"Tra 'l salso humor dei flutti". Motifs et personnages marins dans les melodrammi vénitiens du...

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1. La Discordia Superata, opéra-tournoi de Ascanio Pio de’ Savoia, représenté à Ferrare en 1635, est un bon exemple d’utilisation des quatre Royaumes, donnant lieu à autant de changements de scènes, à travers les différents cavaliers « della Terra », « di Anfitrite », « di Giunone » et « di Proserpina ». «TRA L SALSO HUMOR DE FLUTTI » MOTIFS ET PERSONNAGES MARINS DANS LES PREMIERS MELODRAMMI VÉNITIENS DU SEICENTO S IL OPÉRA VÉNITIEN s’ouvre très tôt au sujet historique, l’héritage de l’opéra de cour est encore très présent dans les esprits de Manelli et Ferrari, initiateurs d’un système de production commercial fondé sur la rentabilité et non plus sur le simple prestige élitiste d’un genre soumis au bon vouloir du Prince. Cette nécessité économique impliquait la prise en compte d’éléments scénographiques, littéraires et musicaux qui avaient fait leurs preuves dans les spectacles de cour, notamment florentins et romains, au cours des trois premières décennies du XVII e siècle. Il s’agissait au fond d’assurer l’efficacité du spectacle en obtenant l’adhésion du spectateur, devenu le centre de toutes les attentions, dans un système désormais voué au profit et à l’économie privée. C’est ce qui explique que les tous premiers opéras vénitiens soient encore empreints du merveilleux mythologique, fortement connoté sur le plan allégorico-politique et fondé sur la présence des quatre éléments 1 (la terre, l’eau l’air et le feu), symboles, dans une société toujours marquée par le néo-platonisme, d’un univers harmonieux. 17-Lattarico:Mise en page 1 2/10/09 15:05 Page 249

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1. La Discordia Superata, opéra-tournoi de Ascanio Pio de’ Savoia, représenté àFerrare en 1635, est un bon exemple d’utilisation des quatre Royaumes, donnantlieu à autant de changements de scènes, à travers les différents cavaliers « dellaTerra », « di Anfitrite », « di Giunone » et « di Proserpina ».

« TRA ‘L SALSO HUMOR DE’ FLUTTI »MOTIFS ET PERSONNAGES MARINS DANS LES PREMIERS

MELODRAMMI VÉNITIENS DU SEICENTO

SI L’OPÉRA VÉNITIEN s’ouvre très tôt au sujet historique, l’héritage del’opéra de cour est encore très présent dans les esprits de Manelli etFerrari, initiateurs d’un système de production commercial fondé sur

la rentabilité et non plus sur le simple prestige élitiste d’un genre soumis aubon vouloir du Prince. Cette nécessité économique impliquait la prise encompte d’éléments scénographiques, littéraires et musicaux qui avaient faitleurs preuves dans les spectacles de cour, notamment florentins et romains,au cours des trois premières décennies du XVIIe siècle. Il s’agissait au fondd’assurer l’efficacité du spectacle en obtenant l’adhésion du spectateur,devenu le centre de toutes les attentions, dans un système désormais vouéau profit et à l’économie privée. C’est ce qui explique que les tous premiersopéras vénitiens soient encore empreints du merveilleux mythologique,fortement connoté sur le plan allégorico-politique et fondé sur la présencedes quatre éléments1 (la terre, l’eau l’air et le feu), symboles, dans unesociété toujours marquée par le néo-platonisme, d’un univers harmonieux.

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2. Mais déjà un demi-siècle plus tôt, lors des noces de Côme de Médicis et deLéonore de Tolède, le compositeur Francesco Corteccia, auteur des intermèdes duCommodo de Landi – premier exemple connu d’intermèdes musicaux – introduisitun sujet marin à la fin du second acte « à six voix chantées à la fin du second actepar trois sirènes, trois monstres marins, joués par trois flûtes traversières, et partrois nymphes marines par trois luths à l’unison » ( « a sei voci cantata a la fine delsecondo atto da tre sirene, et da tre monstri marini sonata con tre traverse, et da treninfe marine con tre liuti tutti insieme »).

3. CARTARI Vincenzo, Imagini de i Dei degli antichi, Venise, Francesco Marcolini,1556.

4. RIPA Cesare, Iconologia, Rome, Gigliotti, 1593.5. Un précédent est constitué par les intermèdes de 1539 durant lesquels un canal

fut construit devant la scène dans lequel nageaient les nymphes de l’Arno ; cf.MOLINARI Cesare, Le nozze degli dei. Un saggio sul grande spettacolo italiano nelSeicento, Rome, Bulzoni, 1968, p. 20.

6. Voir l’étude de LUISI Maria, « Alle origini dell’ecloga piscatoria », in « ...E c’è dimezzo il mare » : lingua, letteratura e civiltà marina, Atti del XIV Congressodell’A.I.P.I., Spalato (Croazia), 23-27 agosto 2000, Bart VAN DEN BOSSCHE, MichelBASTIAENSEN, Corinna SALVADORI LONERGAN (dir.), Florence, Franco Cesati editore,2002, vol. I, p. 345-358.

La composante marine est donc l’un de ces éléments allégoriques direc-tement inspirés des naumachies et autres tournois équestres qui faisaient del’élément aquatique l’un des fondements de la « meraviglia » et du« diletto », maîtres mots de l’esthétique baroque. À Florence, qui vit naîtrela Favola per musica à la toute fin du XVIe siècle, les célèbres intermèdes2 dela Pellegrina, donnés à l’occasion des noces de Ferdinand de Médicis et deChristine de Lorraine, représentent les quatre règnes, et l’élément marin estsymbolisé par le chanteur Arion qui, dans les décors spectaculaires deBernardo Buontalenti, chevauche un dauphin, symbole de pureté, d’agilitéet de vertu, d’après les définitions de Cartari3 ou de Ripa4. Depuis ces inter-mèdes florentins, les motifs et les personnages marins deviennent une com-posante ordinaire de tout spectacle de cour5 et se substituent peu à peu à latradition de la Favola piscatoria6 ou marittima qui inspirera à son tourquelques années plus tard certains motifs des premiers melodrammi. Lepaysage sylvestre se transforme en littoral, les nymphes et les bergers enNéréides et en Tritons, ouvrant la voie à un filon marin riche en person-nages et en perspectives scénographiques. C’est ainsi que GabrielloChiabrera écrira une série de Favole marittime (La Galatea ; Il Polifemo

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7. Les textes de ces favole sont reproduits dans SOLERTI Angelo,Gli albori del melo-dramma, Turin, Bemporad, 1903 (réédition Bologne, Forni, 1976) ; sur le mythe deGalatée, voir l’ouvrage de GRAZIOSI Maria Teresa, Polifemo e Galatea, Mito e Poesia,Rome, Bonacci Editore, 1984.

8. « Era ordinato da Giove che la terra, a paragon del cielo, avesse le sue stelle, cioèi fiori. Questi dovevano nascere dagl’amori di Zeffiro... e di Clori, ninfa dei campiToscani : mandò perciò Mercurio ad avvisare Berecinthia... Venere intanto sbarcanelle rive Tirrene, ode da Zeffiro il suo amor verso Clori e l’assicura che farà suaquella Ninfa ; ma Amore per un suo fine contraddicendole è da lei discacciato... fie-ramente sdegnato fa aprir l’inferno e ne cava la gelosia. Questa... turba in manierale gioie dei due amanti che Zeffiro... lascia i campi Toscani in preda alla tempesta...[Ma poi] Clori... richiama a’ suoi campi Zeffiro, il quale piange per gioia e le suelacrime, cadute in terra divengono fiori : Clori allora, mutato il suo nome in quellodi Flora, augura le future grandezze di Fiorenza » (SALVADORI Andrea, La Flora,Florence, Per Zanobi Pignoni, 1628).

9. Outre les pièces en musique, opéras de Caproli et Cavalli sur lesquels nousreviendrons, le mythe connaît aussi une riche fortune iconographique, comme entémoignent, parmi bien d’autres exemples, les fresques desNozze di Peleo e Teti dansla loggia du Giardino segreto du Palais du Té à Mantoue.

