaient tout simplement pas qu' un Allemand de l'ouest veuille s' installer en RDA. Les aides a l' integration, aussi limitees soient-elles, etaient per~ues par la population est-allemande comme des privileges indus ""· Sur ce point precis, la population est-allemande, souvent critique vis-a-vis du regime - du moins en prive -, etait en accord parfait avec les autorites. l'histoire des migrants de I' ouest vers I' est demontre une fois de plus, si besoin etait, que l'integration sociale des « etrangers » en RDA etait problematique et que I' attitude du Porti-Etat a leur egard etait pour le moins ambivalente 45.

Traduction : Patrick FARGES

Notes

1. C_'.est le cas notomment de l'annonce qui a ete faite ava nt la sartie du livre de Bernd Stöver: Spione und andere Ubersiedler. Worum eine halbe Million Westdeutsche noch drüben gegangen sind, Munich, Beck, 2009.

2. Siegfried Grundmann, lrene Müller-Hartmann et lnes Schmidt, « Migration in, aus und nach Ostdeutsch­land», in Soziologen-Tag Leipzig 1991. Soziologie in Deutschland und die Tronsformo fion großer gesellschaftlicher Systeme, ed. Hansgünter Meyer, Berlin, Akademie-Verlag, 1992, p. 1577-1609.

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3. Helge Heidemeyer, Flucht und Zuwanderung aus der SBZ/DDR 1945/1949-1961. Die Flüchtlingspolitik der Bundesrepublik Deutschland bis zum Bau der Berliner Mauer, Düsseldorf, Droste, 1994, p. 45.

4. Selon les statistiques de RFA. Cf. Hartmut Wendt, Oie deutsch-deutschen Wanderungen. Bilanz einer 40jäh­rigen Geschichte, in Deutschland Archiv, 1991, n° 4 , p. 386-395, ici p. 388.

5. On trouvera les donnees officielles de RDA pour la periode de 1950 6 1963 (voire 1968) dans : Andrea Schmelz, Migration und Politik im gefeilten Deutschland während des Kalten Krieges. Die West-Ost-Migration in die DDR in den 195oer und 196oer Jahren, Opladen, Leske & Budrich, 2002, p. 39 et 207. On trouvera les .donnees pour la periode posterieure dans : Tobias Wunschik, « Migrationspolitische Hypertrophien. Aufnahme und Uberwa­chung von Zuwanderern aus der Bundesrepublik Deutschland in der DDR», in IMIS-Beifräge, n° 32/2007, p. 33-60.

6. Cf. Cornelio Röhlke, «Entscheidung für den Osten. Die West-Ost-Migration», in Bettina Effner et Helge Heidemeyer (eds.). Flucht im geteilten Deutschland. Erinnerungsstätte Notaufnahmelager, Berlin, be.bra-Verlog, 2005, p. 97-114, ici p. 98.

7. Cf. Karl-Wilhelm Fricke, « Entführungsaktionen der DDR-Staatssicherheit und die Folgen für die Betroffenen», in Materialien der Enquete-Kommission « Uberwindung der Folgen der SED-Diktatur im Prozeß der deutschen Einheit » (13. Wahlperiode des Deutschen Bundestages}, ed. Deutscher Bundestag, vol. 8/2, Baden­Boden, Nomos, 1999, p. 1169-1208.

8. Schmelz, Migration und Politik im geteilten Deutschland, p. 45-48. 9. Schmelz, Migration und Politik im gefeilten Deutschland, p. 45-48 ; Jörg Roesler, « Rübermachen ».

Politische Zwänge, ökonomisches Kalkül und verwandtschaftliche Bindungen als häufigste Motive der deutsch-deut­schen Wanderungen zwischen 1953 und 1961 , Berlin, Helle Panke, 2004, p. 28.

10. Ludwig Auerbach (redocteur), Die West-Ost-Wanderung ehemaliger Sowjetzonen-Flüchtlinge, ed. infratest, vol. 3, Munich, Kopernikus-Verlag 1962, p. 1 sq. Sur le probleme de l'integration socio-economique des Allemonds de I' esl en RFA, cf. Frank Hoffmann, Junge Zuwanderer in Westdeutschland. Struktur, Aufnahme und Integration jun­ger Flüchtlinge aus der SBZ und der DDR in Westdeutschland, Francfort/M., Hoffmann, 1999.

11. Cornelia Röhlke, « Entscheidung für den Osten. Die West-Ost-Migration», in Effner et Heidemeyer (eds.), Flucht im gefeilten Deutschland, p. 97-114, ici p. l 02 sq.

12. Hans-Hermann Lochen et Christian Meyer-Seitz, Die geheimen Anweisungen zur Diskriminierung Ausreisewilliger. Dokume'!.fe der Stasi und des Ministeriums des Innern, Cologne, Bundesanzeiger, 1992.

