Coopération narrative et alternance des personnages dans Grand Theft Auto V

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POIA28119002 Alexandre Poirier Dissertation (50%): “Coopération narrative et alternance des personnages dans Grand Theft Auto V Travail présenté à M. Bernard Perron dans le cadre du séminaire JEU6001 « Approches théoriques du jeu vidéo » 15 décembre 2014 Université de Montréal

Transcript of Coopération narrative et alternance des personnages dans Grand Theft Auto V

POIA28119002

Alexandre Poirier

Dissertation (50%): “Coopération narrative et alternance des personnages dans Grand

Theft Auto V”

Travail présenté à

M. Bernard Perron

dans le cadre du séminaire JEU6001

« Approches théoriques du jeu vidéo »

15 décembre 2014

Université de Montréal

Introduction

La série Grand Theft Auto a toujours connu un énorme, que ce soit en considérant le

nombre d’unités vendus , les critiques de la presse spécialisée ou les controverses qui 1 2

entourent inévitablement la sortie d’un nouvel opus lorsque celui­ci débarque sur les étalages

des magasins . Chaque nouvel opus sur console de salon, depuis Grand Theft Auto III 3

(Rockstar North, 2001) qui marque le passage de la série à la 3D sur PlayStation 2 et Xbox,

amène sans cesse de nouvelles innovations: Vice City (Rockstar North, 2002) aRay Liotta qui

prête sa voix au protagoniste de Tommy Vercetti, San Andreas (Rockstar North, 2004) nous

permet de modifier l’apparence de CJ jusque dans ses moindres détails et GTA IV (Rockstar

North, 2008) marque le passage à la prochaine génération de consoles . Qu’en est­il alors de 4

Grand Theft Auto V (Rockstar North, 2013­2014)? Dans sa critique surKotaku, Kirk Hamilton

nous explique ce qui fait que ce nouvel opus est si différent de son prédécesseur:

But perhaps you'd simply like to know how it compares toGTA IV, the previousGrand Theft Auto released way back in the spring of 2008. Fine. [...] The most notable change to the series' formula is that there are now three protagonists for the player to control. Instead of one ambitious Tommy Vercetti or one reluctant Niko Bellic, players ofGTA V can switch back and forth to steer a trio of men through the congested Los Santos and the vast Blaine County to the north. They each have their own parts to play in their interwoven narrative. 5

Plusieurs autres critiques semblent impressionnés par cette mécanique d’alternance

entre trois protagonistes. La possibilité pour le joueur d’incarner plus d’un personnage dans un

1 G.MACY, Seth (2014). 2 Metacritic. Grand Theft Auto V (PS4) 3 FAHEY, Mike (2014). 4 La Xbox 360 et la PS3 offraient une technologie beaucoup plus avancée que ses prédécesseurs, permettant de rendre le monde de Liberty City beaucoup plus vivant et rempli qu’auparavant. 5 HAMILTON, Kirk (2014).

jeu n’est pourtant pas chose nouvelle dans la série. Quelques années auparavant, Rockstar

avait en quelque sorte fait une première ébauche de ce qui deviendrait GTA V avec The Lost

and Damned (2009) et The Ballad of Gay Tony (2009), deux épisodes téléchargeables deGTA

IV qui permettaient d’incarner deux personnages majeurs du jeu, autre que Niko Bellic, afin de

créer un tout (relativement) cohérent de récits plus ou moins entrelacés. Le travail de réflexion

suivant tentera de comprendre ce qui rend la mécanique d’alternance des personnages dans

GTA V si particulière dans l’expérience dr ce jeu de crime et de corruption. Dans un premier 6

temps, nous aborderons les tenants et aboutissants de cette mécanique, puis, dans un deuxième

temps, nous analyserons cette mécanique, à partir de théories cinématographiques et

narratologiques, entre autres, afin de déterminer toute l’implication du joueur dans la

variabilité du récit vidéoludique.

