Construire la Méditerranée, penser les transferts culturels: Approches historiographiques et...

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Construire la Méditerranée, penser les transferts culturels

Ateliers desDeutschen Historischen Instituts Paris

Herausgegeben vom Deutschen Historischen Institut Paris

Band 8

Oldenbourg Verlag München 2012

Construire la Méditerranée, penser les transferts culturels

Approches historiographiques et perspectives de recherche

Herausgegeben von Rania Abdellatif, Yassir Benhima, Daniel König, Elisabeth Ruchaud

Oldenbourg Verlag München 2012

Ateliers des Deutschen Historischen Instituts Paris Herausgeberin: Prof. Dr. Gudrun Gersmann

Redaktion: Claudie Paye Anschrift: Deutsches Historisches Institut Paris (Institut historique allemand)

Hôtel Duret-de-Chevry, 8, rue du Parc-Royal, F-75003 Paris

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ISBN 978-3-486-70476-1

Sommaire

FRANCEMED (Rania ABDELLATIF, Yassir BENHIMA, Daniel KÖNIG, Elisabeth RUCHAUD) Présentation de l’ouvrage ..................................................................................... 7 FRANCEMED (Rania ABDELLATIF, Yassir BENHIMA, Daniel KÖNIG, Elisabeth RUCHAUD) Introduction à l’étude des transferts culturels en Méditerranée médiévale. Aspects historiographiques et méthodologiques................................................... 14 Jocelyne DAKHLIA L’impensable métis en Méditerranée? .................................................................. 45 Aziz AL-AZMEH The Mediterranean and Islam............................................................................... 58 Jenny Rahel OESTERLE Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt. Annäherungen an einen ›Gegenstand der Geschichte‹ in der neueren deutschen Mediävistik.................... 72 Jan RÜDIGER Thalassocraties médiévales: pour une histoire politique des espaces maritimes................................................ 93 Philippe SÉNAC Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière dans l’Espagne médiévale (VIII

e–XIIIe siècle) ........................................................ 104

Abbès ZOUACHE Écrire l’histoire des croisades, aujourd’hui, en Orient et en Occident ....................................................................................... 120 Yassir BENHIMA Quelques aspects de l’historiographie des transferts techniques en Méditerranée médiévale................................................................................... 148 Pierre BONTE La Méditerranée des anthropologues. Permanences historiques et diversité culturelle .................................................... 162

6 Sommaire

Isabel SCHÄFER Du Mare Nostrum à l’Union pour la Méditerranée. Concepts régionaux et scénarios politiques ......................................................... 182 Auteurs ................................................................................................................ 194

FRANCEMED (Rania ABDELLATIF, Yassir BENHIMA, Daniel KÖNIG, Elisabeth RUCHAUD)

Présentation de l’ouvrage

Les interventions publiées dans cet ouvrage ont été, pour l’essentiel, présentées lors de l’atelier »Construire la Méditerranée, penser les transferts culturels. Approches histo-riographiques et perspectives de recherches«, qui eut lieu les 9 et 10 juin 2009 à l’Institut historique allemand, Paris1.

Il s’agit du premier d’un cycle de quatre ateliers portant sur les »transferts culturels en Méditerranée médiévale« et organisé par le groupe de recherche FranceMed (»La France et la Méditerranée. Espaces de transferts culturels«). Ce groupe de recherche a vu le jour en décembre 2008 à l’initiative et avec le soutien de la directrice de l’Institut historique allemand, Madame le professeur Gudrun Gersmann. À la suite de sa nomi-nation en tant que directrice de l’institut en novembre 2007, elle a restructuré le travail scientifique au sein de cet établissement en créant un nouveau cadre administratif et en dégageant les financements nécessaires pour permettre le travail de plusieurs groupes de recherche nouvellement constitués. Parmi ces derniers, l’équipe FranceMed a oc-cupé une place particulière. Travaillant sur les échanges culturels en Méditerranée médiévale, ce groupe s’est détaché, d’une certaine manière, du strict cadre franco-allemand qui a caractérisé et qui caractérise encore le travail scientifique de l’Institut historique allemand. Les relations franco-allemandes sont et restent à la base de la recherche historique de cet institut, fondé en 1958 par une génération qui fut témoin de la Seconde Guerre mondiale et qui a compris l’importance des échanges scientifiques réguliers ainsi que d’une recherche historique commune entre la France et l’Alle-magne. Le groupe FranceMed a continué dans cette tradition en œuvrant pour faciliter l’échange et la communication scientifique entre les spécialistes de la Méditerranée en France et en Allemagne, mais aussi en s’ouvrant aux autres pays de la Méditerranée.

Cet échange s’est effectué, d’un côté, à travers le travail quotidien d’un groupe dont les membres ont reçu leur formation scolaire et académique dans des pays aussi divers que l’Allemagne, l’Espagne, les États-Unis, l’Égypte, la France, le Maroc et la Syrie, et ont, en conséquence, accès à une grande variété de langues, de sources et de réseaux scientifiques. Ces parcours académiques variés ont permis l’acquisition de compéten-ces bien diversifiées mais aussi complémentaires et qui s’expriment notamment dans la diversité de leurs projets individuels2. Après deux ans de collaboration, le groupe est

1 Voir aussi le compte-rendu sur le site http://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/tagungsberichte/

id=2708 (25/3/2010). 2 Les mosquées à prône de l’époque ayyoubide (Rania Abdellatif); contribution à l’étude des

transferts culturels en Méditerranée médiévale (VIIIe–XVe siècle): L’exemple de la culture maté-rielle et des techniques (Yassir Benhima); la découverte de l’autre. Évolution de la perception ré-ciproque du monde latino-chrétien et du monde arabo-musulman au Moyen Âge (Daniel König);

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bien conscient de la richesse que lui a apporté cette diversité, en particulier dans un cadre institutionnel voué à jouer le rôle d’intermédiaire et de relais entre deux paysages scientifiques de premier ordre.

D’un autre côté, le groupe FranceMed a organisé plusieurs manifestations scientifi-ques de différentes tailles, comme le cycle de rencontres mentionné ci-dessus, dont ce volume représente le premier aboutissement. Ce cycle a été conçu dans le but d’appréhender la thématique principale sous plusieurs angles, au cours de quatre ate-liers portant sur (I) la construction de la Méditerranée comme objet historiographique, (II) le rôle et la diversité des acteurs des transferts culturels, (III) la place des objets et des expressions artistiques ainsi que sur (IV) les différentes sources et méthodes pour l’étude de diverses manifestations de mobilité. Ces ateliers ont été financés conjointe-ment par l’Agence allemande pour la recherche – la Deutsche Forschungsgemein-schaft (DFG) – et par l’Institut historique allemand. Que ces deux institutions trouvent ici l’expression de notre profonde gratitude pour avoir permis la tenue de ces réunions scientifiques.

L’organisation de ce cycle de manifestations n’aurait pas été possible sans l’implication et le dévouement de plusieurs personnes: l’appui indéfectible de Madame la directrice Gudrun Gersmann a déjà été évoqué. Il est aussi nécessaire de mentionner le grand soutien que le groupe FranceMed a reçu de la part des différents membres du conseil scientifique de l’Institut historique allemand, notamment Madame le professeur Claudia Zey et Messieurs les professeurs Martin Kintzinger et Bernd Schneidmüller. Nous exprimons également notre reconnaissance à Messieurs Dr. Stefan Martens, directeur adjoint de l’institut, pour son aide et sa disponibilité, et Stephan Geifes, coordinateur scientifique de l’institut, pour ses conseils précieux pour l’obtention du financement extérieur. Nos remerciements vont également à Mesdames Karin Förtsch, Dunja Houelleu, Margarete Martaguet, Sara Windgassen et Monsieur Ralf Nädele, qui ont facilité les aspects administratifs de l’organisation de ces événements, ainsi qu’à Monsieur Roger Klimke, et Mesdames Britta Oleinek, Marie Briand, Luna Hoppe et Sabrina Mengeler, qui ont assuré le cadre technique et pratique de l’ensemble des manifestations. Nous exprimons également notre gratitude à Mesdames Veronika Vollmer et Claudie Paye, responsables de la publication des actes. Nous associons enfin à ces remerciements les stagiaires Kirsten Tobler, Elisabeth Richenhagen, Claire Vital, Perrine Thierrée, Nina Pollard et Katharina Maginot, qui ont contribué, d’une façon ou d’une autre, au projet FranceMed, et tout particulièrement Anja-Lisa Schroll pour sa relecture attentive et critique de notre article.

Le présent volume, reprenant les actes du premier atelier auxquels sont ajoutés deux contributions originales, tend à interroger la Méditerranée en tant qu’objet historiogra-phique, dont l’essence et les contours évoluent parallèlement au développement de la pratique historienne et de ses problématiques. Cette démarche vise à déconstruire la Méditerranée et à analyser les savoirs académiques qui la concernent. Elle s’inscrit volontairement dans le sillon creusé par les travaux sur »l’invention scientifique de la

la représentation du Saint-Sépulcre, dans les architectures, les images, les textes et les rites. Fin du IXe–début du XIIe siècle (Elisabeth Ruchaud).

Présentation de l’ouvrage 9

Méditerranée«3, travaux qui ont mis en valeur les conditions et les modalités de la genèse de la Méditerranée comme objet scientifique. Ce dernier délimite d’abord un espace naturel, puis caractérise un ensemble de spécificités ethniques, sociales et cultu-relles. Dans l’histoire de la production scientifique sur l’espace méditerranéen, l’interpénétration des champs académiques et des courants philosophiques et idéologi-ques s’avère une réalité fondamentale. Elle se manifeste notamment dans le philhellé-nisme, le classicisme ou dans l’activation du modèle romain, sans oublier la part de l’orientalisme dans la construction de l’image de l’autre, bien qu’il faille être conscient de la perméabilité des modèles historiographiques et des disciplines.

Dans cet ouvrage, nous avons particulièrement mis l’accent sur les approches qu’emploient les médiévistes pour scruter les spécificités du discours historique sur une période dont les représentations ont longtemps porté les stigmates du conflit et de la confrontation. La construction paradigmatique du savoir historique sur la Méditerra-née, surtout pour l’époque médiévale, a donc été longtemps fondée sur l’opposition entre continuité/rupture et unité/fragmentation. Temps et espaces méditerranéens ont ainsi été pensés selon des visions binaires qui ont fondamentalement orienté la recher-che historique vers la thématique majeure de la frontière, ou amené à son effacement au nom du continuum écologique, anthropologique et culturel. Le nom d’Henri Pirenne revient d’une manière classique comme un exemple emblématique d’une Méditerranée des ruptures, dans laquelle la conquête arabe aurait mis fin au flux des relations éco-nomiques entre le Nord et le Sud. Son analyse a depuis été critiquée et remise en cause par de nombreuses publications4 qui ont révélé toute la difficulté que posent les inter-prétations en termes de continuité ou rupture. C’est selon ce schéma heuristique qu’a été approchée la stratigraphie complexe des formations politiques et des structures socio-économiques issue de la transformation du monde romain ou de la conquête arabe et des processus d’islamisation.

Parallèlement aux scansions du temps, les échelles variables pour saisir la spatialité de la Méditerranée trahissent la pluralité des approches et des formes d’articulation entre le global et le local. »La Méditerranée« de Fernand Braudel, bien connue de tous, est sans doute un monument de la littérature historique dans ce domaine. La thèse récente de Peregrine Horden et Nicholas Purcell5, qui valorise le rôle primordial des microrégions (ou des niches écologiques) dans la construction de l’espace méditerra-néen, souligne également l’importance cruciale d’une connectivité multidimension-nelle assurée par la pratique millénaire du cabotage. En examinant ce que peut apporter 3 Marie-Noëlle BOURGUET, Bernard LEPETIT, Daniel NORDMAN (dir.), L’invention scientifique

de la Méditerranée: Égypte, Morée, Algérie, Paris 1998 (Recherches d’histoire et de sciences sociales, 77); Marie-Noëlle BOURGUET, Daniel NORDMAN, Vassilis PANAYOTOPOULOS (dir.), Enquêtes en Méditerranée: les expéditions françaises d’Égypte, de Morée et d’Algérie, Athènes 1999 (Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée 83/84, série histoire).

4 Notamment les synthèses de Michael MCCORMICK, Origins of the European Economy: Com-munications and Commerce (AD 300–900), Cambridge 2001, et de Chris WICKHAM, Framing the Early Middle-Ages: Europe and the Mediterranean, 400–800, Oxford 2006. On peut citer également la série d’ouvrages du programme »Transformation of the Roman World«.

5 Peregrine HORDEN, Nicholas PURCELL, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford 2000.

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la variation de l’échelle de l’analyse spatiale dans l’intelligibilité de l’évolution histo-rique de la Méditerranée médiévale, il convient de traiter des limites d’une lecture écologique qui peut parfois induire aux excès d’un déterminisme préjudiciable à l’aperception des phénomènes culturels6.

Les continuités et les discontinuités des temps et espaces méditerranéens incarnent une autre forme de dualité caractéristique de la Méditerranée médiévale. Le paradigme de la frontière exacerbe la contingence de l’espace méditerranéen entre des entités opposées, fondées sur des identités religieuses et culturelles exclusives. À la frontière on oppose souvent, notamment dans l’historiographie ibérique, une lecture trop idéali-sée de la convivencia, sanctionnant une cohabitation pacifique des groupes culturels en transcendant les manifestations de fragmentation.

Dans ce paysage historiographique contrasté, nous avons fait le choix de mettre l’accent sur la place qu’occupent les échanges culturels dans l’étude de la Méditerra-née. Le groupe FranceMed propose ainsi un premier article à vocation historiographi-que et méthodologique, destiné à introduire à l’étude des transferts culturels en Médi-terranée médiévale. Cet article collaboratif, au-delà du fait d’être lui-même le fruit d’un processus de transferts, négociations et traductions (aux sens propre et figuré), tente d’interroger la catégorie des transferts culturels comme notion expérimentale. Adapter les transferts aux objets et aux lieux de la Méditerranée médiévale participe de la définition d’une démarche bien outillée, tout en se gardant de lui fixer des contours figés ou rigides.

Les transferts culturels viennent enrichir et augmenter une liste assez longue de concepts, tous chargés d’une histoire et d’un champ sémantique propres. Dans ces catégories, le »métissage« constitue immanquablement l’un des termes les plus fré-quents. Il est resté, paradoxalement, peu employé pour qualifier la situation de la Mé-diterranée. C’est ainsi que Jocelyne Dakhlia, après avoir publié récemment un ouvrage sur la lingua franca comme un lieu de métissage linguistique et culturel, revient ici sur les obstacles épistémologiques et idéologiques qui surgissent à l’idée d’une Méditerra-née métissée. En soulignant l’origine discutable de la notion elle-même, Dakhlia ana-lyse le déni du métissage dans différentes traditions historiographiques portant sur la Méditerranée, y compris dans les travaux consacrés aux figures de transfuges. Dans ce paysage historiographique, des brèches ont été ouvertes nouvellement par des appro-ches qui amorcent un changement de focale et le dépassement d’un européocentrisme longtemps dominant.

En discutant différentes notions caractéristiques de ce qu’on pourrait définir comme étant ›méditerranéen‹ et des phénomènes variables considérés comme appartenant à une ›sphère culturelle‹ imprégnée par cette mer centrale, Aziz Al-Azmeh brosse un

6 Parmi les réactions et critiques à l’ouvrage de Horden et Purcell, on peut citer: Brent D. SHAW,

Challenging Braudel. A New Vision of the Mediterranean, dans: Journal of Roman Archae-ology 14/2 (2001), p. 419–453; James et Elisabeth FENTRESS, The Hole in the Doughnut, dans: Past and Present 173 (2001), p. 203–219; Henri BRESC, Îles et tissu ›connectif‹ de la Méditer-ranée médiévale, dans: Médiévales 47 (2004), p. 123–138 et William V. HARRIS (dir.), Rethink-ing the Mediterranean, Oxford 2005, qui contient une réponse de Horden et Purcell, p. 339–375.

Présentation de l’ouvrage 11

tableau d’ensemble des approches de la Méditerranée comme espace historique et culturel. Survolant l’histoire méditerranéenne depuis l’Antiquité, il souligne la nécessi-té de prendre en considération l’élément arabo-musulman comme composant fonda-mental et indissociable d’une présumée culture méditerranéenne.

Jenny Rahel Oesterle traite de la signification de la Méditerranée comme sujet d’études historiques pour la recherche médiévistique allemande. Elle retrace les condi-tions de réception de l’œuvre de Braudel en Allemagne à une époque encore marquée par les répercussions du régime nazi et de la Seconde Guerre mondiale. À cause de son utilisation fréquente dans la propagande nazie, le terme »Raum« (espace) était très connoté idéologiquement dans la langue allemande, entraînant de la sorte des hésita-tions à mettre l’»espace« au centre de la recherche historique7. Soulignant le fait que l’Allemagne, contrairement à la France, ne possède aucun lien géographique direct avec le bassin méditerranéen, Oesterle indique que la recherche allemande a, jusque récemment, maintenu une claire distinction entre les histoires européennes, africaines et asiatiques, renvoyant la responsabilité pour les régions extraeuropéennes aux spécia-listes des différentes area studies. En discutant les éléments ›méditerranéens‹ dans la médiévistique allemande depuis les années 1950, elle explique pourquoi une recherche axée sur la Méditerranée ne pouvait se développer avant l’ouverture à de nouveaux concepts historiographiques qui s’est opérée très récemment.

Jan Rüdiger se penche sur la notion de »thalassocratie« en considérant plusieurs ›méditerranées‹, terme désignant des mers centrales bordées par des espaces continen-taux. Utilisant des exemples issus de différents océans et mers, Jan Rüdiger avance que la recherche médiévale traditionnelle se concentre sur les empires continentaux et néglige la dimension maritime du pouvoir politique, représenté par les thalassocraties. Rüdiger donne une définition de ce terme grec et des caractéristiques d’une structure politique qui n’a pas, ou presque pas, de base continentale. Insistant sur la fluidité des règles maritimes qui caractérisent ces espaces politiques, Rüdiger souligne la nécessité d’adapter la lecture des phénomènes inhérents aux pouvoirs continentaux à la situation des thalassocraties (territoires, frontières, systèmes fiscaux, exploitation des ressources naturelles).

Dans une Méditerranée médiévale pensée le plus souvent à l’aune de ses fractures, le thème de la frontière occupe naturellement une place de choix. La péninsule Ibérique offre à cet égard un cas emblématique, qui a fait l’objet d’une abondante littérature

7 En général, le terme allemand »Raum« a des connotations évoquant l’idée de contexte en

général, tandis que le mot »espace« dans l’usage historique français est beaucoup plus lié aux conditions concrètes, notamment géographiques et environnementales, du devenir historique. Alors qu’en France l’espace et ses transformations historiques sont le plus souvent un objet de recherche, ils sont, dans les pays germanophones, saisis comme cadre des transformations his-toriques. Sur la diversité des usages du mot »espace« dans les historiographies françaises et allemandes voir Monique BOURIN (avec la collaboration d’Élisabeth ZADORA-RIO), L’espace, dans: Jean-Claude SCHMITT, Otto Gerhard OEXLE (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris 2002 (Publications de la Sorbonne. Histoire ancienne et médiévale, 66), p. 493–510, et le commentaire de Hans-Joachim SCHMIDT, Espace et conscience de l’espace dans l’historiographie médiévale allemande, dans le même volume, p. 511–536.

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historique et archéologique dont les évolutions et les tendances sont étudiées dans la contribution de Philippe Sénac. Tout en situant ces approches dans les débats historio-graphiques sur le Moyen Âge ibérique, il évoque la frontière en trois temps complé-mentaires. Sa terminologie d’abord, reflet d’un processus lent et multiscalaire, varie en fonction de la construction et des expansions des différents pouvoirs chrétiens ibéri-ques. Ses dimensions sociales et culturelles permettent ensuite de mettre en exergue les spécificités identitaires des sociétés frontalières mais aussi leur perméabilité. Enfin, grâce au développement de l’archéologie, la dimension spatiale de la frontière et les réseaux qui permettent sa structuration territoriale ont été récemment mis en valeur.

L’étude de Abbès Zouache sur l’historiographie des croisades rend compte d’un vaste champ d’investigation sur la Méditerranée médiévale. En optant pour une appro-che comparative des apports et des tendances de la recherche sur le sujet en Orient et en Occident, Zouache offre ici une contribution originale qui se démarque des nom-breuses tentatives précédentes qui se focalisaient sur la production occidentale. La comparaison des cadres institutionnels, des conditions sociales et de l’arrière-fond idéologique des recherches en France, dans les pays anglo-saxons, en Israël et dans les pays arabes du Proche-Orient, permet d’expliquer la diversité des traditions académi-ques et la portée scientifique des recherches. Plus encore que pour d’autres thémati-ques historiques, le sujet des croisades cristallise les passions et fait écho au présent, sans toutefois remettre en cause la centralité d’une question parmi les plus prolifiques dans l’historiographie de la Méditerranée médiévale.

La place qu’occupe le fait technique dans l’historiographie des échanges culturels de la Méditerranée médiévale est ensuite examinée dans la contribution de Yassir Benhima. Sans vouloir faire un bilan des recherches sur le sujet, cette contribution propose sur-tout une analyse des problèmes méthodologiques que rencontre un champ de recherche conditionné par la place secondaire qu’accorde l’histoire sociale et culturelle aux faits matériels. La prégnance des schémas évolutionnistes et diffusionnistes constitue un exemple des tendances dominant une recherche qui gagne à se pencher plus systémati-quement sur les contextes sociaux, économiques, culturels et cognitifs de la production technique.

La construction de la Méditerranée comme objet d’étude concerne, au-delà de la seule discipline historique, plusieurs sciences sociales parmi lesquelles l’anthropologie occupe une place de premier ordre. Pierre Bonte revient ainsi dans sa contribution sur les conditions de l’émergence d’un »Méditerranéisme« parmi les anthropologues. Il souligne dans un premier temps les formes de perméabilité épistémologique et métho-dologique entre histoire et anthropologie dans plusieurs domaines de l’histoire des espaces méditerranéens, et le développement du comparatisme entre les sociétés contemporaines et anciennes que cela a suscité. La naissance d’une ›Méditerranée des anthropologues‹, due en grande partie à l’anthropologie britannique, est fondée sur des études comparatives agrégatives autour de quelques thématiques qui relèvent dans un premier temps du domaine de la sociologie rurale. Malgré les écueils méthodologiques que pose la définition d’une aire culturelle méditerranéenne clairement identifiable, les études anthropologiques se sont développées sur un ensemble de sujets, dont les prin-cipaux aspects sont rappelés par Bonte (parenté, alliance, genre, honneur, violence et

Présentation de l’ouvrage 13

système vindicatoire, formes de religiosité…). Les perspectives qu’ouvre l’anthro-pologie pour le champ des études méditerranéennes se situent conjointement dans la recherche des permanences structurelles et historiques des sociétés et dans l’identification des formes et manifestations des métissages culturels.

L’actualité des débats politiques sur la Méditerranée justifie la présence d’une der-nière contribution sur l’espace méditerranéen comme objet de politique internationale. Isabel Schäfer présente ainsi une synthèse des différentes entreprises internationales contemporaines visant à construire un espace politique méditerranéen. Elle souligne les difficultés idéologiques et politiques auxquelles ont été confrontés ces efforts dans un climat caractérisé notamment par la fragmentation nationale, une histoire commune souvent problématique et plusieurs clivages régionaux, sociaux, économiques et politi-ques.

À travers cette palette de contributions, ce volume aura inscrit le débat historiogra-phique au cœur de notre interrogation historique sur les transferts culturels en Méditer-ranée. Il aura ainsi rappelé, d’une manière certes partielle et largement perfectible, certains jalons importants dans une histoire, toujours très ancrée dans son présent, de l’idée de la Méditerranée.

FRANCEMED (Rania ABDELLATIF, Yassir BENHIMA, Daniel KÖNIG, Elisabeth RUCHAUD)

Introduction à l’étude des transferts culturels en Méditerranée médiévale

Aspects historiographiques et méthodologiques

Creuset millénaire de civilisations diverses, la Méditerranée n’a cessé d’être le récep-tacle d’une dense et féconde imbrication des peuples et des cultures. Son passé médié-val, longtemps stigmatisé au nom des clivages politiques et religieux, ne déroge pas à cette règle et s’avère de plus en plus marqué par la prégnance des contacts et des échanges culturels. Replacer ces derniers au centre de la réflexion historique met en valeur les circulations permanentes et la perméabilité des différentes sociétés, en l’occurrence ici celles de l’espace méditerranéen médiéval. Cela interroge la validité des schémas culturalistes qui opposent des blocs monolithiques, au moment où les questions des relations interculturelles se posent avec acuité dans nos sociétés contem-poraines.

La notion de »transferts culturels« nous est ainsi apparue comme un moyen effi-cace d’examiner les connexions culturelles médiévales dans leur complexité. Mais pour en faire une approche bien outillée, il a fallu nous approprier, adapter et accom-moder un terme forgé pour saisir des contextes historiques différents de la Méditerra-née médiévale. Ainsi, le présent travail se veut une introduction à l’histoire et à la portée d’une notion que nous nous sommes efforcés de redéfinir afin de répondre au mieux aux défis qu’impose l’analyse historique de cet espace méditerranéen.

HISTOIRE D’UNE NOTION: AUX ORIGINES DU TRANSFERT CULTUREL

Faire l’historique d’un concept représente généralement une tâche ardue qui non seu-lement demande l’identification des conditions de la genèse d’un terme donné, mais aussi exige la restitution de l’évolution épistémologique d’un vaste champ de recher-che. Le transfert culturel, en tant que notion élaborée pour penser les liens entre les cultures dans leur dynamique permanente, n’échappe pas à cette règle. La contextuali-sation de cette notion reviendrait à en retracer l’évolution récente et à en définir les sources théoriques en la replaçant parmi les autres concepts employés dans l’approche des relations interculturelles.

Si les phénomènes de contact culturel ont longtemps intéressé les historiens, ces derniers sont, de par la nature même de la pratique historienne, généralement peu enclins à des tentatives de théorisation. Mais l’œuvre de certains grands historiens a laissé une place à l’étude des mécanismes de contact entre différentes cultures, reflé-

Introduction à l’étude des transferts culturels 15

tant de la sorte l’intérêt de l’histoire, en tant que discipline des sciences sociales, pour cette question.

Dans son ouvrage de synthèse »A Study of History«, Arnold Toynbee expose dans deux chapitres successifs la multiplicité des »rencontres« (encounters) entre les civili-sations, respectivement dans l’espace et dans le temps. Le premier genre de rencontres entre civilisations contemporaines est principalement conçu dans le cadre de tentatives d’expansion ou de formes de diffusions pacifiques1. Le second a été envisagé sous trois angles: la »renaissance«, définie comme l’effort d’une civilisation en construction pour s’approprier le patrimoine d’une autre morte depuis longtemps; la »relation de filiation et de parenté« entre une civilisation morte et son successeur; et finalement l’»archaïsme«, tentative de retour à une phase antérieure de l’histoire d’une civilisa-tion2.

Fernand Braudel a également traité du rôle du contact entre les cultures et les civi-lisations. À l’encontre d’une historiographie traditionnelle, représentée notamment par Toynbee – mais aussi par plusieurs philosophes de l’histoire (Comte, Marx, Spen-gler) –, Braudel rejette d’emblée toute lecture organique de l’histoire des civilisations et plaide pour l’étude des éléments imbriqués qui fondent et définissent les cultures3. L’apport de Braudel provient également de l’attention qu’il prêta à la question de l’échelle de l’analyse historique, que ce soit dans sa dimension spatiale ou temporelle. Les différentes temporalités qu’il mit en valeur participent effectivement d’une meil-leure appréhension des différents niveaux et rythmes de l’évolution des cultures4. Si sa »Grammaire des civilisations« demeure, dans sa présentation, plutôt prisonnière d’une vision contingente de l’histoire universelle, l’ensemble de son œuvre a souligné l’ambivalence des grands ensembles culturels. Selon lui, les civilisations sont »frater-nelles et libérales, mais en même temps fermées, exclusives, revêches […] pacifiques et non moins guerrières; d’une étonnante fixité, et en même temps, mobiles, vagabon-des«5. C’est justement à travers cette vision complexe qu’il a énoncé les trois critères nécessaires pour »définir une civilisation«: les aires culturelles, décrites comme l’espace et tout ce qu’il englobe de biens et traits culturels dont l’ubiquité et la fré-quence fixent »les premiers signes d’une cohérence culturelle«6; les emprunts, compris comme toutes les circulations de biens culturels entre les civilisations; et enfin les refus d’emprunt, latents ou conscients, prédéterminant un ensemble de choix culturels7.

1 Arnold J. TOYNBEE, A Study of History. Vol. 2, Abridgement of Volumes VII–X by D.C.

SOMERVELL, New York, Londres 1987, (1re éd. 1957), p. 147–240. 2 Ibid., p. 241–260. 3 Fernand BRAUDEL, Écrits sur l’histoire, Paris 1994 (1re éd. 1969), p. 289–291. 4 Sur la division braudélienne des rythmes du temps historique, ibid., p. 41–83. Voir aussi les

études de Jean LEDUC, Les historiens et le temps. Conceptions, problématiques, écritures, Paris 1999, p. 21–33; François DOSSE, L’histoire en miettes. Des »Annales« à la »nouvelle histoire«, Paris 21997, p. 105–118.

5 Phrase citée dans l’introduction de Maurice AYMARD à la réédition de l’ouvrage de Fernand BRAUDEL, Grammaire des civilisations, Paris 1987 (1re éd. 1963), p. 17.

6 BRAUDEL, Écrits sur l’histoire (voir n. 3), p. 292. 7 Ibid., p. 294–296.

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L’apport de Braudel pour penser l’histoire des civilisations est multiple, mais son importance réside surtout dans son dialogue permanent avec les autres disciplines des sciences sociales. La définition même de la civilisation, évoquée plus haut, est emprun-tée aux travaux de Marcel Mauss. La position centrale de l’anthropologie, comme science de l’Humain dans l’articulation de sa globalité et de ses particularismes, se justifie clairement dans cette quête du sens et des mécanismes du contact culturel. Les anthropologues ont été les premiers sensibilisés aux phénomènes divers du contact culturel. La pluralité des approches et des cadres notionnels qu’ils mirent en œuvre témoigne de la richesse des méthodes et des contextes d’étude mais aussi de l’historicité des notions utilisées, notions marquées par l’empreinte de leur espace et lieu de production.

Ce détour par l’anthropologie pour cerner les conditions de création et d’évolution des notions parallèles aux transferts culturels est indispensable pour éviter les écueils d’un eurocentrisme encore trop vivace dans la tradition historique occidentale. L’anthropologie, en tant que discipline vouée, à l’origine, à l’étude des mondes extra-européens, s’est repositionnée depuis les temps de la décolonisation dans une posture méthodologique qui valorise la diversité des cultures et qui s’insurge contre les ravages de l’ethnocentrisme occidental. Cette vocation de l’anthropologie, heureusement re-prise par la pratique historienne contemporaine, est exprimée d’une manière claire par Claude Lévi-Strauss dans un petit ouvrage-manifeste, composé sur la demande de l’Unesco, où il met en valeur la centralité de la »collaboration des cultures« dans l’histoire universelle8.

Au-delà donc de la contribution des historiens, le domaine des relations intra-, in-ter- et transculturelles constitue depuis longtemps un champ foisonnant de la recherche en sciences sociales. Plusieurs notions ont été élaborées, dans des contextes historiques et intellectuels variés, reflétant des visions contrastées et des concepts en évolution. Aussi, parler des transferts culturels comme notion expérimentale et de ses applica-tions potentielles pour l’étude de la Méditerranée médiévale, exige un tour d’horizon des notions utilisées auparavant pour décrire des réalités proches ou similaires.

LA NOTION D’»ACCULTURATION«

La notion d’»acculturation« est sans doute parmi les plus anciennes utilisées. Elle désigne »les processus complexes de contact culturel au travers desquels des sociétés ou des groupes sociaux assimilent ou se voient imposer des traits ou des ensembles de traits provenant d’autres sociétés«9.

Elle trouve son origine dans l’œuvre de Franz Boas qui, en réaction à la rigidité et l’unilinéarité des schémas d’explication évolutionnistes, mit l’accent sur »la pluralité et

8 Claude LÉVI-STRAUSS, Race et histoire, Paris 31987 (1re éd. 1952). 9 Jean-François BARÉ, Acculturation, dans: Pierre BONTE, Michel IZARD (dir.), Dictionnaire de

l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris 2000, p. 1.

Introduction à l’étude des transferts culturels 17

l’imbrication horizontale des langues et des cultures«10. Elle a ensuite été élaborée dans les travaux de l’école de Chicago comme moyen d’étudier les interactions et les influences réciproques entre cultures11. Pourtant, c’est le champ des études amérin-diennes à l’époque coloniale, un contexte d’échange inégal donc, qui a servi de terrain principal à l’étude des phénomènes d’acculturation. Nathan Wachtel, en se limitant aux sociétés amérindiennes, distingue deux situations différentes: l’acculturation imposée, lorsque la domination coloniale aspire au contrôle complet de la société dominée en bouleversant ses structures sociales, économiques, politiques et culturelles; et l’acculturation spontanée qui, agissant d’abord sur les marges des zones dominées par les Européens, peut aussi concerner des aspects non imposés par le système domina-teur. Ces deux formes d’acculturation mettent en œuvre deux processus opposés, mais néanmoins complémentaires: l’intégration par le système indigène d’éléments allogè-nes; et l’assimilation, consistant en l’adoption de traits culturels de la société domi-nante en substitution d’éléments indigènes12.

Cette définition de l’acculturation, sans doute conditionnée par le contexte colonial dont elle rend compte, souffre de quelques limites. Elle induit implicitement que le processus de changement culturel intervient entre une culture ›source‹ et une culture ›cible‹, sans pour autant insister sur les modalités du changement. Par ailleurs, la ré-duction de la culture à une juxtaposition de ›traits culturels‹ identifiables, dans la culture ›source‹ puis dans la culture ›cible‹, n’offre qu’une lecture partielle des cultures en présence qui méritent pourtant d’être appréhendées en tant que systèmes complexes où l’influence externe est une composante essentielle13. Pour dépasser ces limites, certains concepts parallèles ont vu le jour (»transculturation«14 et »interculturation«15), sans pour autant s’imposer comme des alternatives incontournables.

LA NOTION DE »MÉTISSAGE«

Comme pour l’acculturation, c’est la recherche sur l’Amérique à l’époque coloniale qui a mis en exergue la notion de »métissage« comme concept phare des études sur les contacts et les changements culturels. Le mot »métissage« conserve dans son étymolo-

10 Michel ESPAGNE, La question des imbrications culturelles chez Franz Boas, dans: Revue

germanique internationale 17 (2002), p. 147–160. 11 Laurier TURGEON, Les mots pour dire les métissages: jeux et enjeux d’un lexique, dans: Revue

germanique internationale 21 (2004), p. 53–69 (p. 54). 12 Nathan WACHTEL, L’acculturation, dans: Jacques LE GOFF, Pierre NORA (dir.), Faire de

l’histoire, vol. 1: Nouveaux problèmes, Paris 1974, p. 180–184. 13 BARÉ, Acculturation (voir n. 9), p. 2. 14 Selon TURGEON, Les mots pour dire les métissages (voir n. 11), p. 54, ›transculturation‹ fut

utilisé pour rendre compte d’éléments amérindiens adoptés par la culture européenne, décrivant par la sorte un processus opposé à l’acculturation.

15 Ibid., p. 57, l’»interculturation« fut institué par les anthropologues Ruth Benedict et Margaret Mead pour »modéliser les processus interactifs et les échanges bilatéraux, voire multilatéraux, entre groupes différents«. Ses applications sont restées cantonnées dans le domaine des études socio- et psycho-linguistiques des communautés immigrées.

18 FranceMed

gie même les traces de son histoire. Utilisé d’abord en portugais puis en espagnol, le mestizo (sang-mêlé, terme dérivant du latin mixtus) désignait à l’origine la catégorie des enfants issus d’unions entre Européens et Indiennes. Il garda longtemps cette connotation imprégné de laquelle le mot »métis« fit son apparition en français au XVII

e siècle. Il est alors associé à toute une terminologie de rejetons des unions mixtes dans les Amériques, là où l’élément européen s’est mélangé, biologiquement et cultu-rellement parlant, au substrat indien et aux apports d’esclaves déportés depuis l’Afrique noire16. Empreinte des fondements encombrants de la raciologie de l’époque moderne, la nomenclature du métissage est marquée par la comparaison avec le règne animal et elle est destinée à stigmatiser un phénomène déconsidéré socialement. À titre d’exemple, le mot »mulâtre«, dérivé de »mulet«, est employé pour qualifier les enfants issus de l’union entre Noirs et Blancs; la métaphore se rapportant à un animal engendré par le croisement d’espèces différentes condamne ainsi une anomalie humaine17. Ce champ sémantique du croisement biologique a donné naissance au XIX

e siècle au terme »métissage«, tout d’abord pour qualifier l’hybridité chez les ovins, avant de s’étendre au domaine des relations humaines.

Exposer le caractère si négatif des significations associées jadis au mot »métis-sage« suffit à montrer l’ampleur du chemin parcouru par une notion aujourd’hui plei-nement valorisée. Le métissage culturel est devenu, après la fin de l’ère coloniale, un synonyme de phénomènes culturels multidimensionnels et omniprésents, et il est doré-navant considéré comme indissociable de la construction et de l’évolution des cultures. Parallèlement à l’extension de la notion depuis la biologie vers les différents domaines de la culture, le métissage a évolué pour caractériser une pensée ›métisse‹, défiant le cloisonnement habituel des cultures et de la recherche de la matrice ou des filiations culturelles, pour envisager la multiplicité et la rencontre18. Ainsi, penser en terme de métissage revient à abandonner la fiction du ›pur‹ et de l’›originel‹, qui a tellement conditionné la construction des catégories culturelles, pour comprendre ces dernières et en affiner l’analyse19.

Si le métissage est devenu en anthropologie un paradigme important, les historiens ne semblent pas en faire un usage fréquent. La contribution de Serge Gruzinski, qui a délimité à travers l’exemple de la Nouvelle-Espagne les termes de l’analyse du métis-sage comme une réalité accompagnant la situation coloniale, est sans doute l’une des plus remarquées20. De son côté, Jocelyne Dakhlia s’interroge sur les blocages épisté-mologiques et les conditions historiques qui ont empêché de penser la Méditerranée médiévale et moderne en terme de métissage. Tout en notant l’impact de la fracture

16 Voir p.ex. Nelly SCHMIDT, Histoire du métissage, Paris 2003, p. 63–67. 17 TURGEON, Les mots pour dire les métissages (voir n. 11), p. 58–59. 18 François LAPLANTINE, Alexis NOUSS, Le métissage, Paris 1997 (Dominos, 145), p. 83, écrivent

à ce propos: »Penser le métissage comme étant hétérogène et hétérodoxe par rapport à ce qui le précéderait (par exemple l’informe par rapport à la forme), c’est encore se référer au dualisme de l’originel et du dérivé. Or, la pensée métisse brouille […] ces catégories binaires, elle dé-classifie, décatégorise«.

19 Sur les déterminants d’une épistémologie du métissage, voir ibid., p. 88–91. 20 Serge GRUZINSKI, La pensée métisse, Paris 1999.

Introduction à l’étude des transferts culturels 19

coloniale dans cette situation, elle relève la part de l’image de l’altérité musulmane dans la construction d’un savoir historique sur la Méditerranée. Elle souligne enfin le caractère ›métis‹ de nombre de phénomènes de brassage en Méditerranée et, à travers l’exemple emblématique de la lingua franca, montre la possibilité de penser les cultu-res comme des ensembles ouverts, pouvant le cas échéant se replier sur une identité nucléaire21.

Également issu du champ sémantique de la biologie, le terme »hybridity« est utili-sé dans le monde anglo-saxon comme équivalent au métissage. Un premier effort d’adaptation de la notion aux phénomènes sociaux a été entrepris au début du XX

e siècle22. Il faut cependant attendre les années 2000 pour voir son développement dans l’étude des usages linguistiques dans les situations de rencontre interculturelle23, puis dans les travaux sur la littérature24. Le courant des subaltern studies, qui revendi-que l’hybridité »comme moyen d’un renversement stratégique du processus de domi-nation«25, est parmi les plus représentatifs de ces travaux, principalement axés sur la littérature marquée par une lecture postcoloniale26. Ce n’est que très progressivement que ce terme est envisagé comme concept postcolonial adaptable aux autres disciplines des sciences sociales. Il a été adopté d’abord par les études sociologiques portant sur les phénomènes migratoires dans un contexte de globalisation27, avant que cela ne concerne les travaux historiques sur l’Antiquité tardive, le Moyen Âge, etc.28 Peter

21 Jocelyne DAKHLIA, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Paris 2008,

en particulier p. 22–29. Voir également son article dans le présent volume. 22 Cette évolution s’exprime, par exemple, dans les titres de certains ouvrages du XIXe et du début

du XXe siècle: Paul BROCA, Recherches sur l’hybridité animale en général et sur l’hybridité humaine en particulier: considérées dans leurs rapports avec la question de la pluralité des es-pèces humaines, Paris 1860; Raoul LA GRASSERIE, De l’hybridité mentale et sociale, Paris 1911.

23 Ingrid PILLER, Bilingual Couples Talk. The Discursive Construction of Hybridity, Amsterdam 2002 (Studies in Bilingualism, 25); Volker HINNENKAMP, Katharina MENG (dir.), Sprachgren-zen überspringen. Sprachliche Hybridität und polykulturelles Selbstverständnis, Tübingen 2005 (Studien zur deutschen Sprache, 32).

24 Joyce GOGGIN, Sonja NEEF (dir.), Text, Subjectivity, Hybridity, Amsterdam 2001. 25 TURGEON, Les mots pour dire les métissages (voir n. 11), p. 63. 26 Monika FLUDERNIK (dir.), Hybridity and Postcolonialism. Twentieth-Century Indian Litera-

ture, Tübingen 1998 (ZAA Studies, 1); Robert YOUNG, Colonial Desire. Hybridity in Theory, Culture, and Race, Londres 2006; Joel KUORTTI (dir.), Reconstructing Hybridity: Post-Colonial Studies in Transition, Amsterdam 2007 (Textxet, 51).

27 Virinder S. KALRA, Raminder KAUR, John HUTNYK, Diaspora & Hybridity, Londres 2005; Marwan KRAIDY, Hybridity or the Cultural Logic of Globalization, Philadelphie 2005; Kevin ARCHNER (dir.), Cultures of Globalization. Coherence, Hybridity, Contestation, Londres 2008 (Rethinking globalizations, 12); Ryoo WOONGJAE, Globalization, or the Logic of Cultural Hy-bridization, dans: Asian Journal of Communication 19 (2009), p. 137–151; Claus-Dieter KROHN (dir.), Exil, Entwurzelung, Hybridität, Munich 2009 (Exilforschung, 27).

28 Daniel BOYARIN, Hybridity and Heresy. Apartheid Comparative Religion in Late Antiquity, dans: Ania LOOMBA (dir.), Postcolonial Studies and Beyond, Durham 2005, p. 339–358; Jef-frey Jerome COHEN, Hybridity, Identity, and Monstrosity in Medieval Britain, New York 2006.

20 FranceMed

Burke s’est récemment engagé dans la réflexion sur ce terme et son adaptation aux exigences de l’histoire culturelle29.

LA NOTION DE »TRADUCTION«

La notion de »traduction«, empruntée au champ linguistique, est elle aussi utilisée pour penser les relations entre les cultures. La traduction entre cultures peut ainsi être envi-sagée comme une réalité inhérente à toute situation de contact, et non comme un phé-nomène ponctuel et épisodique. Elle assure »le dépassement promis et progressif de leur cloisonnement ou de leur repli sur elles-mêmes«30. Dans ce sens, la traduction peut être considérée comme un équivalent d’emprunts, d’importations ou d’ex-portations d’éléments culturels. Elle permet de décrire et penser le passage de biens culturels d’une aire à une autre et de définir le métissage. Dans le même temps, elle »préserve le dogme de cultures homogènes originelles« qui ne sont traduites ou métis-sées qu’au cours d’une seconde phase31.

La lecture des relations culturelles peut être appréhendée par le biais des différents modes de traduction. Ceux-ci peuvent être classées en trois types: la traduction intra-linguale ou interprétation de signes linguistiques au moyen d’autres signes dans la même langue; la traduction interlinguale ou interprétation de signes linguistiques au moyen d’une autre langue; et finalement la traduction intersémiotique (transmutation), traduction de signes linguistiques au moyen de systèmes non linguistiques (exemple de l’adaptation cinématographique d’un roman)32. Malgré la dominance du vocabulaire linguistique, le terme »traduction«, ou en anglais »translation«, a été adapté à tous les champs possibles comme nous le montrent les travaux récents de Peter Burke et Fin-barr B. Flood33.

29 Peter BURKE, Cultural Hybridity, Cambridge 2009. 30 Marc CRÉPON, La traduction entre les cultures, dans: Revue germanique internationale 21

(2004), p. 71–82. De la même manière, une ›traduction‹ dans le sens théorique du terme peut être interne à une culture, ou envisagée dans le cadre d’un passage entre deux cultures différen-tes. La transmutation d’un bien culturel, à la fois dans son propre cadre de production ou à la suite de son transfert vers une autre culture, peut s’apparenter à une traduction intersémiotique.

31 Ibid., p. 74. 32 Ibid., p. 75. 33 Peter BURKE, Translating Knowledge, Translating Cultures, dans: Michael NORTH (dir.),

Kultureller Austausch. Bilanz und Perspektiven der Frühneuzeitforschung, Cologne, Weimar, Vienne 2009, p. 70–76. Voir aussi Peter BURKE, Cultural Translation in Early Modern Europe, Cambridge 2008; Finbarr B. FLOOD, Objects of Translation: Material Culture and Medieval ›Hindu-Muslim‹ Encounter, Princeton 2009.

Introduction à l’étude des transferts culturels 21

LA NOTION DE »TRANSFERT CULTUREL«

La notion de transfert culturel, très marquée par les travaux théoriques de Michel Espagne34, reflète aussi cette situation. Elle a d’abord été conceptuellement élaborée pour réfléchir sur les relations intellectuelles franco-allemandes aux époques modernes et contemporaines. En critiquant certains aspects de la méthodologie comparatiste35, Espagne relève qu’elle permet de dépasser les clivages nationaux (et culturels) pour valoriser les contaminations qui mettent en relation deux systèmes autonomes, et ainsi de mettre l’accent sur les processus de réception et de transformation dans la société d’accueil36. Selon lui, le transfert culturel »signale le désir de mettre en évidence des formes de métissage souvent négligées au profit de la recherche d’identités«37. Mais même si les transferts culturels »peuvent concerner les relations entre deux tribus amérindiennes, [ils] sont plus particulièrement liés à l’autoperception des groupes comme nations«38. Dans sa démarche, l’analyse en termes de transferts culturels est un outil heuristique efficace pour cerner les manifestations des imbrications culturelles. Sans proposer d’explication globale, elle permet de réévaluer et de mettre en relief la part de l’étranger dans la construction des identités nationales. Elle opère un change-ment de polarité et place le rapport à l’autre au centre de la réflexion sur soi39. Ainsi, le travail historique sur les identités nationales ne peut faire abstraction d’un questionne-ment systématique sur les processus complexes d’emprunt et de réception. Partant de ce constat, la démarche initiée par les travaux de Espagne favorise la mise en valeur des imbrications culturelles à un moment marqué à la fois par la prégnance de la mon-dialisation actuelle40 et par la force des clivages identitaires. Mettre en valeur l’historicité des combinaisons culturelles participe aussi d’une réflexion sur le temps présent, réflexion déjà entamée d’une manière approfondie par d’autres disciplines des sciences sociales41.

La notion de transfert culturel ne semble pas avoir fait écho parmi les historiens francophones où on ne trouve que quelques écrits – à part les publications de Espagne – 34 Notamment Michel ESPAGNE, Les transferts culturels franco-allemands, Paris 1999; Katia

DMITRIEVA, Michel ESPAGNE (dir.), Transferts culturels triangulaires France – Allemagne – Russie, Paris 1996 (Philologiques, 4).

35 Voir Johannes PAULMANN, Internationaler Vergleich und interkultureller Transfer. Zwei For-schungsansätze zur europäischen Geschichte des 18. bis 20. Jahrhunderts, dans: Historische Zeitschrift 267 (1998), p. 668–671.

36 Michel ESPAGNE, Du creuset espagnol à l’Espagne hors les murs. Vers une approche de la culture hispanique en ses contextes, dans: Mélanges de la Casa de Velázquez 38/2 (2008), p. 113–126. Voir aussi: http://mcv.revues.org/775 [15/11/2010] (2/2/2011).

37 ESPAGNE, Les transferts culturels franco-allemands (voir n. 34), p. 1. 38 Ibid. 39 Ibid., p. 267–269. 40 Sur l’histoire du monde ›mondialisé‹ au début de l’époque moderne: Serge GRUZINSKI, Les

quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris 2004. 41 Sur les rapports entre l’émergence de la notion de transfert culturel et les tendances récentes de

la global history au temps de la mondialisation, voir François CHAUBET, La notion de transfert culturel dans l’histoire culturelle, dans: Benoît PELLISTRANDI, Jean-François SIRINELLI (dir.), L’histoire culturelle en France et en Espagne, Madrid 2008 (Collection de la Casa de Veláz-quez, 106), p. 159–177, surtout p. 159.

22 FranceMed

qui utilisent ce concept, en se bornant en général à l’étude des époques moderne et contemporaine, et notamment des relations franco-allemandes42. En Allemagne, en revanche, les recherches de Michel Espagne ont déclenché une vague de publications se servant de ce concept adapté à toutes les époques de l’Antiquité à nos jours43. Ainsi, l’époque médiévale a aussi été analysée via ce concept: des actes de colloques alle-mands, franco-allemands et italo-allemands44, plusieurs travaux récents45 ainsi qu’un projet de recherche financé par l’Agence allemande pour la recherche (DFG) – le Graduiertenkolleg »Kulturtransfer im Mittelalter« à l’université d’Erlangen – ont été consacrés à l’étude des transferts culturels à l’époque médiévale. La notion de transfert culturel, qui avait été aussi développée par des chercheurs germanophones comme Michael Werner, Wolfgang Schmale, Matthias Middell et d’autres46, fut adaptée en

42 Voir Michel GRIMBERG, La réception de la comédie française du XVIIIe siècle dans l’aire

germanophone de 1694 à 1799, vue à travers les traductions et leurs préfaces, thèse doctorale, université Sorbonne-Paris IV 1994; Jan VON ROSEN, Le transfert culturel comme transforma-tion de discours. Mme de Staël interprète de l’esthétique kantienne, thèse doctorale, université de Caen 2003; Amaury DU CLOSEL, Philippe OLIVIER (dir.), Déracinements. Musique, exil et transfert culturel pendant et après le Troisième Reich, Paris 2008; Mathilde KANG, Le parcours transatlantique du »Journal« d’Eugénie de Guérin. Un cas de transfert culturel, 1850–1950, Oxford, Berne, Berlin 2009 (French Studies of the Eighteenth and Nineteenth Centuries, 27); Christine LOMBEZ, La traduction de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle: réception et interaction poétique, Tübingen 2009 (Communicatio, 40).

43 Voir Claude D. CONTER, Vom Kulturtransfer zum Kulturexport. Der Bund Rheinischer Dichter und die Gesellschaft für deutsche Literatur und Kunst. Anmerkungen zur Literaturpolitik in Luxemburg zwischen 1933 und 1945, dans: Dieter BREUER (dir.), Das Rheinland und die euro-päische Moderne. Kulturelle Austauschprozesse in Westeuropa 1900–1950, Essen 2008; Chris-toph MICHELS, Kulturtransfer und monarchischer ›Philhellenismus‹. Bithynien, Pontos und Kappadokien in hellenistischer Zeit, Göttingen 2009 (Schriften zur politischen Kommunikation, 4).

44 Hubert HOUBEN, Benedetto VETERE (dir.), Pellegrinaggio e Kulturtransfer nel Medioevo europeo. Pilgerwesen und Kulturtransfer im europäischen Mittelalter, Lecce 2006 (Pubblica-zioni del Dottorato in Storia dei Centri delle Vie e delle Culture dei Pellegrinaggi nel Medioevo Euromediterraneo, 2); Stephen DÖRR, Raymund WILHELM (dir.), Transfert des savoirs au Moyen Âge. Wissenstransfer im Mittelalter. Actes de l’atelier franco-allemand, Heidelberg, 15–18 janvier 2008, Heidelberg 2008 (Studia Romanica, 144); Johannes FRIED, Gundula GREBNER (dir.), Kulturtransfer und Hofgesellschaft im Mittelalter. Wissenskultur am siziliani-schen und kastilischen Hof im 13. Jahrhundert, Berlin 2008 (Wissenskultur und gesellschaftli-cher Wandel, 15).

45 Friedrich PRINZ, Von den geistigen Anfängen Europas. Der Kulturtransfer zwischen christli-cher Spätantike und Frühmittelalter, dans: Dieter HÄGERMANN, Wolfgang HAUBRICHS, Jörg JARNUT (dir.), Akkulturation: Probleme einer germanisch-romanischen Kultursynthese in Spät-antike und frühem Mittelalter, Berlin 2004 (Ergänzungsbände zum Reallexikon der germani-schen Altertumskunde, 41), p. 1–17; Florian STEGER, Kay Peter JANKRIFT (dir.), Gesundheit – Krankheit. Kulturtransfer medizinischen Wissens von der Spätantike bis in die frühe Neuzeit, Cologne, Weimar, Vienne 2004; Dominik WASSENHOVEN, Skandinavier unterwegs in Europa (1000–1250). Untersuchungen zu Mobilität und Kulturtransfer auf prosopographischer Grund-lage, Berlin 2006 (Europa im Mittelalter, 8); Eva SCHLOTHEUBER, Hubertus SEIBERT (dir.), Böhmen und das Deutsche Reich. Ideen- und Kulturtransfer im Vergleich (13.–16. Jh.), Munich 2009 (Veröffentlichungen des Collegium Carolinum, 116).

46 Voir Wolfgang SCHMALE, Historische Komparatistik und Kulturtransfer. Europageschichtliche Perspektiven für die Landesgeschichte, Bochum 1998 (Herausforderungen, 6); ID. (dir.), Kul-turtransfer. Kulturelle Praxis im 16. Jahrhundert, Innsbruck 2003 (Wiener Schriften zur Ge-

Introduction à l’étude des transferts culturels 23

conséquence aux besoins d’une recherche médiévistique, recourant parfois à un ›Espagne simplifié‹ comme grille de lecture permettant de transférer une théorie issue d’un contexte d’une Europe des nations à un contexte médiéval qui ne connaît pas encore de cultures nationales47.

En France, si la notion de transfert culturel, telle qu’elle apparaît dans la démarche de M. Espagne, commence à être expérimentée sur des terrains différents de ses pre-miers champs d’application franco-allemands48, elle demeure peu utilisée pour l’histoire de la Méditerranée médiévale.

Sans aborder la question des contacts et imbrications culturels sous l’angle exclusif des transferts culturels, une entreprise européenne récente mérite toutefois d’être souli-gnée. La série des Cultural Exchange in Early Modern Europe49 a aussi opté pour une utilisation de la notion de transfert au-delà du strict cadre des relations nationales bilatérales ou triangulaires50. Mais le terme d’échange culturel, utilisé par Burke pour désigner d’une manière générique tous les phénomènes que nous avons mentionnés51, demeure, selon Bernd Roeck, plus adéquat pour décrire un processus dynamique im-pliquant plusieurs protagonistes actifs, à la différence du transfert, qui sous-entend une relation entre un donneur actif et un récepteur passif52.

schichte der Neuzeit, 2); Matthias MIDDELL, Kulturtransfer und Historische Komparatistik. Thesen zu ihrem Verhältnis, dans: ID. (dir.), Kulturtransfer und Vergleich, Leipzig 2000 (Compa-rativ – Leipziger Beiträge zur Universalgeschichte und vergleichenden Gesellschaftsforschung, 10,1), p. 7–41; ID., Von der Wechselseitigkeit der Kulturen im Austausch. Das Konzept des Kulturtrans-fers in verschiedenen Forschungskontexten, dans: Andrea LANGER, Georg MICHELS (dir.), Metro-polen und Kulturtransfer im 15.–16. Jh., Stuttgart 2001 (Forschungen zur Geschichte und Kul-tur des östlichen Mitteleuropa, 12), p. 15–51; Michael WERNER, Zum theoretischen Rahmen und historischen Ort der Kulturtransferforschung, dans: Michael NORTH (dir.), Kultureller Aus-tausch in der Frühen Neuzeit. Bilanz und Perspektiven der Frühneuzeitforschung, Cologne, Weimar, Vienne 2009, p. 15–24.

47 Voir STEGER, JANKRIFT, Gesundheit – Krankheit (voir n. 45), p. 4–10. 48 Voir à ce propos le dossier publié dans les Mélanges de la Casa de Velázquez 38/2 (2008) sur

les transferts culturels en Espagne à l’époque moderne: Hélène BEAUCHAMP, Anne-Cécile DRUET, Axelle GUILLAUSSEAU (dir.), Transferts culturels dans le monde hispani-que/Transferencias culturales en el mundo hispánico, dans: Mélanges de la Casa de Velázquez 38/2 (2008); voir aussi: http://mcv.revues.org/775 [15/11/2010] (2/2/2011); Laurier TURGEON, Denis DELAGE, Réal OUELLET (dir.), Transferts culturels et métissage Amérique/Europe XVIe–XXe siècle, Laval 1996.

49 Robert MUCHEMBLED (dir.), Cultural Exchange in Early Modern Europe, vol. 1: Religion and Cultural Exchange in Europe, 1400–1700; vol. 2: Cities and Cultural Exchange in Europe, 1400–1700; vol. 3: Correspondance and Cultural Exchange in Europe 1400–1700; vol. 4: For-ging European Identities 1400–1700, Cambridge 2007.

50 Bernd ROECK, Introduction, dans: MUCHEMBLED (dir.), Forging European Identities (voir n. 49), p. 3.

51 Peter BURKE, Kultureller Austausch, dans: ID., Kultureller Austausch, Francfort/M. 2000, p. 9–40.

52 ROECK, Introduction (voir n. 50), p. 2–4.

24 FranceMed

LES ÉLÉMENTS FONDAMENTAUX DES TRANSFERTS CULTURELS

La grande variété des notions utilisées dans les différentes sciences sociales pour dési-gner, concevoir et distinguer les situations de contact intra-, inter- et transculturel, témoigne de la difficulté de proposer un cadre notionnel et méthodologique adéquat pour rendre compte de ces faits complexes. Cette diversité, que nous nous sommes efforcés de présenter, tout du moins dans ces principales notions, montre néanmoins la nécessité d’une redéfinition susceptible d’adapter la notion de transfert culturel et ses usages aux spécificités historiques de l’espace méditerranéen.

Ainsi, on considère que cette notion de transfert culturel, loin d’être restreinte à un cadre national ou thématique donné, peut désigner tout processus mettant en œuvre une multiplicité d’actions qui initient, encadrent et conditionnent la mobilité d’un bien culturel dans l’espace, le temps et le cadre socioculturel. Ce bien culturel provient d’un »autre«, dont les déterminants socioculturels et identitaires peuvent varier. Dans le présent article, nous entendons employer la notion d’espaces dans une acception large (géographique, temporelle et socioculturelle).

Pour concrétiser cette définition et afin de pouvoir expliquer les phénomènes liés aux transferts culturels, il semble utile d’introduire un exemple parlant comme base de réflexion. Les phénomènes étudiés dans ce chapitre seront principalement éclairés à partir de ce cas. D’autres exemples seront également analysés pour en démontrer les variations.

Dans un chapitre sur le Maghreb, al-Bakrī, géographe d’al-Andalus à qui l’on doit le »Livre des itinéraires et des royaumes«, rédigé aux environs de 460/1068, men-tionne une matière première non identifiée et sa transformation symbolique au cours de son passage du Maghreb vers Constantinople via le nord de l’Espagne53:

ومن هذا الجنس حجارة بوادي درعة تسمى بالبربرية تامطغست تحّك باليد فتلين إلى أن تأتي في قوام

وقد صنع منها آساء . ان فتصنع منها األمّرة والقيود للدواب، فال تؤثر النار في شيء من ذلكـّالكت زناتة بسجلماسة، وأخبرني الثقة أنه شهد تاجرًا قد جلب منه منديًال إلى فردلند صاحب لبعض ملوك

الجاللقة وذآر أنه منديل لبعض الحواريين وأن النار ال تؤثر فيه، وأراه ذلك عيانًا فعظم موقعه من ، فعند فردلند وبذل له فيه غناه، وبعث به فردلند إلى صاحب قسطنطينية ليوضع في آنيستهم العظمى

.ذلك بعث إليه صاحب قسطنطينية التاج وأمره بالتتويج

Et de cette nature, [il y a] une pierre dans le Wādī Darʿa, appelée Tāmaṭġust dans la langue des Berbères. Elle est polie à la main et ainsi, elle devient douce comme le lin. On l’utilise pour produire des harnais et des rênes pour le bétail. Elle [la matière] n’est pas inflammable. On l’avait utilisée pour fabriquer les vêtements de quelques-uns des chefs de [la tribu] Zanāta à Siğilmāsa. Il [le jurisconsulte ʿAbd al-Malik] m’a confié qu’il avait vu un marchand qui avait apporté un mindīl [couvre-chef ou voile]54, produit de cette matière, à Ferdinand (Fardaland), roi de Galice, lui

53 Al-Bakrī, kitāb al-masālik wa ʾl-mamālik, § 1469, éd. A. P. VAN LEEUWEN, A. FERRE, Carthage

1992, p. 878. 54 Le mot »mindīl« ou »mandīl« peut recouvrir plusieurs sens. Dans les principaux dictionnaires

arabes médiévaux, il est employé le plus souvent pour désigner une pièce de tissu utilisée

Introduction à l’étude des transferts culturels 25

mentionnant que le couvre-chef avait appartenu à l’un des apôtres et que le feu ne pourrait pas l’affecter. Quand il lui en fit la démonstration, l’estime de Ferdinand pour lui augmenta considé-rablement et le roi lui donna beaucoup d’argent. Ferdinand envoya le mindīl au maître de Cons-tantinople afin qu’il place le voile dans leur église principale. C’est ainsi que le maître de Cons-tantinople envoya à Ferdinand une couronne et lui ordonna de se faire couronner [trad. FranceMed].

Dans cet exemple, l’objet en question est un voile issu d’un matériau ininflammable. Cet objet est tiré de son contexte original par un marchand avisé à propos duquel on n’a guère d’informations en dehors du fait qu’il était en contact avec un jurisconsulte musulman et qu’il semble avoir beaucoup voyagé entre les communautés musulmanes et chrétiennes d’Espagne. Ni son origine ni son obédience religieuse ne sont connues. Conscient de l’intérêt des chrétiens pour des objets aux propriétés miraculeuses prove-nant de l’entourage du Christ et de ses apôtres, il voit dans ce matériau un moyen de développer une ›affaire‹ qui motive par la suite ses actions. Adaptant le voile aux croyances crédules des chrétiens, il le réemploie comme marchandise à connotation sacrée en l’offrant et finalement en le vendant à Ferdinand de Galice, qui acquiert un objet dont il ne connaît pas le contexte d’origine. Ferdinand obtient un voile vendu en tant que relique chrétienne sainte et qui possède par conséquent un contenu symboli-que et des qualités matérielles exceptionnelles. Dans un second temps, et sans effacer le contenu symbolique attribué au voile par le marchand, Ferdinand y ajoute une nou-velle dimension, le transformant en cadeau diplomatique pour le ›maître de Constanti-nople‹, à savoir l’empereur byzantin. L’objet est alors envoyé de l’autre côté de la Méditerranée, servant de ›capital politique‹ dans un échange diplomatique. Selon al-Bakrī, le transfert de ce simple voile n’a pas seulement enrichi et rehaussé la réputation d’un marchand dans les cercles chrétiens et musulmans, mais il a aussi fourni une ›importante‹ relique à la principale église de Constantinople et pourvu le souverain de Galice d’une couronne royale offerte par l’empereur de Byzance.

Il est difficile d’interpréter la signification réelle de cette histoire dont l’authenticité historique, bien que secondaire dans ce contexte, peut sérieusement être remise en cause55. Cependant, cet exemple non seulement prouve la difficulté à recons-

comme couvre-chef ou comme voile. Le terme est utilisé également dans le sens de serviette ou de pièce de tissu servant à se draper. Selon David JACOBY, Silk Economics and Cross-Cultural Artistic Interaction. Byzantium, the Muslim World, and the Christian West, dans: Dumbarton Oaks Papers 58 (2004), p. 197–240, il proviendrait du grec byzantin, p. 221–222. Les sens »couvre-chef« ou »voile« sont les plus plausibles dans notre cas.

55 Cependant, elle peut refléter certains aspects des développements politiques de l’Espagne du Nord, à savoir la consolidation d’un royaume de Castille et de León unifiés sous la bannière de Ferdinand Ier. Selon certains chercheurs espagnols, Ferdinand Ier est responsable de l’introduction du titre d’imperator Hispaniae, qui était supposé démontrer son nouveau statut de souverain de plusieurs regna. Voir Ramon MENÉNDEZ PIDAL, El imperio hispánico y los cinco reinos. Dos épocas en las estructura política de España, Madrid 1950, p. 86–94; Alfonso SÁNCHEZ CANDEIRA, Castilla y León en el siglo XI. Estudio del reinado de Fernando I, Madrid 1999, p. 121–122; Manuel ÁLVAREZ-VALDÉS Y VALDÉS, La extranjera en la historia del dere-cho español, Oviedo 1992, p. 148. Cette hypothèse est sérieusement remise en question par Margaret Mary CULLINAN, Imperator Hispaniae. The Genesis of Spain, PhD thesis, City Uni-versity, New York 1975, p. 156. Voir néanmoins p. 156, n. 66, où Cullinan mentionne plusieurs

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truire un processus de transfert culturel, mais il démontre également que les transferts culturels sont composés de plusieurs éléments constitutifs: l’objet transféré en tant que tel, les espaces dans lesquels il est transféré, et les acteurs qui – à l’échelle microhisto-rique – fonctionnent comme ›stimulants‹ de ce transfert.

OBJETS ET ESPACES

L’objet du transfert peut concerner tout bien culturel. S’il n’est pas indispensable d’en fournir une énumération qui ne peut qu’être fastidieuse et surtout incomplète, il est nécessaire de classer les objets transférables selon trois catégories principales: leur matérialité, leur mutabilité et leur mobilité.

Les objets transférables sont de nature matérielle ou immatérielle. Matières pre-mières et artefacts, plantes et animaux, et même les êtres humains peuvent être des objets matériels transférables. En revanche, le monde des idées – la pensée religieuse, politique, philosophique, les savoirs, les savoir-faire –, mais aussi les émotions, les perceptions et les expériences esthétiques, ainsi que les structures sociales, les modes de vie, les rituels, etc., renvoient aux objets immatériels transférables.

Cette classification primaire demeure théorique car il est évident que les deux ca-tégories sont généralement imbriquées. Le transfert d’un objet ›matériel‹ implique le plus souvent la transmission d’éléments immatériels concernant sa valeur symbolique ou ses aspects fonctionnels. En reprenant l’exemple du voile mentionné par al-Bakrī, il est évident que son contenu symbolique était au moins aussi important que ses caracté-ristiques matérielles. La transmission vers l’Occident latin de l’astrolabe, instrument de mesure des positions géographiques et de la hauteur des astres, ne peut de même être réduite à une transmission physique car elle implique également la transmission de faits abstraits, comme l’imaginaire mathématique et l’expérience du corps56. Cette intrication du matériel et de l’immatériel est encore plus visible dans le cas du jeu d’échecs qui a été transféré depuis l’Inde (V

e siècle) jusqu’à l’Europe occidentale (XI

e siècle) par le biais du monde musulman. Il est évident qu’il était nécessaire de

références extérieures à Ferdinand en tant qu’imperator. La description des échanges diploma-tiques entre Byzance et Ferdinand semble quant à elle hautement improbable et ne trouve au-cun écho dans la littérature secondaire sur le sujet. Le marchand, qui ne mentionne jamais ses sources d’informations, peut avoir inventé cette histoire pour être en vue et recevoir les éloges des musulmans exultant devant son astucieux exploit. En dehors de faire l’effort de garantir l’authenticité de cette annecdote en évoquant le jurisconsulte ʿAbd al-Malik, al-Bakrī ne com-mente pas l’histoire qui s’achève par une autre référence au matériau miraculeux dans un contexte différent. Puisqu’il n’utilise pas l’histoire pour tourner en dérision la crédulité des chrétiens ou pour louer la sagacité du marchand, on ne peut tenir pour sûr qu’il a inséré l’histoire dans l’intention d’activement promouvoir une image négative des voisins chrétiens du nord d’al-Andalus.

56 Voir à ce propos l’étude d’Arianna BORRELLI, Aspects of the Astrolabe. Architectonica ratio in tenth- and eleventh-century Europe, Stuttgart 2008 (Sudhoffs Archiv, cah. 57).

Introduction à l’étude des transferts culturels 27

transmettre non seulement l’objet matériel, mais aussi les règles du jeu57. Un autre exemple nous est fourni par l’étude de Mohamed Ouerfelli sur la diffusion du sucre en Méditerranée. Dans ce cas, la transmission a une dimension abstraite qui va beaucoup plus loin que le simple acte de diffuser une marchandise dans le cadre de l’économie méditerranéenne. La transmission physique est fortement liée à la transmission du savoir, notamment concernant les qualités, les usages et les techniques de production du sucre58.

Par ailleurs, il faut se rendre compte que le transfert d’un ›objet immatériel‹ impli-que le plus souvent la transmission d’éléments matériels. La diffusion des informations se fait, par exemple, oralement ou par écrit. Elle est donc dépendante d’un vecteur physique comme la voix ou un manuscrit. Ainsi, l’auteur al-Masʿūdī nous rapporte qu’il eut accès, en 337/947 à al-Fusṭāṭ, en Égypte, à des informations concernant les Francs. Ces données étaient véhiculées par une chronique offerte par l’évêque de Gérone, Godemar, au futur al-Ḥakam II, à l’époque héritier présomptif du calife de Cordoue, ʿAbd ar-Raḥmān III59. Cette chronique est un objet matériel: un livre ou un rouleau produit à un certain moment dans un certain lieu et fonctionnant comme vec-teur d’informations. Il est très difficile de déterminer exactement la façon dont le texte est arrivé en Égypte et par quelles mains il est passé. De même, il est complexe de savoir combien de fois il a été reproduit, s’il a été écrit à l’origine en arabe ou traduit, et il est par conséquent difficile d’en déterminer le moment de sa traduction (avant ou après sa présentation à al-Ḥakam). Il semble cependant relativement improbable qu’al-Masʿūdī ait directement eu accès au manuscrit original offert au souverain. Il est pro-bable que l’information soit passée d’un vecteur physique à un autre, lors de son trans-port physique, ou lorsqu’il fut compilé, copié, traduit, etc. En outre, il semble évident que le texte a été assimilé intellectuellement et reproduit à une ou plusieurs reprises sous une forme écrite et probablement orale.

Ce passage d’un vecteur physique à un autre nous conduit à une deuxième caracté-ristique de nombreux objets transférables, à savoir leur mutabilité. Il est évident que tous les objets ne sont pas soumis aux mêmes modes et degrés de transformation. Notre exemple de référence nous montre la façon dont une simple matière première se transforme en un voile adoptant successivement le statut de marchandise, de relique chrétienne et de cadeau diplomatique. Une fois créé, l’objet matériel, qui paraît relati-vement immuable, devient le vecteur de valeurs symboliques changeantes.

57 UMR 5648 (dir.), Pays d’islam et monde latin Xe–XIIIe siècle, Lyon 2000 (Collection d’histoire

et d’archéologie médiévales, 8), p. 277–281; Michel PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris 2004, p. 269–291 surtout p. 282–284; Olivia Remie CONSTABLE, Chess and Courtly Culture in Medieval Castile: The »Libro de Ajedrez« of Alfonso X, el Sa-bio, dans: Speculum 82/2 (2007), p. 301–347.

58 Mohamed OUERFELLI, Le sucre. Production, commercialisation et usages dans la Méditerranée médiévale, Leyde 2008 (The medieval Mediterranean, 71), p. 503–539.

59 Al-Masʿūdī, murūǧ aḏ-ḏahab wa maʿādin al-ǧawhar/Les prairies d’or, éd./trad. Charles BARBIER

DE MEYNARD, Abel PAVET DE COURTEILLE, Charles PELLAT, vol. 2, § 912, Beyrouth 1966/Paris 1965, p. 146 (éd. arabe), p. 344 (trad. française).

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La Grande Mosquée des Omeyyades de Damas nous en fournit un autre exemple. Le bâtiment, tout d’abord temple dédié à Jupiter, fut, à la suite à la christianisation de l’Empire romain, transformé en église60. Après la conquête arabe du VII

e siècle, une première moitié de l’édifice fut utilisée comme lieu de prière par les musulmans. Puis, en 85/705, sous le règne du calife al-Walīd b. ʿAbd al-Malik (mort en 96/715), elle fut intégralement convertie en grande mosquée61. On peut ainsi souligner que la transfor-mation de cet édifice est équivalente à son transfert. La valeur symbolique du bâtiment a changé avec la réutilisation et la modification des structures et des éléments architec-toniques (chapiteaux, colonnes, blocs de pierres taillés, etc.), mais surtout avec la mutation de son cadre social. Bien que l’édifice continuât de remplir une fonction de culte, il n’était plus le même en raison de sa structure, de sa forme et de son cadre social.

De même, au cours de sa diffusion de l’Inde (Ve siècle) à l’Europe occidentale

(XIe siècle), le jeu d’échecs a naturellement subi, non seulement dans ses règles mais

aussi dans ses composantes, une longue et profonde adaptation. Celle-ci se manifeste dans la métamorphose du vizir en reine, de l’éléphant en dauphin puis en fou, du char en tour, etc.62

Un autre cas spécifique de la mutabilité d’un objet transférable nous est fourni par l’analyse des croisades. Envisagées en tant que transferts culturels, les croisades peu-vent être interprétées comme un transfert d’agression dont résultent de nombreux

60 La date de la transformation n’est pas connue. Il semble que le temple ait été transformé sous domi-

nation byzantine. Voir Klaus S. FREYBERGER, Das Heiligtum des Jupiter Damaszenus. Ein städti-scher Kultbau lokaler Prägung dans: Mamoun FANSA, Heinz GAUBE, Jens WINDELBERG (dir.), Damaskus – Aleppo: 5000 Jahre Stadtentwicklung in Syrien, Mayence 2000 (Archäologische Mitteilungen aus Nordwestdeutschland, cah. 28), p. 216–217.

61 Al ʿUmarī, masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār, éd. Ahmad ZĀKĪ BĀŠA, Le Caire 1924, vol. 1, p. 178–203; Muḥammad Muṭīʿ AL-ḤĀFIẓ (dir.), al-ǧāmiʿ al-ummawī bi Dimašq. nuṣūṣ li-Ibn Ğubayr wa al-ʿUmarī wa an-Nuʿaymī, Damas, Beyrouth 1985. Sur l’histoire de l’édifice en gé-néral et sur sa transformation voir entre autres: Karl WULZINGER, Carl WATZINGER, Damaskus. Die antike Stadt, Berlin, Leipzig 1921 (Wissenschaftliche Veröffentlichungen des Deutsch-Türkischen Denkmalschutzkommandos, 4); Karl WULZINGER, Damaskus. Die islamische Stadt, Berlin, Leipzig 1924; Jean SAUVAGET, Les monuments historiques de Damas, Beyrouth 1932; Keppel A. C. CRESWELL, Early Muslim Architecture, vol. 1: Umayyads, Oxford 21962; Oleg GRABAR, La Grande Mosquée de Damas et les origines architecturales de la mosquée, dans: Bibliothèque des cahiers archéologiques 2 (1968), p. 107–114; Stefan FREYBERGER, Un-tersuchungen zur Baugeschichte des Jupiter-Heiligtums in Damaskus, dans: Damaszener Mit-teilungen 4 (1989), p. 61–86; Ernest WILL, Damas antique, dans: Syria 71 (1994), p. 1–43; Klaus Peter HAASE, Die Grosse Moschee von Damaskus, dans: FANSA, GAUBE, WINDELBERG (dir.), Damaskus – Aleppo (voir n. 60), p. 218–227; Finbarr B. FLOOD, The Great Mosque of Damas-cus: Studies on the Making of an Umayyad Visual Culture, Leyde 2001 (Islamic history and civilization, 33).

62 UMR 5648 (dir.), Pays d’islam et monde latin (voir n. 57), p. 277–281; PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge (voir n. 57), p. 269–291; CONSTABLE, Chess and Courtly Culture (voir n. 57), p. 301–347; Hans HOLLÄNDER, Ein Spiel aus dem Osten, dans: Odilo ENGELS, Peter SCHREINER (dir.), Die Begegnung des Westens mit dem Osten. Kongreßakten des 4. Symposions des Mediävistenverbandes in Köln 1991 aus Anlaß des 1000. Todesjahres der Kaiserin Theophanu, Sigmaringen 1993 (Kongreßakten des 4. Symposions des Mediävisten-verbandes, 4), p. 389–416.

Introduction à l’étude des transferts culturels 29

transferts secondaires. Ceux-ci se déclinent en transferts ›positifs‹ de biens matériels, savoirs et savoir-faire techniques et artistiques, ou en transferts ›négatifs‹ d’images, stéréotypes et formes variables de la réception de l’»autre«. L’agression transférée par la première croisade a rapidement engendré plusieurs formes de réaction interdépen-dantes. Tout d’abord, elle a entraîné l’engagement des élites juridico-religieuses dans l’appel au ğihād contre les croisés. Cet engagement s’exprime dans quelques traités sur le ğihād, notamment dans celui de ʿAlī b. Ṭāhir b. Ğaʿfar as-Sulamī (m. 500/1107) et du secrétaire de Saladin, Abū ʾl-Maḥāsin Yūsuf b. Šaddād (m. 631/1234)63. Dans ces traités sont développées des consignes adressées aux musulmans pour lutter contre les infidèles et gérer la situation issue de l’agression croisée. Cette dernière entraîne aussi une réaction des pouvoirs politiques qui se manifeste dans le durcissement des autori-tés politiques à l’égard des chrétiens d’Orient, comme par exemple lors de l’assaut d’Alep par les Francs en 517/1124, quand le gouverneur d’Alep, Ibn al-Ḫaššāb, fit transformer toutes les églises en mosquées64. L’agression croisée trouve également un écho dans la mise en valeur de l’idéologie du ğihād, à l’instar du programme politique de Nūr ad-Dīn (541/1147–569/1174). Du côté latino-chrétien, cette riposte musulmane a pu engendrer un ensemble de réactions institutionnelles, dont l’apparition des ordres militaires à partir du début du XII

e siècle65. Cette mutabilité, qui prend dans ce cas la forme de la ›traduction‹, montre la façon dont un objet immatériel, en l’occurrence l’agression des croisés, se transforme en une contre-réaction idéologique qui, à son tour, induit des mesures concrètes.

