Coopération narrative et alternance des personnages dans Grand Theft Auto V
Transcript of Coopération narrative et alternance des personnages dans Grand Theft Auto V
POIA28119002
Alexandre Poirier
Dissertation (50%): “Coopération narrative et alternance des personnages dans Grand
Theft Auto V”
Travail présenté à
M. Bernard Perron
dans le cadre du séminaire JEU6001
« Approches théoriques du jeu vidéo »
15 décembre 2014
Université de Montréal
Introduction
La série Grand Theft Auto a toujours connu un énorme, que ce soit en considérant le
nombre d’unités vendus , les critiques de la presse spécialisée ou les controverses qui 1 2
entourent inévitablement la sortie d’un nouvel opus lorsque celuici débarque sur les étalages
des magasins . Chaque nouvel opus sur console de salon, depuis Grand Theft Auto III 3
(Rockstar North, 2001) qui marque le passage de la série à la 3D sur PlayStation 2 et Xbox,
amène sans cesse de nouvelles innovations: Vice City (Rockstar North, 2002) aRay Liotta qui
prête sa voix au protagoniste de Tommy Vercetti, San Andreas (Rockstar North, 2004) nous
permet de modifier l’apparence de CJ jusque dans ses moindres détails et GTA IV (Rockstar
North, 2008) marque le passage à la prochaine génération de consoles . Qu’en estil alors de 4
Grand Theft Auto V (Rockstar North, 20132014)? Dans sa critique surKotaku, Kirk Hamilton
nous explique ce qui fait que ce nouvel opus est si différent de son prédécesseur:
But perhaps you'd simply like to know how it compares toGTA IV, the previousGrand Theft Auto released way back in the spring of 2008. Fine. [...] The most notable change to the series' formula is that there are now three protagonists for the player to control. Instead of one ambitious Tommy Vercetti or one reluctant Niko Bellic, players ofGTA V can switch back and forth to steer a trio of men through the congested Los Santos and the vast Blaine County to the north. They each have their own parts to play in their interwoven narrative. 5
Plusieurs autres critiques semblent impressionnés par cette mécanique d’alternance
entre trois protagonistes. La possibilité pour le joueur d’incarner plus d’un personnage dans un
1 G.MACY, Seth (2014). 2 Metacritic. Grand Theft Auto V (PS4) 3 FAHEY, Mike (2014). 4 La Xbox 360 et la PS3 offraient une technologie beaucoup plus avancée que ses prédécesseurs, permettant de rendre le monde de Liberty City beaucoup plus vivant et rempli qu’auparavant. 5 HAMILTON, Kirk (2014).
jeu n’est pourtant pas chose nouvelle dans la série. Quelques années auparavant, Rockstar
avait en quelque sorte fait une première ébauche de ce qui deviendrait GTA V avec The Lost
and Damned (2009) et The Ballad of Gay Tony (2009), deux épisodes téléchargeables deGTA
IV qui permettaient d’incarner deux personnages majeurs du jeu, autre que Niko Bellic, afin de
créer un tout (relativement) cohérent de récits plus ou moins entrelacés. Le travail de réflexion
suivant tentera de comprendre ce qui rend la mécanique d’alternance des personnages dans
GTA V si particulière dans l’expérience dr ce jeu de crime et de corruption. Dans un premier 6
temps, nous aborderons les tenants et aboutissants de cette mécanique, puis, dans un deuxième
temps, nous analyserons cette mécanique, à partir de théories cinématographiques et
narratologiques, entre autres, afin de déterminer toute l’implication du joueur dans la
variabilité du récit vidéoludique.
Description de la mécanique d’alternance entre personnages
D’abord, il faut préciser que la possibilité d’incarner plusieurs personnages n’est pas
disponible dès le début de la partie, mais seulement après avoir jouer un certain nombre
d’heures dans cette aventure remplie de violence et de vols de voiture . Cela se fait plutôt à 7
partir du moment où Trevor Phillips décide de quitter le désert de Sandy Shores pour aller à
Los Santos où il retrouvera son vieil acolyte Michael Townley ainsi que le nouveau protégé de
6 Tant l’édition originale sur PS3, sortie en 2013, que l’édition “nouvelle génération” sur PS4, sortie en 2014, seront étudiées. 7 En fait, dans le prologue, il est possible de jouer avec Michael et Trevor le temps d’une mission, le cambriolage qui tourne au vinaigre se déroulant une dizaine d’années avec le récit principal. De plus, avant l’arrivée de Trevor, Franklin et Michael feront quelques missions ensemble où il sera possible d’alterner entre les deux. L’intérêt du jeu demeure cependant dans la combinaison explosive des trois antihéros.