Description de la mécanique d’alternance entre personnages

D’abord, il faut préciser que la possibilité d’incarner plusieurs personnages n’est pas

disponible dès le début de la partie, mais seulement après avoir jouer un certain nombre

d’heures dans cette aventure remplie de violence et de vols de voiture . Cela se fait plutôt à 7

partir du moment où Trevor Phillips décide de quitter le désert de Sandy Shores pour aller à

Los Santos où il retrouvera son vieil acolyte Michael Townley ainsi que le nouveau protégé de

6 Tant l’édition originale sur PS3, sortie en 2013, que l’édition “nouvelle génération” sur PS4, sortie en 2014, seront étudiées. 7 En fait, dans le prologue, il est possible de jouer avec Michael et Trevor le temps d’une mission, le cambriolage qui tourne au vinaigre se déroulant une dizaine d’années avec le récit principal. De plus, avant l’arrivée de Trevor, Franklin et Michael feront quelques missions ensemble où il sera possible d’alterner entre les deux. L’intérêt du jeu demeure cependant dans la combinaison explosive des trois antihéros.

ce dernier, Franklin Clinton, qui sont les deux autres protagonistes du jeu. Pour changer de

personnage, le joueur doit appuyer sur la flèche de bas de la croix directionnelle, ce qui fera

apparaître un cercle divisé en quatre parties égales , tout en ralentissant l’image et en 8

“apposant” un filtre sur la “lentille” de la caméra virtuelle : la partie de gauche représente 9

Michael, celle du haut représente Franklin et celle de droite représente Trevor . Puis, à l’aide 10

du joystick de droite, le joueur doit sélectionner le personnage de son choix et relâcher, en

même temps, la pression sur la joystick et sur la flèche du bas, ce qui déclenchera un

mouvement automatique de la caméra virtuelle du personnage A vers le personnage B.

Le mouvement variera cependant selon la situation actuelle du protagoniste, la caméra

virtuelle ayant beaucoup plus de liberté qu’au cinéma: “In order to shape this camera work,

virtual cameras can mimic all of the mentioned real­camera behaviors in their presentation of a

video game space without any physical restraints.” Si le joueur se trouve dans une mission, la 11

caméra effectuera un travelling du personnage A au personnage B. Lors de certaines missions,

le système de jeu forcera parfois, ou suggérera fortement à tout le moins, le joueur à changer

de personnage. Par exemple, si le joueur incarne présentement Michael et que le quart

représentant Franklin s’illumine en blanc, le joueur doit absolument changer de personnage

avec celui qui est indiqué afin de faire progresser la mission; s’il n’exécute pas le changement

assez rapidement, il échouera inévitablement la mission. Par ailleurs, si le quart représentant

8 Voir figure 1 9 Vert pour Franklin, bleu pour Michael et orange pour Trevor. Lors du changement de personnage, le filtre aura d’abord la couleur du personnage A et lorsque le mouvement de la caméra s’achèvera, le filtre aura la couleur du personnage B, avant que la “lentille” redevienne totalement normal. 10 La partie du bas représente l’avatar du joueur dans le mode en ligne (Grand Theft Auto Online) dont il ne sera pas question dans ce travail. 11 NITSCHE, p. 91

Trevor s’illumine en rouge, le joueur a, dans ce cas­ci, le choix entre changer pour Trevor ou

protéger ce dernier . D’un autre côté, si le joueur ne se trouve pas en pleine mission et ne fait 12

que flâner dans les rues de Los Santos, la caméra virtuelle optera pour une prise de vue en

surplomb (“an overhead view on the virtual world (and related views such as isometric

style)—often incorporating varying viewing angles” ) du personnage A avant de faire un 13

zoom out saccadé par plans vers le ciel, puis elle effectuera un travelling vers la position du

personnage B, pour ensuite faire un zoom in (également saccadé) vers ce personnage qui se

trouve au sol. En dehors des missions, il est cependant impossible de changer de personnage

lorsque le personnage­joueur se fait poursuivre par les forces de l’ordre.