10. MONTEVERDI Claudio, Epistolario, in Correspondance, épîtres et dédicaces, tra-duit par Annonciade Russo, introduction Jean-Philippe Navarre, Sprimont,Mardaga, 2001, p. 60. Un peu plus loin le compositeur en vient aux instruments lesplus aptes à illustrer la dimension marine de certains personnages, prenant une fois

geloso ; Gli amori di Aci e Galatea7) et que de nombreux « premiers opéras »(Arianna de Rinuccini, Andromeda de Campeggi, Angelica in Ebuda deChiabrera ou L’isola d’Alcina de Fulvio Testi) ont tous une forte compo-sante maritime. L’exemple de la Flora d’Andrea Salvadori est particulière-ment emblématique. Donnée à Florence en 1628 sur une musique deMarco da Gagliano, la représentation des éléments y est au service de l’allé-gorie politique, comme le montre clairement l’Argomento de l’opéra8.

Par ailleurs, dans une célèbre lettre à Alessandro Striggio, Monteverdi dis-serte sur les caractéristiques structurelles de la « favola marittima » à traversl’exemple des Nozze di Tetide e Peleo de Scipione Agnelli – pièce de 1616 surun mythe promis à un bel avenir9 – et notamment sur la façon idoine dereprésenter en musique des personnages marins. Il insiste alors sur l’idéeque « la musica vol essere padrona del’aria et non solamente del acqua.volio dire in mio linguaggio che li concerti descritti in tal favola sono tuttibassi et vicini alla terra, mancamento grandissimo alle belle armonie, poi-che le armonie saranno poste ne fiati più grossi del aria della sena, fatticoseda essere da tutti udite et dentro alla sena da essere concertate10 », ce qui

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de plus appui sur l’héritage de l’enseignement platonicien : « oltre di cio la imita-tione propria del parlare doverebbe a mio giuditio essere appoggiata sopra ad ustri-menti da fiato piutosto che sopra ad ustrimenti da corde et delicati ; poiche learmonie de tritoni et altri dei marini, creddero che siano sopra a tronboni et cor-netti et non sopra a cettere o Clavicenbani et arpe, poiche questa operationeessendo marittima per consequenza e fuori dela citta ; et plattone insegna checithara debet esse in civitate, et thibia in agris » (ibid., p. 62).

11. Il corago o vero Alcune osservazioni per metter bene in scena le composizionidrammatiche, P. FABBRI, A. POMPILIO (dir.), Florence, Olschki, 1983, p. 63.

12. Sur les spectacles de cour à Parme sous les Farnèse, voir l’ouvrage deMAMCZARZ Irène, Le théâtre Farnèse de Parme et le drame musical italien (1618-1732), Florence, Olschki, 1988.

13. Sur les spectacles à Mantoue, voir l’article de BESUTTI Paola, « Giostre, tornei,fuochi e naumachie a Mantova fra Cinque e Seicento », in Musica in torneonell’Italia del Seicento, Paolo FABBRI (dir.), Lucques, LIM, 1999, p. 3-32.

montre une attention particulière pour les aspects phonogéniques de lareprésentation musicale d’une étonnante modernité. Quelques années plustard, même si on n’en connaît pas avec précision la date de composition, Ilcorago, fondamental traité de poétique musicale et scénique, révélait que lethéâtre chanté devait comporter deux types de sujets : pour les sujets sacrés,des personnages très éloignés des « cose presenti quali sono i patriarchi anti-chi », tandis que « per le azioni profane le deità antiche come Apollo, Teti,Nettuno et altri stimati numi, come anche i semidei et eroi vetusti, massimetra i quali si possono annoverare i fiumi, laghi,massime i più celebri appressole Muse come Peneo, il Tebro, il Trasimeno e sopra tutti quei personaggi chestimiamo essere stati perfetti musici, come Orfeo, Anfione e simili11 ».

À Florence, mais aussi à Parme12 et à Mantoue13 notamment, les spec-tacles de cour incluent donc systématiquement des naumachies ou destournois avec l’intégration de personnages marins. Composante essentielledes fêtes princières, au même titre que les abbattimenti – ou combats feints,avec lesquels parfois elle se confond – et les spectacles pyrotechniques, labataille navale mêlait dans une habile synthèse la filiation mythologique etl’allégorie princière, présente à tous les niveaux de la représentation. C’estainsi que les Florentins purent assister le 3 novembre 1608, à une grandefête navale sur l’Arno, l’Argonautica, évocation spectaculaire de la conquêtede la Toison d’Or, tandis que la cour du Palais Pitti fut littéralement recou-

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14. Ce genre de spectacle particulièrement impressionnant était courammentpratiqué dans la plupart des cours de la péninsule. Ménestrier rapporte « l’une desplus extraordinaires de ces représentations », donnée à Turin le 10 février 1628 pourcélébrer la naissance d’une princesse de Savoie : « On fit une grande machine duVaisseau de la Félicité. Toutes les Divinités qui sont propices aux hommes, parurentdans le Ciel, & firent chacune un récit en Musique auquel tout le Chœur répondoit.En même temps sur les quatre angles de la Sale parurent quatre machines pour lesquatre Elemens, un mongibel pour le feu, un Arc-en-ciel pour l’air, un Theatre pourla Terre & un Vaisseau pour l’Eau. Tout d’un coup la Sale se remplit d’eau, & leVaisseau s’avançant fit voir sur la Prouë un Trone magnifique préparé pour lesPrinces, & les Princesses. Les deux côtez avoient en divers Boucliers les armes detous les etats des Ducs de Savoye. Dans le corps du Vaisseau étoit une grande tablepréparée pour quarante personnes. Le Dieu de la Mer invita les princes, les prin-cesses, & les Dames à entrer dans ce Vaisseau où ils furent servis par les Tritons, quiconduisoient les services sur le dos de divers monstres marins. On representa surun Ecueil peu éloigné du Vaisseau, la piece d’Arion jetté dans la Mer & sauvé par unDaufin. », MÉNESTRIER Claude-François,Des représentations en musique anciennes etmodernes, Paris, R. Guignard, 1681, p. 175.

15. Cf. MAMCZARZ Irène, « Mercurio e Marte, opéra-tournoi de Claudio Achillini,mis en musique par Claudio Monteverdi : forme poétique, structure et réalisationscénique », op. cit., p. 159-211.

16. Cf. CARTARI Vincenzo, Imagini de i Dei degli antichi, op. cit., p. 213 : « FuNettuno de i tre fratelli quello al quale toccò per sorte il regno delle acque, e perciòfu detto dio del mare ; e lo dipinsero gli antichi in diversi modi, facendolo ora tran-quillo, quieto e pacifico, et ora tutto turbato, come si vede appresso di Omero e diVirgilio, perché tale si mostra parimente il mare secondo la varietà de’ tempi ».

17. Voir à ce sujet Musica in torneo nell’Italia del Seicento, op. cit., et surtout I tea-tri di Ferrara. Commedia, opera e ballo nel Sei e Settecento, Paolo FABBRI (dir.),Lucques, Libreria Musicale Italiana, 2002.

verte d’eau14, lors des festivités déjà évoquées de 1589, à l’occasion d’uncombat opposant les Chrétiens et les Turcs, ou que le théâtre Farnèse, inau-guré en 1628 par le tournoi Mercurio e Marte d’Achillini et Monteverdi15,servit également d’immense bassin nautique lors d’une naumachie mémo-rable, mettant en scène le Dieu Neptune, divinité changeante, comme l’élé-ment qu’il symbolise16.

À Rome et à Ferrare17, dont les spectacles représentent une phase inter-médiaire entre les favole florentines et les drammi per musica vénitiens, l’ex-ploitation de la thématique marine atteint un degré de sophistication sup-plémentaire. Les spectacles d’eau sont monnaie courante durant les ponti-ficats d’Urbain VIII, Innocent X et Alexandre VII, sous l’égide du Bernin,présent dans la cité des Papes dès 1616. Ainsi en 1638, la fête nautique de

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18. Voir Gian Lorenzo Bernini. Regista del Barocco, BERNARDINI Maria Grazia,FAGIOLO DELL’ARCO Maurizio (dir.), Milan, Skira, « La scena delle acque », 1999.

19. Voir la contribution de ZIOSI Roberta, « I libretti di Ascanio Pio di Savoia : unesempio di teatro musicale a Ferrara nella prima metà del Seicento », in Musica etorneo, op. cit., p. 135-165.