La mobilité est une caractéristique inhérente à tout bien (›objet‹) matériel ou im-matériel qui est transmis pendant le transfert culturel au sein des espaces géographique, temporel et socioculturel. Dans notre exemple de référence, le voile voyage physique-ment du Maghreb vers le nord de l’Espagne puis Constantinople. Ce voyage s’étendant dans le temps implique alors une dimension chronologique. Finalement, on peut noter que le voile ›gravit l’échelle sociale‹ depuis une origine plutôt humble en tant que marchandise ordinaire dans son lieu de production, jusqu’à acquérir une valeur éco-nomique, spirituelle et politique de relique insigne dans un contexte ibérique et byzan-tin. Par conséquent, il existe aussi une dimension sociale à ce processus de transmis-sion.

La plupart des objets mentionnés ci-dessus – la chronique franque utilisée par al-Masʿūdī en Égypte, le sucre, l’astrolabe, le jeu d’échecs, l’agression dans un contexte d’expansion militaire – sont transférables d’un lieu géographique à un autre. On peut néanmoins rencontrer des objets qui échappent plus ou moins à cette caractéristique:

63 Suhayl ZAKKAR, arbaʿat kutub fī ʾl-ǧihād min ʿaṣr al-ḥurūb aṣ-ṣalībīya, Damas 2007. 64 Ibn al-ʿAdīm, buġyat aṭ-ṭalab fi tārīḫ Ḥalab, vol. 1, éd. Suhayl ZAKKĀR, Damas 1988, p. 62;

Emmanuel SIVAN, L’islam et la croisade. Idéologie et propagande dans les réactions musulma-nes aux croisades, Paris 1968, p. 43.

65 Michel BALARD, Les Latins en Orient XIe–XVe siècle, Paris 2006, p. 115–120; Nicolaus HEUTGER, Die Ritterorden im Heiligen Land: Die Hospitäler und Ordensgemeinschaften, dans: Die Kreuzzüge, Mayence 2004, p. 137–153; Alain DEMURGER, Chevalier du Christ. Les ordres re-ligieux-militaires au Moyen Âge (XIe–XVIe siècle), Paris 2002; Alan G. FOREY, The Military Orders. From the Twelth to the Early Fourteenth Centuries, Londres 1992.

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malgré l’apport d’éléments nouveaux et quelques modifications à l’intérieur de l’édifice, les structures de la Grande Mosquée des Omeyyades de Damas n’ont pas été transférées dans l’espace, mais d’une époque à l’autre.

L’étude des transferts dans le temps nous permet d’analyser le voyage temporel d’un bien culturel. La chronique franque utilisée par al-Masʿūdī en 336/947 en fournit un exemple. L’information selon laquelle le roi franc Clovis s’était converti au chris-tianisme sous l’influence probable de sa femme à la fin du Ve ou au début du VI

e siècle nous est fournie par Grégoire de Tours à la fin du VI

e siècle, soit plus de 250 ans avant que l’information soit transmise et devienne accessible à al-Masʿūdī66. Lu par al-Bakrī au XI

e siècle puis an-Nuwayrī au XIVe siècle et par nous aujourd’hui, les informations

contenues dans cette chronique étaient et sont transmises par différents canaux à un futur indéterminé67.

Matérialité, mutabilité et mobilité d’un objet transférable sont donc d’une grande importance en ce sens qu’elles influencent considérablement la nature d’un quelconque transfert. Les acteurs qui forment le lien entre ›objets transférables‹ et espaces consti-tuent une autre composante fondamentale de tout transfert.

ACTEURS

On peut définir un acteur des transferts culturels comme toute personne, tout groupe ou toute institution agissant, volontairement ou involontairement, dans le but de transférer un bien culturel dans l’espace géographique, le temps et le cadre socioculturel. Comme cela a déjà été évoqué auparavant à propos de la matérialité des ›objets transférables‹, des êtres peuvent subir des transferts et être aussi considérés – dans certains cas spéci-fiques – comme des ›biens culturels‹ qui, en tant qu’acteurs, sont capables d’influencer ces mêmes processus68. Il faut aussi s’interroger sur la qualité d’›acteur‹ que pourraient acquérir certains objets, et en particulier les images, hypothèse suggérée par le rôle prépondérant de l’image dans la société de communication contemporaine69. Il reste cependant difficile de leur reconnaître une véritable fonction d’›acteur‹ à part entière

66 Gregorius Turonensis, Libri decem II,29–31, éd. Bruno KRUSCH, Wilhelm LEVISON, Hanovre

1951 (Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Merovingicarum, 1/1), p. 74–78. Pour les discussions sur la date de conversion voir Daniel KÖNIG, Bekehrungsmotive. Untersu-chungen zum Christianisierungsprozess im römischen Westreich und seinen romanisch-germanischen Nachfolgern (4.–8. Jahrhundert), Husum 2008 (Historische Studien, 493), p. 175, n. 79.

67 Al-Bakrī, kitāb al-masālik wa ʾl-mamālik (voir n. 53), § 567, p. 340; an-Nuwayrī, nihāyat al-arab fī funūn al-adab, vol. 15, Le Caire s.a., p. 286.

68 Comme nous le montre la traite des esclaves, un phénomène régulier et bien répandu dans la Méditerranée médiévale, voir p.ex. l’œuvre de Charles VERLINDEN, L’esclavage dans l’Europe médiévale, 2 vol., Bruges 1955/1977.

69 Régis DURAND, Michel POIVERT, L’événement. Les images comme acteurs de l’histoire, Paris 2007.

Introduction à l’étude des transferts culturels 31

puisqu’elles constituent avant tout des supports ou médias qui véhiculent un message symbolique et une charge esthétique attribuée par leur concepteur ou leur émetteur70.

Parmi les diverses catégories d’acteurs, trois grands types ou rôles se distinguent. Tout d’abord l’émetteur initie le mouvement d’un bien culturel à travers l’espace, le temps et les contextes socioculturels. Vient ensuite l’intermédiaire, qui transporte et transmet l’objet d’un point à l’autre. Pour finir, le récepteur, à l’autre extrémité de l’opération du transfert, reçoit le bien transféré. Comme nous allons le voir par la suite, cette distinction de trois rôles différents, quoique probante a priori, ne peut suffire à expliquer une réalité beaucoup plus complexe qui empêche de définir un début et une fin d’un transfert et qui sera évoquée dans l’analyse des chaînes opératoires. Il suffit de souligner ici que ces trois types sont très étroitement liés les uns aux autres, et qu’un acteur unique peut être, simultanément ou alternativement, émetteur, intermédiaire et récepteur.

Ce propos peut être illustré par l’un des récits célèbres de la première croisade. La »Gesta francorum et aliorum Hierosolimitanorum«71 est composée par un soldat franc de la suite de Bohémond de Tarente, dont l’intervention en tant qu’acteur relève des trois types prédéfinis: récepteur, par son séjour en Orient qui lui a apporté nombre d’informations sur les lieux et le contexte de la première croisade, dont il fut un prota-goniste; émetteur, par la rédaction de sa chronique; intermédiaire, par son témoignage qui devient une source d’informations pour d’autres historiographes72. Peu après, en France, Guibert de Nogent, dans ses »Gesta Dei per Francos«73, entreprend à son tour d’écrire une histoire de la croisade. À l’inverse du chroniqueur anonyme de la »Gesta«, Guibert de Nogent n’est pas un témoin direct des événements mais veut faire une œuvre d’historien74 et de moraliste75, et utilise pour cela un certain nombre de témoi-gnages directs qu’il a pu recueillir, dont celui de la chronique anonyme. Guibert de 70 Jean-Claude SCHMITT, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris

2002; Hans BELTING, La vraie image. Croire aux images?, Paris 2004. 71 Gesta francorum et aliorum Hierosolimitanorum (latin-français). Histoire anonyme de la

première croisade, éd. Louis BRÉHIER, Paris 1924 (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 4), réédition 2007. Pour la traduction française: Chronique anonyme de la pre-mière croisade, trad. Aude MATIGNON, Paris 1998. Connue en France à partir des années 1105–1106, elle constitue un rapport relativement circonstancié et succinct des différents événements et opérations, depuis l’appel de Clermont jusqu’à la bataille d’Ascalon le 12 août 1099.

72 Guillaume de Tyr se sert aussi de la chronique anonyme pour rédiger certaines parties de son histoire du royaume de Jérusalem. Guillaume de Tyr, Chronique, éd. Robert B. C. HUYGENS, Turnhout 1986 (Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis, 63–63A).

73 Guibert de Nogent, Gesta Dei per Francos, dans: Recueil des historiens occidentaux des croi-sades, vol. 4, Paris 1879, p. 113–264. Guibert de Nogent, Gesta dei per Francos et cinq autres textes, éd. Robert B. C. HUYGENS, Turnhout 2002 (Corpus Christianorum continuatio Mediae-valis, 97). Pour la traduction française: Guibert de Nogent, Geste de Dieu par les Francs. His-toire de la première croisade, trad. Monique-Cécile GARAND, Turnhout 1998.

74 Il applique pour cela la confrontation des sources écrites et entreprend de collecter un certain nombre de témoignages. On ne saurait alors dénombrer tous les intermédiaires intervenant en-tre les deux rédacteurs.

75 Guibert de Nogent ne cherche pas à écrire un exposé factuel de la croisade mais à déterminer un arrière plan moral au mouvement général. Pour l’œuvre de Guibert de Nogent, voir l’introduction de Monique-Cécile GARAND, Geste de Dieu par les Francs (voir n. 73), p. 6–13.

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Nogent est donc un récepteur dans son emploi de la »Gesta Francorum« et d’autres témoignages qu’il a amassés; il est également un intermédiaire par sa propre chroni-que, qui permet de relayer les informations collectées76, mais aussi un émetteur par son approche individuelle, qui se manifeste dans sa contribution exégétique et théologique au récit de la croisade et à l’interprétation de la Terre sainte en général.

À première vue, et dans le cadre d’une analyse des transferts culturels, il semble inévitable de distinguer les différents types d’acteurs impliqués dans ces transferts par leur profession, leur fonction ou leur statut social. Les ambassadeurs, les traducteurs et interprètes, les marins, marchands, guerriers, mécènes, pèlerins, esclaves, minorités religieuses ou sociales seraient ainsi au centre de l’étude. Pourtant, dans le cadre d’une analyse phénoménologique, la plupart des acteurs impliqués dans ces processus se distinguent plus par leur aptitude, tout comme par leur degré d’implication et leur motivation, que par leur seule fonction ou leur seul statut social.

La capacité d’un acteur à entreprendre un transfert dépend, en premier lieu, de son aptitude. Dans l’exemple de référence, la vente du voile à Ferdinand de Galice n’aurait pu s’effectuer si le marchand n’avait pas été capable de créer un lien entre le Maghreb et l’Espagne chrétienne. Cette aptitude ne s’exprime pas seulement dans le fait qu’il pouvait véhiculer des marchandises d’une sphère culturelle à une autre, mais aussi dans sa connaissance de l’intérêt des chrétiens pour les reliques. À travers l’exemple de l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, il est possible d’analyser l’aptitude d’un acteur à initier, promouvoir et effectuer un transfert. En 1141, Pierre le Vénérable commanda la première traduction latine du Coran. En tant que dirigeant d’une institution qui comptait parmi les plus riches et les plus influentes de l’Occident latin77, et après une rencontre avec l’imperator Hyspaniarum Alphonse VII, il lui était possible de mettre en œuvre les mesures adéquates afin de faciliter ce transfert. Dans son œuvre polémi-que »Contre la secte des sarrasins«, il se révèle initiateur et mécène de cette traduction. Sa mention du paiement des traducteurs atteste qu’il en était le commanditaire. Étant conscient, en tant que mécène, des défis linguistiques d’une telle traduction, il exigea la participation à la tâche d’un musulman appelé »Mahumeth«78. Néanmoins, les limi-tes de son aptitude à contribuer à l’exécution d’une telle œuvre s’y reflètent également: son opuscule polémique est adressé directement aux »fils arabes d’Ismaël« qu’il vou-lait convaincre de la vérité du christianisme79. Cependant, Pierre le Vénérable savait qu’il avait besoin d’un traducteur car le public visé n’était pas capable de comprendre ses réflexions en latin80. Contrairement aux traducteurs qu’il a employés, il n’était pas lui-même doué des compétences linguistiques nécessaires pour exécuter une telle traduction. Il savait que s’il ne trouvait pas de traducteurs, il devrait se contenter du fait

76 Les informations qui appartiennent au cadre des biens immatériels. 77 Joachim WOLLASCH, Cluny. Licht der Welt, Zurich 1996, p. 225–316. 78 Petrus Venerabilis, Contra sectam Saracenorum, fol. D 180rd, éd. James KRITZECK, dans: ID.,

Peter the Venerable and Islam, Princeton 1964 (Princeton Oriental Studies, 23), p. 229: »Et ut translationi fides plenissima non deesset, nec quicquam fraude aliqua nostrorum notitiae sub-trahi posset, Christianis interpretibus etiam Sarracenum adiunxi«.

79 Ibid., fol. D 180vs, p. 231: »Arabibus Hysmahelis filiis«. 80 Ibid., fol. D 180vs, p. 230.

Introduction à l’étude des transferts culturels 33

de pouvoir fournir les arguments aux chrétiens pour s’armer contre l’islam, en leur transmettant ainsi des ›connaissances secondaires‹81. Quant à son aptitude comme acteur des transferts culturels, elle était limitée: Pierre le Vénérable n’avait qu’un rôle d’initiateur, de mécène et de transmetteur secondaire et se distinguait par conséquent des traducteurs impliqués dans le même processus. En somme, il est nécessaire de considérer que l’aptitude d’une personne à agir comme acteur des transferts culturels est fortement liée aux réseaux de chacun, aux moyens matériels qu’il a à sa disposition ainsi qu’à ses facultés intellectuelles. Concernant son degré d’implication dans la traduction du Coran, Pierre le Vénérable nous offre l’exemple d’un personnage qui, à cause de ses capacités linguistiques manquantes, n’est pas directement impliqué, et ce malgré ses efforts pour initier et fournir le cadre adéquat au travail des traducteurs. Ces derniers sont finalement les vrais exécuteurs de la traduction. Ce n’est qu’en tant qu’auteur transmettant des arguments contre l’islam aux lecteurs chrétiens dans sa polémique que l’abbé de Cluny joue le rôle d’un acteur direct.

Le cas d’Adelard de Bath nous offre un autre exemple de personnage montrant ce que l’on pourrait définir comme un degré d’implication fort. Ce moine bénédictin du début du XII

e siècle entreprend, après une formation en France, une série de voyages qui le mènent jusqu’en Sicile et à Antioche. Sa connaissance de l’arabe et du grec lui permet de traduire un certain nombre de traités de mathématique et de philosophie, ainsi que la rédaction d’une somme fondée sur la science arabe, les »Quaestiones naturales seu physicae« (1105–1116). Ses traductions ainsi que ses sommes furent par la suite amplement réemployées. Adelard est initiateur d’un transfert en tant que savant et traducteur, mais aussi en tant que voyageur, puisqu’il s’est lui-même rendu dans différents pays pour amasser les connaissances qu’il a par la suite réutilisées pour écrire ses œuvres, dénotant ainsi une véritable curiosité à l’égard de la culture scienti-fique du monde musulman82.

Enfin, l’analyse des lettres entre deux frères, marchands vénitiens du XVe siècle, re-

flète une autre forme d’implication. Zuan Alvise Morosini, installé en Syrie, était responsable de la vente sur place de produits d’Occident et de la fourniture des mar-chandises pour le marché vénitien. Il décrit en détail le déroulement de ses affaires dans une correspondance destinée à son frère. Celui-ci demeure à Venise et s’occupe, à son tour, de vendre les produits envoyés d’Orient par son frère et de lui procurer en retour des marchandises destinées au marché syrien83. Dans ce cas, le transfert récipro-que, de nature commerciale, repose sur l’interdépendance entre deux personnes qui participent au même processus, celui du commerce entre Venise et l’Orient. Cette interdépendance exige une activité de la part de deux acteurs qui sont dans un flux d’échanges quasiment permanents.

81 Ibid. 82 Voir Charles BURNETT (dir.), Adelard of Bath. An English Scientist and Arabist of the Early

Twelfth Century, London 1987 (Warburg Institute Surveys and Texts, 14). 83 Éric VALLET, Marchands vénitiens en Syrie à la fin du XVe siècle. Pour l’honneur et le profit,

Paris 1999, p. 8.

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Ni l’analyse de l’aptitude ni celle du degré d’implication d’un acteur n’expliquent pourquoi cet acteur décide de participer au transfert des biens culturels. Il apparaît donc nécessaire d’examiner sa motivation qui peut être regardée comme le stimulant principal de tout transfert. Il est possible d’attribuer une sorte de ›motivation profes-sionnelle‹ à certains groupes afin de transmettre des biens culturels. Contrairement aux pèlerins, esclaves et autres personnes, les ambassadeurs, traducteurs et interprètes, marchands et marins impliqués dans le transport de marchandises, agissent comme intermédiaires professionnels. Leur but est de transmettre des biens matériels ou imma-tériels d’un côté à l’autre. L’exemple, fourni par al-Bakrī, du marchand inventant des histoires religieuses pour vendre un voile au roi Ferdinand de Galice démontre bien cette motivation professionnelle de nature économique. Une motivation comparable est évoquée par un certain Guillaume de Adae, au XIV

e siècle, dans sa polémique contre les marchands italiens qui, pour le profit, vendaient aux musulmans des armes et autres matériaux de valeur stratégique malgré les interdictions de l’Église84. Il reprend de cette façon les interdictions du quatrième concile du Latran (1215), interdictions éga-lement mentionnées par Raymond de Penyafort85. Ce cas met en avant le fait que la motivation professionnelle d’échanger des biens peut être supérieure aux normes im-posées par leurs propres autorités religieuses. Les sources nous permettent aussi de saisir d’autres groupes qui ne sont pas naturellement impliqués dans les processus d’échanges tout en étant intéressés pour des raisons ›professionnelles‹ à y prendre part. Pierre le Vénérable commanda la première traduction latine du Coran afin de connaître et comprendre l’islam, pour mieux en réfuter la doctrine86. Cette traduction ne s’inscrit pas automatiquement dans ses tâches en tant qu’abbé de Cluny, mais relève parfaite-ment de sa position d’ecclésiastique intéressé à défendre et promouvoir la foi chré-tienne. Dans la même optique, beaucoup de savants occidentaux des XII

e et XIIIe siècles

ont montré un vif intérêt pour l’acquisition des savoirs scientifiques grecs et arabes. Étienne d’Antioche va même jusqu’à fournir des informations sur les endroits où ce savoir et les traducteurs nécessaires pouvaient être trouvés87. Il faut cependant considé-rer que le simple intérêt scientifique peut aussi motiver des actions menant aux échan-

84 Guillelmus Adae, De modo Sarracenos extirpandi, dans: Recueil d’histoire des croisades.

Documents arméniens, vol. 2, Paris 1906, p. 519–555, ici p. 523. 85 Concilium Lateranense IV (1215), § 71, dans: Joseph WOHLMUTH (dir.), Konzilien des Mittel-

alters. Vom ersten Laterankonzil (1123) bis zum fünften Laterankonzil (1512–1517), Paderborn 2000, p. 270, 2–9; Raymond de Penyafort, Summae, vol. 3: Responsiones ad dubitalia, chap. 1–5, éd. Xavier OCHOA, Aloysius DIEZ, Rome 1976–1978, p. 1024–1026 avec une réfé-rence au concile du Latran dans le chapitre 3, p. 1025.

86 Petrus Venerabilis, Contra sectam Saracenorum, D 180rd–D 180vs, éd. KRITZECK (voir n. 78), p. 228–230.

87 Stephen of Antioch, Preface to »Breviarium«, éd. Charles BURNETT, dans: Charles BURNETT, Antioch as a Link between Arabic and Latin Culture in the Twelfth and Thirteenth Centuries, dans: Isabelle DRAELANTS, Anne TIHON, Baudouin VAN DEN ABEELE (dir.), Occident et Pro-che-Orient: Contacts scientifiques au temps des croisades, Turnhout 2001 (Réminisciences, 5), p. 1–78, ici p. 38; voir Charles BURNETT, Humanism and Orientalism in the Translations from Arabic into Latin in the Middle Ages, dans: Andreas SPEER, Lydia WEGENER (dir.), Wissen über Grenzen: Arabisches Wissen und lateinisches Mittelalter, Berlin 2006 (Miscellanea me-diaevalia, 33), p. 22–31, et surtout p. 24.

Introduction à l’étude des transferts culturels 35

ges sans être nécessairement liées à la profession. Dans un chapitre de sa »Muqaddima«, où il traite du grand transfert des sciences grecques vers le monde arabo-musulman, Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) attribue la quête des manuscrits mathématiques grecs par le calife abbasside al-Manṣūr et des musulmans de son entourage à leur intérêt scientifi-que (fī ʾl-ʿilm raġba)88. De même, il faut souligner qu’un transfert culturel n’est pas toujours le produit d’une motivation bien définie. Il peut naître d’une rencontre fortuite qui, de nouveau, engendre l’intérêt de partager une expérience particulière. Ainsi, lors de son passage à Tyr, Ibn Ğubayr (m. 613/1217) a pu observer un mariage franc dont il fait la description dans son récit de voyage89.

On pourrait encore multiplier les exemples montrant la diversité des aptitudes, des degrés d’implication et des motivations des différents acteurs. En étudiant les transferts culturels, il ne faut pas oublier qu’aucun transfert n’aurait eu lieu sans moteur ni stimu-lant. Comme nous l’avons vu, les acteurs des transferts culturels sont à considérer comme stimulants d’un premier ordre qui, à cause de leurs différentes motivations, initient, promeuvent et effectuent des transferts. Sur une échelle microhistorique, on pourrait illustrer ces différentes motivations en évoquant les intérêts économiques, politiques, scientifiques, idéologiques, et l’intérêt pour ce qui est différent, voire exoti-que, etc. Sur une échelle macrohistorique, on pourrait supposer – à première vue – que les transferts sont nés d’une situation de ›déséquilibre‹. Les exemples évoqués ci-dessus, tels que celui des traductions du grec en arabe du VIII

e au Xe siècle, mais aussi

celui de l’intérêt des savants latino-chrétiens comme Adelard de Bath pour les sciences ›arabes‹ au XII

e siècle, pourraient suggérer une telle interprétation. L’analyse approfon-die des grands processus de traduction démontre néanmoins qu’une explication aussi simpliste ne tient pas compte de l’encadrement qui favorise l’émergence et le déroule-ment des processus d’une telle complexité90. Présenter les croisades comme résultat 88 Ibn Ḫaldūn, tārīḫ, éd. Suhayl ZAKKĀR, Ḫalīl ŠAḤĀDA, vol. 1, Beyrouth 2000–2001, p. 632;

Ibn Khaldūn, al-Muqaddimah III, 87–93, trad. Franz ROSENTHAL, vol. 1, New York 1958, p. 115–118. Il est évident qu’Ibn Ḫaldūn simplifie. Les stimulants du transfert des savoirs grecs à l’arabe furent beaucoup plus complexes. Voir O’Leary DE LACY, How Greek Science Passed to the Arabs, Londres 21951; Richard WALZER, Greek into Arabic. Essays on Islamic Philoso-phy, Oxford 1962 (Oriental Studies, 1); Dimitri GUTAS, Greek Thought, Arabic Culture. The Graeco-Arabic Translation Movement in Baghdad and Early ʿAbbāsid Society (2nd–4th/8th–10th centuries), Londres 1998; Dimitri GUTAS, The Greek and Persian Background of Early Arabic Encyclopedism, dans: Gerhard ENDRESS (dir.), Organizing Knowledge. Encyclopaedic Activities in the Pre-eighteenth Century Islamic World, Leiden 2006 (Islamic Philosophy, The-ology and Science, 61), p. 91–101.

89 Ibn Ǧubayr, riḥlat Ibn Ǧubayr, Beyrouth [1964?], p. 278. Dans son récit de voyage, il a ras-semblé des informations à travers ses propres observations sur les pays qu’il a visités, mais aussi à travers les renseignements des personnes qu’il a rencontrées pendant son périple.

90 Comme exemple des études qui tiennent en compte cette complexité, voir: GUTAS, Greek Thought (voir n. 88); Dag Nikolaus HASSE, The Social Conditions of the Arabic-(Hebrew-)Latin Translation Movements in Medieval Spain and in the Renaissance, dans: SPEER, WEGENER (dir.), Wissen über Grenzen (voir n. 87), p. 68–86. Par ailleurs, la notion de dette culturelle a été ré-cemment au centre de débats passionnés entourant la publication du livre polémique de Sylvain GOUGUENHEIM, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris 2008. Voir les critiques dans: Max LEJBOWICZ (dir.), L’Islam médiéval en terres chrétien-nes. Science et idéologie, Villeneuve d’Ascq 2008 (Les savoirs mieux, 26); Philippe BÜTTGEN,

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d’un déséquilibre politique, par exemple, ne serait pas seulement réducteur, mais indui-rait une interprétation culturaliste et idéologique contestable. La question du ›déséqui-libre‹ peut être appréhendée d’une façon plus nuancée et constructive sous l’angle du ›développement inégal‹ et la périphérisation qui lui est associée91. Le chapitre suivant, qui traite le déroulement potentiel des transferts culturels par l’analyse des chaînes opératoires, nous met en garde contre des interprétations trop hâtives.

LES CHAÎNES OPÉRATOIRES – LE DÉROULEMENT DES TRANSFERTS CULTURELS

Le transfert du voile nous offre un exemple de ce que l’on pourrait appeler une unité de transfert, à savoir un processus dont le commencement – le lieu de production du voile – et la fin – l’église majeure de Constantinople – semblent parfaitement définis. Néanmoins, et hormis le fait que le processus en question pourrait aisément être subdi-visé en unités plus petites, on devrait considérer que le début et la fin d’un tel proces-sus ne sont pas toujours facilement définissables. La production du voile peut être identifiée comme la première étape du processus de transmission en admettant que – dans le cas d’un tel objet matériel – le transfert commence avec sa fabrication. Mais même ainsi, il semble superficiel de définir un début, puisque les artefacts sont tou-jours constitués de matières premières. En ce qui concerne la fin du processus, on ne sait pas ce qu’il advient du tissu, après qu’il fut placé dans l’église majeure de Cons-tantinople. Supposant qu’il s’agit d’un objet réel, on pourrait librement supputer qu’il a été emmené à Venise après le sac de Constantinople en 600/1204, ou ajouté au trésor de Mehmet le conquérant en 856/1453…

C’est aussi tenu pour vrai pour les objets d’une nature plus abstraite. Comme déjà expliqué, la chronique franque employée par al-Masʿūdī fut transportée de Gérone à

Alain de LIBERA, Marwan RASHED, Irène ROSIER-CATACH (dir.), Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris 2009; Thomas RICKLIN, Der Fall Gouguen-heim, dans: Historische Zeitschrift 290 (2009), p. 119-135 [Recension de: Sylvain GOUGUEN-

HEIM, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris 2008].

91 Les notions de périphérisation et de développement inégal apparaissent dans des études qui reflètent des courants historiographiques différents. La question de la périphérisation de certai-nes régions méditerranéennes par rapport aux centres économiques de l’économie-monde de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne a été soulevée par Braudel ou Immanuel WALLERSTEIN, Capitalisme et économie-monde: 1450–1640, Paris 1980. Un courant d’in-spiration marxiste, représenté notamment par les travaux de Samir Amin, a mis en valeur la notion de développement inégal comme paradigme pour l’étude des origines du sous-développement du tiers monde. Voir Samir AMIN, Le développement inégal: essai sur les for-mations sociales du capitalisme périphérique, Paris 1973. Pour une approche du contexte médi-terranéen médiéval et moderne sous cet angle, María Teresa PÉREZ PICAZO, Guy LEMEUNIER, P. SEGURA (dir.), Desigualidad y dependencia. La periferización del Mediterráneo occidental (ss. XII–XIX), Murcie 1986, notamment la contribution de Denis MENJOT, La ›periferización‹ del Mediterráneo occidental en la Edad Media (XI–XV), p. 42–53.

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Cordoue et de Cordoue à al-Fusṭāṭ entre 328/939–940 et 336/94792. Comme dans le cas du voile, nous semblons être capables de définir un commencement et, tout du moins, une fin au processus de transfert. Les choses sont cependant plus complexes: le texte en question constitue le corpus d’informations formé de plusieurs composants plus petits qui ont été regroupés progressivement jusqu’à produire la compilation qui était accessible à al-Masʿūdī. Il est difficile de définir exactement le moment de la création de cette compilation: tout d’abord, on doit prendre en compte le fait que le corpus d’information, reçu par al-Masʿūdī contenait des éléments qui étaient déjà, à l’époque de ce dernier, vieux de plusieurs siècles – par exemple l’histoire de la conversion du roi franc Clovis. La compilation pourrait ainsi avoir été collationnée à Gérone ou à Cordoue en tant que série de notes produites au cours de la traduction du latin vers l’arabe, mais elle pourrait aussi avoir été réalisée en Égypte, puis transmise oralement à al-Masʿūdī par la personne qui a lu puis traduit le texte. Utilisée notamment par des historiographes arabo-musulmans plus tardifs, l’information est encore à notre disposi-tion aujourd’hui, ce qui montre que le processus de transfert n’est pas encore terminé93.

Ainsi, au lieu d’un processus clos de transfert avec un commencement et une fin définis, nous pouvons plus largement distinguer des unités de transfert qui constituent des étapes dans l’histoire des objets matériels ou immatériels. En subdivisant les unités de transfert, on peut distinguer les processus de transmission et de réception. La trans-mission englobe toute activité liée à la mobilité d’un objet transférable, tandis que la réception recouvre toute activité liée à l’intégration (inclus l’acceptation et le refus) d’un objet transféré. Il convient à présent de traiter des processus subordonnés à la transmission et la réception.

Lors d’une transmission, un objet peut subir des transformations dans la plupart des cas; ces transformations peuvent être le produit d’actions inconscientes ou cons-cientes: un scribe médiéval copiant un manuscrit va nécessairement introduire des altérations dans la forme et le contenu (p.ex. matériel, couleurs, dessins). La plus par-faite des copies n’est pas une reproduction à l’identique de l’original94. Dès qu’un émetteur exerce consciemment une influence sur un objet transférable, la transforma-tion de ce dernier constitue un effet d’accommodation, à savoir une manipulation de l’objet en question selon les souhaits de l’émetteur. En règle générale, la transforma-tion a toujours lieu dès que l’objet transférable en question doit être produit, assimilé ou reproduit en vue d’une transmission. Les sources fournissent de nombreux exem-ples: dans son traité théologique adressé aux sarrasins, Pierre le Vénérable expose clairement son souhait d’appeler les musulmans à se convertir à la foi chrétienne. Contrairement à beaucoup de chrétiens qui ont recours à la violence, il entend les mener sur le »chemin du salut« (ad salutem) en ayant recours au verbe, à la raison et à l’amour. En dotant l’arsenal chrétien (Christianum armarium) contre l’islam de nou-

92 Al-Masʿūdī, murūǧ aḏ-ḏahab (voir n. 59), § 912, p. 146 (éd. arabe), p. 344 (trad. française). 93 Al-Bakrī, kitāb al-masālik wa ʾl-mamālik (voir n. 53), § 567, p. 340; an-Nuwayrī, nihāyat al-

arab fī funūn al-adab, vol. 15 (voir n. 67), p. 286. 94 Voir David JAMES, Early Islamic Spain. The History of Ibn Al-Qutiya, Londres 2009 (Culture

and Civilization in the Middle East, 15), p. 18: »no handwritten text can be entirely free from scribal error, no matter how meticulous the copyist«.

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veaux éléments d’argumentation, Pierre le Vénérable choisit consciemment une mé-thode de communication dans l’espoir de gagner au moins quelques convertis, adaptant sa présentation du christianisme aux exigences d’un public musulman comme il l’imagine95. Un autre exemple de manipulation consciente est fourni par Matthaeus Parisiensis. Il rapporte une rumeur circulant en 1245 selon laquelle les sarrasins au-raient empoisonné une grande quantité de poivre provenant d’Orient dans l’intention d’affaiblir la capacité de l’Europe occidentale à envoyer des croisés. Des hérauts transmirent des avertissements aux villes les plus importantes en France et en Angle-terre bien que certains crussent, ajoute Matthaeus Parisiensis, que les marchands im-pliqués dans l’importation d’épices aient lancé cette rumeur afin de pouvoir vendre leurs anciens stocks96.

L’accommodation est intrinsèquement liée à l’audience envisagée. Ibn Rušd/ Averroès, dont les commentaires sur Aristote ont été largement diffusés pour être reçus, d’une façon ou d’une autre, par la majorité des écolâtres latins, n’a probable-ment jamais imaginé que son travail serait discuté au-delà du monde musulman. Sans aucun doute, son interprétation d’Aristote peut être vue comme une accommodation des idées d’Aristote qui provient de l’assimilation, de la reproduction et de l’analyse des œuvres de ce dernier. Cependant, le but de cette accommodation était d’expliquer Aristote aux princes gouvernants et aux intellectuels de son temps, non aux représen-tants de la scholastique latino-chrétienne97.

Le processus de transmission n’a pas nécessairement un effet sur l’émetteur. Les épées ›franques‹, par exemple, sont mentionnées et leurs mérites loués dans de nom-breux textes arabo-musulmans. Bien que cela prouve que l’exportation d’un produit de qualité crée une certaine réputation, son existence n’affecte pas nécessairement direc-tement le fabricant local98. Le capitaine génois qui transportait le voyageur musulman

95 Petrus Venerabilis, Contra sectam Saracenorum, prologus, éd. KRITZECK (voir n. 78), p. 230:

»Quod si forte haec de qua agitur Scriptura aut interpretes non habuerit, aut translata non pro-fuerit, habebit saltem Christianum armarium etiam adversus hos hostes arma, quibus aut se muniat, aut quibus, si forte ad certamen ventum fuerit, inimicos confodiat«. Liber primus, p. 231: »Aggredior, inquam, vos, non, ut nostri saepe faciunt, armis, sed verbis, non vi, sed ra-tione, non odio, sed amore… Hoc modo ego de innumeris et inter innumeros servos Christi minimus, vos diligo, diligens vobis scribo, scribens ad salutem invito«. Voir Norman DANIEL, The Arabs and Mediaeval Europe, Londres, New York 21986, p. 242.

96 Matthaeus Parisiensis, Chronica majora, a. 1245, éd. Henry Richard LUARDS, vol. 4, Londres 1877, p. 490; cf. Matthew of Paris, History of England, a. 1245, trad. John A. GILES, vol. 2, Londres 1853, p. 118.

97 Lenn E. GOODMAN, Ibn Ṭufayl, dans: Seyyed Hossein NASR, Olivier LEAMAN (dir.), History of Islamic Philosophy, New York 1996 (Routledge History of World Philosophies, 1), p. 314. Sur l’œuvre d’Ibn Rušd et sa réception, voir Dominique URVOY, Averroès, les ambitions d’un intellectuel musulman, Paris 1998; André BAZZANA, Nicole BÉRIOU, Pierre GUICHARD, Aver-roès et l’averroïsme. Un itinéraire historique du Haut Atlas à Paris et à Padoue, Lyon 2005 (Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 16).

98 Ibn Ḫurradaḏbih, kitāb al-masālik wa ʾl-mamālik, éd. DE GOEJE, Leiden 1889, p. 154; al-Bakrī, kitāb al-masālik wa ʾl-mamālik (voir n. 53), § 1532, p. 914; cf. Robert HOYLAND, Brian GILMOUR (dir.), Medieval Islamic Swords and Swordmaking: Kindi’s Treatise On Swords and Their Kinds (edi-tion, translation, commentary), Cambridge 2006.

Introduction à l’étude des transferts culturels 39

Ibn Ǧubayr depuis la côte syrienne jusqu’en Sicile en 579/1184 n’était pas affecté par le fait qu’il conduisait un pèlerin musulman sur son chemin de La Mecque vers al-Andalus, même si cette action l’a fait passé à la postérité99. Comme nous l’avons déjà signalé, Ibn Rušd/Averroès n’a pas pu être conscient de l’influence qu’il a eu sur la pensée de nombreux occidentaux lorsqu’il s’est mis à expliquer et interpréter Aristote. Dans bien des cas, cependant, la transmission a des effets sur l’émetteur. L’exportation de bois et d’armes aux Égyptiens au XIV

e siècle contribuait à l’enrichissement des marchands issus des cités italiennes qui étaient férocement critiqués par Guillaume d’Adae pour cette raison. Cette activité controversée a entraîné, au sein des royaumes latins, des interdictions religieuses et des polémiques sur le fait qu’approvisionner les musulmans en matériel d’importance stratégique pouvait mettre en danger la sécurité de la chrétienté latine et le succès des croisades en Terre sainte100. En ce sens, l’acte de transmission a généré des réponses à l’intérieur de la société émettrice, sans nécessai-rement forcer les cités-états d’Italie à abandonner cette forme lucrative d’entreprise. Il est aussi possible d’imaginer qu’un acte de transmission affecte l’émetteur si le trans-fert entraîne un appauvrissement, par exemple à la suite du paiement d’un tribut101, ou de la perte du monopole sur un élément stratégique crucial qui influence l’équilibre des pouvoirs en situation de conflit102.

Bien plus que l’émetteur, le récepteur est affecté par la transmission. Au cours de la réception, un objet est reçu à un ou plusieurs ›points d’arrivée‹. La réception peut être active, impliquant la recherche d’un objet à transférer. Selon la soi-disant »Chronique de Frédégaire«, l’origine des Francs remonte à la maison royale de Troie103. Ce mythe d’origine créé au lendemain de la désintégration de l’Empire romain d’Occident peut être interprété comme un effort de construction d’une origine franque égale à celle des Romains à des fins de légitimation politique104. Dans d’autres cas, la réception est 99 Ibn Ǧubayr, riḥlat (voir n. 89), p. 285. 100 Concilium Lateranense IV (voir n. 85), § 71, p. 270, 2–9; Raymond de Penyafort, Responsio-

nes ad dubitalia, chap. 1–5, éd. OCHOA, DIEZ (voir n. 85), p. 1024–1026, avec des références au synode du Latran de 1215 dans le chapitre 3, p. 1025; Guillelmus Adae, De modo Sarrace-nos extirpandi (voir n. 84), p. 523.

101 Voir l’exemple des tributs payés par les royaumes de taifas aux chrétiens dans la péninsule Ibérique au XIe siècle. Pierre GUICHARD, L’Espagne et la Sicile musulmanes aux XIe–XIIe siècles, Lyon 32000, p. 48–51.

102 Voir l’exemple du feu grégeois, traité par Ekkehard EICKHOFF, Seekrieg und Seepolitik zwi-schen Islam und Abendland. Das Mittelmeer unter byzantinischer und arabischer Hegemonie (650–1040), Berlin 1966, p. 142–144.

103 Chronicarum quae dicuntur Fredegarii scholastici libri IV cum continuationibus II,4–9, éd. Bruno KRUSCH, Hanovre 1888 (Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Mero-vingicarum, 2), p. 1–168, p. 45; ibid., III,2–9, p. 93–95.

104 Helene HOMEYER, Beobachtungen zum Weiterleben der trojanischen Abstammungs- und Gründungssagen im Mittelalter, dans: Res publica litterarum 5 (1982), p. 93–123; František GRAUS, Troja und trojanische Herkunftssage im Mittelalter, dans: Willi ERZGRÄBER (dir.), Kontinuität und Transformation der Antike im Mittelalter, Sigmaringen 1989 (Veröffentlichung der Kongreßakten zum Freiburger Symposion des Mediävistenverbandes, 2), p. 25–43; Eugen EWIG, Troja und die Franken, dans: Rheinische Vierteljahresblätter 62 (1998), p. 1–16; Hans Hubert ANTON, Troja-Herkunft, origo gentis und die frühe Verfaßtheit der Franken in der gal-lisch-fränkischen Tradition des 5.–8. Jahrhunderts, dans: Mitteilungen des Österreichischen

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passive dans le sens où elle a été imposée de l’extérieur: la »Continuatio hispana« décrit les conditions de l’imposition d’un système fiscal sur les populations autochto-nes de la péninsule Ibérique après la conquête arabo-berbère au début du VIII

e siècle105. S’ils ne sont pas refusés, les biens transférés sont toujours appropriés.

L’appropriation entraîne l’acceptation des biens culturels ainsi que leur recontextualisa-tion. Le Coran a tout d’abord été traduit en latin et ensuite transféré dans l’orbite intel-lectuelle de la chrétienté latine, lorsque des ecclésiastiques tels que Pierre le Vénérable ont vu la nécessité de comprendre l’islam pour mieux le combattre106. L’appropriation implique généralement la transformation, souvent même une adaptation consciente de l’objet reçu. La traduction latine du Coran, déjà évoquée, est pleine non seulement d’erreurs mais aussi de manipulations: les traducteurs se sont même permis de restruc-turer le livre saint de l’islam107. De plus, la traduction du Coran attribuait à celui-ci une fonction totalement différente de celle qu’il avait dans le monde musulman: non pas vénéré comme parole de Dieu, il était vu comme le message d’un faux prophète et par conséquent était employé comme réservoir d’arguments contre l’islam108. Cependant, la transformation de l’objet en question n’est pas nécessairement effectuée pendant l’appropriation, spécialement lorsqu’il s’agit d’objets physiques. On peut encore le voir dans l’étude de Mohamed Ouerfelli. Lorsque le sucre a été intégré dans la pratique pharmacologique et la cuisine locales de la Méditerranée médiévale, le processus d’appropriation a entraîné la modification du traitement médical et des habitudes ali-mentaires mais non de la matière première en elle-même109. En conséquence, la trans-formation d’un objet transmis peut, mais pas obligatoirement, prendre place pendant le processus d’appropriation. Il semble que les objets immatériels, qui doivent être intel-lectuellement assimilés et reproduits pendant la transmission, sont généralement plus susceptibles de subir des transformations. En revanche, les objets physiques semblent plus facilement transmissibles dans le temps et l’espace géographique sans change-ments majeurs.

Instituts für Geschichtsforschung 108 (2000), p. 1–30; Magali COUMERT, Origines des peuples et récits du haut Moyen Âge occidental (550–850), Paris 2007 (Collection des études augusti-niennes/série Moyen Âge et Temps modernes, 42); Alheydis PLASSMANN, Origo gentis. Identi-täts- und Legitimitätsstiftung in früh- und hochmittelalterlichen Herkunftserzählungen, Berlin 2006 (Orbis mediaevalis, 7), p. 188–191.

105 Continuatio hispana § 79, éd. Theodor MOMMSEN, Berlin 1894 (Monumenta Germaniae Historica, Auctores Antiquissimi, 11), p. 356; ibid., § 80, p. 356.

106 Petrus Venerabilis, Contra sectam Saracenorum, prologus, chap. 15, éd. KRITZECK (voir n. 78), p. 228.

107 KRITZECK, Peter the Venerable and Islam (voir n. 78), p. 98; Ludwig HAGEMANN, Die erste lateinische Koranübersetzung – Mittel zur Verständigung zwischen Christen und Muslimen im Mittelalter?, dans: Albert ZIMMERMANN, Ingrid CRAMER-RUEGENBERG (dir.), Orientalische Kultur und europäisches Mittelalter, Berlin 1985 (Miscellanea mediaevalia, 17), p. 51–55; Thomas BURMAN, Tafsīr and Translation: Robert of Ketton, Mark of Toledo and Traditional Arabic Qurān Exegesis, dans: Speculum 73,3 (1998), p. 703–732, avec plus de bibliographie.

108 Ludwig VONES, Zwischen Kulturaustausch und religiöser Polemik. Von den Möglichkeiten und Grenzen christlich-muslimischer Verständigung zur Zeit des Petrus Venerabilis, dans: SPEER, WEGENER (dir.), Wissen über Grenzen (voir n. 87), p. 236.

109 OUERFELLI, Le sucre (voir n. 58), p. 503–660.

Introduction à l’étude des transferts culturels 41

La réception affecte toujours le récepteur: dans le cas d’un refus, l’entité réceptrice potentielle est privée des effets qui résulteraient de l’incorporation de l’élément ex-terne. Ceci, par exemple, est ce que croient les deux clercs qui, selon la »Chronique d’Ernoul et de Bernhard le Trésorier«, ont sans succès essayé de convertir le sultan al-Muʿaẓẓam au christianisme pendant la cinquième croisade. En raison de leur échec et de son refus de la »vraie foi«, son âme serait perdue pour Dieu110. Si le refus d’un objet culturel affecte le récepteur potentiel, son acceptation l’influence encore plus: différen-tes formes de conversion peuvent servir pour illustrer les effets produits par la récep-tion et l’appropriation d’un système de croyances ou de l’un de ses aspects111. L’impact de l’introduction du sucre dans la Méditerranée médiévale se reflète dans l’évolution de la médecine et de la culture culinaire112. La réception de passages de l’histoire franque par al-Masʿūdī produit la première présentation générale de l’histoire franque dans la littérature arabo-musulmane. Ainsi, réception et appropriation affectent claire-ment le récepteur et son environnement et le transforment.

DIFFÉRENTES FORMES DES TRANSFERTS CULTURELS

Tout cela peut suggérer qu’un modèle de l’émetteur-récepteur, élaboré à un certain degré, est applicable à des unités de transfert. C’est le cas dans l’anecdote d’al-Bakrī à propos du voile provenant du Maghreb: le marchand et Ferdinand de Galice transmet-tent activement et consciemment l’objet en question, fonctionnant comme des ›émet-teurs‹. L’objet est tout d’abord reçu par Ferdinand de Galice, puis par l’empereur by-zantin qui, à son tour, agit en tant que ›récepteur‹. Mais comme nous l’avons déjà démontré dans les passages traitant du phénomène d’accommodation, le transfert culturel peut se dérouler sans impliquer d’émetteur actif. En outre, notre développe-ment sur les deux types de réception, passive et active, a montré que la transmission peut être déclenchée dans d’autres cas à l’initiative des récepteurs. Par conséquent, l’›émission‹, processus d’envoyer activement un objet culturel d’un point vers une destination spécifique et connue, est un processus optionnel qui peut former une partie de la transmission mais ne constitue pas un élément indispensable d’un processus de transfert culturel. Un modèle simple d’émetteur-récepteur n’est alors pas applicable.

Pendant le voyage du voile d’al-Bakrī depuis le Maghreb jusqu’à Constantinople, plusieurs unités de transmission se sont succédé. En se concentrant sur l’aspect spatial, on peut distinguer le voyage du Maghreb vers le nord de l’Espagne et celui depuis le nord de l’Espagne jusqu’à Constantinople. Comme le processus de transmission ne

110 Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, éd. Louis de MAS LATRIE, Paris 1871, p. 433:

»Se vous ne volés croire, [disent il], nous renderons vostre ame à Diu, car nous vous disons por voir que se vous morés en ceste loi où vous estes, vos estes perdus, ne Dius n’ara mie vostre ame«; cf. John TOLAN, Saint Francis and the Sultan. The Curious History of a Christian-Muslim Encounter, Oxford 2009, p. 40–48.

111 Pour le contexte de la christianisation de l’Europe occidentale de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge, voir KÖNIG, Bekehrungsmotive (voir n. 66), p. 522–523.

112 OUERFELLI, Le sucre (voir n. 58), p. 503–659.

42 FranceMed

concerne qu’un seul objet, il est possible de retracer la séquence des unités successives de transmission qui se sont construites les unes sur les autres.

Des séquences plus complexes caractérisent d’autres transferts. On trouve des cas où un contexte général sert de stimulant à différents transferts: le climat de confronta-tion entre pouvoirs musulmans et chrétiens après le début des expansions latines a engendré un net durcissement des rapports à l’égard des minorités, et progressivement, la détérioration significative de leurs conditions de vie. Les Mozarabes d’al-Andalus, par exemple, ont subi une série de déportations de la part des autorités almoravides, qui soupçonnaient leur allégeance aux pouvoirs chrétiens. C’est surtout à la suite de la campagne d’Alphonse le Batailleur en 1125–1126, que plusieurs d’entre eux sont déportés vers le Maroc, d’autres contraints à fuir vers les terres chrétiennes de la Pé-ninsule113. En conséquence de ce déplacement, ils ont contribué au transfert de certains aspects de la culture mozarabe au Maghreb et en Espagne.

Mais des formes de transmission plus complexes ne sauraient être réduites à des ›séquences linéaires‹. L’exemple de deux frères vénitiens impliqués dans l’échange de marchandises entre un marché occidental autour de Venise et un marché oriental en Syrie fournit le cas d’un transfert quasiment permanent qui dépend de la réciprocité et de l’interdépendance des acteurs impliqués. D’une certaine manière, les unités de transmission sont plus ou moins fixées – même si les produits envoyés d’un côté à l’autre changent selon la dialectique de l’offre et de la demande caractéristique de toute activité commerciale. Ainsi, c’est la régularité qui caractérise la transmission et la réception de ces produits114. Dans d’autres cas, on peut discerner plusieurs unités de transmission concernant le même objet et qui sont répétées dans des sphères géogra-phiques, temporelles ou sociales différentes. L’objet en question, et par extension, les unités de transmission peuvent être dupliqués, à l’instar du transfert d’idées, de coutu-mes, de techniques ou d’objets produits en masse. En retraçant la diffusion de la pro-duction du sucre, en analysant le déplacement des centres de production et la modifica-tion des habitudes de consommation d’une région à l’autre, Mohamed Ouerfelli a pu reconstruire la diffusion d’un produit consommé et son infrastructure ainsi que définir les principaux acteurs dans leurs divers cadres sociaux115. Il s’agit ici d’un processus de transmission sur un niveau macrohistorique qui pourrait être appelé »diffusion« ou »dissémination«.

CONCLUSION

Redéfinir le cadre conceptuel et les applications potentielles d’une notion aussi com-plexe et ambivalente que la notion de transferts culturels nécessite avant tout de se placer dans la continuité des différents concepts et grilles de lectures employés pour

113 Sur ce contexte particulier, Vincent LAGARDÈRE, Communautés mozarabes et pouvoir almora-

vide en 519h/1125 en al-Andalus, dans: Studia Islamica 67 (1988), p. 99–119. 114 VALLET, Marchands vénitiens en Syrie (voir n. 83), p. 8. 115 OUERFELLI, Le sucre (voir n. 58), p. 661–667.

Introduction à l’étude des transferts culturels 43

décrire et penser le champ des interactions culturelles. Il était ainsi indispensable de proposer une lecture historiographique des conditions de l’émergence et de la portée de notions phares, telle l’acculturation, le métissage et l’hybridité ou encore la traduction, avant d’aboutir à celle des transferts culturels. L’historique de ces différentes notions, situées à la croisée de l’histoire et des autres sciences sociales (principalement l’anthropologie et la sociologie), a révélé les tensions inhérentes à leurs contextes de genèse et encore sous-jacentes dans leurs domaines d’application. La prégnance de la situation coloniale et de ses implications sur la culture des minorités est ainsi imprimée dans la plupart de ces notions (acculturation et métissage/hybridité notamment). Envi-sager les liens intra-, inter- et transculturels sous l’angle des transferts culturels, offre à cet égard une certaine neutralité et un passé moins encombrant. Il a fallu néanmoins revenir, là aussi, sur l’émergence et la spécificité du champ notionnel des transferts culturels en tant que catégorie dominée, notamment dans le paysage de l’histoire cultu-relle franco-allemande, par les travaux de M. Espagne et d’autres chercheurs.

Transposer la notion dans le domaine méditerranéen médiéval passait donc par une nécessaire redéfinition, qu’il a fallu penser non seulement comme une juxtaposition d’éléments fondamentaux constitutifs de tout acte de transfert culturel, mais aussi comme un processus dynamique et multidimensionnel. Une approche phénoménologi-que de la question nous a semblé ainsi un bon moyen pour restituer les différents ca-dres qui caractérisent les processus de transferts culturels et les chaînes opératoires qui les composent. Malgré l’aspect fragmentaire du matériel documentaire disponible qui ne permet guère de suivre tous les moments d’un processus de transfert, un cadre hypothétique et expérimental a pu être suggéré à l’aide d’exemples variés, tous issus du contexte méditerranéen.

Les transferts culturels sont essentiellement fondés sur deux processus majeurs: la transmission et la réception. La transmission peut revêtir une dimension spatiale, tem-porelle et socioculturelle, et prendre une forme physique ou abstraite incluant de la sorte tous les types de communication visuelle, sensorielle, orale ou écrite. Ce n’est que dans certains cas que nous pouvons appliquer le modèle simple de l’émetteur-récepteur au processus de transmission. Celle-ci entraîne le plus souvent, mais pas nécessairement, la transformation d’un objet transmis pendant son altération incons-ciente ou son accommodation consciente. Dans certains cas, l’acte de transmettre affecte l’acteur responsable de la transmission. La réception peut, quant à elle, être active ou passive, les deux situations impliquant la recherche volontaire ou l’imposition de l’objet en question. La réception, elle-même conditionnée par plusieurs considérations, peut entraîner le refus, mais aussi l’appropriation, c’est-à-dire l’acceptation et l’intégration d’un objet transmis qui subit souvent une forme de trans-formation. L’entité réceptrice est cependant toujours affectée, à un degré plus ou moins important, par la réception et surtout par l’appropriation. En théorie, nous avons tenté de définir, de façon toujours plus ou moins arbitraire, des »unités de transfert« avec un ›début‹ et une ›fin‹. À partir d’une telle notion, il a été possible de définir différents degrés de complexité, de la simple séquence à l’imbrication de plusieurs séquences dans les différentes sphères géographiques, temporelles et/ou sociales.

44 FranceMed

Ainsi envisagée, la notion de transfert culturel peut se révéler d’une utilité certaine pour décrire, comprendre et classer les différentes formes de contacts et d’échanges culturels. Le contexte de la Méditerranée médiévale, caractérisé par la formation des grands ensembles culturels et marqué par la complexité des interférences et des super-positions, est un terrain idéal pour une telle expérimentation. Notre approche, se vou-lant claire et flexible, ambitionne de contribuer à une meilleure perception des phéno-mènes étudiés, sans prétendre exclure d’autres lectures faites selon des notions différentes ni remettre en cause leur potentiel herméneutique.

JOCELYNE DAKHLIA

L’impensable métis en Méditerranée?

À l’heure où nous pensons de plus en plus communément la Méditerranée sous le signe de circulations croisées entre l’Europe et l’Islam, il y a lieu de s’étonner que celle-ci n’ait guère été pensée sous le signe du métissage entre ces deux ensembles de sociétés1. Par contraste, notamment avec l’Amérique ou les Amériques, nous pouvons nous étonner que le monde méditerranéen dans son ensemble n’ait pas suscité un plus grand nombre d’approches historiques ou anthropologiques sous les vocables explici-tes du métissage ou encore de la créolité ou de la créolisation.

Certes, les concepts de l’hybridité commencent à s’y voir acclimatés mais comme par un effet de circulation de la science sociale et à partir des terrains atlantiques, le terme »hybridité« lui-même dénotant un référent plutôt anglo-saxon2. Ainsi Eric Dursteler a-t-il recouru récemment à la notion de »middle ground« à propos des relations entre Vénitiens et Ottomans à Constantinople3. Toujours dans ce cadre ottoman, Natalie Rothman réemploie la notion de »zone de contact«, telle que la conçoit Mary Louise Pratt4. Ce réinvestissement de la Méditerranée par les catégories de l’hybridité de-meure timide ou prudent, mesuré dans tous les cas, et les termes mêmes »hybridité« ou »métissage« y demeurent d’un emploi ténu en regard des contextes antillais ou nord-américains notamment.

L’enjeu de la présente réflexion est donc de tenter d’éclaircir une sorte d’illogisme, partant d’un étonnement logique: pourquoi la Méditerranée, qui a eu tant de situations objectivement métisses, intriquées, fusionnelles, n’a-t-elle pas été plus facilement ou fréquemment pensée sous le signe du métissage? Le fond de ce questionnement n’est certes pas de réhabiliter la notion en soi et de mieux l’enraciner dans les écrits sur la Méditerranée, car elle pose fondamentalement problème. Il s’agit moins encore de céder à une mode du métis et de l’exporter indistinctement dans toute analyse de socié-tés en contact. La question est bien de comprendre pourquoi cette notion et l’ensemble

1 Dans ce texte, l’Islam est généralement évoqué en tant qu’ensemble de sociétés, l’islam réfé-

rant plus spécifiquement à la religion musulmane. 2 Le terme ou la notion de métissage sont demeurés longtemps d’un faible usage en langue

anglaise, le terme espagnol »mestizo« en tenant lieu. »Hybridité« en revanche s’emploie moins communément dans un contexte francophone.

3 Eric DURSTELER, Venitians in Contantinople. Nation, Identity and Coexistence in the Early Modern Mediterranean, Baltimore 2006 (Johns Hopkins University Studies in historical and political Science, 124,2). Sur la notion de »middle ground«, voir Richard WHITE, Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des Grands Lacs, 1650–1815, trad. Fré-déric COTTON, Toulouse 2009 (édition originale 1991).

4 Ella-Natalie ROTHMAN, Brokering Empire. Trans-Imperial Subjects: Boundary-Makers of the Early Modern Mediterranean, Ithaca 2011; Mary Louise PRATT, Imperial Eyes. Travel Writings and Transculturation, Londres, New York 1992.

46 Jocelyne Dakhlia

des concepts auxquels elle a donné lieu ont si peu marqué les écrits sur la Méditerra-née.

UNE NOTION DISCUTABLE

Loin de réhabiliter le métissage, on serait enclin à discuter, voire récuser la notion. Elle s’avère contestable, tout d’abord, en raison de ses connotations biologiques, voire raciales, trop souvent oubliées lorsqu’on parle également de »croisement«. Elle pose problème en second lieu parce que la perspective du métissage commence par entéri-ner la séparation, la ›mise en distinction‹, si l’on ose dire, de deux entités avant d’envisager leur croisement. La séparation est toujours un préalable. Avant même que l’on envisage la rencontre comme éventuellement féconde ou fécondante, on postule la distinction de deux entités sociétales ou culturelles. Un présupposé est bien celui d’un état de séparation initial. Lorsque l’on raisonne sur des métissages coloniaux, cette antériorité historique de la distinction caractérise bien évidemment un état d’avant la conquête, voire la ›rencontre coloniale‹, discutable euphémisme; l’antériorité s’avère des plus floues, au contraire, lorsque l’on s’interroge sur des contextes que ne régissent pas des problématiques coloniales, et où la question de la mise en contact, voire du ›premier contact‹ ne peut être précisément datée. La question même du contact, cette notion en soi, apparaît donc elle-même complexe.

Si l’on envisage le contact, en effet, en termes de continuum ou même d’intrication séculaire, il n’est pas de métissage possible. Celui-ci ne fait sens ou ne devrait faire sens, en bonne logique, que dès lors que l’on peut penser des entités disjointes et dans un rapport d’altérité. La notion charrie donc une charge de différence, voire de crispa-tion sur la différence, l’affirmation d’entités clairement séparées et distinctes. Mais elle présuppose alors la distinction comme un donné, une évidence, là où celle-ci ne fait peut-être sens que dans des moments particuliers, ceux d’une altérité mise en exergue, voire dans des contextes d’adversité, où l’altérité de l’un et l’autre antagoniques s’impose plus clairement aux acteurs comme une évidence.

Penser des objets métis ou des lieux métis ne fait sens, de la sorte, que dans des contextes où la dissociation, marquée ou réactivée, de deux ou plusieurs entités politi-ques, géopolitiques, ou sociales, religieuses, autorise cette perspective du métissage: un moment fondateur de la confrontation ou de la rencontre, un point origine de la mixité.

Deux remarques méthodologiques s’ajoutant à ce premier constat viendront aussi opposer une certaine réserve à l’égard du concept. La première est que l’hybridité se voit toujours pensée dans les sciences sociales, et plus particulièrement aujourd’hui, sous le signe de la fécondité et de la filiation féconde. Cela n’est pas sans soulever un problème de justesse de la métaphore, puisque les hybrides, sous l’angle des classifica-tions biologiques, ont longtemps été considérés comme stériles. Cette dimension de stérilité s’avère, en un sens, par l’exemple de la langue franque méditerranéenne,

L’impensable métis en Méditerranée? 47

puisque celle-ci constitue une langue par définition stérile5. Elle ne devient pas un créole, une langue maternelle et ne s’épanouit jamais notamment dans une création littéraire en propre, une production littéraire.

Autrement dit, le cas de la lingua franca atteste que l’on peut observer un objet mé-tis, techniquement et objectivement métis ou hybride, puisqu’il est constitué d’un mixte de langues, et figure fonctionnellement un lieu commun voire un lieu fusionnel, sans que l’existence d’un tel objet métis abolisse en soi la différence ni le rapport d’altérité des sociétés en contact. Mieux encore, on peut penser que son émergence puis son affirmation, au fil de l’époque moderne, est en lien direct avec le durcisse-ment, en Méditerranée, d’un rapport d’adversité et d’antagonisme au XVI

e siècle, entre l’Europe latine et l’Islam, lorsque s’intensifie de part et d’autre la guerre de course. Loin d’exprimer la concorde et le rapprochement des cœurs comme nous le souhaite-rions, cet exemple montre donc que le métissage n’exclut pas des rapports d’inimitié ou d’affrontements entre les partenaires concernés et peut même en résulter. La lingua franca est la langue ›neutre‹ ou neutralisée d’un rapport pacifique ou antagonique, selon le cas, mais dénotant presque toujours un contexte englobant d’altérité, de rup-ture ou encore de franche hostilité.

Une interrogation sur la fécondité de l’hybride n’est cependant pas purement illu-soire. La lingua franca, pour reprendre cet exemple, est sans doute stérile sur le plan littéraire, mais elle se révèle fonctionnellement riche et même féconde dans ses appli-cations sociales et politiques. C’est parce qu’elle n’était pas une langue de culture et ne figurait pas une langue de prestige, n’opérait par son emploi aucune forme d’inféodation ou d’allégeance culturelle, qu’elle a pu autoriser des échanges ›neutres‹, même en situation de conflit, entre Européens et gens d’islam.

La question de la fécondité du contact renvoie donc plus largement au problème d’une pensée du métissage en Méditerranée et à ses limites. C’est une pensée qui aurait tourné court en quelque sorte, comme si la force des antagonismes qui investissent la mer Méditerranée avait découragé cette perspective. Pourtant la prise en compte des fractures et de la grande frontière Europe-Islam n’est pas la seule raison d’un oubli de la question du métissage dans cette partie du monde.

C’est au contraire pour sa force matricielle qu’Édouard Glissant, notamment, re-pousse l’idée d’une Méditerranée du métissage.

LE SOCLE OU LA FRACTURE

Dans différents écrits ou interviews, Édouard Glissant, grand écrivain et penseur de la créolisation, a continûment réaffirmé l’idée d’une Méditerranée contre-modèle de la Caraïbe: une Méditerranée sous le signe de l’»un«, et une Caraïbe sous le signe du scintillement et de l’éclat, de la diversité féconde. La Méditerranée concentre, alors que la Caraïbe diffracte, répète Glissant. Il n’est pas étonnant, affirme-t-il aussi, que la

5 Jocelyne DAKHLIA, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Arles 2008.

48 Jocelyne Dakhlia

Méditerranée ait donné naissance au monothéisme, et donc à une référence unitaire, à l’opposé de la créolisation antillaise6.

Cette question de l’un et du multiple ou du fractionnement nous ramène alors aux visions de la Méditerranée qui prédominent aujourd’hui. Il en est deux pour l’essentiel. La première est une vision du socle méditerranéen, fondée sur une conception ›anthro-pologique‹ de la société méditerranéenne, sur un artefact méditerranéiste. C’est bien à cela que renvoie Glissant, indirectement: le postulat d’une matrice méditerranéenne, berceau de civilisation, matrice du monothéisme. Une matrice, par définition, ne sau-rait être métisse; ce serait un oxymore. Une matrice est par définition une entité pre-mière et homogène. La perspective du métissage est donc implicitement évacuée par ce postulat méditerranéiste.

Certes, la Méditerranée est aussi le champ d’étude de toutes sortes de pèlerinages croisés ou même syncrétiques, par exemple, mais n’y a-t-il pas là un appel, précisé-ment, à l’idée d’une homogénéité culturelle de fond ou en arrière-plan, par delà la complexité des combinaisons culturelles, la référence plus ou moins implicite à un lieu unitaire et convergent? Quant à l’approche récemment mise en œuvre par Peregrine Horden et Nicholas Purcell dans »The Corrupting Sea«, nombre de recensions de cet ouvrage marquant ont déjà souligné à quel point ses auteurs, par l’accent qu’ils portent sur des phénomènes de microcomplémentarité, de connectivité, diluent au fond l’histoire au profit d’une temporalité quasi écologique7. Cette approche ne débouche donc en aucun cas sur une grande perspective reconnue au métissage en Méditerranée.

L’autre grande vision qui domine aujourd’hui est, à l’inverse absolu de celle-ci, une Méditerranée de l’histoire et de la fracture. Les considérations historiques et les failles géopolitiques s’y voient au contraire maximisées. Entre ces deux paradigmes, le fossé est longtemps demeuré assez radical. Qui plus est, c’est le modèle de la fracture qui est dominant aujourd’hui, dans la perspective plus ou moins assourdie du »choc des civili-sations«. La vision de la Méditerranée comme champ privilégié de l’affrontement de la chrétienté et de l’islam refait surface de plus belle8. On peut discuter la filiation de ce modèle de la faille et il est troublant de constater à quel point Samuel Huntington, dans son fameux ouvrage, a largement mobilisé les historiens à son profit intellectuel: Pi-renne bien sûr – repris pour ses thèses discontinuistes, malgré le fait qu’il n’est pas cité explicitement –, et de manière encore plus prévisible Bernard Lewis, qui aurait la paternité de cette fameuse formule du »choc des civilisations«, mais aussi, de manière sans doute moins prévisible, Braudel9. Si le modèle du »clash« des civilisations

6 Voir p.ex. Édouard GLISSANT, Le discours antillais, Paris 1997 (1re éd. 1981), p. 729: »[…] la

mer Caraïbe diffracte, là où par exemple on estimera qu’une mer elle-aussi civilisatrice, la Mé-diterranée, avait d’abord pouvoir d’attraction et de concentration«.

7 Peregrine HORDEN, Nicholas PURCELL, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean His-tory, Oxford 2000.

8 Andrew C. HESS, The Forgotten Frontier. A History of the Sixteenth-Century Ibero-African Frontier, Chicago 1978 (Publications of the Center for Middle Eastern Studies, 10), et voir, ré-cemment paru, Anne BROGINI, Malte, frontière de chrétienté (1530–1670), Rome 2006.

9 Samuel HUNTINGTON, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York 21997, p. 39, 44, 55, 83 (Braudel), p. 98, 210, 213 (Lewis); traduction française: Le choc des

L’impensable métis en Méditerranée? 49

s’estompe quelque peu, ou si le recours à la formule elle-même régresse un peu, l’historiographie récente du monde méditerranéen n’en porte pas moins un accent de plus en plus marqué sur des phénomènes de rupture entre des entités insécables.

On en prendra pour preuve le développement récent d’une historiographie de la cap-tivité ou de l’esclavage en Méditerranée à l’époque moderne qui, dans la perspective de Robert Davis notamment, mais également d’une historienne du monde britannique, telle que Linda Colley, mettra l’accent sur la violence subie par les Européens en terre d’islam sans peser le versant réciproque et symétrique de cette même histoire10. De manière explicite ou implicite, l’intérêt récent de la recherche historique européenne pour la question de l’esclavage en Méditerranée a débouché sur une mise en cause de la civilisation islamique en tant que civilisation esclavagiste. Quel que soit le fonde-ment de cette position, le constat qui s’impose est celui de l’unilatéralité d’un tel cou-rant d’étude, y compris dans son traitement éventuel de la question du métissage, de facto au cœur des phénomènes historiques de captivité11.

Une des grandes forces de l’historiographie du métissage est en effet de mettre l’accent sur la nécessaire réciprocité des phénomènes, ou en tout cas de poser d’emblée ces processus dans leur symétrie, leur pertinence à double sens. Dès la parution de »La pensée métisse« par exemple, Serge Gruzinski affirme clairement cette réciprocité même si la démonstration n’est pas tout à fait convaincante, ce qui révèle une difficulté intrinsèque de ce contexte12. Ce que l’Espagne ›métisse‹ à partir de sa colonie est très peu de chose en regard du métissage tel que le pratiquent les Indiens. On est là en effet dans une situation coloniale, de conquête, où le métissage, au fond, apparaît comme la réponse du dominé, comme son adaptation à une situation de contrainte. La perspec-tive d’une »vision des vaincus«, comme l’avait formulée Nathan Wachtel, est bien présente et en quelque sorte sublimée et retournée13. Néanmoins, Gruzinski formule au moins par hypothèse et par principe un métissage en retour du conquérant: nul ne sort indemne de ce contact et les deux sociétés en sont, selon la perspective historiographi-que, affectées, enrichies, et dans tous les cas transformées.

civilisations, Paris 1997. Voir Bernard LEWIS, The Roots of Muslim Rage, dans: The Atlantic Monthly 266 (September 1990), p. 47–60, ici p. 60.

10 Robert Charles DAVIS, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditer-ranée (1500–1800), traduction française par Manuel TRICOTEAUX, Paris 2006 (édition origi-nale 2003); ID., Holy War and Human Bondage. Tales of Christian-Muslim Slavery in the Early Modern Mediterranean, Santa Barbara 2009. Voir aussi Linda COLLEY, Captives, Britain, Em-pire and the World (1600–1850), New York 2004; EAD., The Ordeal of Elizabeth Marsh: A Woman in World History, Londres 2007.

11 COLLEY, Ordeal of Elizabeth Marsh (voir n. 10). 12 Serge GRUZINSKI, La pensée métisse, Paris 1999. Voir également ID., Les quatre parties du

monde, Paris 2004 et ID., Quelle heure est-il là-bas? Amérique et islam à l’orée des Temps mo-dernes, Paris 2008.

13 Nathan WACHTEL, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole. 1530–1570, Paris 1971. La notion d’»espace tiers«, (third space), telle que l’emploie Homi K. Bhabha, n’est évidemment pas étrangère à cette perspective du retournement créatif: Homi K. BHABHA, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, traduction française Françoise BOUILLOT, Paris 2007 (édition originale 1994).

50 Jocelyne Dakhlia

Pourtant, dans l’historiographie de la Méditerranée et notamment dans celle de la captivité, on observera rarement ces circulations à double sens, alors même que les contacts s’établissent à l’époque moderne dans un contexte qui n’est pas celui d’une domination unilatérale. S’il est des situations coloniales en Méditerranée dans ce mo-ment, elles sont elles-mêmes complexes, croisées, instables, et à double sens avec quantité de territoires disputés entre Europe et Islam. Elles inviteraient a fortiori à une étude symétrique des effets en retour du contact ou de la domination.

Or, on constate que la problématique du métissage s’applique au mieux, dans l’historiographie récente, à des Européens ›créolisés‹ en terre d’islam et que de la sorte elle se cantonne à quelques individus ou groupes, sans incidence profonde, marquée sur le cœur des sociétés européennes. La problématique des passeurs, éventuellement des captifs ou d’anciens captifs, la problématique des renégats ou des transfuges, des passe-frontières, absorbe au fond toute la capacité métissante de ces circulations et fait écran de ce fait au reste de la société, implicitement protégée du contact et du mélange. On présuppose l’étanchéité de celle-ci.

UNE FOCALISATION SUR LES PASSEURS

Le modèle des passeurs et de la médiation culturelle qui prévaut en Méditerranée découle aussi, pour une large part, de celui mis en œuvre dans l’Amérique coloniale, dans le monde atlantique, autour des travaux de Stephen Greenblatt notamment14. Ce constat est également celui de Natalie Rothman: la Méditerranée est restée longtemps à l’écart d’une élaboration intellectuelle et scientifique de ces questions alors même que les interactions culturelles y font sens depuis des millénaires15. Hybridité, intrication des cultures…, les approches sous ces vocables sont considérablement plus restreintes en Méditerranée qu’elles ne le sont dans un contexte colonial atlantique et cela a eu pour effet de renforcer ou de réaffirmer le présupposé d’entités culturelles relativement insécables coexistant en Méditerranée. Mais on pourrait aller plus loin que ce constat. Un postulat de pureté des cultures en contact se trouve mis en exergue et presque conforté, paradoxalement, par la problématique des passeurs. Dans toutes les Améri-ques ou presque, les sociétés indiennes sont vues a priori comme des sociétés de métis-sage. Les sociétés méditerranéennes, en regard, ne sont pas perçues comme des socié-tés métisses, même si on leur concède quelques individus ou groupes métis16. Pourtant,

14 Voir la récente parution de Stephen GREENBLATT, Ines ŽUPANOV, Reinhard MEYER-KALKUS,

Heike PAUL, Pál NYÍRI, Frederike PANNEWICK, Cultural Mobility: a Manifesto, Cambridge 2009.

15 ROTHMAN, Brokering Empire (voir n. 4). 16 Il est d’ailleurs à noter que les métissages internes au monde de l’islam ont au bout du compte

donné lieu à plus de travaux que les métissages entre Européens et gens d’islam. Outre les nombreuses publications concernant les mamelouks et la floraison de ce champ d’études, voir p.ex. Sami BARGAOUI, Des Turcs aux Hanafiyya. La construction d’une catégorie métisse à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans: Annales. Histoire, Sciences Sociales 60/1 (2005), p. 209–228. Voir aussi: www.cairn.info/revue-annales-2005-1-page-209.htm (13/10/2011).

L’impensable métis en Méditerranée? 51

de manière très semblable au cas précédent, les guerres et la guerre de course, la capti-vité, les raids terrestres, sans même insister sur le commerce et l’intermariage, y ont connu une telle ampleur que ces facteurs seuls de brassage auraient dû donner lieu à une analyse plus homothétique en termes de métissage. Forçant sans doute le trait, on pourrait alors souligner deux points à cet égard. En premier lieu, on notera que la vogue récente des approches en termes d’hybridité dans les sciences sociales n’a pas complètement épargné la Méditerranée mais qu’elle a principalement concerné la Méditerranée orientale, d’une part, et des ›colonies‹ euro-péennes, d’autre part, d’une manière d’ailleurs corrélative. Ce qui a été mis en lumière est le plus souvent la créolisation de petites colonies de Français, Vénitiens, Britanni-ques au Levant, soit en tant que microsociétés créoles (mais le terme même est rare-ment repris), soit à travers leurs relations privilégiées avec d’autres minorités: juifs ou chrétiens d’Orient. Ces derniers, Grecs ou Arméniens notamment, ont d’ailleurs été sensiblement privilégiés dans l’étude d’une présence des gens d’islam en Europe17.

La problématique de la rencontre entre l’Europe et l’Islam, c’est-à-dire entre les so-ciétés européennes et les sociétés d’islam, est ainsi constamment médiée par des grou-pes intermédiaires, »sujets trans-impériaux« selon la formulation de Rothman18. Le lieu de l’hybridation se voit reporté et concentré sur des groupes ou individus assignés à l’entre-deux, circonscrivant l’espace du contact. Force est aussi de constater que la perspective métisse, outre les juifs, concerne plus volontiers les chrétiens d’Orient que les musulmans: barataires français, par exemple, épousant des chrétiennes d’Orient. La mosaïque levantine amortit de ce fait la problématique du métissage, la circonscrit et l’enserre dans une mosaïque communautaire, ce qui reflète peut-être un schème effectif du contact mais n’épuise pas toute ses modalités et implications.

En second lieu, si l’on regarde du côté du Maghreb, à l’autre extrémité de la Médi-terranée islamique, là où cet effet de mosaïque communautaire et minoritaire est bien moindre, sinon absent, le cas des convertis, des transfuges religieux, paraît également significatif par son traitement historiographique. On peut relever tout d’abord que la catégorie du métis a rarement été appliquée à ces transfuges, jusqu’à une période très récente et notamment jusqu’à la publication de l’étude de Natalie Z. Davis sur Léon l’Africain19. L’ouvrage des époux Bennassar consacré aux »chrétiens d’Allah« est à cet égard l’expression d’une conception de la conversion comme position stratégique sur un échiquier, plus que comme un processus de transformation profonde et ontologique des acteurs20. Un lieu commun historiographique veut en effet que les conversions des Européens à l’islam aient relevé de logiques opportunistes ou se soient expliquées par la contrainte, dans le déni de leur dimension proprement religieuse et de leur éven-

17 Notamment dans l’étude de l’humanisme savant, et en concordance avec leur prééminence

effective, mais d’une manière par trop exclusive. 18 Comme le formule ROTHMAN, Brokering Empire (voir n. 4), dans le sous-titre de son ouvrage. 19 Natalie Zemon DAVIS, Léon l’Africain. Un voyageur entre deux mondes, traduction française

Dominique PETERS, Paris 2007; édition originale: Trickster Travels. A Sixteenth-Century Mus-lim Between Worlds, New York 2006.

20 Bartolomé BENNASSAR, Lucile BENNASSAR, Les chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats, XVIe–XVIIe siècles, Paris 1989.

52 Jocelyne Dakhlia

tuelle sincérité. Il n’est pas sûr que les historiens, de manière générale, soient réelle-ment en situation d’établir une mesure de la sincérité d’un engagement, quel qu’il soit, et ce questionnement de la sincérité n’est peut-être pas le plus pertinent, mais il appa-raît clairement que dans l’historiographie de ces Européens convertis à l’islam, et pour l’époque moderne, l’accent a été porté sur une permanence de l’être au-delà des vicis-situdes, impliquant la superficialité ou l’inauthenticité de leur conversion à l’islam. Même si les Bennassar soulignent des formes d’hybridité onomastique, par exemple, ils y voient la marque d’une continuité identitaire plutôt qu’un processus d’hybridation qui engagerait la société elle-même, et mieux encore les deux sociétés en contact.

Quant à l’ouvrage de Davis sur Léon l’Africain – personnage emblématique de la figure du ›transfuge‹ entre les aires musulmane et chrétienne au XVI

e siècle –, il s’inscrit pleinement dans la problématique des ›passeurs‹. Davis met au jour ce qu’on pourrait définir comme une ›prouesse interculturelle‹, c’est-à-dire la capacité d’un individu d’exception à manier les codes de deux sociétés disjointes et à faire circuler un capital de savoir de l’une à l’autre21. Telle est bien la problématique du passeur, mais l’auteure assume aussi, pour Léon/al-Wazzān, le statut du métis, à travers la métaphore animalière d’un oiseau-poisson notamment22.