ce dernier, Franklin Clinton, qui sont les deux autres protagonistes du jeu. Pour changer de
personnage, le joueur doit appuyer sur la flèche de bas de la croix directionnelle, ce qui fera
apparaître un cercle divisé en quatre parties égales , tout en ralentissant l’image et en 8
“apposant” un filtre sur la “lentille” de la caméra virtuelle : la partie de gauche représente 9
Michael, celle du haut représente Franklin et celle de droite représente Trevor . Puis, à l’aide 10
du joystick de droite, le joueur doit sélectionner le personnage de son choix et relâcher, en
même temps, la pression sur la joystick et sur la flèche du bas, ce qui déclenchera un
mouvement automatique de la caméra virtuelle du personnage A vers le personnage B.
Le mouvement variera cependant selon la situation actuelle du protagoniste, la caméra
virtuelle ayant beaucoup plus de liberté qu’au cinéma: “In order to shape this camera work,
virtual cameras can mimic all of the mentioned realcamera behaviors in their presentation of a
video game space without any physical restraints.” Si le joueur se trouve dans une mission, la 11
caméra effectuera un travelling du personnage A au personnage B. Lors de certaines missions,
le système de jeu forcera parfois, ou suggérera fortement à tout le moins, le joueur à changer
de personnage. Par exemple, si le joueur incarne présentement Michael et que le quart
représentant Franklin s’illumine en blanc, le joueur doit absolument changer de personnage
avec celui qui est indiqué afin de faire progresser la mission; s’il n’exécute pas le changement
assez rapidement, il échouera inévitablement la mission. Par ailleurs, si le quart représentant
8 Voir figure 1 9 Vert pour Franklin, bleu pour Michael et orange pour Trevor. Lors du changement de personnage, le filtre aura d’abord la couleur du personnage A et lorsque le mouvement de la caméra s’achèvera, le filtre aura la couleur du personnage B, avant que la “lentille” redevienne totalement normal. 10 La partie du bas représente l’avatar du joueur dans le mode en ligne (Grand Theft Auto Online) dont il ne sera pas question dans ce travail. 11 NITSCHE, p. 91
Trevor s’illumine en rouge, le joueur a, dans ce casci, le choix entre changer pour Trevor ou
protéger ce dernier . D’un autre côté, si le joueur ne se trouve pas en pleine mission et ne fait 12
que flâner dans les rues de Los Santos, la caméra virtuelle optera pour une prise de vue en
surplomb (“an overhead view on the virtual world (and related views such as isometric
style)—often incorporating varying viewing angles” ) du personnage A avant de faire un 13
zoom out saccadé par plans vers le ciel, puis elle effectuera un travelling vers la position du
personnage B, pour ensuite faire un zoom in (également saccadé) vers ce personnage qui se
trouve au sol. En dehors des missions, il est cependant impossible de changer de personnage
lorsque le personnagejoueur se fait poursuivre par les forces de l’ordre.
Pour ce qui est des cinématiques, contrairement aux opus précédents où les phases de
jouabilité et les cinématiques étaient entrecoupées d’un écran noir arborant le titre de la
mission, la caméra virtuelle arrimée à l’avatar (“a following camera (and related views such as
overtheshoulder cameras)—thirdperson point of view behind the main useravatar” ) fera 14
un travelling avant, de même qu’un zoom in, vers le déclencheur de la cinématique (un
personnage, un véhicule ou une porte, habituellement) ou d’une autre séquence, si l’on peut
employer le terme de manière cinématographique. Il faut toutefois noter que certaines
missions peuvent être déclenchées par plus d’un protagoniste, ce qui amènera une dynamique
champ/contrechamp et une focalisation différentes selon le criminel choisi au moment de 15
12 Le joueur aurait également la possibilité de continuer à vaquer à ses occupations, mais force est de constater que l’intelligence artificielle n’est malheureusement pas aussi performante que celuici. La mort des autres protagonistes (et l’échec de la mission) est donc pratiquement inévitable. 13 NITSCHE, p. 93. 14 ibid 15 Au cinéma, cette technique est souvent utilisée lors des dialogues, ce qui est également le cas lors des cinématiques de GTA V.
débuter la cinématique de mission (“Film cameras do not have to cater to any possible changes
of the unfolding events—virtual cameras do.” ). Ainsi, si les protagonistes A, B et C peuvent 16
déclencher la mission et que le joueur décide de le faire avec le protagoniste A, soit celuici se
trouvera dans le contrechamp alors que les protagonistes B et C seront dans le champ, soit ce
sera totalement l’inverse (A dans le champ et B et C dans le contrechamp).