13. Volker Ronge, « U~.rsiedler aus der DDR - ein Minderheitenproblem ? », in Dieter Voigt et Lothar Mertens (eds.). Minderheiten in und Ubersiedler aus der DDR, Berlin, Duncker & Humblot, 1992, p. 53-65, ici p. 60.

14. Röhlke , « Entscheidung für den Osten », p. 102 et 104 sq. .. 15. Anno-Katharina Jung,« 'Das bessere Deutschland'. Motive westdeutscher Künsrler zur Ubersiedlung in die

DDR», in Klopfzeichen. Kunst und Kultur der aoer Jahre in Deutschland, Leipzig, Feber & Feber, 1999, p. 145-159. 16. Butz Peters, Tödlicher Irrtum. Die Geschichte der RAF, Berlin, Argon, 2004, p. 586. 17. Röhlke, « Entscheidung für den Osten », p. 108. 18. Schmelz, Migration und Politik im geteilten Deutschland, p. 42. 19. Wunschik, « Migrationspolitische Hypertrophien », p. 41. 20. Par exemple dans le cas de la retrocession de propriete oux paysans remigres dans le cadre du « Nouveau

Cours ».Cf. Schmelz, Migration und Politik im gefeilten Deutschland, p. 9 1 et l 06. 21. lbid., p. 11 9 sq. 22. lbid., p. 43. 23. Cf. J6nos Kornai, le sysfeme socialisfe. l 'economie politique du communisme, Grenoble, Presses universitoi­

res de Grenoble, 1996. 24. Andrea Schmelz, « Die West-Ost-Migration a us der Bundesrepublik in die DDR 1949- 1961 », in Archiv Für

Sozialgeschichte, 42e annee (2002). p. 19-54. 25. Wunschik, « Migrationspolitische Hypertrophien», p. 43. 26. Schmelz, Migrc;ition und Politik im geteilten Deutschland, p. 140-165. 27. Jens Müller, Ubersiedler von West nach Ost in den Aufnahmeheimen der DDR am Beispiel Barbys

(Sachbeiträge n° 15). Magdebourg, Landesbeauftragte für die Unterlagen des Staatssicherheitsdienstes der Ehemaligen DDR in Sachsen-Anhalt, 2000, p. 37 sq. et l 07.

28. Wunschik, « Migrationspolitische Hypertrophien », p. 44. 29. Schmelz, Migration und Politik im geteilten Deutschfond, p. 225. 30. tbid., p. 167 et 188-190. 31. lbid. , p. 207. 32. Wunschik, « Migrationspolitische Hypertrophien », p. 45. 33. lbid„ p. 55. 34. lbid. , p. 46. 35. A partir de 1969 et sous certaines conditions, les citoyens de RDA puren! eire dechus de leur citoyennete.

Cf. Johannes Raschka, Justizpolitik im SED-Staat. Anpassung und Wandel des Strafrechts während der Amtszeit Honeckers, Cologne, Böhlou, 2000, p. 89 sq.

36. Cf. Lochen et Meyer-Seitz, Die geheimen Anweisungen zur Diskriminierung Ausreisewilliger. 37. Wunschik, « Migrotionspolitische Hypertrophien », p. 47. 38. lbid, p. 48-50. 39. lbid. p. 51. 40. Woldemor Morkwardt, Erlebter BND. Kritisches Plädoyer eines Insiders, Berlin, Tykve, 1996, p. 164.

Dans l'autre sens. La migration de RFA en RDA 105

41 . Claus Hornung, « Wo bitte geht's in die DDR ? Ü_berraschende Einblicke in das 'Zentrale Aufnahmeheim Röntgental'», in Ute Frevert (ed.), Geschichte bewegt. Uber Spurensucher und die Macht der Vergangenheit, Hambourg, Körber-Stiftung, 2006, p. 39-53, ici p. 45 .

42. Wunschik, « Migrationspolitische Hypertrophien», p. 53 sq. 43. Patrick Major, « 'Mit Panzern kann man doch nicht für den Frieden sein' . Die Stimmung der DDR­

Bevölkerung zum Bau der Berliner Mauer am 13. August im Spiegel der Parteiberichte der SED », in Jahrbuch Für historische Kommunismusforschung, 3e annee ( 1995), p. 208-223.

44. Hornung, « Wo bitte geht's in die DDR ? », p. 40. 45. Cf. Jan C. Behrends, Thomos Lindenberger et Patrice G. Poutrus, « Fremde und Fremd-Sein in der DDR. Zur

Einführung », in Jd. (eds.), Fremde und Fremd-Sein in der DDR. Zu den historischen Ursachen der Fremdenfeindlichkeit in Ostdeutschland, Berlin, Metropol Verlag, 2003, p. 9-21 .