Or, là encore, la perspective du métissage se trouve au bout du compte fortement restreinte. Elle l’est, d’une part, en raison de l’exceptionnalité postulée de Léon l’Africain: celui-ci subit à bien des égards le même sort que celui de milliers ou dizai-nes de milliers d’autres captifs et convertis, de part et d’autre de la Méditerranée. La permanence ontologique, d’autre part, demeure au cœur de cette analyse. Non seule-ment Davis interprète toujours les stratégies de Léon l’Africain en fonction de ce qu’aurait fait ou pensé un lettré archétypal marocain, mais elle formule l’hypothèse, à la fin de son étude, que son personnage retourne à l’islam et rentre vivre, sinon au Maroc, au moins dans une société musulmane proche. S’il y eut métissage, et l’auteure analyse très finement ses expressions lettrées notamment, celui-ci compte en définitive pour peu de chose en regard de la permanence culturelle de l’être et, il faut bien le souligner, plus spécialement de l’être musulman: la cohérence culturelle islamique qui résulte de cette lecture est sans équivalent sur un versant européen.

Cette restriction d’un lieu métis ou des lieux métis en Méditerranée est-elle propre alors à un moment particulier, ou à des sociétés particulières? Définir le temps des croisades ou le temps de la guerre de course comme des moments privilégiés du métis-sage relève du paradoxe, voire de la provocation, même s’il y a là une vérité inébranla-ble. Cette résistance à la problématique du métissage serait-elle plus globalement et foncièrement historiographique? On inclinerait à le penser.

21 Jocelyne DAKHLIA, Trickster Travels o la prodezza interculturale, dans: Quaderni Storici 126/3

(2007): Schiavitù e conversioni nel Mediterraneo, p. 903–915. 22 DAVIS, Trickster Travels (voir n. 19), notamment p. 110–112. Voir également François POUILLON

(dir.), Léon l’Africain, Paris 2009.

L’impensable métis en Méditerranée? 53

ANGLE MORT ET RÉSISTANCE

Les sociétés islamiques bordant la Méditerranée sont fonctionnellement, dans les périodes médiévales et modernes, des sociétés d’intégration, largement ouvertes à l’étranger. Sans systématiser le cliché de la marqueterie des sociétés levantines, et pour détourner un cliché plus contemporain, elles admettent un fort pluralisme social, sinon toujours religieux. Ce pluralisme intrinsèque, à ne certes pas idéaliser, interdit sans doute une lisibilité des phénomènes de métissage aussi criante ou immédiate que dans des contextes atlantiques. Mais le métissage atlantique est foncièrement un métissage colonial ou dépendant d’un rapport colonial – on ne saurait l’oublier. Est-il si pertinent d’en rapprocher la Méditerranée de l’âge moderne? N’est-ce pas plutôt avec la Médi-terranée du XIX

e siècle, sous domination impérialiste, et avec ses processus d’acculturation qu’il conviendrait de tenter des parallèles? Plurielle (et toujours sans magnifier ce simple constat), composite, la Méditerranée islamique de l’âge moderne n’était pas dans un rapport d’acculturation à l’Europe. Les circulations, les transferts et les emprunts s’y effectuaient en tous sens, si l’on y regarde de près. L’Europe et l’Islam sont alors dans un rapport de forces relativement équilibré et au moins jusqu’à la deuxième moitié du XVIII

e siècle; chaque basculement, militaire ou économique, chaque déséquilibre est ponctuel, se compense ailleurs, dans un autre domaine ou en une autre circonstance. S’il est un affaiblissement décisif du monde islamique à pren-dre en compte dans la fin de cette période, celui-ci ne fait pas sens de manière linéaire et cumulative.

L’historiographie ottomaniste réagit aujourd’hui salutairement contre cette téléologie du déclin23, mais la même démonstration pourrait être effectuée en Méditerranée occi-dentale pour le cas du Maroc, outre les provinces maghrébines de l’empire. Tout le problème est là en réalité. Cette histoire s’est écrite de manière téléologique sous le signe d’un déclin progressif du monde islamique et, de ce fait, elle a été conçue comme unilatérale. Pour cette raison même, tout métissage, tout croisement, toute mise en commun d’un capital culturel s’est vue analyser comme un exemple de transfert cultu-rel ou technologique, démontrant à terme l’infériorité du monde musulman dans la course à la modernité, sa mise hors jeu. La perspective du métissage implique deux géniteurs, si l’on ose dire, une double filiation. Or, ce qui a dominé fut la problémati-que du transfert culturel, à sens unique ou presque.

Un premier élément du problème a déjà été souligné supra: l’absence de réciprocité dans la conception même des interactions. On ne sait rien ou presque sur les circula-tions des hommes ou des femmes de l’islam en Europe et sur les phénomènes d’interface et de rencontre auxquels elles ont donné lieu. Cette question prend actuel-lement son essor dans la recherche historique24 et devrait inciter à plus d’investissement scientifique dans un avenir proche. Mais il est remarquable de voir

23 Voir notamment Cemal KAFADAR, The Question of Ottoman Decline, dans: Harvard Middle

Eastern and Islamic Review 4/1–2 (1997/1998), p. 30–75. 24 Voir Jocelyne DAKHLIA, Bernard VINCENT (dir.), Les musulmans dans l’histoire de l’Europe,

t. 1: une intégraion invisible, Paris 2011.

54 Jocelyne Dakhlia

comme, jusqu’à une période récente, on insistait sur l’introduction du thé et du café, par exemple, et sur leur consommation exotique, ou encore sur les contes orientaux, sur l’orientalisation de l’Europe, sans porter une pleine attention aux acteurs musul-mans dans ces processus. Les médiateurs appartenant aux minorités du monde islami-que étaient pour leur part bien plus visibles. L’histoire de l’art a été également mise à contribution pour matérialiser ces réciprocités éventuelles dans l’interaction de l’Europe et de l’Islam25, mais cette approche demeure souvent désincarnée ou mutique puisque l’on ne voit guère les hommes ni même les femmes qui ont pu transmettre un point de tapisserie ou le tapis même représenté dans une peinture d’église… Là encore les acteurs de ces transmissions sont supposés être le plus souvent des Européens, voyageurs, humanistes ou marchands, et dans une seconde mesure, des minoritaires du monde de l’islam.

De même que la présence de commerçants musulmans en Europe a été historique-ment sous-évaluée et commence à peine à être revue à la hausse26, l’importation de techniques, d’objets, d’idées ou d’esthétiques par des musulmans est longtemps restée un angle mort historiographique. A fortiori la perspective d’une culture commune à l’Europe et à l’Islam, doublement familière, mettrait sérieusement à mal, mais dans la perspective inverse, une théorie du métissage.

Il est donc temps de sortir d’une lecture de l’histoire à sens unique, et il ne suffit pas pour cela de fustiger l’européocentrisme. C’est plus profondément encore une reconsi-dération des limites même de l’Europe et de l’Islam qui est en jeu, car la pertinence indéniable, quoique également fluctuante, des tensions géopolitiques du soi et de l’autre n’excluent pas de forts continuums d’une entité politique à l’autre ou même des effets d’osmose. Un exemple à cet égard peut être rapidement exposé, celui de la mé-decine. Que la grande époque de la médecine arabe et islamique ait été le Moyen Âge est une vérité de sens commun. Cette vérité elle-même se voit parfois contestée, à la manière de Sylvain Gouguenheim27. Lorsque est légitimement rappelée la place des chrétiens et des juifs arabes, ainsi que des non Arabes dans ces traditions scientifiques ou médicales, il apparaît parfois que ce rappel est exclusif d’une contribution reconnue des musulmans, voire des Arabes et a fortiori, pour des périodes plus tardives, des ›Turcs‹, à ces courants séculaires de la connaissance.

L’époque moderne dans le monde islamique est vue selon le même schéma comme une période de repli, de déclin, pour le monde islamique, sans aucune innovation mé-dicale marquante. L’idée dominante est celle de l’atonie scientifique et notamment médicale de cette époque. Lewis écrit même dans l’un de ses derniers ouvrages que le seul traité médical européen traduit par les Ottomans avait été un traité sur la syphi-

25 Voir par exemple Rosamund E. MACK, Bazaar to Piazza: Islamic Trade and Italian Art, 1300–

1600, Berkeley 2001. 26 Notamment depuis la parution de Cemal KAFADAR, A Death in Venice (1575): Anatolian

Muslim Merchants Trading in the Serenissima, dans: Journal of Turkish Studies 10 (1986), p. 191–218.

27 Sylvain GOUGUENHEIM, Aristote au Mont-Saint-Michel: les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris 2008.

L’impensable métis en Méditerranée? 55

lis28. Nabil Matar a récemment combattu cette idée en rééditant quelques textes qui attestent, à l’inverse d’un repli, une information en temps réel des gens d’islam en matière de savoir médical européen. Il mentionne le cas de l’historiographe tunisien Ḥusayn Ḫūǧa, qui fut interprète du turc pour le gouvernement tunisien29. Dans la dernière décennie du XVII

e siècle, celui-ci se serait rendu en Europe – on ne sait trop dans quelles circonstances – et y aurait découvert l’utilité de la quinine. Il rapporte le remède à Tunis et l’oublie, ne s’en souvient que deux décennies plus tard alors qu’une épidémie de fièvre sévit. Il écrit alors à des amis qu’il a conservés selon toute vraisem-blance en Italie et leur demande une information médicale sur la quinine. Il en reçoit rapidement un petit mémoire qu’il s’attelle à traduire, d’abord seul puis avec l’aide d’un juif tunisien interprète de métier, Hārūn Abū ʾl-ʿUyūn. Ḥusayn Ḫūǧa devient ainsi l’auteur d’un petit traité sur la quinine qui était à peu près passé inaperçu dans l’historiographie nationale tunisienne.

La démonstration de Matar est ainsi celle d’une connaissance osmotique des savoirs européens ou de certains d’entre eux par les musulmans. La perspective de la coupure et du repli sur soi est dépassée, mais ce schéma demeure quelque peu unilatéral, à sens unique en matière d’élaboration du savoir. Peut-être pourrait-on aller plus loin encore? Cette enquête nécessiterait un investissement scientifique lourd et durable, mais à rechercher des traces des musulmans vivant en Europe à l’époque moderne, on cons-tate, pour le cas de la France, un intérêt avéré pour la médecine des ›Turcs‹ ou des Maures30. Certains réfugiés originaires du monde islamique s’improvisent alors ou se déclarent médecins et se constituent une clientèle. La curiosité pour d’autres médeci-nes est donc à double sens, les transferts sont bien réciproques.

Des pratiques ou des élaborations savantes qui auraient pu s’étudier à l’aune du mé-tissage sont ainsi passées sous la catégorie plus univoque du transfert ou, au mieux, de l’›influence‹. Braudel, en particulier, soulignait le rôle des renégats comme transmet-teurs de technologies européennes31. Ils le furent, le cas échéant, et nul ne le démenti-rait, mais la perspective inverse est demeurée trop longtemps un impensé.

Quand voit-on surgir une pensée du métissage en tant que telle en Méditerranée? C’est surtout avec la période coloniale et la problématique de l’acculturation coloniale que la question de l’hybride et du métis acquiert un droit de cité historiographique. Encore est-ce surtout dans le cadre des études littéraires qu’elle s’est imposée, et plus dans les départements d’études littéraires aux États-Unis qu’en France. Comme par mimétisme avec l’histoire atlantique de l’asservissement ou la conquête des sociétés autochtones, on a vu s’imposer un paradigme du choc colonial comme ›première ren-contre‹ entre l’Europe et l’Islam, comme choc de la découverte de l’»autre«. Ce para-digme balayait toute l’histoire des osmoses et des brassages culturels antérieurs, comme la conquête elle-même en faisait fi. Une forme de fiction s’imposait du ›pre-

28 Bernard LEWIS, What Went Wrong? Western Impact and Middle Eastern Response, Oxford

2002, p. 7. 29 Nabil MATAR, Europe Through Arab Eyes 1578–1727, New York 2009, p. 237–240. 30 DAKHLIA, VINCENT (dir.), Les musulmans (voir n. 30). 31 Voir notamment Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de

Philippe II, Paris 1990 (1re éd. 1949), t. 2, p. 535–538.

56 Jocelyne Dakhlia

mier contact‹. Or, s’il y avait bien choc, choc de la domination et de l’assujettissement, ce n’était pas sur la base d’un néant ni même d’identités distinctes.

La séparation est donc vue recréée, reformulée et si le métissage trouve ensuite bel et bien sa place dans les interactions coloniales, c’est sur la base d’un rapport désor-mais radicalement inégal, structurellement déséquilibré. L’équilibre dans la tension, relativement paritaire, de l’époque moderne a vécu. Et l’on sait à quel point les notions d’acculturation mais aussi de mimétisme, plus récemment ou plus exactement mimicry, sont redevables au contexte colonial et de domination lui-même32.

Il faudrait donc interroger plus finement ce lien quasi organique entre pensée du mé-tissage et contexte colonial. C’est presque toujours dans ce cadre ou dans celui de sociétés postcoloniales que les phénomènes de créolisation ou d’hybridité sont le plus densément pris en compte par la recherche récente. Deux remarques peuvent être formulées pour conclure. La première est qu’avec le thème des »âmes-frontières«, par exemple, expression forgée en 1914 par Chérif Benhabylès, ancien sénateur de la IVe et de la Ve République à Constantine en Algérie française, les transfuges ou les hommes de l’entre-deux ont accédé à une noblesse et une dignité qui sont loin d’avoir été toujours reconnues par les historiens aux renégats méditerranéens de l’époque moderne33. La seconde est qu’en dépit de cette forme de revalorisation récente, en cours, du métis, la permanence ontologique reste de mise dans les représentations de l’ère coloniale.

On reconnaît certes des formes partielles de créolisation. S’ils résistent généralement à l’emploi du terme »créole« dans ces contextes, les linguistes par exemple ont contri-bué à mettre en évidence un rapport particulier du Maghreb à la langue française. André Lanly publie en 1962 un ouvrage marquant intitulé »Le Français d’Afrique du Nord«34. Néanmoins, on ne parle jamais que de »littérature maghrébine d’expression française«, comme si la question de la langue n’était qu’une question seconde, subsé-quente, ne mettant pas en cause l’identité intrinsèque des écrivains maghrébins, fran-cophones ou non. Une telle expression était donc aussi, dans une certaine mesure, un déni du métis, dans le moment même où l’on saluait une forme de résilience féconde, de dépassement, par l’écriture, de la souffrance coloniale.

Pourrait-on invoquer des causes plus profondes encore à un tel déni historiographi-que du métissage en Méditerranée? Il n’est peut-être pas absurde d’invoquer une résis-tance quasi théologique à ces rapprochements coupables de l’islam et du christianisme, opposition de fond à ce motif de la ›rencontre‹. Mais le modèle du socle méditerranéen aurait pu compenser cette résistance.

Plus probante est peut-être la part structurelle du colonial dans ces élaborations ana-lytiques. La prégnance d’un schème colonial dans l’émergence d’une pensée du métis-sage explique, par voie de conséquence, que dans un contexte de décolonisation cha-que société ait été en quelque sorte rendue à elle-même et que les historiographies post indépendances aient accentué par réaction la séparation des sociétés, leur désintrica-

32 Ibid., p. 237–240. 33 Chérif BENHABYLES, Les âmes frontières, roman non publié. 34 André LANLY, Le français d’Afrique du Nord. Étude linguistique, Paris 1962.

L’impensable métis en Méditerranée? 57

tion. On aurait ›détissé le métissage‹ en d’autres termes, en ne concevant à la limite leur contact que comme impulsé par la conquête et dérivé d’elle seule, dans l’oubli des cohabitations ou intrications antérieures.

La conclusion logique d’une telle manière dissociée d’écrire l’histoire, aussi légitime ait-elle été dans ce moment, est que l’on actualisait des modèles duels, binaires, des sociétés méditerranéennes, peu articulées entre elles. Toutes les conditions étaient réunies pour réactiver historiographiquement le schème de la fracture, ce qui peut conduire aujourd’hui à regretter, après tout, que le thème du métissage, aussi discuta-ble soit-il, n’ait pas mieux imprégné l’histoire de la Méditerranée.

AZIZ AL-AZMEH

The Mediterranean and Islam

Anyone who has observed the Mediterranean and its people with an eye to retaining impressions rather than glorying in its pleasures and its terrain is immediately struck by contrasts, contrasts within the Mediterranean, and contrasts between its profligate and contradictory nature and its romantic allure1. One only needs to reflect upon the dour master of Donnafugata as portrayed in Guiseppe Tomasi di Lampedusa’s »Il Gattopardo«, dour at least in his domestic life, marked by un-Mediterranean, Castillian norms of decorum and piety practised at the end of all time2. One might head south-east and consider the Cairene Aḥmad ʿAbd al-Ǧawād, invented and immortalised by Naguib Mahfouz3, equally dour but privately more dissolute, even rakish, oblivious to the Mediterranean in his proximity to it, much like today’s Alexandrians, who, living in a quintessentially Levantine location, in the city of the Greek poet Constantine P. Cavafy (1863–1933), founded by the Asian Alexander and shaped by the introverted Cyril, but for an interest in fishing caused by basic needs, turn their backs on this glorious sea. We might reflect on a jovial tavern keeper selling wine and octopus on the Cretan shore, yet think also of the tense faces of habitués of an inland or mountain men’s café, or of Sicilian peasants crushed with taxes, aridity and care, fleeing their villages, as they have done for two millennia, grist to the mill of archaeologists. And one might, if thinking in terms of the appropriate socio-economic category, as well as with a watchful sense for observing incongruities, having developed a view upon the ruins of rural Sicily, transfer it in turn to the delightful fields and perfumes of the French city of Grasse, not less, but at the same time not decisively more distant from the Mediterranean than Cairo, and think of the globalisation of the contemporary Mediterranean – but also think of the bewitching tenebrous odours in Patrick Süskind’s »Das Parfum«4.

All this, and much more, is but a random sample. It has long been a wish of mine to come to some deliberative idea about what, as a historian, I am to think of the Mediter-ranean, despite my personal sentiments regarding this marvellous expanse of water and

1 This is the text of a lecture delivered in a slightly different form at the Deutsches Orient-Institut

Beirut, and at the Centre for Hellenic Studies, University of Exeter. Much of the flavour of oral delivery is preserved and the text was only minimally manipulated for publication. The appa-ratus is restricted by the purpose of composition, and is intended more for general orientation than for documentation.

2 Giuseppe TOMASI DI LAMPEDUSA, Il Gattopardo, Milan 22002. 3 Mahfouz’s Cairo Trilogy, in the first volume of which Aḥmad ʿAbd al-Ǧawād plays a crucial

role, and a substantial number of his other novels have been translated into most European lan-guages, especially after the award of the Nobel Prize for Literature in 1993. See Rasheed EL-ENANY, Naguib Mahfouz, London, New York 1993, p. 71–73.

4 Patrick SÜSKIND, Das Parfum. Die Geschichte eines Mörders, Zurich 1985.

The Mediterranean and Islam 59

shade. I thought it would be best to proceed with an exercise: an exercise in discrimi-nation which shall, I hope, take my reflections some way beyond vicarious self-indulgence. I might add that the discriminating view I wish to cast is one that tries to go beyond the self-indulgence of others as well, and most specifically of those who hail from bleaker and more bracing climes, those who, like Jacob Burckhardt, mar-velled at the Mediterranean and saw in it »a magnificent continuum«, and in its people, extending, as he maintained, all the way to the Arabian Gulf, »really one animate being«5.

The Mediterranean is in fact many Mediterraneans, and that in a significant variety of ways. The standard Mediterranean of the Northerners is one of clear skies, and of a peculiarly natural people grown on figs, olive oil, and garrulous conviviality, dwelling in balmy evenings among Doric columns, enlivened by solicitous crickets inhabiting fragrant pine trees, and in perpetually sunny days among azure waters and a vegetation lush and parched at the same time. A darker edge of distant fascination is added to these images, with the evocation of Sicilians, Cretans, and Lebanese, glumly given to vendettas, to honour and shame, to associated dishonesty, to a refractoriness long ago subdued, or so we are told, in northern countries by a different and more rational eti-quette – by what Norbert Elias famously termed the »Civilising Process«: a process that contained the violence of language and of deed, at worst ritualising it in all manner of regulation implicit as well as explicit, as in the transformation of free-wheeling combat among grown men chasing a ball, to the rules of football drawn up in nine-teenth century England6.

To a considerable extent, this Romantic Mediterranean, when considered and re-flected upon beyond the delights it evokes or brings, has generally been attributed to the Mediterranean as a place – a place governed by the imperative mountains and shores, as in the Lebanese nationalist author Michel Chiha’s (1891–1954) restricted, or perhaps better, limited imaginings of Lebanon, at once self-congratulatory and self-serving, with its back to Asia7. Geographical and ecological determinism, and the attribution of specific traits of character and disposition to the inhabitants of specific climatic locations, have a long and venerable history, and one would be quite content with mentioning Pliny8, Ptolemy, medieval Arab geographers and ethnologists, on to Montesquieu, Herder, Hegel, and on to Chiha himself, the prophet of Lebanon’s uniqueness.

5 Jacob BURCKHARDT, Judgements on History and Historians, London 1959, p. 23, cited in:

Peregrine HORDEN, Nicholas PURCELL, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean Histo-ry, Oxford 2000, p. 7.

6 Norbert ELIAS, Über den Prozess der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, 2 vol., Bern, Munich 21969. This is the standard narrative as far as it goes. See, however, Hans-Peter DUERR, Der Mythos vom Zivilisationsprozess, Frankfurt 1988.

7 On whom see Albert HOURANI, Arabic Thought in the Liberal Age, Cambridge 21983, p. 319–321; Fawwaz TRABOULSI, A History of Modern Lebanon, London 2007, chap. 7.

8 Trevor MURPHY, Pliny the Elder’s Natural History. The Empire in the Encyclopedia, Oxford 2004, p. 130–132, 154–156.

60 Aziz Al-Azmeh

Dallying with modern notions of the homeostatic cultural patterns of nations and other collectivities, beyond history and agency, is the Romantic Mediterranean, most famously, of course, that of Fernand Braudel (1902–1985), unsurprisingly built upon the environmental determinism of nineteenth century geography, most specifically of Friedrich Ratzel (1844–1904) and Paul Vidal de la Blache (1845–1918) – this is the romantic determinism of Lebensformen and Lebensräume in preference to the supple historical geography of Braudel’s master, Lucien Febvre (1878–1956)9. This is a ro-mantic determinism in tune with a current political irrationalism which has made ser-ious inroads into modern Arab culture: witness, for instance, the famous »šaḫṣiyyat Miṣr: dirāsa fī ʿabqariyyat al-makān« (The Personality of Egypt: A Study in the Genius of Space)10, where territories are not only personalised and anthropomorphised, but each one is also attributed with a specific genius or the lack thereof.

Braudel not only gave us, in the first part of his great book on »The Mediterranean and the Mediterranean world in the Age of Philip II«, a detailed sketch of the geogra-phy and ecology of this sea11. He also asserted that these environmental features con-stituted not only a longue durée, but an invincible longue durée that moves at a pace which is glacial, far more durable than the lower, more rapid ranges of temporal rhythm, of exchange and evanescent events. Paradoxically, the Mediterranean, thus emerged as an object of historical study, escapes historical scrutiny, and is made to belie historical change, as it retreats into the fastness of its crags, its seasons, and its maritime currents. It is thus that a changeless Lebanese or Greek is born.

In a way, Braudel’s greatest achievement was a self-defeating enterprise when con-sidered ultimately, as Braudel wished, as ›total history‹. As geography escapes histori-cal conjugation, history goes its own way, severed from the longue durée, one that in its turn belies the determinism of the environment, as historical events, in various temporal rhythms – of production, commerce and exchange, of political events – chart their own course, constrained technically by a system of coordinates in which sea-ports, riverine communications, and the varieties of goods that the environment pro-duces are set. What ultimately emerges is the vast wilderness which is the Mediterra-nean, an expanse which is less a territory than a medium for other territories, less a place than the limit of many other places, a space which connects and separates, less habitable than a desert but, like a desert, a vast space of passage, at once a source of enrichment and ecumenism, and a haven and retreat for predators stalking wayfarers in familiar territory.

The romances of the sea and of the desert have many things in common. Mariners and nomads, both conveyancers and predators at the same time, together have come to yield a sense of epic unpredictability and outlandishness. The wanderings of Odysseus, the man of twists and turns driven off course by the treacherous Mediterranean as he

9 Lucien FEBVRE, La terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris

1949, p. 80–83 (on Ratzel), p. 47–51 (on Vidal de la Blache). 10 Ǧamāl ḤAMDAN, šaḫṣiyyat Miṣr: dirāsa fī ʿabqariyyat al-makān, Cairo 1984. 11 Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditeranéen à l’époque de Philippe II, Paris

1949.

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tried to escape the savage sea he had tried to tame, are perhaps more imaginative than stories recorded in the poetical and prose registers of the ayyām al-ʿarab. But these ayyām told stories too, dramatic and in part epic stories of pre-Islamic Arabs; only this time stories of late antique Arabs who, like Odysseus, were in combat with one another and with the wild and often imaginary creatures of the desert, with its animate sounds, skies and colours, with emphasis on wit, instinct, violence, vengeance, plunder, wrath and valour12 – these are stories of nature against nature, for nomads and Mediterranean peoples are, according to our romantic tropes, both peculiarly natural. So natural, indeed, that the nastiness, brutishness and brevity of their lives were celebrated in epic proportion. As ›natural man‹ is mentioned, and such a natural man has been much in the public eye in recent years as we hear continuously of identity and cultural authen-ticity, I thought, incidentally, one might refer to the coruscatingly caustic letter written by Voltaire to Rousseau in 1755, upon reading the latter’s »Origins of Unequality«: »Monsieur«, wrote Voltaire, »I have received your book against the human race […]. It makes one wish immediately to go down on all fours«13.

I shall revisit the desert shortly. For the moment, lest I be thought to be undermining interest in the Mediterranean, let me underline, with the eye of a historian, what I am arguing against. What I am arguing against is naturalistic determinism of the sort that extrudes time from history. Such an extrusion seeks the contemporary Lebanese (or the Libyans) in the ancient Phoenicians; it seeks ancient Greeks in today’s Athens or Anti-paros, or, conversely, considers ancient Romans and Greeks as if they were modern democratic Frenchmen, a procedure scathingly noted by Fustel de Coulanges (1830–1889) more than a century ago as he delivered his inaugural address at Strasbourg14. It seeks, after the manner of Sir James Frazer towards the end of the nineteenth century, who was not widely travelled, to complete and comment upon Pausanias’ »Periegesis« by a sort of Grand Tour of Greece15. More grievously, this extrusion of time from Mediterranean territory allows a large number of pious or land-hungry Israelis to re-gard the Book of Numbers as a cadastral survey of modern Palestine.

I am arguing against the Romance of Mediterranean, or parts of the Mediterranean, as merely a natural formation – one supposedly with significant elements of homoge-neity, and a somehow implicit tendency to unity said to have been realised by Rome, broken by the Arab Muslims, and reinstated by the Barcelona Process and what is commonly termed, perhaps a little too generously, the ›Dialogue of Civilisations‹: an occasion for Zapatero and Erdoğan, for Blair and Mubarak, to declare that the Mediter-ranean is, after all, a place which by its very nature carries a signature that is predomi-

12 For a general survey of this literary genre see Alan JONES, Ayyām al-ʿArab, in: Encyclopaedia

of Islam, Three, online edition, www.brillonline.nl (13.7.2010). 13 VOLTAIRE, Letter to Jean-Jacques Rousseau [D6451], 30 August 1755, in: The Complete

Works of Voltaire, ed. Theodore BESTERMAN, Banbury 1971, vol. 100, p. 259: »J’ai reçu votre nouveau livre contre le genre humain […]. Il prend envie de marcher à quatre pattes […]«.

14 Numa Denis FUSTEL DE COULANGES, The Ethos of a Scientific Historian, in: Fritz STERN, Varieties of History, New York 1973, p. 183, 187.

15 On Frazer and Pausanias see Robert ACKERMAN, J. G. Frazer. His Life and Work, Cambridge 1990, p. 56, 127–142.

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nantly benign, and then to carry on according to the ways of the world, including the Mediterranean World, or rather to allow actors from beyond the ocean to proceed according to the savage ways of the world.

The ways of the world bring me to a positive point. I shall not argue against a his-torical geography of the Mediterranean, a geography with successive grids of rele-vance charting patterns of relation that change over time. And when these do change over time, they usually do so in response to changes that have little to do with the Mediterranean itself, or with its unity. It is little wonder that, historically, most empires that have held sway over the Mediterranean have had their centres of gravity beyond. The Phoenicians and Carthaginians, the Athenians and Corinthians, had a variety of enclaves in Sicily (though Syracuse was at one point quite dangerous, and was sub-dued only by Rome), Africa and southern Iberia, which were less territorial continua than trading and mining posts with little connection to the hinterland; they had some cultural impact, but little sense of ecumenism that distended the metropolitan locations in any significant way. Cultural Phoenicisation never occurred, and Hellenisation was in the end consequent only upon Romanisation. Let us not forget that the Phoenician History of Philo of Byblos in effect hellenised Phoenician mythology under conditions of Roman imperialism16. Later, the Venetians, the Genoese, the Amalfians and others had roughly similar experiences with ecumenism. The Roman mare nostrum provided Italy and other territories with grain, metals and minerals from Sicily, Africa and, later, Egypt. But the unity of the Roman Empire was broader than the Mediterranean. It was an empire which, over time, steadily saw its centre of gravity move eastwards: this was clearly an empire which on the one hand sought to expand and fought off the en-croachments of Germanic peoples, including the Goths, as well as Sarmatians, Huns and others, but also sought to expand into the territories of post-Alexandrian polities in Egypt and in the East, of the Parthians and the Sassanians.

In so doing, the Roman Empire was duly transformed from an aggressive Italic pol-ity hungry for resources and servile manpower into an oecumenical polity which in-corporated the East up to the Euphrates and its northern headwaters, and beyond to the North East. It was an oecumenical polity whose religions and imperial institutes be-came substantially transformed by what is generally known as ›Roman orientalism‹17, the most lasting manifestation of what was, of course, Christianity. This was an impe-rial polity which was at once provincially Italic and self-consciously oecumenical, a world-empire, acculturating the provinces in a way that would have been unimaginable to the Carthaginians or the Athenians18. It cultivated a universal geography and a uni-versal history, the latter perhaps best expressed with especial prescience by Polybius, but also by others of provincial stock. This Greek hostage in Rome, writing at the time of the Punic wars, sought to distinguish the historical itinerary of Rome from those of

16 James BARR, Philo of Byblos and his Phoenician History, in: Bulletin of the John Rylands

Society 57 (1974/1975), p. 17–68. 17 See e.g. Rolf Michael SCHNEIDER, Friend and Foe. The Orient in Rome, in: Vesta Sarkhosh

CURTIS, Sarah STEWART (ed.), The Age of the Parthians, London, New York 2007, p. 50–86. 18 Denis FEENEY, Caesar’s Calendar. Ancient Time and the Beginnings of History, Los Angeles,

Berkeley 2007 (Sather Classical Lectures, 65), p. 20, 29–31, 41, 52–54, 63–65.

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earlier large-scale territorial expansions – and he had in mind specifically Carthage and Macedonia – not only by the constitution of Rome (in many ways comparable, in his view, to that of Carthage), but in the drive to a world-empire with an oecumenical vocation, involving not only predatory expansion, but an imperial culture19.

The geographical scale of this enterprise, its extension to the Orient, to the north-east and the north-west of Rome, places the mare nostrum in a system in which it was indeed an important economic element. But the Roman Empire was not a Mediterra-nean empire only. Glen Bowersock has written very well on Roman Arabia20 and shown us how the incorporation of what in a romantic Mediterraneanist perspective might be unlikely provinces of the empire led to a Romanisation, without this implying ›Mediterraneanisation‹, whatever this might mean. In BC 23 Aelius Gallus, Praetorian Prefect of Egypt, led an unfortunate expedition into Arabia, most likely seeking to secure a monopoly of the spice trade, thereby tempering imperial desire by setting territorial limits to possible expansion; this was about one generation before the Rhine was to become yet another limit to expansion following the extinction of three legions by Hermann’s Germans at the battle of Teutoburger Wald in 9 AD.

Three centuries earlier, Alexander’s lieutenant Nearchos had tried to navigate around parts of Arabia, and the great, savage conqueror himself had had elaborate plans for the conquest of the Arabian Peninsula, including the drawing up of new military tactics21. To Alexander, who might be considered a man from the wilder fringes of the Mediter-ranean, Carthage and the Mediterranean were of secondary importance to yet another empire centred well away from the sea, an empire whose traditional claims he was pressing as its western territories bordered the Mediterranean: not long after his father had devastated Athens, he subdued Macedonia and Greece for Persia, not the other way around.

In this perspective of empires centred elsewhere that might or might not incorporate the Mediterranean, the sea might be considered not so much as the heart of the impe-rial order but rather as another economic and strategic resource. This has little to do with the idyll of Levantine peoples, of people given to commerce and exchange, along with cultural patterns that might be seen to arise from such a situation – there is a variety of Levants, and a variety of Levantine peoples who share these patterns: one might mention the Chinese of the South China Sea, a vast littoral alive with mariners, merchants and soldiers, with commerce and war; one might mention the Armenians, who in many ways became quintessentially Levantine in character, or indeed medieval Arab and Persian mariners and traders in the Indian Ocean, clearly at the time a water leading to more lucrative locations.

Let me repeat, again, the thrust of the argument that I am making. The Mediterra-nean can hardly be thought as a historical object with a history of its own, a history it

19 Polybius, Histories, I.2–3; transl. Ian SCOTT-KILVERT, Oxford 1979, p. 42–44; FEENEY, Caesar’s

Calendar (as in n. 18), p. 53–55. 20 Glen BOWERSOCK, Roman Arabia, Cambridge, London 1983; ID., Hellenism in Late Antiquity,

Cambridge 1990 (Jerome Lectures, 18). 21 This has been well studied by Peter HÖGEMANN, Alexander der Große und Arabien, Munich

1985 (Zetemata, 82).

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can denominate integrally: events do occur in the Mediterranean, and do often involve the agency of peoples and places around the Mediterranean and remote from it. But it is more often the case that these form parts of larger and more ample histories, for there is precious little in the Mediterranean Levant that would allow us to transfigure ecological determinism into cultural determinism. For the purposes of a history, the Mediterranean is a barren expanse, a geo-political reserve and an economic conduit, prey to transformations, movements and interests emanating elsewhere. In this, it is, again, very much like a desert: the Arabian desert from where the Umayyads issued, later the Abbasids. But theirs was not an empire of the desert, though it did encompass the desert. It is not by chance that the Mediterranean of scholarship has been generally one that emphasised exchange between powers with centres of gravity beyond, rather than production.

This brings me to the theses propounded and meticulously argued by Horden and Purcell in their magnificent and wonderfully perceptive and erudite book, »The Cor-rupting Sea«. Clearly, for a region to be taken for a coherent unit of historical study, certain elements of continuity need to be established in a way which is more than summary, as in the Romantic fashion. Horden and Purcell propose, and definitively establish, that, in ecological terms, the Mediterranean is a continuum of discontinuities, a space of contiguous but not necessarily connected regions, a microecological constel-lation of microecologies22; regions which, when connected, were so by virtue of over-arching, higher, unnatural instances, such as states, cultures, and cults. And Horden and Purcell consider clearly whether the region did display over time a unity and distinct-iveness of its own, and what sorts of continuities these might have involved23.

Building upon a detailed consideration of the pronounced local irregularities of Mediterranean regions (starting with a fascinating account of the Biqāʿ Valley in Leba-non), they propose that an apt summary of the Mediterranean past would be that of pronounced local irregularity yielding »dense fragmentation complemented by striving towards political control of communications«24. In short, a region with little inherent coherence of the natural order, and a field of contestation, intense competition, and warfare, one in which whatever forms of cultural homogeneity obtained were yet less the result of some natural imperative than one collateral with long-term political con-trol.

I now propose to illustrate the points I am making by considering a particular his-torical period, Late Antiquity and the early Middle Ages, in the context of which I shall introduce the other component in the title of this essay, which is Islam. And let me emphasise straightaway that, just as I do not consider the Mediterranean as a distinc-tive historical actor, I do not regard Islam as such as a historical actor: not only is Islam not a place, rendering absurd facile titles such as »Islam and the West« and »The Medi-terranean and Islam«, the title of this essay. Regarding the Mediterranean as an indi-vidual rests upon a synecdoche, in which a fragment, usually an impressionistic frag-

22 HORDEN, PURCELL, Corrupting Sea (as in n. 5), p. 54 and chap. 3–4. 23 Ibid., p. 11. 24 Ibid., p. 13, 25.

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ment of the sensibility, duly magnified and its proportions inflated, is taken for the whole. Panegyric works precisely in this way, by taking a fragment for the whole. So does satire, and I should be careful not to complement the panegyric of the Mediterra-nean with the customary satirical picture of Islam which seeks out elements – of arid-ity, rigidity, or intemperance – which are inimical to and incommensurable with what the benign Mediterranean is taken to be, and thus considered foreign to it, and ulti-mately irrelevant to it.

As with the Mediterranean, therefore, so also with Islam: no historical consideration is possibly meaningful without specification, without robust resistance to what associa-tions the name may bring with it, to Mauss’ »sociologie inconsciente qui encombre l’histoire vulgaire«25. When I speak of Islam, I shall be speaking of specific actors, of imperial and social actors, or territories. Inevitably, this has to concentrate not so much on the presumed natural unity of the Mediterranean, but of the Mediterranean cleft, and the cleft Mediterranean is a notion made famous by the Pirenne thesis, to which I shall come shortly. Yet the notion of a cleft Mediterranean is old, older even than the point made with characteristic clarity by Edward Gibbon, as he dwelt on the reality of the Mediterranean’s North/South division as opposed to the artificiality and contrivance of its division between East and West26.

More than six centuries before Gibbon, we find in the great Arabic dictionary of toponyms of Yāqūt, who died in Aleppo in 1229, a clear notion of the cleft Mediterra-nean in the context of a legend he relates to it. According to this legend, whose asso-ciations and origins are exceedingly obscure, the Egyptian Pharaohs were succeeded by a people given to both magic and resourcefulness, and who were the object of Roman ambitions and predation. These successors of the Pharaohs contrived by means unnatu-ral to make an incision at the edge of the Atlantic, thereby causing the lands connecting Egypt with Italy to be flooded. The Mediterranean was therefore born as a barrier, cleft between its northern and southern shores27.

As it is usually the case with legends, the thrust here is the production of an aetio-logy of present conditions: Yāqūt lived at the time that was soon to see the definitive extirpation of the last remaining activities of the Crusaders, who were seen not so much Mediterranean, but rather as northern peoples. The Mediterranean was then without special or distinctive salience; simply a place, historically a barrier. The divi-sive character of the Mediterranean in historical fact is a late antique phenomenon, perpetuated by the Muslim empires, a character related, as ever, to events happening beyond.

25 Marcel MAUSS, Les Civilisations. Élements et formes, in: Lucien FEBVRE, Émile TONNELAT,

Marcel MAUSS, Alfredo NICEFORO, Louis WEBER, Civilisation. Le mot et l’idée, Paris 1930, p. 94.

26 On this theme, see Glen BOWERSOCK, The East-West Orientation of Mediterranean Studies and the Meaning of North-South in Antiquity, in W. V. HARRIS (ed.), Rethinking the Mediterranean, Oxford 2005, p. 167–178.

27 Yāqūt ar-Rūmī, iršād al-arīb ilā maʿrifat al-adīb, ed. D. S. MARGOLIOUTH, 5 parts, 9 vols., Leiden, London 1907–1926, vol. 1, p. 504–505.

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Muslim empires, in effect, inherited, perpetuated and deepened the divisions of Justinian’s Mediterranean. By the fifth century, Mediterranean commerce was much diminished. Furthermore, as Justinian tried to restore an integral Romanity according to an anachronistic irredentism that presumed the salience to his empire of the atro-phied West, he engaged the East Roman state – still oecumenical, with sway over what counted, shedding what had become historically defunct – in a series of wars that were to be catastrophic and contributed in no small measure to the famous crisis of the seventh century28.

What Justinian’s anachronistic irredentism and his bragging did was to reinforce the centrifugal forces attendant upon the weakening of western Romanity: the dispersal of settlements, the tendency for populations to increasingly settle on defensive hilltops, and the consecration of the linguistic division of the empire between Latinophone and Graecophone areas, to be made definitive with the adoption of Greek as the language of law under Heraclius29.

All in all, whatever unity the Mediterranean had under the auspices of Roman impe-rialism, it was broken, in the west in the fifth century and in the east in the seventh. Patterns of differentiation emerged30. These are discernible in the dissolution and transformation of a number of crucial Roman arrangements: the relationship between a state based on direct taxation and others based on landholding, varying manifestations of aristocratic power and the relationship between the aristocracy and the military, changes in patterns of rural settlement and of exchange. It is in fact these divergences, and the patterns of these divergences, that characterise the late antique and early me-dieval period in the history of the Mediterranean. All of them produced more pro-nounced regional differences, over and above the microregions mentioned earlier. All were the products of the loss of an erstwhile imperial unity including the whole Medi-terranean region, and the emergence of others, the Umayyad and the Byzantine.

With Umayyad activity in the Mediterranean in the late seventh and early eighth centuries, most dramatically in the promising but ultimately failed attempts to take Constantinople, the prize of all prizes, Byzantium was forever to be severed from Egypt and the rest of North Africa, confined to the Aegean, Greece or parts of it, Ana-tolia, Black Sea pockets, and the Balkans, at the mercy of Goths, Alans and other Barbarians (once saved by the Saracens under Queen Mavia in 37831), continually threatened by Arabs and later by Turks, Serbs and Bulgars, ultimately at the mercy of Venice and Genoa, both complicit in the fall of Constantinople to the Crusaders at the beginning of the thirteenth century. The former, the Venetians, were rank breakers of

28 On the consequences of Justinian’s wars, see especially Averil CAMERON, The Mediterranean

World in Late Antiquity, London 1993, chap. 5. 29 See Bryan WARD-PERKINS, The Fall of Rome and the End of Civilization, Oxford 2005. 30 On which see Chris WICKHAM, Framing the Early Middle Ages. Europe and the Mediterra-

nean, 400–800, Oxford 2005. 31 Sozomenos, Historia Ecclesiastica 7,1, ed./transl. Günther Christian HANSEN, vol. 3, Turnhout

2004, p. 302f.; see further WARD-PERKINS, The Fall of Rome (as in n. 29), p. 58–60; Maurice SARTRE, Trois études sur l’Arabie romaine et byzantine, Bruxelles 1982 (Latomus Collec-tion, 178), p. 143.

The Mediterranean and Islam 67

the earlier Byzantine embargo on the delivery of lumber from the Balkan forests to Egypt and Syria, designed to hamper the capacity to build fleets32.

As for the imperial Arabs, after tinkering with the idea of taking Constantinople, they settled in North Africa and Spain, and considered the northern shores of the Medi-terranean as territories to be raided, or to be settled by condottieri in search of adven-ture and fortune, very much like the Vikings: they were established for some 40 years at Narbonne from 719, raided and sparsely settled parts of southern France from the Garonne to the mouth of the Rhone. From Provence they raided areas stretching from the estuaries of the Rhine to the Gulf of Saint Tropez33. From Sicily, over which the Arabs managed to gain total control by 912, they raided Brindisi, Sorrento, and Naples, and attacked the then inconsiderable city of Rome in 846. They established a short-lived emirate in Bari, still Byzantine territory – in all this very much like the Normans before they managed to establish themselves in Apulia, Campagna and Sicily under Robert de Hauteville and, later, Roger of Sicily34.

The latter’s descendant, Roger II, who was to be dubbed a »baptised Sultan«35, left to posterity, in varying degrees of completion, some of the most exquisite mosaics ever made: in Arab-Byzantine style, these monuments – the Capella Palatina, the Marto-rana, and other buildings in Palermo and elsewhere36 – represent a rare moment of cultural and artistic synthesis which might be termed truly Mediterranean, even in the Romantic sense, soon to be smothered by Nordic obduracy. In many ways, and though rare for a polity based in the Mediterranean, Sicily came alive between the eighth and the twelfth century. But in the long run, it did so as a zone of contestation between two parts of the Mediterranean, as a territory which people populated in order to ultimately leave. Nevertheless, the trans-Mediterranean synthesis here was real, albeit brief: under Roger II, we have trilingual, Arabic-Greek-Latin charters, some reflecting the collo-quial Arabic of the region, and in all reflecting Fatimid administrative practice and Fatimid political theology – paradoxically, the technologically more advanced paper charters of the Arab period perished, while the harder, Latin Norman charters written on the technologically inferior parchment still survive37. We also have trilingual in-scriptions, even trilingual Psalters38.

32 Johannes HOFFMANN, Die östliche Adriaküste als Hauptnachschubbasis für den venezianischen

Sklavenhandel bis zum Ausgang des elften Jahrhunderts, in: Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte 55 (1968), p. 177f.; Ekkehard EICKHOFF, Seekrieg und Seepolitik zwi-schen Islam und Abendland. Das Mittelmeer unter byzantinischer und arabischer Hegemonie, 650–1040, Berlin 1966, p. 371.

33 Philippe SÉNAC, Musulmans et Sarrasins dans le sud de la Gaule du VIIIe au XIe siècle, Paris 1980; ID., Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe–IXe siècles), Paris 2002.

34 See Alexander METCALFE, Muslims in Medieval Italy, London 2009. 35 María Rosa MENOCAL, The Arabic Role in Medieval Literary History, Philadelphia 1987,

p. 49, 61. 36 On the example of the Capella Palatina see William TRONZO, The Cultures of His Kingdom.

Roger II and the Capella Palatina in Palermo, Princeton 1997. 37 Jeremy JONES, Arabic Administration in Norman Sicily. The Royal Dīwān, Cambridge 2002. 38 See Alexander METCALFE, Muslims and Christians in Norman Sicily, Edinburgh 2003, p. 135f.

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There was more, travelling from south to north: Arab science and technology apart, we have lustre painting and hypostyle architectural styles and techniques, and these were to make their way to Italy, and particularly to Venice, and far beyond39. And we have the underbelly of all this: the gold dinar, the ultimate guarantor of imperial he-gemony40, real or imagined. These were rare and brief moments of cosmopolitism overlaying profound provincialism.

Meanwhile, more continuous and lasting histories were being incubated elsewhere, beyond the cleft Mediterranean whose north-western shore had become marginal to the flow of history, fair game for predators. The concurrent histories of the Carolingians and the Abbasids were connected, not only by the Mediterranean41, but at the northern extremities of the habitable world. The Carolingians did not have much reason to focus on the Mediterranean. By exploiting the northern resources of the Rhine valley, they had easy access to yet another Levant, this time the North Sea and the Baltic. With intensified craft production, and predation, Northern Europeans established long-distance trade in wool, metals, furs, and slaves, through the Viking Rūs, from the Baltic to the Volga, on to the Caspian and then to Baghdad, in return for silver coins – the tens of thousands of Abbasid and Samanid coins held in the Stockholm Numis-matic Museum are a clear testimony to this connection which entirely circumvented the Mediterranean42.

Charlemagne’s reclamation of Rome, and his imperial coronation there on Christmas day, 800, was connected with the Mediterranean only in the sense that it was a declara-tion of imperial ambition in the reclamation of an imaginary Romanity vis-à-vis Byzantium43. Later ›Roman‹, or rather ›German‹ emperors frequently invaded Italy, but this was more in connection with exclusively European affairs, Italian and transalpine. And when the ›Catholic kings‹ had finally managed to recast Iberia after a dour Castil-ian image in 1492, Mediterranean maritime interests were eclipsed by interest in the Atlantic. I might add that the Spanish Crusades, usually termed as reconquests, did bring in their train some customs foreign to what had been hitherto standard Mediter-ranean fare; one such custom was a certain allergy to water, expressed in an aversion to washing, and indeed in regarding bathing as barbarously Moorish44. When the Medi-terranean did come again to be a territory for contention, this was one that pitted Ven-

39 On the example of Venice see: Stefano CARBONI (ed.), Venise et l’Orient. 828–1797, Paris

2006. 40 Maurice LOMBARD, Les bases monétaires d’une suprématie économique. L’or musulman du

VIIe au XIe siècle, in: Annales. Histoire, Sciences Sociales 2 (1947), p. 143–160. 41 Michael BORGOLTE, Der Gesandtenaustausch der Karolinger mit den Abbasiden und mit den

Patriarchen von Jerusalem, Munich 1976 (Beiträge zur Mediävistik und Renaissancefor-schung, 25).

42 Cf. Richard HODGES, David WHITEHOUSE, Mohammed, Charlemagne, and the Origins of Europe. Archaeology and the Pirenne Thesis, London 1983, p. 53, 171.

43 Matthias BECHER, Karl der Große, Munich 52007, p. 13. 44 Aziz AL-AZMEH, Mortal Enemies, Invisible Neighbours. Northerners in Andalusi Eyes, in:

Salma Khadra JAYYUSI, Manuela MARÍN (ed.), The Legacy of Muslim Spain, vol. 1, Leiden 1992, p. 268; Leonard Patrick HARVEY, The Political, Cultural and Social History of the Moris-cos, in: Ibid., p. 224.

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ice and other Italian city states, along with the rest of the Holy League, against the Ottoman Empire, dramatically signalled but not entirely ended by the battle of Lepanto in 1571. But this was, again, a time when the Cape of Good Hope had already been circumnavigated (guided by the Arab mariner Ibn Māğid45), and the Atlantic crossed, opening the way to different interests and forms of maritime empire. The spectacular rise in piracy in the Mediterranean in the seventeenth century, both freebooting and state-sponsored, is perhaps testimony to its reduced condition.

A sea cleft according to the exigencies of elsewhere: this is the picture that emerges from what I have said. The sea was divided, and areas beyond were oriented else-where, long before the Arabs and Carolingians. When Pirenne propounded his famous thesis, »that without Muhammad Charlemagne would have been conceivable. In the seventh century the ancient Roman Empire had actually become the Empire of the East; the Empire of Charles was the Empire of the West«, he was both right and wrong46.

The Pirenne thesis has been taken as an indication that the Umayyads and Abbasids – histories abbreviated in the name ›Islam‹ – broke the unity of a region which was implicitly thought, in the Romantic way of thought, to be integral, with the advent of Arab imperialism, a cruelly divisive desert, an interloper in a region otherwise wonder-fully wholesome. Archaeological and other evidence indicates strongly that this divi-sion predated the events described by Pirenne47. More structurally, if the Mediterra-nean is to be seen not so much as a coherent unit of historical study but rather as a highly and perpetually contested expanse whose history is made by outside powers for outside exigencies, it would seem that the assumption of integrity made by Pirenne is itself without justification.

The Outremer of the Crusaders, again, is not a concept of the Mediterranean, but rather an imaginary theological geography of a place which lies quite simply else-where, and whose precise geographical location is irrelevant. The luxuriant Mediterra-nean location of the terrible Byzantine Empress Irene and her empire held little charm for the Carolingians. When in 1097 the Norman condottiere Bohemond, in search for his fortune in the East as a Crusader (already having had a go, unsuccessfully, at Con-stantinople), was received in audience in the Byzantine capital, his impressive phy-sique was lovingly described by the then 14-year-old Princess Alexia Comnena: he was a charming ›natural man‹, prowess personified, honourable yet tinged with an air of horror, in many ways comparable in conception to the Germans of Tacitus and the beduins of Ibn Ḫaldūn48. Conversely, a century earlier, Liutprand of Cremona tells us,

45 Thomas F. GLICK, Steven John LIVESEY, Faith WALLIS (ed.), Medieval Science, Technology

and Medicine. An Encyclopedia, New York 2005, p. 251–252. 46 Henri PIRENNE, Mohammed and Charlemagne, London 1939, p. 234; also see: Chris WICKHAM,

The Inheritance of Rome. A History of Europe from 400 to 1000, London 2009, p. 223–225, and Gene W. HECK, Charlemagne, Muhammad, and the Arab Roots of Capitalism, Berlin 2006 (Studien zur Sprache, Geschichte und Kultur des islamischen Orients, N.F. 18), chap. 5–6.

47 See e.g. Michael MCCORMICK, Origins of the European Economy. Communications and Commerce, A. D. 300–900, Cambridge 2002, p. 115–119.

48 Anna COMNENA, Alexiad XIII,10, transl. E.R.A. SEWTER, Oxford 22003, p. 422.

70 Aziz Al-Azmeh

like many Latins after him, that the Byzantines were effeminate, shifty customers49, very much in keeping with the idyll of the Mediterranean character I have spoken about, the idyll of a sunny civilisation, too much given to ease and repose, at once torrid and syrupy, and in all cases unmanly. And if any further proof be required for the total disengagement between Rome and the Mediterranean, let us remember that, after the Second Rome was set up in Constantinople (which, it must be remembered, is not a Mediterranean city and is more closely connected to the Balkans and the Black Sea), the Third was set up in Moscow, this time borrowing the de-territorialised notion of Jerusalem as well, and reconstructing this navel of the world – and not of the Mediter-ranean – in the capital of Ivan Grozny, better known as Ivan the Terrible, himself the son of a Byzantine princess50.

That the Mediterranean, having long ceased to be mare nostrum – an expression speaking domination, not sentiment, nor aesthetic appreciation – became central, is the work of the nineteenth century. It was a concrete emblem of a new notion of civilisa-tion born of Italian Humanism and of Humanism overall: the notion of a Graeco-Roman continuum, the origin of democracy, reason, and of the political iconography and architecture of the French Revolution and the Napoleonic era at the same time. Let us remember that outside the library of his retreat at the palace of Sanssouci in Pots-dam, Frederick the Great had constructed a Roman ruin, with unsteady columns, shad-owing the cemetery he had set up for his dogs, among whom he was himself to be buried. And let us remember that the court of Frederick the Great was the object of derision by Herder, for hosting Voltaire and other luminaries of the Enlightenment. The Enlightenment and its phase of foreplay during the period of Italian Humanism then stood, for Northeners with darker moods, for the sultry universalism of the Mediterra-nean, and for civilisation as opposed to the manly culture of the Germanic peoples51. Many Arabs in the twentieth century, most famously Ṭaha Ḥusayn (1889–1973), reclaimed this notion of the Mediterranean as a token of universalism52. It is as if Ṭaha Ḥusayn wished to reverse Yāqūt’s legend and have the Mediterranean waters drained, so as to more readily escape the Arabs and Arabia.

In recent years, however, a line of thinking of consequence to the interpretations of the Mediterranean has come in parallel, harking back in determinate ways to deterrito-rialised medieval tropes that I have considered. This is the claim to Judaeo-Christian origins for Europe. Both lines, the Graeco-Roman and the Judaeo-Christian, have one thing in common: that of excluding the Arabs and Islam from the picture. But of course 49 Compare, for example: Liutprand, Legatio de relatione constantinopolitana, chap. 3, ed. Joseph

BECKER, Hanover 1915 (MGH SS in usum scholarum, 41), p. 177; Ibid., chap. 54, p. 204. 50 On this theme, see Johannes IRMSCHER, Neurom oder zweites Rom, in: Klio. Beiträge zur alten

Geschichte 65 (1983), p. 431–439; Aziz AL-AZMEH, Muslim Kingship: Power and the Sacred in Muslim, Christian and Pagan Polities, London 1997, p. 47f.

51 There is a vast amount of literature on this contrast, not infrequently expressed in terms of a contrast between ›civilisation‹ and ›Kultur‹. A particularly eloquent statement can be found throughout Thomas MANN’s work in support of the First World War, Betrachtungen eines Un-politischen, ed. H. Hermann KURZKE, 2 vols., Munich 2009 (first published in 1918).

52 The best possible entrée to this subject is still the classic of HOURANI, Arabic Thought (as in n. 7), chap. 12.

The Mediterranean and Islam 71

the Arabs were players in the region, and are today players in a very different way. The fact of the matter is that, ultimately, it matters little who is included in joys of the Mediterranean, and who is excluded. Neither the Mediterranean as such, nor Islam as such, can reasonably be set up as either inclusive or exclusive objects of study. Islam is not intrinsic to the Mediterranean. But yet, neither is any other overarching category, such as Rome or Ellas or Europe. What remains of it are microecologies that include impressions of a certain lyrical balminess, certain tastes and scents, special hues of colour and light, and a recognisable body language. This idyll resonates with me, and it resonated with many authors I have mentioned. But this is not history, but rather an altogether other story.

JENNY RAHEL OESTERLE

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt Annäherungen an einen ›Gegenstand der Geschichte‹ in der

neueren deutschen Mediävistik

I.

Mit dem Diktum, ein Meer könne nicht Gegenstand von Geschichte sein, wandte sich 1950 der namhafte Freiburger Historiker Gerhard Ritter1 gegen das ein Jahr zuvor in Paris erschienene Werk von Fernand Braudel »La Méditerranée et le monde méditerra-néen à l’époque de Philippe II«2. Erste Forschungen zu diesem Werk Braudels reichen zurück in die zwanziger Jahre des Jahrhunderts, sein Konzept war vor Kriegsbeginn abgeschlossen. Verfasst wurde es, allein auf das Gedächtnis gestützt, in fünfjähriger deutscher Kriegsgefangenschaft zwischen 1940 und 1945. Gegenüber der überstürzen-den Ereignis- und Nachrichtenfülle der Kriegsjahre und ihrem erschütternden Leid, so gestand Braudel mehr als zwanzig Jahre später, 1972, habe sich ihm am Mittelmeer und antiken Mittelmeerleben gegenbildlich eine andere Verlaufsform und -zeit der Geschichte erschlossen: die Langsamkeit von Veränderungen, die Dauer und eine majestätische Unbeweglichkeit, eine »histoire quasi-immobile« lautet der Terminus in der ersten Auflage des Werkes von 19493.

Werner Conze hat zwei Jahre nach der Veröffentlichung von Braudels »La Méditer-ranée« an prominenter Stelle – in der Historischen Zeitschrift 1951 – dieses Buch als »ungewöhnlich bedeutende[n] Veröffentlichung«4 charakterisiert. Im ersten Abschnitt seiner Rezension weist Conze auf die außerordentliche Archivarbeit und ein Quellen-studium des Autors hin, das »unsere Kenntnis und bisherige Auffassungen […] viel-

1 Vgl. Gustav SEIBT, Erzähler des Langsamen, in: Verena von der HEYDEN-RYNSCH (Hg.), Vive

la littérature! Französische Literatur der Gegenwart, München 1989, S. 236, wo der Autor, S. 234, Fernand Braudels Mittelmeerbuch einen »für unsere Zeit ähnlichen Rang wie Rankes ›Päpste‹, Mommsens ›Römische Geschichte‹ und Droysens ›Alexander‹« zuspricht. Zur Ab-lehnung der »Annales«-Historie als Variante des »historischen Materialismus« vgl. Peter SCHÖTTLER, Zur Geschichte der »Annales«-Rezeption in Deutschland (West), in: Matthias MIDDELL, Steffen SAMMLER (Hg.), Alles Gewordene hat Geschichte. Die Schule der »Anna-les« in ihren Texten, Leipzig 1994, S. 43.

2 Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris 1949.

3 Vgl. Heinrich LUTZ, Braudels »La Méditerranée«. Zur Problematik eines Modellanspruchs, in: Reinhard KOSELLECK, Heinrich LUTZ, Jörn RÜSEN (Hg.), Formen der Geschichtsschreibung, München 1982 (Beiträge zur Historik, 4), S. 324, wo auch Braudels im Journal of Modern History 44/4 (1972) erschienenes »Personal testimony« abgedruckt ist.

4 Werner CONZE, Rezension zu: Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris 1949, in: Historische Zeitschrift 172 (1951), S. 358–362, bes. S. 358f.

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 73

fach revidier[e]«. Zugleich nutzt Conze diese Bestandsaufnahme, um den von Braudel selbst als bedauerliche »Lücke« eingeräumten Mangel an Quellenrecherche im »östli-chen Mittelmeergebiet, besonders« was das »Osmanische Reich« betrifft, als Desiderat für zukünftige Forschung zu benennen. Mit dieser im Portal der Rezension markierten Reverenz vor der »sicheren Vertrautheit« dieses Autors »mit seinem Gegenstand« begnügt sich Conze. Das Gegenstandsfeld selbst, »La Méditerranée et le monde médi-terranéen«, ist mit dem lobenden Verweis auf den »Reichtum des neu vermittelten Materials« abgetan. Die Darstellungsrichtung wendet sich fortan in den nächsten vier Seiten ausschließlich der »angewandten Methode« Braudels zu. Denn, so Conze, vorrangig zu behandeln ist »die methodische Programmatik Braudels«, »da hier ein grundsätzliches und dringendes Problem der Geschichtswissenschaft angeschnitten wird«. Conze benennt die Braudelsche Programmatik präzise, dass nämlich »Geohisto-rie«, ökonomische und gesellschaftliche Strukturgeschichte, nicht als alleinige Spezial-gebiete der Sozial- und Wirtschaftsgeschichte betrachtet werden dürfen, sondern selbst gleichberechtigter und integraler Teil des »geschichtlichen Ablaufs« »politischer Wirk-lichkeit« sind5.

Man hat mit guten Begründungen wissenschaftsgeschichtlich nachweisen können, dass französische Historiker von der Nachkriegszeit des Ersten bis zur Nachkriegszeit des Zweiten Weltkriegs bedeutende deutsche Geschichtswerke und -theorien aufmerk-sam und kritisch rezipiert haben, während deutsche Historiker nach 1945 die Avant-garde der französischen Historiographie, die Schule der »Annales«, lange ausgeblendet oder vorschnell abgeurteilt haben6. Conzes Rezension aber ist eine rühmliche Ausnah-me. Sie ist nicht nur in der Anerkennung der bahnbrechenden Leistung Braudels treff-sicher und geradezu seismographisch aufmerksam für sachliche wie methodische Neuerungen, sie nimmt auch bis ins Einzelne die von Braudel vorgetragene Herausfor-derung der traditionellen »Geschichtswissenschaft Europas« als »heute vordringliches Problem unserer Geschichtswissenschaft«7 in Deutschland ernst. Dass Conzes heraus-ragende Besprechung im Deutschland der Nachkriegszeit gleichwohl solitär blieb, könnte seiner eigenwilligen Lektüre geschuldet sein, durch die »La Méditerranée« in die Nähe zu avancierten geohistorischen und militärwissenschaftlichen Fragestellun-gen der nationalsozialistisch motivierten Historiographie rückte, werden doch Fragen des »Kampfes mit dem Raum«8 oder – so Conze – »der Spannung zwischen Lebens-raum und Bevölkerung«9 erörtert sowie explizit die »richtige Einschätzung« Braudels von der »zentralen Bedeutung« der »Kriegsführung«10 herausgehoben. Conzes Verweis

5 Ibid. 6 Otto Gerhard OEXLE, Was deutsche Mediävisten an der französischen Mittelalterforschung

interessieren muss, in: Michael BORGOLTE (Hg.), Mittelalterforschung nach der Wende, Mün-chen 1995 (Historische Zeitschrift, Beiheft 20).

7 CONZE, Rezension zu: BRAUDEL, La Méditerranée (wie Anm. 4), S. 362. 8 Ibid., S. 361. 9 Ibid., S. 359. 10 Ibid., S. 361. Zur Entwicklung von Conzes eigenen Neuansätzen zur Sozial-, Kultur- und

Strukturgeschichte aus Forschungsperspektiven während der Zeit des Nationalsozialismus vgl. OEXLE, Was deutsche Mediävisten (wie Anm. 6), S. 124.

74 Jenny Rahel Oesterle

auf Braudels geohistorisch arbeitende Vorgänger Paul Vidal de la Blache11 und Jules Sion12 belegt jedenfalls Kenntnisse eines deutschen Historikers13 über die französische »Geohistorie«14, die fortan generell in Deutschland bis in die 1980er-Jahre ein wissen-schaftliches Tabu sein wird.

Obwohl der Rezensent den Wunsch des Autors nach einer »kritischen Auseinander-setzung«15 mit seinem Werk nachdrücklich unterstützte, ist sie weitgehend bis Anfang der 1980er-Jahre in Deutschland unterblieben16. Was jedoch eine nahezu zwanzig-jährige Denkblockade wissenschaftsgeschichtlich bedeutete, lässt sich ermessen, wenn man sich die Möglichkeit vorstellt, dass Braudels Werk in Deutschland zwischen dem antifaschistischen, nationalkonservativen Historiker Gerhard Ritter und Carl Schmitt ein Gegenstand der Auseinandersetzung hätte werden können. Hatte Ritter doch gegen Braudels Ansatz schon 1950 scharf eingewandt, das Meer, wie die Natur überhaupt, habe keine Geschichte, so hatte – ganz im Gegenteil – der im Nationalsozialismus wirkmächtige Rechtsphilosoph Carl Schmitt in seiner 1954 publizierten Studie »Land und Meer« gerade auch die geschichtliche Bedeutung des Meeres und des Raumes hervorgehoben: dass nämlich »jedesmal, wenn durch einen neuen Vorstoß geschichtli-che[r] Kräfte […] neue Länder und Meere in den Gesichtskreis des menschlichen Gesamtbewußtseins eintreten […] sich auch die Räume geschichtlicher Existenz [än-dern]«17.

Es sollte vierzig Jahre dauern, bis Braudels Werk ins Deutsche übersetzt wurde. Erst im Zuge der Öffnung der deutschen Geschichtswissenschaft für Fragen und Methoden der »Annales«-Schule erfolgte eine verspätete Auseinandersetzung. Ende der 1970er-, Anfang der 1980er-Jahre wurden ihm nach rund dreißig Jahren erneut ausführliche kritische Würdigungen zuteil. Beide Autoren, Michael Erbe und Heinrich Lutz18, sind keine Mediävisten. Für beide ist festzuhalten, dass sie den Gegenstand Mittelmeer und Mittelmeerwelt nur bedingt erörtern. Erbe behandelt Braudels Werk exemplarisch für die »Annales«-Historiographie. Er hebt als »einzigartige[s] Wagnis« hervor, »in einem historischen Werk […] einen bestimmten Raum in den Mittelpunkt gestellt zu haben«,

11 Paul Vidal de Blache integrierte tatsächlich in die von ihm von 1927–1948 herausgegebene

»Géographie universelle« ein Kapitel mit dem Titel »Méditerranée, péninsules médi-terranéennes. Première Partie. Généralités«.

12 CONZE, Rezension zu: BRAUDEL, La Méditerranée (wie Anm. 4), S. 359. 13 Dies könnte eine Ergänzung zu Oexles scharfsinniger Argumentation sein, dass die deutschen

Historiker zwar nicht Émile Durkheim und Max Weber rezipierten (wie ihre französischen Kollegen), wohl aber die französische Geohistorie.

14 LUTZ, Braudels ›La Méditerranée‹ (wie Anm. 3), S. 320–352, bes. S. 335. 15 CONZE, Rezension zu: BRAUDEL, La Méditerranée (wie Anm. 4), S. 362, 358. 16 Die Dissertation von Jörg Schmidt verzeichnet zwar die damals offen oder versteckt vorge-

brachten Vorbehalte deutscher Historiker gegenüber den »Annales«, ist aber in ihrer Fragestel-lung konzentriert auf den Nachweis einer unzulänglichen Methodik der »Annales«-Schule. Jörg SCHMIDT, Der historiographische Ansatz Fernand Braudels und die gegenwärtige Krise der Geschichtswissenschaft, Diss., München 1971.

17 Carl SCHMITT, Land und Meer. Eine weltgeschichtliche Betrachtung, Stuttgart 1954, S. 56. 18 Vgl. Michael ERBE, Zur neueren französischen Sozialgeschichtsforschung. Die Gruppe um die

»Annales«, Darmstadt 1979 (Erträge der Forschung, 110); LUTZ, Braudels »La Méditerranée« (wie Anm. 3).

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 75

moniert aber, dass »die Geschichte des Mittelmeerraumes in der zweiten Hälfte des 16. Jahrhunderts in ihrer Totalität«19 nicht dargestellt sei. Statt einer »Totalgeschichte« des Mittelmeeres zur Zeit Philipps II. handele es sich um eine Geschichte des westli-chen Mittelmeerbeckens, obwohl immer wieder versucht werde, das ganze Meer zwi-schen Orient und Okzident in die Darstellung einzubeziehen20. Bestimmend bleibe die Perspektive des spanischen Reiches, auch wenn die »Randgebiete« Europas, Asiens und Afrikas in ihrer Wechselbeziehung zum Mittelmeerraum einbezogen würden.

Auch bei der ungleich intensiveren Auseinandersetzung von Lutz mit Braudels »La Méditerranée« geht es um Fragen der Historiographie, speziell ihrer Form. Trotz gene-reller Ausgewogenheit des Urteils wird einleitend eine grundlegende Differenz über die Rahmenbedingungen einer historischen Arbeit über das Mittelmeer markiert. Sie verdient auch in unserem Zusammenhang ausdrücklich vorangestellt zu werden, wird doch hier eine für die damalige deutsche Geschichtswissenschaft symptomatische Weichenstellung kenntlich. Ersichtlich wird, dass das Mittelmeer und seine Welt als geschichtswissenschaftlicher Gegenstand zugleich auch Europa zum Thema erhebt. Gleich ob es sich um die geographische, religiöse und kulturelle Reichweite der Mit-telmeerwelt, ihre Einheit, Brüchigkeit oder Vielfalt handelt, heraufbeschworen werden Fragen nach der epochalen, kulturellen, politischen, räumlichen Spannweite Europas. Der Einspruch von Lutz gegen Braudels Mittelmeerkonzeption entwickelt sich an dessen »geohistorischem« Einheitstheorem, der »physischen und menschlichen Einheit des Mittelmeers im 16. Jahrhundert«. Ihr entgegengestellt wird eine »tiefgehende Unterscheidung zwischen dem ›Westen‹ und den außereuropäischen Gesellschaften mit wesentlich anderen Formen der Kultur, der Religion und auch der sozioökonomi-schen Bezüge«21, wobei vor allem die Unterschiede zwischen dem christlichen und islamischen Bereich als »fundamental« hervorgehoben werden22. Diese enormen und tief sitzenden Differenzen zwischen den sozialen, staatlichen und kulturellen Funktions-weisen im Bereich des Islams und des »Westens« blieben vom »Interpretationsmodell« Braudels her grundsätzlich unreflektiert23. Als neu und vielversprechend wird die Rede von »deux Méditerranées« in der zweiten Auflage herausgestellt, ihre letztliche Fol-genlosigkeit für das Gesamtkonzept der Einheit jedoch kritisiert. Bedacht und verfolgt wird Braudels verschlungene Verarbeitung der These Henri Pirennes vom »Ende der einheitlichen, urbanen Mittelmeerkultur der Antike durch die Zerreißung der ökonomi-schen Einheit des Mittelmeers infolge der arabischen Invasion«24. Schließlich wird die Möglichkeit eines differenzierten Gegenbildes zu Braudels »unité« erwogen und um-risshaft, gestützt auf Ergebnisse des türkischen Historikers Elazar Barkan, entworfen. Bleibende, innovative Horizonterweiterungen durch »La Méditerranée« sind, nach Lutz, die »umfassende Einbeziehung der Natur«, die »Akzentverschiebung« in den Bereich »vorstaatlicher Lebensbedingungen und -formen«, die Fortentwicklung »kom-

19 ERBE, Zur neueren französischen Sozialgeschichtsforschung (wie Anm. 18), S. 76f. 20 Ibid., S. 78. 21 LUTZ, Braudels »La Méditerranée« (wie Anm. 3), S. 323. 22 Ibid., S. 336. 23 Ibid., S. 346. 24 Ibid., S. 337.

76 Jenny Rahel Oesterle

parativer Fragestellungen« und die Relativierung der Dominanz von »Staatlichkeit« in der Forschung zugunsten von im Mittelmeerraum sich offensichtlich konzentrierenden Funktionsnetzen25. Mit Spürsinn entwirft Lutz aus der Kritik und Würdigung von Braudels Werk implizit eine Perspektive zukünftigen geschichtswissenschaftlichen Arbeitens, sei es in Rücksicht auf geschichtliche Gegenstände, wie die Natur, den Raum, Transfer und Vernetzungen verschiedener Art oder methodische Arbeitsweisen wie den Vergleich. Aus seiner entschiedenen Skepsis gegenüber der angeblich »weit-gehend ahistorische[n] Konzeption der ›unité humaine‹ des Mittelmeers«26 geht jedoch abschließend die programmatische Forderung eines »besonders wichtige[n] historio-graphische[n] Beitrag[s] zu den heutigen Problemen der Begegnung von Europa und Außereuropa«27 hervor.

Es währte nochmals nahezu zwanzig Jahre, bis das von dem deutschen Mediävisten Ernst Pitz verfasste Werk erschien, das den mediterranen bzw. »zirkummediterranen Weltteil« zu seinem Gegenstand machte. Es trägt den Titel »Die griechisch-römische Ökumene und die drei Kulturen des Mittelalters«28. Wie sein Untertitel besagt, umfasst es räumlich den mediterranen Weltteil zwischen Atlantik und Indischem Ozean und zeitlich seine Geschichte zwischen 270 und 812 n. Chr. Konzeptionell steht es der These Braudels von der Einheit der Mittelmeerwelt nahe, nicht der des Bruchs, wie sie Henri Pirenne in seinem Buch »Mahomet et Charlemagne«29 vertrat. Zwar löste sich nach Pitz die Einheit der altgriechisch-römischen Ökumene auf, gleichwohl lebte verändert und spannungsreich die »geschichtliche Einheit des zirkummediterranen Weltteils« in den drei religiösen Kulturen der mittelalterlichen Welt fort. Wohldurch-dacht ist, dass der Name Europa im Titel des Werkes fehlt, obwohl klar dargelegt ist, dass dieser Weltteil von den drei Kulturen des Mittelmeerraums im Mittelalter unver-kennbar geprägt ist. Die geographischen, politischen und kulturellen Konturen Europas verlieren an Schärfe; sie verändern, verschieben sich und verschwimmen in Zonen des Neben-, Mit- und Gegeneinanders der drei Mittelmeerkulturen und -herrschaftsräume.

Wer aus dem mediterranen Weltteil auf den Geschichtsraum Europa blickt, könne, so Pitz, nur leichtfertig das Abendland mit dem Karolingerreich oder dem Kontinent Europa gleichsetzen, dringend jedoch habe er sich zu fragen, »seit wann und in wel-chem Sinne Andalusien und Sizilien mit ihrer muslimischen oder die Balkanhalbinsel und die osteuropäische Tafel mit ihrer byzantinischen Vergangenheit zu Europa hinzu-zurechnen« seien30. Weder das byzantinische noch später das osmanische Reich seien am Bosporus zu trennen noch der alte arabische Westen entlang der Höhe von Gibraltar.

25 Ibid., S. 349. 26 Sie geht so weit, dass der Verfasser erwägt, ob diese »in unmittelbarem Zusammenhang mit

den herrschaftssichernden Fiktionen der französischen Algerienpolitik der zwanziger und drei-ßiger Jahre« zusammenhängen könnte (Ibid., S. 351).

27 Ibid. 28 Ernst PITZ, Die griechisch-römische Ökumene und die drei Kulturen des Mittelalters. Ge-

schichte des mediterranen Weltteils zwischen Atlantik und Indischem Ozean 270–812, Berlin 2001 (Europa im Mittelalter, 3).

29 Henri PIRENNE, Mahomet et Charlemagne, Paris 1937. 30 PITZ, Die griechisch-römische Ökumene (wie Anm. 28), S. 548.

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 77

Auch das Jahr 812 könne nur ein »vorläufiger« Endpunkt der geschichtlichen Einheit des zirkummediterranen Weltteils und ihres problematischen Verhältnisses zum Abend-land und zu Europa sein. Sie überdauerten nicht nur das 9. Jahrhundert, sondern hätten »seitdem allmählich und bis auf die Gegenwart herab mit zunehmender Gewalt an Aktualität gewonnen«31. Die aus der Kritik an Braudel hervorgegangene Frage, wie unter heutigen Bedingungen und mit gegenwärtigen Erkenntnissen die Einheit des Mediterraneums zu denken und zu behandeln sei, hat damit einstweilen eine auch die Einheit Europas hinterfragende mögliche Antwort gefunden.

2004 versuchen zwei jüngere Mediävisten ein Resumé des Forschungsstandes im Blick auf »mediävistische Annäherungen an ein interkulturelles Europa und seine Nachbarn« zu ziehen. Obwohl die »Diversität der innereuropäischen Regionen, Religi-onen und Kulturen in der Mittelalterforschung längst bekannt« wären, seien in der deutschsprachigen Mediävistik Versuche selten geblieben, »Europa in den Rahmen einer universalen Weltgeschichte zu stellen« und als »Drehkreuz verschiedener Aus-tauschprozesse« zu begreifen32. Um eine Plattform für eine »interdisziplinäre Europa-diskussion« zu schaffen, wählen sie zwei »Pionierarbeit[en]«33, die von Ernst Pitz und Michael Borgolte, aus. Beide Autoren fragen nach der Genese pluraler Eigenheiten der europäischen Kultur des Mittelalters und sind dennoch genügend unterscheidbar, um einerseits exemplarisch mit dem früher verfassten Werk von Pitz den avanciertesten Stand deutscher, von der internationalen Forschung abgekoppelter Universalge-schichtsschreibung im Blick auf die Kulturen des Mittelmeerraums zu verdeutlichen, andererseits mit dem jüngeren Werk von Borgolte34 den erreichten Anschluss an die in den Vereinigten Staaten, England und Frankreich erfolgreich problematisierte Anwen-dung des historischen Vergleichs und der »Beziehungsanalyse« zu erörtern. Thomas Ertl und Stefan Esders können mit diesem Vergleich instruktiv verdeutlichen, auf welch einzigartige Weise Pitz im Gefolge Max Webers eine »vergleichende Verfas-sungsgeschichte« vorlegt, die zeigt, dass »die europäische Rechts- und Verfassungstra-dition zumindest in ihren Grundprinzipien bereits in der Entstehungsphase des europä-ischen Mittelalters ihre Gestalt angenommen habe«35. Die große Leistung einer im Weberschen Geiste geschriebenen Entstehungsgeschichte der »westlichen Rechtstradi-tion« unter gleichgewichtiger Einbeziehung politischer […], religiöser und kultureller Aspekte« ist freilich etwas beeinträchtigt durch die Tatsache, dass die Gesamtinterpre-tation von Pitz »auf älteren«, die »germanische« Verfassungstradition dominant set-zenden »Forschungsprämissen basiert«36 und d.h. die innovativen englischen und amerikanischen Mittelmeer-Forschungen zur Genese der mittelalterlichen Kulturen

31 Ibid., S. 544. 32 Stefan ESDERS, Thomas ERTL, Auf dem Sprung in eine planetarische Zukunft? Mediävistische

Annäherungen an ein interkulturelles Europa und seine Nachbarn, in: Historische Zeitschrift 279 (2004), S. 127–146, bes. S. 131.

33 Ibid., S. 132, 135. 34 Michael BORGOLTE, Christen, Juden, Muselmanen. Das Erbe der Antike und der Aufstieg des

Abendlandes, 300–1400 n. Chr., München 2006. 35 ESDERS, ERTL, Auf dem Sprung in eine planetarische Zukunft? (wie Anm. 32), S. 135. 36 Ibid., S. 134, 138.