20. LE PRETENSIONI / DEL TEBRO E DEL PO / CANTATE, E COMBATTUTE/ IN FERRARA / NELLA VENUTA / DELL’ECCELL. SIG. PRINCIPE DON / TAD-DEO BARBERINI / PREFETTO DI ROMA, / GENERALISS. DELL’ARMI DI S.CHIESA, ETC / COMPONIMENTO DEL SIG. / DONN’ASCANIO PIO DISAVOIA / E DESCRIZIONE / DI FRANCESCO BERNI / IN FERRARA. PERFRANCESCO SUZZI Stamp. Camerale / Con LICENZA DE’ SUPER. 1642.

21. Le livret imprimé, outre la description détaillée du spectacle par FrancescoBerni, contient également, selon la tradition courtisane qui voulait conserver lamémoire de l’événement, quatre gravures de Burnacini montrant les différentschangements scéniques.

22. Sur les livrets de Ferrari, voir l’étude de ACCORSI Maria Grazia, « Morale eretorica nei melodrammi di Benedetto Ferrari », in Amore e melodramma. Studi suilibretti per musica, Modena, Mucchi Editore, 2001, p. 81-150.

l’Inondazione del Tevere orchestrée par le Bernin sur la base d’une de sescomédies perdues, suscite l’émerveillement auprès du public venu assister àce miracle d’ingéniosité hydraulique18. Dans la même veine, à Ferrare, le4 mars 1642, un tournoi équestre représenté en l’honneur du préfet deRome, Don Taddeo Barberini, Le pretensioni del Tebro e del Po, reprend latradition de l’abbattimento et de l’allégorie maritime19. Une descriptionassez précise du tournoi, de la plume de Francesco Berni20, témoigne ducôté spectaculaire de son organisation scénographique21, et semble faireécho, dans sa disposition même, à la fontaine des Quatre Fleuves qui trôneau centre de la place Navone. Mais l’argument de ces pièces maritimes estbien mince et ne dépasse guère le stade de la simple allégorie. Cette dimen-sion du spectacle ne sera pas étrangère aux premiers melodrammi véni-tiens : à la figure du Prince, objet de toutes les attentions du musicien, dupoète et du scénographe, sera substituée, dès 1637, celle de la Ville.

Lorsque la compagnie Manelli-Ferrari22 produit au Théâtre SanCassiano le premier spectacle d’opéra pour un public payant son droitd’entrée, le sujet choisi revisite le mythe de Persée et Andromède. Fille d’unmythique Roi d’Éthiopie et de la Néréide Cassiopée, pour expier une fautecommise par sa mère et dont Junon prit ombrage, elle fut attachée à unrocher pour y être dévorée par un monstre marin, avant que Persée ne la

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23. Vraisemblablement construit sur une basse obstinée, comme en témoigne laprésence récurrente du vers refrain « Piangete mari e sospirate arene », dont lemodèle est le lamento d’Arianna montéverdien.

24. FERRARI Benedetto, L’Andromeda, III, 4, in Poesie drammatiche, Milano,Ramellati, 1644, p. 40.

25. Ibid.26. SABBATTINI Nicola, Pratica di fabricar scene e machine ne’ teatri, Ravenne, Paoli

& Giovanelli, 1638. Dans le second livre l’auteur consacre neuf chapitres aux thè-mes marins ; les chapitres 29 et 30 notamment décrivent la façon de représenter lamer au moyen de cylindres rotatifs, « composti di liste di tavole non più larghe diquattro oncie, le quali faransi segare à modo di Onde », actionnés par des manivel-les : « Poi in ciascuno delle sudette teste [dei cilindri] vi si porrà un Manfaretto diferro, che sia di lunghezza d’un piede, fatto quanto si è detto, si faranno coprire dettiCilindri di tele, facendole colorire d’azurro, e nero, e nella sommità di ciaschedunalista farassi toccare d’argento. [...] per mostrare poi il moto del Mare vi si porrà unhuomo per ciascun Manfaro, e che stia tanto ritirato dentro la Prospettiva, che nonsia veduto da quelli di fuori, poi lentamente farassi girare da ciascheduno il suoCilindro, che in questa maniera parerà propriamente, che si muova il Mare »

délivre et la prenne pour épouse. Si les documents font cruellement défautsur la scénographie de ces premiers melodrammi, comme pour la quasitotalité des opéras populaires vénitiens, on imagine sans peine quel type demachinerie spectaculaire ce genre de sujet pouvait susciter. Si le texte del’Andromeda est plutôt avare en didascalies (presque totalement absentesdans les livrets vénitiens avant le dernier tiers du XVIe siècle), quelques indi-cations textuelles ou paratextuelles suffisent à suggérer des éléments pro-bables de la scénographie. Ainsi la scène 4 de l’acte III est sous-titrée« Andromeda al sasso » et annonce la grande déploration de l’héroïne. Dansson discours, premier exemple de « lamento » dans l’opéra vénitien23, laprogression du monstre est palpable, y compris dans sa transpositionsonore et musicale : « Oime, ch’io sento il sibilo mortale, / Ecco il mostrofatale24 ». On suppose que le monstre n’est pas encore visible aux yeux dela victime – et par conséquent à ceux des spectateurs – et que seul le siffle-ment qu’il émet suggère sa présence proche. En revanche, quelques versplus loin, le monstre apparaît clairement aux yeux d’Andromède : « E ‘lmostro a noto viene25 », ce qui indique au passage deux mouvements demachinerie, l’un évoquant le mouvement de la mer, l’autre l’avancée dumonstre, sans doute identiques à ceux décrits par Sabbattini dans soncélèbre traité sur la Pratica di fabricar scene e machine ne’ teatri26. Le chapi-

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(p. 110-111). Dans le chapitre suivant (« Come si possa fare che il mare subito s’i-nalzi, si gonfij, si conturbi, e si muti di colore »), l’agitation de la mer est suggéréepar l’alternance des différents mouvements giratoires des cylindres : « [...] neldisotto dell’Onde dietro alla tela vi s’inchiodarà due Staggie di legno distante trepiedi l’una da l’altra, e tante altre, che un huomo stando sotto il Palco à dirittura diesse tenendole una per mano commodamente possa alzare, & abbassare le sudetteOnde » (p. 112).

27. « Volendosi mostrare, che i Delfini, ò altri mostri Marini vadano guizzandosopra il mare, e che di quando in quando da capi loro spruzzino l’acqua, farassi inquesto modo. Segnarassi sopra un pezzo di tavola un Delfino, ò altro, e colorito segl’inchiodarà nel ventre un Legno di lunghezza di due piedi, il quale dovrà farmovere il detto Delfino, quando havrà a far questa operatione, dovrà caminaresotto il Palco tra due Onde, alzando & abbassando il detto Legno, hor più verso ilcapo, hor più verso la coda del Delfino, che conseguentemente fara il medesimoeffetto ancor esso imitando il naturale. Per far poi che dal capo spruzzi l’acqua, si faràcaminare un’altro huomo sotto il palco, à dirittura della testa del Delfino, il qualetenga in mano un Cartoccio di cartone grande poco più di mezo piede, e sia senza ilfondo, nel quale dovrà porre buona quantità di pezzetti d’argento battuto, ò di talcopesto, e sminuzzato, quando vorrà fare, che il Delfino getti l’acqua porrà il dettoCartoccio all’incontro della testa di esso Delfino, ma tanto basso che non sia vedutoda gli Spettatori soffiando in alto per l’estremità del Cartoccio, che in un’istante neusciranno dalla parte più larga quei pezzetti d’argento, che per il reflesso de i lumiparerà propriamente, che dalla testa del delfino n’esca l’acqua... » (p. 122-123).

tre 34 – « Come si possano fare apparire Delfini, o altri Mostri Marini, chenuotando mostrino di spruzzar l’acqua » – semble, pour le second point, enêtre une bonne illustration27. Il est en revanche possible de se faire une idéeplus précise de la scénographie de l’œuvre, en la comparant à d’autres opé-ras contemporains sur le même sujet dont on a conservé le souvenir icono-graphique grâce aux gravures publiées avec un luxe particulier de détails.C’est le cas par exemple de l’Andromeda de Pio Ascanio de’ Savoia, repré-senté à Ferrare en 1638 pour célébrer les noces de Cornelio Bentivoglio etCostanza Sforza, dont la riche édition du livret (la musique deMichelangelo Rossi en est perdue) préserve les scènes gravées de FrancescoGuitti : c’est ainsi que pour la fameuse scène de l’enchaînementd’Andromède, la gravure montre que les flots occupent quasiment tout l’es-pace réservé habituellement aux interprètes, laissant la place au centre de lascène à un monstre terrifiant aux formes tortueuses ; la confrontation avecl’Andromède de Corneille et D’Assoucy, pièce à machine représentée à Paris,dont on a conservé, là encore, le souvenir des décors de Giacomo Torelli,

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28. Voir la contribution de CECCHETTI Dario, « Il mito di Peleo e Teti : l’archetipoclassico », in Les noces de Pélée et de Thétis, Venise, 1639 – Paris, 1654 / Le nozze diTeti e di Peleo Venezia, 1639 – Parigi, 1654, Actes du colloque international deChambéry et de Turin 3-7 novembre 1999, Marie-Thérèse BOUQUET-BOYER (dir.),Berne, Peter Lang, 2001, p. 333-349.

montre une étroite parenté avec la scénographie de Guitti, mais la mer icis’est légèrement retirée, puisque le premier plan est occupé par un rivagecomportant plusieurs figurants.