Ceci étant dit, il semble également pertinent de préciser que chaque protagoniste, outre
leurs caractéristiques physiques et psychologiques, offrent une jouabilité légèrement différente
de l’un à l’autre. En effet, chaque personnage possède une compétence spéciale et unique qu’il
peut activer au moment opportun lorsque le joueur appuie sur les deux joysticks en même
temps (L3 et R3), ce qui appliquera un “filtre” de couleur sur la “lentille” de la caméra
virtuelle et un effet différents selon le personnage en question. Par exemple, lorsqu’il conduit,
Franklin peut ralentir le temps et augmenter la tenue de route de son véhicule. Dans le cas de
Michael, lorsqu’il a une arme dégainée, celuici peut ralentir le temps et augmenter la
précision des armes à feu. Pour ce qui de Trevor, celuici entrera dans une sorte de rage
meurtrière, amenant ainsi un effet de distorsion à l’image, augmentant les dommages causés
par ses armes et réduisant les dommages qui lui sont infligés par le fait même. En plus de cette
jouabilité relativement diversifiée par des effets de caméra variés, le joueur peut donc décider
de voir pratiquement tout ce qu’il veut en appuyant simplement sur quelques boutons, ce qui
amène une nouvelle manière de capter le monde de jeu (et captiver le joueurspectateur),
beaucoup moins limitée que le médium cinématographique, tel que l’entend Michael Nitsche
dans Video Game Spaces:
16 NITSCHE, p.93.
“The rendering program that simulates a camera in virtual space can change the recording speed, add distortion, [filters, camera angles usually impossible for the cinematographic medium] or toggle a lensflare effect independently from any physical setup, during a single take in realtime. Effectively, this enables virtual cameras to deliver more camera effects than a real film camera ever could.” 17
Analyse de la mécanique d’alternance entre personnages
Comme nous avons pu le constater, c’est le joueur, par le biais d’une action primaire
(appuyer sur un bouton et bouger le joystick), qui déclenche ces minicinématiques 18
(travelling ou zoom vers un endroit bien précis, effets multiples “appliqués” sur la caméra
virtuelle, etc.) amenant inévitablement un changement de personnage, ce qui constitue une
action complexe. Gregersen et Grodal, dans leur chapitre intitulé Embodiment and Interface,
distinguent justement l’action primaire de l’action complexe:
We will distinguish between primitive actions meaning actual body movements and on the other hand actions in the wider sense: moving the index finger (to pull a trigger) is a primitive action, whereas discharging a firearm is an action. For the present purposes, a primitive action (Paction) is thus defined as merely a movement of the body. A given Paction may be part of many different actions, and an action may be constituted by different Pactions—there are many ways to skin a cat, as the saying goes. Pactions are usually performed to do something else by that movement: A breakdown of many action descriptions is thus possible by using the formula “she performed the action by performing a Paction”. Applied to gaming, we perform a wide variety of game actions by performing Pactions in relation to control interfaces: The resulting state changes in the controller are mapped to the virtual environment. 19
17 NITSCHE, p.91. 18 Elles ne durent que quelques secondes, contrairement aux cinématiques de début et de fin (et parfois, mais rarement de milieu) de missions qui peuvent durer plusieurs minutes. 19 GREGERSEN, pp. 6970.