78 Jenny Rahel Oesterle

»vollkommen« ausblendet. Anders verfährt in dieser Hinsicht Borgolte in seinem »Europabuch«. Er leitet die Frage nach den einheitsstiftenden Kräften in der kulturel-len »Europäisierung« im Mittelalter nicht nur genetisch aus »unterschiedlichen Aus-gangslagen und divergierenden Entwicklungsmustern« her, sondern bedenkt und erör-tert zugleich die »Randzonen und abweichenden Entwicklungen«, die Bedeutung »außereuropäischer Kräfte«37 sowie die »systematische Ausgrenzung religiöser Min-derheiten«38. Borgoltes Werk weiß in Kenntnis der gesamten aktuellen Forschung deren Grenzen und richtungweisende Desiderate zu benennen.

II.

Anders als in der französischen Mediävistik konnte auf deutscher Seite der Mittelmeer-raum bis in die zweite Hälfte des 20. Jahrhunderts nicht als ein Sprachen- und Religi-onsgrenzen übergreifendes, kulturelles und geographisches Gefüge gedacht und er-forscht werden. Ein Forschungsüberblick zum Beitrag der deutschen Mediävistik hat die Dominanz der Nationalgeschichte einerseits und die wissenschafts- und institu-tionsgeschichtliche Situierung der deutschen Mediävistik innerhalb der universitären Disziplinen und ihrer Arbeitsteilung andererseits darzulegen.

Mit der Ausbildung und Ausdifferenzierung der wissenschaftlichen Disziplinen im 19. Jahrhundert gingen die Universitäten in Deutschland einen Weg, der den zu fach-übergreifenden medieval oder gar mediterranean studies verstellte. Die Geschichte der islamischen Welt und die des Byzantinschen Reiches wurden eigenen Spezialdiszipli-nen, dem Kompetenzbereich der Byzantinistik und Orientalistik zugeordnet. Obgleich in diesen Fächern ausgewiesene Experten den Zeitraum des sogenannten Mittelalters erforschten, kamen beide Disziplinen kaum zur Zusammenarbeit mit Mediävisten.

Das führte auf lange Sicht dazu, dass die Geschichte des islamischen und griechisch-christlichen, später osmanischen Kultur- und Herrschaftsraums weitgehend aus der Geschichtswissenschaft herausfiel. Die Separierung in je eigene Geschichten und ihre disziplinäre Erforschung wurde institutionell verfestigt, während Universalhistoriker, wie Hegel und Ranke39, die Geschichte des Orients einbezogen. Demgegenüber ent-standen innerhalb der Byzantinistik und Orientalistik in Deutschland wissenschaftliche Arbeiten zur mittelalterlichen Geschichte von Byzanz und des islamischen Kultur-raums40, denen internationale Wertschätzung beschieden war und denen, was Arbeiten

37 Ibid., S. 135. 38 Ibid., S. 137. 39 Ernst SCHULIN, Die weltgeschichtliche Erfassung des Orients bei Hegel und Ranke, Göttingen

1958 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 2). 40 Vgl. z.B. die auch von Theodor Nöldeke (1836–1930) bearbeitete Edition der Annalen des

Geschichtsschreibers aṭ-Ṭabarī (839–923): Annales quos scripsit Abu Djafar Mohammed Ibn Djarir aṭ-Ṭabarī, Hg. v. Michael J. DE GOEJE, Jacob BARTH, Theodor NÖLDEKE, prima series, Bde. 2–3, Leiden 1881–1882; ferner Geschichte der Perser und Araber zur Zeit der Sasaniden: aus d. arab. Chronik d. Tabari, übers. u. mit ausführl. Erl. u. Erg. vers. von Theodor NÖLDEKE, Leiden 1879 (Nachdr. [d.] Erstausg. Leiden 1973); siehe auch von einem anderen Vertreter der

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 79

zur byzantinischen Geschichte in der Mittelalterphase betrifft, auch in der deutschen Mediävistik Beachtung geschenkt wurde. Innerhalb der deutschen Orientalistik blieb jedoch die Philologie dominant. Die Tatsache, dass die Orientalisten einerseits die Aufgabe der Quellen aufbereitenden ›Zulieferer‹ und der philologischen Analyse wahrnahmen, die orientalische Geschichte jedoch andererseits nicht in der Ge-schichtswissenschaft verankert wurde, führte in der Konsequenz dazu, dass sich »kei-nes der beiden Fächer wirklich für die orientalische Geschichte«41 interessierte.

Mit der Institutionalisierung der Mediävistik an deutschen Universitäten des 19. Jahrhunderts ging ihre weitgehende Fokussierung auf die Geschichte des Reiches als Grundstein und Etappe des werdenden deutschen Nationalstaats einher. Bis in die Mitte des 20. Jahrhunderts fiel die Geschichte des die Grenzen der lateinisch-christlichen Welt überschreitenden Mittelmeerraums aus der Perspektive der weitge-hend nationalgeschichtlichen Ausrichtung der deutschen Mittelalterforschung heraus. Der Akzent der Mittelalterforschung lag auf der ›eigenen‹ Geschichte, d.h. dem Wer-den des deutschen Nationalstaats mit der Reichsgeschichte als mehr oder weniger glücklicher Vorgeschichte. Wenn die mittelalterliche Reichsgeschichte innerhalb der europäischen Geschichte gedacht wurde, dann wurde Europa auf das lateinisch-christliche Abendland bezogen. Die Identifikation von Europa und Abendland schloss das byzantinische Reich aus; damit entstand die Disposition, das abendländische Euro-pa zum Antipoden der nichtlateinischen Welt zu stilisieren. Es ist nach Hermann Heimpels 1949 erschienener Schrift »Europa und seine mittelalterliche Grundlegung« die Völkerwanderung, die die Grundlagen für Europa schafft, »indem sie diesem Eu-ropa eine Fremde entgegensetzt: Byzanz, den von Byzanz und Ostkirche bestimmten Balkan und die islamische Welt«42. Europa, Byzanz, der Balkan und der islamische Kulturraum? Implizit entwirft Heimpel einen Mittelmeerhorizont, um jedoch im glei-chen Atemzug in vergleichbarer Oppositionsbildung wie Henri Pirenne die »Geburt« des europäischen Mittelalters aus der Abgrenzung herzuleiten, zum Islam43 einerseits und darüber hinaus zur griechisch-christlichen Welt. Die »Fremde«, die bei Heimpel den Islam und Byzanz einschließlich des Balkans umfasst, wird dem sich erst im Ge-gensatz dazu konstituierenden »Eigenen«, dem lateinisch-christlichen Abendland, gegenübergestellt. Anders als in der französischsprachigen Mediävistik und anders als in den Altertumswissenschaften wurde der Mittelmeerraum mit den ihn umgebenden Regionen in der deutschen Mediävistik bis in die zweite Hälfte des 20. Jahrhunderts nicht als ein Sprachen- und Religionsgrenzen übergreifendes, kulturelles, wirtschaftli-ches oder geographisches Gefüge bearbeitet. Während in zeitgenössischen Quellen das Mittelmeer häufig als natürliches, allerdings nicht unüberwindbares Hindernis be-

Byzantinistik und Orientalistik in Deutschland, Julius Wellhausen (1844–1918), DERS., Das arabische Reich und sein Sturz, Berlin 1902.

41 Sabine MANGOLD, Eine ›weltbürgerliche Wissenschaft‹. Die deutsche Orientalistik im 19. Jahrhundert, Stuttgart 2004, S. 105f.

42 Herrmann HEIMPEL, Europa und seine mittelalterliche Grundlegung, in: Die Sammlung 4 (1949), S. 13–26, bes. S. 20f.

43 PIRENNE, Mahomet et Charlemagne (wie Anm. 29).

80 Jenny Rahel Oesterle

schrieben44 wird, blieb es in der deutschen Mediävistik lange Zeit Trennlinie zwischen Europa, Afrika und Asien. Umso bemerkenswerter ist es, zu beobachten, auf welche Weise dieser enggeschnürte, auf Exklusion und starre Grenzen ausgerichtete Bezugs-rahmen wissenschaftlich überschritten und geweitet wurde. Im Blick auf die Genese des »Abendlandes« war es unschwer, die Mittelmeeranrainer Italien, Frankreich und Spanien schrittweise in eine Geschichte Europas im Mittelalter mit aufzunehmen. Auch war es plausibel, Byzanz und die islamische Welt einzubeziehen, wenn das Reich in Verbindung zu einer dieser Regionen trat, etwa im Zeitalter der Kreuzzüge.

Wie aber näherte sich die deutsche Mediävistik im Laufe der zweiten Hälfte des letzten Jahrhunderts dem mediterranen Raum? Die Antwort ist: auf dem Weg nach dem Westen und Süden Europas, nach Frankreich, Italien, Spanien, dem Gang der europäi-schen Einigung des 20. Jahrhunderts gemäß.

Der mediävistische Königsweg zum Mittelmeer weist nach Italien, dessen Geschich-te der römischen Kirche und des Papsttums, des Kaiser- und italienischen Königtums seit den Merowingern weichenstellend mehr und mehr mit der Reichsgeschichte ver-flochten war. Italienische Geschichte, fokussiert auf Kaisertum, Papsttum, die Konflik-te zwischen beiden Mächten und die Konflikte der Herrscher mit den erstarkenden oberitalienischen Städten, gehört seit der Etablierung der Mediävistik als Disziplin im 19. Jahrhundert zum Kanon deutscher mediävistischer Forschung. Die 1888 gegründe-te Königlich Preussische Historische Station in Rom, das spätere Deutsche Historische Institut, stellte sich die Geschichte Italiens, die deutsch-italienischen Beziehungen zur Forschungsaufgabe; sie war abgestimmt mit Vorhaben der Monumenta Germaniae Historica und ergänzte sie. Zu untermauern war durch die hier geleisteten Arbeiten der Gedanke, Teile der Geschichte Italiens als Teil der eigenen Nationalgeschichte zu entwerfen, nicht zuletzt auch in Abgrenzung, ja sogar Konkurrenz zu Frankreich und der französischen Mittelalterforschung45.

44 Randall HERZ, Die »Reise ins Gelobte Land« Hans Tuchers des Älteren (1479–1480). Untersu-

chungen zur Überlieferung und kritischen Edition eines spätmittelalterlichen Reiseberichts, Wiesbaden 2002; vgl. Stefan SCHRÖDER, Grenzerfahrungen. Mittelalterliche Reisende an den Rändern Europas, in: Ingrid BAUMGÄRTNER, Hartmut KUGLER (Hg.), Europa im Weltbild des Mittelalters. Kartographische Konzepte, Berlin 2008 (Orbis mediaevalis, 10), S. 219–238, bes. S. 224. Einige Autoren, wie der dominikanische Mönch Felix Fabri, markierten zwar das Mit-telmeer durchaus als geographische Grenze zwischen den drei Erdteilen Europa, Asien und Afri-ka, konstruierten es aber nicht als zusammengehörigen Raum: Fratris Felicis Fabri Evagatori-um in Terrae Sanctae, Arabiae et Egypti peregrinationem, 3 Bde., hg. v. Konrad Dietrich HASSLER, Stuttgart 1843–1849. Arabische Quellen wiederum, die das Mittelmeer als »baḥr ar-Rūm«, d.h. als »römisch-byzantinisches Meer« bezeichnen, formulieren damit die Zugehörig-keit des Mittelmeers zur christlichen Welt, die allerdings ihrerseits keineswegs kongruent mit ›Europa‹ ist.

45 »Höchste Zeit« sei es, schrieb der Präsident des Instituts in Rom, Paul Fridolin Kehr, 1904 in einer Denkschrift an Kaiser Wilhelm II., »dass die deutsche Wissenschaft sich endlich ihrer Pflicht erinnere«. Man könne es nicht geschehen lassen, dass »dieser der deutschen Wissen-schaft zukommenden Aufgabe sich unterdessen die französische Wissenschaft« bemächtige. Vgl. Klaus SCHREINER, Wissenschaft von der Geschichte des Mittelalters nach 1945. Kontinui-täten und Diskontinuitäten der Mittelalterforschung im geteilten Deutschland, in: Ernst SCHULIN, Elisabeth MÜLLER-LUCKNER (Hg.), Deutsche Geschichtswissenschaft nach dem Zweiten

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 81

Aufgabenstellung und Selbstverständnis des Deutschen Historischen Instituts in Rom belegen exemplarisch in der deutschen Nachkriegsgeschichte einen veränderten Zugang der Mediävistik zur italienischen Geschichte und neue Fragestellungen46. Fortgesetzt werden die großen aus dem Gründungsauftrag des Instituts hervorgegange-nen Institutsunternehmen wie das Repetitorium Germanicum und die Italia Pontificia (seit 1906)47; zurückgenommen als Rechtfertigung eines deutschen Auslandsinstituts jedoch ist der direkte Bezug der Arbeiten auf die eigene deutsche Geschichte. Stattdes-sen etwa werden deutsche Kaiserurkunden nach Maßgabe der italienischen Lokalge-schichtsschreibung nun in die italienische Geschichte eingebettet, stehen Studien zur stadtrömischen Geschichte an, werden römische Zollregister oder Gerichtsurkunden untersucht. Der Akzent liegt nun auf der italienischen Geschichte. Neue Forschungs-felder, z.B. die Geschichte italienischer Kommunen, werden unter veränderten Frage-stellungen erschlossen und bearbeitet, etwa aus dem Blickwinkel von Schriftlichkeit und symbolischer Kommunikation48. Nach wie vor bildet die Geschichte des Papst-

Weltkrieg (1945–1965), München 1989 (Schriften des Historischen Kollegs, Kolloquien, 14), S. 87–146, S. 96f., bes. S. 89.

46 Vgl. für die folgenden Ausführungen Arnold ESCH, Mittelalterforschung heute aus der Sicht eines historischen Auslandsinstituts, in: Michael BORGOLTE (Hg.), Mittelalterforschung nach der Wende 1989, München 1995 (Historische Zeitschrift, Beiheft N.F. 20), S. 75–88.

47 Vgl. Klaus HERBERS, Jochen JOHRENDT (Hg.), Das Papsttum und das vielgestaltige Italien. Hundert Jahre Italia Pontificia, Berlin 2009 (Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, phil.-hist. Kl., N.F. 5).

48 Marc von der HÖH, Erinnerungskultur und frühe Kommune. Formen und Funktionen des Umgangs mit der Vergangenheit im hochmittelalterlichen Pisa (1050–1150), Berlin 2006 (Hal-lische Beiträge zur Geschichte des Mittelalters und der Frühen Neuzeit, 3); Uwe ISRAEL, Frem-de aus dem Norden. Transalpine Zuwanderer im spätmittelalterlichen Italien, Tübingen 2005 (Bibliothek des Deutschen Historischen Instituts in Rom, 111); DERS. (Hg.), La diversa visuale. Il fenomeno Venezia osservato dagli altri, Rom 2008. In jüngerer Zeit haben vor allem Hagen Keller und sein Schülerkreis neue Aspekte in die Erforschung der Geschichte italienischer Kommunen im Mittelalter eingebracht. Vgl. Thomas BEHRMANN, Hagen KELLER (Hg.), Kommunales Schriftgut in Oberitalien. Formen, Funktionen, Überlieferungen, München 1995 (Münstersche Mittelalterschriften, 68); Christoph DARTMANN, Friedensschlüsse im kommuna-len Italien: öffentliche Interaktion und schriftliche Fixierung, in: Frühmittelalterliche Studien 38 (2004), S. 355–369; DERS., Schrift im Ritual. Der Amtseid des Podestà auf den geschlosse-nen Statutencodex der italienischen Stadtkommune, in: Zeitschrift für Historische Forschung 31 (2004), S. 169–204. Aus der Vielfalt der Schriften Hagen Kellers zu Italien seien exempla-risch genannt: Hagen KELLER, Die Stadtkommunen als politische Organismen in den Herr-schaftsordnungen des 11.–13. Jahrhunderts, in: Pensiero e sperimentazioni istituzionali nella Societas Christiana (1046–1250), a cura di Giancarlo ANDENNA, Mailand 2007 (Atti della XVI settimana internazionale di studio, Mendola, 26–31 agosto 2004), S. 673–703; DERS., Der Blick von Italien auf das »römische« Imperium und seine »deutschen« Kaiser, in: Bernd SCHNEIDMÜLLER, Stefan WEINFURTER (Hg.), Heilig – Römisch – Deutsch. Das Reich im mit-telalterlichen Europa, Dresden 2006, S. 286–307; DERS., Mailand im 11. Jahrhundert: Das Ex-emplarische an einem Sonderfall, in: Jörg JARNUT, Peter JOHANEK (Hg.), Die europäische Stadt im 11. Jahrhundert, Köln, Weimar, Wien 1998 (Städteforschung. Veröffentlichungen des Instituts für vergleichende Städtegeschichte in Münster, Reihe A, 43), S. 81–104; Thomas SCHARFF, Häretikerverfolgung und Schriftlichkeit. Die Wirkung der Ketzergesetze auf die ober-italienischen Kommunalstatuten im 13. Jahrhundert, Frankfurt a. M. 1996 (Gesellschaft, Kultur und Schrift, 4); Christoph Friedrich WEBER, Zeichen der Ordnung und des Aufruhrs. Heraldi-

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tums49 sowie die mit Italien verknüpfte Königs- und Kaiserherrschaft einen Fokus mediävistischer Forschung, sei es die Herrschaft der Ottonen in Italien, mit Konflikten in Süditalien, sei es insbesondere die der Staufer50. Mit Friedrich II. und seinem sizili-anischen Hof erschließt sich der Forschung ein mediterranes Untersuchungsfeld. In jüngerer Zeit haben sich vor allem Johannes Fried und seine Mitarbeiter den Wissens-kulturen des Mittelmeerraums in der Stauferzeit zugewandt. Mit ihrer die Levante, Nordafrika und Spanien umspannenden Materialsuche, ihren Funden und Quellenstu-dien brachten sie die Rezeption antiken und arabischen Wissens am Stauferhof z.B. im Zusammenhang mit dem Falkenbuch Friedrichs II. zur Überlieferung der unterschied-lichen ›Moamin‹-Traditionen in die mittelalterliche Geschichte ein. Damit gelang es, das Mittelmeergebiet als Raum kulturell- und religionsübergreifender Beziehungen, Kontakte, komplizierter, aber rettender Überlieferungswege und zukunftsweisender Verwissenschaftlichungsschübe für die Geschichte Europas ins Bewusstsein zu he-ben51.

Im Zuge politischer Neuakzentuierungen in den 1950er-Jahren veränderte sich auch der Zugang der deutschen Mediävistik zur mittelalterlichen Geschichte Frankreichs.

sche Symbolik in italienischen Stadtkommunen des Mittelalters, Köln, Weimar, Wien 2011; DERS., Eine eigene Sprache der Politik: Heraldische Symbolik in italienischen Stadtkommunen des Mittelalters, in: Zeitschrift für Historische Forschung 33/4 (2006), S. 523–564. Weitere Forschungen konzentrieren sich im Übergangsbereich von Mittelalter und Früher Neuzeit auf Humanismus und Devotio moderna: Claudia MÄRTL, Unbekannte Notizen Jacopo Ammannati Piccolominis aus Konsistorien seiner Zeit, in: Quellen und Forschungen aus italienischen Ar-chiven und Bibliotheken 88 (2008), S. 220–243; Nikolas STAUBACH, Reform aus der Tradition. Die Bedeutung der Kirchenväter für die Devotio moderna, in: Hagen KELLER, Christel MEIER, Thomas SCHARFF (Hg.), Schriftlichkeit und Lebenspraxis im Mittelalter, München 1999 (Münstersche Mittelalter-Schriften, 76), S. 171–201; Nikolas STAUBACH, Cusani laudes. Niko-laus von Kues und die Devotio moderna im spätmittelalterlichen Reformdiskurs, in: Frühmit-telalterliche Studien 34 (2000) S. 259–337.

49 Z.B. HERBERS, JOHRENDT (Hg.), Papsttum und das vielgestaltige Italien (wie Anm. 47); Jochen JOHRENDT, Harald MÜLLER (Hg.), Römisches Zentrum und kirchliche Peripherie. Das univer-sale Papsttum als Bezugspunkt der Kirchen von den Reformpäpsten bis zu Innozenz III., Ber-lin, New York 2008 (Neue Abhandlungen der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, phil.-hist. Kl., N.F. 2).

50 Knut GÖRICH, Die Staufer. Herrscher und Reich, München 22008; DERS., Die Ehre Friedrich Barbarossas. Kommunikation, Konflikt und politisches Handeln im 12. Jahrhundert, Darmstadt 2001; DERS., Otto III. Romanus Saxonicus et Italicus. Kaiserliche Rompolitik und sächsische Historiographie, Sigmaringen 21995 (Historische Forschungen, 18); Alfred HAVERKAMP, Die Regalien-, Schutz- und Steuerpolitik in Italien unter Friedrich Barbarossa bis zur Entstehung des Lombardenbundes, München o.J.; DERS. (Hg.), Friedrich Barbarossa. Handlungsspielräu-me und Wirkungsweisen des staufischen Kaisers, Sigmaringen 1992 (Vorträge und Forschun-gen, 40); Ferdinand OPLL, Friedrich Barbarossa, Darmstadt 1989. Aus staufischer Forschungs-perspektive, gewissermaßen als süditalienische und sizilianische Vorgeschichte, vgl. Theo BROEKMANN, Rigor iustitiae. Herrschaft, Recht und Terror im normannisch-staufischen Sizi-lien (1050–1250), Darmstadt 2005.

51 Vgl. Johannes FRIED, Gundula GREBNER (Hg.), Kulturtransfer und Hofgesellschaft im Mittel-alter. Wissenskultur am sizilianischen und kastilischen Hof im 13. Jahrhundert, Berlin 2008. Vgl. auch den Essayband der Ausstellung »Kaiser Friedrich II. 1194–1250. Welt und Kultur des Mittelmeerraums« des Landesmuseums für Natur und Mensch Oldenburg, hg. v. Mamoun FANSA, Karen ERMETE, Mainz 2007.

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 83

Institutionell wurde die verstärkte Zuwendung zur französischen Geschichte durch die Gründung der Deutschen Historischen Forschungsstelle (Centre allemand de recherche historique) in Paris im Jahr 1958 verankert; sie stand nun im Zeichen europäischer Annäherung und des Aufbaus einer deutsch-französischen Freundschaft. Zwar kenn-zeichnete die deutsche Mediävistik der 1950er-Jahre nach wie vor eine politik- und verfassungsgeschichtliche Orientierung, doch wurde das deutsche Reich nun verstärkt aus dem dominanten Kontext nationaler Vergangenheit herausgelöst und in einen vergleichenden Bezug zum europäischen Nachbarland gestellt: Schwerpunkte der mediävistischen Frankreichforschung, wie etwa die Geschichte der merowingischen und karolingischen Herrscher52 und des französischen Königtums53, insbesondere die Verbindungen zwischen dem Reich und Frankreich54, wurden erweitert und vertieft. Diese hochdifferenzierten und breit gefächerten Studien leisten wichtige Beiträge zu einer vergleichenden europäischen Mittelaltergeschichte. Gleichwohl gilt für die deut-sche mediävistische Frankreichforschung, dass bis auf wenige Ausnahmen55 Frank-reichs Rolle im Mittelmeerraum kaum ins Zentrum von Untersuchungen rückte.

52 Vgl. z.B. Matthias BECHER, Merowinger und Karolinger, Darmstadt 2009; Eugen EWIG, Die

Merowinger und das Frankenreich, Stuttgart 52006; Johannes LAUDAGE, Die Zeit der Karolin-ger, Darmstadt 2006; Rudolf SCHIEFFER, Die Zeit des karolingischen Großreichs 714–887, Stuttgart 2005 (Gebhardt, Handbuch der deutschen Geschichte, 2), sowie jüngst, eine Perspek-tive auf den Mittelmeerraum eröffnend, Stefan ESDERS, Herakleios, Dagobert und die ›be-schnittenen Völker‹. Die Umwälzungen des Mittelmeerraums im 7. Jahrhundert in der fränki-schen Chronik des sog. Fredegar, in: Andres GOLTZ, Hartmut LEPPIN, Heinrich SCHLANGE-SCHÖNINGEN (Hg.), Jenseits der Grenzen. Studien zur spätantiken und frühmittelalterlichen Geschichtsschreibung, Berlin 2009 (Millennium-Studien zur Kultur und Geschichte des ersten Jahrtausends n. Chr., 25).

53 Vgl. z.B. Joachim EHLERS, Geschichte Frankreichs im Mittelalter, Stuttgart 1987; DERS., Frankreich im Mittelalter: Von der Merowingerzeit bis zum Tode Ludwigs IX. (5./6. Jahrhundert bis 1270), München 1982; Joachim EHLERS, Heribert MÜLLER, Bernd SCHNEIDMÜLLER (Hg.), Die französischen Könige des Mittelalters. Von Odo bis Karl VIII. 888–1498, München 1996; Karl Ferdinand WERNER, Die Ursprünge Frankreichs bis zum Jahr 1000, München 1995; Bern-hard TÖPFER, Frankreich. Ein historischer Abriß. Von den Anfängen bis zum Tode Heinrichs IV., Berlin 41980; DERS., Volk und Kirche zur Zeit der beginnenden Gottesfriedensbewegung in Frankreich, Berlin 1957; Reinhard SCHNEIDER, Das Frankenreich, München, Wien 21990; Bernd SCHNEIDMÜLLER, Karolingische Tradition und frühes französisches Königtum. Untersu-chungen zur Herrschaftslegitimation der westfränkisch-französischen Monarchie im 10. Jahrhundert, Wiesbaden 1979 (Frankfurter Historische Abhandlungen, 22); DERS., Nomen patriae. Die Entstehung Frankreichs in der politisch-geographischen Terminologie (10.–13. Jahrhundert), Sigmaringen 1987 (Nationes, 7).

54 Vgl. z.B. Martin KINTZINGER, Westbindungen im spätmittelalterlichen Europa, Ostfildern 2000 (Mittelalter-Forschungen, 2); DERS., Die Erben Karls des Großen. Frankreich und Deutschland im Mittelalter, Ostfildern 2005; Georg JOSTKLEIGREWE, Das Bild des Anderen. Entstehung und Wirkung deutsch-französischer Fremdbilder in der volkssprachlichen Literatur und Historio-graphie des 12. bis 14. Jahrhunderts, Berlin 2008 (Orbis Mediaevalis, 9); zu Burgund vgl. Petra SCHNOCKS-EHM, Burgund und das Reich. Spätmittelalterliche Außenpolitik am Beispiel der Regierung Karls des Kühnen, München 2002 (Pariser Historische Studien, 61), sowie Klaus OSCHEMA, Freundschaft und Nähe im spätmittelalterlichen Burgund. Studien zum Spannungs-feld von Emotion und Institution, Köln, Weimar, Wien 2006 (Norm und Struktur, 26).

55 Etwa Andreas KIESEWETTER, Die Anfänge der Regierung König Karls II. von Anjou (1278–1295). Das Königreich Neapel, die Grafschaft Provence und der Mittelmeerraum zum Ausgang

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Der jüngste der drei Zugänge zur Geschichte des Mittelmeerraums in der deutschen Mediävistik weist nach Spanien56. Die Spanienforschung ist außer der Siziliens der einzige Zweig deutscher Mittelalterforschung, den durch Rücksicht auf Verflechtungen Europas mit Afrika und schließlich der neuen Welt explizit eine Mittelmeerperspektive charakterisiert. Vor allen nimmt Nikolas Jaspert im Gefolge seiner Kreuzzugs- und Spanienstudien in seinen Arbeiten den Mittelmeerraum als maritime Großregion57 in den Blick, sei es durch die Untersuchung von Herrschaftsverbindungen und Diploma-tie, Handelsnetzwerken oder religiösen Minderheiten58. Er denkt und untersucht den Mittelmeerraum im Zeitraum von 1250–1500 als einen »kommunikativen Verdich-

des 13. Jahrhunderts, Husum 1999 (Historische Studien, 451); Helmut G. WALTHER, Der west-liche Mittelmeerraum in der zweiten Hälfte des 13. Jahrhunderts als politisches Gleichge-wichtssystem, in: Peter MORAW (Hg.), »Bündnissysteme« und »Außenpolitik« im späteren Mittelalter, Berlin 1988 (Zeitschrift für historische Forschung, Beiheft 5), S. 39–67.

56 Wolfram DREWS, ›Sarazenen‹ als Spanier? Muslime und kastilisch-neogotische Gemeinschaft bei Rodrigo Jiménez de Rada (gest. 1247), in: Andreas SPEER, Lydia WEGENER (Hg.), Wissen über Grenzen. Arabisches Wissen und lateinisches Mittelalter, Berlin, New York 2006 (Miscel-lanea Mediaevalia, 33), S. 259–281; DERS., Bücherverschlingung als kulturelle Praxis? Ma-gisch-wunderbare Kommunikation in der spanischen Hagiographie des Hochmittelalters, in: Archiv für Kulturgeschichte 86 (2004), S. 123–161; Klaus HERBERS, Geschichte Spaniens im Mittelalter. Vom Westgotenreich bis zum Ende des 15. Jahrhunderts, Stuttgart 2006; DERS., Peripherie oder Zentrum? Spanien zwischen Europa und Afrika, in: Reiner SCHWINGES, Chris-tian HESSE, Peter MORAW (Hg.), Europa im späten Mittelalter. Politik – Gesellschaft – Kultur, München 2006 (Historische Zeitschrift, Beiheft N.F. 40), S. 99–124; Matthias MASER, Die Historia Arabum des Rodrigo Jiménez de Rada. Arabische Traditionen und die Identität der Hispania im 13. Jahrhundert, Münster, Berlin, New York 2006 (Geschichte und Kultur der ibe-rischen Welt, 3); Barbara SCHLIEBEN, Verspielte Macht. Politik und Wissen am Hof Alfons’ X. (1252–1284), Berlin 2009 (Wissenskultur und gesellschaftlicher Wandel, 32); Matthias TISCHLER, Der iberische Grenzraum. Drei frühe Entwürfe zum Islam aus Exegese und Theologie, in: Mi-chael BORGOLTE, Juliane SCHIEL, Bernd SCHNEIDMÜLLER (Hg.), Mittelalter im Labor. Die Mediävistik testet Wege zu einer transkulturellen Europawissenschaft, Berlin 2008 (Europa im Mittelalter, 10), S. 95–116; Matthias TISCHLER, Alexander FIDORA, Christlicher Norden – Muslimischer Süden. Ansprüche und Wirklichkeiten von Christen, Juden und Muslimen auf der Iberischen Halbinsel im Hoch- und Spätmittelalter, Münster 2011 (Erudiri Sapientia, 7); Ludwig VONES, Geschichte der Iberischen Halbinsel im Mittelalter, 711–1480, Sigmaringen 1993.

57 Nikolas JASPERT, Austausch-, Transfer- und Abgrenzungsprozesse einer maritimen Großregion: Der Mittelmeerraum (1250–1500), in: Thomas ERTL, Michael LIMBERGER (Hg.), Die Welt 1250–1500, Wien 2009 (Globalgeschichte 1000–2000, 3), S. 138–174.

58 Nikolas JASPERT, Klaus HERBERS (Hg.), Integration – Segregation – Vertreibung: Religiöse Minderheiten und Randgruppen auf der Iberischen Halbinsel (6.–17. Jh.), Münster 2011 (im Druck); DIES. (Hg.), Grenzräume und Grenzüberschreitungen im Vergleich. Der Osten und der Westen des mittelalterlichen Lateineuropa, Berlin 2007 (Europa im Mittelalter, 7); Nikolas JASPERT, Interreligiöse Diplomatie im Mittelmeerraum. Die Krone Aragón und die islamische Welt im 13. und 14. Jahrhundert, in: Claudia ZEY, Claudia MÄRTL (Hg.), Aus der Frühzeit eu-ropäischer Diplomatie. Zum geistlichen und weltlichen Gesandtschaftswesen vom 12. bis zum 15. Jahrhundert, Zürich 2008, S. 151–190; DERS., Transmediterrane Wechselwirkungen im 12. Jahrhundert. Der Ritterorden von Montjoie und der Templerorden, in: Roman CZAJA, Jür-gen SARNOWSKY (Hg.), Die Ritterorden als Träger der Herrschaft: Territorien, Grundbesitz und Kirche, Torun 2007 (Ordines militares. Colloquia Torunensia Historica, 14), S. 257–278.

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 85

tungsraum erster Ordnung«59, dessen hohe Konnektivität ihn eine »Beziehungsge-schichte dieser Großregion«60 ins Auge fassen lässt, sei es in Austausch- und Transfer-prozessen von Waren und Wissen, sei es durch Kriege und Eroberungen wie die der Kreuzzüge oder den auf Flottenmacht gegründeten, zum Teil über ein Netz örtlicher Vertretungen gesicherten Handel. Braudels Geschichte des Mittelmeerraums nahm ihren Ausgang vom Spanien Philipps II. Für den Ansatz von Jaspert gilt dies nur be-dingt von dessen Genese; seine Durchführung hat sich unter dem mobilen Suchraster nach Kontaktzonen, Knotenbildungen, Vernetzungen, Transfer- und Austauschprozes-sen von einzelnen europäischen Nationalgeschichten und Ursprungsgeschichten ab- und einer eigengewichtigen Geschichte der Mittelmeerwelt zwischen 1250 und 1500 zugewandt, an der unterschiedliche Länder, Herrschaften, Kulturen, Religionen, Ver-kehrsformen nicht nur teilhaben, sondern die von deren, wie immer auch im Einzelnen beschaffenen Zusammenwirken in dieser Großregion gestaltet wird.

Seit den 1980er-Jahren erweiterte sich die Perspektive von Europa auf die Welt. Im Zeitalter der fallenden Mauern und Vorhänge und der unter dem Stichwort »Globalisie-rung« zusammengefassten weltweiten Verdichtungsvorgänge treten nun auch wissen-schaftlich gegenüber Grenzen, Barrieren und Oppositionen »fluidity, interconnection and openness«61 in den Vordergrund des wissenschaftlichen Interesses. Im politischen Fokus stehen um die zweite Jahrtausendwende Osteuropa, Ostasien und, seit der vor allem von Frankreich betriebenen Initiative einer Mittelmeerunion, eben auch der Mittelmeerraum.

Die Aufmerksamkeit auf die Vernetzung der Welt, die in der angloamerikanischen Globalgeschichtsforschung bereits in den 1960er-Jahren beginnt und mit der die euro-päische Geschichte in den Kontext weltgeschichtlicher Entwicklungen gestellt und damit zugleich in ihrer okzidentalen Einzigartigkeit relativiert wird62, setzt in der deutschen Mediävistik mit einer zeitlichen Verzögerung ein63. Noch in dem von Hans-Werner Goetz und Jörg Jarnut 2003 herausgegebenen Band »Mediävistik im 21. Jahrhundert« ist neben Johannes Koder als Vertreter der Byzantinistik Michael

59 JASPERT, Austausch (wie Anm. 57), S. 149. 60 Ibid., S. 151. 61 Ian MORRIS, Mediterraneanization, in: Mediterranean Historical Review 18 (2003), S. 30–55,

bes. S. 32. 62 William H. MCNEILL, The Rise of the West. A History of Human Community, Chicago, Lon-

don 1963; Donald LACH, Edwin VAN KLEY, Asia in the Making of Europe, 3 Bde., Chicago, London 1965–1993.

63 In der Neueren Geschichtswissenschaft fand die Frage von Vergleich und Transfer weitaus früher umfangreiche Berücksichtigung. Vgl. z.B. Jürgen OSTERHAMMEL, Transkulturell ver-gleichende Geschichtswissenschaft, in: Heinz-Gerhard HAUPT, Jürgen KOCKA (Hg.), Geschich-te und Vergleich. Ansätze und Ergebnisse international vergleichender Geschichtsschreibung, Frankfurt a. M. 1996, S. 271–313; Michael WERNER, Bénédicte ZIMMERMANN, Vergleich, Transfer, Verflechtung. Der Ansatz der histoire croisée und die Herausforderung des Transnatio-nalen, in: Geschichte und Gesellschaft 28 (2002), S. 607–636; Hartmut KAELBLE, Der histori-sche Vergleich. Eine Einführung zum 19. und 20. Jahrhundert, in: Historische Zeitschrift 267 (1998), S. 649–685; Matthias MIDDELL, Kulturtransfer und Historische Komparatistik – The-sen zu ihrem Verhältnis, in: Comparativ. Leipziger Beiträge zur Universalgeschichte und ver-gleichenden Gesellschaftsforschung 10 (2000) 1, S. 7–41.

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Borgolte der einzige Mediävist, der auf die Dringlichkeit des Abschieds von der »ro-mantischen Gleichsetzung Europas mit der – lateinischen – Christenheit«64 verweist und eine Einbeziehung des islamischen Kulturraums in die Mittelalterforschung for-dert; im vier Jahre zuvor erschienenen Band »Moderne Mediävistik« fand die islami-sche, byzantinische und osteuropäische Geschichte überhaupt noch keine Berücksich-tigung65.

Richtungsweisend ist die Gründung des Instituts für vergleichende Geschichte Euro-pas durch Borgolte an der Humboldt-Universität Berlin66 sowie die des federführend von Michael Borgolte und Bernd Schneidmüller geleiteten DFG-Schwerpunkt-programms »Integration und Desintegration der Kulturen im europäischen Mittelal-ter«67. Bleibt das mittelalterliche Europa bewusst der Rahmen dieser Initiativen, so wird durch Stärkung der historischen Komparatistik und Zuwendung zur Pluralität mittelalterlicher Kulturen eine Oppositionsbildung zwischen Fremdem und Eigenem unterlaufen. Eine steigende Zahl methodisch komparatistisch verfahrender mediävisti-scher Forschungsarbeiten ist aus diesen Zentren und Projekten hervorgegangen bzw. im Zusammenhang mit ihnen entstanden; nicht wenige davon konzentrieren sich auf den Mittelmeerraum68.

Wie in einem Brennglas verdichtet sich die globalisierte Perspektive der Ge-schichtswissenschaft auf Vernetzungen, Begegnungen, Kontakt und Transfer im Medi-terraneum zu einer vielgestaltigen Beziehungsgeschichte der unterschiedlichen Religi-onen und Kulturen. Transmediterrane Handelskontakte und -netzwerke, Gesandt-schaften zwischen der lateinisch-christlichen, byzantinischen und islamischen Welt, Seeherrschaft, interreligiöse Begegnungen im Mittelmeerraum und Wissenstransfer zwischen der arabischen, griechischen und lateinischen Welt69 stehen im Zentrum

64 Michael BORGOLTE, Mediävistik als vergleichende Geschichte Europas, in: Hans-Werner

GOETZ, Jörg JARNUT (Hg.), Mediävistik im 21. Jahrhundert. Stand und Perspektiven der inter-nationalen und interdisziplinären Mittelalterforschung, München 2003 (MittelalterStudien des Instituts zur Interdisziplinären Erforschung des Mittelalters und seines Nachwirkens, 1), S. 313–324, bes. S. 319.

65 Hans-Werner GOETZ, Moderne Mediävistik. Stand und Perspektiven der Mittelalterforschung, Darmstadt 1999.

66 Michael BORGOLTE (Hg.), Das europäische Mittelalter im Spannungsbogen des Vergleichs. Zwanzig internationale Beiträge zu Praxis, Problemen und Perspektiven der historischen Kom-paratistik, Berlin 2001 (Europa im Mittelalter, 1).

67 BORGOLTE u.a. (Hg.), Mittelalter im Labor (wie Anm. 56); Michael BORGOLTE, Bernd SCHNEIDMÜLLER (Hg.), Hybride Kulturen im europäischen Mittelalter. Vorträge und Workshops einer Frühlingsschule, Berlin 2009; Michael BORGOLTE, Christen, Juden, Musel-manen (wie Anm. 34).

68 Vgl. z.B. die Projekte »Die Zungen Europas. Sakralität, Weltdeutung und Vielfalt der Sprachen im euromediterranen Mittelalter« (Michael Borgolte, Jan Rüdiger und Michael Brauer) und »Mediterranes Kaisertum und imperiale Ordnungen zur Zeit Friedrichs II.« (Stefan Weinfurter und Stefan Burkhard) sowie Margit MERSCH, Ulrike RITZENFELD (Hg.), Lateinisch-griechisch-arabische Begegnungen. Kulturelle Diversität im Mittelmeerraum des Spätmittelalters, Berlin 2009 (Europa im Mittelalter, 15).

69 Vgl. Alfred HAVERKAMP, Die Erneuerung der Sklaverei im Mittelmeerraum während des hohen Mittelalters. Fremdheit, Herkunft und Funktion, in: Elisabeth HERRMANN-OTTO (Hg.), Unfreie Arbeits- und Lebensverhältnisse von der Antike bis in die Gegenwart. Eine Einfüh-

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 87

zahlreicher jüngerer mediävistischer Studien- und Forschungsvorhaben in Deutsch-land. Von 2008 bis 2010 war die Forschergruppe »FranceMed: Frankreich und die mediterrane Welt. Räume des kulturellen Transfers«70 am Deutschen Historischen Institut in Paris aktiv. Im Jahre 2009 bewilligte das Bundesministerium für Bildung und Forschung das Zentrum für Mittelmeerstudien an der Ruhr-Universität Bochum, das als erstes deutsches Mittelmeerforschungszentrum einen Schwerpunkt auf die Erforschung des Mittelmeerraums unter anderem im Mittelalter legt.

Die Annäherung der deutschen Mediävistik an den Mittelmeerraum lässt sich jedoch nicht auf einen geradlinigen Prozess der Perspektiverweiterung vom Nationalstaat zu globaler Dimension und Weltoffenheit verkürzen. Einigen mehr oder weniger etablier-ten Bereichen ist sachgebunden eine Mittelmeerperspektive eingeschrieben, die sich nicht kongruent zu den politischen Entwicklungen verhält: Dies gilt vor allem für die Kreuzzüge, aber auch für die Völkerwanderung, für die Geschichte des Papsttums, des Mönchtums, der orthodoxen Christen und der Juden71.

Spätestens seit der Arbeit von Peregrine Horden und Nicholas Purcell72 hat sich das Merkmal der »connectivity« für die Geschichte des Mittelmeerraums durchgesetzt.

rung, Hildesheim 2005 (Sklaverei, Knechtschaft, Zwangsarbeit, 1), S. 130–166; Nikolas JASPERT, Dem Reich verbunden: Gemeinschaftsbildung und Frömmigkeit deutscher Kaufleute und Handwerker in Lyon (um 1500), in: Marie-Luise HECKMANN, Jens RÖHRKASTEN (Hg.), Von Nowgorod bis London. Studien zu Handel, Wirtschaft und Gesellschaft im mittelalterli-chen Europa. Festschrift für Stuart Jenks zum 60. Geburtstag, Göttingen 2008 (Nova mediae-valia, 4), S. 489–511; z.B. die Forschungsvorhaben der Nachwuchsforschergruppe »Kauf-mannsdiasporas« unter der Leitung von Georg Christ an der Universität Heidelberg; Georg CHRIST, Trading Conflicts: A Venetian Consul in Mamlūk Alexandria at the Beginning of the 15th Century, Leiden 2012 (im Druck); das Projekt »Herrscherhöfe des Mittelmeerraums als interreligiöse Begegnungsräume im Mittelalter« (Nikolas Jaspert, Jenny Oesterle und Marc von der Höh) im Rahmen des Käte Hamburger Kollegs für Geisteswissenschaftliche Forschung »Dynamiken der Religionsgeschichte zwischen Asien und Europa« an der Ruhr-Universität Bochum.

70 Unter Beteiligung von Yassir Benhima, Rania Abdellatif, Daniel König, Elisabeth Ruchaud. 71 Vgl. Nikolas Jaspert, Die Kreuzzüge, Darmstadt 2003; Dirk REITZ, Die Kreuzzüge Ludwigs IX.

von Frankreich 1248/1270, Münster 2005 (Neue Aspekte der europäischen Mittelalterfor-schung, 3); Hans Eberhard MAYER, Geschichte der Kreuzzüge, Stuttgart 102006; Gertrud THOMA, Kulturtransfer am Beispiel der Kreuzzüge? Zur Begegnung von christlichem Abendland und arabisch-islamischer Welt in Spanien, Sizilien und den Kreuzfahrerstaaten, in: Eva SCHLOTHEUBER, Denkweisen und Lebenswelten des Mittelalters, München 2004 (Münchner Kontaktstudium Geschichte, 7), S. 93–119; zum orthodoxen Christentum vgl. Johannes PAHLITZSCH, Graeci und Suriani im Palästina der Kreuzfahrerzeit. Beiträge und Quellen zur Geschichte des griechisch-orthodoxen Patriarchats von Jerusalem, Berlin 2001 (Berliner Historische Stu-dien, 33; Ordensstudien, 15); Dorothea WELTECKE, Die »Beschreibung der Zeiten« von Mor Michael dem Großen (1126–1199): Eine Studie zu ihrem historischen und historiographiege-schichtlichen Kontext, Louvain-la-Neuve 2003 (Corpus scriptorum Christanorum Orientalium, Subsidia, 110). Zur Bedeutung der Juden im Mittelmeeraum vgl. z.B. Alfred HAVERKAMP, Eu-ropas Juden im Mittelalter. Zur Einführung, in: Christoph CLUSE (Hg.), Europas Juden im Mittel-alter. Beiträge des Internationalen Symposiums in Speyer vom 20.–25. Oktober 2002, Trier 2004, S. 13–29.

72 Peregrine HORDEN, Nicholas PURCELL, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford 2000.

88 Jenny Rahel Oesterle

Bestimmte Kontakt- und Begegnungsformen wie Handel, Verkehr, Wissenstransfer, Diplomatie, das Pilgern und Reisen eignen sich besonders gut, intermediterrane Kon-nektivität zu beschreiben. Impulsgebende Konnektivitätsräume sind vor allem Südita-lien, Sizilien73, Spanien, der byzantinisch-kleinasiatische und islamische Kulturraum im Nahen Osten und Nordafrika. Zudem sind bestimmte historische Phasen für das Konnektivitätsmodell besonders attraktiv: Die römische Antike und später das Mittel-alter seit der Kreuzzugszeit sind Geschichtsepochen intensivierter friedlicher und kriegerischer Begegnung der Kulturen, des Austauschs und Transfers. Doch was, will man die Zusammengehörigkeit des Mittelmeerraums geschichtswissenschaftlich über Großzeiträume hinweg in ihrer Vielgestaltigkeit darstellen, ist zu tun, wenn die Kon-nektivität nachlässt, schwächer wird wie in der Karolinger-, Ottonen und frühen Salier-zeit vor den Kreuzzügen (bzw. der Umayyaden- und Fatimidenzeit) oder wenn sie nicht vom lateinisch-christlichen Europa ausgeht? Trotz ihrer Neuperspektivierung und ihres Ergebnisreichtums läuft die Ausrichtung auf Transfer, Konnektivität und Vernet-zung zugleich Gefahr, spezielle Perioden, historische Erscheinungen und bestimmte Räume des Mediterraneums aus dem geschichtlichen Verlauf auszublenden bzw. zu vernachlässigen.

Die Geschichte des Mittelmeerraums im Mittelalter ist jedoch nicht allein eine Ge-schichte der Vernetzungen und Transfers, die mikrokosmisch eine globalisierte Welt abbilden, sondern zugleich auch eine Geschichte, die Phasen der Ausdünnung dieser Kontakte mitberücksichtigen muss. Häufig geht mit dem Verlust von Konnektivität wissenschaftlich das Verfallstheorem einher74. Das 10. und 11. Jahrhundert bis zu den Kreuzzügen z.B. wird nicht nur in deutschen mediävistischen Mittelmeerstudien wenig berücksichtigt. Es lässt sich nicht in ein gemeinsames Narrativ übersetzen, schwer in Form einer kulturübergreifenden Mittelmeergeschichte erzählen. In der Konsequenz bedeutet dies, dass es in den meisten Mittelmeerdarstellungen kaum behandelt wird. Eine Mittelmeergeschichte in Phasen schwacher Konnektivität wirft methodische Schwierigkeiten auf. Wie z.B. sind Großreiche wie das zweihundert Jahre bestehende Fatimidenreich einzubeziehen, das sich zum Zeitpunkt seiner größten Ausdehnung vom mittleren Osten teilweise einschließlich Bagdads bis nach Marokko erstreckte? Es fällt bis heute weitgehend aus deutschen mediävistischen Geschichtsdarstellungen heraus75.

73 Julia BECKER, Graf Roger I. von Sizilien. Wegbereiter des normannischen Königreichs, Tübin-

gen 2008 (Bibliothek des Deutschen Historischen Instituts in Rom, 117); BROEKMANN, Rigor iustitiae (wie Anm. 50).

74 Weithin gilt das 10. Jahrhundert als Periode des »Zerfalls der mediterranen Welt«, vgl. John PRYOR, Zerfall der mediterranen Welt (500–1000), in: David ABULAFIA (Hg.), Mittelmeer. Kultur und Geschichte, Stuttgart 2003, S. 155–182. Zwar erhält die byzantinische Geschichte dieses Zeitraums ihr Gewicht, die arabischen Kalifate sind jedoch »in zahllose Teile […] zer-fallen«, vgl. Michael BALARD, Ein christlicher Mittelmeerraum 1000–1500, in: ABULAFIA (Hg.), Mittelmeer (s.o.), S. 183–217, bes. S. 184.

75 Vgl. dagegen von islamwissenschaftlicher Seite die umfangreichen Studien zu den Fatimiden von Heinz Halm, insbesondere DERS., Das Reich des Mahdi, München 1991, sowie DERS., Die Kalifen von Kairo. Die Fatimiden in Ägypten 973–1074, München 2003. In geschichtswissen-schaftlichen Arbeiten gewinnt das Fatimidenreich hingegen meist erst an Bedeutung, als die

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 89

Abhilfe kann hier die historische Komparatistik leisten. Transkulturelle Vergleiche76 können Transfer- und Konnektivitätsforschung im Mittelmeerraum in Phasen der Konnektivitätsschwäche oder des Konnektivitätsausfalls ergänzen. Im Unterschied zur Transferforschung lassen sich z.B. durch transkulturellen Vergleich historische Phä-nomene erfassen, die nicht notwendigerweise zueinander in (intensivem) Kontakt standen; gleichwohl birgt auch diese Methode Risiken77. Michael Borgolte hat jüngst unter Bezugnahme auf Wolfgang Welsch78 ein Transkulturalitätskonzept vorgeschla-gen, das für die Geschichte des Mittelmeerraums besonders bedenkenswert ist79. Es geht von der Existenz von »Einzelkulturen« aus, versteht Kultur jedoch zugleich als »unaufhörlichen Prozess«, in dem sich die »Grenzen einer bestimmten Kultur auflö-sen«. Eine mediterrane Geschichte etwa des 10. und frühen 11. Jahrhunderts könnte diesem Transkulturalitätsverständnis zufolge sowohl »Einzelkulturen« einbeziehen, die nicht notwendigerweise in direktem Austausch zueinander stehen, und zugleich die Hybridität der Mittelmeerkulturen beschreiben, in denen sich auch schon in dieser Phase, beispielsweise in Nordafrika oder dem byzantinischen Reich, »Elemente ver-schiedener Herkunft vermischt und […] etwas ganz Neues ergeben haben«80. Eine allein von ›Zentraleuropa‹ ausgehende Sicht auf den Mittelmeerraum kann damit aufgebrochen, kulturelle Wechselblicke können möglich und teleologische Geschichts-

lateinischen Kreuzfahrerheere im Heiligen Land mit ihm in Berührung kommen, gleichwohl war das Fatimidenreich des 10. und 11. Jahrhunderts eine mediterrane Macht par excellence. Die lateinischen Herrscher standen jedoch zu dem Reich, abgesehen von kriegerischen Begeg-nungen in Süditalien, nicht in Kontakt. An der intensiven Konnektivität durch Gesandtschaften, Handelsverbindungen, Beutezüge und Vertragsbindungen zwischen Byzanz und dem Fatimi-denreich waren die lateinischen Herrscher nicht beteiligt.

76 Wolfram DREWS, Die Karolinger und die Abbasiden von Bagdad. Legitimationsstrategien frühmittelalterlicher Herrscherdynastien im transkulturellen Vergleich, Berlin 2009 (Europa im Mittelalter. Abhandlungen und Beiträge zur historischen Komparatistik, 12); Wolfram DREWS, Jenny Rahel OESTERLE (Hg.), Transkulturelle Komparatistik. Beiträge zu einer Globalge-schichte der Vormoderne, in: Comparativ, Zeitschrift für Globalgeschichte und vergleichende Gesellschaftsforschung 18 (2008) 3/4, S. 14–25; Almut HÖFERT, Europa und der Nahe Osten. Der transkulturelle Vergleich in der Vormoderne und die Meistererzählungen über den Islam, in: Historische Zeitschrift 287 (2008), S. 567–591; Jenny Rahel OESTERLE, Kalifat und König-tum. Herrschaftsrepräsentation der Fatimiden, Ottonen und frühen Salier an religiösen Hoch-festen, Darmstadt 2009. Höfert grenzt transkulturelles Vergleichen vom »Totalvergleich von Zivilisationen« einerseits und von der »connected, shared and entangled history« andererseits ab. Im transkulturellen Vergleich würden »lediglich einzelne Phänomene in räumlichen Einhei-ten miteinander verglichen, die von der Historiographie unterschiedlichen Zivilisationen zuge-ordnet werden« (HÖFERT, Europa und der Nahe Osten, S. 563). Dadurch werde es möglich, dass »die von den Zivilisationsgrenzen postulierten Ähnlichkeiten und Unterschiede durch […] Fallstudien kritisch« überprüft würden (Ibid., S. 597).

77 Michael BORGOLTE, Migrationen als transkulturelle Verflechtungen im mittelalterlichen Euro-pa. Ein neuer Pflug in alte Forschungsfelder, in: Historische Zeitschrift 289 (2009), S. 261–285, bes. S. 265: »Das Problem dieses Ansatzes besteht freilich darin, dass er Zivilisationen nicht nur voraussetzt, sondern, wenn auch unbeabsichtigt, festschreibt«.

78 Wolfgang WELSCH, Transkulturalität. Zwischen Globalisierung und Partikularisierung, in: Jahrbuch Deutsch als Fremdsprache 26 (2000), S. 327–351.

79 BORGOLTE, Migrationen (wie Anm. 77), S. 265–267. 80 Ibid., S. 268.

90 Jenny Rahel Oesterle

verlaufskonstruktionen durchstoßen werden. Eine derartige Mittelmeergeschichtsdar-stellung hätte sich daher einerseits vom deutschen reichsgeschichtlich und westeuropä-isch orientierten Bild des Kulturen und Religionen trennenden Mittelmeerraums zu lösen, wie das durch die Transferforschung bereits geschieht, andererseits aber hätte sie möglichen Lücken und Grenzen der Transfermethode und des Konnektivitätsmodells zu begegnen und das ihm Entfallene und Entzogene in die wissenschaftliche Erinne-rung einzubeziehen.

III.

Rückblickend kann gesagt werden: So wichtig die Ergebnisse der Einzelforschungen, sei es in bilateraler Hinsicht oder als Beziehungsforschung von Reich und Byzanz oder Reich und Kalifaten auch waren, ein Zugang der deutschen Mediävistik zum Mittel-meerraum, der dessen Einheit in der Differenzierung von Religionen, Kulturen, Ethnien denkt und konzipiert, konnte erst gefunden werden, nachdem der ideologische Bezugsrahmen des Europakonzepts als lateinisch-christliches Abendland, das sich durch Abgrenzung von der griechisch-christlichen Welt und der des Islam konstituiert, in Frage gestellt wurde. Eine dritte Denkrichtung wurde danach möglich. Neben das identitäre Modell eines abendländischen Europas und das auf Exklusion gerichtete Gegenmodell zu Europa konnte ein Modell treten, das Identität als geschichtlich wan-delbares, von Austausch geprägtes und immer erneut auszubalancierendes Phänomen denken ließ. Im »Zeichen der Pluralitätserfahrung« der Gegenwart wurden auf dem Historikertag im Jahr des Jahrtausendwechsels Fragen nach »Möglichkeiten« und »Zwängen« einer transdisziplinär zu erweiternden Geschichtswissenschaft vom Mittel-alter ebenso erwogen wie solche, »ob man im Hinblick auf das mittelalterliche Europa von einer einzigen [lateinischen] Kultur und Einheit sprechen sollte bzw. wie der An-teil anderer Kulturen am mittelalterlichen Europa einzuschätzen«81 sei. Eine derart entworfene Mediävistik wird durchlässig für die Vielfalt der Geschichten mediterraner Religionen und Kulturen, da sie die Mittelmeerwelt weder primär als Geburtsstätte Europas beansprucht noch Europa aus kulturellen oder religiösen Exklusionen herlei-tet. Wie vor allem das große Werk von Borgolte »Christen, Juden, Muselmanen« vor Augen führen kann, weitet sich der Horizont einer solchen, nicht teleologischen, euro-päischen Mediävistik über den Mittelmeerraum hinaus, sodass dessen Geschichten zwar im europäischen Mittelalter einen Platz finden, aber in ihrer Eigenständigkeit nichts verlieren.

In jüngeren Arbeiten haben die Mediävisten Thomas Ertl und Klaus Oschema Ver-gleichbares für die mediävistische Behandlung Chinas und Europas aus globalge-schichtlicher Sicht versucht. Danach war die mediävistische Erschließung Europas wie

81 Michael BORGOLTE, Einleitung: Mittelalterwissenschaft im Zeichen der Pluralitätserfahrung,

in: DERS. (Hg.), Unaufhebbare Pluralität der Kulturen? Zur Dekonstruktion und Konstruktion des mittelalterlichen Europa, München 2001 (Historische Zeitschrift, Beiheft N.F. 32), S. 1–6, bes. S. 6.

Das Mittelmeer und die Mittelmeerwelt 91

auch die Chinas82 stets eng mit der »Aktualität des politischen Diskursfeldes«83 ver-bunden. Während die mediävistische Erforschung Europas84 im Zuge des europäischen Einigungsprozesses einen immensen Aufschwung erlebte, wurde China zum Paradig-ma Außereuropas, zum »zivilisatorischen Gegenmodell Europas schlechthin«85. Allein Kontaktbereiche und Begegnungen, etwa Chinareisen westlicher Missionare und Kauf-leute, lassen China aus westlicher Perspektive Kontur gewinnen. »Zeitgebundene Wahrnehmungsmuster«86 der mediävistischen Chinaperspektive lassen sich etappen-weise nachzeichnen; sie reichen von ersten Versuchen des Vergleichens um 1900 über das Konzept der Expansion des Abendlandes bis über 1945 hin zu einer zögerlichen Beschäftigung mit dem Fremden und schließlich jüngst im Zuge der Globalisierung zu einer »Rückkehr der Globalgeschichte«87.

Der ›China-Spiegel‹ hält der Mediävistik ihren Umgang mit Außereuropa vor, der ›Europa-Spiegel‹ reflektiert die mediävistische Annäherung an die Nachbarländer Deutschlands in der Nachkriegszeit. Beide Forschungsdimensionen stehen im Zusam-menhang der eigenen, politischen Situierung und »erfahrener Umwälzung«88.

Zu welchen Reflexionen aber kann die Spiegelung des Mittelmeeraums führen? Mit-telmeeraum und Mittelmeerwelt können nicht als Paradigma des Fremden interpretiert werden, gleichwohl sind sie auch nicht ohne weiteres in die Konstruktion Europas einbindbar. Sie lassen sich weder in eine Nationalgeschichte noch in eine ›europäische‹ Geschichte eingliedern, aber auch nicht mit ›Außereuropa‹ identifizieren. Das hat zur Folge, dass sie als Ganze weder in identitätsstiftende Geschichtskonstruktionen einbe-zogen werden noch als Gegenmodell zur ›eigenen‹ Geschichte dienen können. Dage-gen können Mittelmeerraum und Mittelmeerwelt als ein geschichtlich sich verändern-der Verbund vielfältiger dynamischer und komplexer Überschneidungen angesehen werden. Derartige Überlagerungen relativieren binäre Konstruktionen wie Außer- und Innereuropa. Eine auf Langfristigkeit angelegte wissenschaftliche Beschäftigung mit der Geschichte des Mittelmeerraums wäre zum Beispiel in der Lage, die historischen Grenzverschiebungen zwischen Europa und Außereuropa festzustellen und zu rekon-struieren (man denke nur an das Beispiel, das Jürgen Osterhammel anführt: Danach waren noch im 19. Jahrhundert Spanien stärker mit Lateinamerika über den Großen Ozean und Frankreich mit Algerien über das Mittelmeer verbunden als beide Länder miteinander über die Pyrenäen – beides Fälle von Konnektivität über Meere und ge-hemmter Konnektivität über Land89). Zudem hat die im 20. Jahrhundert massiv aus dem südlich-mediterranen ins nördliche Europa einsetzende Migration eine auch für 82 Thomas ERTL, Der China-Spiegel. Gedanken zu Chinas Funktionen in der deutschen Mittelal-

terforschung des 20. Jahrhunderts, in: Historische Zeitschrift 280 (2005), S. 305–344. 83 Klaus OSCHEMA, Europa in der mediävistischen Forschung. Eine Skizze, in: SCHWINGES

u.a. (Hg.), Europa im späten Mittelalter (wie Anm. 56), S. 11–32, bes. S. 23. 84 Ibid. 85 ERTL, Der China-Spiegel (wie Anm. 82), S. 305. 86 Ibid., S. 344. 87 Ibid. 88 Winfried SCHULZE, Deutsche Geschichtswissenschaft nach 1945, München 1989, S. 12. 89 Vgl. Jürgen OSTERHAMMEL, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts,

München 22009, S. 146.

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den Historiker produktive Sensibilität für Voraussetzungen gefördert, unter welchen kulturelle Grenzen ihre einseitige Fixierung als exkludierende Außengrenze verlieren und für Bedingungen, unter welchen die Selbstwahrnehmung der Europäer von innen und außen gleichermaßen erfolgen kann. Schließlich hat die Relativierung der binären Opposition Europa – Außereuropa mit Blick auf den Mittelmeerraum den Vorzug, einen spezifischen Favoriten in einem von vielen Kulturen und Religionen bevölkerten Raum ausfindig zu machen: Gemeint ist eine spezifische Form des Kulturtransfers aus ›zweiter Hand‹. Es handelt sich um die produktive Aneignung und Weitergabe von schon aus anderen Kulturräumen stammenden Kulturgütern, etwa Asiens, Indiens und Afrikas. Eine Forschergruppe am CNRS in Paris, die sich jahrzehntelang mit dem Kulturtransfer zwischen zwei konkurrierenden Kulturräumen (in diesem Fall Deutsch-lands und Frankreichs) beschäftigte, hat festgestellt, dass die Konzentration auf den Kulturaustausch zweier Kulturräume eine wichtige Variante des Transfers übersieht: die Weitergabe bereits transformierter Kulturgüter aus zweiter Hand. Was innerhalb Europas (z.B. zwischen Frankreich, Deutschland und Russland90) beobachtbar ist, dürfte für einen Kulturraum wie das Mediterraneum mit seinen vielfältigen, zum Teil jahrhundertealten Anschlussmöglichkeiten zu anderen Kulturräumen, insbesondere seiner Drehscheibenfunktion zwischen Asien, Afrika und Europa, noch bei weitem höhere Bedeutung besitzen. Die wissenschaftliche Aufmerksamkeit auf den produkti-ven kulturellen ›Zwischenhandel‹ hätte den Vorzug, jenseits der Nationalstaatsorientie-rung und unterhalb einer Globalisierungstotalisierung weiträumig vor sich gehende Kulturtransfers mit ihren jeweiligen regionalen und örtlichen Modifikationen und Veränderungen zu beschreiben – eine Möglichkeit, die, gleich weit entfernt von ab-straktem Universalismus und neuzeitlicher Nationenbildung, insbesondere dem Medi-ävisten konkrete Untersuchungsspielräume eröffnen könnte.

90 Katia DMITRIEVA, Michel ESPAGNE (Hg.), Transferts culturels triangulaires, France – Allema-

gne – Russie, Paris 1996 (Philologiques, 4).

JAN RÜDIGER

Thalassocraties médiévales Pour une histoire politique des espaces maritimes

Y a-t-il eu des thalassocraties au Moyen Âge? Nous approcherons notre sujet à travers un exemple tiré non de la Méditerranée, mais d’une de ces »autres Méditerranées du Nord«, chères à Fernand Braudel1. C’est un récit médiéval, le récit d’un passé mari-time. Vers le milieu du XII

e siècle, un chroniqueur du clergé de la cathédrale de Ros-kilde, sur l’île de Zélande, raconte la préhistoire de l’actuel Danemark, royaume alors en pleine transformation, en phase de devenir une monarchie ›européenne‹. Parmi les histoires que le chroniqueur raconte, et qui constituent un fond de première importance pour la mythographie scandinave, figure le récit de la fondation même de la future ville épiscopale, nommée Roskilde d’après le nom du fondateur, le roi Ro, et celui des sour-ces (kilde), fort abondantes en ce lieu. Ce roi Ro avait deux fils auxquels il allait laisser son royaume. À l’un d’eux, nous dit la chronique, il laisserait toute la terre ferme, et à l’autre, la mer: »alter terras, mare possedit alter«2.

Nous nous étonnons de ce partage, à première vue si grotesquement inégal. Mais rien dans le texte ne nous permet de penser que l’auteur ait voulu donner l’impression que Helgi, le rex marinus, ait été la victime d’un mauvais tour. Le public du haut Moyen Âge l’acceptait en tant que partage égal. Cela nous invite à réfléchir sur la fa-çon de s’imaginer cela: un royaume fait d’eau.

L’ethnologie utilise le terme de »sociétés côtières« pour désigner les spécificités so-ciales de ces gens dont les bases matérielles et l’horizon mental sont circonscrits par la vie qui a le dos tourné à la terre et le regard porté vers la mer. Les grands imaginaires de l’Égée antique sont profondément marqués par cette vision. Il ne serait venu à l’esprit d’aucun auditeur de l’»Odyssée« de penser que le grand voyageur, persécuté par la colère du dieu, aurait pu tout simplement continuer son chemin à terre – là où, au contraire, il n’y avait que quelques pas jusqu’au monde inconnu des géants et des étrangers. Les peines de la troupe athénienne perdue à l’intérieur de l’Anatolie, ra-contées par Xénophone dans l’»Anabase«, prirent fin aussitôt que les Grecs purent s’exclamer, depuis la dernière colline: »thálassa! thálassa!«3 – la mer! À cette époque-là, Athènes était, depuis un certain temps déjà, solidement établie comme première puissance en Égée, ayant des visées sur la Méditerranée occidentale, tandis que le terri-toire contrôlé par la cité était de quantité presque négligeable. C’était, pour ainsi dire,

1 Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II,

vol. 1, Paris 21966, p. 143. 2 Chronique de Lejre, chap. 3, éd. Matthias Claudius GERTZ, Copenhague 1917 (Scriptores mi-

nores historiae danicae medii aevi, 1), p. 34–53. 3 Xénophone, Anabase, 4,7,24; pour l’histoire ultérieure de ce cri voir Tim ROOD, The Sea! The

Sea! The Shout of the Ten Thousand in the Modern Imagination, Londres 2004.

94 Jan Rüdiger

tout juste le morceau de terre qu’il fallait pour y construire des maisons et des temples. Athènes se contentait d’une sorte de ›zone de trois milles‹ sur terre; la vraie superficie d’Athènes et de sa Ligue de Délos – dont les membres étaient eux aussi presque tous quasiment sans territoire – était la surface de la mer. C’était l’inversion de nos idées de territorialité. La partie du monde qui pouvait être contrôlée, décrite, vécue, était la partie couverte d’eau. Ce qui faisait la force d’Athènes, c’était son ›maritoire‹ – mot insolite il est vrai, mais le fait qu’il n’existe pas en dit long sur nos conventions de nous représenter l’organisation politique de la surface de la planète. Elle correspond pourtant à une certaine vision de la réalité sociale. Lorsque Platon s’imagina la »Poli-teia« parfaite, loin des influences corrompues, elle ne s’érigeait point sur cette »île lointaine« des proverbes, mais, au contraire, dans les profondeurs du continent sans port ou autre accès à la mer4.

En même temps, les Athéniens s’étaient mis à réfléchir sur les conditions pour ainsi dire ›réelles‹, politiques, de leur prépondérance maritime. Hérodote, auquel les Anglais doivent le mot des »murailles de bois« si souvent invoqué à l’époque moderne5, em-ploya – ou bien créa – le verbe »thalassokratéō«, dérivé de »thálassa« (la mer) et de ce terme qui se trouve au cœur de la pensée politique des Grecs, »kratéein« (dominer, contrôler, donner de l’ordre social). À l’époque romaine, au temps de Jules César, Strabon emploie le substantif abstrait »thalassokratía«6. Cette Rome jadis agraire et repliée sur le Latium s’était alors depuis longtemps faite l’héritière de Carthage et des grandes villes de l’Orient. De plus, elle venait de sortir de quelques guerres acharnées contre les ›pirates‹, se rendant ainsi compte que le contrôle de la Méditerranée était d’une importance primordiale. Contrairement à nos idées reçues, contrairement surtout à sa propre image d’elle-même7, Rome fut la plus grande des thalassocraties du monde ancien.

En grec moderne, le terme »thalassocratie« est toujours vivant; on l’utilise par exemple pour désigner l’Empire britannique8. Tout comme le monde antique, l’époque moderne elle aussi paraît très océanique à notre conscience historique: Vasco da Gama, l’Armada, le capitaine Cook, les Compagnies des Indes et les navires des flottes bri-tanniques puis américaines, et ainsi de suite jusqu’à la crise de Suez au moins. Les grandes puissances de l’époque moderne sont presque toutes transmarines; enfin, n’est-ce pas le début de l’expansion européenne sur les océans qui marque conventionnelle-ment le début même de l’époque moderne? Face à ces »grands récits«, encore une fois,

4 Selon Strabon (Géographie, VII 3,8), Platon aurait cautionné contre un emplacement proche de

la mer ponērodidáskalos (enseignante de vices), ce qui a donné à Peregrine HORDEN et Nicho-las PURCELL le thème de leur œuvre magistrale: IDD., The Corrupting Sea. A Study of Mediter-ranean History, Oxford 2001.

5 Fameux grâce au garde du Grand Sceau Thomas Coventry, 1er baron Coventry, dans une adresse au Collège des Juges de Londres, en 1634.

6 Strabon, Géographie, I 3,2 (en parlant de la Crète minoenne); voir les références dans Henry Georges LIDDELL, Robert SCOTT, A Greek-English Lexicon, Oxford 91940, s. v. thalassokra-téō.

7 Depuis l’image des jumeaux fondateurs la main à l’araire jusqu’aux fantaisies bucoliques de l’ère impériale, la rus n’a-t-elle pas toujours été l’idéal proclamé de la ›vraie‹ Rome?

8 Méga léxikon tēs hellēnikēs glōssēs, Athènes, Thessalonique 1930, s. v. thalassokratía.

Thalassocraties médiévales 95

le Moyen Âge joue le rôle d’époque ›entre-deux‹, déficitaire. Ses figures emblémati-ques ne sont pas Ulysse, Énée et Octavien sur sa trirème devant Actium, ni Jacques Cartier ou l’amiral Nelson. Ce sont le laboureur avec l’araire ou la charrue; le seigneur sur sa motte et le châtelain dans son donjon s’appliquant à recouvrer les devoirs payés en grain ou en fruits; les rois et leur cortège sur chemins mouillés; et ces moines défri-cheurs, chers à Jacques Le Goff, qui s’en prennent au sous-bois. En somme, le Moyen Âge donne l’impression d’être la seule époque de l’histoire européenne qui soit pres-que uniquement terrienne.9

Comment alors écrire une histoire politique des espaces maritimes au Moyen Âge? Le mot »thalassocratie« pourra nous servir pour désigner les formes et modalités de domination sur les espaces maritimes. Or, comment l’employer? À mon avis, deux possibilités se dessinent. L’une est descriptive, portant le regard sur les formations politiques étroitement liées au pouvoir marin: par exemple, le conjoint anglo-dano-norvégien sous Knut le Grand qui, en effet, fait de la mer du Nord le centre de son empire au début du XI

e siècle, ou bien, en Méditerranée, la Couronne d’Aragon au XIV

e siècle, en passant par Pise, la Sicile islamique et même, peut-être, l’Empire byzan-tin à certains moments de son histoire10. Non que leur histoire ne soit depuis longtemps étudiée par les historiens; mais on conviendra que face aux images d’Épinal de l’histoire médiévale – le laboureur, le seigneur et le moine défricheur – ces régions plutôt maritimes de l’Europe restent toujours un peu à l’écart, à la périphérie d’un con-tinent dont le centre se trouve, on le dit souvent, entre la Loire, le Rhin et les Alpes11. Mettre, en revanche, en relief cette autre Europe, l’Europe maritime, avec le regard du comparatiste, n’apporterait pas seulement de nouvelles perspectives sur chacune de ces régions – pourquoi pas des études comparatives suivies des détroits du Danemark avec le détroit d’Otrante ou le Bosphore, des archipels baltiques et atlantiques avec l’Égée? On trouverait autant de différences que de ressemblances entre la Méditerranée et les »Méditerranées du Nord«, mais peu importe: la valeur du comparatisme, tel que Marc

9 L’Europe maritime n’y figure, en somme, que comme un »autre«, d’où partent des incursions

(de Normands, de pirates musulmans…) qui affectent l’Europe des rois, des paysans et des dé-fricheurs. Il n’y a guère de manuel de l’histoire médiévale qui traite d’un roi viking ou d’un port littoral du Portugal ou de l’Adriatique comme phénomène représentatif de l’ensemble de l’Europe, tel qu’il est très souvent le cas pour les rois ou les villages français et allemands.

10 Parmi toutes les œuvres vouées à ce sujet, citons le tome dans la série Faire l’Europe: Michel MOLLAT, L’Europe et la mer, Paris 1999, en voyant bien sûr, ce qui dépasse l’époque médié-vale. Sauf erreur, le premier médiéviste qui se soit servi du terme »thalassocratie« fut Archi-bald Lewis, en parlant des Celtes des Ve–VIIIe siècles: ID., The Northern Seas. Shipping and Commerce in Northern Europe, AD 300–1100, Princeton 1958, p. 64.

11 À titre indicatif, voir Michael MITTERAUER, Warum Europa? Mittelalterliche Grundlagen eines Sonderwegs, Munich 2003, p. 17. Mais la tendance à y voir le centre dynamique marque bien d’autres grands récits depuis Jacques LE GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris 1964 (qui n’était certainement pas le premier), en passant par Georges DUBY, L’Europe des ca-thédrales. L’art et la société 980–1420, Paris 1980, jusqu’à Robert BARTLETT, The Making of Europe. Conquest, Colonization and Cultural Change, Londres 1993, qui ont tous eu une in-fluence considérable sur la recherche médiévistique dans son ensemble. On pourrait y ajouter nombre d’œuvres d’une tendance semblable mais qui ont moins de portée.

96 Jan Rüdiger

Bloch nous l’a enseigné12, ne réside-t-elle pas précisément dans la possibilité de faire apparaître aussi bien les phénomènes qui sont pareils que ceux qui ne le sont pas? Bien davantage, étudier les différentes périphéries de l’Europe terrienne les ferait apparaître enfin moins ›périphériques‹. Les spécialistes des mers du Nord et ceux de la Méditer-ranée, tous un peu sur la défensive devant le poids écrasant de l’Europe franque dans l’image collective du Moyen Âge, se retrouveraient ainsi dans un effort commun pour redresser un peu le bilan. Peut-être le terme »thalassocratie« fournit-il le tertium néces-saire pour que la comparaison historique puisse se faire. Il serait alors un outil intellec-tuel qui servirait à mettre en œuvre la comparaison.

L’autre emploi du terme, nous l’appellerons ›analytique‹, va encore un peu plus loin. Plutôt que de désigner des formations politiques à caractère maritime, le terme »thalas-socratie« servirait alors à poser la question de savoir s’il peut exister un pouvoir fondé essentiellement sur la mer, et quelles formes il revêtirait. Cette stratégie de recherche, si elle va au-delà de la description comparatiste, est aussi plus étroite: le terme »thalas-socratie« porterait désormais exclusivement sur les formes de domination de l’espace maritime qui, du fait d’être basées sur la mer, sont fondamentalement différentes de celles qui sont principalement basées sur la terre ferme. (Voici d’ailleurs une méta-phore mal tournée: l’image du pouvoir qui doit toujours être ›basé‹ sur quelque chose de ferme et solide en dit long sur nos idées.)

Dans ce sens, le terme s’appliquerait avec beaucoup de réserves. Toutes les puissan-ces ayant des navires ne sont pas nécessairement des thalassocraties. Prenons quelques exemples tirés de l’histoire moderne et contemporaine pour ne pas anticiper le débat des médiévistes: les États-Unis actuels ne sont pas qualifiés de thalassocratie, bien qu’ils soient peut-être la plus grande puissance navale de l’histoire. Mais ce n’est ni la Navy ni le contrôle sur les routes maritimes qui font la base de la puissance améri-caine; c’est plutôt – mises à part la culture et l’idéologie – le contrôle d’un vaste terri-toire, bientôt dépeuplé de ses indigènes, très fertile, et, pendant longtemps, hautement technisé. Si l’on applique une définition très étroite, l’Empire britannique lui-même ne serait pas une vraie thalassocratie, car c’est d’abord l’efficacité de son économie agraire qui a fait la force de l’Angleterre du XV

e siècle jusqu’à l’industrialisation. Les Pays-Bas du XVII

e siècle sont peut-être un cas à la limite, vu que la plupart de leurs états, bien que très peuplés et bien aménagés, ne sont vraiment pas à la base de la puis-sance maritime néerlandaise qui a été avant tout le projet de l’oligarchie mercantile de quelques villes de Hollande. Mais la puissance que les Hollandais exerçaient de fait portait sur les îles de l’Inde, et non pas sur les routes maritimes dont ils souhaitaient, en revanche, qu’elles soient libres de toute domination politique – le mare liberum de Grotius.

Qu’en est-il de Venise? Sans doute est-ce une formation politique dont l’appui terri-torial est négligeable, presque inexistant. Aucune pratiquement des conquêtes ultérieu-res de la République ne visèrent le contrôle des arrière-pays des points d’appui

12 Son intervention au Congrès international des sciences historiques (Oslo, 1928) reste le docu-

ment fondateur du comparatisme en histoire: Marc BLOCH, Pour une histoire comparée des so-ciétés européennes, dans: ID., Mélanges historiques, Paris 1963, p. 16–40.

Thalassocraties médiévales 97

conquis. L’objectif était plutôt les routes maritimes qui les reliaient. L’expansion dans le Veneto se fit plusieurs siècles après que Venise fut devenue assez puissante pour conquérir Constantinople et bien d’autres lieux et recoins lointains de la Méditerranée. Vraiment lointains? Évidemment, pendant longtemps Raguse et Candie paraissaient aux Vénitiens moins ›lointaines‹ que Vérone. Les distances se mesurent d’une manière tout à fait différente selon que l’on habite la mer ou la terre. Si Venise constitue donc un cas de thalassocratie dans le sens stricte du terme – hypothèse à discuter! –, elle pose une question tout à fait intéressante. L’emprise vénitienne sur son propre arrière-pays coïncide, on le sait d’après les faits, avec le début du déclin prolongé de la puis-sance méditerranéenne de la République. Alors, pour une thalassocratie, l’acquisition d’une terra ferma ne constituerait pas un renforcement, mais une hypothèque avec de graves répercussions?