Pour ce qui est des cinématiques, contrairement aux opus précédents où les phases de

jouabilité et les cinématiques étaient entrecoupées d’un écran noir arborant le titre de la

mission, la caméra virtuelle arrimée à l’avatar (“a following camera (and related views such as

over­the­shoulder cameras)—third­person point of view behind the main user­avatar” ) fera 14

un travelling avant, de même qu’un zoom in, vers le déclencheur de la cinématique (un

personnage, un véhicule ou une porte, habituellement) ou d’une autre séquence, si l’on peut

employer le terme de manière cinématographique. Il faut toutefois noter que certaines

missions peuvent être déclenchées par plus d’un protagoniste, ce qui amènera une dynamique

champ/contre­champ et une focalisation différentes selon le criminel choisi au moment de 15

12 Le joueur aurait également la possibilité de continuer à vaquer à ses occupations, mais force est de constater que l’intelligence artificielle n’est malheureusement pas aussi performante que celui­ci. La mort des autres protagonistes (et l’échec de la mission) est donc pratiquement inévitable. 13 NITSCHE, p. 93. 14 ibid 15 Au cinéma, cette technique est souvent utilisée lors des dialogues, ce qui est également le cas lors des cinématiques de GTA V.

débuter la cinématique de mission (“Film cameras do not have to cater to any possible changes

of the unfolding events—virtual cameras do.” ). Ainsi, si les protagonistes A, B et C peuvent 16

déclencher la mission et que le joueur décide de le faire avec le protagoniste A, soit celui­ci se

trouvera dans le contre­champ alors que les protagonistes B et C seront dans le champ, soit ce

sera totalement l’inverse (A dans le champ et B et C dans le contre­champ).

Ceci étant dit, il semble également pertinent de préciser que chaque protagoniste, outre

leurs caractéristiques physiques et psychologiques, offrent une jouabilité légèrement différente

de l’un à l’autre. En effet, chaque personnage possède une compétence spéciale et unique qu’il

peut activer au moment opportun lorsque le joueur appuie sur les deux joysticks en même

temps (L3 et R3), ce qui appliquera un “filtre” de couleur sur la “lentille” de la caméra

virtuelle et un effet différents selon le personnage en question. Par exemple, lorsqu’il conduit,

Franklin peut ralentir le temps et augmenter la tenue de route de son véhicule. Dans le cas de

Michael, lorsqu’il a une arme dégainée, celui­ci peut ralentir le temps et augmenter la

précision des armes à feu. Pour ce qui de Trevor, celui­ci entrera dans une sorte de rage

meurtrière, amenant ainsi un effet de distorsion à l’image, augmentant les dommages causés

par ses armes et réduisant les dommages qui lui sont infligés par le fait même. En plus de cette

jouabilité relativement diversifiée par des effets de caméra variés, le joueur peut donc décider

de voir pratiquement tout ce qu’il veut en appuyant simplement sur quelques boutons, ce qui

amène une nouvelle manière de capter le monde de jeu (et captiver le joueur­spectateur),

beaucoup moins limitée que le médium cinématographique, tel que l’entend Michael Nitsche

dans Video Game Spaces:

16 NITSCHE, p.93.

“The rendering program that simulates a camera in virtual space can change the recording speed, add distortion, [filters, camera angles usually impossible for the cinematographic medium] or toggle a lens­flare effect independently from any physical setup, during a single take in real­time. Effectively, this enables virtual cameras to deliver more camera effects than a real film camera ever could.” 17

Analyse de la mécanique d’alternance entre personnages

Comme nous avons pu le constater, c’est le joueur, par le biais d’une action primaire

(appuyer sur un bouton et bouger le joystick), qui déclenche ces mini­cinématiques 18

(travelling ou zoom vers un endroit bien précis, effets multiples “appliqués” sur la caméra

virtuelle, etc.) amenant inévitablement un changement de personnage, ce qui constitue une

action complexe. Gregersen et Grodal, dans leur chapitre intitulé Embodiment and Interface,

distinguent justement l’action primaire de l’action complexe:

We will distinguish between primitive actions meaning actual body movements and on the other hand actions in the wider sense: moving the index finger (to pull a trigger) is a primitive action, whereas discharging a firearm is an action. For the present purposes, a primitive action (P­action) is thus defined as merely a movement of the body. A given P­action may be part of many different actions, and an action may be constituted by different P­actions—there are many ways to skin a cat, as the saying goes. P­actions are usually performed to do something else by that movement: A breakdown of many action descriptions is thus possible by using the formula “she performed the action by performing a P­action”. Applied to gaming, we perform a wide variety of game actions by performing P­actions in relation to control interfaces: The resulting state changes in the controller are mapped to the virtual environment. 19

17 NITSCHE, p.91. 18 Elles ne durent que quelques secondes, contrairement aux cinématiques de début et de fin (et parfois, mais rarement de milieu) de missions qui peuvent durer plusieurs minutes. 19 GREGERSEN, pp. 69­70.