Nous pourrions également considérer le choix du personnage avant le début d’une
cinématique comme une action primaire alors que le système doit en quelque sorte changer
l’orientation de la caméra virutelle et/ou modifier les “plans”, ce qui paraît plus complexe que
de simplement choisir un protagoniste. Par contre, comme nous pouvons le voir dans cette
citation, la relation action primaire/action complexe se situe habituellement dans l’interaction
entre le joueur et l’avatar à l’écran. Ces minicinématiques amènent le même type de
satisfaction que l’on pourrait retrouver dans toute autre cinématique conventionnelle, telle que
définie par Rune Klevjer dans son article In Defense of Cutscenes. En effet, cellesci, par leur
implémentation particulièrement réussie, ne ralentissent pas considérablement les séquences
d’actions lors des missions et exigent tout de même un certain effort de la part du joueur : 20
A cutscene does not cut off gameplay. It is an integral part of the configurative experience. Even if the player is denied any active input, this does not mean that the ergodic experience and effort is paused. [...] In any case, it can not avoid affecting the rhythm of the gameplay. This need not be in the negative sense. [...] They create a characteristic rhythm in which the regular interruption/release is always expected. As a player you quickly learn the code, constantly being thrown rapidly in and out of bodily ergodic effort. Still, a good cutscene has other qualities than just being ‘rhythmically’ wellimplemented. Notably, it may work as a surveillance or planning tool, providing the player with helpful or crucial visual information. Another rather wellestablished convention is the ‘gameplay catapult’, building up suspense and creating a situation, only to drop the player directly into fast and demanding actiongameplay.
20 KLEVJER, p. 195.
Il existe toutefois une interaction entre la caméra virtuelle et le joueur beaucoup plus
complexe et permissive que dans les opus précédents qui amène un autre niveau de 21
satisfaction dans l’expérience de jeu, outre le fait d’incarner trois protagonistes, aspect sur
lequel nous reviendrons plus loin. La caméra virtuelle de GTA V semble être à l’apogée de ce
que Super Mario 64 (Nintendo, 1996) expérimentait quelques années auparavant, alors que
Lakitu était en quelque sorte l’incarnation diégétisée de cette fameuse caméra:
The result is a very different image composition. Instead of focusing on the background of the image as the visual goal of the main character, such a freely rotating camera opens up the visual exploration of the surrounding game space. For example, the camera can integrate a relevant foreground, goal, or reference point for the character. The player remains focused on the main character but explores the game environment on both levels: as hero and as detached camera operator. 22
L’exploration du monde de jeu sur deux niveaux est relativement plus complexe dans
GTA V, ne seraitce que parce que le joueur ne contrôle pas un, mais bien trois protagonistes et
aussi parce que “l’opérateur de caméra” alterne, selon la volonté du joueur, entre ces trois
criminels, amenant une plus grande variabilité dans la jouabilité qu’auparavant. En procédant à
un transfert de personnage, non seulement le joueur décide d’incarner quelqu’un d’autre que
Trevor, Franklin ou Michael, mais celuici décide également de l’ordre des événements qui lui
seront racontés ou montrés à l’écran. Ainsi, si l’on se fie à certaines théories du cinéma, le
joueur pourrait être celui qui prend des décisions après que le narrateur, comme on l’entend au
cinéma, ait procédé à une présélection, celuici étant l’entité qui “choisit tel type
21 Depuis GTA III, il est possible pour le joueur de changer la position de la caméra virtuelle arrimée à l’avatar (ou à l’environnement dans le cas du mode cinématique) en appuyant sur un bouton (différent selon la console), ce qui variera entre un plan large à la troisième personne et, depuis l’itération PS4 de GTA V, une vision à la première personne. 22 NITSCHE, pp.9798.
d’enchaînement narratif, tel type de découpage, tel type de montage.” De plus, les théories 23
littéraires s’accordent pour dire que le narrateur “qu’il soit apparent ou non n’existe que dans
et par le texte [ou le jeu dans ce casci].” Le joueur ne peut donc pas être le narrateur 24
puisqu’il va sans dire que celuici existe toujours lorsque la console est fermé ou le jeu est mis
en pause. Le terme “narrateur” nous semble alors peu approprié pour définir cette entité
numérique, ne seraitce que par son origine littéraire (et son utilisation dans le cinéma) qui
semble considérablement mettre de côté l’interactivité du médium vidéoludique.
De ce fait, beaucoup d’auteurs proposent leur définition de ce “narrateur numérique”.