Si l’on prend le terme »thalassocratie« pour désigner une culture politique spécifi-quement maritime, quelles en seraient les traits caractéristiques? Un proverbe qui existe en plusieurs langues, dont l’allemand, dit: »l’eau n’a pas de poutres«13. Il faut s’en méfier, on ne peut pas s’y appuyer. Le proverbe a une longue histoire; c’est un des Sept Sages de l’Antiquité grecque, Pittakos de Mytilène, qui le formula ainsi: »pistòn gē, ápiston thálassa«14. La mer se dérobe au calcul, à la prévisibilité, et enfin, à la structure. C’est à raison que ›fluide‹ est une métaphore prisée des historiens des socié-tés sans État15. Pour la thalassocratie en tant que forme politique, cette observation est fondamentale: il est tout simplement impossible de répéter sur la mer ce qu’il est con-venu d’appeler l’›encadrement‹ des campagnes (féodal, paroissial, etc.). Au cours du Moyen Âge central, au premier temps féodal, les populations sont conscientes du fait qu’elles vivent dans un certain endroit et doivent tel cens et tel service à tel seigneur. Elles ont raison d’espérer des miracles de tel saint parce qu’il veille sur l’ouaille de telle église et parce qu’elles doivent payer la dîme à tel prêtre en reconnaissance. Au-delà de cette forêt ou ce ruisseau, ce serait un autre prêtre et un autre saint. Il y a des lieux sur les routes où le péage est perçu16. Sur la mer, on ne construit pas de rues et on ne prélève pas de péages, du moins pas à des lieux fixes ni de manière régularisée. Enfin, l’histoire du sundtold, le péage des détroits danois17, montre qu’il est assez dif-

13 »Wasser hat keine Balken«. 14 Rapporté par, entre autres, Diogène Laërce, Vitae philosophorum I 77, éd. Miroslav MARCOVICH,

Stuttgart, Leipzig 1999, p. 53–54; voir Gerhard FINK, Die griechische Sprache, Munich 1992, p. 25–27.

15 Pour la critique de ce parti pris, voir Georges BALANDIER, Anthropologie politique, Paris 1967, toujours utile.

16 Pour ce tableau, voir les synthèses bâties sur les grandes monographies régionales des an-nées 1970–1980, telles Robert FOSSIER, Enfance de l’Europe, Xe–XIIe siècle. Aspects économi-ques et sociaux, 2 vol., Paris 1982 (Nouvelle Clio. L’histoire et ses problèmes, 17–17bis); ID., La société médiévale, Paris 1991; Jean-Pierre POLY, Éric BOURNAZEL, La mutation féodale, Xe–XIIe siècle, Paris 1980 (Nouvelle Clio. L’histoire et ses problèmes, 16); Dominique BARTHÉLEMY, L’ordre seigneurial (XIe–XIIe siècles), Paris 1990.

17 Voir, à côté de toute une littérature spécialisée en langues scandinaves et en allemand, Nils HYBEL, Bjørn POULSEN, The Danish Resources c. 1000–1550, Leyde 2007 (The Northern World, 34).

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ficile de le prélever même aux rares endroits où la géographie permet de le faire. On ne peut pas dresser de frontières; on ne peut même pas les penser. On ne peut pas cons-truire de châteaux forts: même les plus lourds navires de guerre sont quelque chose de tout à fait différent. Le passage des sociétés occidentales, des structures migrantes aux structures fixes, immobiles, a commencé avec l’agriculture et s’est achevé quand le transfert régulier de villages prit fin au haut Moyen Âge – ce changement, bien que fondamental pour l’histoire continentale, n’a pas d’équivalent en Europe maritime. Enfin les structures sociales, le monde mental, ce que la nouvelle histoire culturelle appelle le »sense of space«, tout cela s’est de plus en plus développé en différentes directions et a fait des zones maritimes des endroits de plus en plus caractéristiques puis marginalisés, jusqu’à ce que les révolutions de l’âge industriel, infrastructurelles et culturelles, y aient mis fin.

Évidemment, tout cela a de graves conséquences pour l’exercice du pouvoir. Un château fort peut servir à son détenteur pendant des siècles, du moins si on a de la chance et qu’il ne s’agit pas de Château-Gaillard. En revanche, même la flotte la plus puissante ne peut contrôler un certain espace avec la même régularité. Il est vrai qu’au haut Moyen Âge, le pouvoir politique sur terre n’était pas lui non plus tellement im-mobile. Mais il y a une grande différence entre la fluidité thalassocratique et la royauté itinérante, même à l’époque carolingienne ou à celles des premiers Capétiens et Otto-niens. La royauté itinérante n’est pas vraiment ambulante mais plutôt décentrée; elle oscille entre un nombre de points d’appui fixes selon les nécessités de l’alimentation et de la présence dans les régions. Bien aménagé, un tel système pouvait tenir pendant de longues périodes. À l’opposé, la perte de quelques positions centrales aurait amené un affaiblissement sérieux ou même la fin du règne.

Il en va tout autrement en mer. D’abord, il n’y a pas de ressources sur lesquelles on peut s’appuyer avec la même assurance que les mines d’argent ottoniennes. Même les produits agricoles, toujours menacés de mauvaises récoltes, demeurent plus fiables. C’était déjà le comble si, pendant un certain temps, on pouvait compter sur les bancs de harengs dans la Baltique18. La vie sur mer, l’exercice de pouvoir sur la mer présup-posent qu’on tienne compte de la contingence. On ne peut guère échapper à la contin-gence, ce que les rois et d’autres grands personnages du haut Moyen Âge – pour ne pas parler des époques plus récentes – avaient au moins tenté de faire en s’établissant dans des régions centrales, tels le Harz ou le Bassin parisien. En fin de compte, un thalasso-crate ne peut se replier nulle part. Les pirates, dans la mer Baltique et sans doute ail-leurs, pouvaient en une seule nuit franchir la mer, gagner une ville portuaire et renver-ser la balance du pouvoir maritime. Ces mêmes pirates ont dû apprendre à leurs dépens que leur système de lieux de repli – système sûrement aussi développé que possible dans les circonstances du moment – devait perdre toute sa valeur lors d’un seul contre-

18 Voir Carsten JAHNKE, Das Silber des Meeres. Fang und Vertrieb von Ostseeheringen zwischen

Norwegen und Italien (12.–16. Jahrhundert), Cologne 2000 (Quellen und Darstellungen zur hansischen Geschichte, nouv. sér. 49).

Thalassocraties médiévales 99

vent19. On dira peut-être qu’il existe néanmoins les ports. L’histoire de Rhodes puis celle de Malte nous enseignent la valeur qu’un port bien fortifié peut conserver pen-dant des siècles. C’est vrai, mais, d’une part, tous les ports ne sont pas bien fortifiés – en Europe du Nord il s’agit souvent de plages et de baies plutôt que de ports bâtis en pierre ou en bois; d’autre part, même le port le plus sûr ne vaut que peu de chose si l’on ne peut plus en sortir, donc, pour être mobile, toutes les contingences maritimes entrent de nouveau en jeu.

Il est probable que ce sont ces contingences qui font que, pour nous autres contem-porains, la thalassocratie est très difficile à saisir sur le plan fondamental, car notre culture, malgré toute la rhétorique autour de la mobilité et de la mondialisation, est en fin de compte très sédentaire. Nous avons du mal à comprendre ce »sens de l’espace« qui ne connaît pas de lieu. Notre »sens de l’espace« est celui qui commence avec les ›encadrements‹ du Moyen Âge et que l’on doit, en premier lieu, à ce chef-d’œuvre mental que l’Église a créé en rendant l’espace constant et homogène. Même sans ces révolutions de l’imaginaire commun, déjà, sur le plan pratique, il est relativement aisé de se localiser sur la terre ferme, c’est-à-dire de savoir retrouver le grand orme de Gi-sors ou le lieu où convergent la Loire et le Cher. Nous savons que les marins, eux aus-si, sont capables de telles prestations, mais cela demande beaucoup d’apprentissage et d’expérience. En outre, le »lieu« n’a que peu d’importance dans leur quotidien vécu et dans leurs cartes mentales, justement parce qu’ils dépendent beaucoup de ces contin-gences déjà évoquées, où l’on se rencontre, où l’on va, où l’on se retrouve. Il n’y a pas de »chez soi«, il n’y a pas d’»ailleurs«, pas au sens local. C’est pourquoi la thalasso-cratie proprement dite n’est pas imaginable géographiquement, et ceux qui la vivent ont une tout autre vision du monde et des rapports spatiaux. Il n’est même pas sûr que le titre de cet article, l’histoire politique des ›espaces maritimes‹, donne justice à ces visions toutes particulières; il est possible que l’espace ne se constitue pas comme étendue mais comme réseau.

Quant à nos deux frères danois, le roi sur terre et le roi sur mer, il faut désormais re-lire leur histoire à la lumière d’un autre récit, celui de Dudon de Saint-Quentin20. Ce premier des grands historiens des Normands avait une perspective du développement du pouvoir viking tout à fait différente. Selon Dudon, chanoine franc des alentours de l’an mil, et ses successeurs – Guillaume de Jumièges le bénédictin, puis au XII

e siècle Benoît le clerc de la cour angevine21 –, les Vikings qui dévastaient les côtes franques n’étaient pas des héritiers enclins à se contenter d’un royaume mi-terrien mi-maritime. C’était ainsi que les Danois du XII

e siècle se racontaient les débuts de leur propre pays. Les Francs, formant leur récit à la base des modèles anciens, se représentent l’activité

19 Pour les synthèses, voir Matthias PUHLE, Die Vitalienbrüder. Klaus Störtebeker und die See-

räuber der Hansezeit, Francfort/M. 1992; Olaf OLSEN, Ufredens hav. En 600 år gammel sørø-verhistorie fra Østersøen, Copenhague 2002.

20 Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normaniae ducum, éd. Jules LAIR, Caen 1865, en particulier chapitre I,1, p. 129.

21 Guillaume de Jumièges, Gesta Normannorum ducum, éd. Elisabeth VAN HOUTS, Oxford 1992–1995; Benoît [de Sainte-Maure], Chronique des ducs de Normandie, éd. Carin FAHLIN, Uppsa-la 1951–1979.

100 Jan Rüdiger

maritime des gens du Nord comme résultat de la misère pure et simple. C’est de la polygynie débridée de ces païens barbares qu’il résulte une surpopulation endémique contre laquelle il n’y a d’autre remède que l’autodécimation. On tire au sort – procédé païen par excellence chez les chroniqueurs médiévaux – et ceux qui perdent sont con-damnés à l’exil, ravageant désormais les côtes de la chrétienté. Naturellement, ils ne peuvent rien s’imaginer de plus beau que de trouver un paysage comme celui de l’embouchure de la Seine: »inculte et déserte, mais très fertile – il n’y faut que des hommes pour la prendre sous l’araire!«22 Ce récit du nouvel Énée marque toujours l’histoire d’une Normandie rapidement colonisée par des gens du Nord, qui étaient pressés de se laisser intégrer dans le monde franc: c’est pourtant une interprétation qui dépend de l’idée que, par principe, la vie maritime est déficitaire et provisoire.

Il serait pourtant téméraire d’écarter la vision ›dudonienne‹, le regard fixé sur la terre ferme tout entière, pour la remplacer par une histoire du Moyen Âge qui consiste-rait en deux moitiés égales, l’une continentale, l’autre maritime – enfin, une vision qui refléterait le partage du vieux roi Ro, car il se pourrait que pour les lecteurs de la chro-nique du XII

e siècle, ce partage ait été juste. Or, il faut pourtant bien garder à l’esprit le contexte dans lequel l’épisode se trouve dans la chronique: c’est le passé païen raconté par un chanoine, un passé qui – semblable à ce qui se passe ailleurs en Europe avec la mise en valeur de l’histoire romaine – est prisé, mais qui appartient à l’époque d’avant la conversion; il ne reviendra donc plus jamais. Il y a une tendance archaïsante, peut-être avec un flair de conservatisme, dans cette invention d’un propre passé. À l’époque où fut rédigée la Chronique, le Danemark était en plein essor agraire, et sa royauté, nouvellement affirmée aux dépens de plusieurs lignées concurrentes, poursuivait une politique résolument ›européenne‹, nouant des alliances avec la Saxe, l’Allemagne souabe puis la France23. En même temps, le chroniqueur anglo-normand Guillaume de Malmesbury nota au sujet du roi Édouard le Confesseur, qui avait vécu une soixantaine d’années auparavant, que celui-ci »se contenta du royaume qu’il avait hérité de ses ancêtres et renonça à la domination outre-mer (transmarinum imperium) comme chose trop laborieuse et trop barbare«24.

Alors, la thalassocratie était-elle en train de passer de mode au cours du Moyen Âge? Peut-être conviendrait-il mieux de parler d’adaptation, de changement. Il est vrai

22 Dudon de Saint-Quentin, De moribus (voir n. 20), p. 166: »terra haec penitus desolata […]

aratro non exercita […] si fuerit frequentia hominum usitata, valde erit fertilis et uberrima…«. Il faudrait citer en intégralité ce cantique double sur la terre et la fille du roi franc que les chefs normands enjoignent à Rollon de ›prendre‹ et féconder toutes les deux à la fois.

23 En français, l’ouvrage de Thomas RIIS, Les institutions politiques centrales du Danemark 1100–1332, Odense 1977 (Odense university studies in history and social sciences, 46), est en-core indispensable. La dernière mise au point d’ensemble est: Ole FENGER, Kirker rejses alle vegne 1050–1250, Copenhague ²2002 (Gyldendal og Politikens Danmarkshistorie, 4).

24 Guillaume de Malmesbury, Gesta regum Anglorum, éd. Roger A. B. MYNORS, Rodney M. THOMPSON et Michael WINTERBOTTOM, Oxford 1998, ch. 259: »avitoque regno contentus transmarinum imperium ut laboriosum et barbarum despuit«.

Thalassocraties médiévales 101

qu’il n’y aurait plus de ›rois marins‹ comme aux IXe et X

e siècles25, ni de civilisations entières circonmarines comme ce ›peuple de la mer du Nord‹ des Ve, VI

e et VIIe siècles

dont nous percevons à peine les contours mais dont, à en croire les anthropologues, la culture était relativement uniforme à tous les bords de la mer, et nettement différente de celle des populations intérieures26. L’époque des Vikings, la première sur laquelle nous soyons assez bien informés, marque peut-être déjà un recul par rapport aux siè-cles antérieurs. Ainsi, l’opinion de Guillaume de Malmesbury, sinon celle de Dudon, à propos de la thalassocratie devenue trop ›barbare‹, pourrait de nouveau être intégrée dans le »grand récit« de l’essor de l’Europe postcarolingienne. Et tout comme dans le cas du Danemark, l’essor agraire du Moyen Âge central contribuait sans doute à une certaine marginalisation de l’Europe maritime, par rapport aux époques antérieures. Il faut dire qu’en aucun cas, tout au long du Moyen Âge, une formation politique ne s’est transformée en thalassocratie – tel que cela s’est produit plusieurs fois dans l’Antiquité et aux temps modernes. À notre avis, il y avait au Moyen Âge des cités comme Venise, ou un ensemble de cités comme la Hanse, qui étaient fortement thalassocratiques dès leur début, et d’autres pays, comme le Danemark et la Norvège qui perdirent leur ca-ractère thalassocratique au cours du Moyen Âge central, pendant que la couronne d’Aragon passa d’une puissance pyrénéenne et espagnole à un empire maritime, sans pour autant perdre son caractère d’origine et son centre de gravité en Catalogne-Val d’Èbre. Cette tendance générale ne constitue pourtant pas tout le tableau. Il y aura toujours, même dans les circonstances nouvelles du Moyen Âge tardif, des phénomè-nes qui ressemblent beaucoup aux thalassocraties antérieures mais dont la signification et la place dans le contexte politique se sont modifiées. L’emprise toujours intensifiée des pouvoirs princiers sur le continent agraire n’atteignait les espaces maritimes que partiellement et par moments. Un contrôle suivi de la mer restait impossible, et le res-serrement politique à terre ne se transférait pas à la mer. Il sera de première importance d’étudier le développement de la paix et du droit marin par rapport aux tendances sem-blables sur le continent – les similitudes, les décalages et les différences. Sans doute, le mouvement de la Paix de Dieu puis celui des princes depuis le XI

e siècle n’avaient aucune équivalence en Europe maritime. Ce n’est qu’au moment où l’usage du droit et des lois s’est généralisé dans les royaumes que l’on voit, en Méditerranée puis dans la Baltique, surgir des tendances vers un droit commun maritime, encore tâtonnant et incomplet.

C’est le temps des hors-la-loi. La mer est pour ainsi dire la terre élue pour ceux qui sont »extra pacem positi«27, mis hors des communautés constituées par une paix qui revêt de plus en plus un caractère territorial. Le repli dans les terres sauvages, les bois et les montagnes, est un cul-de-sac. La mer, en revanche, offre des alternatives, elle accueille de nouveaux venus. »Qu’est-ce qui nous reste, enfin, sinon prendre la mer et

25 Voir Alfred P. SMYTH, Scandinavian Kings in the British Isles 850–880, Oxford 1977; Rory

MCTURK, Studies in Ragnars saga loðbrókar and its major Scandinavian Analogues, Oxford 1991 (Medium aevum Oxford monographs, NS 15).

26 Voir Preben MEULENGRACHT SØRENSEN, Saga og samfund, Copenhague 1977, p. 16–22. 27 Expression selon la donation du roi danois Cnut pour l’église de Lund, 1085, dans: Diplomata-

rium danicum, I 2, Copenhague 1963, n° 21.

102 Jan Rüdiger

habiter parmi les ondes?« – c’est ce que disaient les Slaves victimes des ravages com-mis par les Saxons missionnaires et exacteurs d’impôts dans la chronique de Helmold de Bosau au milieu du XII

e siècle. »Quelle est notre faute si, chassés de la patrie, nous harcelons la mer28?« Grâce au terme romain bienvenu de »pirata«, les princes et leurs historiographes réussirent à faire reculer la concurrence thalassocratique autant que possible, pas seulement sur le plan politique et militaire, mais aussi sur le plan idéolo-gique et mental. Or, l’histoire ultérieure de la piraterie, devenue trop fameuse sous son aspect des XVII

e et XVIIIe siècles, nous fait facilement oublier que les thalassocrates du

Moyen Âge tardif étaient souvent plus que de simples pirates. On pourrait plutôt les voir comme des représentants d’une culture politique complémentaire qui pouvaient très bien d’une manière ou d’une autre, exister en symbiose avec les formations ter-riennes. Bien souvent, ce ne sont justement pas les ›desperados‹ qui deviennent les piratae les plus célèbres, les plus chanceux. C’est presque comme si, dans les luttes entre partis et factions aristocratiques, la mer s’offrait aux vaincus du jour comme zone de repli temporaire d’où ils pourraient ressortir le moment venu. De plus, on a souvent l’impression que la chasse à ce genre de participants au jeu politique, devenus thalas-socrates par nécessité, ne se poursuit pas avec assez d’engagement de la part des vain-queurs. Ne représentent-ils pas toujours un pouvoir sur lequel on pourrait compter, de possibles futurs alliés? Les vrais ennemis, ceux qui ont perdu le jeu à tout jamais, se-ront tracassés et tués sans pardon. Ce n’est pas le cas des autres, momentanément mis hors jeu mais qui, dans des conditions différentes, pourraient un jour rentrer, consti-tuant une sorte de ressource, voire une alternative politique. Il y a, dans l’histoire nor-dique tout comme dans celle de la Méditerranée, bon nombre d’exemples de cette complémentarité29.

Pour résumer, il existe deux acceptations possibles du terme, selon que l’on veut employer »thalassocratie« comme outil de la recherche en historie médiévale: l’une, appelée ici méthode descriptive, vise à faciliter l’approche comparative aux différents côtés de l’Europe maritime. Pour la Méditerranée, c’est l’occasion de sortir des dis-cours ›méditerranéistes‹ souvent quelque peu repliés sur eux-mêmes, de se détacher de son caractère unique du berceau de toutes sortes de civilisations et, avec toute la pré-caution requise, de carrefour des transferts culturels. Ce serait le comparatisme à la manière de Marc Bloch. L’autre acceptation, appelée ici méthode analytique, demande-rait une approche bien plus étroite. Elle porterait sur les spécificités d’un pouvoir poli-

28 Helmold de Bosau, Chronica Slavorum, éd. Bernhard SCHMEIDLER, Hanovre ³1937

(Monumenta Germaniae Historica, Script. rer. Germ. in us. schol., 32), chap. 84, p. 161: »Quid igitur restat, quam ut obmissis terris feramur in mare et habitemus cum gurgitibus? Aut quae culpa nostra si pulsi patria turbaveriomus mare…?«

29 Pour n’en citer qu’un: la Compagnie catalane, issue des événements autour de la conquête de la Sicile angevine par l’Aragon en 1283 et qui s’établit ensuite comme pouvoir marin quasi auto-nome en Égée, entre Byzance et les principautés franques de la Grèce; voir, entre autres, María Teresa FERRER I MALLOL et al. (dir.), L’expansió catalana a la Mediterrània a la baixa edat mit-jana, Barcelona 1989 (Anuario de estudios medievales/Anejos, 36); Peter LOCK, The Franks in the Aegean 1204–1500, Londres 1995; David AGUSTÍ, Los Almogávares. La expansión mediterránea de la corona de Aragón, Madrid 2004; Ernest MARCOS HIERRO, Almogàvers: la història, Barcelone 2005.

Thalassocraties médiévales 103

tique qui non seulement s’étend sur les espaces maritimes, mais qui s’y concentre et s’en contente. Ce serait, à notre avis, plutôt une enquête qui va dans le sens de l’appel à l’»anthropologie politique« que Jacques Le Goff a fait jadis30. Nous avons ainsi tenté ici d’initier le débat autour de ces questions31.

30 Notamment en intitulant la quatrième partie de son fameux recueil d’articles: L’imaginaire

médiéval, Paris 1985, »Vers l’anthropologie politique«; l’expression s’y retrouve (p. 348) dans le cadre de son article »L’histoire politique est-elle toujours l’épine dorsale de l’histoire?«.

31 Avec le congrès »Medieval Thalassocracies: Kingdoms of the Northern Seas« qui s’est déroulé à l’université de Gotland, à Visby, en septembre 2005, suivi par un atelier au château de Got-torp à Schleswig en février 2008; dans le cadre du 48e Historikertag à Berlin en octobre 2010, j’ai organisé, conjointement avec Nikolas Jaspert, une section vouée aux thalassocraties médié-vales.

PHILIPPE SÉNAC

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière

dans l’Espagne médiévale (VIIIe–XIII

e siècle)

Sans doute avivée par les nombreux bouleversements territoriaux qui firent suite à la guerre froide, à l’effondrement du mur de Berlin ou à l’éclatement de l’ancienne You-goslavie, la question de la frontière a connu ces dernières décennies un très vif regain d’intérêt en Europe. Célébré par de nombreux colloques, ce thème de recherche a en effet été abordé non seulement par des historiens, mais également par des géographes et des sociologues dans le cadre d’une réflexion plus globale concernant les limites et le phénomène des discontinuités1. Nulle part cependant la question de la frontière n’a connu autant de succès qu’en Espagne, en particulier après 1976 et la loi sur les auto-nomies. Pour la période médiévale, un essai de synthèse réalisé en 1995 avec André Bazzana et Pierre Guichard lors d’un colloque de la série »Castrum« nous avait conduit à comptabiliser plus d’un millier d’ouvrages et d’articles relatifs à la frontière dans la péninsule Ibérique2, et ce volume s’est encore accru, en particulier à la suite de la publication de plusieurs thèses comme celle d’Eduardo Manzano Moreno, »La frontera de al-Andalus en época de los omeyas« (1991), de Philippe Sénac, »La fron-tière et les hommes du VIII

e au XIIe siècle« (1997), celle de Pascal Buresi, »La frontière

entre chrétienté et islam dans la péninsule Ibérique du Tage à la sierra Morena de la fin du XI

e au milieu du XIIIe siècle« (2000) ou encore, pour des périodes plus anciennes,

celle de Céline Martin sur »La géographie du pouvoir dans l’Espagne wisigothique« (2000)3.

1 Voir en particulier Laurent CARROUE, Paul CLAVAL, Guy DI MEO, Limites et discontinuités en

géographie, Paris 2002. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler la définition du mot »frontière« que donnait Michel FOUCHER, L’invention des frontières, Paris 1986 (Les sept épées, 41), p. 59: »Les frontières sont d’abord l’enveloppe continue d’un ensemble spatial, d’un État, qui a atteint suffisamment de cohésion politique interne et d’homogénéité économique pour que les clivages principaux ne traversent plus l’intérieur du territoire et la collectivité humaine, mais aient été rapportés, par changement d’échelle, en position limite… Les frontières sont dans le même temps un plan de séparation-contact ou, mieux, de différenciation des rapports de conti-guïté avec d’autres systèmes politiques, qui ne sont pas forcément de même nature ni du même degré d’élaboration«.

2 André BAZZANA, Pierre GUICHARD, Philippe SÉNAC, La Frontière dans l’Espagne médiévale, dans: Jean-Michel POISSON (dir.), Castrum IV. Frontière et peuplement dans le monde méditer-ranéen au Moyen Âge, Rome, Madrid 1992 (Collection de la Casa de Velázquez, 38), p. 35–59.

3 Eduardo MANZANO MORENO, La frontera de al-Andalus en época de los omeyas, Madrid 1991 (Biblioteca de historia, 9); Philippe SÉNAC, La frontière et les hommes (VIIIe–XIIe siècle). Le peuplement musulman au nord de l’Èbre et les débuts de la reconquête aragonaise, Paris 2000; Pascal BURESI, La frontière entre chrétienté et islam dans la péninsule Ibérique du Tage à la sierra Morena (fin XIe–milieu XIIIe siècle), Paris 2004; Céline MARTIN, La géographie du pou-

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière 105

Cet engouement croissant pour la notion de »frontière« ne s’explique pas seulement par des raisons circonstancielles ou politiques, comme la question basque ou le particu-larisme catalan. Il s’explique principalement par le fait que toute la péninsule Ibérique fut une terre de frontière et que cette notion résume parfaitement l’histoire médiévale de l’Espagne comme l’avait déjà suggéré un livre d’Angus Mackay intitulé »Spain in the Middles Ages« et sous-titré »From Frontier to Empire«4. De fait, depuis la conquête arabo-berbère du début du VIII

e siècle jusqu’à la chute de l’émirat nasride de Grenade en 1492, toute l’histoire de la péninsule Ibérique fut celle d’un front mouvant opposant deux forces, voire deux civilisations, l’islam et la chrétienté. Cette spécificité hispanique s’est affirmée à l’époque du franquisme, à la suite d’un livre publié en 1954 sous le titre »El concepto de España en la Edad Media«, dans lequel José Antonio Maravall affirmait qu’aucune histoire médiévale en Europe n’était semblable à celle de l’Espagne. Il avançait ainsi que »probablement il n’existe aucun pays où s’est produit un fait aussi extraordinaire que celui qu’on appelle généralement une grande partie du Moyen Âge« et, un peu plus loin, »il n’existe rien […] en Europe qui soit comparable à la Reconquista espagnole«5.

Le thème de la frontière continue de susciter beaucoup d’intérêt comme le montre le libellé d’une récente question d’agrégation d’histoire intitulée »Les relations des pays d’islam avec le monde latin (milieu Xe–milieu XIII

e siècle)«, un colloque organisé à Madrid et Tolède en 2001 sur »Identidad y representación de la frontera en la España medieval (siglos XI–XIV)«, ou encore l’ouvrage récent de José Rodríguez Molina, »La vida de moros y cristianos en la Frontera«, publié en 20076, et enfin le titre d’un collo-que organisé par la fondation Sánchez Albornoz à León à la fin de l’année 2007, »Cris-tianos y Musulmanes en la península ibérica: la guerra, la frontera y la convivencia«7. Les combats et les relations entretenues pendant la ›reconquête‹ continuent de faire l’objet de recherches universitaires, comme celles menées par Miguel Ángel Ladero Quesada, Carlos de Ayala Martínez ou Francisco García Fitz, mais, sous l’effet du

voir dans l’Espagne wisigothique, Lille 2003 (Histoire et civilisations, 861). Voir aussi le vo-lume de Klaus HERBERS, Nikolas JASPERT (dir.), Grenzräume und Grenzüberschreitungen im Vergleich. Der Osten und der Westen des mittelalterlichen Lateineuropa, Berlin 2007 (Europa im Mittelalter, 7).

4 Angus MACKAY, Spain in the Middles Ages. From Frontier to Empire, London 1977. 5 José Antonio MARAVALL, El concepto de España en la Edad Media, Madrid 31981 (Colección

estudios politicos, 2), p. 249–250: »probablemente no hay otro país en el que se dé un hecho tan extraordinario como el que representa aquel que, llenando todo el periodo de nuestra Edad Media, se ha llamado ›la Reconquista‹«; et »Nada hay […] que se parezca en Europa a la Re-conquista española«. Cette idée reprend celle formulée quelques années plus tôt par Ramon MENÉNDEZ PIDAL, La España del Cid, Madrid 1929, vol. 1, p. 73, qui présente »la idea re-conquistadora como definición de nuestra Edad Media«.

6 José RODRÍGUEZ MOLINA, La vida de moros y cristianos en la frontera, Alcalá de Henares 2007 (Colección almayar, 2).

7 Cristianos y musulmanes en la Península ibérica: la guerra, la frontera y la convivencia. XI congreso de estudios medievales, 2007, León 2009. De manière très suggestive, l’histoire des communautés juives pendant la Reconquête vient même d’être abordée au travers du thème de la frontière par Jonathan RAY, The Sephardic Frontier. The Reconquista and the Jewish Community in Medieval Iberia, New York 2006.

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succès des enquêtes archéologiques et des études concernant al-Andalus, il semble que les travaux aient évolué vers des problématiques à la fois plus matérielles et plus socia-les.

Il serait à la fois impossible et fastidieux de dresser ici un bilan exhaustif de tous les travaux relatifs à la frontière dans l’Espagne médiévale comme au Portugal, récem-ment éclairé par les études de Stéphane Boissellier et de Christophe Picard8, et l’objectif des pages qui suivent consistera plutôt à tenter une synthèse des recherches les plus récentes tant du côté chrétien que du côté musulman de la frontière pour pro-poser finalement quelques thèmes de recherche encore peu ou mal explorés. Pour cela, je centrerai mon propos sur les périodes antérieures à l’émergence d’une limite fronta-lière semblable à celle que connurent les époques moderne et contemporaine, c’est-à-dire vers le milieu du XIII

e siècle lorsque Castillans et Nasrides se trouvent face à face, en accordant une attention particulière aux régions que je connais le mieux, c’est-à-dire l’ensemble de la vallée de l’Èbre, des confins de la Castille à la Méditerranée.

LA FRONTIÈRE ET SES NOMS

Du côté musulman, les controverses qui opposèrent autrefois Joaquin Bosch Vila et Husayn Monés se sont tues et on admet généralement que le terme le plus communé-ment employé par les auteurs arabes pour désigner les périphéries d’al-Andalus était le mot »ṯaġr« (pl. »ṯuġūr«). L’époque omeyyade en connaissait trois: la Marche infé-rieure, dont le chef-lieu était Mérida, la Marche moyenne, dont le chef-lieu fut transfé-ré en 936 de Tolède à Medinaceli, et enfin la Marche supérieure, qui se développait autour de Saragosse. La date à laquelle cette partition de l’espace apparut est mal définie dans la mesure où le mot »ṯaġr« est généralement utilisé par des auteurs large-ment postérieurs aux événements qu’ils relatent. Tout porte cependant à considérer que cette appellation surgit sous l’effet d’une résistance ennemie ou d’une pression inverse, c’est-à-dire non pas du temps de la conquête mais vers la fin du VIII

e siècle, en particu-lier après les offensives franques sur Barcelone, Lérida et Huesca, et après le raid d’Alphonse II des Asturies sur Lisbonne en 798. Il s’agissait alors non pas de frontières linéaires, mais de frontières zonales, la notion de limite dans al-Andalus comme dans le reste du monde arabo-musulman étant inconnue. Sans doute le géographe al-Masʿūdī précise-t-il au milieu du X

e siècle que »de nos jours, en 332/943, la marche-frontière des musulmans, à l’Est de l’Espagne, passe à Tortose sur la côte de la Méditerranée, puis du même côté, en tirant vers le Nord, à Fraga, qui est [bâtie] sur une rivière et

8 Stéphane BOISSELLIER, Naissance d’une identité portugaise. La vie rurale entre Tage et Gua-

diana, de l’islam à la Reconquête (Xe–XIVe siècles), Paris 1999; ID., Le peuplement médiéval dans le sud du Portugal: constitution et fonctionnement d’un réseau d’habitats et de territoires (XIIe–XVe siècles), Paris 2003; Christophe PICARD, Le Portugal musulman (VIIIe–XIIIe siècle). L’Occident d’al-Andalus sous domination islamique, Paris 2000.

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière 107

enfin à Lérida«9. Mais ceci révèle surtout qu’il existait autant de frontières que de villes fortifiées, un peu comme en Orient avec les ʿawāṣim dressées face à Byzance. La conquête n’avait pas de limite et ce n’est que longtemps après les premiers revers musulmans que l’on vit surgir des mentions de bornes destinées à expliquer l’échec des combattants: ainsi, selon plusieurs auteurs comme az-Zuhrī, Ibn al-Aṯīr et al-Ḥimyarī, Mūsā b. Nuṣayr aurait trouvé en entrant en Gaule un temple ou une statue avec une inscription en arabe dont le texte disait: »fils d’Ismāʿīl, faites demi-tour. Vous ne pou-vez aller plus loin. Je vous en donnerai l’explication si vous me le demandez, mais si vous ne rebroussez pas chemin, vous vous entretuerez jusqu’à la fin des siècles«10. Une évolution se fait cependant jour à partir de la seconde moitié du XIII

e siècle, sous l’effet de la pression castillane, lorsque les sources arabes empruntent aux chrétiens le mot »frontière« sous la forme farantīra. Avec l’émergence de l’émirat nasride, on passe alors d’une frontière zonale à une ligne fortifiée, en particulier du temps du sultan Muḥammad V (1354–1391). Il n’est cependant pas impossible que l’idée d’une ligne de défense conçue comme un limes soit plus ancienne comme le suggèrent certains passages du Tibyān où l’émir ʿAbd Allāh de Grenade cherche à édifier une ligne défen-sive hérissée de ḥuṣūn face à Alméria.

Les choses sont plus complexes du côté chrétien. Au point de départ de l’évolution sémantique figure la monarchie wisigothique dans laquelle, selon Céline Martin, les textes latins de ce temps emploient alors les termes de »fines« (au pluriel), de »confi-nium«, plus rarement celui de »clausura«, en particulier dans les zones de montagnes.

9 Al-Masʿūdī, murūǧ aḏ-ḏahab wa maʿādin al-ǧawhar/Les prairies d’or, éd./trad. Charles BARBIER

DE MEYNARD, Abel PAVET DE COURTEILLE, Charles PELLAT, vol. 1, § 403, Beyrouth 1966/Paris 1962, p. 193 (éd. arabe), p. 147 (trad. française).

10 Évariste LÉVI-PROVENÇAL, La péninsule Ibérique au Moyen Âge d’après le kitāb ar-rawḍ al-miʿṭār fī ḫabar al-aqṭār d’Ibn ʿAbd al-Munʿim al-Ḥimyari, Leyde 1938, p. 34; az-Zuhrī, kitāb al-ǧaʿrāfiyya, texte arabe publié par Mohamed HADJ-SADOK, dans: Bulletin d’études orienta-les XXI (1968), p. 230: »À Narbonne se trouvait une statue sur laquelle était écrit: fils d’Ismāʿīl, faites demi-tour. Vous ne pouvez aller plus loin. Je vous en donnerai l’explication si vous me le demandez, mais si vous ne rebroussez pas chemin, vous vous entretuerez jusqu’à la fin des siècles [trad. PS]«. La version d’Ibn al-Aṯīr est très proche: »Moûsa alla conquérir Sa-ragosse et les villes qui en dépendent; puis il pénétra dans le pays des Francs, où il parvint jus-qu’à une vaste plaine déserte, mais où se trouvaient des monuments, entre autres une idole de-bout, sur laquelle étaient gravés ces mots: Fils d’Ismāʿīl, c’est ici votre point extrême, et il vous faut retourner. Si vous me demandez à quel lieu vous retournez, je vous répondrai que c’est aux discussions relativement à ce qui vous concerne, si bien que vous vous couperez la tête les uns les autres, ce qui a eu lieu déjà [trad. PS]«. Annales du Maghreb et de l’Espagne, dans: Revue africaine 224/1er trimestre (1897), p. 18. Ibn Iḏārī reprend également cette version: »Moûsa arriva jusqu’à une statue portant écrit sur sa poitrine: fils d’Ismâʿīl, c’est ici votre point extrême. Si vous me demandez où vous retournerez, nous vous apprendrons que c’est à des discussions entre vous, si bien que vous vous couperez le cou les uns aux autres«. Al-Bayano’l-Mogrib (al-bayān al-muġrib), Histoire de l’Afrique et de l’Espagne traduite et annotée par Edmond FAGNAN, vol. 2, Alger 1904, p. 25. Al-Ḥimyarī évoque aussi cette tradition: »Mūsā ibn Nuṣayr […] s’enfonça donc dans le pays d’Ifranǧa et finit par arriver dans une vaste région de plaine, rem-plie de vestiges antiques. Il y trouva un grand temple qui se dressait à la manière d’une colonne et qui portait, gravée en arabe, une inscription, dont le texte, qu’on lut, disait: ›vous voici, ô fils d’Ismāʿīl, parvenus au terme de votre avance! Retournez-vous en‹ [trad. PS]«.

108 Philippe Sénac

Elle ajoute que la frontière dans la monarchie wisigothique était plus zonale que li-néaire11, même si les recherches archéologiques récentes, dans le massif des Albères, en Navarre et dans les Asturies suggèrent plutôt l’existence de lignes de forteresses.

LA FRONTIÈRE CATALANE

Quelques décennies plus tard, avec l’apparition de petites principautés chrétiennes dans le nord de la Péninsule et l’expansion franque au-delà des Pyrénées, les termes employés par les sources latines traduisent une évolution sensible. Ainsi, en Catalogne, les travaux de Michel Zimmermann ont montré que le vocable le plus fréquemment employé était celui de »marca«. Il s’agissait alors tout au long des IX

e et Xe siècles

d’une frontière zonale (marca hispanica) qui avait elle-même ses limites en fonction de la proximité des musulmans (in extremis finibus marchiarum contra Ispaniam). Il s’agissait d’un espace désert, seulement fréquenté par des renégats, des païens, des aventuriers, des esclaves en fuite et des vagabonds souvent qualifiés de »maligni ho-mines«. Terre de danger, cet espace devint cependant une terre attractive, une zone pionnière où la mise en valeur des terres était synonyme de liberté. La thèse d’Henri Dolset, soutenue à Toulouse en 2004, a révélé que le mot »frontera« n’y était pas com-plètement inconnu mais qu’il désignait une voie servant de confront, une berge de rivière, ou, aux XI

e et XIIe siècles, le rivage de la mer. Le mot ne désignait jamais les

terres placées au voisinage des musulmans et, dans un cas seulement, »frontière« figure comme limite de territoire (frontera de sua terra), en 1057, dans une liste de griefs formulée par le comte Raimond Bérenger Ier de Barcelone contre Guillem II de Besalu12.

LA FRONTIÈRE DANS LA MONARCHIE DE PAMPELUNE

Plus à l’ouest, dans les terres soumises à la monarchie de Pampelune, en Aragon et en Navarre, les documents latins emploient parfois le mot »limes«, parfois encore le mot »extrematura« pour désigner les terres faisant face au domaine soumis à l’islam, et c’est en 1059, pour la première fois dans l’ensemble de l’Occident chrétien, que surgit le mot »frontière« dans le testament du roi Ramire Ier, lorsque celui-ci emploie l’expression »castros de fronteras«. J’ai montré dans plusieurs articles que l’usage du mot était réduit puisqu’on ne le retrouve que neuf fois entre 1059 et 1209, tantôt au

11 Céline MARTIN, in confinio externis gentibus. La percepción de la frontera en el reino visigodo,

dans: Studia Historica, historia antigua 16 (1998), p. 267–280. 12 Michel ZIMMERMANN, Le concept de »Marca Hispánica« et l’importance de la frontière dans

la formation de la Catalogne, dans: Philippe SÉNAC (dir.), La Marche supérieure d’al-Andalus et l’Occident chrétien, Madrid 1991 (Publications de la Casa de Velázquez. Série archéolo-gie, 15), p. 29–47; Henri DOLSET, Frontière et pouvoir en Catalogne médiévale. L’aristocratie dans l’ouest du comté de Barcelone (début du Xe–milieu du XIIe siècle), thèse inédite, université de Toulouse 2-Le Mirail 2004, t. 1, p. 29.

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière 109

singulier (frontera, fronteram, frontaria, frontarie) tantôt au pluriel (fronteras de mau-ros). Réservé au souverain, le terme se rapporte alors à un front mobile et son usage se déplace à mesure que la reconquête progresse vers le sud. De manière très suggestive, frontera n’est jamais employé pour désigner les limites du royaume aragonais avec la Castille, la Navarre ou les comtés catalans et c’est donc face à l’islam, dans un moment de tension militaire, que naquit en Occident le mot »frontière«13.

LA FRONTIÈRE CASTILLANE

Paradoxalement, l’emploi du terme est plus tardif en Castille et dans l’Estrémadure. La question de la frontière avait été abordée par Jean Gautier Dalché dans un article consacré à la »Chronica Adefonsi Imperatoris«, puis par Jean-Pierre Molénat à l’occasion du huitième centenaire de la bataille d’Alarcos (1195). Selon ces auteurs, il n’existait pas alors de frontière précise courant à travers les plateaux de l’Estrémadure et de la nouvelle Castille. Il s’agissait au XII

e siècle d’un front militaire mouvant, lié aux aléas des combats. La frontière n’était pas matérialisée par des ouvrages fortifiés et on utilisait alors seulement pour désigner les bornes des terres soumises aux chrétiens les mots »fines«, »extremitas« ou »extremum«. Buresi situe à une date assez tardive, 1171, la première mention du terme, à deux reprises, dans un fuero octroyé par l’archevêque Cerebrun de Tolède et dans une donation du roi Ferdinand II à l’ordre de Santiago. Le terme se rapporte non pas à une ligne fortifiée, mais à une zone instable, liée aux progrès ou au revers des Castillans face aux Almohades14.

En résumé, il semble donc que les études consacrées à la frontière du côté chrétien révèlent que celle-ci constituait une réalité à géométrie variable et qu’une évolution

13 Philippe SÉNAC, Frontière et Reconquête dans l’Aragon du XIe siècle, dans: ID. (dir.), Fron-

tières et espaces pyrénéens au Moyen Âge, Perpignan 1992, p. 47–60; ID. (en collaboration avec André BAZZANA), Frontières, peuplement et ›reconquête‹ dans la péninsule Ibérique au Moyen Âge, dans: Cahiers de Commarque (1995), p. 103–124; ID., Islam et chrétienté dans l’Espagne du haut Moyen Âge: la naissance d’une frontière, dans: Studia Islamica 89 (1999), p. 89–105; ID., La frontière aragonaise aux XIe et XIIe siècles: le mot et la chose, dans: Cahiers de Civilisation médiévale 42 (1999), p. 259–272; ID., »Ad castros de fronteras de mauros qui sunt per facere«, dans: Carlos DE AYALA MARTINEZ, Pascal BURESI, Philippe JOSSERAND (dir.), Identidad y representación de la frontera en la España medieval (siglos XI–XIV), Madrid 2001 (Collection de la Casa de Velázquez, 75), p. 205–221; ID., Frontières et reconquêtes dans la péninsule Ibérique (XIe–XIIe siècles), dans: Jean-Christophe ROMER (dir.), Face aux barbares. Marches et confins d’empires de la Grande Muraille au rideau de fer. Cycle de conférences 2001–2002 du Centre d’études d’histoire de la défense, Paris 2004, p. 31–52.

14 Jean GAUTIER-DALCHE, Islam et chrétienté en Espagne au XIIe siècle. Contribution à la notion de frontière, dans: Hespéris-Tamuda XLVI (1959), p. 183–217; Jean-Pierre MOLENAT, Les di-verses notions de »frontière« dans la région de Castilla la Mancha au temps des Almoravides et des Almohades, dans: Actas del congreso internacional del VIII centenario de la batalla de Alar-cos, éd. Ricardo Izquierdo BENITO, Francisco Ruiz GOMEZ, Cuenca 1996 (Estudios/Universidad de Castilla-La Mancha, 37), p. 15–24; Pascal BURESI, Nommer, penser les frontières en Espa-gne aux XIe–XIIIe siècles, dans: DE AYALA MARTINEZ, BURESI, JOSSERAND (dir.), Identidad y representación de la frontera (voir n. 13), p. 51–74.

110 Philippe Sénac

commune se dessine: d’abord perçue comme un espace refuge peuplé de marginaux (VIII

e–IXe siècles), la frontière devient ensuite un espace de concentration démographi-

que (Xe–XI

e siècles) et enfin un front militaire qui se déplace progressivement et par saccades vers le sud au gré de la reconquista. L’existence de phases de reculs territo-riaux ou de poches de résistance en rend la cartographie complexe, et, malgré les ef-forts de Flocel Sabaté et de Javier Mestre dans leur »Atlas de la reconquista. La fronte-ra peninsular entre los siglos VIII y XV« (1998), il reste impossible de cartographier dans le détail l’évolution des limites entre chrétiens et musulmans dans la Péninsule. La frontière et son nom résument donc bien toute l’histoire de l’Espagne chrétienne, mais la localisation des premières mentions du mot demeure une source d’interrogation: au regard des progrès territoriaux enregistrés par les Castillans (prise de Tolède en 1085) et de la précocité des combats contre les musulmans en terre cata-lane (mort du comte Guifré de Barcelone en 897), on comprend mal pourquoi le terme »frontera«, dans le sens de »front« faisant face aux musulmans, apparut d’abord en Aragon au milieu du XI

e siècle, puis seulement en Catalogne et en Castille au milieu et à la fin du XII

e siècle.

LES HOMMES DE LA FRONTIÈRE

Le deuxième thème de recherche ayant fait l’objet d’une attention particulière ces dernières années concerne les sociétés de la frontière. Du côté chrétien, l’étude de ces sociétés n’a guère connu de profonds bouleversements depuis les travaux menés par les historiens anglo-saxons et bien résumés par la belle expression de Elena Lourie reprise par James P. Powers »a society organized for war«15. Pour ces historiens, comme pour les médiévistes espagnols tels que Angel García de Cortazar ou Pascual Martínez Sopeina, toutes les activités se développant sur les confins méridionaux des principautés chrétiennes faisant face au domaine de l’islam, à commencer par le royaume de Castille, étaient liées à la reconquête, avec une attention toute particulière pour les milices, les ordres militaires et le thème du caballero villano. Ces questions ont été reprises d’un colloque organisé à Saragosse en 1992, sous le nom de »Las sociedades de frontera en la España medieval«16, où la plupart des communications ont souligné l’omniprésence de la guerre dans la vie de la frontière; ainsi, dans la région de Teruel, en 1232, à Belmonte, une charte de peuplement oblige les paysans à participer trois fois par an à la guerre en terre islamique. D’autres travaux plus récents, comme

15 Elena LOURIE, A Sociey Organized for War: Medieval Spain, dans: Past and Present 35 (1966),

p. 54–76; James F. POWERS, A Society Organized for War: The Iberian Municipal Militias in the Central Middle Ages, 1000–1284, Berkeley 1988. On mentionnera également: Robert BARTLETT, Angus MACKAY (dir.), Medieval Frontier Societies, Oxford 1989.

16 Las sociedades de frontera en la España medieval, Saragosse 1993. Peu de temps après, l’université de Saragosse organisait une nouvelle rencontre centrée sur les bouleversements terri-toriaux et sociaux survenus en terre de frontière: Juan Fernando UTRILLA, Carlos LALIENA (dir.), De Toledo a Huesca. Sociedades medievales en transición a finales del siglo XI (1080–1100), Saragosse 1998.

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière 111

ceux de Carlos Laliena Corbera concernant l’Aragon, ont révélé que la frontière avait été du XI

e au XIIIe siècle, le lieu d’une convergence d’intérêts: le roi y voyait un moyen

d’affirmer sa légitimité tout en détournant vers l’infidèle les revendications féodales; les seniores y trouvaient un moyen de conquérir de nouvelles terres et des richesses; le clergé y discernait aussi un moyen d’obtenir des biens et d’affirmer sa place en déve-loppant l’idée de guerre sainte; et, par le biais de chartes de franchises, de la Catalogne au Portugal, la paysannerie y trouve un moyen d’affirmer sa liberté juridique à une époque où, dans les vieilles terres du nord se développe le servage17.

Du côté musulman, dans le sillage d’un bel article de Pedro Chalmeta consacré au concept de »ṯaġr« – dans lequel l’auteur souligne la spécificité des zones de frontière, tant d’un point de vue fiscal que militaire, culturel et social18 –, de nombreuses enquêtes se sont développées pour souligner le caractère distinct de ces sociétés de frontière, et l’accent a récemment été mis sur trois aspects.

UNE FRONTIÈRE OUVERTE AUX ÉCHANGES

Le premier réside dans le fait que ces sociétés de frontière ne formaient pas des mondes clos et qu’elles entretenaient de nombreux contacts avec l’ennemi, au-delà de tout clivage politique ou religieux. Sans doute ne faut-il pas accentuer immodérément ces relations dans la mesure où elles furent parfois dictées par des motifs diplomatiques ou militaires et que les emprunts à l’autre s’opérèrent souvent par des voies détournées. Ainsi, dans le domaine linguistique, les nombreux emprunts à l’arabe que l’on voit figurer dès le X

e siècle dans les sources navarraises ou castillanes, tels que amirate, aldea, aliala, almud, alfitna, almunia, alferez, alfethna, furent la plupart du temps transmis par des populations mozarabes réfugiées en terre chrétienne. Il n’empêche que de nombreux liens existaient de part et d’autre de la frontière et que celle-ci ne constituait pas une barrière imperméable. Dans plusieurs articles et dans un livre consacré aux »Carolingiens et al-Andalus (VIII

e–IXe siècles)«, j’ai essayé de montrer

qu’au-delà des relations passées entre États, des liens fréquents unissaient les grandes familles des confins, et c’est probablement dans la Marche supérieure que les indices de ces contacts sont les plus nombreux.

Ils furent parfois engagés à l’initiative de chefs arabes révoltés contre Cordoue, comme Sulaymān b. al-Aʿrābī qui se rendit en 777 en Saxe pour solliciter l’appui du roi Charles, mais surtout de chefs muwallades désireux d’acquérir leur autonomie. Ainsi, à l’extrême fin du VIII

e siècle, en 798, un certain Bahlūl b. Marzūq se rendit à Toulouse pour préparer une offensive franque dans la vallée de l’Èbre, et, quelques années plus tard, un autre chef muwallade, ʿAmrūs, proposa une alliance à Charlemagne

17 Carlos LALIENA, La formación del Estado feudal. Aragón y Navarra en la época de Pedro I,

Huesca 1996 (Colección de estudios altoaragoneses, 42). 18 Pedro CHALMETA, El concepto de thaghr, dans: Philippe SÉNAC (dir.), La Marche supérieure

d’al-Andalus et l’Occident chrétien (voir n. 12), p. 15–27.

112 Philippe Sénac

contre l’émir omeyyade de Cordoue19. Dans un bref passage du »kitāb tarṣīʿ al-aḫbār«, le chroniqueur al-ʿUḏrī rapporte également que le chef muwallade Furtūn b. Muḥammad s’allia avec le roi de Pampelune Sancho Garcés Ier et qu’il combattit à ses côtés contre l’émir ʿAbd ar-Raḥmān III pendant la campagne de Mitonia, en 91820. Vers la même époque, son frère ʿAmrūs b. Muḥammad s’alliait avec Sancho Garcés Ier et le comte Bernard de Pallars, pour attaquer d’autres musulmans21. Des sources telles que le »Codex Rotense«, composé à la fin du X

e siècle dans la Rioja révèlent surtout que de fréquentes alliances matrimoniales unissaient musulmans et chrétiens au cours des IX

e et Xe siècles: Iñiga, la fille du roi de Pampelune Fortún Garcés épousa ainsi l’émir

ʿAbd Allāh et quelques années plus tard le gouverneur Muḥammad aṭ-Ṭawīl prenait pour femme Domna Sanzia, la fille du comte aragonais Aznar Galindez II22 qui lui donna quatre fils et une fille, Domna Velazquita23. Il serait facile de multiplier les exemples de contacts entre chrétiens et musulmans et on se limitera à rappeler avec Picard que c’est avec l’appui de comtes chrétiens que le ḥāǧib al-Manṣūr attaqua Saint-Jacques de Compostelle en 99624. Loin d’être un point de détail, cette perméabilité de la frontière conduirait même à considérer que le clivage confessionnel n’est peut-être pas la seule clé de lecture de l’histoire de l’Espagne.

UN ESPACE DOMINÉ PAR DE GRANDS LIGNAGES REBELLES

Un autre pôle d’intérêt récent concernant ces sociétés de frontière concerne le rôle grandissant tenus par des grands lignages frontaliers, d’origine arabe, berbère ou mu-wallade. Ce phénomène est particulièrement sensible dans la Marche supérieure ou, selon la »ǧamhara« de Ibn Ḥazm, chacune des grandes familles musulmanes, arabes (Banū Tuǧīb) ou muwallades (Banū Qāsī, Banū Šabrīṭ), firent l’objet d’une histoire individuelle et d’un récit collectif malheureusement perdu, »tawārīḫ at-ṯaġr« (Les

19 Sur ces alliances: Philippe SÉNAC, Chrétiens et musulmans dans les Pyrénées à la fin du

VIIIe siècle, dans: Tolérance et solidarités dans les pays pyrénéens: actes du colloque tenu à Foix les 18–19–20 septembre 1998, colloque organisé par le conseil général de l’Ariège, les Archives départementales, avec la collaboration de l’université de Toulouse 2-Le Mirail, groupe d’histoire des Pyrénées et al., Saint-Girons 2000, p. 99–109, et ID., Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe–IXe siècles), Paris 2002.

20 Al-ʿUḏrī, kitāb tarṣīʿ al-aḫbār, éd. ʿAbd al-ʿAzīz al-Ahwānī, Madrid 1965, p. 68 (p. 79 de la traduction espagnole).

21 Ibid., p. 42 (p. 43 de la traduction espagnole). 22 José María LACARRA, Textos navarros del Codice de Roda, dans: Estudios de Edad Madia de

la Corona de Aragón 1 (1945), p. 243: »Asnari Galindones accepit uxor domna Onneca, Garsie Enneconi regis filia, et genuit Galindo Asnari et Garsea Asnari, et domna Sanzia qui fuit uxor regis Atoele mauro«.

23 Ibid., p. 244: »Rege Atoele genuit de domna Sanzia Abdelmelik, et Ambroz, et Furtunio, et Muza, et domna Belazquita«. La suite des événements révèle qu’il eut encore d’autres fils nommés Yaḥyā et Lubb.

24 Christophe PICARD, Quelques aspects des relations entre chrétiens et musulmans dans les zones de confins du nord-ouest de la péninsule Ibérique (IXe–Xe siècles), dans: Cahiers de Saint Étienne (1990), p. 5–26.

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière 113

annales de la Marche), évoqué à plusieurs reprises par le chroniqueur al-ʿUḏrī. Le cas le plus remarquable est sans doute celui des Banū Qāsī25. Comme on le sait, il s’agissait d’un puissant lignage muwallade originaire de Navarre méridionale et dont l’aire d’influence fut extrêmement vaste puisqu’elle couvrait la plus grande partie du nord d’al-Andalus. Le pouvoir de cette famille était tel qu’au milieu du IXe siècle, selon la »Chronique d’Alphonse III«, l’un d’eux, nommé Mūsā b. Mūsā, rivalisait avec les autres souverains de la Péninsule et se faisait même appeler par ses sujets »le troisième roi d’Espagne«26. Parmi les autres familles rebelles figurent les Banū Ḫalaf, les Banū Šabrīṭ et surtout les Banū Tuǧīb. En ce sens, du fait de leur éloignement de Cordoue et de la proximité des principautés ennemies avec lesquelles il était possible de conclure des alliances, les marches furent presque continuellement des espaces marqués par des soulèvements visant à affirmer l’autonomie de ces grandes familles. Après avoir tenté de les soumettre, le calife dut changer de politique à la suite de la défaite de Simancas (939) en déléguant une partie de ses attributions aux grands lignages des confins d’al-Andalus, tout en leur accordant le titre de gouverneur de manière hérédi-taire. Les termes employés par le chroniqueur Ibn Ḥayyān sont particulièrement élo-quents à cet égard:

an-Nāṣir était déçu par l’échec de cette expédition, sans aucune comparaison avec ce qui s’était produit jusque-là et, malheureux de son sort, il avait des pensées sombres et n’était pas juste avec lui-même. On lui conseilla de se distraire et de se dédier à son plus grand plaisir, la construction. On dit qu’il se voua à celle-ci de manière résolue, en fondant az-Zahrā en dessous de Cordoue, mettant dans la beauté et la majesté de ces édifices le repos de son esprit. Il décida aussi depuis cette date de ne plus combattre en personne, déléguant ses pouvoirs à ses valeureux, habiles et résolus qāʾid-s qu’il envoyait chaque année en expédition, se limitant à nommer des gouverneurs pour les villes de la Marche supérieure dans la noblesse locale, les valeureux et tenaces Banū Tuǧīb, les Banū Ḏī ʾn-Nūn, les Banū Zarwāl, les Banū Ġazlūn, les Banū aṭ-Ṭawīl, les Banū Razīn et autres, maîtres des frontières et de leurs populations. Il divisa entre eux le pays en lots, les renouvela eux et leurs successeurs annuellement en leur donnant de grandes attributions. Il ne cessa de leur donner des cadeaux s’ils venaient le voir, ou des vivres s’ils s’éloignaient... Cepen-dant, et bien que leurs frontières soient défendues et l’ennemi continuellement attaqué, il ne cessa d’envoyer des expéditions (ṣawāʾif) qui partaient dans l’été de chaque année depuis la capitale avec des unités de volontaires, jusqu’aux frontières les plus éloignées [trad. PS]27.

25 Alberto CAÑADA, El posible solar originario de los Banu Qasi, dans: Homenaje a don José

María Lacarra de Miguel en su jubilación del profesorado, vol. I, Saragosse 1977, p. 33–38; ID., Los Banu Qasi, dans: Principe de Viana 158–159 (1980), p. 5–96; Simón HAYEK, Los Ba-nu Qasi, dans: Boletín de la Asociación Española de Orientalistas 28 (1992), p. 143–157; Julia PAVÓN, Muladíes. Lectura política de una conversión: los Banū Qāsī (714–924), dans: Anaquel de Estudios árabes 17 (2006), p. 189–202.

26 Yves BONNAZ, Chroniques asturiennes (fin IXe siècle), Paris 1987, p. 56: »tertium regem in Hispania«.

27 Ibn Ḥayyān, Al-Muqtabas V, éd. Pedro CHALMETA, Federico CORRIENTE, Muḥammad SUBḤ, Madrid, Rabat 1979, p. 437–438; traduction espagnole: Crónica del califa ʿAbdarrahmân III an-Nâsir entre los años 912 y 942 (al-Muqtabis V), par María Jésus VIGUERA, Federico CORRIENTE, Saragosse 1981, p. 328.

114 Philippe Sénac

Si le souverain continua de manifester sa présence en envoyant des troupes et des fonctionnaires chargés d’inspecter les défenses ou de participer aux actions guerrières, en contrepartie les gouverneurs devaient demeurer fidèles au souverain, mener des expéditions contre les infidèles et adresser le montant des impôts à Cordoue. La suite du règne de ʿAbd ar-Raḥmān III montre que ces hommes se succédèrent dorénavant de père en fils à la tête des principales cités des ṯuġūr.

UN ESPACE PROFONDÉMENT ISLAMISÉ

Au-delà de cet esprit rebelle, et contrairement à une opinion longtemps répandue selon laquelle les zones de frontière auraient été moins islamisées et moins arabisées que les provinces de l’intérieur de la Péninsule, la toponymie, les événements survenus dans les marches et la précocité avec laquelle ces régions furent soumises au pouvoir mu-sulman montrent qu’elles furent rapidement intégrées au dār al-islām. Les sites étudiés par les archéologues révèlent une profonde islamisation des villes et des campagnes avec des bâtiments édifiés en grand appareil, à la mode cordouane, des maisons villa-geoises à entrées coudées, ou encore des mosquées, comme sur le site de Las Sillas, à Marcén. Les répertoires bibliographiques connus sous le nom de ṭabaqāt en fournis-sent un indice supplémentaire. Ainsi, si on se limite aux recueils d’al-Ḫušanī (m. 971) et d’al-Faraḍī (m. 1013), le nombre de savants et de juristes installés dans les zones de marche est tout aussi important que dans les secteurs plus méridionaux, théoriquement à l’abri de la menace. Une récente étude consacrée aux fuqahāʾ de Huesca, en Aragon, révèle d’abord que ces hommes de religion étaient particulièrement nombreux au regard d’autres secteurs de la Marche supérieure – le recueil intitulé »aḫbār al-fuqahāʾ wa ʾl-muhaddiṯīn« d’al-Ḫušanī, en signale 22 à Huesca alors qu’il n’en mentionne que 14 à Tudèle, deux à Tortose et un seul à Lérida28. Quelques années plus tard, dans le »tārīḫ ʿulamāʾ al-Andalus«, Ibn al-Faraḍī évoque pour sa part 32 fuqahāʾ à Huesca. À l’égal des autres juristes andalous de ce temps, ces savants disposaient d’une grande culture religieuse. Ils étaient spécialisés dans le ʿilm, dans les réponses aux litiges qui leur étaient soumis (masāʾil), et la plupart avaient pratiqué la riḥla en séjournant à Kairouan, en Égypte ou en Iraq29. L’un d’eux, mentionné par al-ʿUḏrī à l’occasion des funérailles du gouverneur Mūsā b. aṭ-Tawīl en 954, le cadi Mūsā b. Hārūn, aurait

28 À titre de comparaison, le même recueil en signale 43 à Tolède, 34 à Saragosse, 14 à Séville et

trois à Mérida. 29 Sur ces personnages: Maribel FIERRO, Arabes, beréberes, maladies y mawālī. Algunas

reflexiones sobre los datos de los diccionarios biógraficos andalusíes, dans: Manuela MARÍN, Helena de FELIPE (dir.), Estudios onomástico-biográficos de al-Andalus, vol. III, Madrid 1995, p. 41–54; Maria Luisa AVILA, The Search for Knowledge. Andalusi Scholars and their Travels to the Islamic East, in: Medieval Prosopography 28 (2002), p. 125–139. Voir également, à titre de comparaison: Juan VERNET, El valle del Ebro como nexo entre Oriente y Occidente, dans: Boletín de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona XXIII (1950), p. 249–286; et l’étude de Xavier BALLESTIN, Prosopografía dels fuqahâ’ i ‘ulamâ’ de la zona oriental del tagr al-A’lâ: Balaga, Lârida, Turtûsa, dans: Homenaje al Profesor José María Forneas Besteiro, vol. IV, Madrid 1994, p. 55–119.

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière 115

même rédigé une »Histoire de Huesca« malheureusement perdue, et un autre, Ḫaṭṭāb b. Ismāʿīl al-Ġāfiqī (m. 910), fut ṣāḥib aṣ-ṣalāt à Saragosse30. Le plus renommé fut Ibrāhīm b. ʿAǧannas, qui écrivit un résumé de la »mudawwana«, l’œuvre fondamentale du malikisme31. Plusieurs notices biographiques montrent également que ces hommes de religion participèrent activement aux combats contre les chrétiens dans le cadre du ǧihād, en particulier dans les premières décennies du X

e siècle. Ainsi, un certain Muḥammad b. Šaǧa participa à la campagne menée par Muḥammad aṭ-Ṭawīl dans les environs de Barcelone en 913 et y trouva la mort32. Un autre, connu sous le nom de ʿAbd Allāh b. Yaḥyā, est décrit comme un homme riche qui se préoccupa sans cesse des affaires de la guerre et qui combattit l’ennemi jusqu’à la fin de ses jours (»wa lam yazal mubāširan li ʾl-ḥurūb wa kāna muǧâhidan al-ʿaduwwa bi-hā ḥattā māta«)33. Un dernier, nommé Aḥmad b. Yūsuf b. Muʾaḏḏin (m. 921), se vouait au rachat des captifs musulmans en terre ennemie (»min arḍ al-ḥarb«), en suivant la voie de Dieu (»fī sabīl Allāh«)34, et la notice que lui consacre Ibn al-Faraḍī précise qu’il parvint à faire libérer à lui seul 150 prisonniers35. Plus à l’ouest, en Navarre et dans la Rioja, al-Ḫušanī rapporte qu’un faqīh nommé ʿĀmir b. Mūsā était murābiṭ dans le qaṣr de Nájera, tout comme Niʿm al-Ḫalaf b. Abī al-Ḫaṣīb à Tudèle, à l’époque des Banū Qāsī.

En somme, à l’échelle des ṯuġūr, ce sont de plus en plus les hommes qui y résidaient et les individus qui franchissaient la frontière qui semblent intéresser maintenant les historiens. De ce point de vue, on soulignera qu’un renversement de tendance se pro-duisit aux abords de l’an mil puisque ce furent plus souvent des chrétiens qui migrèrent vers le sud. À côté de grandes figures comme le Cid ou le Portugais Giraldo Sempavor, la documentation fournit en effet de nombreux indices sur ces chrétiens résidant en terre d’islam, tels ce marchand catalan cité dans les Miracles de Sainte Foy de Conques qui vivait près de Balaguer à la fin du IXe siècle, ou ce Barcelonais nommé Ramio qui négociait à Cordoue peu avant le raid de 985, ou encore ce prince navarrais désigné sous le nom de Ramire qui, enrôlé par les musulmans, vint en 1073 incendier la mos-quée de Madīnat Ilbīra. Le dossier est immense et c’est dans ce registre qu’il convient de placer l’attention accordée depuis peu aux mercenaires, aux esclaves et aux captifs ainsi que les études consacrées aux mozarabes36, aux Hispani, aux Francos, voire aux juifs, hommes de la frontière par excellence…

30 Muḥammad b. Ḥāriṯ al-Ḫušanī, aḫbār al-fuqahāʾ wa ʾl-muḥaddiṯīn, éd. Maria Luisa AVILA,

Luis MOLINA, Madrid 1992, notice 98. 31 Ibn al-Faraḍī, tārīḫ ʿulamāʾ al-Andalus, éd. Ibrāhīm al-Abyārī, Le Caire, Beyrouth 1989, p. 37,

notice 9. Son père et ses deux fils, ʿAbd ar-Raḥmān et Aḥmad, se consacrèrent aussi à des études juridiques.

32 Muḥammad b. Ḥāriṯ al-Ḫušanī, aḫbār al-fuqahāʾ (voir n. 30), notice 213. 33 Ibid., notice 300. 34 Ibid., notice 516. 35 Ibn al-Faraḍī, tārīḫ ʿulamāʾ al-Andalus (voir n. 31), p. 68, notice 74. 36 Cyrille AILLET, Mayte PENELAS, Philippe ROISSE, Existe una identidad mozárabe? Historia,

lengua y cultura de los cristianos de al-Andalus (siglos IX–XII), Madrid 2008 (Collection de la Casa de Velázquez, 101).

116 Philippe Sénac

HABITATS ET PEUPLEMENT EN TERRE DE FRONTIÈRE

Le troisième thème qui a fait l’objet d’une attention particulière ces dernières années concerne les structures de peuplement et les habitats en terre de frontière. De ce point de vue, il est clair qu’un déséquilibre sensible se manifeste entre les chercheurs travail-lant sur l’Espagne chrétienne et ceux qui s’intéressent à al-Andalus dans la mesure où, malgré la part importante accordée au versant chrétien dans les congresos de arqueo-logía medieval española, les recherches liées aux formes de peuplement s’avèrent encore limitées, peut-être parce que les sources écrites, plus abondantes (chartes de peuplement et fueros) invalident parfois des opérations de terrain. Les enquêtes restent dominées par l’étude des fortifications et de grands sites castraux, comme Loarre, et cela dans une perspective essentiellement castellologique. On objectera qu’en fonction du déplacement progressif de la frontière vers le sud, toute intervention archéologique s’inscrit dans une perspective frontalière, mais il est vrai que le lien avec le peuplement environnant demeure limité. Il en est de même du côté musulman où, à l’exception de sites castillans ayant été des lieux de combats, comme Gormaz, Alarcos ou Calatrava, les recherches consacrées aux frontières dites ›inférieures‹ et ›moyennes‹ restent en-core très limitées37. En dehors des travaux menés dans la région de Tolède et en Cas-tille par Manuel Retuerce Velazco et Sergio Martínez Lillo, la seule enquête faisant exception à cette règle est la thèse inédite de Sophie Gilotte, »L’Estrémadure centre-orientale (VIII

e–XIIIe siècles): peuplement et formes d’habitat aux marges d’al-

Andalus«, soutenue à l’université de Paris IV en septembre 200438. La production la plus abondante est celle qui concerne, après le milieu du XIII

e siècle, les fortifications de frontière du royaume nasride, étudiées tout particulièrement par Manuel Acién Almansa et Antonio Malpica Cuello. De la sorte, la plupart des remarques qui vont suivre s’inscrivent dans le cadre de la Marche supérieure, de loin le ṯaġr le mieux étudié ces dernières années, en particulier dans le cadre des colloques »Villa« organi-sés en collaboration avec la Casa de Velázquez39.

UNE FORTE DENSITÉ DE PEUPLEMENT

Contrairement à une idée répandue selon laquelle les confins d’al-Andalus auraient principalement été occupés par des villes chefs-lieux ou des forteresses chargées de

37 Juan ZOZAYA (dir.), Alarcos ’95, El fiel de la balanza, Tolède 1995 (Colección patrimonio

historico de Castilla-La Mancha, 15). 38 Sophie GILOTTE, Émergence et déclin de la structure urbaine musulmane en Estrémadure

centre-orientale, dans: Patrice CRESSIER (dir.), Castrum VIII. Le château et la ville. Espaces et réseaux, Madrid 2008 (Collection de la Casa de Velázquez, 108; Collection de l’École française de Rome, 105,8; Castrum, 8), p. 71–88.

39 Philippe SÉNAC (dir.), De la Tarraconaise à la Marche supérieure d’al-Andalus (IVe–XIe siècle): les habitats ruraux, Toulouse 2006 (Villa, 1); ID. (dir.), Villes et campagnes de Tarraconaise et d’al-Andalus (VIe–XIe siècle): la transition, Toulouse 2007 (Villa, 2); ID. (dir.), Histoire et ar-chéologie des sociétés de la vallée de l’Èbre (VIIe–XIe siècle), Toulouse 2010 (Villa, 3).

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière 117

défendre les passages par lesquels l’ennemi pouvait pénétrer, les recherches menées dans ces régions ont révélé que la menace n’affectait nullement la densité de peuple-ment et que l’implantation humaine y était aussi importante que dans les régions plus méridionales. Entre le Río Aragón et le Río Segre, plusieurs centaines d’établissements ont ainsi été reconnus, qu’il s’agisse de villes, de bourgades, de forteresses, de villages, d’almunias ou de tours. À titre d’exemple, plus de 60 établissements musulmans ont ainsi été découverts dans l’ancien district de Huesca, plusieurs dizaines dans celui de Barbiṭāniya, et les travaux réalisés dans le secteur de Lérida confirment cette observa-tion40. L’affaire est loin d’être négligeable puisqu’il est permis de considérer que ce n’est pas un déséquilibre démographique qui fut à l’origine des succès chrétiens. Sans doute cette densité de peuplement semble-t-elle plus faible dans la Rioja, aux confins de la Castille et de la Marche moyenne, mais ce phénomène résulte vraisemblablement de ce que ces régions furent reprises très tôt par la monarchie de Pampelune, dès le début du X

e siècle, avec la prise de Nájera ou de Viguera sous le règne de Sancho Garcés Ier (905–925).

UN PAYS DE ḤUSŪN

La menace pesait cependant sur le peuplement et, conformément à l’expression de Pierre Toubert selon laquelle la frontière est un lieu de »surinvestissement de la puis-sance publique«, les travaux concernant la frontière supérieure ont également montré qu’il s’agissait d’un espace dominé par des préoccupations défensives: ce phénomène se manifeste d’abord par d’imposantes murailles urbaines, comme à Huesca, Balaguer ou Barbastro, et par un grand nombre de ḥuṣūn au regard des provinces de l’intérieur. À titre d’exemple, les sources arabes en mentionnent dix dans la région de Huesca, six dans le petit district de Barbastro et surtout 15 autour de Lérida. L’alignement le long des sierras des ḥuṣūn les plus septentrionaux de la Marche supérieure suggérerait volontiers l’existence d’une ligne de défense, mais une étude plus détaillée révèle que ces sites, essaimés de la Navarre à la Catalogne, avaient aussi pour fonction de contrô-ler les sources et l’approvisionnement en eau nécessaire à l’irrigation des terres plus méridionales. Il n’empêche que certaines forteresses de frontière remplissaient une fonction symbolique, comme cette porte d’al-Andalus, que formait le ḥiṣn de Sen et Men, au nord de Huesca, dont la reprise par les musulmans en 942 fit l’objet d’un retentissement particulier et d’une célébration dans la grande mosquée de Cordoue tout

40 Philippe SÉNAC, La frontière et les hommes (voir n. 3); Jiménez J. LORENZO, La dawla de los

Banû Qasî. Origen, auge y caída de un linaje muladí en la frontera superior de al-Andalus, Universidad del País Vasco, Vitoria 2008, ou encore celle de Jesús BRUFAL SUCARRAT, L’espai rural del districte musulmá de Lleida (segles XI–XII). Espais de secá meridionals, université de Lérida 2008; Xavier ERITJA I CURIÓ, Entre la Lleida andalusí i la feudal (segles XI–XII). Un model d’explotació rural, dans: Jordi BOLÒS I MASCLANS et al. (dir.), Paisatge i societat a la plana de Lleida a l’Edat Mitjana, Lérida 21993 (Espai/temps, 17), p. 21–44; ID., De l’almúnia a la turris. Organització de l’espai a la regió de Lleida (segles XI i XII), Lérida 1998 (Espai/temps, 35).

118 Philippe Sénac

comme dans les quartiers de la capitale41. Ces préoccupations défensives se manifes-tent également par le fait qu’à la différence de l’Andalousie ou du Šarq al-Andalus où prédominent des habitats ouverts ou alquerías gravitant autour d’un ḥiṣn, la plupart des établissements étaient des sites perchés et naturellement défendus. Plus à l’est encore, dans les environs de Fraga et de Lérida, des auteurs comme al-Ḥimyarī ou al-Qazwīnī mentionnent enfin des abris souterrains, appelés »sarādīb«, dans lesquels les popula-tions se réfugiaient en cas de menace.

Il y a à Fraga de nombreux abris souterrains qui servent aux habitants à se protéger contre l’ennemi en cas d’attaque de sa part. Chaque abri consiste en un puits d’orifice étroit et qui va en s’élargissant vers le bas. Au fond se trouvent de nombreuses galeries séparées les unes des autres à la manière de celles d’un terrier de gerboise: on ne peut, de la surface du sol, parvenir directe-ment à ces galeries, et l’agresseur n’ose y pénétrer. Si ce dernier enfume le puits d’accès, les réfugiés pénètrent à l’intérieur des galeries et en ferment les portes, pour attendre que la fumée se soit dissipée. En prévision du cas où l’ennemi comblerait le puits d’accès, le souterrain possède une autre communication avec l’extérieur, par laquelle les réfugiés peuvent sortir. Ces souterrains s’appellent chez eux al-fuǧūǧ [trad. PS]42.

FRONTIÈRE ET ISLAMISATION

Finalement, le dernier centre d’intérêt pour les archéologues et les historiens du ṯaġr s’inscrit dans le prolongement de la grande controverse marquée par les travaux de Claudio Sánchez Albornoz sur la repoblación de la Castille au cours des VIII

e–X

e siècles et concerne le rythme de l’islamisation. Une contradiction apparente se manifeste là entre les données des sources écrites et les enquêtes de terrain qui dépasse largement le cadre des frontières pour rejoindre l’ensemble d’al-Andalus, bien éclairé par les recherches de Sonia Gutiérrez sur des sites tels que le Tolmo de Minateda dans l’arrière-pays du Šarq al-Andalus. Si les récits de la conquête, tout comme les ṭabaqāt, attestent bien que ces zones de frontière furent soumises très tôt par les musulmans, il semble bien que les secteurs ruraux demeurèrent longtemps à l’écart de l’islamisation. Les recherches archéologiques n’ont fourni aucun mobilier antérieur au milieu du X

e siècle, y compris en des sites mentionnés très tôt comme Alquézar, et les recherches menées par Julián Ortega et Carlos Laliena au sud de l’Èbre confirment ces observa-tions43. L’hypothèse la plus probable consiste bien à considérer que l’islamisation, tout comme l’arabisation, s’opéra à la manière d’auréoles concentriques en affectant d’abord les villes, puis un réseau de forteresses nées à l’époque omeyyade, et enfin les campagnes. De la sorte, les fouilles archéologiques réalisées sur le site de Las Sillas, à

41 Philippe SÉNAC, Une forteresse de la Marche supérieure d’al-Andalus, le hisn de Sen et Men,

dans: Annales du Midi 181 (1988), p. 17–33. 42 Al-Qazwīnī, Kosmographie, éd. Ferdinand WÜSTENFELD, Göttingen 1848, p. 429. 43 Carlos LALIENA, Julián ORTEGA, Arqueología y poblamiento. La cuenca del río Martín en los

siglos V–VIII, Saragosse 2005; Carlos LALIENA, Julián M. ORTEGA, José Antonio BENAVENTE, Los problemas de escala y la escala de los problemas: algunas reflexiones sobre el poblamiento altomedieval en el Bajo Aragón, dans: SÉNAC (dir.), Villes et campagnes (voir n. 39), p. 249–262.

Quelques remarques sur l’historiographie récente de la frontière 119

Marcén, me semblent constituer un jalon important puisqu’elles ont révélé que cet établissement associé à une mosquée avait servi vers le milieu du X

e siècle de point d’attraction pour des populations essaimées jusque-là dans des petits établissements nés de la fragmentation des grands domaines antiques44.