Nous pourrions également considérer le choix du personnage avant le début d’une

cinématique comme une action primaire alors que le système doit en quelque sorte changer

l’orientation de la caméra virutelle et/ou modifier les “plans”, ce qui paraît plus complexe que

de simplement choisir un protagoniste. Par contre, comme nous pouvons le voir dans cette

citation, la relation action primaire/action complexe se situe habituellement dans l’interaction

entre le joueur et l’avatar à l’écran. Ces mini­cinématiques amènent le même type de

satisfaction que l’on pourrait retrouver dans toute autre cinématique conventionnelle, telle que

définie par Rune Klevjer dans son article In Defense of Cutscenes. En effet, celles­ci, par leur

implémentation particulièrement réussie, ne ralentissent pas considérablement les séquences

d’actions lors des missions et exigent tout de même un certain effort de la part du joueur : 20

A cutscene does not cut off gameplay. It is an integral part of the configurative experience. Even if the player is denied any active input, this does not mean that the ergodic experience and effort is paused. [...] In any case, it can not avoid affecting the rhythm of the gameplay. This need not be in the negative sense. [...] They create a characteristic rhythm in which the regular interruption/release is always expected. As a player you quickly learn the code, constantly being thrown rapidly in and out of bodily ergodic effort. Still, a good cutscene has other qualities than just being ‘rhythmically’ well­implemented. Notably, it may work as a surveillance or planning tool, providing the player with helpful or crucial visual information. Another rather well­established convention is the ‘gameplay catapult’, building up suspense and creating a situation, only to drop the player directly into fast and demanding action­gameplay.

20 KLEVJER, p. 195.

Il existe toutefois une interaction entre la caméra virtuelle et le joueur beaucoup plus

complexe et permissive que dans les opus précédents qui amène un autre niveau de 21

satisfaction dans l’expérience de jeu, outre le fait d’incarner trois protagonistes, aspect sur

lequel nous reviendrons plus loin. La caméra virtuelle de GTA V semble être à l’apogée de ce

que Super Mario 64 (Nintendo, 1996) expérimentait quelques années auparavant, alors que

Lakitu était en quelque sorte l’incarnation diégétisée de cette fameuse caméra:

The result is a very different image composition. Instead of focusing on the background of the image as the visual goal of the main character, such a freely rotating camera opens up the visual exploration of the surrounding game space. For example, the camera can integrate a relevant foreground, goal, or reference point for the character. The player remains focused on the main character but explores the game environment on both levels: as hero and as detached camera operator. 22

L’exploration du monde de jeu sur deux niveaux est relativement plus complexe dans

GTA V, ne serait­ce que parce que le joueur ne contrôle pas un, mais bien trois protagonistes et

aussi parce que “l’opérateur de caméra” alterne, selon la volonté du joueur, entre ces trois

criminels, amenant une plus grande variabilité dans la jouabilité qu’auparavant. En procédant à

un transfert de personnage, non seulement le joueur décide d’incarner quelqu’un d’autre que

Trevor, Franklin ou Michael, mais celui­ci décide également de l’ordre des événements qui lui

seront racontés ou montrés à l’écran. Ainsi, si l’on se fie à certaines théories du cinéma, le

joueur pourrait être celui qui prend des décisions après que le narrateur, comme on l’entend au

cinéma, ait procédé à une présélection, celui­ci étant l’entité qui “choisit tel type