En réalité, ce premier opus vénitien alterne deux types de scènes, la« marittima » et la « boschereccia », et toute l’œuvre, relativement brève,montre un croisement perpétuel de divinités traversant la scène sur desnuages, tantôt sur un char terrestre, tantôt sur une conque marine. L’idéemaîtresse de la « mise en scène » semble être le mouvement, dans toute savariété : mouvement oblique et rapide de Mercure, mouvement beaucoupplus lent et redondant de l’Aurore du prologue ou d’Astrée dans le dernieracte, ou encore mouvement vertical de Persée qui combat le monstre marindans les airs, perché sur son cheval Pégase et s’inscrivant dans un espacescénique qui tout entier représentait la mer. La scène suivante, qui concluaitl’œuvre, devait paraître particulièrement spectaculaire avec la descente desDieux sur un immense nuage, puisque pour la première fois – contraire-ment à ce qu’il advenait avec les scénographies d’un Buontalenti – le finaled’un opéra occupait l’intégralité de l’espace scénique.

Le croisement entre les deux typologies « décoratives » est encore plusmarqué dans le troisième opéra représenté à Venise, Le nozze di Teti e Peleo,le premier du compositeur Francesco Cavalli qui allait régner en maîtredurant trois décennies dans les théâtres de la Sérénissime. Représenté en1639, l’« opera scenica » de Orazio Persiani reprend un sujet qui a déjà unelongue tradition littéraire et musicale28, mais dans une optique résolumentcommerciale. En effet, Cavalli, associé au grand chorégraphe GiovanniBattista Balbi, fonda une véritable entreprise à but lucratif, l’« Accademiaper recitar l’Opera a San Cassan », réponse d’un compositeur de génie aunouveau système théâtral centré sur la production d’une œuvre entière-ment chantée qui avait obtenu d’emblée les faveurs du public vénitien. Sil’entreprise connut très tôt des difficultés financières, Le nozze di Teti e Peleoconstituent la première véritable tentative de rivaliser, aussi bien sur le plan

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29. Rappelons que Ferrari et Manelli étaient tous deux d’origine romaine et quebon nombre des caractéristiques structurelles de l’opéra vénitien, comme lemélange des registres, la typologie des voix, les sujets historiques ou encore ledécoupage en trois actes, s’inspirent du modèle romain.

30. La liste est particulièrement impressionnante : « Coro d’Amoretti ; Coro diFauni, Coro di Baccanti (che ballano) ; Coro di Demoni ; Coro di Cavalieri ; Corodi Cacciatori ; Coro di Tritoni combattenti ; Coro di Ninfe seguaci ; Coro di Driadi,di Oreadi, di Nereidi, di Aure (che ballano) ; Coro di Centauri che ballano ».

31. La lecture croisée du livret et du scenario est de ce point de vue particulière-ment éclairante : si le livret est plutôt avare en didascalies, le scenario est quant à luibeaucoup plus explicite sur les éléments de décor qui accompagnent les person-nages. Ainsi on apprend qu’à la scène 3 du premier acte, « Tetide dalla sua concaloda la pesca, Meleagro la caccia... » (Breve espositione della festa teatrale del SignorOratio Persiani, posta in musica dal Signor Francesco Cavalli Da recitarsi nel teatro diS. Casciano. L’opera è intitolata Le nozze di Teti e di Peleo, p. 9). Ailleurs, le discourspeut être suffisamment suggestif : pour fuir les avances de Triton, Thétis en appelleà ses nymphes marines qui sortent de leurs conques : « Orsù lassando l’umide spe-lonche, / Mie potenze, e mie forze, / A castigar lo scelerato il fello ; / Uscite fuordell’impetrite Conche » (ibid., I, 10, p. 40-41).

32. C’est le cas par exemple à la fin de la scène 7 du premier acte, quand Mercure,après avoir annoncé à Pélée la volonté de Jupiter, veut fêter la joie du guerrier pardes danses : « Si dunque in liete, e fulgide sembianze / Sorgete o Dive di fronzutescorze / E lodando d’amor l’armi, e le forze, / Accompagnate al suon concenti, edanze » (PERSIANI Orazio, Le nozze di Teti e di Peleo, Venezia, Sarzina, 1639, I, 7,p. 32). Ou encore à la scène suivante, particulièrement spectaculaire, avec lesDryades qui sortent des arbres, les Oréades qui sortent des rochers et les Néréides

scénographique que littéraire et musical, avec les grandes productions flo-rentines et surtout romaines avec lesquelles Venise entretenait, sur le planmusical du moins, des rapports privilégiés29. La dénomination de « Festateatrale » reportée sur le frontispice du scenario du livret – publié probable-ment avant la représentation – indique assez clairement tout ce que cetopéra doit à l’héritage de l’opéra de cour. Si la partition conservée – la plusancienne pour un opéra vénitien – est à bien des égards lacunaire, surtoutdans les portées destinées à l’orchestre, elle est suffisamment explicite surles différentes composantes du spectacle. Tout d’abord le nombre considé-rablement élevé des personnages (vingt-six) auxquels s’ajoutent les chœursqui souvent les accompagnent30 ; ensuite la dominante mythologiqueimplique la présence nécessaire des machines toujours associées aux divini-tés31 ; enfin les danses, nombreuses, concluent traditionnellement les actes,mais sont aussi présentes tout au long de l’opéra32.

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de la mer, le même Mercure invite à nouveau à la danse : « Su fuor de salsi, e liquidiCristalli, / Vengan l’ondose vergini Stillanti / Ch’artificiose articolando i Canti, /Formin festivi, e regolati balli » (ibid., I, 8, p. 34), ou encore à l’acte II, lorsqu’aprèsles retrouvailles entre Thétis et Pélée, laissé pour mort, ce qui avait provoqué lacolère de ce dernier à l’égard de la nymphe, une didascalie précise : « Qui balla unCoro di Centauri » (ibid., II, 7, p. 60).

33. La scène d’entrée de Thétis secondée par Méléagre, vantant à tour de rôle lesplaisirs de la pêche et de la chasse en est une bonne illustration : « Hor con pania, econ esca / Un bel groppo si faccia, / E di pesca, e di caccia, / E di caccia, e di pesca.// Le fiumare, e le selve, / Or tù confondi, e mesci, / Muta le belve in pesci, / E mutai pesci in belve.» (Teti e Meleagro, I, 3, ibid., p. 22). Quelques années plus tard,C. F. Ménestrier établira une classification des « décorations », c’est-à-dire des dif-férentes scènes selon des catégories typologiques. Il en dénombre onze, auxquellestous les opéras se réduisent (célestes, sacrées, militaires, rustiques, maritimes,royales, civiles, historiques, poétiques, magiques et académiques). Les maritimes« représentent la Mer, des Vaisseaux, des Galères, des Ports, des Isles, des Ecueils, desTempêtes, des Naufrages, des Monstres Marins, des Combats de Mer, &c. »,MÉNESTRIER Claude-François,Des représentations en musique anciennes et modernes,op. cit., p. 172.

34. Les six premières se déroulent sur un « lido marino », avant de laisser la place,selon une alternance déjà évoquée, à une scène « boschereccia » durant les deuxscènes suivantes, puis le « lido » revient pendant quatre scènes et l’opéra se pour-suit avec une ultime scène infernale, prétexte à un lamento de la Discorde, avant des’achever sur un décor céleste qui voit le triomphe d’Hyménée célébrant les nocesdes deux héros.