À l’issue de cette brève synthèse, il semble donc que l’étude de la frontière connaisse depuis peu de nouveaux développements. Loin d’être un espace spécifiquement lié à la guerre, la frontière est maintenant perçue comme un lieu d’échanges et de contacts, comme un monde entre deux civilisations, dans lequel l’historien de la société et l’archéologue ont trouvé un champ d’étude privilégié. Si la frontière a gagné en épaisseur, et s’il est aujourd’hui difficile d’étudier l’un de ses deux versants sans considérer l’autre, il n’en demeure pas moins qu’au-delà des déséquilibres évoqués au fil de ces pages plusieurs pistes de recherche restent à parcourir. Parmi ces chantiers figure d’abord le lien entre la frontière et l’État, et c’est sans doute ici que le choix de la frontière comme pôle d’observation est apte à éclairer les différences soulignées par Bertrand Badie dans son livre »Les Deux États«. La question rejoint le problème de la territorialité, et si du côté chrétien la thèse de Santiago Palacios intitulée »Fortalezas y poder Político«, a récemment posé la question du lien entre les châteaux de la frontière et la représentation que le souve-rain castillan avait de son royaume, les toutes dernières thèses consacrées aux taifas de Denia et de Grenade me semblent butter encore sur la question des limites des principautés qui surgirent lors de la fragmentation du domaine omeyyade45. Peut-on concevoir un État sans frontière? Cette interrogation rejoint un problème trop rarement abordé, à savoir celui de la cartographie des limites. Du côté chrétien comme du côté musulman, il me semble également que l’on ne s’est pas encore suffisamment intéressé aux frontières intérieures, c’est-à-dire aux clivages à la fois ethniques, confessionnels ou linguistiques en considérant souvent que la frontière séparait en fait deux blocs homogènes. De profondes lignes de partage divisaient chaque versant de la frontière, qu’il s’agisse des mozarabes en terre musulmane ou des mudéjares en terre chrétienne, et de ce fait il est peut-être excessif d’associer systématiquement frontière et reconquête, l’avancée de la seconde ne mettant pas un terme immédiat à la première. Reste la mer, en tant qu’élément de délimitation de l’espace. L’intérêt porté par les Omeyyades au littoral et la présence de ribāṭ-s le long des côtes conduiraient à penser que la mer était perçue comme une limite politique, mais l’exemple de la taifa de Denia, qui étendit son autorité sur les Baléares et tenta de conqué-rir la Sardaigne, tout comme celui du califat ḥammūdide, dont le pouvoir s’étendait de part et d’autre du détroit de Gibraltar autour de Málaga et de Ceuta, compliquent singulière-ment l’affaire. L’enjeu est pourtant de taille puisque si l’année 1492 mit fin à une frontière, la même année s’en ouvrit une autre de l’autre côté de l’Atlantique, ce qui conduirait volontiers à considérer, en dernière analyse, que la frontière a horreur du vide…

44 Philippe SÉNAC, Un ›village‹ d’al-Andalus aux alentours de l’an mil. Las Sillas (Marcén,

province de Huesca), Toulouse 2009. 45 José SANTIAGO PALACIOS ONTALVA, Fortalezas y poder político. Castillos del reino de Toledo,

Guadalajara 2008 (Tierra de Castilla-La Mancha, 8); Travis BRUCE, La taifa de Denia et la Méditerranée Ve–XIe siècle, thèse inédite, université de Toulouse 2-Le Mirail 2009; Bilal SARR, La Granada zirí (1013–1090). Análisis de una taifa andalusí, thèse inédite, université de Grenade 2009.

ABBÈS ZOUACHE

Écrire l’histoire des croisades, aujourd’hui, en Orient et en Occident

Cet estat qui tient le milieu entre les extrêmes, se trouve en tou-tes nos puissances. Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême. Trop de bruit nous assourdit; trop de lumière nous éblouit; trop de distance, et trop de proximité empêchent la veuë; trop de lon-gueur, et trop de breveté obscurcissent un discours; trop de plai-sir incommode; trop de consonances déplaisent.

PASCAL, Les pensées, 1670, XXII.

»Croisades«1: mot mythe dont le sens indéniablement se délite, depuis quelques an-nées. N’est-il pas dévoyé, jusqu’à être utilisé pour désigner des habitudes alimentai-res2? N’a-t-il pas, même, pendant les quinze dernières années, occupé avec force les champs politique et médiatique, aux États-Unis et en Grande-Bretagne surtout? Dans les pays arabes et musulmans également, où l’expression al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya, tardi-vement forgée et parfois remplacée par le néologisme aṣ-ṣalībiyyāt, fait de plus en plus souvent figure de formule de ralliement des islamistes fondamentalistes.

Aussi, les croisades font vendre. Des livres et des films, au succès parfois planétaire, font dans tous les cas grand bruit – ainsi le film d’animation malaisien intitulé »Ṣalāḥ ad-Dīn al-Ayyūbī« ou »Kingdom of Heaven« de Ridley Scott. En Occident – et plus particulièrement dans le monde anglo-saxon – comme en Orient, les biographies plus ou moins romancées des grandes figures des croisades abondent. Trop souvent, en Occident, elles continuent à s’inscrire dans une vision romantique des croisades. Trop souvent, en Orient, elles expriment un ressenti à l’égard d’un Occident perçu comme dominateur et agresseur.

Certes passionnante, car moyen d’accès privilégié à un inconscient collectif trop peu souvent étudié en tant que tel, cette production culturelle mériterait des analyses qu’il m’est impossible d’effectuer ici. L’essentiel de mon propos portera sur les tendances et les paradigmes de la recherche, même s’il n’est pas toujours aisé de tracer une ligne de démarcation nette entre la production scientifique et la vulgarisation. Je m’attacherai à la production la plus récente, celle des vingt ou trente dernières années – même si je ferai aussi référence à la production de la période précédente. Je me restreindrai enfin,

1 Je tiens à remercier Thierry Bianquis pour sa relecture avisée d’une première version de cette

contribution. 2 Aperçu de sa polysémie actuelle: CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales) s.

v. croisade, http://www.cnrtl.fr/definition/croisade (21/9/2011). Voir aussi Alexandre WINCKLER, La ›littérature des croisades‹ existe-t-elle?, dans: Le Moyen Âge 114/3–4 (2008), p. 603–618, et l’interview de Jean Flori: N’abusons pas du mot croisade!, dans: Le Monde, 2/8/2007.

Écrire l’histoire des croisades 121

en ayant conscience des limites qu’un tel choix impose, aux travaux accessibles pu-bliés d’une part en Amérique du Nord (aux États-Unis, surtout) et en Europe occiden-tale (en Angleterre et en France, particulièrement), d’autre part en Israël (livres publiés en anglais ou en français) et dans les pays arabes et musulmans du Proche-Orient – la Syrie, le Liban, la Jordanie et surtout l’Égypte, qui joue toujours un rôle majeur dans la production du savoir historique en langue arabe. Le dynamisme actuel des études sur les croisades nécessitait des choix qui se sont rapidement imposés d’eux-mêmes, vu la difficulté à se procurer la masse de livres et d’articles qui sont parus ces dernières années. Dès lors, ce travail se veut une première approche; il vise à émettre des hypo-thèses que des études plus approfondies sur chacune des historiographies des pays concernés pourront confirmer ou infirmer.

Continue-t-on à écrire une histoire des croisades fondamentalement différente, en Occident et en Orient, comme on a souvent tendance à le penser, en mettant notam-ment en avant les difficultés des historiens arabes à écrire une histoire critique et dis-tanciée3? L’historiographie des uns influence-t-elle celle des autres, en un temps où l’Internet est théoriquement en passe de révolutionner les modes d’accès au savoir? Quelle conception de la croisade s’impose, et quelles thématiques sont privilégiées par les chercheurs? Les interprétations des uns et/ou des autres tirent-elles leurs racines dans un passé lointain? Quel lien doit-on faire entre ces interprétations et l’actualité, dont on sait qu’elle est souvent brûlante, au Proche-Orient, depuis de nombreuses années? En quoi, enfin, peut-on dire que l’histoire des croisades véhicule des enjeux mémoriels et/ou idéologiques forts? Avant de m’attacher à cette conception et à ces thématiques, et de tenter de répondre à ces questions, je me pencherai sur les condi-tions de production de l’histoire des croisades et me demanderai s’il ne faut pas, sim-plement, l’appréhender comme une histoire ›sensible‹.

CONDITIONS DE PRODUCTION

LES LIEUX

Michel de Certeau a rappelé à quel point l’analyse des discours historiques doit se faire en lien avec celle des lieux de leur production4. L’histoire des croisades s’écrit dans des institutions, des universités et des centres de recherche qui, dans le monde arabe et musulman, ne sont pas toujours émancipés des pouvoirs en place. Le poids des États et de leurs relais, dans la sphère intellectuelle, demeure considérable, même s’il pèse de

3 Emmanuel SIVAN, Modern Arab Historiography of the Crusades, dans: Asian and African

Studies (1972), p. 109–110 (rééd. dans: ID., Interpretations of Islam, Princeton 1985, p. 3–43); Françoise MICHEAU, Les croisades vues par les historiens arabes d’hier et d’aujourd’hui, dans: Res Orientales 6 (1994): Itinéraires d’Orient. Hommage à Claude Cahen, p. 169–185.

4 Michel de CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris 2002; ID., L’écriture de l’histoire, Paris 2002; Christian DELACROIX, À propos de Michel de Certeau, dans: Mouvements 25/1 (2003), p. 152–156, voir p. 153; voir aussi www.cairn.info/revue-mouvements-2003-1-page-152.htm (21/9/2011).

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façon différente en Égypte, en Syrie, au Liban et en Jordanie. L’homo academicus n’a la possibilité de »jouer«, selon le mot de Pierre Bourdieu, que parce que son »état – ou l’État – lui assure les moyens de le faire«. Partout, avec une efficacité certes diverse, l’État œuvre à la construction d’un »transcendantal historique commun«. Il encadre les pratiques, et par là même »inculque des formes et des catégories de perception et de pensée communes, des cadres sociaux de la perception, de l’encadrement ou de la mémoire, des structures mentales«5.

Cela semble évident dans le cas des nations arabes. Récentes, elles se pensent fragi-les et sont très préoccupées de leur cohésion. L’histoire y étant vue comme l’un des vecteurs potentiels de cette cohésion, elle fait l’objet d’un soin particulier de la part des autorités, qui veillent sur les discours des savants ainsi que (plus encore?) sur son enseignement6.

En outre, il faut tenir compte des modalités d’organisation de la recherche historique dans les universités et des moyens techniques et financiers qui sont mis à sa disposi-tion. Dans le monde arabe, l’histoire n’est pas forcément rédigée ni enseignée par des historiens, ni tout au moins par des chercheurs qui ont été formés à cette discipline. De nombreux spécialistes de la littérature arabe classique ou des sciences de l’éducation l’écrivent ou l’enseignent. En Égypte, pour des raisons qui tiennent à l’organisation générale des universités en facultés (kulliyyāt) et en départements (aqsām), et au poids historique de ces facultés et départements dans chacune des universités, la recherche sur les croisades apparaît éclatée, certains historiens pouvant dépendre de facultés ou de disciplines a priori fort éloignées de leur formation initiale (par exemple kulliyyat at-tarbiyya, faculté de l’éducation).

En outre, ces chercheurs ne bénéficient pas des mêmes conditions matérielles. Cer-taines bibliothèques universitaires, en particulier celles des petites universités, sont peu fournies, notamment en livres récents. Il y a une dizaine d’années, un séjour dans différentes universités arabes m’avait permis de mieux comprendre pourquoi les histoi-res des croisades le plus souvent citées étaient souvent anciennes et dépassées, tel »The Crusaders in the East« de William B. Stevenson (1907)7: il n’est pas toujours possible,

5 Pierre BOURDIEU, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris 1994, p. 125–126, p. 216

(à propos de l’homo scholasticus). 6 En Syrie comme en Égypte, l’enseignement de l’histoire est étroitement encadré par l’État, qui

contrôle avec soin les manuels scolaires et leurs commentaires, tel le »silāḥ al-tilmīḏ wa ʾl-muʿallim« (Armes de l’élève et du professeur), sorte de Lagarde et Michard égyptien.

7 Ou Steven RUNCIMAN, A History of the Crusades, 3 vol., Londres 1954. Exemple récent: Naǧlāʿ Muḥammad ʿABD AN-NABĪ, Miṣr wa ʾl-Bunduqiyya. al-ʿalāqāt al-siyāsiyya wa ʾl-iqtiṣādiyya fī ʿaṣr al-mamālīk, Le Caire 2001 [L’Égypte et Venise. Relations politiques et économiques à l’époque mamelouke]. La bibliographie est sans appel: l’auteur (qui appartenait à l’université d’Alexandrie, à l’époque de la publication de l’ouvrage), ne cite pas de travail en langue occi-dentale plus récent que Claude CAHEN, Les peuples musulmans dans l’histoire médiévale, Da-mas 1977. Autre exemple récent, syrien celui-là: Asʿad Maḥmūd ḤAWMAD, ta’rīḫ al-ǧihād li-ṭard al-ġuzāt aṣ-ṣalībiyyīn, 2 vol., Damas 2002 [Histoire du jihad mené pour expulser les enva-hisseurs croisés]. Avec un volume de 605 pages et l’autre de 480. La bibliographie est suc-cincte; n’y sont citées, en traduction arabe, que les histoires des croisades suivantes: René GROUSSET, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, Paris 1934–1936; Steven

Écrire l’histoire des croisades 123

dans des pays en développement, d’accéder à une information de qualité et actualisée. Les livres et leur transport coûtent cher. Cela est toujours vrai à l’heure où j’écris (avril 2010), même si mes déplacements les plus récents dans des universités arabes et mes contacts avec des historiens égyptiens, syriens et libanais laissent entrevoir une évolu-tion liée à l’essor de l’Internet. Seuls quelques familiers du web ont accès à des ouvra-ges très récents, surtout en anglais, ainsi qu’à des systèmes d’archivage en ligne tel que JSTOR.

En Occident, de telles questions se posent également, mais à un niveau bien moin-dre: les membres des petites universités européennes disposent certes de moyens infi-niment moins importants que ceux de leurs collègues des grandes universités (a fortiori anglaises ou américaines), mais l’information et les idées circulent aisément. En ma-tière de croisades, les universités anglaises et américaines jouent un rôle moteur. Les universités françaises et allemandes essaient tant bien que mal de tenir leur rang. Concernant la France, une controverse a opposé il y a quelques années Jean Flori et Michel Balard, le premier soutenant l’idée d’une crise de la production française rela-tivisée par le second, qui s’appuyait sur une étude statistique de la production interna-tionale8. Pour ma part, je crois surtout que la recherche historique française est désor-mais noyée sous le flot des parutions (souvent de qualité) en anglais. Nouveauté, les croisades deviennent un champ d’étude important partout en Europe, sans doute – mais nous y reviendrons – parce que la conception pluraliste de la croisade l’emporte dé-sormais largement, en sus évidemment d’un intérêt lié à l’histoire de chacun des pays européens9.

Les spécialistes des croisades, universitaires, mais pas seulement, se regroupent aus-si dans des organisations. La principale est la Société pour l’étude des croisades et de l’Orient latin (The Society for the Study of the Crusades and the Latin East), qui est l’héritière de la Société de l’Orient latin, fondée en 1875 par le comte Paul Riant10.

RUNCIMAN, History of the Crusades (voir ci-dessus); Mihail A. ZABOROV, Krestonoscy i ih pohody na Vostok v XI–XIII vekah, Moscou 1957.

8 Jean FLORI, Pierre l’Ermite et la première croisade, Paris 1999, p. 14, 16 (évoque aussi les débuts d’un renouveau); Michel BALARD, L’historiographie des croisades en France, dans: Ghislain BRUNEL, Marie-Adélaïde NIELEN (dir.), La présence latine en Orient au Moyen Âge, Paris 2000; Abbès ZOUACHE, Armées et combats en Syrie de 491/1098 à 569/1174. Analyse comparée des chroniques latines et arabes, Damas 2008, p. 23 et n. 8. Sur l’historiographie al-lemande, voir plus particulièrement Michel BALARD, L’historiographie des croisades au XXe siècle (Contribution de la France, de l’Allemagne et de l’Italie), dans: Revue historique 302/4 (2000), p. 973–999.

9 En Espagne, la question de la croisade renvoie à celle de la Reconquista; en Pologne, l’historiographie des ordres teutoniques est riche, etc. Sur ce dernier pays, Darius von GÜTTNER

SPORZYŃSKI, Recent Issues in Polish Historiography of the Crusades, dans: Judi UPTON-WARD (dir.), The Military Orders, vol. 4: On Land and by Sea, Aldershot 2008, p. 13–22.

10 Jean RICHARD, La Société de l’Orient latin racontée par son fondateur, dans: Bulletin pour la Société de l’étude des croisades et de l’Orient latin 4 (1984), p. 19–22. La SSCLE, actuelle-ment dirigée par Bernard Hamilton (université de Nottingham) a été créée en 1979–1980 par un groupe d’universitaires spécialistes des croisades, autour de Jonathan Riley-Smith (alors à l’université de Cambridge), Jean Richard (université de Dijon) et Benjamin Z. Kedar (universi-té hébraïque de Jérusalem).

124 Abbès Zouache

Très active, cette société organise des conférences internationales tous les quatre ans. En 2008, cette conférence s’est tenue en Avignon; la prochaine est prévue à Cáceres, en 2012. Chaque année, des Military Orders Conferences se tiennent également sous ses auspices, ainsi que sous ceux du London Center for the Study of the Crusades11. En outre, cette société publie un »Bulletin« et, depuis 2002, un journal, »Crusades«. L’adhésion à la société est ouverte, »sans distinction de nationalité«12, mais un simple survol de la liste de ses membres (420, de trente nationalités, selon les informations affichées sur son site Internet), montre à quel point l’Orient arabe et musulman y est peu représenté. En revanche, comme le souligne Sophia Menache, ancienne secrétaire générale de la société, la recherche israélienne y joue un rôle important13. Les cher-cheurs égyptiens – de loin les plus productifs – y sont assez rares; quelques exceptions peuvent évidemment être mises en avant, tels Taef el-Azhari, dont la thèse14 portait sur les premiers Seldjouqides de Syrie et qui enseigne à l’université de Helwan, ou Maḥmūd Saʿīd ʿUmrān, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université d’Alexandrie et auteur du livre »al-qādat aṣ-ṣalībiyyūn al-usrā fī ayday al-ḥukām al-muslimīn, 1100–1137« (Les chefs croisés prisonniers des souverains musulmans, 1100–1137, 1986) ainsi que d’une »taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya« (Histoire des croisa-des) en deux volumes, publiée en 1990 et rééditée en 200015. La question est d’importance: la société – les manifestations qu’elle organise, les journaux qu’elle publie – pourrait devenir un de ces lieux où les traditions historiographiques orientale et occidentale se rencontrent et s’enrichissent l’une l’autre. Ses dirigeants semblent en être conscients; lors de la dernière conférence, une volonté d’ouverture à de tels adhé-rents arabes et des spécialistes des textes arabes des croisades a été émise16.

À ma connaissance, aucune société aussi importante et aussi puissante ne se consa-cre, en Orient (où il faut souligner le poids quantitatif et qualitatif de la recherche israélienne), aux seules croisades. Dans les pays arabes, quelques universités jouent un rôle prépondérant. C’est le cas de l’université de Damas, où Suhayl Zakkār a formé de nombreux chercheurs, et, en Jordanie, de l’université de Yarmouk17. En Égypte, les universités cairotes ou voisines du Caire se détachent. À l’université du Caire, on

11 La cinquième, organisée par le Cardiff Centre for the Crusades, créé en 2000 et dirigé par Peter

Edbury, s’est tenue du 3 au 6 septembre 2009 à l’université de Cardiff; y ont été comptés près de cent participants, venus d’Europe, d’Afrique du nord, du Canada et des États-Unis.

12 http://www.staff.u-szeged.hu/~capitul/sscle/ (21/9/2011): »Membership of the Society is open to persons of any nationality«.

13 Sophia MENACHE, Israeli Historians of the Crusades and Their Main Areas of Research 1946–2008, dans: Storia della Storiografia 53 (2008), p. 3–24, ici p. 4 (je remercie Yassir Benhima de m’avoir signalé cet article). Voir aussi les remarques de Muḥammad Muʾnis ʿAWAḌ, fuṣūl bībliyūġrāfiyya fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya, Le Caire 1996, p. 257.

14 Taef EL-AZHARI, The Saljuqs of Syria during the Crusades, 463–549 A. H./1070–1154 A. D., Berlin 1997 (Islamkundliche Untersuchungen, 211).

15 ʿ AWAḌ, fuṣūl bībliyūġrāfiyya fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya (voir n. 13), p. 180, lui consacre quelques lignes dans lesquelles il souligne son activité internationale.

16 Information transmise par Nikolas Jaspert lors d’une conversation privée. 17 Le professeur Nuʿmān Maḥmūd Aḥmad Ǧibrān y exerce (kulliyyat al-adab, qism at-taʾrīḫ), en

tant que spécialiste de l’histoire des Ayyoubides et des Mamelouks et de l’affrontement des croisés et des Mongols.

Écrire l’histoire des croisades 125

continue à accorder une place privilégiée aux ḥurūb aṣ-ṣalībiyya, dans la tradition de Saʿīd ʿAbd al-Fatāḥ ʿĀšūr, ce »père spirituel (al-ab ar-rūḥī) pour tous ceux qui travail-lent dans le domaine des études des croisades«18. Il en va de même à l’université de ʿAyn Šams, où l’impulsion donnée par Ḥasan Ḥabašī se poursuit, notamment autour d’Aḥmad Ramaḍān Aḥmad19, et surtout de Muḥammad Muʾnis ʿAwaḍ, auteur de plu-sieurs ouvrages importants sur les croisades, ainsi que d’une récente biographie de Saladin remarquée et remarquable, »Ṣalāḥ ad-Dīn al-ayyūbī bayn at-taʾrīḫ wa ʾl-usṭūra« (Saladin entre l’histoire et la légende, 2008). Des spécialistes des croisades officient également dans des universités moins proches du Caire; à Alexandrie, notamment, Maḥmūd Saʿīd ʿUmrān, dont il a déjà été question, a poursuivi les efforts engagés précédemment par Joseph Nasī Yūsuf, dont l’activité formatrice est célébrée par Muʾnis Aḥmad ʿAwaḍ20.

Les efforts de ces enseignants commencent à porter leurs fruits; plusieurs des magis-tères et des doctorats qu’ils ont dirigés ont été publiés21, notamment par la maison d’édition dirigée par Qāsim ʿAbduh Qāsim, qui est désormais affiliée à l’université d’az-Zaqāzīq, au nord-ouest du Caire, dans la région du Delta. C’est à son activité éditoriale qu’il consacre une bonne part de son temps: il est directeur général de Dār ʿAyn li ʾd-dirāsāt wa ʾl-buḥūṯ al-insāniyya, maison d’édition fondée en 1991 et spéciali-sée, comme son nom l’indique, dans les sciences sociales. Dār ʿAyn a joué et joue un rôle important en matière d’édition universitaire sur les croisades22. Dès 1996, quatre des neuf livres d’histoire qu’elle publie les concernent directement et un cinquième, »al-Ayyūbiyyūn wa ʾl-Mamālik« (Les Ayyoubides et les Mamelouks), écrit par Qāsim ʿAbduh Qāsim lui-même, y fait largement référence. L’un de ces ouvrages, rédigé par Muḥammad Muʾnis ʿAwaḍ et dont le titre est »fuṣūl bībliyūġrāfiyya fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya« (Bibliographie de l’histoire des croisades), est un manuel de bibliogra-phie à destination des étudiants et des chercheurs. La volonté affichée est de faire état de »tous les ouvrages et recherches qui portent sur les croisades, ouvrages anciens et récents, écrits en arabe et dans les langues européennes« et donc traitent de »tout ce qui affère aux relations entre l’Orient islamique et l’Occident européen catholique au Moyen Âge«23.

18 ʿ AWAḌ, fuṣūl bībliyūġrāfiyya fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya (voir n. 13), p. 179, qui souligne

aussi son rôle formateur (nombreux magistères et doctorats soutenus sous sa direction). 19 En 2009, il était ustāḏ taʾrīḫ al-ʿuṣūr al-wuṣṭā (professeur d’histoire du Moyen Âge) à

l’université de ʿAyn Shams, kulliyyat al-ādāb (faculté des lettres), ainsi qu’à l’université d’aš-Šāriqa (Émirats arabes unis), kulliyat al-ādāb wa ʾl-ʿulūm (faculté des lettres et des sciences).

20 ʿAWAḌ, fuṣūl bībliyūġrāfiyya fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya (voir n. 13), p. 179. 21 Par exemple Muḥammad Fawzī RAḤĪL, nihāyat aṣ-ṣalībiyyīn. Fatḥ ʿAkka 648–695/1200–1291,

Le Caire 2009 [La fin des croisés. La conquête d’Acre, 648–695/1200–1291], doctorat dirigé par Aḥmad Ramaḍān Aḥmad et publié par Dār ʿAyn.

22 Liste commode des maisons d’édition égyptiennes dans Karen POLITIS, Principales caractéris-tiques du marché du livre en Égypte, Bureau international de l’édition française, Paris mai 2007, p. 29–34.

23 Cf. la quatrième de couverture. Du même auteur: Muḥammad Muʾnis ʿAWAḌ, dirāsāt li-taʾrīḫ al-iǧtimāʿī li ʾl-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya, dans: ʿālam al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya. buḥūṯ wa dirāsāt, Le Caire 2005 [Les études d’histoire sociale sur les croisades, dans: Le monde des croisades. Recher-ches et études], p. 139–177.

126 Abbès Zouache

L’ambition de Muʾnis ʿAwaḍ doit être mise en parallèle avec d’autres entreprises, qui visaient également à mettre à disposition du lectorat arabe l’essentiel des connaissan-ces concernant les croisades. Des collections centrées sur les croisades ont été créées ou remises au goût du jour, telles les Ṣafaḥāt min taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya (Pages de l’histoire des croisades24) de Dār al-Hadā li ʾl-našr wa ʾt-tawzīʿ (al-Minyā, Égypte) ou les dirāsāt fī taʾrīḫ al-ḥarakat aṣ-ṣalībiyya de Dār al-maʿrifa al-ǧāmiʿiyya (Alexandrie). Quant au Syrien Suhayl Zakkār, c’est à une œuvre monumentale qu’il s’est attaché en publiant »al-Mawsūʿa al-šāmila fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya« (Encyclopédie générale de l’histoire des croisades, 41 volumes), qui regroupe, en traduction arabe, toutes les sources des croisades25.

CONTEXTE, MÉMOIRES Comment expliquer cette volonté de faire progresser la connaissance sur les croisades en Orient et en Occident? Plusieurs éléments de réponse peuvent être proposés, dont certains tiennent de l’immédiat, d’autres s’inscrivant dans la longue durée.

DE CÉLÉBRATIONS EN VILIPENDES: MÉMOIRES DE LA CROISADE EN OCCIDENT Il faut ainsi remarquer que le goût pour les croisades s’est accentué, en Orient comme en Occident, dans un contexte politique et idéologique marqué par l’embrasement progressif du Proche et du Moyen-Orient après l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge en 1979 (la guerre contre l’Union soviétique y dura jusqu’à 1989); la révolution iranienne (1979); la guerre irako-iranienne (1980–1988); l’exacerbation des tensions en Israël et en Palestine; les changements de tons provoqués par l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan (1981–1989) aux États-Unis et de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne (1979–1990).

Jusqu’alors, les croisades étaient dans le creux de la vague; depuis la Seconde Guerre mondiale, elles étaient même régulièrement vilipendées comme un mouvement sanglant dont on aurait aisément pu se passer26. Pour autant, même critiquées, voire rejetées, elles furent toujours considérées comme une »grande aventure humaine«27. Rien de plus évident en Occident: alors même que les armées de la première croisade étaient en marche, l’expédition était chantée et glorifiée. L’enthousiasme effréné que la croisade suscitait continua par la suite à être ravivé, en partie parce qu’il fallait bien continuer à maintenir un esprit favorable aux mobilisations des foules occidentales,

24 Voir p.ex. le volume 4: ʿAbd al-ʿĀl AL-BĀQŪRĪ, Ḫaṭṭīn, ṭarīq al-intiṣār, al-Minyā 1998 [Ḥaṭṭīn,

voie de la victoire]. 25 Le premier volume est publié à Damas 1415/1995. 26 Giles CONSTABLE, The Historiography of the Crusades, dans: Angeliki E. LAIOU, Roy P.

MOTTAHEDEH (dir.), The Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World, Washington D.C. 2001, p. 1–22, voir p. 2–3, 10, 21, http://www.doaks.org/publications/doaks_ online_publications/Crusades/CR01.pdf (23/9/2011).

27 Jacques LE GOFF, Jean-Maurice de MONTRÉMY, À la recherche du Moyen Âge, Paris 2006.

Écrire l’histoire des croisades 127

alors que, à peine vingt ans après la prise de Jérusalem, les États que les croisés avaient créés commençaient à subir la pression des musulmans. Une mémoire de la croisade se diffusa donc dans l’ensemble de la chrétienté occidentale, glorieuse et mettant l’accent sur son impérieuse nécessité, via une littérature orale et écrite (chroniques, chansons, chansons de gestes, lettres, projets de croisade, etc.)28. Cette mémoire de la célébration fut longtemps dominante, en Occident, où elle fut même probablement récupérée par des humanistes pendant la Renaissance, et où elle eut particulièrement le vent en poupe au XIX

e siècle, à l’ère de l’expansion européenne. Elle eut alors ses monuments – ses »lieux de mémoire« (Pierre Nora) – telles les salles des croisades du château de Ver-sailles, créées par Louis-Philippe en 1843, ou, en Belgique, la statue de Godefroy de Bouillon élevée cinq ans plus tard par Eugène-Louis Simonis sur la place royale de Bruxelles.

Rapidement, cependant, cette mémoire avait été contestée; critiquée pour son coût puis pour son inefficacité (les pagani ne se convertissaient pas), la croisade avait cessé de faire l’unanimité. Bientôt – dès le XIII

e siècle – les critiques se firent plus vives et se muèrent même, parfois, en opposition tranchée29. Il est vrai qu’on n’avait plus vrai-ment intérêt, dans les cités italiennes principalement, à se lancer dans des entreprises d’envergure, coûteuses et économiquement contre-productives. Néanmoins, ces conflits d’intérêt n’avaient rien de commun avec les violentes attaques dont l’idée même de croisade fut parfois l’objet au XVIII

e siècle. Les accusations de Voltaire, qui assimila les croisés à des »aventuriers«, des »brigands« ou des fanatiques, sont bien connues30. Même si elles doivent être mises en parallèle avec des écrits moins polémi-ques où il ne nie pas la grandeur de l’entreprise, ces accusations témoignent d’une forte hostilité envers les croisades qu’il faut lier aux attaques anticléricales des philosophes des Lumières31. Cette mémoire de l’hostilité (ou du dénigrement) perdura; on peut en relever des traces dans différents écrits, jusque dans les imprécations d’historiens

28 Alphonse DUPRONT, Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris 1987; ID.,

La chrétienté et l’idée de croisade, Paris 21995 (1re éd. 1954); Christopher TYERMAN, Fighting for Christendom: Holy War and the Crusades, Oxford 2004, p. 190, exprime une idée du même type: »Long before the last Roman Catholic took the cross, perhaps in the early eighteenth cen-tury for the Habsburgs against the Ottomans in central Europe or the kings of Spain against Muslim pirates in the Mediterranean, the history and legends of the crusades had entered the mythic memory of Christian Europe«.

29 Processus décrit par Elizabeth SIBERRY, Criticism of Crusading, 1095–1274, Oxford 1985; EAD., Criticism of Crusading in Fourteenth Century England, dans: Peter W. EDBURY (dir.), Crusade and Settlement, Cardiff 1985, p. 127–135.

30 VOLTAIRE, XIIe Remarque. Des croisades, dans: ID., Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, vol. 4, Paris 1835, p. 416. Cf. aussi p. 388–389 (»les funestes croisades«, suscitées par »les pontifes de Rome […] que pour leur intérêt«) et, plus généralement: CONSTABLE, Historiogra-phy of the Crusades (voir n. 26), p. 8.

31 Histoire des croisades, par M. AROUET DE VOLTAIRE. Avec la critique, Berlin 1751, p. 4: »dans le projet de ces Croisades qui ont produit de si grandes et de si infâmes actions, de nouveaux Royaumes, de nouveaux établissements, de nouvelles misères, enfin beaucoup plus de mal-heurs que de gloire«, voir http://catalog.hathitrust.org/Record/008428814 (23/9/2011). Cf. aussi Jonathan RILEY-SMITH, The Crusades, Christianity and Islam, New York 2008, p. 53.

128 Abbès Zouache

comme Steven Runciman, deux siècles plus tard32. Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la fin des années 1970, elle l’emporta dans les milieux intellectuels, qui étaient alors marqués par la lutte contre l’impérialisme et la colonisation européenne.

L’ORIENT ARABO-MUSULMAN: UNE MÉMOIRE DE L’AGRESSION A priori, il n’est guère pertinent d’évoquer une ou des mémoires de la croisade dans le Proche-Orient arabe, où, considère-t-on le plus souvent, la croisade ne suscita guère d’intérêt avant le XIX

e siècle. L’opinion la plus courante est qu’elle n’y fut pas vraiment pensée ni conceptualisée – au contraire, par exemple, des invasions mongoles33. Des voix se sont élevées, ici ou là, critiquant ou modulant cette interprétation. L’une des plus récentes est celle de Paul E. Chevedden, dans un article au titre particulièrement évocateur paru dans »Der Islam«, en 2006: »The Islamic Interpretation of the Crusade: A New (Old) Paradigm for Understanding the Crusades«. Il y soutient, notamment, qu’une »interprétation islamique« de la croisade avait très tôt émergé, qui rejoignait celle d’Urbain II, à Damas et dans les autres capitales du Proche-Orient, et que la croisade avait été perçue comme un épisode de l’affrontement entre chrétienté et islam34. Une »interprétation islamique« (expression qui n’est pas sans poser bien des problèmes, les auteurs arabes médiévaux n’étant pas tous musulmans) que les histo-riens arabes d’aujourd’hui ignoreraient car ils sont sous l’influence de la science occi-dentale.

Paul E. Chevedden a surtout le mérite de poser à nouveau, fût-ce indirectement, la question de l’empreinte laissée par les croisades sur les peuples orientaux (arabes mais aussi, musulmans, chrétiens, juifs) qui ne purent vivre sans émotion l’arrivée des croi-sés, leur installation, la création des États latins d’Orient et leur disparition. Mais comment mesurer et analyser cette empreinte? Les instruments de mesure et d’analyse traditionnellement utilisés par les historiens (essentiellement des chroniques et des dictionnaires biographiques rédigés en arabe, mais aussi en arménien ou en syriaque; secondairement des poèmes) paraissent avoir montré leurs limites, à moins que l’on n’y ait (trop) cherché ce que l’on ne pouvait y trouver. En effet, l’historiographie mé-diévale – tout particulièrement l’historiographie médiévale arabe des VI

e–VIIe/XII

e–XIII

e siècles – ne s’inscrivait pas explicitement dans un art de la persuasion. Non qu’elle ne proposât une interprétation du monde ni ne fût argumentative; simplement, elle n’était pas, généralement, explicitement persuasive35. Rien d’étonnant donc à ce que les historiographes de cette époque n’aient pas réellement théorisé la croisade

32 RUNCIMAN, A History of the Crusades (voir n. 7), vol. 3, conclusion. 33 Cf. l’article synthétique de Francesco GABRIELI, The Crusades in Arabic Historiography, dans:

N. K. SINGH, A. SAMIDDIN (dir.), Encyclopaedic Historiography of the Muslim World, Delhi 2003, vol. 1, p. 219–226; SIVAN, Modern Arab Historiography (voir n. 3).

34 Paul CHEVEDDEN, The Islamic Interpretation of the Crusade: A New (Old) Paradigm for Un-derstanding the Crusades, dans: Der Islam 83/1 (2006), p. 90–136.

35 Abbès ZOUACHE, Dubays b. Ṣadaqa (m. 529/1135), aventurier de légende. Histoire et fiction dans l’historiographie arabe médiévale (VIe/XIIe–VIIe/XIIIe siècle), dans: Bulletin d’études orien-tales LVIII (2008–2009), p. 118–119.

Écrire l’histoire des croisades 129

(même Ibn al-Aṯīr, souvent cité pour sa largeur de vue, ne la théorise pas vraiment): ils n’avaient pas l’habitude de procéder ainsi.

Il faut aussi tenir compte du fait que, comme leurs devanciers qu’ils imitaient et qu’ils cherchaient à surpasser, les historiens arabes médiévaux des VI

e–VIIe/XII

e–XIII

e siècles structuraient leurs discours autour de thèmes majeurs que l’on peut, à titre d’hypothèse, résumer avec Thierry Bianquis36: le thème de la rupture entre musulmans (la fitna), qui explique leur insistance sur les attitudes différentes des Seldjouqides et des Fatimides lors de l’arrivée des premiers croisés; le thème de la dawla, renvoyant à une interrogation sur l’exercice du pouvoir (par qui, avec quelle légitimité, comment et avec l’aide de qui…) – on ne s’étonnera donc pas que les parcours de Nūr ad-Dīn et de Saladin, par exemple, sont au moins en partie décrits sur le modèle des récits qui retra-çaient la lutte entre les amīr-s al-umarā’, à Bagdad, au IVe/Xe siècle; le thème du ǧihad enfin, qui conduit à s’interroger sur la délimitation du dār al-islām et du dār al-ḥarb, leur expansion ou reflux, et l’efficacité des souverains en la matière – l’arrivée des croisés n’inquiéta pas les princes en place à la fin du Ve/XI

e siècle: récemment arrivés, ils étaient surtout obnubilés par le raffermissement de leur pouvoir, et c’est seulement progressivement qu’ils eurent conscience de la nécessité de combattre fermement les nouveaux venus37.

Sans doute aucun, les historiens arabes utilisèrent ces thèmes récurrents pour décrire l’action des croisés et la réponse des princes musulmans qu’ils rapportèrent, comme à leur habitude, sans en percevoir l’exceptionnalité et donc sans chercher à leur attribuer un traitement historique exceptionnel – d’autant plus que d’autres combats, d’autres invasions, avaient précédé l’arrivée des croisés. Mais cela ne signifie pas que les popu-lations proche-orientales n’eurent pas progressivement conscience du caractère tragi-que de la croisade, qu’ils exprimèrent (sans guère d’originalité il est vrai) via l’amplification numérique (des centaines de milliers d’envahisseurs sont régulièrement évoqués dans leurs écrits38), ou via leur insistance sur la violence des combats qui opposaient Francs et musulmans. Ils faisaient bien état, au moins indirectement, du choc que les croisades représentèrent pour des populations locales qui virent réguliè-rement défiler des armées venues d’Occident, ou du moins en entendirent régulière-ment parler, jusqu’en 1291, et qui donc éprouvèrent de manière durable un sentiment d’agression, sentiment dont on peut supposer qu’il se mua progressivement, au fil du temps, en une mémoire de l’agression39 dont il faudrait identifier les vecteurs de transmission.

36 Communication personnelle. 37 Emmanuel SIVAN, L’islam et la croisade. Idéologie et propagande dans les réactions musulma-

nes aux croisades, Paris 1968. 38 Par exemple al-ʿAẓīmī, tāʾrīḫ Ḥalab, éd. Ibrāhīm ZAʿRŪR, Damas, 1984, p. 358. Autres exem-

ples: Abbès ZOUACHE, Armées et combats en Syrie (voir n. 8), p. 603–604. 39 Jonathan RILEY-SMITH, The Crusades: A History, Londres 22005, p. 305, défend une idée

radicalement différente: »One often reads that Muslims have inherited from their medieval an-cestors bitter memories of the violence of the crusaders. Nothing could be further from the truth. Muslims had not hitherto shown much interest in the crusades, on which they looked back with indifference and complacency«.

130 Abbès Zouache

Outre ces textes à prétention historique et les poèmes où il était question des luttes entre les Francs et les musulmans, on peut supposer que les sīra-s constituèrent l’un de ces vecteurs, même s’il est difficile de ne rien affirmer en la matière: cette littérature dite ›populaire‹ a longtemps été négligée par les chercheurs40. Leur succès, dans les pays arabes, est certes difficile à mesurer, mais l’on sait qu’elles touchèrent toutes les classes sociales. L’essentiel, pour nous, est que ces récits épiques sont incontestable-ment liés aux agressions dont le Proche-Orient fut l’objet, à partir de la fin du V

e/XIe siècle. C’est le cas, notamment, de la »sīrat al-malik aẓ-Ẓāhir Baybars« qui

conte les exploits du sultan mamelouk aẓ-Ẓāhir Baybars Bunduqdārī (1260–1277) – l’homme censé avoir redonné vigueur à la lutte contre les Latins d’Orient. Par-delà sa destinée exceptionnelle, le thème majeur de cette sīra est bien l’affrontement entre chrétiens d’Occident et musulmans d’Orient, à l’époque des croisades certes, mais également après la chute de Saint-Jean d’Acre (1291): comme les autres textes épi-ques, elle est centrée sur une aventure individuelle mais non sans raconter une action collective, procédant dès lors de la mémoire41. L’on sait aujourd’hui que, composée entre le VII

e/XIIIe et le IX

e/XVe siècle, elle fut ensuite remaniée et/ou adaptée, ce qui

permettait de l’ancrer dans l’actualité. Jean-Claude Garcin montre même qu’elle s’enrichit régulièrement d’épisodes qui dénotent la persistance, envers de l’Occident, d’un sentiment d’agression jamais réellement disparu:

Le Roman en effet s’étoffa et se transforma au XVe siècle. Il s’avéra alors qu’aux occupations de territoires par les croisés, avaient succédé sur les côtes d’Égypte et de Palestine les attaques de corsaires occidentaux, génois ou catalans, qui procédaient à des enlèvements, sur les bateaux dans les ports ou sur les côtes, de populations des deux sexes et de tous âges, pour en exiger des ran-çons ou les destiner à l’esclavage. Le lecteur retrouvera ces situations du XVe siècle dans le Ro-man, voire d’autres, plus tardives: le monde musulman a continué de subir, jusqu’à nos jours, la pression de l’Europe42.

40 Récent (fait état de l’essentiel de la bibliographie) et souvent brillant: Jean-Claude GARCIN,

Sīra(s) et histoire, dans: Arabica 51/1 et 51/3 (2004), p. 33–54, p. 223–257; ID., Lectures du roman de Baybars, Marseille 2003 (Parcours méditerranéens 1: série Écritures).

41 Karl CANVAT, Enseigner la littérature par les genres: pour une approche théorique et didactique de la notion de genre littéraire, Bruxelles 1999, p. 212: »La chanson de geste raconte une ac-tion collective, le roman, une aventure individuelle; la chanson de geste procède de la mé-moire, le roman, de la fiction […]«. Cf. aussi Régis BOYER et al., L’épopée, Turnhout 1988 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 49).

42 GARCIN, Lectures du roman de Baybars (voir n. 31), p. 7–8 (la graphie d’origine a été conser-vée). Voir aussi p. 123–124: »Plus important que la rivalité entre Baybars et Qâlâwûn, le thème majeur du Roman est bien celui de la lutte contre les chrétiens d’Occident. C’est elle qu’exalte le Roman en rappelant les hauts faits de Baybars. Mais du temps a vraisemblablement passé depuis son époque: l’inquiétude diffuse contre laquelle lutte le sultan dans le Roman, est da-vantage celle des attaques chrétiennes inopinées sur les côtes, que l’on redoutait à la fin du XIVe et au XVe siècle et la peur des enlèvements conduisant, sauf paiement de rançons, à l’esclavage, que la crainte des places croisées du XIIIe siècle, promises à la conquête. Les chré-tiens d’Occident, dont on avait pensé être débarrassé après la prise de Saint-Jean d’Acre en 1291, avaient vite été de retour. La piraterie, surtout catalane, fut un fléau du XVe siècle, proté-gée sinon encouragée par les rois de Chypre, de la maison de Lusignan, qui avaient hérité du titre de rois de Jérusalem. Plus personne en Occident ne songeait réellement à une reconquête de la Palestine, et la piraterie gênait même le commerce. Mais les rois de Chypre n’avaient pas

Écrire l’histoire des croisades 131

Quel impact une telle œuvre – et les autres textes épiques arabes – eurent sur les popu-lations arabes, nous l’ignorons encore. Sans doute faut-il prendre garde à ne pas le surévaluer. L’on peut simplement postuler que comme d’autres discours (plus stricte-ment historiques, religieux, littéraires, etc.), elle participa de la transmission d’un sentiment diffus d’une menace jamais disparue, menace que seul un homme d’exception était censé être capable de réellement mettre à bas – c’est aussi l’un des messages véhiculés par les sīra-s.

UNE HISTOIRE ›SENSIBLE‹

LES PAYS ARABES ET MUSULMANS

Assurément, les mémoires et l’histoire procèdent a priori de processus différents. Peut-on pour autant nier qu’elles entretiennent des rapports étroits que l’historien n’a pas toujours la volonté ou la possibilité de clarifier43? Que les unes nourrissent l’autre (le contraire est aussi vrai), et que mieux les connaître, c’est participer d’une meilleure compréhension d’un fait indéniable: l’histoire des croisades continue, aujourd’hui, à être une histoire ›sensible‹, ou du moins qui véhicule de forts enjeux, idéologiques et mémoriels.

Cette ›sensibilité‹ paraît évidente, dans le monde arabo-musulman, pour la produc-tion historique de la période qui s’étend de la Seconde Guerre mondiale à la fin des années 1970 – Emmanuel Sivan, Werner Ende, Françoise Micheau ou Carole Hillenbrand l’ont montré44. Sans doute est-il difficile, comme pour tous ceux qui se proposent de faire »l’histoire de l’histoire«45, d’analyser cette production comme un tout, les dis-

perdu tout espoir et, en 1365, une ultime opération de croisade menée par Pierre Ier de Lusignan, fut détournée sur Alexandrie qui fut occupée, saccagée et pillée pendant une semaine, le temps que le pouvoir du Caire, surpris, puisse réagir. La peur et la haine des chrétiens d’Occident avaient reparu. Vers la fin du siècle, sous le sultanat de Barqûq, un autre danger bien oublié resurgit: les Mongols, qui, conduits par Tamerlan, parvinrent ensuite, en 1400, aux portes de l’Égypte. On pouvait penser être revenu aux temps tragiques de Baybars«.

43 La mémoire a suscité bien des controverses, qu’il n’est évidemment pas possible d’aborder ici, ni de résumer. Voir surtout Maurice HALBWACHS, La mémoire collective, éd. G. NAMER, Paris 1997, notamment p. 130–142; Jacques LE GOFF, Histoire et mémoire, Paris 1988 (1re éd. 1977) avec une importante préface, p. 9–15, datée de janvier 1988; Pierre NORA, Les lieux de mé-moire, vol. 1, Paris 1984, préface; Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris 2000; Joël CANDAU, Anthropologie de la mémoire, Paris 1998.

44 SIVAN, Modern Arab Historiography (voir n. 3); ID., Mythes politiques arabes, Paris 1995; Werner ENDE, Wer ist ein Glaubensheld, wer ist ein Ketzer? Konkurriende Geschichtsbilder in der modernen Literatur islamischer Länder, dans: Die Welt des Islams 23/1 (1983), p. 70–94; MICHEAU, Les croisades vues par les historiens arabes (voir n. 3); Carole HILLENBRAND, The Crusades. Islamic Perspectives, Edinburgh 1999. Cf. aussi: John M. CHAMBERLIN, Imagining Defeat: An Arabic Historiography of the Crusades, thesis Naval Postgraduate School, Monte-rey, California, mars 2007, http://handle.dtic.mil/100.2/ADA467268 (23/9/2011).

45 L’expression est de LE GOFF, Histoire et mémoire (voir n. 43), p. 10, qui ajoutait »forme criti-que et évoluée de la traditionnelle historiographie«.

132 Abbès Zouache

cours des historiens arabes étant souvent éparpillés et non organisés autour d’une ligne directrice autre que celle d’un ressentiment envers les croisés. L’analyse, certes minu-tieuse et brillante, mais également trop systématique, par Sivan, de l’historiographie arabe des croisades des années 1945–1970, est particulièrement parlante. Selon lui, les historiens arabes développèrent le concept de leur »topicality«: les croisades étaient une »histoire contemporaine«, soit profondément ancrée dans le présent. Ils partici-paient d’une série de théories: – [une théorie] insistant sur la »lutte (struggle) entre l’islam et la chrétienté«; – une »théorie de l’affrontement (struggle) entre l’impérialisme et le monde arabe«, la »génération post 1945 considérant les croisades comme la première phase du colonia-lisme européen, qui traçait le chemin à l’expédition de Bonaparte, la ›question d’Orient‹ du XIX

e siècle, la conquête de l’Égypte par les Britanniques et le système du Mandat au Levant«. Selon cette théorie, le sionisme était vu comme »une entreprise croisée, étroitement liée à l’impérialisme«; – une théorie, »qui est à la marge des théories ›islam-chrétienté‹ et ›impérialisme-monde arabe‹ […] qui soutient que le conflit en question est en fait un conflit entre les civilisations orientale et occidentale, et dont les origines remontent très avant dans l’antiquité« [trad. AZ]46.

Que doit-on entendre par »théorie«? Les historiens arabes de cette période propo-saient-ils réellement une ou des »théories scientifiques«, au sens le plus courant de l’expression47? Assurément non. N’étaient-ils pas plutôt traversés par un »ensemble d’idées, de concepts abstraits, plus ou moins organisés, appliqué à un domaine particu-lier«48? Cet »ensemble d’idées«, croyons-nous, trouve son unité dans l’expression d’un sentiment de harcèlement du Proche-Orient arabe et musulman sans cesse cible d’invasions et d’agressions, surtout (mais pas seulement) de la part de peuples venus de l’ouest, auxquelles seule l’unité (arabe, islamique, c’est selon) avait permis de faire face. L’unité (al-waḥda) avait finalement permis de résister aux croisés et de les bouter hors du Proche-Orient; elle seule allait permettre d’anéantir les ›sionistes‹, nouveaux croisés certes non chrétiens, mais de toute façon alliés à ces derniers. En cela, les croisades participaient bien d’une »histoire contemporaine«.

La conception téléologique de l’histoire qui affleure sous la plume de ces historiens est en fait peu originale. En France, la grande histoire des croisades de René Grousset (»Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem«), toujours largement utili-sée et citée, à juste titre d’ailleurs, n’en était pas moins le produit de son époque: pu-bliée en 1934–1936, elle constituait une justification par l’exemple de la présence française en Orient, à une époque où la France entendait continuer à y jouer un rôle majeur. Les croisés? Des Français, préfigurateurs de ces hommes et de ces femmes qui, aux XIX

e et XXe siècles, allaient assumer la mission civilisatrice de la France. L’histoire

46 SIVAN, Modern Arab Historiography (voir n. 3), p. 9–11. 47 Petit Robert de la langue française (éd. 2010), s. v. théorie (2): »Construction intellectuelle

méthodique et organisée, de caractère hypothétique (au moins en certaines de ses parties) et synthétique«.

48 Ibid.

Écrire l’histoire des croisades 133

des croisades telle que Grousset ou la plupart des historiens arabes la pratiquaient était une histoire-mémoire49 du type de celle qui avait cours au XIX

e siècle en Europe50, une histoire dont l’un des objectifs importants, comme dans le Proche-Orient des an-nées 1945–1970, était de créer un sentiment d’unité d’autant plus urgent à forger que les États étaient récents et les nations fragiles. Cette histoire-mémoire se nourrissait d’ailleurs des ouvrages de Grousset et de ses devanciers (Joseph-François Michaud, Paul Barker, Stanley Lane-Poole, etc.51) et de son presque contemporain Runciman, dont l’»History of the Crusades«, achevée en 1954, faisait de la croisade une entreprise d’intolérance au nom de Dieu52.

Évidemment, il faut se défier de toute généralisation excessive: l’historiographie arabe était traversée par des tensions d’autant plus fortes que l’histoire de chacun des pays arabes l’exigeait, notamment une tension nationaliste; cette tension paraît avoir été particulièrement vive dans l’Égypte de Nasser, dont la volonté d’être identifié à Saladin, le contempteur des croisés, a déjà été longuement commentée53. Une tension régionaliste, plus ou moins exprimée selon les historiens, certains d’entre eux ayant tendance à mettre en avant le rôle de leur pays (et de leur historiographie) dans la lutte contre les croisés54. Une tension islamiste, enfin, dénotée par l’insistance récurrente sur les vertus d’un front islamique unifié face à toute opposition – notons que pour les Égyptiens, ce front islamique devait être arabe et dirigé par l’Égypte; après tout, Sala-din ou Baybars – les figures de la lutte contre les croisés les plus connues – n’avaient-ils pas Le Caire pour capitale?

Depuis une trentaine d’années, une nouvelle génération d’historiens est apparue. Même s’il faut se défier – je l’ai dit déjà – de toute généralisation, l’histoire des croisa-des continue, à des degrés évidemment divers, à être une histoire sensible qui véhicule des enjeux idéologiques et mémoriels forts.

D’abord parce que les livres d’histoire – leurs auteurs du moins – suivent une tradi-tion – Muḥammad Muʾnis Aḥmad ʿAwaḍ parlant même de »l’école historique égyp-tienne des croisades« (»al-madrasa al-taʾrīḫiyya al-miṣriyya fī maǧāll taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya«). Quelques ouvrages, tel »al-ḥarakat aṣ-ṣalībiyya« (Le mouvement des

49 NORA, Les lieux de mémoire (voir n. 43), préface. 50 Dans la même veine, Robert IRWIN, Orientalism and the Development of Crusader Studies,

dans: Peter W. EDBURY, Jonathan PHILLIPS (dir.), The Experience of Crusading, vol. 2: Defin-ing the Crusader Kingdom, Cambridge 2003, p. 221: »In nineteenth-century France the history of the crusades continued to be considered part of the history of the French monarchy and no-bility. The Syria the academicians studied was the Syria of Godfrey de Bouillon and Philipp II of France; the Egypt they studied was the Egypt of Louis IX«.

51 Exemple: Aḥmad Aḥmad BADAWĪ, al-ḥayāt al-adabiyya fī ʿaṣr al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya bi-Miṣr wa ʾš-Šām, Le Caire s.d., p. 583.

52 RUNCIMAN, A History of the Crusades (voir n. 7), vol. 3, conclusion. 53 Par exemple par Emmanuel SIVAN, Mythes politiques arabes (voir n. 37), p. 41–47. 54 ID., Symboles et rituels arabes, dans: Annales. Économies, sociétés, civilisations 45/4 (1990),

p. 1005–1017, p. 1008, voir http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess _0395-2649_1990_num_45_4_278883 (22/9/2011).

134 Abbès Zouache

croisades) de Saʿīd ʿAbd al-Fatāḥ ʿAšūr55, jouent un rôle analogue aux monumentales histoires des croisades de Grousset (1934–1936) et de Runciman (1954): celui d’ouvrages de référence indispensables, que l’on cite et dont surtout on s’inspire à l’envi, malgré les défauts qu’on veut bien leur prêter (parfois un ton désuet, ou le rejet de tel ou tel personnage, etc.). Ces ouvrages de référence sont régulièrement réédités et circulent aisément.

Ensuite parce que nombre de chercheurs ont continué à inscrire explicitement, au moins dans leurs préfaces ou dans des discours liminaires, l’histoire des croisades dans une perspective de diffusion de sentiments nationalistes/régionalistes56, anti-impérialistes, antisionistes et/ou islamistes. Les exemples sont nombreux de livres très sérieux où une telle intention affleure. C’est ainsi qu’Qāsim ʿAbduh Qāsim, dont l’œuvre mériterait une étude détaillée, lie étroitement croisade et sionisme, dans »ru’ya isrā’īliyya li ʾl-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya« (Vision israélienne des croisades), publié en 1983. Les historiens israéliens? Des supplétifs du sionisme. Comme les États croisés, Israël ne peut survivre sans l’aide de ses soutiens américains et européens. On retrouve, en filigrane, de telles idées dans »māhiyyat al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya« (Essence des croisades, 1990), voire dans »fī taʾrīḫ al-Ayyūbiyīn wa ʾl-Mamālik« (De l’histoire des Ayyoubides et des Mamelouks, 2001). C’est à l’aune du passé croisé qu’il analyse même le présent israélien:

D’autre part, les problèmes fondamentaux qui se posèrent aux croisés et aux israéliens furent les mêmes, ou tout au moins similaires: l’une des caractéristiques importantes des colonies croisées (al-mustawṭanāt aṣ-ṣalībiyya) était l’isolement culturel (al-ġurba al-ḥaḍāriyya), et c’est une des particularités de la société israélienne, qui est étrangère à la région, qui est arabe. Il est vrai que les Israéliens tentent de nier cet isolement, en volant l’histoire arabe, en s’appropriant le patri-moine populaire et en revendiquant les arts populaires arabes dans toute leur diversité. Ils inon-dent le monde de produits populaires, de mets et de sucreries arabes dont ils s’attribuent la pater-nité. [En outre], ils déplacent des vestiges archéologiques des régions qu’ils occupent vers leurs musées… Mais tout ceci ne peut gommer l’évidence: celle de leur isolement culturel, dans la région [trad. AZ]57. Quant aux commodes »fuṣūl bībliyūġrāfiyya fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya« déjà évo-qués, Muḥammad Muʾnis ʿAwaḍ les dédicace aux »martyrs des guerres de 1956 et 1967 […] tués par les sionistes alors qu’ils avaient été dépossédés de leurs armes. Ils firent face à la mort avec le courage des héros (abṭāl), sans implorer leurs assassins«.

55 Édité au Caire, en 2 volumes. ʿAwaḌ, fuṣūl bībliyūġrāfiyya fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya (voir

n. 13), souligne qu’il »n’a rien perdu de sa valeur, en trente ans«. 56 Exemple: Préface, par ʿAbd al-ʾAẓīm RAMAḌĀN à ʿAliyya ʿAbd al-Samīʿ AL-ǦANZŪRĪ, al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya (al-muqaddamāt as-siyāsiyya), Le Caire 1999, p. 5: »wa bi-t-tālī fa-kull mā yataʿallaq bi-taʾrīḫ al-ʿālam al-islāmī yataʿarraq – bi-ḍ-ḍarūra – bi-taʾrīḫ Miṣr«. Faraǧ Muḥammad AL-WASĪF, Miṣr bayn ḥamlatay Luwīs wa Nābuliyyūn, Mansoura 1998, témoigne de la même ambition de faire de l’Égypte le point nodal des croisades.

57 Qāsim ʿAbduh QĀSIM, al-qirāʾa aṣ-ṣahyūniyya li ʾt-taʾrīḫ. al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya namūḏaǧan, Le Caire 2004 [La lecture sioniste de l’histoire. Le modèle des croisades], p. 190. Dans la même veine: Ziad J. ASALI, Zionist Studies of the Crusade Movement, dans: Arab Studies Quarterly 14 (1992), p. 45–49.

Écrire l’histoire des croisades 135

Plus récemment encore, Ǧumʿa Muḥammad Muṣṭafā Ǧundī, qui enseigne l’histoire médiévale à l’université de ʿAyn Šams (département des Sciences de l’éducation), inscrit résolument les croisades dans le présent le plus brûlant, dans »al-istiṭān aṣ-ṣalībī fī Filasṭīn, 492–690/1099–1291«58 (Le colonialisme croisé en Palestine, 492–690/1099–1291). L’agression occidentale n’est-elle pas »également un sujet mo-derne«? Les tragédies humaines provoquées par les croisés et par les Israéliens et leurs alliés ne sont-elles pas équivalentes? Moralisatrice, l’histoire telle que Ǧumʿa Muḥammad Muṣṭafā Ǧundī la pratique devient une histoire dénonciatrice.

Une histoire du présent tout autant que du passé, ainsi que le théorise brièvement Nuhā Fatḥī al-Ǧawharī dans l’introduction de »imārat Ṭarābulus aṣ-ṣalībī fī ʾl-qarn al-ṯāliṯ ʿašar al-mīlādī /as-sābīʿ al-hiǧrī« (La principauté [sic] croisée de Tripoli au XIII

e/VIIe siècle, 2008):

Nombreux sont ceux qui considèrent que l’histoire ne se répète pas; pourtant, les événements actuels prouvent le contraire. Qu’est-ce-qui, aujourd’hui, ressemble à hier? Hier, l’Occident européen, sous couvert de religion, s’est mis à dominer le Proche-Orient; aujourd’hui, l’Occident fait la même chose, avec les États-Unis d’Amérique à sa tête, sous couvert de guerre contre le terrorisme et de réparation, en fait pour étendre son influence sur l’ensemble des pays islamiques (al-buldān al-islāmiyya). Certes, nous n’assistons pas aux mêmes événements, mais nous sommes les témoins du [déploiement] du même esprit croisé, fanatique et tyrannique (ar-rūḥ aṣ-ṣalībiyya al-mutaʿaṣṣiba). D’où l’importance d’étudier l’histoire, et notamment la période des croisades: les événements actuels ne sont rien d’autre qu’un accomplissement (istikmāl) du projet des croisés. C’est pourquoi de nombreux chercheurs se sont engagés dans l’étude de cette période (fatra) qui s’étend sur deux siècles – VIe et VIIe/XIIe et XIIIe siècles [trad. AZ]59.

Une histoire faite de sang et de souffrances, au ton tout à la fois eschatologique, le Bien (l’islam) ayant pour mission de résister au Mal (le christianisme et/ou le sio-nisme) et donc d’abattre l’hydre croisée. Les communiqués d’Ousâma Ben Laden et des hommes qui s’en réclament sont suffisamment connus pour qu’on n’y revienne pas: leur assimilation des Américains et de leurs alliés à des croisés a suscité bien des commentaires60. Mettons l’accent, simplement, sur l’évidente parenté entre leurs im-précations et certains discours qui se situent à la marge de la production historique et dont le ton, certes moins violent, s’inscrit dans une dialectique (islamiste) faisant de l’islam une cible des mécréants, des mal-croyants ou même des adeptes de Satan. De tels discours peuvent même faire appel à une rhétorique marxisante et dénoncer l’alliance de classe entre les réels détenteurs du pouvoir, forcément oppresseurs, et l’Église, qui les soutient. Sous la plume de Muḥammad Mūrū, l’ennemi est une hydre à plusieurs têtes – obscurantiste, oppressive, violente et particulièrement opiniâtre – dont la cible, l’islam, véritable religion de la libération des hommes et du monde, est blessée

58 Éd. maktabat al-anǧlū al-miṣriyya. 59 Imārat Ṭarābulus aṣ-ṣalībī fī ʾl-qarn aṯ-ṯāliṯ ʿašar al-mīlādī/al-sābīʿ al-hiǧrī, Le Caire 2008, p. 13.

À comparer à la vision beaucoup plus distanciée de Sāmiyya ʿĀMIR, aṣ-ṣalībiyyūn fī Filasṭīn. Ǧubayl – Lubnān, Le Caire 2002, p. 3–5.

60 Commode: Brad K. BERNER, Quotations from Osama Bin Laden, New Delhi 2007, p. 40–42. Je n’ai pu me procurer Umej BHATIA, Forgetting Osama bin Munqidh, Remembering Osama bin Laden. The Crusades and Modern Muslim Memory, Singapour 2008.

136 Abbès Zouache

dans sa chair depuis son apparition. Les événements les plus récents (guerre du Golfe, guerre d’Afghanistan, etc.) sont convoqués pour rappeler l’évidence:

Si nous parcourons l’histoire, depuis l’apparition de l’islam jusqu’à aujourd’hui, nous nous aper-cevons que le complot croisé (al-muʾāmara aṣ-ṣalībiyya) contre l’islam n’a pas cessé un instant (lam tatawaqqaf laḥẓa). C’est un complot du diable (muʾāmara šayṭāniyya) contre l’unicité (al-tawḥīd), la justice (al-ʿadl) et la liberté (al-ḥurriyya). C’est que la puissance croisée était – et est toujours – consciente que l’islam allait mettre fin à la spoliation (al-nahb), à la domination (al-sayṭara), à la répression (al-qamʿ), à la cruauté (al-ʿunf), à la tyrannie (al-istibdād), à la peur (al-ḫawf), à l’oppression (aẓ-ẓulm) et à la pénurie (al-faqr) pour, ensuite, redonner toute leur valeur à la majorité des vies humaines (bašar)61 et mettre fin au joug de cette classe dominante (al-ṭabaqa al-musayṭira) qui oppressait le monde et les hommes (an-nās) et [s’arrogeait] toute richesse. Alliées [de diverses manières] aux Églises occidentales – et tout spécialement à l’Église catholi-que –, ces classes (ṭabaqāt) dominantes dirigent l’Occident (al-Ġarb) depuis des temps immémo-riaux. Elles n’ont pas hésité à faire usage de la croix (aṣ-ṣalīb) pour leurs guerres (ḥurūb), [guer-res] dans lesquelles l’Église d’Occident se commit, jusqu’à parfois en être l’initiatrice. Dès lors, ces croisades ont jeté leur ombre sur une large tranche de l’histoire du monde – pendant la vie du prophète lui-même, puis sous les califes bien guidés, puis à l’époque des dynasties (ad-dawla) omeyyade et abbasside, sous les Ottomans et jusqu’à la chute du califat. Même la naissance d’Israël n’a constitué qu’une étape (maḥaṭṭa) de ces croisades, comme l’invasion (ġazw) de l’Irak et de l’Afghanistan. Il en va de même pour ce qu’on appelle ›deuxième guerre du Golfe‹ (1991, sic), dont le nom de code était, pour les forces américaines, ›Gloire à la Vierge‹, ou pour ce que Georges Bush Jr a déclaré, concernant les croisades, au moment de l’invasion de l’Iraq, en 2003, ou celle de l’Afghanistan, en 2001, qui n’était pas qu’un lapsus. Aussi, les sacrilèges réalisés à grande échelle, à l’encontre des copies [du Saint-Coran], dans le camp américain de Guantanamo et dans la prison israélienne de Maǧdūn n’étaient rien d’autre qu’une forme d’expression de cet esprit (rūḥ) croisé, qui jamais ne s’est étiolé [trad. AZ]62.

Cet extrait exprime bien une hypersensibilité au présent, un présent si douloureux qu’il ne peut s’expliquer que par le recours aux croisades et à la survivance de leur »esprit«. Il n’en va pas vraiment différemment sous la plume d’Asʿad Maḥmūd Ḥawmad lors-qu’il dénombre le »nombre de croisades«: selon lui, il y en eut dix, de 1096 à 1270 (Saint Louis à Tunis), auxquelles il faut ajouter une onzième, la »croisade contempo-raine«. Le saut chronologique, a priori surprenant puisqu’il gomme plusieurs siècles d’histoire pendant lesquels d’autres croisades auraient pu être identifiées, s’explique en fait aisément – le présent seul intéresse en fait Asʿad Maḥmūd Ḥawmad; le passé n’est invoqué qu’en ce qu’il est censé expliquer les tragédies vécues en Iraq et en Afghanis-tan:

À cette série d’expéditions croisées, nous pouvons en ajouter une autre: l’expédition croisée contemporaine (al-ḥamla aṣ-ṣalībiyya al-muʿāṣira). C’est l’expédition contre les Arabes et l’islam que l’Occident (les États-Unis, la France, l’Angleterre et l’Italie) ont entrepris au début de ce siècle. Parmi ses résultats: le massacre (maḏābiḥ) des Italiens en Libye, ainsi que celui des Fran-çais en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Autres résultats: la déclaration Balfour, la création d’un État juif raciste (dawla ʿunṣuriyya yahūdiyya) sur la terre de Palestine, le déplacement du peuple palestinien arabe. Nous la constatons, aujourd’hui, de plus en plus barbare et féroce; elle occupe

61 Traduction libre de: »wa min ṯumma yarfaʿ qīma al-aġlabiyya as-sāḥiqa min al-bašar«. 62 Muḥammad MŪRŪ, al-ḥarb aṣ-ṣalībiyya min al-bābā Urbān ilā al-bābā Būš, al-Manṣūra 2005

[La croisade, du pape Urbain au pape Bush], p. 5. Il s’agit des premières lignes de l’ouvrage.

Écrire l’histoire des croisades 137

d’ailleurs le Liban, ou elle œuvre à la création de petits États communautaires et à l’expulsion de son peuple. Et tout ceci, parce que l’Occident essaie de mettre fin à la présence islamique en Méditerranée orientale. Alors que cette expédition (ḥamla) est toujours au faîte de sa vigueur, les Arabes et les musulmans sont endormis. Or, personne ne sait quand ni comment elle prendra fin, et quand les Arabes et les musulmans se réveilleront, quand la raison reprendra le dessus et quand ils s’engageront dans la lutte implacable qui éloignera la menace qui pèse sur eux [trad. AZ]63.

À lire ces appels à la mobilisation, on ne s’étonnera donc pas que certains historiens arabes éprouvent le besoin de présenter les croisades comme une époque héroïque pendant laquelle des héros (musulmans) parvinrent à expulser les agresseurs venus d’Occident – revanche symbolique nécessaire. Ces agressions, multiformes, doivent être appréhendées comme des traces d’un affrontement est-ouest (ou Orient-Occident) séculaire, qui apparaît même, sous la plume métaphorique de Sāmiyya ʿĀmir, constitu-tif de l’histoire elle-même. À bien des égards, la guerre – ou plutôt l’affrontement (aṣ-ṣirāʿ) – est l’essence même de l’histoire: »[…] qu’est donc l’affrontement croisés – islam (aṣ-ṣirāʿ aṣ-ṣalībī al-islāmī) sinon un épisode d’une série à épisodes multiples, celui de la lutte (aṣ-ṣirāʿ) qui a marqué l’humanité depuis sa naissance jus-qu’aujourd’hui [trad. AZ]«64.

Dès lors, comment ne pas insister avec force sur les dégâts provoqués par ces agres-sions: ne sont-elles pas explicatives des difficultés actuelles, réelles ou supposées, du monde arabo-musulman? La mémoire de ces héros est régulièrement convoquée, ainsi dans les très nombreuses biographies de Saladin qui foisonnent depuis quelques an-nées65. Si l’on excepte le »Ṣalaḥ ad-Dīn al-ayyūbī, bayn al-taʾrīḫ wa ʾl-usṭūra« de Muhammad Muʾnis ʿAwaḍ, où il s’y révèle bien informé et adepte d’une histoire criti-que détachée des enjeux du présent, ces biographies dénotent une conception hégé-lienne du grand homme. En outre, leurs auteurs n’y racontent et n’y analysent le passé qu’en tant que révélateur du présent et signe d’espoir pour le futur. La première croi-sade, la libération de Jérusalem, les échecs et les succès face aux croisés, les agressions continuelles subies par les terres arabes et musulmanes du fait des chrétiens d’Occident…: ces événements semblent des blessures mal cicatrisées, que chaque soubresaut, chaque moment de faiblesse ravive violemment.

ISRAËL

Rien de tel, à première vue, dans la production israélienne, malgré les analyses de Qāsim ʿAbduh Qāsim – déjà évoquées – ou celles de Meron Benvenisti, dont David

63 Asʿad Maḥmūd ḤAWMAD, taʾrīḫ al-ǧihād li-ṭard al-ġuzāt aṣ-ṣalībiyyīn, 2 vol., Damas 2002,

k. 83–85. 64 ʿĀMIR, aṣ-ṣalībiyyūn fī Filasṭīn (voir n. 59), p. 3. 65 Liste dans Abbès ZOUACHE, Saladin, l’histoire, la légende, dans: Denise AIGLE, Katia ZAKHARIA

(dir.), Le Bilād al-Šām face aux mondes extérieurs (XIe–XIVe siècle). La perception de l’autre et la représentation du souverain. Actes du colloque de Damas, 19–21 décembre 2008, Damas, Institut français du Proche-Orient, sous presse.

138 Abbès Zouache

Ohana fait état et sur lesquelles nous allons revenir66. La question fondamentale est bien celle de l’ancrage de cette production dans le temps présent (la »topicality« de Sivan). C’est un truisme que de rappeler que depuis la création de l’État d’Israël l’histoire (la discipline) participe activement au débat sur son identité et son devenir. Cela est évidemment vrai de l’histoire des croisades, dont Ronnie Ellenblum tente, dans son récent »Crusader Castles and Modern Histories« (2007), de retracer les phases:

Pour moi et pour ma génération d’historiens israéliens, l’étude des croisades est celle de l’histoire de notre pays: [l’on est passé] d’une lecture ›juive‹ de cette histoire, centrée sur le massacre des communautés juives du Rhin, en 1096, à une lecture sioniste des croisades, centrée sur le fait de les voir comme une préfiguration du futur mouvement sioniste, et finalement à une histoire des croisades en tant que partie [de celle] de mon propre pays et, à un certain degré, en tant que partie de ma propre histoire (part of my own history) [trad. AZ]67.

Les différents types de lectures qu’Ellenblum évoque ne peuvent pas toujours être distingués. En 1971, par exemple, Jean Richard remarquait, à propos de la parution en français de la monumentale »Histoire du royaume latin de Jérusalem« de Joshua Prawer – trace d’une »lecture juive« de la part d’un des praticiens d’une »lecture sioniste«68 des croisades: »[…] dans les pages consacrées aux croisades qui ont suivi la première: le pas est donné, sur les origines et le déroulement de ces expéditions, aux malheurs qui ont affecté les communautés juives du fait des croisés«69.

Dans quelle mesure l’actualité de l’histoire des croisades détermina les thèmes abor-dés en priorité par les historiens, la façon de les traiter et les conceptions de la croisade qui en découlèrent, nous l’ignorons souvent. Cela semble pourtant évident concernant Prawer (m. 1990), l’un des historiens des croisades les plus brillants de sa génération. Il faisait de la croisade une entreprise de colonisation qui aboutit à un »modèle ségré-gatif« caractérisé par une séparation rigoureuse entre les nouveaux venus (les colons) et les indigènes (musulmans et chrétiens orientaux)70. Joseph Torró, dont Sophia Menache critique certes sans aménité les »surgénéralisations« (overgeneralizations, sic) et les »conclusions stéréotypées«71, affirme qu’en décrivant la »situation coloniale« qui prévalut en Terre sainte et en mettant l’accent sur l’effort des croisés à mettre en place des sociétés hermétiques, Prawer »parlait d’une situation qui, à titre personnel, ne lui

66 Meron BENVENISTI, Sacred Landscape: The Buried History of the Holy Land Since 1948,

Berkeley 2000. 67 Ronnie ELLENBLUM, Crusader Castles and Modern Histories, Cambridge 2007, p. 61. MENACHE,

Israeli Historians of the Crusades (voir n. 13), p. 3, cite le même extrait. 68 RILEY-SMITH, The Crusades: A History (voir n. 39), p. 304. 69 Jean RICHARD, Recension de: Joshua PRAWER, Histoire du royaume latin de Jérusalem, traduit

de l’hébreu par Gilles Nahon, revu et complété par l’auteur, Paris 1969–1970, dans: Bibliothè-que de l’École des chartes 129/2 (1971), p. 483.

70 Joshua PRAWER, Colonization Activities in the Latin Kingdom of Jerusalem, dans: Revue belge de philologie et d’histoire 29 (1951), p. 1063–1118; ID., The Latin Kingdom of Jerusalem: Eu-ropean Colonialism in the Middle Ages, Londres 1972; ID., Crusader Institutions, Oxford 1980.

71 MENACHE, Israeli Historians of the Crusades (voir n. 13), p. 4.

Écrire l’histoire des croisades 139

était pas étrangère«72. Plus récemment, Jonathan Riley-Smith a considéré, à propos du même savant, que »faire le portrait des croisés comme des protocolonialistes était en accord avec l’interprétation sioniste de l’histoire de la Terre promise depuis la diaspo-ra«73.

Dans un article récent (2006), Ohana va plus loin. Il montre qu’un »discours croisé« (crusader discourse; il parle aussi de »mythe croisé«, crusader myth) est profondé-ment ancré dans la société israélienne, en ce qu’il renvoie à la création d’Israël et à son maintien dans un environnement hostile74. Dès 193075, rappelle-t-il, Menahem Ussishkin (»L’Occident et l’Orient: l’histoire des croisades en Palestine«, en hébreu) faisait le parallèle entre l’installation au Proche-Orient des chrétiens occidentaux pendant les croisades, et celle des juifs à l’époque contemporaine. Leurs conditions d’installation étaient analogues: les uns comme les autres devaient faire face à des voisins »diffé-rents«, en termes de »religion, d’origine, de langue et de culture«. Par la suite, d’autres intellectuels, dont quelques universitaires, tel Prawer, usèrent de la même analogie États croisés/État d’Israël de façon récurrente76. C’est que, selon Ohana:

Même lorsqu’ils ne parlent pas directement du conflit local, les Israéliens discutent, entre eux, de l’équation croisée avec un sens aigu de leur propre ›étrangeté‹ dans la région et, dans cette pers-pective, l’›autre‹, dans leurs discussions, devient ›nous‹ (Israéliens). Les participants israéliens au ›discours croisé‹ sont engagés dans un dialogue voilé où l’analogie n’est pas le sujet d’un débat historique ni d’une enquête factuelle sur la vérité. Ce dont il est question ici, ce sont les origines – pas moins que le futur – de l’État juif au cœur de l’Orient arabo-musulman [trad. AZ]77.

Pour autant, il ne faut pas confondre la production d’un savoir académique par des historiens qui savent (ou qui tentent de le faire) se détacher des enjeux du présent et les écrits et les discours d’intellectuels (parfois des historiens) engagés dans des débats identitaires, politiques et/ou idéologiques. Certes, ce présent s’impose souvent de lui-même, avec douleur semble-t-il, dans des travaux académiques: comme le souligne Sophia Menache, l’important »Encounter between Enemies. Captivity and Ransom in the Latin Kingdom of Jerusalem« d’Yvonne Friedman, publié en 2002, s’ouvre avec

72 Josep TORRÓ, Jérusalem ou Valence: la première colonie d’Occident, dans: Annales. Histoire,

sciences sociales 55/5 (2000), p. 983–1008, ici p. 985, voir http://www.persee.fr/web/revues /home/prescript/article/ahess_0395-2649_2000_num_55_5_279897 (22/9/2011).

73 RILEY-SMITH, The Crusades: a History (voir n. 39), p. 305. 74 David OHANA, Mediterraneans or Crusaders? Israel Geopolitical Images between East and

West, dans: International Journal of Euro-Mediterranean Studies 1/1 (2006), p. 7–32. 75 Seulement à partir de 1931, selon Benjamin Z. KEDAR, Il motiva della crociata nel pensiero

politico Israeliano, dans: Franco CARDINI, Mariagraziella BELLOLI, Benedetto VETERE (dir.), Verso Gerusalemme, il Convegno Internaziale nel IX. Centenario della I. Crociata (1099–1999), (Bari, 11–13 gennaio 1999), Lecce 1999 (Saggi e testi/Università degli Studi di Lecce, Dipartimento die Beni delle Artie e della Storia, 1), p. 135–150.