21 Depuis GTA III, il est possible pour le joueur de changer la position de la caméra virtuelle arrimée à l’avatar (ou à l’environnement dans le cas du mode cinématique) en appuyant sur un bouton (différent selon la console), ce qui variera entre un plan large à la troisième personne et, depuis l’itération PS4 de GTA V, une vision à la première personne. 22 NITSCHE, pp.97­98.

d’enchaînement narratif, tel type de découpage, tel type de montage.” De plus, les théories 23

littéraires s’accordent pour dire que le narrateur “qu’il soit apparent ou non ­ n’existe que dans

et par le texte [ou le jeu dans ce cas­ci].” Le joueur ne peut donc pas être le narrateur 24

puisqu’il va sans dire que celui­ci existe toujours lorsque la console est fermé ou le jeu est mis

en pause. Le terme “narrateur” nous semble alors peu approprié pour définir cette entité

numérique, ne serait­ce que par son origine littéraire (et son utilisation dans le cinéma) qui

semble considérablement mettre de côté l’interactivité du médium vidéoludique.

De ce fait, beaucoup d’auteurs proposent leur définition de ce “narrateur numérique”.

Klevjer emprunte aussi des théories littéraires et s’inspire de la notion d’auteur implicite qu’il

transformera alors en “designer implicite”, ce qui s’accorde davantage avec la spécificité du

jeu vidéo : “ the author­in­the­text, the rhetorical voice implied by the text, a unifying focus of

the reader’s interpretation. In a computer game, there is also an implied author speaking,

creating the diegetic world through general descriptions, through simulations, and through the

pre­written events.” L’application du terme “auteur implicite” chez Klevjer nous semble 25

d’ailleurs beaucoup plus juste que celle de Britta Neitzel, auteur de Narrativity in Computer

Games, qui s’applique plutôt au joueur qu’au “narrateur numérique”: “I would [...] adopt the

term implied author [...] to define the player’s function as an author implied by the game. [...]

[T]he implied author is the autority that creates the text on the one hand, and on the other hand

is dependent on the text.” Même s’il est clair que le joueur est, d’une certaine manière, 26

23 AUMONT, p. 78. 24 REUTER, p. 12. 25 KLEVJER, p. 198. 26 NEITZEL, p. 240.

dépendant du “texte”, il n’est pas tout à fait celui qui va justement créer ce texte de toutes

pièces; malheureusement, le rêve de la fiction interactive qui s’adapte aux moindres caprices

de l’utilisateur appartient toujours au domaine de la science­fiction. Neitzel n’est cependant

pas tout à fait dans le tort, puisque ce qu’elle nomme comme le “créateur implicte” (“implied

creator”) se rapproche beaucoup du “designer implicite” de Klejver:

The implied creator is responsible for forming the virtual world, that is, for the setting, the characters, and the happenings in this world. Among the elements laid down by the implied creator are also the characteristics of the avatars, for example, their looks and modes of taking action, as well as hindrances and restrictions to action. 27

Comme nous l’avons vu plus haut, la caméra virtuelle pourrait être considérée comme

une entité avatorielle, en ce sens où elle a ses propres caractéristiques et ses propres

restrictions quant aux actions qu’elle peut effectuer, comme les mouvements variés et les

effets multiples (ralentis, distorsions, filtres de couleur, etc.). Le “créateur implicite”, que nous

nommerons désormais “designer implicite”, est donc tout aussi responsable de la création des

spécificités de la caméra virtuelle que du triptyque criminel que le joueur incarnera tout au

long du jeu. Le designer implicite collabore alors avec ce que nous appellerons l’ “acteur

implicite” qui se manifeste alors sous la forme des trois avatars et de la caméra virtuelle, en

référence à la définition d’acteur de Klevjer , collaboration que Neitzel décrit dans son article, 28

le terme “auteur” étant ici remplacé par “acteur”:

27 NEITZEL, p. 240. 28 “As an actor in a play, enacting the events, your way of relating to the narrative would be very different. Also, a play may only be scripted on a general level, so that you would have to improvise the details. But still, as long as there is some kind of script limiting the range of events, the dramatic narrative would be a part of a narrative situation, establishing a diegesis in which certain events may take place.” KLEVJER, p. 198.