Si Le nozze di Teti forment à bien des égards une habile synthèse entre lesdeux typologies scéniques33 (aux personnages marins – Thétis, les Tritons,les Néréides – font face les chasseurs Pélée et Méléagre), la dimensionmarine est bien sûr dominante, tout en s’insérant dans un espace qui inclut,dans la pure tradition du spectacle de cour, les autres éléments (terrestre,aérien et infernal). Dans le premier acte, à une scène infernale, font suitetrois scènes maritimes, puis la scène devient céleste, puis à nouveau mari-time durant les cinq dernières scènes. Au second acte, sur onze scènes, lesquatre premières scènes au moins ont un décor marin, une part plusimportante étant consacrée aux scènes infernales et célestes, tandis que letroisième acte, qui comporte quinze scènes, redonne plus de poids auxmotifs marins34.

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35. « Scendono dal Cielo sopra i lor carri Mercurio, Giunone, Pallade, e Venere »(Breve espositione..., op. cit., III, 8, p. 21).

36. « Tritone sorge dal fondo marino, significando l’ardenza dell’Amor suo versoTetide... » (ibid., I, 9, p. 11).

37. Il sera au centre du plus célèbre et du plus fastueux opéra de cour de tout leSeicento, Il Pomo d’oro de Francesco Sbarra et Antonio Cesti, représenté à Vienne en1668, avec un luxe inouï de décors et de figurants. Le prologue et les cinq actes dece dramma per musica (dont une partie de la musique est perdue) devaient durerplus de huit heures. L’opéra, dont on a conservé le souvenir iconographique dessomptueux décors, ne fut jamais repris.

38. Le nozze di Teti..., op. cit., I, 11, p. 41.

L’importance des danses, la présence écrasante des machines (l’appari-tion des Dieux se fait toujours sur le mode vertical, de haut en bas35 ou debas en haut36), le thème de la métamorphose, qui est au cœur de la symbo-lique aquatique et que représente assez bien le personnage de la Discorde,sorte de Protée en négatif prenant successivement l’apparence de Méléagre,de Nérée et de la nymphe Mergellina, ou encore l’évocation de la Pommed’Or, symbole mythologique par excellence37, tous ces éléments structurelsmontrent assez clairement ce que l’opéra vénitien naissant doit encore auspectacle courtisan, avec cependant une insistance particulière sur le mou-vement à la fois chorégraphique, vocal et instrumental, dans une collabora-tion des arts qui se veut avant tout synergique. Ainsi lorsque les nymphesde Thétis, à la fin du premier acte, surgissent de leur conque marine pouraffronter Triton, c’est le texte qui suggère la rapidité du mouvement, accen-tuée par une section instrumentale (corrente/grave alternés) qui s’insèreentre les strophes du chœur : « Noi siam leste, / Noi siam preste, / Su com-manda, eccoci quì ; / Che bisbigli, / Che scompigli / Son mai questi ? E chiva lì38. » Un autre élément dans ce sens est la présence récurrente des scènesde bataille ou de chasse : chasse au sanglier (I, 2), combat des Tritons et desChevaliers (I, 4), combat des Nymphes contre Triton (I, 11), duel entreThétis et Pélée (III, 11), qui évoquent à la fois une relative rapidité de l’ac-tion (les musiques instrumentales qui accompagnent ces scènes n’occupentque quelques mesures de la partition) et une occupation pleine et entière del’espace scénique.

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39. Comme dans ceux de Ferrari : les opéras qui suivent l’inaugurale Andromeda(La maga fulminata ou L’Armida) contiennent de nombreuses composantesmarines, dans le premier, apparition de « Doi cavalier in nave. Tre Sirene » (I, 5) etde « Deità invisibili del mare » (III, 3) ; dans le second, une sirène apparaît à Rinaldo(I, 5) et à nouveau « Doi cavalier in nave », accompagnés d’Iride et de la Fortuna(II, 1), puis, plus loin, « Doi pescatori » qui dissertent métaphoriquement surl’amour (II, 4).

40. Sur la fortune du célèbre héros, aussi bien dans la littérature que dans l’opéra,voir la contribution de URBANI Brigitte, « Navigazioni di Ulisse nella letteratura ita-liana », in « ...E c’è di mezzo il mare »..., op. cit., p. 303-317.

41. Le San Cassiano, le San Moisè ou le San Giovanni e Paolo existaient avant1637 et l’on y représentait des comédies.

42. Scipione Errico, Nicolo Enea Bartolini, Giulio Strozzi et Vincenzo Nolfi, tousmembres de l’Académie fondée par G.F. Loredan, ont écrit les livrets des opéras quiy furent représentés.

Si l’élément marin est encore présent dans les opéras successifs deCavalli39 (dans La Didone, on relèvera un chœur de « ninfe marine » et une« Sinfonia navale » particulièrement évocatrice) et dans le premier opéra« populaire » de Monteverdi (Il ritorno di Ulisse in patria où la mer, à tra-vers scènes et personnages, occupe une place prépondérante40), c’est sur-tout dans les productions de l’éphémère Teatro Novissimo, notammentgrâce aux scénographies ingénieuses de Torelli, qu’il revêt une importanceet une originalité singulières. Construit en 1641 sur les plans de Torelli lui-même, il s’agit du premier théâtre exclusivement réservé aux productionsd’opéra41. Par rapport aux autres institutions, le Novissimo, dont le projetprit naissance dans le cercle culturel des Incogniti42, se démarqua par uneattention particulière aux effets de la scénographie, à travers l’ingénieuxsystème des panneaux et des châssis coulissants qui permettaient, selon le« motto » baroque, d’obtenir le « massimo sfarzo col minimo sforzo ». Sissur un terrain qui était la propriété des frères Dominicains, le théâtre étaitsoumis à quelques restrictions et ne pouvait représenter des « comediebuffonesche o di altra natura, ma solo eroiche opere in canto ». Voilàpourquoi durant quatre saisons, entre 1641 et 1645, le Novissimo ne pro-duisit que des œuvres mythologiques, d’où l’élément comique, pourtantcaractéristique de l’opéra vénitien, était relativement circonscrit, et alorsque l’opéra historique avait fait, entre-temps en 1643, son apparition avecl’Incoronazione di Poppea de Busenello et Monteverdi.

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43. En 1982 par Lorenzo Bianconi dans les Archives du Palais Borromée à l’IsolaBella. La partition correspond en réalité à une version postérieure à la premièrevénitienne, une reprise donnée à Piacenza en 1644 par la compagnie desFebiarmonici, la même version remaniée qui fut donnée à Paris en 1645, devenantainsi le premier opéra italien représenté en France.

44. Sur le sujet voir FABBRI Paolo, « Alle origini di un topos operistico : la scena difollia », in Il secolo cantante. Per una storia del libretto d’opera in Italia nel Seicento,Rome, Bulzoni Editore, 2003, p. 341-381.

45. « Riempita quanto più era capace l’orchestra di spettatori, che impatientiattendevano il moto della tela ; fù dato principio ad una sinfonia di non men dotta,che soavemente toccati Instromenti, doppo la quale s’alzò con indicibile prestezzala Cortina. Rappresentò la Scena un porto marittimo dell’Isola di Sciro, dove constupendo artificio [...] si vedevano alcune abitazioni de’ pescatori [...] così viva-mente rappresentati che gli uditori, dimenticatisi d’essere in Venetia, e che quellefossero tele dipinte, stimarono d’esser a punto vicini ad un porto straniero ; vede-vansi in buona lontananza alcune isolette, intorno alle quali ondeggiando il mare,pareva piuttosto ch’esse a guisa delle Cicladi nuotassero ; il moto di quei placidiflutti era soavemente imitato, sì che sembravano da lievi zeffiretti commossi [...] ;l’occhio non havea quasi dove terminar lo sguardo, e quel breve spatio d’una scenasapea mentire un immenso dell’onde, e del mondo » (BISACCIONI Maiolino, Ilcanocchiale per la finta pazza, Venise, Surian, 1641, p. 9).