76 Voir aussi David OHANA, Are Israelis the New Crusaders?, dans: Palestine–Israel Journal of Politics, Economics & Culture 13/3 (2006), p. 36–42.

77 Ohana, Mediterraneans or Crusaders? (voir n. 74), p. 15; ID., The Meaning of Jewish-Israeli Identity, dans: Eliezer BEN-RAFAEL, Yosef GORNY, Yaacov RO’I (dir.), Contemporary Jewries: Convergence and Divergence, Leyde 2003, p. 65–77. David Ohana doit beaucoup à KEDAR, Il motiva della crociata (voir n. 75).

140 Abbès Zouache

»l’histoire tragique de Ron Arad, navigateur israélien fait prisonnier au Liban en octo-bre 1986 et jamais libéré«78 – sorte d’écho aux martyrs des guerres de 1956 et 1967 auxquels Muḥammad Muʾnis ʿAwaḍ dédiait ses »fuṣūl bībliyūġrāfiyya fī taʾrīḫ al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya«. On pourrait également légitimement se demander en quoi le soin avec lequel Ellenblum s’attache à démontrer la fausseté des conceptions de Prawer et de ce qu’il nomme l’approche »colonialiste« des croisades ne s’explique pas aussi par le fait qu’il appréhende leur histoire comme »partie de sa propre histoire«, selon son expres-sion même. Après tout, son approche est tout aussi »intuitive« que celle de son devan-cier, et le conduit à faire bien des choix »arbitraires«79. Pour autant, la recherche israé-lienne sur les croisades, très diverse, dynamique et capable surtout de s’interroger sur elle-même, semble bien dénoter un »détachement entre le discours politique et la recherche historique«80.

L’EUROPE ET LES ÉTATS-UNIS

Le même constat peut être fait à propos de la production historique européenne et américaine, tout aussi diverse et tout aussi dynamique que la production israélienne. Ici aussi, la croisade s’est de longue date imposée dans les débats politiques et médiati-ques, la rhétorique croisée s’imposant avec plus ou moins de force, selon l’actualité. Depuis le début des années 1980, et plus encore après la chute du mur de Berlin, la guerre du Golfe (1991), le 11 septembre 2001 et les guerres qui s’en sont suivies (guerre d’Afghanistan; invasion de l’Iraq en 2003), cette rhétorique a un succès gran-dissant – même si les événements les plus récents semblent aller dans le sens de son infléchissement.

Pas plus que les autres producteurs de savoir, les historiens ne sont évidemment pas à l’écart des soubresauts de leur temps. Sans doute peut-on rappeler, avec Christopher Tyerman, que dans les pays scandinaves, la chute de l’Union soviétique, la fin de la guerre froide, l’accession des républiques baltes à l’indépendance et l’attrait toujours plus fort exercé par l’Ouest (l’Union européenne, en l’occurrence) se sont reflétés dans les études sur les croisades s’étant déroulées dans ces régions, études en plein renou-veau. Plongés dans une nouveauté qu’elles n’espéraient plus, ces sociétés ont fait des croisades un miroir; s’y observer, c’est s’interroger sur son identité et son devenir81. Sans doute peut-on souligner qu’en Occident également la référence aux croisades est 78 Yvonne FRIEDMAN, Encounter between Enemies. Captivity and Ransom in the Latin Kingdom

of Jerusalem, Leyde 2002 (Cultures, beliefs and traditions, 10), p. xi. 79 Denys PRINGLE, Recension de: Ronnie ELLENBLUM, Crusader Castles and Modern Histories, Cam-

bridge, New York 2007, dans: H-France Review 8 (2008) 44, p. 180–183, ici p. 181, voir http:// www.h-france.net/vol8reviews/vol8no44pringle.pdf (22/9/2011). Voir aussi Ronnie ELLENBLUM, Frankish Rural Settlement in the Latin Kingdom of Jerusalem, Cambridge 1999.

80 Les citations sont tirées de MENACHE, Israeli Historians of the Crusades (voir n. 13). Autres analyses: Ziad J. ASALI, Zionist Studies of the Crusade Movement, dans: Arab Studies Quarter-ly 14 (1992), p. 49–59, dont fait justice KEDAR, Il motiva della crociata (voir n. 75).

81 Cf. Christopher TYERMAN, Fighting for Christendom: Holy War and the Crusades, Oxford 2004, p. 205–206.

Écrire l’histoire des croisades 141

régulièrement utilisée par les intellectuels pour aborder des questions complexes qui relèvent de l’interrogation identitaire – elle a par exemple resurgi, en France, en 2004, lors des débats autour de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Cependant, de tels soubresauts ne semblent pas laisser de trace profonde dans les histoires des croisades les plus récentes. Certes, des historiens de la croisade peuvent réagir avec une vigueur étonnante à la diffusion d’une image romantique de la croi-sade, en dehors des cercles académiques. Ce fut le cas, il y a quelques années, lors de la sortie, le 6 mai 2005, de »Kingdom of Heaven« de Ridley Scott. Ce film retrace les derniers jours de Baudouin IV le Lépreux, la bataille de Ḥaṭṭīn et la prise de Jérusalem par Saladin, en juillet 1187. Plutôt bien accueilli dans le monde arabe, il suscita rapi-dement l’ire d’historiens des croisades anglo-saxons réputés qui lui reprochèrent, notamment, de continuer à faire de Saladin le héros chevalier que Walter Scott avait dépeint dans »The Talisman« (1825) et à n’être pas tendre avec les Templiers, implici-tement assimilés aux conseillers les plus fanatiques de Saladin. Riley-Smith – le spé-cialiste des croisades aujourd’hui le plus influent – affirma même avec force, à cette occasion, que »la vérité est la première victime« (»Truth is the First Victim«, The Times Online, 5 mai 2005)82.

Ce souci de faire triompher la ›vérité‹ et de sinon réhabiliter les croisades, tout au moins de lutter contre les a priori négatifs que la mémoire de l’hostilité de la croisade véhicule, est récurrent chez nombre d’historiens anglo-saxons, qui tiennent à montrer qu’elles ne furent ni les agressions barbares d’un Orient culturellement supérieur par des chrétiens d’Occident moins avancés, ni des entreprises colonisatrices préfiguratri-ces de l’expansion européenne du XIX

e siècle. Tyerman, par exemple, rappelle, à l’occasion de la publication de »Fighting for Christendom: Holy War and the Crusa-des« (2004), qu’elles furent essentiellement motivées par des »raisons religieuses« et non par une volonté de s’emparer des richesses de l’»autre«83.

QUELLE HISTOIRE DES CROISADES?

VISIONS TRADITIONNALISTE, PLURALISTE, GÉNÉRALISTE…

EN OCCIDENT, LA CONCEPTION PLURALISTE S’IMPOSE La question des motivations des croisés – au moins des premiers d’entre eux – est importante, notamment parce qu’elle détermine la (ou les) définition(s) de la croisade que les historiens adoptent. Progressivement, depuis les années 1980, une définition peu restrictive s’est imposée en Occident.

Il faut dire que l’heure y est à nouveau aux grandes synthèses. À peine le sixième et dernier volume de »A History of the Crusades« dirigé par Kenneth M. Setton paru, en

82 Commode: Crusades-Encyclopedia, Kingdom of Heaven, The Film (Comments on the film),

http://www.crusades-encyclopedia.com/kingdomofheaven.html (22/9/2010). 83 National Public Radio (NPR), 27/2/2005: A New Examination of the Crusades (Christopher

Tyerman, Sheilah Kast), http://www.npr.org/programs/wesun/transcripts/2005/feb/0502 27.tyerman.html (22/9/2011).

142 Abbès Zouache

1989 (le premier volume avait été publié en 1955), d’autres entreprises d’envergure furent lancées: en anglais, l’»Oxford History of the Crusades« dirigée par Riley-Smith (Oxford, 1995); »The Crusades« d’Helen Nicholson (Westport-Londres, 2004); »The New Concise History of the Crusades« de Thomas F. Madden (Oxford, 2005); les monumentaux »God’s War: A New History of the Crusades« (Cambridge, 2006) de Tyerman et »The Crusades: an Encyclopaedia« (Santa Barbara, Denver et Oxford, 2006), dirigée par Alan V. Murray. En français, l’»Histoire des croisades« de Richard (Paris, 1996); »Croisades et Orient latin, XI

e–XIVe siècle« (Paris, 2001) et »Les Latins

en Orient, XIe–XV

e siècle« (Paris, 2006) de Balard. Sur le plan méthodologique, ces chercheurs ne se distinguent guère de leurs devan-

ciers. Ils font toujours des sources latines et des travaux contemporains américains, européens et israéliens la base de leurs ouvrages. Les autres sources, et les autres tradi-tions historiographiques, sont surtout prises en compte dans la mesure où elles permet-tent de combler des lacunes, notamment sur le plan factuel. Mais l’analogie avec leurs prédécésseurs s’arrête là: les histoires des croisades qu’ils proposent sont fondamenta-lement différentes. Elles semblent sonner le glas, surtout, de la conception dite »tradi-tionnaliste« des croisades, longtemps dominante et dont on fait aujourd’hui, le plus souvent, d’Hans Eberhard Mayer, professeur émérite à l’université de Kiel, le porte-parole. Selon cette conception, les croisades ne pouvaient avoir que l’Orient pour cible, dans le but de porter secours aux chrétiens et de libérer Jérusalem et le Saint-Sépulcre. Au contraire, pour les tenants de la conception dite »pluraliste«, dont Riley-Smith, professeur émérite d’histoire ecclésiastique à l’université de Cambridge, est le fer de lance, toute expédition doit être considérée comme une croisade, quel que soit son objectif, à partir du moment où elle a bénéficié d’une autorisation du pape. Pour les uns, les croisades s’achevaient donc forcément avec la fin des États croisés d’Orient. Pour les autres, l’histoire des croisades s’étend géographiquement, tout autant que chronologiquement, »jusqu’aux temps les plus récents«84. Des historiens généralistes vont d’ailleurs jusqu’à considérer que toute entreprise de guerre sainte justifiée par la nécessité de défendre la foi est une croisade85.

Quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est bien la conception »pluraliste« qui s’est imposée auprès des auteurs des ouvrages dont j’ai cité le titre (si ce n’est Richard). Nicholson, par exemple, ne consacre qu’un chapitre sur cinq aux »expéditions en Terre sainte, 1095–1291«. Il consacre les autres, successivement, aux »expéditions dans la péninsule Ibérique«, à »la croisade au nord-est de l’Europe«, aux »croisades contre les hérétiques: les croisades albigeoises et hussites«, enfin aux »croisades contre les Turcs ottomans dans les Balkans«. La plupart des auteurs de ces livres considèrent (parfois implicitement) que les croisades ne prirent réellement fin qu’au XVIII

e siècle. La défini-tion large de la croisade proposée par Riley-Smith en 1987 dans »The Crusades. A Short History« s’est donc imposée: »Une guerre sainte contre ceux perçus comme

84 CONSTABLE, Historiography of the Crusades (voir n. 26), p. 12. 85 Ibid., p. 14; Christopher TYERMAN, The Crusades. A Brief Insight, New York 2007, p. 184.

Écrire l’histoire des croisades 143

étant les ennemis externes ou internes de la chrétienté, menée pour recouvrir des pos-sessions chrétiennes ou pour la défense de l’Église ou des chrétiens [trad. AZ]«86. EN ORIENT, LA VISION TRADITIONNALISTE PERDURE Malgré tout, en Europe et aux États-Unis, la Terre sainte est l’espace le plus étudié par les spécialistes des croisades. Tout en n’hésitant pas à s’intéresser à l’ensemble du bassin méditerranéen, les historiens israéliens continuent quant à eux de privilégier l’étude des deux cents ans de présence croisée en Orient – et notamment celle du royaume de Jérusalem, dans la lignée donc des travaux de Prawer.

A priori, et pour des raisons équivalentes (qui tiennent de la géographie), en partie aussi pour des raisons mémorielles, l’essentiel des ouvrages et articles qui paraissent sur la croisade, dans le monde arabe, est centré sur les deux siècles de présence croisée en Orient, sur le bilād aš-Šām et sur l’Égypte. Pourtant, les débats sur la définition de la croisade sont connus des historiens arabes. Muḥammad Muʾnis ʿAwaḍ y revient longuement dans »al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya. al-ʿalāqāt bayn aš-šarq wa ʾl-ġarb« (Les croi-sades. Les relations entre l’Orient et l’Occident, 1999); en ouverture de sa thèse de doctorat, intitulée »al-ǧuhūd at-tabšīriyya li ʾl-kanīsa al-kāṯūlīkiyya fī ʾl-minṭaqa al-ʿarabiyya fī ʿaṣr al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya« (L’activité évangélique au service de l’église catholique dans la région arabe à l’époque des croisades, 2010), Muḥammad ʿAbd Allāh Muḥammad Mahyūb al-Muqaddam les évoque également lorsqu’il attribue deux »acceptions« (mafhūm) à l’expression »les croisades« (al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya), l’une »étroite et limitée«, traditionnaliste donc; l’autre, »large et exhaustive«, sortant large-ment du cadre 1095–1291. Selon cette dernière acception, l’expression »les croisades«

ne désigne pas ces guerres que la chrétienté mena contre l’islam, mais elle regroupe toutes les guerres que le christianisme (al-masīḥiyya), représenté par la papauté, mena contre ses adversai-res (muḫālīf) de toutes religions (adyān) et de toutes croyances (maḏāhib), sous la bannière de la croix (rāʾyat aṣ-ṣalīb) […]87.

D’ailleurs, comme nous l’avons vu, les chercheurs arabes n’hésitent pas à inscrire les croisades dans une perspective très large88, celle de l’affrontement séculaire entre l’Occident et l’Orient, entre la chrétienté et l’islam. Pour Ǧumʿa Muḥammad Musṭafā al-Ǧundī, dans »malāmiḥ al-ʿunf wa ʾl-irhāb aṣ-ṣalībī fī bilād aš-Šām: awāḫir al-qarn al-ḫāmis al-hiǧrī/al-ḥādī ʿašar al-mīlādī« (Traits de la barbarie et du terrorisme croisé en Syrie: fin du V

e/XIe siècle, 200689), dont le titre suffit à montrer à quel point son

auteur s’inscrit dans un registre polémique, les croisades ne sont qu’un des aspects des agressions multiformes auxquelles l’islam doit faire face, depuis son avènement. Rien

86 Jonathan RILEY-SMITH, The Crusades. A Short History, Londres 1987, p. XXVIII. 87 Muḥammad ʿAbd Allāh Muḥammad MAHYŪB AL-MUQADDAM, al-ǧuhūd at-tabšīriyya li ʾl-kanīsa

al-kāṯūlīkiyya fī ʾl-minṭaqa al-ʿarabiyya fī ʿaṣr al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya, thèse de doctorat, univer-sité de Manṣūra, kulliyyāt al-ādāb, qism at-taʾrīḫ, 2010, p. 1.

88 Faraǧ Muḥammad AL-WAṣĪF, Miṣr bayn ḥamlatā Luwīs wa Nābuliyyūn, al-Manṣūra 1419/1998 [L’Égypte entre les expéditions de Louis [IX] et de Napoléon].

89 Ǧumʿa Muḥammad Musṭafā AL-ǦUNDI, malāmiḥ al-ʿunf wa ʾl-irhāb aṣ-ṣalībī fī bilād aš-Šām: awāḫir al-qarn al-ḫāmis al-hiǧrī/al-ḥādī ʿašar al-mīlādī, Le Caire 2006.

144 Abbès Zouache

de différent, finalement, des conceptions des fondamentalistes tels qu’Aḥmad Šalbī, professeur d’histoire et de civilisation islamique à l’université du Caire et auteur d’une »Histoire des croisades« où il réaffirme, dans l’esprit de Sayyid Quṭb, que les croisa-des: ont commencé plusieurs siècles avant Urbain II et, de même, ont pris fin plusieurs siècles après al-Ašraf Ḫalīl. Elles continuent d’ailleurs, sous une forme ou sous une autre. […] Les croisades sont dirigées contre tous les musulmans […]. Leur objectif était de les humilier et de les briser. La même chose peut être observée dans les nombreuses agressions que des chrétiens ont lancé pour tenter de coloniser l’ensemble du monde islamique, arabe et non arabe, et pour créer Israël [trad. AZ]90.

THÉMATIQUES AUJOURD’HUI PRIVILÉGIÉES

Par-delà de telles polémiques, l’histoire des scientifiques continue de progresser; la connaissance de la croisade a été largement renouvelée. Quelques thèmes sont privilé-giés par les chercheurs, dans la lignée des évolutions récentes de la science historique, dont on sait qu’elle est marquée, depuis une quarantaine d’années, par les doutes de l’histoire sociale, la réhabilitation de l’histoire politique et l’embellie de l’histoire culturelle.

L’édition de textes est toujours un domaine privilégié par les chercheurs. La réédi-tion des sources latines de la croisade se poursuit. Par exemple, Susan Edgington a publié en 2007 une nouvelle édition scientifique de l’»Historia« d’Albert d’Aix; Jac-ques Paviot a quant à lui édité des »Projets de croisade« tardifs dans la collection des »Documents relatifs à l’histoire des croisades de l’Académie des inscriptions et belles lettres« (t. XX, 2008). Les sources arabes ne sont pas en reste; rares sont les chroni-ques traitant directement ou indirectement des croisades qui n’ont pas fait l’objet d’une publication – c’est encore le cas du premier volume du »ta’rīḫ ad-duwal« d’Ibn al-Furāt (m. 807/1404–1405), qui contient nombre d’informations inédites sur le début du VI

e/XIIe siècle. De plus en plus souvent, ces textes sont analysés comme des textes

littéraires, ainsi par Qāsim ʿAbduh Qāsim dans »bayn al-adab wa ʾt-taʾrīḫ« (Entre la littérature et l’histoire, 2007).

Mais c’est la motivation des croisés qui a probablement fait couler le plus d’encre. La nature pénitentielle de la croisade est, selon l’expression de Riley-Smith, »mieux comprise«. Même s’ils ont parfois du mal à cesser de les voir comme des colons avides de richesses et de pouvoir, nombre d’historiens arabes mettent désormais en avant les motivations religieuses des croisades, tel ʿAbd Allāh al-Rabīʿī dans »al-dawāfiʿ ad-dīniyya li ʾl-ḥarakat aṣ-ṣalībiyya« (Les motivations religieuses du mouvement croisé). D’autres, comme Ǧamāl Muḫammad Sālim ʿUraykīz dans »fuqahāʾ aš-Šām fī muwāǧahat al-ġazw aṣ-ṣalībī« (Les fuqahāʾ de Syrie dans la lutte contre l’invasion croisée, 2006), 90 Aḥmad ŠALBĪ, al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya, Le Caire 1986, p. 21–22, cité par John M. CHAMBERLIN,

Imagining Defeat (voir n. 44), p. 56–57. Cf. aussi Suhayr Muḥammad NUʿAYNA, al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya al-mutaʾaḫira. ḥamlat Buṭrus al-awwal Lūsīnyān ʿalā ʾl-Iskandariyya, 747/1365, Le Caire 2002 [Les croisades tardives. L’expédition de Pierre Ier de Lusignan contre Alexandrie, 747/1365].

Écrire l’histoire des croisades 145

s’intéressent aussi aux motivations des musulmans, et tout spécialement au rôle des hommes de religion dans la résistance aux croisés.

La question de savoir si les croisés étaient ou non des colonisateurs se pose avec moins d’acuité aujourd’hui qu’il y a une trentaine d’années. En conclusion de »Les Latins en Orient, XI

e–XVe siècle« (Paris, 2006), Balard souligne d’ailleurs: »On ne peut

guère parler de ›colonies‹ pour la période médiévale, tout au plus de comptoirs com-merciaux, dont la relation avec la métropole n’est pas du même ordre qu’à l’époque moderne«91.

Comme nous l’avons vu, seuls certains historiens arabes, toujours influencés par les travaux de leurs devanciers (notamment ceux de Ḥasan Ḥabašī) et parfois obnubilés par l’analogie royaume latin de Jérusalem/État d’Israël, continuent de parler résolu-ment de colonisation. C’est le cas, en particulier, de ʿAbd al-ʿAẓīm Ramaḍān dans »al-ġazawat al-istiʿmāriyya li ʾl-ʿālam al-ʿarabī wa ḥarakat al-muqāwama« (L’invasion coloniale du monde arabe et le mouvement de résistance, Le Caire 1999). En Israël, la remise en cause radicale – déjà évoquée – du »modèle ségrégatif« de Prawer a conduit Ellenblum à défendre l’idée d’une coexistence entre conquérants et conquis, et même à évoquer une étroite cohabitation entre les croisés et les chrétiens orientaux92.

Cette remise en cause a pu être effectuée grâce à la multiplication d’études ciblées d’une part, à une intense activité archéologique d’autre part: des fouilles sont menées dans des pays arabes, en Syrie surtout, par des équipes occidentales. Mais une part importante de cette activité est le fait d’archéologues israéliens, tel Ellenblum à Vadum Jacob (Ḥiṣn Bayt al-Aḥzān). Cette fouille dénote un certain renouveau de l’histoire militaire des croisades, qui accorde, notamment, une grande place à l’étude de la logis-tique (John Pryor, 2006: »Logistics of Warfare in the Age of the Crusades«) et à celle des ordres militaires, auxquels un »Dictionnaire historique« monumental vient d’être consacré93.

Mais l’évolution la plus marquante concerne probablement l’étude des sociétés sous domination croisée. La problématique dominante au XIX

e siècle de l’assimilation cultu-relle est depuis peu remise au goût du jour, bien que sous une forme différente. C’est, en fait, d’acculturation qu’il est question, dans les travaux déjà évoqués d’Ellenblum comme dans ceux de Benjamin Z. Kedar, dont un recueil d’articles a été publié, en 2006, sous le titre »Franks, Muslims and Oriental Christians in the Latin Levant: Stu-dies in Frontier Acculturation« (Varorium Reprints, Ashgate). Les relations entre les hommes, la circulation des marchandises et des idées font l’objet d’un intérêt marqué – il semble bien qu’elles étaient plus importantes qu’on l’a longtemps cru. Les historiens arabes s’inscrivent aisément dans de telles problématiques. J’ai déjà fait état des tra-vaux de Muḥammad Muʾnis ʿAwaḍ. ʿAlī al-Sayyid ʿAlī, pour sa part, se penche sur les relations économiques entre les musulmans et les croisés dans »al-ʿalāqāt al-iqtiṣādiyya bayn al-muslimīn wa ʾṣ-ṣalībiyyīn« (Les relations économiques entre les musulmans et

91 Michel BALARD, Les Latins en Orient, XIe–XVe siècle, Paris 2006, p. 408. 92 Ronnie ELLENBLUM, Crusader Castles and Modern Histories (voir n. 67). 93 Nicole BÉRIOU, Philippe JOSSERAND (dir.), Prier et combattre: dictionnaire européen des ordres

militaires au Moyen Âge, Paris 2009.

146 Abbès Zouache

les croisés, Le Caire 1996). En Syrie, ʿAbd al-Ḥāfiẓ ʿAbd al-Ḫāliq al-Bannā étudie notamment le rôle des souks dans ces relations (»aswāq aš-Šām fī ʿaṣr al-ḥurūb aṣ-ṣalībiyya, 595–687/1099–1291«, Le Caire 2007).

CONCLUSION

Dans un livre phare trop peu utilisé par les historiens de la croisade, Alphonse Dupront avait montré avec brio que la croisade avait progressivement pris, en Occident, la couleur du mythe, et avait généré une culture de la confrontation avec l’islam. Cette culture avait survécu à la chute des États latins d’Orient, s’était prolongée et était devenue constitutive de l’inconscient collectif européen94. Que la croisade soit affaire de mémoire, en Europe tout spécialement, ne fait guère de doute. Des mémoires de la croisade, qui sont plus ou moins actives selon les époques, s’y opposent.

Rien de tel, certes, en Orient, où il est difficile d’affirmer l’existence d’une ou de plusieurs mémoires spécifiques de la croisade. Il faut plutôt parler d’une mémoire de l’agression, multiforme, qui s’est transmise par différents biais – textes à prétention historique malgré tout, sīra-s surtout, autres œuvres littéraires, comme certains contes des »Mille et Une Nuits«, par exemple ʿUmar al-Nuʿmān, peut-être composé au XVI

e ou au début du XVII

e siècle, et dont le »thème fondamental« est encore »l’affrontement entre chrétiens et musulmans«95. Mais tout ceci n’est qu’hypothèse: il faudra s’interroger plus résolument sur la constitution, en terre d’islam, d’un inconscient collectif déterminant dans la relation des musulmans à la chrétienté occidentale.

En théorie, l’historien sait prendre garde que de telles mémoires, un tel inconscient collectif n’influent pas de manière trop décisive sur sa pratique. De même, il veille à se détacher de l’actualité – fût-elle brûlante. Ou à faire le »pas de côté« que de Certeau s’imposait à l’égard de l’institution où il exerçait son métier96.

Ce pas, cette distanciation, sont régulièrement pratiqués par les chercheurs occiden-taux et israéliens. De sorte que même si l’histoire des croisades est aujourd’hui encore une histoire sensible, véhiculant des enjeux mémoriels forts, elle ne devient que rare-ment, sous leur plume, une histoire moralisatrice et/ou dénonciatrice. Cela n’est pas le cas en Orient, où un pan de l’historiographie des croisades demeure très marqué par l’actualité – une actualité brûlante. Non que les travaux de qualité n’y manquent: les parutions les plus récentes confirment les efforts qualitatifs faits par des historiens qui ont accès à une information de plus en plus variée, rédigée dans des idiomes variés, notamment en anglais. En outre, de très nombreux ouvrages sont traduits en arabe – la plupart des livres de Riley-Smith, ceux de Flori et même le manuel de Balard déjà évoqué, »Croisades et Orient latin«, traduit au Caire l’année suivant sa parution. Rien

94 Alphonse DUPRONT, Le mythe de croisade, 4 vol., Paris 1997. 95 Jean-Claude GARCIN, Approche ottomane d’un conte des Mille et Une Nuits. ʿUmar al-

Nuʿmān, dans: Annales islamologiques 44 (2010), p. 237–296. 96 Hervé MARTIN, À propos de l’›opération historiographique‹, dans: Christian DELACROIX et al.,

Michel de Certeau. Les chemins de l’histoire, Paris 2002, p. 109.

Écrire l’histoire des croisades 147

de tel dans le sens inverse: la production historique en langue arabe sur les croisades est pratiquement inconnue, en Occident, où l’on continue de faire l’histoire sans tenir compte de ce qui est écrit dans les pays arabes et musulmans97. Sans doute l’enjeu des prochaines années est-il là: dans la diffusion du savoir et des histoires, dans leur confrontation et, dès lors, dans la prise en considération de toutes les mémoires.

97 Parmi les quelques exceptions notables: CHAMBERLIN, Imagining Defeat (voir n. 44) et, moins

centré sur les croisades: Daniel KÖNIG, Der Nutzen von Außenperspektiven. Das europäische Mittelalter aus moderner arabischer Perspektive, dans: Stephan CONERMANN, Marie-Christine HEINZE (dir.), Bonner Islamwissenschaftler stellen sich vor, Schenefeld 2006 (Bonner Islam-studien, 11), p. 197–241.

YASSIR BENHIMA

Quelques aspects de l’historiographie des transferts techniques

en Méditerranée médiévale

Le fait technique demeure sans doute le parent pauvre d’une histoire de la Méditerra-née médiévale qui s’est développée, ces dernières décennies, d’une manière exponen-tielle. Les raisons d’une telle désaffection des chercheurs sont nombreuses: elles relè-vent tant de considérations méthodologiques et documentaires que des effets de la construction et de l’articulation des champs disciplinaires.

Cette étude porte sur les seules réalités techniques et ne couvre pas deux autres do-maines traditionnellement associés à l’histoire des techniques: l’histoire de la culture matérielle et l’histoire des sciences. C’est ainsi qu’il semble nécessaire de distinguer d’emblée les techniques de production de l’ensemble des composantes de la culture matérielle. Celle-ci, selon la formulation aboutie et critique qu’en donne Jean-Marie Pesez, couvre tous les rapports entre l’homme et la matière, depuis l’acquisition jus-qu’à la consommation, en passant par les conditions, les moyens et les processus de transformation1.

Si les techniques de production se distinguent clairement de la culture matérielle, leur étude historique est souvent associée aux recherches sur l’histoire des sciences. Cette confusion peut se justifier par la continuité et la perméabilité des différentes formes de la connaissance humaine, mais elle demeure néanmoins problématique pour deux raisons. C’est que la place réservée au fait technique dans son ensemble reflète d’abord une hiérarchisation ancienne des savoirs, héritée de la culture médiévale (aussi bien dans l’Occident chrétien que dans le monde musulman): cela relève plutôt d’un processus de distinction sociale, basé sur la valorisation du travail intellectuel et dé-considérant la technique et le travail manuel et matériel. La confusion entre les domai-nes technique et scientifique est également due aux difficultés inhérentes à la recherche sur le premier. Le monde des techniques de production échappe le plus souvent à la sphère de l’écrit; leur connaissance n’est possible que par le biais d’une littérature hétérogène qui impose des filtres culturels entre le réel et l’écrit2.

1 Selon cette définition, les éléments de la culture matérielle sont: »1) les moyens de travail

(l’homme, les outils); 2) l’objet du travail (les richesses matérielles, les matières premières); 3) l’expérience de l’homme dans le processus de production (les techniques); 4) l’utilisation des produits matériels (la consommation)«. Jean-Marie PESEZ, Archéologie du village et de la maison rurale au Moyen Âge, Lyon 1998 (Collection d’histoire et d’archéologie médiévale, 5), p. 22.

2 Philippe BRAUNSTEIN, Travail et entreprise au Moyen âge, Bruxelles 2003 (Bibliothèque du Moyen Âge, 21), p. 23–24.

L’historiographie des transferts techniques 149

En envisageant le fait technique dans ses dimensions sociales et économiques, l’histoire des techniques ne peut faire l’économie d’une confrontation systématique des textes (de toute nature: normatifs, narratifs, actes de la pratique s’il en existe), des données archéologiques et des résultats de l’archéométrie (analyse des vestiges archéo-logiques par les méthodes des sciences exactes, notamment la physique et la chimie). Et, comme toute approche située au carrefour de plusieurs disciplines, ce parti métho-dologique se heurte à la contingence habituelle des savoirs académiques et à leur cons-truction.

Cette spécificité de l’objet de l’histoire des techniques a forcément conditionné la conception du fait technique dans les sociétés de la Méditerranée médiévale, et par conséquent l’histoire des circulations et des transferts techniques. Dans ce contexte, aborder le rôle et la place des techniques de l’Islam méditerranéen se heurte ainsi à un ensemble de présupposés théoriques et méthodologiques qu’il convient de déconstruire dans un premier temps, avant de montrer l’importance des acquis, mais aussi les limi-tes de la recherche sur le sujet. On reviendra ensuite sur la nécessité d’une meilleure contextualisation des faits techniques en transfert dans le pourtour méditerranéen.

TENDANCES ET CARACTÉRISTIQUES DES RECHERCHES SUR L’HISTOIRE DES TRANSFERTS TECHNIQUES

EN MÉDITERRANÉE MÉDIÉVALE

L’histoire des techniques a longtemps été envisagée dans le cadre d’une vision globale et transpériodique. Le fait technique, par ses temporalités différentielles (ballotté entre un temps long des permanences et le caractère souvent événementiel de l’acte d’invention tel que le conçoit la société industrielle moderne), se prêterait à des appro-ches sur la longue durée. Cette tendance expliquerait d’ailleurs la multiplication des entreprises individuelles ou collectives de ce genre. Des sondages dans les ouvrages les plus représentatifs de cette catégorie permettent de faire quelques remarques.

Dans l’»Histoire générale des techniques« dirigé par Maurice Daumas – ouvrage un peu daté maintenant – un chapitre d’une trentaine de pages est consacré aux techniques du monde musulman. Si la qualité scientifique de son auteur, Gaston Wiet, alors pro-fesseur au Collège de France, ne fait aucun doute, son texte témoigne du caractère encore embryonnaire de la recherche sur les structures techniques et économiques anciennes du monde musulman3. L’ambiguïté des notions utilisées pour qualifier l’objet du chapitre dénote un flottement dans les concepts utilisés: l’auteur évoque dans son introduction les difficultés d’écrire une histoire des mœurs qui intègre les différentes facettes matérielles du vécu quotidien, en associant, de la sorte, l’étude des procédés techniques à celle des manifestations de la culture matérielle. Ainsi, quand il traite des »techniques de la vie citadine«, il décrit surtout les principales composantes

3 Gaston WIET, Le monde musulman, dans: Maurice DAUMAS (dir.), Histoire générale des

techniques. Tome I: Les origines de la civilisation technique, Paris 1962, p. 339–373, ici p. 339.

150 Yassir Benhima

de la ville islamique et son organisation urbaine. Dans un autre passage sur la construc-tion, la technique de la ṭābiya (pisé), longuement décrite par Ibn Ḫaldūn, est confon-due avec la fabrication du mortier, pouvant faire appel aux mêmes ingrédients mais pour un usage bien différent4. Dans ce tableau général brossé à grands traits, on com-prend la part infime accordée aux phénomènes de transferts et de diffusion. Ainsi, dans le point dévolu au papier et aux textiles, s’il est fait état de la transmission de la tech-nique de la fabrication du papier depuis la Chine vers le monde musulman, son trans-fert vers l’Occident par le biais de l’Andalus et de la Sicile n’est point évoqué. On pourrait multiplier les exemples des lacunes et des limites de cet essai; il demeure néanmoins une contribution sérieuse et surtout le reflet, avant tout, d’un état des connaissances sur les techniques du monde musulman au terme de la première moitié du XX

e siècle. Sans vouloir exagérer les limites et les failles inhérentes à toute contribution synthé-

tique, il me semble intéressant de souligner quelques topoï souvent reproduits par ce type de publications. »L’histoire des techniques« dirigé par Bertrand Gille, spécialiste incontesté de l’histoire des techniques en France, en est un autre exemple. Quelques remarques peuvent être formulées sur le passage concernant les techniques du monde musulman médiéval et leurs liens avec d’autres aires culturelles. La première relève de la catégorie dans laquelle fut classé le point sur les techniques du monde musulman: ainsi après un chapitre sur »les grandes civilisations techniques« (consacré à l’Antiquité orientale du Néolithique jusqu’aux Phéniciens), et un autre sur les systèmes grec et romain (puis byzantin, considéré comme l’héritier direct de Rome), un chapitre fourre-tout intitulé »systèmes bloqués« regroupe les parties consacrées au monde musulman, à la Chine et à l’Amérique précolombienne. Ce chapitre, curieusement inséré avant celui dévolu au Moyen Âge occidental, est en quelque sorte intemporel. Il concerne, selon la logique de l’auteur, des systèmes clos, incapables de se renouveler, laissés en marge de l’histoire. Pour l’auteur, ces systèmes techniques traditionnels bloquent toute mutation interne et ne sont pas cohérents avec les autres systèmes éco-nomique, social et scientifique5. Cette situation est encore plus problématique pour les techniques du monde musulman, car non seulement le système est bloqué, mais il est l’héritier de systèmes antérieurs aussi moins lotis, notamment du système grec.

Au-delà du caractère inopportun de la notion de »blocage«, il est frappant que cette contribution véhicule surtout une conception téléologique et unilinéaire de l’évolution des systèmes techniques. Ce blocage présumé, érigé en caractéristique structurelle d’un système donné, n’est qu’une projection d’une situation contemporaine marquée par la domination de la technologie occidentale. Il ne rend pas compte des évolutions varia-bles, et n’explique pas non plus les périodes de crise qu’a connues l’assise technique de la production économique, agricole ou industrielle, en terre d’islam. Il traduit enfin

4 Ibid., p. 347–348. Sur les techniques de construction en terre, voir Mohammed HAMMAM (dir.),

L’architecture de terre en Méditerranée, Rabat 1999 (Publications de la faculté des lettres et des sciences humaines – Rabat, Colloques et séminaires, 80).

5 Bertrand GILLE, Histoire des techniques, Paris 1978 (Encyclopédie de la Pléiade, 41), p. 466.

L’historiographie des transferts techniques 151

une contingence artificielle des systèmes techniques intégrant peu la place des trans-ferts techniques (dans tous les sens, vers et depuis le mode musulman).

Cette vision qu’offre Gille souffre aussi, et cela n’est pas applicable à la seule his-toire des techniques, d’un essentialisme ravageur. Concevoir le monde musulman comme un espace unitaire et uniforme, en dépit de traditions techniques très diversi-fiées, participe de la persistance de ce type de cliché. Une étude récente sur les techni-ques antiques a d’ailleurs relevé le même constat: parler des techniques de l’Empire romain sans prendre en considération l’hétérogénéité de ses provinces relève du même genre de généralisations6. Cet essentialisme politico-culturel s’accompagne souvent, d’ailleurs, même dans des publications très récentes, de caractérisations ethniques. Les Grecs étaient plus des théoriciens que des praticiens de la technologie. Les Romains sont plus doués d’un grand sens de la pratique7. Quant au monde musulman, les syn-thèses, comme celle de Gille, ne retiennent que le mode de vie nomade des populations arabes, jugé – selon une lecture évolutionniste de l’histoire –, responsable d’une très grande incompétence technique.

Cette vision plutôt négative est vite dissipée quand on examine les études plus spéci-fiquement consacrées à l’Islam médiéval. Ici, le système technique musulman est vu comme réceptacle des traditions antérieures mais aussi comme foyer de diffusion vers l’Occident latin. Si l’on ne peut rendre compte de tout ce qui a pu être écrit à cet égard, une mention particulière doit être faite de certains travaux phares. En représentant emblématique de l’esprit des Annales pour l’histoire de la Méditerranée du haut Moyen Âge, Maurice Lombard, mort prématurément en 1965, avait entamé une série d’enquêtes sectorielles dans lesquelles le fait technique était envisagé sous l’angle d’une histoire sociale et économique qui se voulait encore ›totale‹, embrassant de la sorte des espaces très larges. Ses deux ouvrages posthumes, consacrés respectivement aux métaux et aux textiles, s’appuyant sur des matériaux abondants et une cartographie novatrice pour l’époque, illustrent bien sa préoccupation de fournir une synthèse cir-constanciée des connaissances sur les deux thèmes tout en revisitant, par leur biais, la thèse de Pirenne8.

Dans un effort comparable à Lombard, quoique d’une manière moins systématique, les travaux d’Eliyahu Ashtor sur l’histoire économique du Proche-Orient réservent une place non négligeable au fait technique pour expliquer le déclin économique de l’Orient à la fin du Moyen Âge. Dans plusieurs de ses articles, comme celui consacré à »l’ascendant technologique de l’Occident«, il passe en revue les différentes thèses

6 Kevin GREENE, Technology and Innovation in Context: the Roman Background to Mediaeval

and Later Developments, dans: Journal of Roman Archaeology 7 (1994), p. 22–33, spéciale-ment p. 24–25.

7 Ibid., p. 25. 8 Maurice LOMBARD, Les métaux dans l’ancien monde du Ve au XIe siècle, Paris 1974 (Civilisa-

tions et sociétés, 38); ID., Les textiles dans le monde musulman du VIIe au XIIe siècle, Paris 1978. Ces études d’ensemble complètent une série d’articles sur l’histoire économique de la Méditerranée au haut Moyen Âge, dans lesquels l’auteur montre une sensibilité aux techniques et aux circulations matérielles (l’or, le bois et les produits de chasse notamment). Voir ID., Es-paces et réseaux du haut Moyen Âge, Paris 1972 (Le savoir historique, 2).

152 Yassir Benhima

proposées pour expliquer la stagnation des procédés techniques, voire la déperdition d’acquis techniques dans différents domaines: textiles, savonnerie et verrerie9.

Si l’histoire économique a constitué un terreau fertile pour le développement de l’histoire des techniques, l’histoire des sciences a également longtemps alimenté nos connaissances sur les techniques de précision et en général sur les applications prati-ques de la culture scientifique théorique. Les travaux de Donald Hill, notamment son ouvrage en collaboration avec Ahmad al-Hassan, témoignent de cette approche10. Cet ouvrage accessible et richement documenté, qui constitue la principale synthèse sur l’histoire des techniques dans le monde musulman médiéval, passe en revue les diffé-rents domaines de la production technique, en mettant en valeur les manifestations d’innovations et l’apport de l’aire arabo-musulmane à la sphère technique en général. Dans la même lignée, soulignons l’intérêt notable pour les techniques du monde mu-sulman et pour leurs transferts dans une encyclopédie anglo-saxonne récente associant également les techniques à l’histoire des sciences11.

Si l’on ne peut complètement dissocier le développement technique des connaissan-ces scientifiques théoriques, il est indubitable que l’association croissante des deux domaines est une conséquence de la culture technique contemporaine. La projection d’une telle vision sur les réalités médiévales, quand le fait technique était surtout le fruit d’un savoir empirique, peut être problématique. En effet, cette tradition académi-que se nourrit aussi des différences sémantiques que couvrent les termes »technique« et »technologie«. Si le premier est le plus utilisé dans un contexte francophone, le second prédomine dans la littérature scientifique anglo-saxone. Leurs définitions réci-proques reflètent des conceptions différentes de l’objet étudié. Ainsi le terme »techni-que« définit toute action socialisée sur la matière, et donc les procédés utilisés pour transformer une matière première en objet (artefact). La technologie s’intéresse essen-tiellement au savoir nécessaire pour la mise en œuvre des procédés techniques12.

Aux différences des notions utilisées correspondent des perspectives contrastées à l’égard de l’histoire du fait technique. Si la première, dans le cadre d’une démarche plutôt descriptive, s’attache à rendre compte des procédés techniques utilisés dans différents domaines, la seconde s’emploie principalement à l’identification des proces-sus d’évolution du savoir technique. Le développement de la pensée technique, ses

9 Eliyahu ASHTOR, Technology, Industry and Trade. The Levant Versus Europe, 1250–1500,

Variorum, Londres 1992 (Collected studies series, 372). 10 Ahmad Y. AL-HASSAN, Donald R. HILL, Sciences et techniques en Islam, Paris, 1991. C’est

dans ce cadre que l’on pourrait aussi classer le point sur la technologie que Hill rédigea pour Roshdi RASHED (dir.), Histoire des sciences arabes. 3: technologie, alchimie et sciences de la vie, Paris 1997, p. 11–54.

11 Thomas GLICK, Steven J. LIVESEY, Faith WALLIS (dir.), Medieval Science, Technology, and Medicine. An Encyclopedia, New York, Londres 2005.

12 Robert CRESSWELL, Technologie, dans: Pierre BONTE, Michel IZARD (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris 2000, p. 698–701; Willeke WENDRICH, Body Know-ledge. Ethnoarchaeological Learning and the Interpretation of Ancient Technology, dans: Ber-nard MATHIEU, Dimitri MEEKS, Myriam WISSA (dir.), L’apport de l’Égypte à l’histoire des techniques. Méthode, chronologie et comparaisons, Le Caire 2006 (Bibliothèque d’étude/ Institut français d’archéologie orientale, 142), p. 267–275.

L’historiographie des transferts techniques 153

assises scientifiques et son cadre sociopolitique et économique, sont essentiellement appréhendés dans cette dernière perspective selon leurs apports innovants.

APERÇU DES PRINCIPAUX THÈMES DE LA RECHERCHE SUR LES TECHNIQUES DE L’ISLAM MÉDITERRANÉEN

L’évolution de l’histoire des techniques dans l’Islam méditerranéen et ses liens avec l’Occident latin a suivi l’éclatement, l’émiettement de la pratique historienne. Les essais synthétiques de Lombard n’ont pas été réactualisés, mais un développement notable des études sectorielles peut être souligné. Aussi, l’étude des techniques médié-vales et de leur circulation fait appel d’une manière croissante aux services de l’archéologie, de l’archéométrie voire de l’ethnoarchéologie. Ces disciplines viennent compléter, par une approche centrée sur les artefacts et les procédés techniques, les données textuelles qui alimentent les études des historiens de l’économie et des scien-ces. Elles pallient très souvent l’absence totale de témoignages écrits: les progrès considérables réalisés dans le domaine de la connaissance des techniques de l’Afrique subsaharienne, dans la métallurgie ou dans les textiles, en constituent un parfait exem-ple13.

S’il n’est pas question de procéder à un fastidieux inventaire des thèmes étudiés, on peut néanmoins citer les principaux champs de recherche. On peut ainsi noter, de prime abord, l’importance des travaux sur deux domaines souvent interdépendants: l’hydraulique et les techniques agricoles, connues notamment grâce au développement considérable de l’archéologie. Le cas d’al-Andalus est emblématique de cet intérêt, non seulement en raison de la dynamique de la recherche archéologique sur la Pénin-sule en général, mais aussi en raison d’un contexte historique particulièrement propice à l’étude des situations de transferts culturels. L’accent a été mis dans ces travaux sur l’utilisation des ressources hydrauliques, leur inscription dans un système socio-économique et politique basé sur la prédominance de la petite propriété foncière. La mise en valeur des terroirs irrigués d’al-Andalus a été possible grâce à ce qu’on a pris le parti d’appeler la petite hydraulique – une hydraulique essentiellement paysanne. Le transfert de cette dernière à la société chrétienne coloniale au lendemain de la Re-conquête a entraîné, non pas une rupture au niveau des procédés techniques, mais plutôt une transformation des modes de la gestion sociale et économique des moyens

13 Voir par exemple Dominique CARDON, Pour une archéologie des textiles en Afrique occiden-

tale et au Maghreb: genèse de l’outillage textile et étude des colorants, dans: André BAZZANA, Hamady BOCOUM (dir.), Du nord au sud du Sahara. Cinquante ans d’archéologie française en Afrique de l’Ouest et au Maghreb, Paris 2004, p. 307–314, et dans le même volume Paul BENOÎT, Elisée COULIBALY, Philippe FLUZIN, Le laboratoire, lieu de coopération, p. 325–330. Sur la production de l’or, voir Jean DEVISSE, L’or, dans: ID. (dir.), Vallées du Niger, Paris 1993, p. 344–357.

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techniques de la production, désormais conditionnée par les normes sociales et le système foncier de la société conquérante14.

Parallèlement au développement des techniques hydrauliques, la place accordée à l’acclimatation, la généralisation de l’exploitation de plusieurs espèces d’origine tropi-cale, puis leur diffusion dans l’ensemble du bassin méditerranéen, est représentative de ce qu’on a appelé la »révolution agricole« de l’Islam médiéval. La seule synthèse disponible sur le sujet – celle d’Andrew Watson – est malheureusement datée. Nos connaissances sur ce sujet peuvent évoluer sensiblement grâce à l’exploitation des traités agronomiques, mais aussi en raison de l’apport indispensable de l’archéo-botanique15.

Avec les techniques hydrauliques, les arts du feu constituent un champ capital de la recherche sur les transferts techniques en Méditerranée médiévale. Sous cette appella-tion, on regroupe traditionnellement trois domaines différents par l’ampleur de leurs productions et formes d’utilisations (céramique, verrerie, métallurgie), mais qui éma-nent de sphères techniques perméables (surtout entre céramique et verre). L’étude des arts du feu a connu, ces dernières décennies, une révolution majeure en raison du développement de l’archéométrie, qui vient appuyer, par les résultats des analyses chimico-physiques en laboratoire, les approches formelles ou fonctionnalistes plutôt conventionnelles.

L’étude des techniques céramiques, sans doute la plus évoluée pour l’aire islamo-méditerranéenne, a permis de mettre au jour des formes de transfert qui étaient jusque-là restées à l’ombre de l’érudition classique. Quelques cas emblématiques illustrent les avancées d’une recherche exponentielle16, comme les céramiques en vert et brun ou à lustre métallique17. La production du verre, qui gagne encore à être mieux connue dans la partie occidentale de l’Islam méditerranéen, est concernée par le développement des

14 Parmi les centaines d’études sur l’hydraulique d’al-Andalus, on peut citer quelques unes des

plus représentatives: Thomas GLICK, Regadío y sociedad en la Valencia medieval, Valence 1988; Miquel BARCELO, Helena KIRCHNER, Carmen NAVARRO, El agua que no duerme. Fundamentos de la arqueología hidráulica andalusí, Grenade 1996; Patrice CRESSIER (dir.), La maîtrise de l’eau en al-Andalus. Paysages, pratiques et techniques, Madrid 2006 (Collection de la Casa de Velázquez, 93).

15 Andrew M. WATSON, Agricultural Innovation in the Early Islamic World. The Diffusion of Crops and Farming Techniques (700–1100), Cambridge 1983. L’ouvrage récent de Mohamed OUERFELLI, Le sucre. Production, commercialisation et usages dans la Méditerranée médié-vale, Leyde 2008 (The medieval Mediterranean, 71), ne se limite pas à l’étude de la diffusion de la canne à sucre, mais élargit son travail aux différents usages culinaires et pharmacologi-ques du sucre et aux réseaux marchands qui en ont assuré la commercialisation. Sur les traités agronomiques andalous et leur exploitation, voir le récent bilan bibliographique de Expiración GARCIA, Julia María CARABAZA, Studies on the Agronomy of al-Andalus, dans: Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée 126 (2009), http://remmm.revues.org/index 6465.html [15/12/2009] (15/3/2011).

16 Comme en témoigne la masse considérable d’informations archéologiques et archéométriques sur les céramiques médiévales, telle qu’elle apparaît par exemple dans les actes des congrès de l’AIECM2 (Association internationale de l’étude de la céramique médiévale en Méditerranée).

17 Voir par exemple Le vert et le brun, de Kairouan à Avignon, céramiques du Xe au XVe siècle, catalogue d’exposition, Paris 1995; Jeannette ROSE-ALBRECHT (dir.), Le calife, le prince et le potier. Les faïences à reflets métalliques, Paris 2002.

L’historiographie des transferts techniques 155

recherches, qui ont noté notamment le rôle des techniques proche-orientales dans l’évolution des productions italiennes18.

Pour la métallurgie la situation est plus mitigée car, à l’exception du domaine ira-nien19, les techniques métallurgiques dans la Méditerranée musulmane restent encore mal connues20. Les rares études ponctuelles révèlent la place capitale dans le sujet qu’occupent les questions de transfert et d’évolution des techniques, en considérant non seulement les deux rives de la Méditerranée, mais également la riche tradition de l’Afrique subsaharienne – tradition dont la connaissance a par ailleurs considérable-ment évolué ces trois dernières décennies.

L’ingénierie et la technologie de précision ont suscité aussi l’intérêt des chercheurs. Les travaux de Donald Hill constituent à cet égard de nombreux exemples de l’application des techniques arabes dans le domaine des machines et des mécanismes. Les enquêtes sur ce thème reposent sur les traités arabes médiévaux consacrés au sujet: elles reflètent le développement de la technologie mécanique et la maîtrise de techni-ques introduisant un contrôle automatique du mouvement21. C’est dans ce sens que Donald Hill suggère l’origine arabo-islamique des principes techniques qui ont présidé à l’apparition de l’horloge mécanique en Occident22.

L’évolution de la production du papier et ses liens avec le développement des usages de l’écrit en Méditerranée mérite la multiplication des enquêtes systématiques. Si plusieurs recherches retracent le double transfert du papier, depuis la Chine vers l’Empire abbasside d’un côté, puis de l’extrême Occident musulman vers le monde latin, en Sicile et en Espagne d’un autre côté, plusieurs aspects de ses techniques de fabrication et les modalités de sa diffusion sont à étudier. Parmi les questions qui se posent à ce propos, on peut noter les raisons et les conditions de la lenteur du transfert du papier arabe vers l’Europe, puis la dynamique que prit rapidement sa fabrication en Europe au point d’inonder le marché maghrébin à la fin du Moyen Âge23.

18 Voir par exemple Catherine HESS (dir.), The Arts of Fire. Islamic Influences on Glass and

Ceramics of the Italian Renaissance, Los Angeles 2004. 19 Notamment James W. ALLAN, Persian Metal Technology 700–1300 AD, Londres 1979 (Oxford

Oriental Institute monographs, 2). 20 Voir LOMBARD, Les métaux dans l’ancien monde (voir n. 8); James W. ALLAN, The Influence

of the Metalwork of the Arab Mediterranean on that of Medieval Europe, dans: Dionisius AGIUS, Richard HITCHCOCK, The Arab Influence in Medieval Europe, Reading 1994 (Middle East Cultures series, 18), p. 44–62; Alberto CANTO, Patrice CRESSIER (dir.), Minas y metalurgia en al-Andalus y Magreb occidental. Explotación y poblamiento, Madrid 2008 (Collection de la Casa de Velázquez, 102).

21 Donald HILL, A History of Engineering in Classical and Medieval Times, Londres 1984. 22 Ibid., p. 142. Sur ce point, voir également Jean GIMPEL, La révolution industrielle au Moyen

Âge, Paris 1975, p. 141–160. 23 Sur le transfert du papier de l’Occident musulman vers l’Occident latin, voir notamment Robert

BURNS, The Paper Revolution in Europe: Crusader Valencia’s Paper Industry, dans: Pacific Historical Review 50 (1981), p. 1–30 et Pierre GUICHARD, Du parchemin au papier, dans: Comprendre le XIIIe siècle, Lyon 1995, p. 161–172. Sur l’histoire du papier dans le monde mu-sulman, de son transfert depuis la Chine jusqu’à la Méditerranée, Jonathan BLOOM, Paper Be-fore Print. The History and the Impact of Paper in the Islamic World, New Haven 2001; Gene-

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Depuis les travaux pionniers de Robert Serjeant et de Maurice Lombard24, la connaissance des techniques du textile dans le monde arabo-mulsuman a beaucoup progressé. Au-delà des approches esthétiques et économiques des textiles et de leur circulation, le développement de l’archéologie des textiles et des études techniques des textiles anciens a joué un rôle fondamental à ce propos25. Même si les études d’ensemble se font rares26, on considère que le transfert de plusieurs techniques ou éléments d’outillage du monde musulman est à l’origine de développements dans les techniques de la draperie occidentale27. De même, la production du cuir, concernant aussi bien les objets destinés à l’habillement que des artefacts divers pour la conserva-tion et la préparation alimentaire, pour la reliure, ou encore l’armement et la cavalerie, reste très peu connue. Ainsi les historiens ne se sont pas intéressés à l’industrie du cuir au Maghreb, qui fournissait abondement le marché européen, ni à son éventuel impact sur les techniques occidentales28.

Le travail du bois, matériau considéré comme un produit stratégique en terre d’islam, demeure également dans l’ombre. On connaît peu, par exemple, les techniques de construction navale en Méditerranée en comparaison avec l’océan Indien29. Les usages civils du bois, notamment dans la construction, sont inégalement étudiés. Le cas d’al-Andalus reste le plus représentatif, notamment pour la charpenterie dans les épo-ques tardives30.

Enfin, le domaine de l’armement et des techniques militaires constitue l’un des champs de recherche les plus féconds dans l’identification des transferts techniques possibles entre Islam et monde latin. La plupart des recherches sur ce thème concer-

viève HUMBERT, Le manuscrit arabe et ses papiers, dans: Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée 99–100 (2002), p. 55–77.

24 Robert SERJEANT, Islamic Textiles: Material for a History up to the Mongol Conquest, Beyrouth 1972; LOMBARD, Les textiles (voir n. 8).

25 On peut souligner à cet égard l’apport capital d’une entreprise comme le CIETA (Centre inter-national d’étude des textiles anciens).

26 On peut citer comme exemple représentatif l’étude de Dominique CARDON, La draperie au Moyen Âge. Essor d’une grande industrie européenne, Paris 1999.

27 Ce serait le cas par exemple du métier à tisser à chaîne horizontale. Sur le débat suscité par cette question, ibid., p. 391–394 et 400–412.

28 Parmi les rares exceptions à cet égard, soulignons le travail de Ricardo CORDOBA DE LA

LLAVE (dir.), Mil años del trabajo del cuero: actas del II simposio de historia de las técnicas, Cordoue 2003.

29 Voir à ce propos le travail de Christophe PICARD, L’océan Atlantique musulman. De la conquête arabe à l’époque almohade. Navigation et mise en valeur des côtes d’al-Andalus et du Maghreb occidental (Portugal, Espagne, Maroc), Paris 1997, p. 291–321. En guise de compa-raison avec le golfe arabo-persique et l’océan Indien, Dionisius AGIUS, Classic Ships of Islam, Leyde 2008.

30 C’est le cas de l’excellente étude de Carmen LÓPEZ PERTIÑEZ, La carpintería en la arquitectura nazarí, Grenade 2006. Sur la place des artisans mudéjars dans le transfert des techniques d’al-Andalus vers l’Espagne chrétienne puis vers l’Amérique, voir Enrique NUERE, La carpintería de armar castellana. Su influjo islámico y exportación al nuevo mundo, dans: Santiago SEBASTIÁN LÓPEZ, Ignacio HENARES CUÉLLAR, Alfredo J. MORALES, El mudéjar iberoamericano. Del islam al nuevo mundo, Grenade 1995, p. 51–58.

L’historiographie des transferts techniques 157

nent la période des croisades31, alors que ces questions sont paradoxalement peu étu-diées pour l’Occident musulman32. Le développement des études comparatives est amené à approfondir notre connaissance de l’évolution parallèle des techniques militai-res en Orient et en Occident.

La liste des domaines techniques encore à explorer est longue. Cet aperçu, ne pré-tendant à aucune exhaustivité, n’en fournit que des exemples, censés attester les acquis de la recherche et certaines de ses lacunes.

LA CONTEXTUALISATION DES TRANSFERTS TECHNIQUES

EN MÉDITERRANÉE MÉDIÉVALE

Dans l’usage contemporain, la notion de transfert technique est désormais associée au processus de diffusion des équipements, des techniques ou des savoir-faire depuis les pays développés vers le tiers monde33. Elle caractérise de la sorte une relation asymé-trique et induit une dépendance du récepteur à l’égard du transmetteur. Cette vision restrictive de la notion de transfert technique induit forcément l’établissement d’une hiérarchisation des systèmes techniques, et privilégie la lecture des rapports entre cultures en termes de dettes de l’une vers l’autre.

De cette optique découle la réduction de l’histoire des transferts techniques à des lis-tes commentées d’innovations, ou en l’absence d’éléments clairs à ce propos, des premières attestations d’utilisations d’un objet déterminé. La mise en liaison des diffé-rentes mentions est très souvent interprétée en termes de diffusion. Des travaux impor-tants, comme ceux de Lynn White Jr.34, ou encore d’Andrew Watson, sont profondé-ment fondés sur une lecture diffusionniste. Sous l’influence de l’archéologie du XIX

e siècle ou du courant diffusionniste de l’anthropologie culturelle britannique et

31 Les travaux de David Nicolle sont sans doute les plus connus sur ces transferts. Voir son recueil

d’articles David NICOLLE, Warriors and Their Weapons Around the Time of the Crusades, Al-dershot 2002 (Collected studies series, 756); ID. (dir.), Companion to Medieval Arms and Ar-mour, Woolbridge 2002, en particulier la troisième partie de l’ouvrage (p. 105–221). Sur les techniques militaires et la conduite de la guerre, Abbès ZOUACHE, Armées et combats en Syrie (491/1098–569/1174). Analyse comparée des chroniques médiévales latines et arabes, Damas 2008 (PIFD, 230). Voir aussi [mars 2009] http://ifpo.revues.org/222 (24/11/2011). Pour une période plus ancienne voir Robert HOYLAND, Brian GILMOUR, Medieval Islamic Swords and Swordmaking. Kindi’s Treatise on Swords and Their Kinds (edition, translation, and commen-tary), Exeter 2006.

32 Pour la péninsule Ibérique, aussi bien du côté musulman que chrétien, voir Alvaro SOLER DEL

CAMPO, La evolución del armamento medieval en el reino castellano-leonés y al-Andalus, Madrid 1993.

33 Kevin GREENE, Historiography and Theoretical Approaches, dans: John Peter OLESON (dir.), The Oxford Handbook of Engineering and Technology in the Classical World, Oxford 2008, p. 79.

34 Lynn WHITE Jr., Technologie médiévale et transformations sociales, Paris 1969 (Civilisations et sociétés, 13).

158 Yassir Benhima

américaine35, l’accent est mis sur les circulations, la dispersion, l’imitation ou encore l’emprunt d’artefacts et de savoir-faire; autant de notions qui ne favorisent guère une réelle contextualisation des faits étudiés.

Or, la contextualisation d’un transfert technique s’impose, comme d’ailleurs pour toutes les autres formes de transferts culturels. Une technique transférée ne peut être dissociée du milieu technique qui a vu son développement, ni de son contexte général (social, politique, économique…). Elle ne trouve son sens que si elle est appréhendée dans un ensemble technique (appelé »système« ou »milieu« en fonction des auteurs) et culturel cohérent36. Étudier les transferts techniques reviendrait donc à traiter d’une technique, de son arrière-plan technologique et de ses implications socioculturelles et économiques, aussi bien avant qu’après sa transmission et sa diffusion, dans les aires culturelles concernées. Ainsi, en guise d’exemple, le transfert de la technique de la fabrication du papier de l’Occident musulman à l’Occident latin, en Italie et en Espa-gne, s’inscrit dans le cadre d’un processus complexe. Il intervient après que le papier de fabrication arabe eut été largement utilisé, à un moment où l’expansion des prati-ques notariales crée une demande considérable pour de nouveaux supports de l’écrit. La circulation de la main-d’œuvre qualifiée, et surtout son passage sous la domination chrétienne, comme dans le cas de la ville de Šāṭiba, conquise en 1242, facilite l’appropriation de la technique dans l’espace aragonais. Le développement des techni-ques de fabrication en Occident et l’affaiblissement des capacités de production au Maghreb rend propice la prépondérance de la production européenne dans l’approvisionnement du marché maghrébin, fait connu grâce à une fatwā célèbre du XV

e siècle37. Dans cette histoire où s’imbriquent données techniques, usages sociaux, juridiques et culturels, sans oublier l’impact de la conjoncture politique et économique, le transfert technique devient anecdotique s’il est envisagé en dehors des évolutions respectives des sociétés concernées.

La nécessité de contextualisation passe également par une réflexion sur les échelles de l’analyse historique. En embrassant des aires culturelles immenses (Occident, Islam, Asie…) composées de sous-ensembles régionaux très hétérogènes, les approches classiques et généralistes de l’histoire des techniques tombent dans le piège inéluctable

35 Brita RUPP-EISENREICH, Diffusionnisme, dans: BONTE, IZARD (dir.), Dictionnaire de

l’ethnologie (voir n. 12), p. 201. 36 Sur la notion de »système technique«, voir l’élaboration théorique de GILLE, Histoire des

techniques (voir n. 5) p. 10–28; André LEROI-GOURHAN, Milieu et technique, Paris 1992 (1re éd. 1945), p. 340–343, avait défini les critères élémentaires d’un milieu technique, caracté-risé notamment par sa perméabilité et sa continuité dans le temps et l’espace. La principale étude d’ensemble d’un système technique en terre d’islam reste celle de Parviz MOHEBBI, Techniques et ressources en Iran du VIIe au XIXe siècle, Téhéran 1996 (Bibliothèque ira-nienne, 46).

37 Cette fatwā d’Ibn Marzūq (1364–1438), compilée dans al-Wanšarīsī, al-Miʿyār al-muʿrib wa al-ǧāmiʿ al-muġrib ʿan fatāwā ʿulamāʾ Ifrīqiya waʾl-Andalus wa ʾl-Maġrib, Rabat 1981, t. 1, p. 75–107, est citée dans plusieurs études. Elle a récemment fait l’objet d’un examen détaillé par Leor HALEVI, Christian Impurity versus Economic Necessity: A Fifteenth-Century Fatwa on Euro-pean Paper, dans: Speculum 83 (2008), p. 917–945. Pour l’histoire du transfert du papier en Méditerranée médiévale, voir les références citées dans la note 23.

L’historiographie des transferts techniques 159

de l’essentialisme et des généralisations abusives. Pourtant, affiner la lecture des trans-ferts techniques imposerait un examen multidimensionnel et multiscalaire qui permet-tait, par le biais de la variation des échelles de l’analyse, d’appréhender les niveaux différents de l’interaction entre le technique et le socioculturel, mais aussi de restituer l’impact différentiel d’une technique donnée au niveau local ou régional38. C’est seu-lement au prix d’une approche appropriée que la valorisation des manifestations de convergence, de métissage ou d’hybridation technique permettrait de dépasser les écueils du culturalisme39.

L’effort de contextualisation d’un transfert technique doit aussi aboutir à une ré-flexion sur la place du procédé concerné dans la culture technique, aussi bien de la société d’origine que celle d’accueil. Cela permet de placer l’innovation technique, en tant que développement d’un élément inventé pour une utilisation pratique ou com-merciale et son adaptation au contexte socioculturel, dans un ensemble technique complexe. Dans ce dernier, des manifestations de traditions ou la persistance de formes anciennes et la continuité de leur utilisation ne traduisent pas forcément une stagnation technique, mais la reproduction de solutions qui ont prouvé leur efficacité. Centrer la réflexion sur la nouveauté et l’innovation n’est-il pas un avatar d’une survalorisation de l’invention comme seul critère d’évolution (ou de modernité) technique?

L’étude des transferts techniques en Méditerranée médiévale peut trouver dans le comparatisme quelques pistes intéressantes. Tout en évitant la comparaison comme source de classification des cultures dans le cadre d’une lecture évolutionniste des faits techniques, ce comparatisme peut nourrir une réflexion sur les situations de non-diffusion ou de refus. Autant qu’un transfert identifié, le refus participe clairement de la définition et de la caractérisation d’un système socioculturel. Un tel constat a été maintes fois évoqué, notamment dans des travaux désormais classiques de Fernand Braudel, qui considère le refus d’emprunter, selon sa terminologie, comme un élément discriminant de toute société. Pour lui, »certains de ces refus s’accompagnent même d’une conscience, d’une lucidité aiguë, si d’autres sont aveugles, comme déterminés par des seuils ou des verrous qui interdisent les passages«40.

Se pencher sur les raisons de tels refus permet d’éviter les apories de lectures sim-plistes, présentant une sélection d’ordre socioculturel comme un obstacle structurel. Des études récentes peuvent servir d’exemple, tel un article d’Andrew Watson sur un cas de non-diffusion, celui de la non-adoption du système de l’open field dans l’agriculture d’al-Andalus. La démonstration de l’auteur a surtout insisté sur l’inadé-quation de ce mode d’organisation de l’espace agraire conçu pour une économie agro-pastorale régie par le système féodal, avec les conditions socio-économiques en al-Andalus où prédominait une agriculture de jardinage dont les formes d’association

38 Sur l’importance et la portée de la variation de l’échelle de l’analyse historique dans l’étude

des techniques médiévales, voir Liliane PÉREZ, Catherine VERNA, La circulation des savoirs techniques du Moyen Âge à l’époque moderne. Nouvelles approches et enjeux méthodologi-ques, dans: Tracés. Revue de sciences humaines 16 (2009), p. 25–61, surtout p. 40–45.

39 Ibid., p. 50–51. 40 Fernand BRAUDEL, Écrits sur l’histoire, Paris 1969, p. 293.

160 Yassir Benhima

avec l’élevage intensif ne sont guère évoquées par les sources41. Dans un tout autre domaine, la question de la lenteur de la diffusion de l’imprimerie dans le monde otto-man pourrait être expliquée, non pas par des considérations techniques ou économi-ques, mais surtout par la puissance des corporations de copistes qui officiaient dans les différentes métropoles de l’Empire, et dont la survie en tant que catégorie socioprofes-sionnelle s’accompagnait d’une hostilité à l’égard de la nouvelle invention42.

En s’interrogeant sur les raisons d’un refus, la recherche en histoire des techniques peut dépasser les écueils d’une lecture qui focalise exclusivement sur les phénomènes de diffusion comme principal moyen de progrès et d’évolution technique. Le cas de l’Afrique, considérée comme un continent techniquement défaillant et victime d’un retard structurel, montre le risque que constitue la projection de réalités contemporai-nes sur la lecture des périodes anciennes, selon une vision téléologique de l’histoire43.

L’étude des techniques en général, et de leur processus de transfert en particulier, doit prendre en considération les limites et les distorsions qu’engendre une lecture selon le seul prisme de la littérature savante. Car l’on est souvent confronté à la ques-tion du caractère expérimental de certains procédés techniques attestés par une docu-mentation savante, et le degré de leur étendue ou de leur généralisation. Cette interro-gation a été longtemps posée à propos des traités d’agronomie andalous par exemple, dont l’extrême richesse et le caractère savant pourraient laisser dubitatif quant à l’ampleur de la diffusion des techniques attestées.

L’attention de l’historien des faits sociaux et économiques pourrait ainsi porter sur la nécessité d’établir une stratigraphie des savoirs techniques. Cette archéologie du savoir technique pourrait répondre à plusieurs objectifs. D’abord, fournir un tableau représen-tant le plus fidèlement possible la diversité des savoirs et savoir-faire techniques dans un domaine donné, sans insister sur les seules innovations. On doit également essayer de déceler les formes d’articulation entre, d’un côté, les savoirs constitués, construits sur une base scientifique et répondant aux normes d’une société lettrée, et, d’un autre un milieu d’acteurs praticiens dont le savoir-faire est acquis au terme d’une transmis-sion essentiellement orale et empirique. Le postulat du cloisonnement du monde des techniques, en opposition au caractère ouvert de la pensée scientifique, mérite d’être

41 Andrew M. WATSON, A Case of Non-Diffusion: The Non-Adoption by Muslim Spain of the

Open-field System of Christian Europe. Causes and Consequences, dans: Simonetta CAVACIOCCHI (dir.), Relazioni economiche tra Europa e mondo islamico secc. XIII–XVIII, Florence 2007 (Atti delle settimane di studi et altri convegni, 38), p. 241–264.

42 William CLARENCE-SMITH, Scientific and Technological Interchanges between the Islamic World and Europe ca. 1450–ca. 1800, dans: CAVACIOCCHI (dir.), Relazioni economiche (voir n. 41), p. 719–737, en particulier p. 725. Francis ROBINSON, Technology and Religious Change: Islam and the Impact of Print, dans: Modern Asian Studies 27/1 (1993), p. 229–251. Sur la réception d’autres innovations techniques dans l’Empire ottoman, Rudolph PETERS, Re-ligious Attitudes Towards Modernization in the Ottoman Empire. A Nineteenth Century Pious Text on Steamships, Factories and the Telegraph, dans: Die Welt des Islams 26 (1986), p. 76–105.

43 Pour un aperçu général des raisons historiques et écologiques des spécificités du système technique africain, voir Ralph A. AUSTEN, Daniel HEADRICK, The Role of Technology in the African Past, dans: African Studies Review 26/4 (1983), p. 163–184.

L’historiographie des transferts techniques 161

revu en faveur d’une valorisation des différents modes de transmission et de communi-cation aussi bien langagière que sensorielle44.

Enfin, il convient de réfléchir sur la terminologie associée aux différentes techniques en tant que reflet d’un système de classification et d’identification et d’un mode d’organisation du travail. La taxinomie des techniques, référant souvent à des origines géographiques réelles ou fictives, témoigne aussi des systèmes de représentation et d’identification et des circulations marchandes45.

CONCLUSION

La réflexion sur les tendances de l’histoire des transferts techniques en Méditerranée médiévale se heurte avant tout à un grand éclatement du savoir. La rareté des synthèses et la multiplicité des études sectorielles accentuent la difficulté d’échafauder une vision cohérente des différents systèmes techniques et de situer les faits techniques par rap-port aux évolutions sociales, politiques, économiques et culturelles de l’espace médi-terranéen. En revanche, la richesse des matériaux disponibles grâce au concours de sources et d’approches diverses permet d’entrevoir des perspectives prometteuses, et surtout de soumettre les faits étudiés à des questionnements en adéquation avec la complexité et la superposition des traditions techniques des différentes parties de l’espace méditerranéen.

44 Sur le caractère ouvert de la connaissance technique, PÉREZ, VERNA, La circulation des savoirs

techniques (voir n. 38), p. 29–30. Sur les formes, autres que l’écrit, de transmission des savoirs, voir par exemple WENDRICH, Body Knowledge (voir n. 12); Arianna BORRELLI, Aspects of the Astrolabe. architectonica ratio in Tenth- and Eleventh-Century Europe, Stuttgart 2008 (Sud-hoffs Archiv, cah. 57).

45 Sur ce point, PÉREZ, VERNA, La circulation des savoirs techniques (voir n. 38), p. 34–35.

PIERRE BONTE

La Méditerranée des anthropologues Permanences historiques et diversité culturelle

Contrairement à l’Afrique ou encore à l’Amérique et à l’Océanie, la Méditerranée a tardé à s’imposer aux anthropologues comme une aire culturelle justifiant des appro-ches et des institutions particulières: pendant longtemps il n’y a pas eu un champ parti-culier des »études méditerranéennes«, comme c’est le cas pour les études africanistes, ou américanistes, ou encore océanistes. Il est vrai que la discipline anthropologique s’est constituée à partir d’observations et de travaux effectués initialement sur ces sociétés étrangères à l’Occident où s’imposaient d’autant plus les paradigmes anthro-pologiques qu’elles étaient plus ou moins exclues de l’histoire universelle hégélienne. Si les rives européennes relevaient bien de celle-ci, le statut des rives musulmanes, bien qu’elles soient des lieux de hautes civilisations, perpétuait de ce point de vue une ambiguïté1 qui se poursuivra avec la colonisation, creusant les écarts entre pays coloni-sateurs et pays colonisés. La notion anthropologique d’un ensemble méditerranéen n’émergera de fait qu’après la Seconde Guerre mondiale, et accompagne le mouve-ment rapide de décolonisation qui suit celle-ci. Les anthropologues étendent parallèle-ment leur champ d’études, remettant en question le »regard éloigné« qui présidait jusqu’alors à leurs observations: les recherches des anthropologues s’intéressent à la même époque à leurs propres sociétés, au monde rural d’abord, puis urbain, industriel, etc.

HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE

Ce constat de retard est néanmoins relativement paradoxal si on le rapproche de celui que l’on peut dresser des travaux des géographes2 et des historiens qui ont ancienne-ment identifié au sein de cet objet d’étude des permanences qui relèvent alors plus, chez ces derniers, des influences civilisatrices, gréco-romaines, ou judéo-chrétiennes, ou encore celles de l’islam, que de faits relevant de convergences culturelles. Cette opposition entre permanence cumulative des civilisations et diversification des sociétés et cultures va contribuer à brouiller les observations des anthropologues en les focali-sant à travers des distinctions rigides: Occident versus Orient, christianisme versus islam, rives européennes versus rives africaines et asiatiques. Elle a façonné la mentali-

1 De cette ambiguïté témoigne l’appellation d’Afrique »blanche«, longtemps attribuée à toute la

partie méridionale de la Méditerranée, par opposition à l’Afrique »noire«. 2 L’intérêt des géographes pour la Méditerranée remonte aux auteurs arabes (al-Idrīsī en particu-

lier au XIIe siècle). Pour un bilan récent des approches géographiques sur le bassin méditerra-néen, on consultera Jacques BETHEMONT, Géographie de la Méditerranée, Paris 2001.

La Méditerranée des anthropologues 163

té des voyageurs du XIXe siècle en même temps que se constituaient de nouveaux

paradigmes scientifiques, ceux en particulier de l’orientalisme3. Les frontières ainsi tracées n’ont cependant jamais été totalement rigides: le voyage en Italie ou en Grèce est le prélude au voyage en Orient; la pérennité des paysages et des ruines rappelle la relative unité des civilisations passées. Le romantisme produit dans les arts et les let-tres du XIX

e siècle des images d’une Méditerranée réinventée qui s’imposent à l’imaginaire occidental. Ces oppositions produisent néanmoins encore leurs effets dont témoignent les débats contemporains sur l’appartenance de la Turquie à l’Europe.

Si la perspective historique a parfois brouillé le travail comparatif de l’anthro-pologue, il faut reconnaître qu’elle a aussi finalement contribué – en France du moins – à débloquer celui-ci et qu’elle a participé du regard plus totalisant que, depuis une cinquantaine d’années, la discipline porte sur cet objet »Méditerranée«. Deux écoles historiques ont plus particulièrement contribué à cette évolution:

– la première est illustrée par l’ouvrage majeur de Fernand Braudel, »La Méditerra-née et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II«, paru en 1949, qui porte un regard nouveau sur la Méditerranée à l’aube des Temps modernes et qui illustrera la constitution de l’école des »Annales«. La démarche ›relationnelle‹, mettant l’accent sur les échanges matériels et immatériels, et globalisante, incite à un approfondisse-ment des recherches comparatives dans le champ du social et du culturel qui ne sera pas sans conséquences sur les recherches anthropologiques;

– la seconde est celle des antiquisants, qui s’inspirent des concepts et méthodes de l’anthropologie pour aborder l’étude des sociétés anciennes du bassin méditerranéen, la Grèce des cités en particulier. Il en résultera, pour s’en tenir à la France, une série de publications, en continuité avec les travaux précurseurs de Louis Gernet4, d’auteurs tels que Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Nicole Loraux, Marcel Detienne, etc., se revendiquant d’une anthropologie historique. Ces auteurs s’engagent dans des comparaisons avec les sociétés contemporaines5 et ils collaborent parfois directement avec les anthropologues sur des programmes ouverts aux deux disciplines, tel celui sur le polythéisme organisé par le Centre national de la recherche scientifique dans les années 1980.

Ces passerelles épistémologiques et méthodologiques entre histoire et anthropologie ne sont pas sans avoir des conséquences plus générales sur les recherches orientalistes, amenant à une progressive remise en question des oppositions sur lesquelles elles se

3 La constitution de l’orientalisme comme discipline scientifique a largement contribué aux

études méditerranéennes, en particulier les premières recherches sur l’Égypte au début du XIXe siècle. La démarche orientaliste se définit elle-même à travers une série d’oppositions: écrit versus oral, savant versus populaire, grande versus petite tradition, etc. Elle aborde essen-tiellement les faits culturels à travers les langues et dessine un champ historicisé des études locales qui ne laissera qu’une place résiduelle à une ethnologie qui s’intéresse aux faits d’oralité, à la culture populaire, etc.

4 Louis GERNET, Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris 1955 (Publications de l’institut de droit romain de l’université de Paris, 13).

5 À propos des rituels sacrificiels dans le monde grec ancien et moderne, voir Marcel DETIENNE, Jean-Pierre VERNANT, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris 1979.

164 Pierre Bonte

fondaient, telles que celles entre Occident et Orient6, Indo-Européens et Sémitiques, etc. Les conséquences, faut-il le souligner, sont parfois imprévues. Louis Gernet, histo-rien à l’œuvre duquel se réfèrent les hellénistes français contemporains, publie dès avant la Première Guerre mondiale dans »L’Année sociologique«. Professeur à l’université d’Alger, il refuse toute affectation en France – fût-elle assortie d’une pro-motion – et engage une réflexion sur le parallélisme entre les rituels grecs anciens, les frairies paysannes par exemple, et les rituels sacrificiels collectifs maghrébins. Il ali-mente en ce sens, et sans doute bien involontairement, les thèses d’une ethnologie ›coloniale‹ française qui particularise la berbérité en la rapprochant d’un fond institu-tionnel7 ou rural méditerranéen8, et qui oppose la tradition occidentale autochtone de la population maghrébine et les apports orientaux – arabes et musulmans –, sources de régression9.