The implied creator makes the initial selection out of all the possibilities imaginable by first presenting them as options in the program, [i.e. the missions in GTA V and the different preprogrammed paths the player can take between (and some of them in) these missions]. From these the implied [actor], in a second stage of selection, can choose. In this second stage, all of the events relevant to the plot, and [some of] the links between them, are produced [i.e. actualized through performance] by the implied [actor] during play, while the creator remains humbly in the background as setting. The creator doesn’t show itself directly during the course of the game, but through its work, that is, the world that it has created. This world provides a pool of possible events from which the arrangement of action [i.e. the implicit actor] can choose in order to integrate some of them into a plot. The events not chosen for the plot remain as non­actualized possibilities in the background. Without these non­actualized possibilities everything would be determined and no story could emerge, just a logical sequence [that would not need an implicit actor]. To make sense, a story needs these non­actualized possibilities, the events that could have happened but didn’t. 29

Les choix primaires et secondaires qui sont effectués, respectivement, par le designer

implicite et l’acteur implicite, peuvent s’apparenter en quelque sorte au schéma narratif

qu’Ernest Adams présente dans son ouvrage Fundamentals of Game Design, lorsqu’il traite

justement de la narration vidéoludique et, plus particulièrement, des histoires multilinéaires:

Foldback stories represent a compromise between branching stories and linear ones. In a foldback story, the plot branches a number of times but eventually folds back to a single, inevitable event before branching again and folding back again to another inevitable event. [...] This may happen several times before the end of the story. 30

Ainsi, dans un premier temps, le designer implicite présentera toutes les options

possibles du monde de Los Santos et Sandy Shores (missions principales, missions

secondaires, événements aléatoires, etc.) , sans oublier quelques événements inévitables 31

29 NEITZEL, p. 240. 30 ADAMS, pp. 173­174. 31 Voir figure 2

comme le prologue à North Yankton ou l’une des trois fins obligatoires, à l’acteur implicite.

Dans un second temps, l’acteur implicite, aussi multiforme soit­il, présentera un second

canevas de choix qui semble beaucoup plus vaste que lors de la première sélection du designer

implicite, ne serait­ce que parce que l’on pourrait retrouver un schéma semblable à celui

d’Adams à l’intérieur d’un “cercle” (représentant une mission) de ce schéma multilinéaire,

comme une mise en abîme schématique où les possibilités de l’acteur implicite se résume aux

nombreuses alternances entre personnages et aux déplacements de la caméra virtuelle. Par la

suite, le joueur aura alors la lourde tâche d’incarner cet acteur implicite, dans un premier

temps, et, dans un second temps, de se plier aux directives de ce “metteur en scène virtuel”,

soit le designer implicite.

Contrairement à la narration littéraire, la narration vidéoludique, c’est­à­dire l’acte de

construire une histoire et de raconter un récit, n’est donc pas le fruit d’une seule et même

entité, mais bien de deux entités qui travaillent incessamment de pair, par l’interaction du

joueur et pour l’expérience narrative de celui­ci, la double fonction spectateur/participant du

joueur étant mise de l’avant. Par cette double fonction, d’abord comme une sorte d’ouvrier

multifonctionnel (acteur implicite) qui travaille dans une usine complexe (designer implicite),

puis comme consommateur qui reçoit le produit final de cette même usine (l’expérience ou,

plus particulièrement, le récit vidéoludique), le joueur pourrait être également considéré

comme “narrataire implicite” spécifique au jeu vidéo (il n’ “existe que dans et par le [jeu], au

travers de [son interaction]. Il est celui qui, dans le [jeu], écoute ou lit [ou joue à] l’histoire” ), 32

puisqu’il va sans dire qu’il ne peut y avoir de jeu sans joueur, et vice versa. Outre le support