Klevjer emprunte aussi des théories littéraires et s’inspire de la notion d’auteur implicite qu’il
transformera alors en “designer implicite”, ce qui s’accorde davantage avec la spécificité du
jeu vidéo : “ the authorinthetext, the rhetorical voice implied by the text, a unifying focus of
the reader’s interpretation. In a computer game, there is also an implied author speaking,
creating the diegetic world through general descriptions, through simulations, and through the
prewritten events.” L’application du terme “auteur implicite” chez Klevjer nous semble 25
d’ailleurs beaucoup plus juste que celle de Britta Neitzel, auteur de Narrativity in Computer
Games, qui s’applique plutôt au joueur qu’au “narrateur numérique”: “I would [...] adopt the
term implied author [...] to define the player’s function as an author implied by the game. [...]
[T]he implied author is the autority that creates the text on the one hand, and on the other hand
is dependent on the text.” Même s’il est clair que le joueur est, d’une certaine manière, 26
23 AUMONT, p. 78. 24 REUTER, p. 12. 25 KLEVJER, p. 198. 26 NEITZEL, p. 240.
dépendant du “texte”, il n’est pas tout à fait celui qui va justement créer ce texte de toutes
pièces; malheureusement, le rêve de la fiction interactive qui s’adapte aux moindres caprices
de l’utilisateur appartient toujours au domaine de la sciencefiction. Neitzel n’est cependant
pas tout à fait dans le tort, puisque ce qu’elle nomme comme le “créateur implicte” (“implied
creator”) se rapproche beaucoup du “designer implicite” de Klejver:
The implied creator is responsible for forming the virtual world, that is, for the setting, the characters, and the happenings in this world. Among the elements laid down by the implied creator are also the characteristics of the avatars, for example, their looks and modes of taking action, as well as hindrances and restrictions to action. 27
Comme nous l’avons vu plus haut, la caméra virtuelle pourrait être considérée comme
une entité avatorielle, en ce sens où elle a ses propres caractéristiques et ses propres
restrictions quant aux actions qu’elle peut effectuer, comme les mouvements variés et les
effets multiples (ralentis, distorsions, filtres de couleur, etc.). Le “créateur implicite”, que nous
nommerons désormais “designer implicite”, est donc tout aussi responsable de la création des
spécificités de la caméra virtuelle que du triptyque criminel que le joueur incarnera tout au
long du jeu. Le designer implicite collabore alors avec ce que nous appellerons l’ “acteur
implicite” qui se manifeste alors sous la forme des trois avatars et de la caméra virtuelle, en
référence à la définition d’acteur de Klevjer , collaboration que Neitzel décrit dans son article, 28
le terme “auteur” étant ici remplacé par “acteur”:
27 NEITZEL, p. 240. 28 “As an actor in a play, enacting the events, your way of relating to the narrative would be very different. Also, a play may only be scripted on a general level, so that you would have to improvise the details. But still, as long as there is some kind of script limiting the range of events, the dramatic narrative would be a part of a narrative situation, establishing a diegesis in which certain events may take place.” KLEVJER, p. 198.
The implied creator makes the initial selection out of all the possibilities imaginable by first presenting them as options in the program, [i.e. the missions in GTA V and the different preprogrammed paths the player can take between (and some of them in) these missions]. From these the implied [actor], in a second stage of selection, can choose. In this second stage, all of the events relevant to the plot, and [some of] the links between them, are produced [i.e. actualized through performance] by the implied [actor] during play, while the creator remains humbly in the background as setting. The creator doesn’t show itself directly during the course of the game, but through its work, that is, the world that it has created. This world provides a pool of possible events from which the arrangement of action [i.e. the implicit actor] can choose in order to integrate some of them into a plot. The events not chosen for the plot remain as nonactualized possibilities in the background. Without these nonactualized possibilities everything would be determined and no story could emerge, just a logical sequence [that would not need an implicit actor]. To make sense, a story needs these nonactualized possibilities, the events that could have happened but didn’t. 29
Les choix primaires et secondaires qui sont effectués, respectivement, par le designer
implicite et l’acteur implicite, peuvent s’apparenter en quelque sorte au schéma narratif
qu’Ernest Adams présente dans son ouvrage Fundamentals of Game Design, lorsqu’il traite
justement de la narration vidéoludique et, plus particulièrement, des histoires multilinéaires:
Foldback stories represent a compromise between branching stories and linear ones. In a foldback story, the plot branches a number of times but eventually folds back to a single, inevitable event before branching again and folding back again to another inevitable event. [...] This may happen several times before the end of the story. 30
Ainsi, dans un premier temps, le designer implicite présentera toutes les options
possibles du monde de Los Santos et Sandy Shores (missions principales, missions
secondaires, événements aléatoires, etc.) , sans oublier quelques événements inévitables 31
29 NEITZEL, p. 240. 30 ADAMS, pp. 173174. 31 Voir figure 2
comme le prologue à North Yankton ou l’une des trois fins obligatoires, à l’acteur implicite.