Le théâtre fut inauguré avec la Finta pazza de Giulio Strozzi sur unemusique, retrouvée depuis43, de Francesco Sacrati, des scènes et desmachines de Torelli et des tableaux de Giancarli. Sur un thème d’ascen-dance littéraire et théâtrale44, Strozzi revisite le mythe d’Achille etDéidamie, celle-ci feignant la folie pour retenir son époux qui, après s’êtredéguisé en femme pour échapper à la guerre de Troie, reconnu par Ulysse,reçoit de ce dernier l’ordre d’accomplir son devoir. La première séquencede l’opéra (le prologue et les deux premières scènes) s’ouvre sur un portmaritime dans l’île de Scyros et se conclut avec l’apparition de Junon etde Minerve sur un char aérien, tandis que Thétis les réprimande depuis saconque marine. Si l’eau est, dans l’imaginaire baroque, le symbole dureflet et du double, elle a, dans ce dramma per musica, une valeur paradig-matique à l’échelle de l’œuvre tout entière. En effet, chaque lieu repré-senté se dédouble : la mer est associée au port, la forêt apparaît commesauvage ou délicieuse, l’Enfer se projette dans une grotte caverneuse et lePalais trouve un double spéculaire dans les jardins. Maiolino Bisaccioni,académicien Incognito et auteur du dernier opéra donné au Novissimo, alaissé un précieux témoignage sur la représentation de la Finta pazza, insis-tant particulièrement sur le réalisme des décors45, puis sur leur ingéniosité

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46. Ibid.47. La finta pazza, Venezia, Surian, 1644, « Al lettore », p. 6.48. « Ditemi ? che Novissimi teatri, / Che numerose scene s’apprecchiano in

Sciro » (III, 2) avec une claire allusion au théâtre de Torelli.49. « Voglio esser ancor’ io / del faticare a parte : / ch’a me non manca l’arte, ad

un sol fischio, / di cento variar scenici aspetti, / finger mari, erger monti, e mostrebelle / far di cieli, e di stelle : / d’aprir l’Inferno, e nel tartareo lito / formar Stige, eCocito » (ibid.).

50. « Il diletto è qui tutto / al canzonar rivolto : / d’un secolo cantante / è forzasecondare / il lieto umor peccante » (Diomede, II, 10).

51. Ibid., I, 2, 8, p. 1.52. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’extraordinaire prolifération de

sujets historiques inspirés de l’antiquité romaine et, plus encore, tournant autourde la prise de Troie dans tous ses épisodes. Outre la Finta pazza, on relèvera Ilritorno di Ulisse in patria et l’Ulisse errante de Badoer, La Didone de Busenello oules anonymesNozze di Enea con Lavinia. On trouve par ailleurs, dans la Finta pazza,ces vers particulièrement significatifs : « Non deve il Veneto e ‘l Roman / Nond’Achille Greco uscir / Ma dal buon sangue troian », STROZZI Giulio, La finta pazza,op. cit., I, 4, p. 22. L’Histoire apparaît ainsi davantage comme un prétexte à une glo-rification patriotique.

qui permettait un changement à vue avec une rapidité époustouflante : « Ein un batter d’occhio sparì la scena marittima e si cangiò in un bellissimo eben regolato cortile ripieno di logge e statue di bronzo46 ». Par ailleurs,Strozzi utilisait la métaphore marine, dans son adresse au lecteur, pourdécrire les qualités vocales de la « diva » Anna Renzi : « E fin dal Tebro nelmaggior rigor d’un horrida stagione ha condotta su l’Adria una suavissimasirena, che dolcemente rapisce gli animi e alletta gli occhi, e l’orecchie degliascoltanti47 ».

Mais surtout la Finta pazza inaugure une série d’ouvrages lyriques à plusd’un titre dédiés à la gloire de Venise, à ses théâtres48, et à l’ingéniosité deses machines49, à sa passion nouvelle pour l’opéra50. La littérature enco-miastique consacrée à Venise est déjà très riche lorsque le Novissimo ouvreses portes. En 1621, Strozzi publia une épopée à la gloire de la Sérénissime,Della Venetia edificata, qui retraçait, non sans emphase l’histoire de la« Città, che regnò poi donna dell’Acqua51 ». Le mythe de Venise qui trou-vait son origine dans la lointaine cité troyenne52, héritière idéale d’uneRome désormais décadente et corrompue – celle des Papes – voyait dans ledramma per musica naissant un moyen moderne d’être réactualisé. En

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53. BUSENELLO Giovan Francesco, Prospettiva del Navale Trionfo riportato dallaRepubblica Serenissima contro il Turco, Venezia, Pinelli, 1656.

54. « Tu perdi il tempo, o lettore se con la Poetica dello Stagirita in mano vai rin-tracciando gl’errori di quest’Opera, perch’io confesso à la libera, che nel comporlanon ho voluto osservare altri precetti, che i sentimenti, dell’inventore de gl’ appa-rati, ne hò havuto altra mira, che il genio di quel popolo à cui s’hà ella da rappre-sentare » ; NOLFI Vincenzo, Il Bellerofonte, Venezia, Surian, 1642, « L’Autoredell’Opera a chi legge », p. 3.

55. On rappellera pour mémoire que Torelli travailla également à l’Arsenal deVenise, comme d’ailleurs les scénographes F. Santurini et G. Mauro, responsables« techniques » des trois théâtres gérés par les Grimani (les SS. Giovanni e Paolo, le

1656, Busenello, le plus important librettiste vénitien, publia à son tour unpanégyrique de la ville pour célébrer une victoire navale remportée contrel’Empire ottoman, dans lequel le symbole léonin, grâce aux protectionsnaturelles de la mer, garantit le prestige de la cité placé sous le signe de SaintMarc : « Fin che il Leone alato, ed imperante, / Paralleli all’eterno havrà iruggiti, / religiosi i Mari e fidi i liti, / Venereran quelle reliquie sante53. »

Après le succès exceptionnel de la Finta pazza, la deuxième saison s’ouvritdurant le carnaval 1642 avec Il Bellerofonte de Vincenzo Nolfi et FrancescoSacrati. Plus encore qu’avec l’opéra précédent, l’allusion politique et l’allé-gorie de Venise sont ancrées dans la dimension proprement spectaculairede la représentation. Si l’intrigue appartient encore au genre héroïque, cen-tré sur le combat du héros avec la Chimère – rappelant de ce point de vuele finale tout aussi impressionnant de l’Andromeda – ce sont une fois deplus les scènes de Torelli qui retiennent toute l’attention, au point que lelibrettiste lui-même admet explicitement s’en remettre à la volonté du scé-nographe et, au passage, à celle du public54. La plupart des scènes de cetopéra ont une portée symbolique : les scènes dites « naturelles » accueillentles Divinités, tandis que les scènes « architecturales » s’identifient aux siègesterrestres du pouvoir et du gouvernement de la République. La cour d’hon-neur du Palais, qui concentre les différents organes du pouvoir, la Salle duConseil, dans laquelle toutes les décisions sont prises et le Temple, symboledu consensus religieux, deviennent des scènes topiques, peu marquées surle plan référentiel et pour cela même réutilisables d’un opéra à l’autre. Maisla référence à Venise est en fait clairement visible dès le lever du rideau quis’ouvre sur une vue de l’Arsenal, rappelant, dans son architecture même,celui des Vénitiens55. La flotte qui lui fait face symbolise ainsi la puissance

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San Luca, puis le somptueux S. Giovanni Crisostomo) ; il était donc, comme ses col-lègues, au fait des dernières avancées en matière de technologie marine. La vue del’Arsenal n’est pas seulement un hommage rendu à Venise, mais aussi une allusionà une activité annexe du scénographe.

56. On le trouve ainsi dans le second Prologue de l’Ipermestra de Moniglia etCavalli représenté à Florence en 1658 pour l’inauguration du théâtre de la Pergola,dans celui d’Ercole in Tebe, de Moniglia et Melani, avec les autres Royaumes.

57. « Tempo verrà, ch’ad onta di Natura / Sù l’instabil mio dorso / Alzerà stabilReggia altere mura ; / In questa troverai gl’estinti pregi / Qui la tua stanza, e qui perte vedransi / Tra ‘l salso humor de’ flutti / Non le Veneri nò nascer i Regi / Onde connobil grido / Andrà sù l’ali de la fama à volo, / D’Adria temuto, e riverito lido »(NOLFI Vincenzo, Il Bellerofonte, op. cit., p. 20-21).