32 REUTER, p. 13.

physique utilisé pour représenter celui­ci (disque de jeu, télévision, console, etc.), le jeu

demeure un lieu abstrait qui résulte de l’interaction entre le designer implicite et l’acteur

implicite, et ce afin qu’il y ait récit, un peu comme au cinéma où l’on parle plutôt d’instance

narrative que de narrateur. Si on adapte les théories cinématographiques au médium

vidéoludique,

“[i]l nous semble préférable de parler d’instance narrative à propos [d’un jeu] pour désigner où s’élaborent les choix pour la conduite du récit et de l’histoire, d’où jouent ou sont joués les codes et d’où se définissent les paramètres du récit [vidéoludique]. [...] Ce lieu abstrait qu’est l’instance narrative, et dont le [designer implicite] fait partie, regroupe donc à la fois les fonctions narratives des collaborateurs, [soit le designer et l’acteur implicites], mais aussi la situation dans lesquelles ces fonctions trouvent à s’exercer.” 33

L’alternance des séquences de jouabilité à l’intérieur d’une même mission (voire même

lorsque le joueur parcourt librement Los Santos), et par conséquent des personnages, est donc

due à une instance narrative qui, dans le jeu vidéo et contrairement aux autres médiums

narratifs, est le fruit d’une collaboration entre deux entités, dans et par l’interaction du joueur,

qui forme l’acte de narration vidéoludique. Il faut toutefois noter que l’une de ces entités,

l’acteur implicite, est beaucoup plus libre, grâce au designer implicite qui est beaucoup plus

“permissif” dansGTA V que lors des opus précédents, ne serait­ce que que par le contrôle de la

caméra virtuelle qui permet d’alterner entre trois personnages à l’intérieur d’une même oeuvre,

offrant alors une variabilité dans le récit et dans la jouabilité jusque­là incomparable,

contrairement à GTA IV et ses deux épisodes téléchargeables où l’alternance des personnages

se fait en changeant littéralement de jeu, et non pas à l’intérieur du même jeu.

33 AUMONT, pp. 78­79.

Conclusion

Permettre au joueur d’alterner entre trois personnages, par l’entremise d’une caméra

virtuelle beaucoup plus libre qu’auparavant, change considérablement à la fois sa posture de

spectateur et de participant au sein de narration vidéoludique dansGTA V. Comme tout acteur

de théâtre ou de cinéma, les acteurs implicites (et virtuels: la caméra, Trevor, Michael et

Franklin) ont certaines configurations préétablies par designer implicite (ou metteur en scène

virtuel) à respecter. Suite à cela, le joueur­spectateur, en incarnant alternativement ces quatre

acteurs implicites, comme un démon toujours insatisfait du corps qu’il possède, peut décider

de faire ce qu’il veut avec les restrictions du designer implicite et créer sa propre expérience

narrative. La variabilité des acteurs implicites a cette capacité de permettre au joueur de ne

pratiquement pas porter attention aux bornes placées par le designer implicite, mais il devra

cependant prendre en considération les forces et les faiblesses de ces acteurs afin d’obtenir une

expérience de jeu équilibrée et intéressante, dont les compétences spéciales des protagonistes

(bullet time pour Michael, conduite en slow motion pour Franklin ou rage berserk pour

Trevor) ainsi que les compétences de départ de ceux­ci (driving plus haut pour Franklin;flying

pour Trevor; shooting pour Michael), même si cela reste plutôt à la discrétion de celui­ci.

Reste à voir si le prochain opus de cette série à succès tentera de se rapprocher

progressivement du rêve de la fiction interactive, un idéal vidéoludique où le joueur

n’incarnerait pas trois (ou plus) meurtriers psychopathes en quête de richesses, mais où il

serait plutôt lui­même un voleur de voitures qui ne se préoccupe guère des morceaux de

piétons qui couvre la carrosserie de son bolide.

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Ludographie

Grand Theft Auto III (Rockstar North, 2001)

Grand Theft Auto: Vice City (Rockstar North, 2002)

Grand Theft Auto: San Andreas (Rockstar North, 2004)

Grand Theft Auto IV (Rockstar North, 2008)

Grand Theft Auto IV: The Lost and Damned (Rockstar North, 2009)

Grand Theft Auto IV: The Ballad of Gay Tony (Rockstar North, 2009)

Grand Theft Auto V (Rockstar North, 2013­2014)

Annexe

Figure 1

Figure 2