Dans un second temps, l’acteur implicite, aussi multiforme soitil, présentera un second
canevas de choix qui semble beaucoup plus vaste que lors de la première sélection du designer
implicite, ne seraitce que parce que l’on pourrait retrouver un schéma semblable à celui
d’Adams à l’intérieur d’un “cercle” (représentant une mission) de ce schéma multilinéaire,
comme une mise en abîme schématique où les possibilités de l’acteur implicite se résume aux
nombreuses alternances entre personnages et aux déplacements de la caméra virtuelle. Par la
suite, le joueur aura alors la lourde tâche d’incarner cet acteur implicite, dans un premier
temps, et, dans un second temps, de se plier aux directives de ce “metteur en scène virtuel”,
soit le designer implicite.
Contrairement à la narration littéraire, la narration vidéoludique, c’estàdire l’acte de
construire une histoire et de raconter un récit, n’est donc pas le fruit d’une seule et même
entité, mais bien de deux entités qui travaillent incessamment de pair, par l’interaction du
joueur et pour l’expérience narrative de celuici, la double fonction spectateur/participant du
joueur étant mise de l’avant. Par cette double fonction, d’abord comme une sorte d’ouvrier
multifonctionnel (acteur implicite) qui travaille dans une usine complexe (designer implicite),
puis comme consommateur qui reçoit le produit final de cette même usine (l’expérience ou,
plus particulièrement, le récit vidéoludique), le joueur pourrait être également considéré
comme “narrataire implicite” spécifique au jeu vidéo (il n’ “existe que dans et par le [jeu], au
travers de [son interaction]. Il est celui qui, dans le [jeu], écoute ou lit [ou joue à] l’histoire” ), 32
puisqu’il va sans dire qu’il ne peut y avoir de jeu sans joueur, et vice versa. Outre le support
32 REUTER, p. 13.
physique utilisé pour représenter celuici (disque de jeu, télévision, console, etc.), le jeu
demeure un lieu abstrait qui résulte de l’interaction entre le designer implicite et l’acteur
implicite, et ce afin qu’il y ait récit, un peu comme au cinéma où l’on parle plutôt d’instance
narrative que de narrateur. Si on adapte les théories cinématographiques au médium
vidéoludique,
“[i]l nous semble préférable de parler d’instance narrative à propos [d’un jeu] pour désigner où s’élaborent les choix pour la conduite du récit et de l’histoire, d’où jouent ou sont joués les codes et d’où se définissent les paramètres du récit [vidéoludique]. [...] Ce lieu abstrait qu’est l’instance narrative, et dont le [designer implicite] fait partie, regroupe donc à la fois les fonctions narratives des collaborateurs, [soit le designer et l’acteur implicites], mais aussi la situation dans lesquelles ces fonctions trouvent à s’exercer.” 33
L’alternance des séquences de jouabilité à l’intérieur d’une même mission (voire même
lorsque le joueur parcourt librement Los Santos), et par conséquent des personnages, est donc
due à une instance narrative qui, dans le jeu vidéo et contrairement aux autres médiums
narratifs, est le fruit d’une collaboration entre deux entités, dans et par l’interaction du joueur,
qui forme l’acte de narration vidéoludique. Il faut toutefois noter que l’une de ces entités,
l’acteur implicite, est beaucoup plus libre, grâce au designer implicite qui est beaucoup plus
“permissif” dansGTA V que lors des opus précédents, ne seraitce que que par le contrôle de la
caméra virtuelle qui permet d’alterner entre trois personnages à l’intérieur d’une même oeuvre,
offrant alors une variabilité dans le récit et dans la jouabilité jusquelà incomparable,
contrairement à GTA IV et ses deux épisodes téléchargeables où l’alternance des personnages
se fait en changeant littéralement de jeu, et non pas à l’intérieur du même jeu.