58. « Città sopra qualunque il mondo ammira / Saggia ricca e gentile, / Son de letue grandezze un’ ombra vile / Sparta Atene, e Stagira / Quindi vedranno i secolifuturi / Correr à lidi tuoi gonfio di lumi / Per tributarti il Ciel converso in fiume »(Nettuno, Astrea, Innocenza, ibid., p. 22).

59. Devenant ainsi un topos de l’opéra vénitien : on trouve un éloge similaire à lafin de La prosperità infelice di Giulio Cesare dittatore de Busenello (sans doute repré-sentée en 1646, mais la partition attribuée à Cavalli est perdue), lorsque la Libertése plaint à Neptune d’être maltraitée par Rome (allusion à la crise de 1606) et quecelui-ci la rassure sur le même ton prophétique : « Libertà senti, ascolta / FatidicoNettun ciò che predice / Di quà a secoli molti, / Tu canterai le lodi e io gl’applausi/ Di VENETIA immortal in stil giocondo / Nel TEATRO GRIMAN famoso ilMondo », tandis que le chœur final entonne : « Viva VENETIA viva, / Ogni pennadescriva / Del suo nome le glorie, / De’ suoi gesti l’historie / Ed il suo Destinoingemmi le Corone / Al suo generosissimo LEONE ».

maritime de la cité d’autant mieux identifiable à Venise que celle-ci appa-raît en arrière-plan, à travers les symboles de son pouvoir politique et reli-gieux, le Palais des Doges et la basilique Saint-Marc. La scène initiale peutdonc se lire sur un double plan concomitant, à la fois allégorico-politiqueet mythologique, puisque dans ce même espace, la scène montrel’Innocence se plaignant à Astrée d’avoir été bannie par le Vice, tandis queNeptune – personnage désormais relégué dans les prologues56 – apparaîtsur son char marin pour annoncer à l’Innocence le palais qui lui revient :Venise, destiné à renouveler les fastes du mythe de l’Âge d’Or. Sur le ton dela fausse prophétie (on sait à quel point l’oracle est un élément consubstan-tiel à l’univers mythologique), la parole de Neptune place de nouveauVenise au centre de son discours57. Le trio qui clôt le prologue58 n’est passeulement un hymne à la gloire de Venise, mais un éloge de sa supériorité àl’égard des autres cités59. La confusion à la fois géographique (les lieux

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60. STROZZI Giulio, Proserpina rapita, Venezia, Miloco, 1644 ; l’œuvre, mise enmusique par Monteverdi, fut jouée en avril 1630 dans le palais Mocenigo, consti-tuant ainsi l’une des toutes premières représentations d’opéra àVenise, quelque septans avant l’ouverture du premier théâtre public.

61. « Queste sono le scuse delle doi diversificazioni ; che quanto all’anatopismodella fucina di Vulcano, non posta da Virgilio nel Lazio, resta con ciò risoluto ch’ilfabbro de’ dèi, per le molte sue faccende, avesse più luoghi dove per se stesso e perli suoi ministri esercitasse l’arte sua », in M.P. SEVIERI, Le nozze d’Enea con Lavinia,op. cit., p. 97.

62. « Venetia sempre, & in ogni occasione meravigliosa, & che non si stanca gia-mai di mostrar le sue grandezze, anco nel virtuoso diletto hà ritrovato il mirabile,havendo introdotto alcuni anni sono il rappresentare in musica attioni grandi conapparati, e machine tali, che avanzano ogni credenza, & quello, che possono conqualche difficultà nelle Regie Sale gli errarij più abbondanti (e rare volte ancora)quì si vede con privata commodità facilmente essequirsi non in una sola, ma in treorchestre ad un tratto ; e gareggiando questa con quella di maggiori squisitezze,chiamano tutti dalle più remote parti d’Italia i spettatori », BISACCIONI Maiolino,Descrizione degli apparati scenici del teatro Novissimo, Venezia, 1642, p. 6.

représentés ne sauraient cohabiter) et temporelle (le temps de l’histoire etle temps du mythe qui s’imbriquent) crée une forme particulière de repré-sentation que Giulio Strozzi avait définie en forgeant le conceptd’« anatopismo » pour justifier, au mépris des règles aristotéliciennes, l’in-fraction dans l’unité de lieu. Employé pour la première fois avec laProserpina rapita représentée en 1630 à Venise, mais dans un contexte privéet courtisan60, le concept fut de nouveau utilisé par l’auteur anonyme(peut-être Strozzi justement) des Nozze d’Enea con Lavinia61. Lorsque laFinta pazza sera représentée à Paris en 1645, le concept sera d’une certainefaçon réactualisé, puisqu’à la place de Venise, les premières scènes montre-ront les symboles parisiens du pouvoir : le Pont-neuf, l’île de la Cité et lastatue d’Henri IV.

La troisième saison s’ouvre en 1643 avec la Venere gelosa de Bartolini etSacrati et se poursuit l’année suivante avec la Deidamia de Scipione Erricoet Cavalli qui reprend le thème de la Finta pazza. Dans ces opéras, la volontéde poursuivre la glorification de la ville est toujours présente62. Sur le planscénographique, l’ingéniosité de Torelli fait encore merveille, et l’accent estmis de nouveau sur la rapidité stupéfiante des changements de décor à

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63. Dans le compte rendu à la Venere gelosa, les remarques sur la rapidité de ceschangements sont légion : « Partita Polissa, disparvero con somma velocità quegliarbori, che parevano radicati in terra, & stavano radicati nell’opinione delle gentiper immobili, & apparve un prospetto boschereccio nella cui lontananza si scorge-vano case di delitie, arbori domestici fruttiferi, e fontane » (ibid., p. 9) ; « Alla fineallontanatasi [Venere] da Bacco, e dalla vista delle genti, in un atomo alzandosisopra le nuvole, disparve » (p. 10) ; « Quì dunque apparve d’improviso, e con quellavelocità, che porta la solita gran ruota, un’atrio del Tempio di Bacco » (p. 15) ;« Cangiossi al partir di costoro la scena di Città, che era in un’ horrido, e spavente-vole inferno.Viddesi in un baleno sparire il Cielo, e farsi una grotta di oscuri, e tene-brosi sassi, che formavano à punto una sotteranea caverna priva di lumi » (p. 25).

64. Voir la remarque pertinente de Sara Mamone : « La macchina, quindi, inten-zionalmente conservata, diventa il cardine dell’operazione spettacolare costituendouna sorta di patrimonio prescrittivo imprescindibile per ogni progetto » (MAMONE

Sara, « La macchina o l’indifferenza del mito », in Les Noces de Pélée et de Thétis,op. cit., p. 226).

65. Le Novissimo était un petit théâtre, si on le compare notamment au somp-tueux théâtre Grimani de San Giovanni Crisostomo inauguré près de quarante ansplus tard. Le bâtiment faisait environ trente mètres de long sur quinze de large, avecune scène de neuf mètres de large sur six mètres soixante-dix de haut et seize mètresde profondeur. La salle, délimitée par trois rangées de loges, pouvait contenir entre450 et 500 spectateurs, un chiffre qui se situe dans la moyenne des théâtres vénitiensde la première moitié du siècle.

vue63, même si cela se fait parfois au prix d’un réemploi de certains procé-dés64. Dans la Deidamia par exemple, des éléments scénographiques sontrepris presque littéralement du Bellerofonte, comme les tours et les naviresreprésentés dans la scène du prologue figurant le port de Rhodes, dominépar la statue géante du Colosse et aux pieds de laquelle la Fortune et Thétisannoncent le sujet de l’opéra. Malgré le déclin incontestable de la cité sur leplan politique, la scénographie projette une image rassurante d’une Venisequi se sent en sécurité à l’intérieur de son Arsenal, promulgue des loisrigoureuses, voire coercitives, et se croit encore invincible sur les mers. Il ya une apparente et en fait bien naïve contradiction à vouloir représenter surun espace aussi exigu – la scène ne dépassait pas les neuf mètres de large65

– un symbole d’immensité tel que la mer. Cette contradiction disparaît sitôtqu’on a présents à l’esprit la notion, relativement neuve à l’opéra, d’illusionthéâtrale, et la volonté de Torelli de ne pas circonscrire la vision de l’espacescénique entre les limites a priori indépassables de la scène concrète etmatérielle qui le renferme. Anticipant les perspectives infinies d’unBibbiena qui, au XVIIIe siècle, assureront à la scénographie italienne une

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66. Bisaccioni insiste tout particulièrement sur cette idée de perspective fuyantequi place le spectateur dans un embarras « dilettevole » : « La dove esser dovea ilpunto, si vedeva un gran sasso con arbori d’intorno radicativi, indi dalle parti duevedute apparivano con capanne, fiumi, ponti, valli, montagne, e mare in lontano,onde l’occhio, che non trovava il centro, ove fermar la vista rintuzzata da quel sassoapparente, vagava incerta frà quelle bizarrie ; così vediamo tal’hora, che l’acquamentre precipitosa discende da un sasso unita, se sopra un’ altro cade in tanteminute lagrime si divide quasi che rissolata in spuma, onde à fatica ritorna adunirsi, e formare, un nuovo fiume, ò rivo, in questa guisa il divino ingegno delSignor Torelli hà saputo nella confusione, e ne’ torrenti della vista consolarla, edilettarla » (BISACCIONI Maiolino, Descrizioni degli apparati..., op. cit., p. 35.)