33 AUMONT, pp. 7879.
Conclusion
Permettre au joueur d’alterner entre trois personnages, par l’entremise d’une caméra
virtuelle beaucoup plus libre qu’auparavant, change considérablement à la fois sa posture de
spectateur et de participant au sein de narration vidéoludique dansGTA V. Comme tout acteur
de théâtre ou de cinéma, les acteurs implicites (et virtuels: la caméra, Trevor, Michael et
Franklin) ont certaines configurations préétablies par designer implicite (ou metteur en scène
virtuel) à respecter. Suite à cela, le joueurspectateur, en incarnant alternativement ces quatre
acteurs implicites, comme un démon toujours insatisfait du corps qu’il possède, peut décider
de faire ce qu’il veut avec les restrictions du designer implicite et créer sa propre expérience
narrative. La variabilité des acteurs implicites a cette capacité de permettre au joueur de ne
pratiquement pas porter attention aux bornes placées par le designer implicite, mais il devra
cependant prendre en considération les forces et les faiblesses de ces acteurs afin d’obtenir une
expérience de jeu équilibrée et intéressante, dont les compétences spéciales des protagonistes
(bullet time pour Michael, conduite en slow motion pour Franklin ou rage berserk pour
Trevor) ainsi que les compétences de départ de ceuxci (driving plus haut pour Franklin;flying
pour Trevor; shooting pour Michael), même si cela reste plutôt à la discrétion de celuici.
Reste à voir si le prochain opus de cette série à succès tentera de se rapprocher
progressivement du rêve de la fiction interactive, un idéal vidéoludique où le joueur
n’incarnerait pas trois (ou plus) meurtriers psychopathes en quête de richesses, mais où il
serait plutôt luimême un voleur de voitures qui ne se préoccupe guère des morceaux de
piétons qui couvre la carrosserie de son bolide.
Bibliographie
G.MACY, Seth (2014). Grand Theft Auto 5 Sells 33 Million Copies, [En ligne].
http://ca.ign.com/articles/2014/05/13/grandtheftautofivesells33millioncopies
(Page consultée le 8 décembre 2014)
FAHEY, Mike (2014). Target Australia Pulls GTA V Due To Depictions Of Violence
Against Women, [En ligne].
http://kotaku.com/targetaustraliapullsgtavduetodepictionsofsexua1666096131
(Page consultée le 6 décembre 2014)
Metacritic. Grand Theft Auto V (PS4), [En ligne].
http://www.metacritic.com/game/playstation4/grandtheftautov (Page consultée le 9
décembre 2014)
HAMILTON, Kirk (2013). Grand Theft Auto V: The Kotaku Review, [En ligne].
http://kotaku.com/grandtheftautovthekotakureview1324730770 (Page consultée
le 9 décembre 2014)
ADAMS, Ernest (2009). Fundamentals of Game Design. 2nd edition. Berkeley, CA:
New Riders.
REUTER, Yves (2001 [2011]). L’analyse du récit. 2e édition. Paris, France: Armand
Collin.
NEITZEL, Britta (2005). «Narrativity in Computer Games», in Joost Raessens et
Jeffrey Goldstein (dirs.), Handbook of Computer Games Studies, Cambridge, MA:
MIT Press, p. 227245.
NITSCHE, Michael (2008) . Video Game Spaces : Image, Play, and Structure in 3D
Game Worlds. Cambridge, MA : MIT Press.
AUMONT, Jacques et al (1983). Esthétique du film. Paris, France: Éditions Nathan.
KLEVJER, Rune (2002). “In Defense of Cutscenes” in Actes du colloque Computer
Games and Digital Cultures Conference, Université de Tampere.
GREGERSEN, Andreas et Torben Grodal (2009). “Embodiment and Interface” in
PERRON, Bernard et Mark J. P Wolf (dir). The Video Game Theory Reader 2. New
York: Routledge.
Ludographie
Grand Theft Auto III (Rockstar North, 2001)
Grand Theft Auto: Vice City (Rockstar North, 2002)
Grand Theft Auto: San Andreas (Rockstar North, 2004)
Grand Theft Auto IV (Rockstar North, 2008)
Grand Theft Auto IV: The Lost and Damned (Rockstar North, 2009)
Grand Theft Auto IV: The Ballad of Gay Tony (Rockstar North, 2009)
Grand Theft Auto V (Rockstar North, 20132014)