67. Les treize changements de décor de cet opéra avaient suscité un grand enthou-siasme chez Evelyn qui décrivait un spectacle « with variety of scenes painted andcontrived with no less art of perspective, and machines for flying in the air, andother wonderfull motions ».

68. Déjà visible dans le Bellerofonte qui dessinait une chaîne complexe dans lesrelations entre les différents personnages (Anthia, femme de Preto, aimeBellerofonte qui aime sa sœur Archimene). Dans l’opéra de Bisaccioni, la chaîne estplus complexe encore, puisque Ercole aime Onfale qui aimerait Rodopea si ellen’était pas une femme (elle se révélera être précisément un Rodopeo !), elle-mêmeaimée de Demofonte à son tour courtisé par Filli...

gloire européenne, Torelli brise l’idée d’un espace plein mais limité à sastructure bidimensionnelle. La composante aquatique est ainsi utilisée danstoute sa symbolique et toute sa polysémie, même quand elle est intégrée àd’autres éléments topiques66. La même remarque pourrait être faite surd’autres scènes de la Venere gelosa, de la Finta pazza ou du Bellerofonte. Ils’agissait à chaque fois pour Torelli de provoquer chez le spectateur « diletto »et « meraviglia », une fonction qui plaçait ainsi l’auteur des « apparati » à lapremière place dans la classification taxinomique des professions liées àl’opéra, bien loin devant le compositeur, le poète ou les chanteurs.

Le Novissimo ouvre sa quatrième et dernière saison avec l’Ercole in Lidiade Bisaccioni et Rovetta, représenté en 1645 et dont John Evelyn, qui aassisté au spectacle, comme bon nombre de voyageurs étrangers, rapporteun témoignage enthousiaste dans son Journal67. Si le sujet est bien mytho-logique, il est vénitien par la complexité de l’intrigue68, le jeu topique surle travestissement des identités et la présence plus marquée d’élémentscomiques. Sur le plan scénographique, Torelli a parfaitement assimilé laleçon et les conventions de l’école florentine : les quatre éléments originels

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« TRA ‘L SALSO HUMOR DE’ FLUTTI »... 269

69. AURELI Aurelio, Il Medoro, Venezia, Nicolini, 1658, p. 15, 17.70. « Eccettuata la prima Scena, che si finge sopra un Scoglietto vicino a Corcira,

si rappresenta la Favola in una delle Strofadi, che sono due isolette del mar Ioniogià nidi di Celeno, e dell’altre Arpie, dette di prima Plote, poscia Strofade... »,FAUSTINI Giovanni, La Rosinda, Venezia, Pinelli, 1651, p. 8. L’Elena des mêmesFaustini et Cavalli (1659), un sujet mythologique, mais traité sur le mode tragi-comique, contient deux scènes marines : le « Lito del mare di Laconia in Sparta »(I, 1-2) et le « Lito del Mare di Tegea » (II, 16), qui voit le débarquement de Castoret Pollux venus porter secours à leur sœur.

71. Beregan était lui-même historien : son ouvrage sur les guerres européennes de1683 fut en son temps très apprécié.

72. « Comparisce una smisurata Balena, frenata da due Amorini Mori : Questaspalancando le vaste fauci espone sopra la spiaggia Martia, Apollonio, Lucindo »(BEREGAN Nicolò, Il Tito, Venezia, Curti, 1666, I, 19, p. 31).

73. Voir la description scénographique qu’en fait Cesare Molinari dans sonouvrage fondamental, Le nozze degli Dei. Un saggio sul grande spettacolo italiano nelSeicento, Roma, Bulzoni, 1968, p. 145-154.

(la Terre, le Feu, l’Eau et l’Air) ont, selon la tradition, un équivalent dans lesquatre lieux récurrents sur la scène du théâtre, la Forêt, la Mer, l’Enfer et leCiel, auxquels s’ajoute l’élément humain identifié par la Place ou la Ville, etses multiples variantes. Il semble bien que ce fil rouge mythologique per-dure pendant quelques années dans l’opéra vénitien, puisque le prologue del’Inconstanza trionfante de Piccioli et Ziani (1658) représente précisément« Il Cielo, la Terra, il Mare e l’Inferno ». La même année, Il Medoro de Aureliet Luccio, s’ouvre sur une « selva orrida piena di mostri infernali » et sepoursuit avec le « sbarco dell’armata navale di Sacripante sul lido delCataio69 ». La Rosinda de Faustini et Cavalli (1651), variation sur le mythemarin des Argonautes, est tout entière située dans un cadre maritime70 ; IlTito, de Beregan et Cesti (1666), qui appartient pourtant au genre histo-rico-politique, intègre dans son intrigue classique, en partie inspirée desécrits de Flavius Josèphe71, le thème spectaculaire du monstre marin72,tandis que dans la scène 13 du dernier acte, située dans une « Campagnamontuosa sopra le sponde del Giordano », Berenice, attaquée, est précipi-tée dans le fleuve, avant d’être sauvée grâce aux pouvoirs surnaturels dumage Appollonius. Enfin la Divisione del mondo73 de Corradi et Legrenzi(1675) – dont le partage des trois royaumes entre les fils de Saturne n’estqu’un prétexte à une intrigue licencieuse – rend toutefois hommage à la tra-

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74. Cf. BOSCO Gabriella : « L’interpretazione allegorica delle acque barocche lespiega insomma come presenza figurale che contiene una verità. Nel caso delleacque la situazione paradossale, che rende ancora più profonda e sconcertante lamise en abîme, è che la verità significata è quella dell’instabilità del reale e, in con-seguenza, del valore relativo di ogni verità » (« Le acque nel balletto », in Les Nocesde Pélée et de Thétis, op. cit., p. 277-278).

dition spectaculaire avec un troisième acte qui s’ouvre sur une « marina »,sur le rivage de laquelle des zéphyrs apportent une Vénus endormie, objetde toutes les convoitises. Puis apparaissent Apollon, qui éclaire la scène deses rayons, et Mars qui chevauche un dauphin apparu sur l’onde, annon-çant à son tour l’arrivée de Neptune, accompagné d’une conque marineemplie de Glaucus et de Tritons. Le départ de Vénus au bras de Mars pro-voque la colère du Dieu de la Mer qui déclenche une tempête, faisantsurgir de nombreux monstres marins. Ce n’est qu’une faible partie de l’im-pressionnant système de machineries mis en œuvre tout au long de l’opéraqui revisite, dans une synthèse improbable, toute la mythologie classique.Mais ici la situation est inversée par rapport aux spectacles de cour floren-tins. Les Dieux n’ont plus de divin que leur nom. Le thème classique desnoces des Dieux est tournée en dérision, et on est loin du melodramma flo-rentin des Nozze degli Dei de Carlo Coppoli représenté l’année même oùVenise inaugurait son premier théâtre public avec l’Andromeda ; loin aussidu Pomo d’oro, autre exemple d’art total mythologique, donné à Viennequelques années auparavant. Dans ces opéras, les noces étaient un prétexteà une représentation de la cosmologie mythologique, reflet d’une cosmogo-nie politique pétrie de certitudes. À Venise, la scène continue d’être l’écrinprivilégié d’un théâtre de machines, dans lequel l’élément aquatique –instable, inconstant – est désormais le reflet d’une vérité qui doute74.

Jean-François LATTARICO

Université de Saint-Étienne

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