Le développement du comparatisme et le rapprochement de données historiques et contemporaines ne sont donc pas sans soulever de problèmes. Ils subvertissent cepen-dant progressivement les paradigmes de l’orientalisme en investissant le champ mé-thodologique de celui-ci centré sur l’archéologie et la philologie. Une relecture des textes fondateurs s’inspire des travaux anthropologiques sur les mythes chez les hellé-nistes ou encore chez Jean Bottero10 dans le cas de la Mésopotamie. L’intérêt pour cette démarche est d’autant plus grand quand il s’agit de la relecture des textes sacrés des trois religions révélées entre lesquelles se répartissent les Méditerranéens contem-porains: cette relecture relève des motifs communs11 et conduit à de nouvelles analyses qui réduisent l’écart entre religion savante et religion populaire et rapprochent les traditions culturelles au-delà de leurs distinctions figées12. Ces recherches sur les textes

6 Jack GOODY, L’Orient en Occident, Paris 1999. 7 Émile MASQUERAY, La formation des cités chez les populations anciennes de l’Algérie. Kaby-

les du Djurdjura, Chaouias de l’Aurès, Beni Mzâb, Paris 1896. 8 Jean SERVIER, Les portes de l’année. Rites et symboles. L’Algérie dans la tradition méditerra-

néenne, Paris 1962. 9 Cette régression aurait pour cause première les invasions des nomades bédouins hilaliens qui

ouvrirait une période de crise des sociétés maghrébines culminant au XVIe siècle. 10 Jean BOTTERO, Samuel Noah KRAMER, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie

mésopotamienne, Paris 1989. 11 Pierre BONTE, Enric PORQUERES Y GENE, Jérôme WILGAUX, L’argument de la filiation aux

fondements des sociétés européennes et méditerranéennes, Paris 2011. 12 L’évolution des travaux sur le thème indo-européen est à cet égard significative. Ils se sont

enrichis des recherches dumeziliennes sur le schéma cosmique tripartite des fonctions, conçu comme le modèle des représentations du monde dans un ensemble dont les contours sont en-core linguistiques. Les travaux récents s’ouvrent à une grande diversité de thèmes anthropolo-giques (voir Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris 1969; Bruce LINCOLN, Myth, Cosmos and Society: Indo-European Themes of Creation and Destruc-tion, Cambridge 1986; Bernard SERGENT, Les Indo-Européens, Paris 1995 et aboutissent à la remise en question de l’opposition héritée de l’histoire scientifique entre indo-européen et sé-mitique, voir Jean LAMBERT, Le dieu distribué. Une anthropologie comparée des monothéis-mes, Paris 1995.

La Méditerranée des anthropologues 165

religieux, prolongées par celles sur l’écriture et les comptes13, conjuguant approches civilisationnelle et comparatisme, social et culturel, largement centré sur l’aire médi-terranéenne, contribuent aussi à redéfinir les frontières disciplinaires entre histoire, orientalisme et anthropologie, et à faire émerger une Méditerranée des anthropologues.

LA MÉDITERRANÉE DES ANTHROPOLOGUES

Celle-ci prend forme depuis moins d’une cinquantaine d’années et, même si j’ai privi-légié dans ces premières pages les travaux liminaires d’auteurs français, elle est surtout l’œuvre d’anthropologues de tradition britannique (d’origine ou de formation). Moins préoccupés de rapprochements avec l’histoire, les anthropologues britanniques, et pour certains nord-américains, ont commencé, au lendemain de la Seconde Guerre mon-diale, à appliquer à des terrains méditerranéens les grands principes de la démarche anthropologique: monographie et observation participante. Les itinéraires personnels ont souvent joué dans ce choix; il faut noter que, dès le départ, des anthropologues autochtones ont été concernés par cette démarche: Julio Caro Baroja en Espagne, Ernesto de Martino en Italie, John G. Peristiany en Grèce (d’origine grecque, il a étudié à Oxford et fondé en 1959 le Centre athénien de sciences sociales), etc.

Les premiers travaux de synthèse, ceux de Julian Pitt-Rivers14 et de Peristiany15, se placent encore sous l’étiquette de la sociologie et concernent surtout les sociétés rura-les, se revendiquant du courant ruraliste qui s’affirme alors, dans une tradition ouverte en France par des historiens16 et qui a tôt concerné la Méditerranée17. Les terrains des anthropologues se multiplient alors dans les pays méditerranéens et très vite apparais-sent les premières tentatives de bilan comparatif qui portent sur des thèmes particu-liers. En 1965, Peristiany édite un ouvrage collectif sur le thème qui sera le plus explo-ré, celui de l’honneur18; il contribue aussi à l’étude des structures parentales et familiales19. Pitt-Rivers, à partir de son terrain andalou qui conjugue Orient et Occi-

13 Jack GOODY, La raison graphique, Paris 1979; ID., La logique de l’écriture. Aux origines des

sociétés humaines, Paris 1987; ou encore Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures. Lan-gue, nombre, code, Paris 2007.

14 Julian PITT-RIVERS, Mediterranean Countrymen. Essays in the social anthropology of the Mediterranean, La Haye 1963 (Recherches méditerranéennes/Études, 1).

15 John G. PERISTIANY (dir.), Contributions to Mediterranean Sociology. Mediterranean Rural Communities and Social Change. Acts of the Mediterranean sociological conference, Athens, July 1963, Paris, La Haye 1968 (Publications of the Social sciences centre Athens, 4).

16 Marc BLOCH, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Oslo 1931 (Instituttet for Sammenlignende Kulturforskning, 19).

17 Charles PARAIN, La Méditerranée. Les hommes et leurs travaux, Paris 1936 (Géographie humaine, 8).

18 John G. PERISTIANY, Julian PITT-RIVERS (dir.), Honor and Grace in Anthropology, Cambridge 1992 (Cambridge Studies in social and cultural anthropology, 76); John G. PERISTIANY (dir.), Honour and Shame. The Values of the Mediterranean Society, Londres 1965.

19 ID. (dir.), Mediterranean Family Structures, Cambridge 1976 (Cambridge Studies in social anthropology, 13).

166 Pierre Bonte

dent, islam et christianisme, histoire et anthropologie, aborde pour sa part l’étude du traitement de la notion de genre20.

À ma connaissance l’ouvrage de John Davis, paru en 1977, »Peoples of the Mediter-ranean. An Essay in Comparative Social Anthropology«, représente la première tenta-tive de balayage totalisant du champ de cette anthropologie de la Méditerranée. Davis inventorie les différents développements thématiques de l’anthropologie des peuples de la Méditerranée et met en avant leur cohérence d’ensemble; cette tentative restera cependant une exception et peu d’auteurs s’y risqueront réellement. Néanmoins, l’anthropologie de la Méditerranée acquiert ses lettres de noblesse chez les auteurs anglo-américains et fait progressivement école en France: moins de dix ans plus tard, Bernard Kayser publie dans ce pays un recueil de textes choisis qui souligne les ap-ports des auteurs britanniques et américains21.

La définition d’un objet »Méditerranée«, de fait, ne va pas de soi et soulève des cri-tiques dont, par exemple, Michael Herzfeld se fait l’interprète22 et auxquelles font écho les participants à un volumineux ouvrage-bilan plus récent qui témoigne par ailleurs de la réappropriation de l’objet par l’anthropologie française23.

Si nous la comparons avec l’organisation du champ de l’africanisme par exemple, la constitution des études méditerranéennes obéit à des logiques assez différentes. La recherche africaniste s’est forgée à partir de grandes questions qui ont contribué à la définition de la discipline anthropologique elle-même: diffusionnisme et évolution-nisme, sociétés ›sans‹ histoire, écriture, État, rôle de la parenté et en particulier de la filiation unilinéaire, mythes et rites, magie et sorcellerie, etc., questions auxquelles se référent les principales thématiques qui ont été illustrées de manière paradigmatique sur ces terrains africains – sociétés lignagères et segmentaires, rituels sacrificiels, royautés sacrées, etc.

Les études méditerranéennes se sont constituées de manière beaucoup plus agréga-tive, dans le champ d’une anthropologie déjà constituée dans ses méthodes »observa-tion participante« et ses écoles »théorie de la filiation« versus »théorie de l’alliance«; »anthropologie culturelle« versus »anthropologie sociale«. Elles ont opéré sur la base de thématiques particulières qui ont fait l’objet de développements distincts, ce qui soulève inévitablement le problème de leur cohérence, celle-ci étant ici entendue du point de vue de la discipline – dessinent-elles une aire culturelle présentant des traits ›discrets‹? C’est une question que nous aborderons ultérieurement – mais aussi, au sens où l’entend Louis Dumont: du point de vue des sociétés qui sont rassemblées sous l’étiquette ›méditerranéennes‹. La réponse à cette dernière interrogation est d’autant

20 Julian PITT-RIVERS, The People of the Sierra, Londres 1954; ID., The Fate of Shechem or the

Politics of Sex. Essays in the Anthropology of the Mediterranean, Cambridge 1977 (Cambridge Studies in social anthropology, 19).

21 Bernard KAYSER, Les sociétés rurales de la Méditerranée. Un recueil de textes anthropologi-ques anglo-américains, Aix-en-Provence 1986.

22 Michael HERZFELD, Anthropology Through the Looking Glass. Critical Ethnography in the Margins of Europe, Cambridge 1987.

23 Albera DIONIGI, Anton BLOK, Christian BROMBERGER (dir.), Anthropologie de la Méditerra-née, Paris 2001.

La Méditerranée des anthropologues 167

plus difficile que ces sociétés sont inscrites dans des ensembles plus vastes, économi-ques24, politiques (empires25), religieux (grandes religions révélées26), etc. L’agrégation des traits culturels, mis en évidence à travers ces thématiques privilégiées dont les anthropologues ont abordé l’étude, ne garantit nullement la cohérence qui résulterait de l’organisation de ces sociétés méditerranéennes particulières sous des valeurs commu-nes, partagées27. Il se trouve toujours immanquablement quelque contre-exemple qui puisse dénier leur participation à la définition d’une spécificité méditerranéenne plus générale et souligner leurs particularités28.

Malgré ces difficultés, des auteurs ont tenté de définir de manière rigoureuse l’unité de la Méditerranée. L’ouvrage de John Davis, qui transcende cette approche agréga-tive, est une exception mais, malgré un notable effort de clarification, il oscille entre des généralités de faible valeur heuristique et des allégations susceptibles d’être dé-menties par les faits29. Si les auteurs britanniques se satisfont volontiers d’une appro-che pragmatique qui reconstruit des objets méditerranéens partiels, les auteurs améri-cains vont faire appel à un cadre théorique plus ambitieux. La notion d’»aire culturelle«, de tradition allemande et inspirée du diffusionnisme de ses fondateurs, Leo Frobenius, Fritz Gräbner et le père Wilhelm Schmidt, est passée dans l’anthropologie culturelle américaine, par l’intermédiaire de Franz Boas, Alfred Kroeber et Clark Wissler. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les recherches sur le terrain méditerranéen sont cependant rassemblées dans ce cadre par Conrad M. Arensberg, qui

24 C’est le cas des vastes systèmes commerciaux continentaux qui, jusqu’au Moyen Âge, lient le

bassin méditerranéen au reste de l’Asie, la route de la soie en particulier avec la Chine, ou à l’Afrique subsaharienne le long de la route caravanière de l’or soudanais. Ces systèmes com-merciaux ont favorisé la circulation des biens, des idées et des hommes à une grande échelle. Les routes maritimes joueront un rôle identique et s’imposeront à partir des XVe et XVIe siècles.

25 Les empires romain, puis byzantin, en partie réoccupé par l’Empire ottoman jusqu’au début du XXe siècle, ont favorisé aussi le brassage humain et culturel.

26 Après avoir longtemps privilégié les fractures, l’étude des grands monothéismes méditerra-néens – judaïsme, christianisme et islam – insiste désormais sur leurs convergences et diver-gences à partir d’un fonds commun textuel et en partie rituel.

27 Les sociétés tribales que j’ai plus particulièrement étudiées présentent ainsi nombre de traits communs (parenté, alliance de mariage, protection, honneur, etc.), relevant des grandes théma-tiques des études méditerranéennes, mais elles participent aussi d’ensembles au sein desquels elles développent des traits distinctifs, selon qu’elles s’inscrivent ou non dans des structures étatiques, qu’elles présentent ou non des hiérarchies statutaires et politiques, qu’elles dévelop-pent des fonctions religieuses ou politico-militaires, etc. Leur cohérence particulière ne résulte pas seulement des traits communs qu’elles partagent, mais aussi de leur inscription dans ces ensembles économiques (systèmes commerciaux), politiques (État), religieux (islam) plus lar-ges.

28 D’autres découpages peuvent être définis, dessinant d’autres ensembles susceptibles de se voir attribuer de nouvelles significations du fait de leurs implications idéologiques et politiques contemporaines: c’est le cas du monde européen ou du monde arabo-musulman, voire ›islami-que‹, restaurant en apparence l’opposition classique Occident/Orient en réintroduisant une di-mension civilisationnelle convoquée à l’appui de prétentions politiques et stratégiques, du Grand Moyen-Orient de Georges W. Bush ou de l’Union pour la Méditerranée de Nicolas Sarkozy.

29 John DAVIS, People of the Mediterranean. An Essay in Comparative Social Anthropology, Londres 1977.

168 Pierre Bonte

introduit la notion d’une »aire méditerranéenne« dans un article d’»Anthropological Quarterly«, revue qui consacrera plusieurs numéros spéciaux à la question30. Cette recherche ne suscitera guère d’adhésion, même si la notion d’aire culturelle a inspiré certains travaux de synthèse, ouvertement31 ou de manière plus indirecte. Elle a en effet subi des critiques diverses mais efficaces, dans le contexte de la décolonisation, de la part des anthropologues autochtones en particulier qui y voient une manifestation de l’hégémonie anglo-saxonne dans la discipline. Il faut reconnaître par ailleurs que ses fondements théoriques, diffusionnistes et évolutionnistes, soulèvent encore de nos jours de sérieuses interrogations.

LES PRINCIPAUX THÈMES ABORDÉS

Effectuons d’abord un inventaire des thématiques abordées par ces études méditerra-néennes dont aucune, rappelons-le encore, ne leur est spécifique – certaines l’étant toutefois plus que d’autres comme la problématique de l’honneur.

Techniques et échanges: les travaux en ce domaine, malgré le travail précurseur de Charles Parain32 et les apports de la géographie humaine, sont relativement peu déve-loppés dans une perspective comparative qui se situerait à l’échelle méditerranéenne. Toutefois on peut citer, entre autres, les recherches menées sur les techniques agraires33 et les paysages34, sur les systèmes hydrauliques35, sur la transhumance animale36 et sur l’articulation rural/urbain. Sur ce dernier point, bien qu’ils portent sur le Mexique et non sur le bassin méditerranéen, les travaux de Robert Redfield ont contribué au déve-loppement des problématiques méditerranéennes37.

30 Conrad M. ARENSBERG, The Old World Peoples: the Place of European Cultures in World

Geography, dans: Anthropological Quarterly 36 (1963), p. 75–99. 31 Louise E. SWEET, Timothy O’LEARY, Circum-Mediterranean Peasantry. Introductory Biblio-

graphy, New Haven 1969. 32 PARAIN, La Méditerranée (voir n. 17). 33 Citons à ce propos une nouvelle association consacrant ses activités aux techniques rurales

méditerranéennes ATERAM. 34 Ces paysages sont souvent façonnés par l’exploitation complémentaire de niches altitudinales:

céréales sur les plaines et plateaux, arboriculture de rapport olivier/vigne, forêt et pâturages d’altitude où l’élevage tient une place importante.

35 Bien que le climat méditerranéen en tant que tel ne relève pas des conditions d’aridité, celles-ci prévalent très vite sur les rives africaines et asiatiques et l’exploitation de ces zones arides a fait l’objet de longue date d’aménagements hydrauliques complexes: oasis et réseaux d’irrigation, aménagement des petits bassins versants (ǧusūr), approvisionnement lointain des centres ur-bains, etc. Certaines de ces techniques comme les canaux souterrains des fuggāra-s, dont on trouve les traces anciennes en Iran, ou encore la roue élévatoire, noria, se retrouvent dans une grande partie du bassin méditerranéen.

36 La transhumance animale spécialisée peut conduire à la formation de sociétés pastorales mobi-les qui caractérisent une partie de l’aire balkanique méridionale, la Turquie et les steppes et déserts proche-orientaux et nord-africains, ainsi que de nombreuses régions du Maghreb, voir Anne-Marie BRISEBARRE, Bergers et transhumances, Paris 2008.

37 Robert REDFIELD, The Little Community, Chicago 1955 (The Gottesman Lectures, 5); ID., Peasant Society and Culture, Chicago 1956.

La Méditerranée des anthropologues 169 Parenté et filiation: peu de travaux ont été consacrés à l’analyse des terminologies de

parenté dont les convergences n’apparaissent pas de manière évidente38. Le statut de la filiation ›unilinéaire‹ privilégié dans la tradition anthropologique britannique, a été interrogé dans les sociétés méditerranéennes. L’accent a été mis principalement sur les sociétés tribales maghrébines et moyen-orientales, privilégiant l’organisation segmen-taire et les dynamiques politiques, particulièrement dans le contexte de l’islam39. L’existence assez générale de groupes définis par la filiation agnatique (monde arabo-musulman) ou utérin (Touaregs, Nubie ancienne, etc.), mais où ces groupes ne présen-tent pas de traits exogames, qu’il s’agisse des sociétés témoignant du passé méditerra-néen (gènos grec, gens romaine…) ou de la situation contemporaine, amènera à dépla-cer les recherches vers le rôle de la parenté cognatique ›indifférenciée‹ remettant en question les conclusions de la »théorie de la filiation« britannique qui faisait de la filiation unilinéaire un principe général de constitution des groupes sociaux40. L’ensemble de la question est repris dans un ouvrage de synthèse41. Le rôle de l’adoption a été aussi particulièrement souligné42, avec des effets divers selon les périodes et les cultures juridiques: le droit musulman ne reconnaît ainsi que le foste-rage et non l’adoption plénière que l’on observe, sous des formes diverses, dans la plupart des cultures anciennes ou chrétiennes. Le fait souligne une autre inflexion que l’on peut constater dans les sociétés méditerranéennes: l’importance de la ›parenté élective‹ qui obéit à des principes bien différents selon qu’il s’agit de la parenté spiri-tuelle chrétienne43 ou de la ›parenté de lait‹ musulmane44. Cette flexibilité des repré-sentations et pratiques de la parenté contribue au large usage métaphorique de celle-ci, que l’on observe aussi bien dans le vocabulaire ecclésiastique que dans celui des grou-

38 Des recherches comparatives ont été menées sur les terminologies indo-européennes mais dans

une perspective, inspirée de la linguistique historique et fort éloignée du projet anthropologi-que, de reconstitution d’un système originel proto-européen.

39 Ernest GELLNER, Saints of the Atlas, Londres 1969. 40 Les données méditerranéennes ont contribué à la critique du »modèle lignager et segmentaire«

qui faisait de la filiation unilinéaire le modèle des sociétés ›sans État‹ dont l’ordre social ne reposait pas sur l’existence d’institutions politiques spécifiques. Ce modèle africain a été si-multanément déconstruit dans les travaux des africanistes, de même qu’a été remis en question son transfert à d’autres sociétés à travers le monde. Pierre BONTE, Édouard CONTE et al., Al-ansab. La quête des origines. Anthropologie historique de la société tribale arabe, Paris, Cam-bridge 1991; voir aussi Guideon KRESSEL, Descent Trough Males, Wiesbaden 1992 (Mediter-ranean Language and Culture monograph series, 8) (recueil d’articles plus anciens).

41 BONTE, PORQUERES Y GENE, WILGAUX, L’Argument de la filiation (voir n. 11). 42 Agnès FINE, Adoption. Ethnologie des parentés choisies, Paris 1998 (Collection droit et socié-

té, 29). 43 EAD., Parrains, marraines: la parenté spirituelle en Europe, Paris 1994; Salvatore D’ONAFRIO,

L’esprit de la parenté: Europe et horizon chrétien, Paris 2004, et aussi des ouvrages allemands sur la thématique, p.ex. Bernhard JUSSEN, Patenschaft und Adoption im frühen Mittelalter. Künstliche Verwandtschaft als soziale Praxis, Göttingen 1991 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 98).

44 Le droit musulman reconnaît un lien, analogue à celui de la consanguinité et créant de même des interdits matrimoniaux, entre deux personnes qui ont bu le lait d’une même nourrice. Cette règle, très respectée dans la pratique, s’explique par une certaine coïncidence des effets des apports de sperme et de lait dans la conception et la fabrication de l’enfant.

170 Pierre Bonte

pements mafieux, ou encore dans les multiples formes, plus ou moins extensives, de ›fraternités‹, professionnelle, politique, religieuse.

Alliance de mariage: du point de vue de l’alliance de mariage, c’est-à-dire des règles sociales qui président au choix des conjoints, les sociétés méditerranéennes, histori-ques ou contemporaines, s’inscrivent difficilement dans le cadre des théories anthropo-logiques – c’est le cas tout particulièrement du »mariage arabe«, entre enfants de frè-res45 – tout en présentant une certaine diversité apparente de forme. Toutefois, nombre d’entre elles expriment une préférence matrimoniale pour le mariage »dans un degré rapproché« de consanguinité46. Ces mariages proches qui peuvent impliquer une forte proximité consanguine entre les conjoints interrogent sur les définitions de l’inceste47 et s’inscrivent dans des systèmes complexes au sein desquels les règles d’alliance répondent à de multiples considérations extérieures au champ de la parenté48. L’importance des prestations matrimoniales pour réguler ces systèmes matrimoniaux a fait l’objet d’une publication collective de Peristiany, en collaboration avec Marie-Elizabeth Handman49. S’opposent en ce domaine le régime de la dot, répandu dans le monde chrétien, et celui du douaire musulman, qui peut s’accompagner de prestations de la famille du mari à celle de l’épouse. Le système matrimonial, qui s’est diffusé avec le christianisme sur le modèle romain, système sacramentaire et définissant à l’inverse des prohibitions dans un large champ de consanguinité, obéit formellement à d’autres principes mais manifeste un même souci de définition de la proximité, qui, à certaines périodes, quand se relâche l’autorité ecclésiastique, voit se développer la pratique de mariages dans un degré rapproché, par ailleurs toujours possibles sous réserve de dispense religieuse.

Famille: les familles étendues sur la base d’une extension des rapports de parenté ont très tôt attiré l’attention dans les études méditerranéennes50, en particulier dans les sociétés rurales où s’observent des formes familiales communautaires, concernant

45 Le »mariage arabe« ne répond pas, a priori, aux principes d’échange et de réciprocité plus ou

moins immédiate que Lévi-Strauss considère comme le fondement des systèmes matrimoniaux; c’est un mariage par ailleurs au sein du groupe de filiation unilinéaire, du lignage, alors que celui-ci se définit très généralement par sa dimension exogamique dans la littérature anthropo-logique.

46 Le terme est inspiré du titre d’un texte de Lévi-Strauss consacré à l’étude des sociétés où il existe des groupes de filiation unilinéaire qui nouent des alliances proches ou lointaines qui définissent la composition dynamique de groupes au sein desquels la filiation ne représente qu’un principe de dévolution des biens matériels et symboliques, un ›principe de droit‹.

47 Le mariage entre demi-germains était ainsi permis en Grèce ancienne, et celui entre germains dans la société égyptienne ptolémaïque; c’est aussi un thème testamentaire récurrent, sinon une pratique des anciens Hébreux. En islam, l’ensemble des cousines germaines sont des conjointes potentielles pour un homme et sont épousées de manière statistiquement significative.

48 Pierre BONTE (dir.), Épouser au plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de la Méditerranée, Paris 1994 (Civilisations et sociétés, 89).

49 John G. PERISTIANY en collaboration avec Marie-Elizabeth HANDMAN (dir.), Le prix de l’alliance en Méditerranée, Paris 1989.

50 PERISTIANY, Mediterranean Family Structures (voir n. 19).

La Méditerranée des anthropologues 171

plusieurs générations, et dans le domaine foncier et politique51. C’est dans un contexte européen, distinguant nord et sud méditerranéens, que Jack Goody situe l’évolution historique des structures familiales52. Pierre Guichard, pour sa part, oppose des structu-res »occidentales« et »orientales«53. Dans une autre perspective, la gestion sociale et symbolique de la distinction de genre, caractérisée le plus souvent par un fort biais patriarcal et agnatique, dans le groupe domestique et dans l’ensemble de la société, a retenu l’attention de nombre d’auteurs parmi lesquels, outre Pitt-Rivers en Andalou-sie54, Herzfeld en Crète, David D. Gilmore en Andalousie, Pierre Bourdieu en Kabylie, etc., ouvrant la porte à des réflexions plus générales sur l’importance de ce concept de »genre« dans les sociétés méditerranéennes.

Genre: l’organisation des valeurs du masculin et du féminin représente une des cons-tantes les plus remarquables des sociétés méditerranéennes, qu’il s’agisse d’identifier leurs fondements structurels55 ou d’en définir l’éthos culturel56, malgré (ou en consé-quence de) la forte hiérarchisation qui assure la cohérence de leurs représentations du monde57. Comme dans toutes les sociétés humaines, ces représentations du genre se développent comme une théorie plus ou moins explicite de la distinction des sexes et de la transmission d’identités sociales et symboliques à travers la reproduction sexuée de l’espèce. Les travaux sur ce thème encore peu développés dessinent quelques pistes prometteuses. Les sociétés méditerranéennes se caractérisent ainsi par l’importance accordée aux transferts de substances (sang, lait, sperme…) qu’elles partagent plus généralement avec les sociétés européennes et qui se traduit immédiatement à travers notre notion de »consanguinité«, peu pertinente pour étudier les sociétés amérindien-nes par exemple. Elle pose problème aussi dans le monde musulman, où le sang est moins vecteur de transfert que d’identités individuelles. En revanche la parenté de lait met en évidence, dans des sociétés où le droit agnatique est affirmé, une transmission féminine parallèle. Les sociétés méditerranéennes oscillent généralement entre une vision monogénétique de la transmission des substances sexuées et de la conception – illustrée par les thèses aristotéliciennes58, ou encore par les métaphores du labour ou de la poterie fondant le primat des substances masculines59 – et une vision duogénétique

51 Paul Henri STAHL, Household, Village and Village Confederation in the South-Eastern Europe,

New York 1986 (East European monographs, 200). 52 Jack GOODY, L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris 1985. 53 Pierre GUICHARD, Structures sociales »orientales« et »occidentales« dans l’Espagne musul-

mane, Paris, La Haye 1977 (Civilisations et sociétés, 60). 54 PITT-RIVERS, The Fate of Shechem (voir n. 20). 55 BONTE (dir.), Épouser au plus proche (voir n. 48). 56 PITT-RIVERS, The Fate of Shechem (voir n. 20). 57 Pierre BOURDIEU, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie

kabyle, Genève 1970. 58 Qui repose sur le primat du sperme, dans une longue tradition méditerranéenne qui remonte à

l’Égypte ancienne, associant le sperme et la moelle, la colonne vertébrale et le pénis. Pour Aristote la coction du sang produit le sperme masculin, les femmes ne pouvant réaliser à partir du sang que des coctions imparfaites, à l’origine du lait par exemple, et ne jouant de ce fait qu’un rôle second dans la conception.

59 Carol DELANEY, The Seed and the Soil, Berkeley 1991 (Comparative Studies on Muslim societies, 11).

172 Pierre Bonte

reconnaissant les apports de chaque sexe dans la tradition hippocratique. Cette oscilla-tion caractérise la pensée grecque et se retrouvera dans les théories arabes médiévales. Dans le monde chrétien, la vision sacramentaire d’»une même chair« (una caro fieri), déterminée par les relations sexuelles, transcende cette opposition et ouvre à de nou-veaux développements.

Honneur et honte: les recherches sur la notion d’honneur caractérisent peut-être le plus spécifiquement les études méditerranéennes, et l’on peut considérer que ce concept est introduit et développé en anthropologie essentiellement à partir de ces études; elles inspirent dès le départ des recherches de terrain60 et de premières syn-thèses61. Les débats sur l’honneur et la honte, dans la revue »Man« durant les an-nées 1980 et dans des travaux ultérieurs62, s’emploieront à préciser le contenu du concept et sa place dans l’interprétation d’ensemble de ces sociétés méditerranéennes. Cette place se dessine à travers une série d’oppositions qui organisent le champ de ces études: honneur et honte, honneur et grâce, honneur et baraka, intercession religieuse, etc., qui finalement se conjuguent assez étroitement avec l’opposition hiérarchique du masculin et du féminin. L’honneur est associé ainsi au sacré, dont relève ultimement le féminin; il l’est aussi au statut, selon une formule souvent citée: l’honneur se gagne par les hommes et se perd par les femmes; il l’est enfin aux identités constitutives des individus et des groupes en tant que capital symbolique qui se manifeste à l’occasion de l’alliance de mariage dont il légitime les règles, de la manipulation de la violence, du patronage politique, etc.

Traitement de la violence et système vindicatoire: cette thématique de la recherche, étroitement associée à la précédente, s’est d’abord intéressée aux cycles de violence prenant la forme de feuds ou de vendettas qui sont particulièrement remarquables dans certaines sociétés méditerranéennes. Deux auteurs proposent des synthèses sur la question: Jack Black-Michaud et Christopher Boehm63. Plusieurs pistes ont été suivies. La plus classique est l’exploitation des codes locaux (qānūn), écrits ou oraux, qui codifient et enregistrent la dynamique du système. D’autres auteurs se sont penchés sur les effets de l’institution comme instrument de gestion du politique, ou encore comme manipulation mafieuse du lien social. D’autres enfin se sont intéressés à la forte rituali-sation qui accompagne la gestion de la violence, les rituels du meurtrier par exemple. Plus récemment, d’autres formes de violence ont attiré l’attention des chercheurs, suscitant un nouvel intérêt dans les contextes de contacts culturels – entre autres ma-

60 PITT-RIVERS, The People of the Sierra (voir n. 20); John K. CAMPBELL, Honour, Family and

Patronage. A Study of Institutions and Moral. Values in a Greek Mountain Community, Oxford 1964.

61 PERISTIANY (dir.), Honour and Shame (voir n. 18). 62 Raymond JAMOUS, Honneur et Baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le Rif, Paris

1981; David D. GILMORE, Honor and Shame and the Unity of the Mediterranean, Washing-ton DC 1987; PERISTIANY, PITT-RIVERS (dir.), Honor and Grace (voir n. 18).

63 Jack BLACK-MICHAUD, Cohesive Force. Feud in the Mediterranean and the Middle East, Oxford 1975; Christopher BOEHM, Blood revenge. The Anthropology of Feuding in Montene-gro and Other Tribal Societies, Philadelphie 1984.

La Méditerranée des anthropologues 173

riage forcé, sororicide, crimes d’honneur, etc. – ou dans les situations de guerre civile, dans les Balkans ou au Proche-Orient.

Patronage et clientélisme: l’étude des mécanismes de protection s’inscrit aussi en continuité avec la thématique de l’honneur. C’est plus particulièrement le cas de leur institutionnalisation en tant que relation patron/client dont Ernest Gellner et John Waterbury offrent une première approche comparative dans le monde musulman64. Les travaux de terrain se sont multipliés sur les contextes économiques et sociaux de ces relations de patronage, à propos des phénomènes mafieux par exemple65, ainsi que sur leur dimension politique. Ces relations sont susceptibles de favoriser des formes d’organisation politique plus ou moins stables sur une base tribale par exemple, géné-ralisant et institutionnalisant la protection66, ou de s’inscrire dans l’appareil étatique en définissant le fonctionnement des institutions locales »caciquat« et en alimentant le clientélisme électoral.

Formes de religiosité: plusieurs problématiques sur ce thème ont été développées dans le contexte méditerranéen. Les premiers travaux ont exploré les thèmes de la magie et de la sorcellerie, largement exploités déjà dans d’autres parties du monde67. Les recherches plus récentes s’emploient plutôt à mettre l’accent sur les fondements symboliques des faits religieux68. Le rapprochement entre ce qui est généralement intitulé le »culte des saints«, saints médiateurs des relations avec le surnaturel et déten-teurs d’un pouvoir d’intercession efficace, dans le monde musulman et chrétien, à l’interface des formes de religiosité populaire et savante, a suscité des travaux intéres-sants69, qui n’ont pas exploré toutes les dimensions comparatives de cette riche pro-blématique, alors que se multipliaient parallèlement les recherches de terrain70 ouvrant sur des essais de synthèse71. La dimension festive de la religiosité a aussi attiré très tôt l’attention72 et se prolonge de nos jours avec la multiplication des travaux sur les pèle-

64 Ernest GELLNER, John WATERBURY (dir.), Patrons and Clients in Mediterranean Societies,

Londres 1977. 65 Anton BLOK, The Mafia in a Sicilian Village 1860–1960. A Study of Violent Peasant Entrepre-

neurs, Oxford 1974; voir aussi Jane SCHNEIDER, Peter SCHNEIDER, Revisible Destiny. Mafia, Antimafia and the Struggle for Palermo, Berkeley 2003.

66 Pierre BONTE, L’émirat de l’Adrar. Harîm, compétition et protection dans une société tribale saharienne, Paris 2008.

67 Juan Caro BAROJA, Les sorcières et leur monde, Paris 1972; Ernesto di MARTINO, Italie du Sud et magie, Paris 1963.

68 Dale F. EICKELMAN, Moroccan Islam. Tradition and Society in a Pilgrimage Center, Austin 1976 (Modern middle east series, 1).

69 Peter Brown jouant un rôle de précurseur voir ID., Le culte des saints: son essor et ses fonctions dans le monde chrétien, Paris 1984; ID., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris 1985.

70 Jeremy BOISSEVAIN, Saints and Fireworks. Religion and Politics in Rural Malta, Londres 1969 (Monographs on social anthropology, 30).

71 Mohamed KERROU, L’autorité des saints. Perspective historique et socio-anthropologique en Méditerranée, Paris 1998.

72 Louis DUMONT, La tarasque: essai de description d’un fait social d’un point de vue ethnogra-phique, Paris 1951 (L’espèce humaine, 8); Julio CARO BAROJA, Le carnaval. Traduit de l’espagnol par Sylvie SESÉ-LÉGER, Paris 1979 (1re éd. 1965).

174 Pierre Bonte

rinages73 et autres phénomènes festifs74. Ceux-ci ont aussi été étudiés hors contexte religieux (carnaval, charivari, etc.) en intégrant des manifestations contemporaines telles les rencontres de football.

Religions révélées, mythes d’origine et rituels: s’alimentant d’une relecture des tex-tes avec les méthodes de l’anthropologie75, la réflexion sur les mythes fondateurs des religions révélées a contribué à de nouvelles études des grands rituels qu’elles ont développés, le rituel sacrificiel par exemple76 qui s’organise en islam autour de la référence au récit du sacrifice du fils demandé par Dieu à Abraham. Ce rituel repré-sente une approche privilégiée dans des travaux comparatifs sur les trois monothéismes qui l’inscrivent dans leur démarche théologique sous des formes diversifiées. Ces recherches testamentaires ont aussi permis d’aborder l’étude des systèmes de classifi-cation qui organisent les représentations du monde77, ouvrant sur des perspectives comparatives qui débordent l’aire concernée mais éclairent sur les fondements cogni-tifs et symboliques des sociétés méditerranéennes.

Ces différents traits culturels qui dessinent, d’une manière que nous avons appelée »agrégative«, un champ d’études méditerranéennes n’acquièrent pas immédiatement, dans la perspective de la définition d’un objet d’étude spécifié, une valeur heuristique du fait de ce seul rapprochement.

BILAN D’UNE ANTHROPOLOGIE DE LA MÉDITERRANÉE

Constatons d’abord que l’institutionnalisation de ce champ d’études méditerranéennes est restée limitée. Les travaux se sont développés initialement à l’occasion de confé-rences internationales dont sont issus la plupart des premiers ouvrages de synthèse cités et que l’on peut considérer dans cette mesure comme fondateurs. La première eut lieu en 1959 à l’initiative de Pitt-Rivers à Burg Wartenstein, en Autriche, la seconde en 1961 à Athènes autour de Peristiany; viendra ensuite le colloque de Canterbury en 1966. Ce n’est que plus tardivement que naîtront des journaux spécialisés. On peut citer »Peuples méditerranéens/Mediterranean Peoples«, revue interdisciplinaire fondée en 1974, et, de contenu plus anthropologique, »Mediterranean/Méditerranéennes« fondée en 1990 par Kenneth Brown, et le »Journal of Mediterranean Studies« en 1991

73 Jill DUBISCH, In a Different Place. Pilgrimage, Gender and Politics in a Greek Island shrine,

Princeton 1995; Elizabeth CLAVERIE, Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des appari-tions, Paris 2003.

74 En ce qui concerne la fête musulmane de l’ʿīd al-kabīr voir Abdellah HAMMOUDI, La victime et ses masques, Paris 1988; Anne-Marie BRIESEBARRE, La fête du mouton. Un sacrifice musul-man dans l’espace urbain, Paris 1998.

75 Edmund LEACH, L’unité de l’homme et autres essais, Paris 1980, regroupant sous un titre énigmatique des extraits d’un ouvrage publié en 1969 sous le titre »Genesis as Myth« et d’une autre publication avec Alan AYCOK, Structuralist Interpretations of Biblical Myth, Cambridge 1983.

76 Pierre BONTE, Anne-Marie BRISEBARRE, Édouard CONTE, Sacrifices en islam. Espaces et temps d’un rituel, Paris 1999.

77 Mary DOUGLAS, De la souillure, Paris 1971.

La Méditerranée des anthropologues 175

par Paul San Cassia78. Les associations scientifiques, telle ADAM, créée en France en 2001, sont plus rares encore.

Ce faible développement institutionnel des études méditerranéennes traduit un cer-tain désintérêt pour l’élaboration d’un cadre théorique partagé, et doit être rapproché de la production limitée de travaux de synthèse anthropologiques. Le questionnement sur la Méditerranée des anthropologues, s’il relève d’un pragmatisme raisonné et re-vendique un certain empirisme, n’en mérite pas moins l’attention.

Un problème complexe est ainsi celui que soulève la définition des »frontières« de l’espace concerné par les études méditerranéennes, et parallèlement la mise en évi-dence de distinctions régionales opérant en leur sein. Une histoire plurimillénaire a contribué à la diffusion de traits ›civilisationnels‹, entendus ici en un sens proche de »culturels«, mais fortement historicisés, largement diffusés dans l’aire géographique méditerranéenne et caractéristiques, sur le plan des comportements, des institutions et des valeurs, des sociétés qui y sont inscrites. Les fondements gréco-romains ou encore judéo-chrétiens des sociétés modernes continuent à être invoqués jusqu’à nos jours et suscitent même des débats passionnés comme le manifestent les discours sur les fon-dements chrétiens de l’Europe ou ceux sur l’intégration européenne de la Turquie que nous avons déjà évoqués.

Ces mouvements de brassage, accompagnés de déplacements de population, de ré-organisation des échanges et de diffusion de traits institutionnels et culturels, se sont poursuivis jusqu’à l’époque contemporaine à travers les phénomènes hégémoniques de diffusion religieuse79, en particulier de christianisation et d’islamisation80, et du fait de la colonisation économique et politique qui se généralise sur la rive méridionale au tournant du XIX

e et du XXe siècle, seule la Turquie préservant son indépendance malgré

le dépècement de l’Empire ottoman au lendemain de la Première Guerre mondiale. La

78 On retrouve en France la référence à la Méditerranée dans l’intitulé de la »Revue des études

musulmanes et méditerranéennes«, ancienne »Revue de l’Occident musulman et méditerra-néen«.

79 La christianisation des sociétés méditerranéennes est achevée après la conversion massive de l’Empire romain et se prolongera jusqu’à la diffusion de l’islam au sein de l’Empire byzantin et des États de la Méditerranée occidentale. Elle est caractérisée par le pouvoir législatif et politi-que des Églises qui, au delà de leurs différenciations historiques anciennes, contribuent à une forte normalisation des comportements juridiques et politiques et à la reconnaissance d’institutions canoniques dans le domaine du mariage, du baptême, du parrainage, etc. L’islamisation sera tout aussi rapide jusqu’à ce que s’établissent entre le monde chrétien et le monde de l’islam des frontières qui connaîtront des réajustements périodiques, à l’occasion des croisades par exemple, ou encore dans la péninsule Ibérique et dans les Balkans, ceci jusqu’à la période contemporaine avec le déclin des christianismes orientaux ou le développement de la diaspora musulmane en Europe par exemple. Le droit musulman (fiqh), avec ses variations d’écoles, s’imposera au sein de la umma, communauté musulmane, ainsi que des pratiques so-ciales (mariage, parenté de lait), religieuses (soufisme) et politiques, celles-ci s’organisant longtemps dans le monde sunnite, le plus largement représenté, autour de la question du califat, de la direction centralisée de la communauté, question évacuée avec la formation de l’Empire ottoman.

80 Sans oublier la récente réinscription du judaïsme dans l’aire méditerranéenne sous une forme nouvelle, celle de la revendication sioniste de la création d’un État-nation.

176 Pierre Bonte

colonisation et les nouvelles formes de globalisation qui la suivent brouillent les fron-tières humaines, culturelles et politiques, mais elles créent aussi de nouvelles frontières moins géographiques qu’idéologiques, que l’on résume parfois sous l’intitulé du »choc des civilisations«. Il en résulte de nouvelles formes de conflictualité, qui ont pris un tour dramatique depuis le 11 septembre 2001, mais qui présentent aussi de multiples facettes: compétition pour le contrôle des ressources et la redistribution des richesses, affrontements politiques et juridiques à propos du statut personnel et des droits de la femme, différends sur les modèles laïcs et démocratiques de la gouvernance, etc.

La colonisation, puis la globalisation, n’ont pas eu seulement pour effet d’inscrire les sociétés colonisées dans le moule contraignant des sociétés industrielles et capita-listes occidentales, elles entraînent aussi une réélaboration des modèles culturels qui s’appuient sur des traits hérités mais réinterprétés dans le contexte contemporain avec de nouvelles significations. Le cas de la ›cuisine méditerranéenne‹ est à cet égard exemplaire: il ne s’agit pas seulement d’une nouvelle forme d’uniformisation culturelle – associée pour une part au tourisme de masse – à laquelle correspondent des valeurs esthétiques, gastronomiques, certes, elle présente aussi les caractères d’un art de vivre, et même d’un bien-vivre quand cette ›cuisine méditerranéenne‹ se voit attribuer des qualités diététiques exceptionnelles81.

Ces brassages et conflits humains et culturels sont l’arrière-plan de la question des frontières, externes et internes, de la Méditerranée des anthropologues. Le problème se pose de manière différente selon qu’il s’agit des frontières ›orientales‹ (africaines et asiatiques) ou ›européennes‹. L’usage de l’arabe et la présence d’un ordre tribal pré-sentant des traits relativement convergents82 nous conduiraient à situer la limite afri-caine au sud du Sahara. Mais faudrait-il alors considérer comme ›méditerranéenne‹ la péninsule arabique en faisant abstraction de ses contacts anciens et étroits avec les côtes africaines et asiatiques, de l’Afrique de l’Est à l’Inde et à l’Asie du Sud-Est? Où arrêter ces frontières méditerranéennes au Moyen-Orient: à l’Irak, à l’Iran, voire au Pakistan, là où se conjuguent islam et affiliation tribale? Mais on ne peut comprendre les évolutions qu’ont connues ces régions du Moyen-Orient sans tenir compte des apports de l’Asie centrale, sur le plan humain, à travers les migrations des populations turco-mongoles, comme sur le plan culturel. Dominant durant des siècles le bassin méditerranéen, les Ottomans ont été par ailleurs les principaux vecteurs de la diffusion de ces traditions turco-mongoles depuis l’Asie centrale.

81 Pour être exhaustif en ce domaine, rappelons le rôle des colonisations portugaise et espagnole

qui ont contribué au transfert de certains traits culturels méditerranéens en Amérique latine où on les retrouve dans les cultures latino-américaines. Il s’agit d’apports techniques et économi-ques (mesta, système de transhumance), sociaux et politiques (patronage et caciquat), religieux (confréries et culte des saints), etc.

82 Mais aussi des distinctions remarquables. Tout en partageant le mode de vie des sociétés bé-douines de l’ouest-saharien, les Touaregs du Sahara central organisent leurs tribus en se réfé-rant à une filiation utérine, à des ancêtres féminins. Il est possible que cela ait été aussi le cas historiquement des populations berbères du nord de l’Afrique, ainsi que des anciens Nubiens qui occupaient le nord du Soudan contemporain et le sud de l’Égypte – on retrouve ce même trait chez les Béja contemporains répartis entre l’Égypte et le Soudan.

La Méditerranée des anthropologues 177 Mais alors, pour en revenir aux limites ›européennes‹, où situer la frontière dans les

Balkans? Où cette présence ottomane a-t-elle des conséquences de nos jours? Faut-il en Europe continentale tracer la frontière entre langues romane et germanique, finale-ment deux rameaux des langues indo-européennes? Il est clair que ces interrogations ne sont pas susceptibles de déboucher sur des réponses définitives.

Celles que l’on peut apporter sont à rapprocher des réponses que l’on peut donner aux interrogations soulevées par l’identification de frontières internes. L’essentiel est, nous semble-t-il, d’éviter l’écueil des limites rigides et définitives, qu’elles soient civilisationnelles (Occident/Orient), religieuses (christianisme/islam) ou encore cultu-relles et linguistiques (Indo-européens/Sémitiques) dont l’historien, et l’orientaliste, peuvent se satisfaire, pour peu qu’ils fassent preuve d’un certain relativisme et tiennent compte du mouvement du temps, des migrations des hommes, des biens et des idées, du jeu des influences, de l’établissement des hégémonies et de leur déclin. C’est la Méditerranée de Philippe II –, objet de l’ouvrage exemplaire de Braudel qui porte un regard globalisant sur le champ d’études – qui peut, qui doit, s’accommoder des ruptu-res économiques, politiques, culturelles, organisant alors cet objet83. Dans sa complé-mentarité avec la démarche historique, et sans être condamnée à la synchronie, l’approche anthropologique va être amenée à définir ces ruptures, ces frontières régio-nales, en prenant en compte la définition des paradigmes de ses recherches, en fonction de la nature des questions soulevées et des objets dont elle traite.

Dans la perspective comparative, cette approche anthropologique doit ainsi prendre en considération un autre type de problème encore: celui de l’échelle des objets dont elle traite, étant entendu que ses terrains ont généralement une dimension monographi-que. Les recherches ont été menées dans le cadre d’un village, d’une tribu ou d’une fraction de tribu; il s’agit parfois d’une microrégion ou d’un groupe ethnique lui-même inscrit à une échelle régionale restreinte84. Cette démarche est justifiée théoriquement par les anthropologues en référence à la notion maussienne de »fait social total«, qui légitime une approche de la totalité d’une société à travers une institution particulière, ou encore à celle de »patterns of culture« introduite par Alfred Kroeber, qui déduit la cohérence d’un modèle culturel à partir de ses configurations particulières85. De ce fait, le travail comparatif vise moins à définir des ensembles différenciés plus ou moins vastes qu’à mettre en évidence les effets des variations de traits particuliers, remarqua-bles localement, sur l’organisation de ces ›totalités‹ sociales ou culturelles. C’est ainsi qu’au Liban, par exemple, la forte diversité des appartenances religieuses communau-taires, institutionnalisées au sein de l’État libanais, conduira à la multiplication des études sur chrétiens et musulmans. Une autre opposition souvent explorée est celle

83 Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris

1949. 84 C’est le cas des recherches menées par exemple sur des populations nomades ou transhumantes,

pastorales, insérées dans les milieux régionaux des Balkans (Saracatsans de Grèce et Bulgarie) ou en Turquie (Yörük).

85 Cette approche de la culture chez Kroeber est un des fondements de la version américaine de la théorie des »aires culturelles«.

178 Pierre Bonte

entre nomades et sédentaires, qui a été parfois envisagée à des échelles plus larges86. En définitive, cependant, les travaux anthropologiques, à quelques exceptions près –comme la méthode cartographique par exemple87 –, ne s’intéresseront pas plus aux convergences et divergences définissant d’éventuels ensembles régionaux qu’ils ne se sont risqués à établir de grandes synthèses concernant les traits caractéristiques de l’aire méditerranéenne dans sa totalité.

PERSPECTIVES

Le bilan des recherches sur lesquelles pourrait se fonder une anthropologie de la Médi-terranée reflète plus cette agrégation empirique de travaux et de traits sociaux et cultu-rels que nous venons de résumer qu’il ne définit un champ institutionnel et scientifique cohérent et partagé. On ne doit pas s’en étonner si l’on considère l’imprécision de l’objet et la remise en question, générale de nos jours, de la problématique des aires culturelles, parallèlement à la critique d’autres notions classificatoires comme celles d’»ethnie« ou de »tribu«. Une réflexion sur la Méditerranée des anthropologues, ce-pendant, n’a pas seulement un intérêt du point de vue des développements épistémolo-giques de la discipline, ne serait-ce que du fait de la richesse des significations accor-dées à cette notion »Méditerranée« dans le monde contemporain, qu’il s’agisse de l’associer ou de la situer par rapport à la construction européenne ou de définir des options politiques et stratégiques, qu’on les conçoive en terme d’expansion des valeurs occidentales, ou sous celui de »choc des civilisations«.

Deux approches apparaissent néanmoins possible du point de vue de l’anthropo-logue, qui se définissent entre deux pôles dont l’un correspond à la recherche de per-manences historiques et structurales, et l’autre à la production de nouvelles formes et de nouveaux objets en tant que conséquence de processus que nous appellerons méta-phoriquement de ›métissage‹.

Les thématiques en fonction desquelles se sont organisées ces études méditerranéen-nes sont plus ou moins spécifiques à celles-ci, jamais exclusives, et elles présentent, dans leur contenu, des variations là encore plus ou moins marquées: les problématiques de l’honneur par exemple ne se présentent pas dans les mêmes termes et ne se tradui-sent pas par les mêmes représentations et pratiques en Italie et en Grèce, au Maghreb et au Machreq – même si l’on identifie des constantes et des principes identiques.

86 C’est le cas de l’ouvrage de Jacob BLACK-MICHAUD, Cohesive Force: Feud in the Mediterra-

nean and the Middle East, Oxford 1975, traitant des phénomènes de feuds et de vendettas à l’échelle méditerranéenne. La thèse est que ces phénomènes sont, contrairement aux idées re-çues, plus violents et pérennes chez les sédentaires (Rif, Albanie) que chez les bédouins nomades.

87 Illustrée par Christian Bromberger et Jean-Pierre Digard qui l’appliquent à l’Iran. Associée aux travaux sur les aires culturelles et aux thèses diffusionnistes, elle se révèle surtout efficace en ce qui concerne la répartition des traits matériels (techniques, habitat). Voir Christian BROMBERGER, Cartes ethnographiques, dans: Pierre BONTE, Michel IZARD (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris 1991, p. 127–129.

La Méditerranée des anthropologues 179 J’ai déjà noté des réenchaînements et des recoupements en énumérant des thèmes

que j’ai considérés par ailleurs comme rassemblés sous une forme agrégative dans les études méditerranéennes. On peut ainsi trouver des continuités entre les analyses concernant les points suivants: alliance de mariage (inceste, stratégies matrimoniales); honneur (honte, statut, prestige); protection (patronage); système vindicatoire (manipu-lation de la violence); structure familiale (extension de la parenté); filiation (solidarités intergénérationnelles et lien social). La notion de genre, la construction et le traitement du masculin et du féminin fournissent un fil partiel qui permet de dérouler la trame de ces valeurs et de ces institutions. D’autres réenchaînements sont de même identifiables, dans le domaine du religieux par exemple.

Sur cette base, l’anthropologue est susceptible de produire des hypothèses quant à l’existence de permanences qui rendent possible le rapprochement de sociétés séparées dans le temps et dans l’espace. Que l’on parle alors, après Claude Lévi-Strauss, de principes structuraux ou, suivant Louis Dumont, de systèmes de valeur, relève de l’appareil théorique et méthodologique de référence, et ne remet pas en cause la dé-marche elle-même qui vise à l’approfondissement de la comparaison: l’objectif pour l’anthropologue est autant d’identifier des divergences que de constater des convergen-ces.

À titre d’exemple de la démarche, j’ai personnellement développé quelques hypo-thèses de cet ordre que je souhaiterais présenter ici. On peut ainsi rapprocher les sys-tèmes de parenté et d’alliance de la Grèce ancienne, le système athénien du moins, et ceux du monde arabe, et noter que le système spartiate que dénonçait Aristote pour les risques de gynécocratie et de tyrannie dont il est porteur selon lui, se rapprocherait alors de celui que l’on observe chez les Touaregs. Ces observations iraient dans le sens de l’identification d’une aire méditerranéenne de la parenté, présentant des structures particulières88, ce qui n’implique pas que tous les systèmes de parenté et d’alliance observés dans ces régions relèvent de ces structures. Les données arabes et touaregs, quant à elles, peuvent être traitées; nous avons tenté de montrer la pertinence de cette hypothèse de travail89, comme des variations sur le même principe de distinction des sexes et d’organisation de la reproduction sexuée à travers les régimes de filiation et d’alliance. Les textes testamentaires, plus particulièrement le sacrifice demandé par Dieu à Abraham de son fils, en offrent des représentations fondatrices, traitées diffé-remment selon les religions révélées en fonction de leur conception et de leur pratique

88 La notion d’»aire« n’est pas entendue ici dans le sens d’»aire culturelle« mais plutôt dans la

perspective introduite par Lévi-Strauss dans son étude des structures élémentaires de la parenté. Il montre que les systèmes d’échange généralisé s’organisent autour d’un axe traversant l’Asie occidentale alors que les systèmes d’échange restreint le sont sur un axe traversant l’Asie du Sud-Est et l’Austronésie. Les connotations géographiques et culturelles ne sont pas ici déter-minantes, il s’agit de convergences structurales que ne commentera pas l’auteur par ailleurs.

89 Pierre BONTE, Les lois du genre. Approches comparatives des systèmes de parenté arabes et touaregs, dans: Jean-Luc JAMARD, Emmanuel TERRAY, Margarita XANTHAKOU (dir.), En sub-stances. Textes pour Françoise Héritier, Paris 2000, p. 135–156.

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de la filiation90. Les représentations du processus de reproduction biologique, emprun-tées par les musulmans aux savants grecs, développent par ailleurs une même variation significative entre les théories duogénétiques hippocratiques et les théories monogéné-tiques que développe Aristote. L’hypothèse d’un traitement spécifié de la notion de genre comme principe structurant l’ordre social et/ou comme valeur fondatrice de sociétés et cultures particulières, a une certaine efficacité pour développer des problé-matiques recoupant ces thèmes méditerranéens; et elle pourrait être testée en d’autres domaines: choix du conjoint, statut du féminin, association au sacré, etc.91.

La Méditerranée des anthropologues apparaît de ce point de vue comme une cons-truction ouverte, issue d’une approche déductive structurale, produisant des hypothèses théoriques qui peuvent être renouvelées, voire abandonnées si leur pertinence s’épuise ou apparaît douteuse.

Une autre modalité de construction de l’objet »Méditerranée« l’envisage différem-ment, de manière inductive et empirique, envisageant la continuité et l’homo-généisation des traits sociaux et culturels, à travers l’émergence de nouvelles formes sociales culturelles résultant des contacts établis entre les cultures et les sociétés. La métaphore du »métissage« pour désigner ces processus a été utilisée par d’autres au-teurs, Herzfeld par exemple, qui a lui-même emprunté le terme à Lee Drummond tentant de rendre compte de ce qu’il appelle le cultural continuum. Certes, comme l’observent Christian Bromberger et Jean-Yves Durand92, les sociétés méditerranéen-nes ne sont pas des »sociétés métisses«, simples produits des flux d’échanges et des contacts, mais si l’on s’en tient à l’expression simultanée de la continuité et de la rup-ture génétiques dont le terme »métissage« porte sens, la métaphore nous semble rece-vable et féconde. Pour citer un exemple récent, elle pourrait s’appliquer au brillant ouvrage consacré par Jocelyne Dakhlia aux effets de langue93, de communication uniformisante, qu’elle a étudiés dans le bassin méditerranéen. Dans le même domaine linguistique, mais sous une tout autre forme, on pourrait évoquer aussi le mouvement de dialectisation du latin à l’origine des langues romanes. Mais ces »métissages« sont observables aussi en d’autres domaines.

Ainsi le système de parenté et d’alliance de mariage que va progressivement contrô-ler l’Église catholique pour affirmer son rôle social et moral, porte la marque du déve-loppement du christianisme au sein de l’Empire romain en reprenant le système de prohibitions matrimoniales au septième degré de collatéralité que suivait la société romaine; l’alliance présentera la même tension que dans l’Empire romain entre l’extension des interdits et le mariage proche. De même, l’islamisation s’accompagne souvent de l’adoption du »mariage arabe«, qui n’est pourtant pas prescrit par l’islam, y compris dans des sociétés dont le système matrimonial reposait sur des principes exo-

90 Pierre BONTE, Les figures d’Abraham et la question de la filiation dans les religions mono-

théistes moyen-orientales, dans: BONTE, PORQUERÉS Y GÉNÉ, WILGAUX (dir.), L’argument de la filiation (voir n. 11).

91 Pierre BONTE, L’échange est-il un universel?, dans: L’Homme. Revue française d’anthro-pologie 154–155 (2000b) [= Question de parenté], p. 39–65.

92 Dans DIONIGI, BLOK, BROMBERGER (dir.), Anthropologie (voir n. 23). 93 Jocelyne DAKHLIA, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Paris 2008.

La Méditerranée des anthropologues 181

gamiques contradictoires avec celui-ci94. La transcription du droit romain dans les codes, civils ou non, correspond aux mêmes phénomènes. Les transferts intellectuels et scientifiques du monde grec au monde arabe, et pour une part de celui-ci au monde médiéval occidental, traduisent des processus du même ordre. D’Aristote à Averroes puis à Saint-Thomas d’Aquin, ces transferts ne sont pas seulement cumulatifs. Ils impliquent des modifications et des transformations qui justifient l’emploi de la méta-phore du »métissage«, rendant compte de cette transmission à la fois cumulative et créatrice. C’est là un champ quasi inépuisable qui s’ouvre aux études méditerranéen-nes, débordant les enjeux académiques pour déboucher sur une interrogation sur les identités contemporaines.

Finalement, les études méditerranéennes se présentent comme un vaste champ d’études comparatives, qui peuvent se développer à des échelles variables, allant du local au général, offertes aux observations des anthropologues. Ceux-ci ont pu parfois y déceler des régularités et des constantes, inséparables d’une histoire, partagée plutôt que commune, dont la dimension ne peut être ignorée d’eux, qu’il s’agisse des problé-matiques ou des méthodes. Ces études révèlent aussi des variations significatives justifiées là encore par la diversité des parcours historiques et par la cohérence particu-lière des sociétés et des cultures. S’il faut abandonner l’idée d’identifier les traits d’une aire culturelle, on pourrait plus simplement constater que ces régularités et ces varia-tions forment plus ou moins un système. Il nous faut aussi reconnaître que ces sys-tèmes sont abordés différemment selon les paradigmes des écoles et des auteurs, enri-chissant une recherche qui tend à se distancier de ses présupposés originaux avec le déplacement du regard porté par les anthropologues indigènes sur leur propre société, mais aussi sur le fait méditerranéen.

94 Altan Gokalp a étudié cette diffusion de mariage arabe dans le monde turc, Altan GOKALP,

»Mariages de parents«: entre l’échange généralisé et le mariage parallèle. Le cas de la Turquie, dans: Pierre BONTE (dir.), Épouser au plus proche (voir n. 48), p. 439–452. On observe la même évolution de systèmes d’alliances fondés sur des interdits claniques, prohibant le renou-vellement générationnel de l’échange dans une partie de l’Afrique de l’Est islamisée (Tchad, Soudan, Somalies).

ISABEL SCHÄFER

Du Mare Nostrum à l’Union pour la Méditerranée Concepts régionaux et scénarios politiques

Depuis la renaissance du régionalisme dans les relations internationales au tournant du XX

e et du XXIe siècle, la région méditerranéenne connaît un renouveau en tant que sujet

scientifique et politique. Même si les notions »Afrique du Nord«, »Proche et Moyen-Orient«, »Maghreb«, »Machreq«, »Middle East«, »North Africa« prédominent tou-jours dans la littérature et les débats scientifiques francophones et anglophones, la notion de »Méditerranée« est devenue plus présente depuis les années 1990.

Selon les différentes écoles de pensée, les approches théoriques et empiriques ainsi que les définitions géographiques de l’espace méditerranéen varient. Les deux appro-ches les plus ambitieuses et différenciées à l’égard de l’analyse historique de l’espace méditerranéen sont sûrement l’histoire humaine de la région méditerranéenne écrite par Fernand Braudel en 19491, ainsi que, dans une version contemporaine, celle de Peregrine Horden et Nicholas Purcell2. Dans les sciences politiques et sociales, les constructivistes comme Alexander Wendt, Emanuel Adler et Lars Cederman considè-rent la Méditerranée plutôt comme un espace virtuel, un espace où des valeurs et des intérêts communs se définissent à travers l’interaction3, alors que les néoréalistes comme Martin Ortega et Carlo Masala définissent la Méditerranée avant tout comme un espace sécuritaire dans lequel le rôle des États est central4. Selon cette approche, les États créent des régimes ou institutions régionaux afin de maximiser leur sécurité, leur

1 Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris

1990 (1re éd. 1949). 2 Peregrine HORDEN, Nicholas PURCELL, The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History,

Oxford 2000. 3 Voir Alexander WENDT, Social Theory of International Politics, Cambridge 1999 (Cambridge

Studies in international relations, 67); Emanuel ADLER, Beverly CRAWFORD, Federica BICCI (dir.), The Convergence of Civilisations. Constructing a Mediterranean Region, Toronto 2006; Lars-Erik CEDERMAN (dir.), Constructing Europe’s Identity: The External Dimension, Boulder 2001; Emanuel ADLER, Seizing the Middle Ground: Constructivism in World Politics, dans: European Journal of International Relations 3/3 (1997), p. 319–363; Emanuel ADLER, Michael BARNETT, Security Communities, Cambridge 1998 (Cambridge Studies in interna-tional relations, 62). Le constructivisme social analyse la question de l’impact des identités sur les relations entre États. Les identités sont les produits de l’interaction et elles ne sont pas pri-mordiales (existantes, données). En contradiction avec les néoréalistes, les constructivistes pensent que les institutions internationales peuvent changer les identités et les intérêts des États. Selon Wendt, le constructivisme permet également d’analyser au même temps les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, ainsi que les processus d’interaction entre ces dif-férents acteurs et les conséquences de ces interactions sur les identités et les intérêts.

4 Martin ORTEGA (dir.), The Future of the Euro-Mediterranean Security Dialogue. Occasional Paper 14, Paris 2000 (Chaillot papers, 100); Carlo MASALA, Rising Expectations. NATO’s Mediterranean Dimension, dans: NATO Review Winter (2005), p. 1–7.

Du Mare Nostrum à l’Union pour la Méditerranée 183

pouvoir et leurs intérêts. Pour les adeptes du néolibéralisme, c’est l’extension du libre-échange en Méditerranée qui prévaut et qui est regardée comme le remède central aux nombreux défis de cette région5. Il existe également une certaine tradition de l’Europe de vouloir projeter son propre institutionnalisme sur l’espace méditerranéen; par conséquent les institutionnalistes défendent l’idée du renforcement des institutions régionales comme la Ligue arabe et l’Union pour le Maghreb arabe (UMA) ou bien la création de nouvelles institutions6. À l’aide du concept du régionalisme contemporain, on peut comprendre l’ordre mondial contemporain7. Le régionalisme peut prendre différentes formes: la dimension économique (régions commerciales), la dimension sécuritaire (institutions comme l’OTAN), ou bien la dimension culturelle. L’intensification du régionalisme est parfois interprétée en tant que réaction dirigée contre la mondialisation, mais le régionalisme est plutôt un aspect de la mondialisa-tion. Le fait qu’un certain nombre de régions ressentent le besoin de développer les institutions régionales existantes ou bien d’en créer de nouvelles illustre que l’effort de créer des structures régionales est parfois regardé comme un aspect de la mondialisa-tion. Que signifie donc le régionalisme pour l’ordre postsystème bipolaire en Méditer-ranée? Vu la disparition des contraintes de la guerre froide, la région méditerranéenne a gagné en autonomie. Au même temps, le degré d’interpénétration et de mondialisation s’est accru et ceci fait qu’une isolation régionale, voire une très forte indépendance régionale par rapport à d’autres entités dans le système mondial, n’est plus possible8. Le régionalisme sous-entend une mise en valeur des particularités d’une région; ceci peut inclure le développement d’un sentiment d’appartenance à une civilisation com-mune ou bien la construction d’une certaine autonomie politique par rapport à d’autres cadres politiques, qu’ils soient nationaux, internationaux ou bien supranationaux. La tentative de Nicolas Sarkozy de vouloir instituer une Union méditerranéenne autonome par rapport à l’Union européenne illustre cette tendance9. Mais le régionalisme corres-pond également à un phénomène de regroupement de pays géographiquement proches afin de faciliter les échanges commerciaux entre eux (p.ex. l’UE, l’ALENA, Partena-

5 Fulvio ATTINA, The Euro-Mediterranean Partnership Assessed: The Realist and Liberal Views,

dans: European Foreign Affairs Review 8/2 (2003), p. 181–200; David BALDWIN (dir.), Neo- realism and Neoliberalism: The Contemporary Debate, New York 1993.

6 Eric PHILIPPART, The Euro-Mediterranean Partnership. Unique Features, First Results and Future Challenges, Bruxelles 2003.

7 Ian CLARK, Globalization and the Post-Cold War Order, dans: John BAYLIS, Steve SMITH (dir.), The Globalization of World Politics, Oxford 2001, p. 634–647, surtout p. 641.

8 Sur les différents concepts théoriques du régionalisme, voir Louise FAWCETT, Andrew HURRELL, Regionalism in World Politics: Regional Organization and International Order, Oxford 1995.

9 Le projet initial d’une Union méditerranéenne, lancé en 2007 par le candidat aux élections présidentielles, prévoyait la création d’une nouvelle organisation régionale et intergouverne-mentale dans l’espace méditerranéen, réunissant les pays riverains de la Méditerranée, sur le modèle de l’Union européenne (UE). Le projet était réintégré dans le cadre européen par la suite, en associant aujourd’hui non seulement les pays riverains, mais aussi tous les États-membres de l’UE, voir le point »L’Union pour la Méditerranée (UPM)« dans ce texte. Sur le développement du projet français, voir: Jean-Robert HENRY, Mediterranean Policies of France, dans: Isabel SCHÄFER, Jean-Robert HENRY (dir.), Mediterranean Policies from Above and Be-low, Baden-Baden 2009, p. 17–37.

184 Isabel Schäfer

riat euro-méditerranéen). Dans ce contexte, nous sous-entendons »régionalisme« plutôt dans le sens d’une construction d’un espace politique, économique et culturel indépen-dant, ainsi que dans le sens d’un institutionnalisme régional. Cet espace est à la fois réel, quant à sa géographie et ses défis socio-économiques, et virtuel dans le sens d’une (ré-)invention d’images, de traditions, de pratiques culturelles, d’identités et de valeurs ou bien d’appartenances culturelles partagées.

Ici, il est question d’esquisser un bref aperçu de concepts politiques antérieurs et contemporains pour l’espace méditerranéen, vu d’une perspective européenne et sans aucune prétention d’être exhaustif, ainsi que de développer quelques idées sur les scénarios politiques pour la Méditerranée.

L’IMAGE DU MARE NOSTRUM HIER ET AUJOURD’HUI

Les processus d’invention et de réinvention de la Méditerranée en tant que région politique, économique ou culturelle ont été mobilisés à plusieurs reprises par des ac-teurs politiques au cours de l’histoire10. L’exemple historique le plus connu est celui du Mare Nostrum illustrant l’emprise politique de l’espace méditerranéen par les Ro-mains. Aujourd’hui, cette référence culturelle au Mare Nostrum est une des images préférées dans les discours politiques euro-méditerranéens contemporains, alors que peu se rendent compte des éléments controversés immanents de cette notion très ré-pandue. Les Romains construisaient un des premiers espaces méditerranéens, voire une ›Méditerranée politique‹, sous le titre du Mare Nostrum. Cette notion fait allusion à une certaine unité culturelle de cet espace. Pendant la première guerre punique (264–241 av. J.-C.), les Romains ont gagné les grandes batailles navales contre Carthage et ont ensuite mené un combat non seulement contre la piraterie et les révoltes en Corse et en Sardaigne, mais aussi contre les cultures locales. La mer Tyrrhénienne est ainsi devenue le Mare Nostrum. Pendant les deuxième (218–201 av. J.-C.) et troisième guerres puniques (149–146 av. J.-C.), les Romains ont élargi et affirmé leur pouvoir sur la Méditerranée. Celle-ci se retrouve alors entièrement sous le contrôle direct de Rome ou dans la main de ses États vassaux. L’appréhension romaine de l’hégémonie mon-diale a ainsi fait de la Méditerranée un Mare Nostrum, protégé ou bien contrôlé par deux flottes navales puissantes basées à Ravenne et Misène. Restée pendant trois cents ans sous cette domination, la Méditerranée, à cette époque, a été marquée par un échange commercial florissant. Le déclin du Mare Nostrum commencera seulement et entre autres avec l’arrivée des Germains par la mer Noire, qui en détruisirent surtout les rivages11.

10 Pour une vue d’ensemble des différentes connotations et sens que la notion »Méditerranée«

peut avoir, voir Thierry FABRE, Robert ILBERT (dir.), Les représentations de la Méditerranée, Paris 2000.

11 Jean CARPENTIER, François LEBRUN (dir.), Histoire de la Méditerranée, Paris 22001, voir surtout le chapitre sur le Mare Nostrum, p. 100–122.

Du Mare Nostrum à l’Union pour la Méditerranée 185

Quant à l’expression du Mare Nostrum, elle est utilisée aujourd’hui dans le contexte euro-méditerranéen. On fait donc allusion à une certaine image de l’époque romaine qui, d’un côté, signifiait un contrôle du pouvoir par la force militaire de Rome et, de l’autre, marquait un échange commercial florissant et une certaine culture commune dans cet espace. Le renvoi à cette culture commune, inventée, sous-entend le renvoi à la civilisation gréco-romaine qui a imprégné la Méditerranée du V

e siècle av. J.-C. jusqu’au V

e siècle apr. J.-C. environ et où l’on trouvait partout (en Grèce comme en Italie, dans le sud de la France, en Asie Mineure et en Afrique du Nord) le même lan-gage des images, les mêmes modes architecturales, les mêmes théâtres, les mêmes temples, les mêmes modes de vie12. Ce sont notamment les places du marché des villes méditerranéennes qui se ressemblent. On peut observer une relative uniformisation des types de construction autour de la Méditerranée13.

Cependant, ce sentiment sélectif d’appartenir à un même espace culturel ou bien à une »communauté imaginée«14 inclut la référence aux racines et aux traditions ethno-culturelles communes et suppose l’existence d’une véritable communauté méditerra-néenne relevant d’une civilisation unique dans laquelle les spécificités et les diversités régionales et locales ne sont pas prises en compte, alors qu’elles existaient bien évi-demment. La vision romaine du Mare Nostrum sous-entendait un sentiment de proprié-té, de supériorité, mais aussi l’idée d’unité de cet espace géographique; cette commu-nauté méditerranéenne appartenait à une civilisation unique qui offrait un cadre économique, politique et culturel; bien que les spécificités culturelles locales ne fus-sent pas systématiquement détruites, la base de ce système politique était l’unité et la cohésion15. Si les acteurs politiques utilisent cette référence culturelle au Mare Nos-trum aujourd’hui, ils le font pour rappeler les points convergents entre l’Europe, le sud et l’est de la Méditerranée, le passé historique partagé et l’expérience des échanges commerciaux historiques afin de faire progresser le libre-échange.

CONCEPTS EUROPÉENS POUR LA MÉDITERRANÉE

Après la Seconde Guerre mondiale, la Méditerranée était plutôt perçue et définie comme un espace fragmenté et diversifié. Les sous-régions sud de l’Europe, Afrique du Nord, Proche-Orient ou bien Méditerranée orientale et occidentale étaient mises en avant16.

12 Ibid., p. 63, 100–122. 13 Ibid., p. 108. 14 Benedict ANDERSON, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nation-

alism, London, New York 1983. 15 CARPENTIER, LEBRUN, Histoire de la Méditerranée (voir n. 11), p. 100. 16 Louise FAWCETT, International Relations of the Middle East, Oxford 2005; Fred HALLIDAY,

The Middle East in International Relations. Power, Politics and Ideology, Cambridge 2005 (The contemporary Middle East, 4); Simon BROMLEY, Rethinking Middle East Politics, Cam-bridge 1994.

186 Isabel Schäfer

C’est seulement avec le lancement du »concept global«, en 1972, par la Communau-té économique européenne (CEE), que l’Europe marque le début de sa politique médi-terranéenne. Complémentaire au Dialogue Euro-Arabe (DEA) des années 1970, le concept global comprenait la signature et l’harmonisation des accords de coopération économiques et financiers avec les pays du sud et de l’est de la Méditerranée. Bien qu’intitulé »global«, ce concept était avant tout économique et financier, lié au fait qu’à cette époque la Communauté économique européenne n’avait que très peu de compétences en matière de politique étrangère. Du côté sud, les propositions d’une Méditerranée politique se font rares, bien que certains États comme l’Égypte aient développé des politiques méditerranéennes à certains moments de leur histoire17. La »politique méditerranéenne rénovée«, créée en 1990, contenait une dimension plus politique (e.g. à travers une coopération décentralisée la société civile était davantage associée aux projets de coopération euro-méditerranéens) que la politique méditerra-néenne des années 1970, et était une première tentative de l’Europe de répondre aux bouleversements du contexte international occasionnés par la chute du mur de Berlin18.

Dans le contexte de la renaissance du régionalisme et de la réinvention des identités en réaction aux processus de mondialisation, un certain méditerranéisme voit le jour au cours des années 199019. La Méditerranée devient alors une mode dans les organisa-tions internationales20: l’OTAN lance un »dialogue méditerranéen« à partir de 1995 (avec six pays: l’Égypte, Israël, la Jordanie, la Mauritanie, le Maroc et la Tunisie; l’Algérie y participe quant à elle depuis 2000). L’OSCE organise des »activités médi-terranéennes« avec ses Partenaires méditerranéens pour la coopération, notamment l’Algérie, l’Égypte, Israël, la Jordanie, le Maroc et la Tunisie. L’Unesco crée un »pro-gramme méditerranéen« à partir de 1994, pour nommer quelques exemples. Mais c’est le Processus de Barcelone qui est le concept le plus global, le plus différencié et le plus ambitieux à ce moment-là.

LE PARTENARIAT EURO-MÉDITERRANÉEN (PEM)

C’est en 1995 que le Partenariat euro-méditerranéen (PEM), ou bien Processus de Barcelone, crée un nouveau cadre régional pour l’espace méditerranéen sur le modèle de la CSCE21. Les objectifs de cette politique sont la promotion de la paix, de la sécuri- 17 Bahgat KORANY, A Case of Increasing Prominence. Egypt’s Euro-Mediterranean Foreign

Policy, dans: SCHÄFER, HENRY (dir.), Mediterranean Policies from Above and Below (voir n. 9), p. 212–227.

18 Wulfdiether ZIPPEL (dir.), Die Mittelmeerpolitik der EU, Baden-Baden 1999 (Schriftenreihe des Arbeitskreises Europäische Integration e.V., 44).

19 Paul BALTA (dir.), La Méditerranée réinventée: réalités et espoirs de la coopération, Paris 1992. 20 Sur la mode méditerranéenne dans les organisations internationales voir Isabel SCHÄFER, Vom

Kulturkonflikt zum Kulturdialog? Die kulturelle Dimension der Euro-Mediterranen Partner-schaft (EMP), Baden-Baden 2007, p. 115–117.

21 Ont participé au PEM: d’abord 15 ensuite 27 États membres de l’UE, et d’abord 12, ensuite 10 pays du Sud: le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, la Syrie, Israël, les Terri-toires palestiniens, le Liban et la Turquie. Malte et Chypre ont accédé à l’UE en 2004.

Du Mare Nostrum à l’Union pour la Méditerranée 187

té et de la prospérité en Méditerranée, la création d’une zone de libre-échange et l’intégration régionale22. La Déclaration de Barcelone, signée lors de la première conférence des ministres des Affaires étrangères en 1995, devient alors un document de référence23. Le concept du PEM combine la coopération multilatérale et bilatérale, et inclut des volets politique, économique, culturel et social; depuis 2005, un volet migration s’ajoute. Les éléments innovateurs du PEM étaient, entre autres, la création de nouveaux forums de rencontre et de mécanismes de coopération, l’intégration de la dimension culturelle dans la coopération euro-méditerranéenne, une implication plus forte des sociétés civiles des deux rives de la Méditerranée, du moins dans la théorie, ainsi que l’introduction du principe de la »conditionnalité«. Sous cette »conditionnalité négative«, on entendait la possibilité de suspendre un accord d’association dans le cas du non-respect par un des partenaires, mais cet instrument n’a jamais été appliqué.

L’approche conceptionnelle derrière la Déclaration de Barcelone était une réinven-tion de la Méditerranée, tout en mettant l’accent sur l’unité, les sources communes, le passé partagé ou bien le destin commun, et non pas sur la fragmentation. Pour renfor-cer cette idée, des références et répertoires culturels, comme le Mare Nostrum, la tradition cosmopolite de cet espace, l’image du »berceau des civilisations, des cultures, des trois grandes religions monothéistes« a été mobilisée. L’objectif de cette approche était de construire, de réinventer une culture méditerranéenne commune, qui serait partagée par toutes les sociétés riveraines. Cette approche, à l’époque, pouvait être interprétée comme une sorte de réponse de l’Europe aux thèses controversées de Sa-muel P. Huntington sur le »clash of civilisations«24. L’UE défendait désormais un »dialogue des cultures« et non pas une »confrontation des cultures«25. Même si cette approche était bien intentionnée, elle révélait également une compréhension cultura-liste des relations euro-méditerranéennes. L’ambiguïté reste présente jus-qu’aujourd’hui: d’un côté, on demande aux sociétés européennes, arabes, turque et israélienne de construire une identité méditerranéenne commune. D’un autre côté, au même moment, l’Europe ferme les frontières au sud et trace une frontière claire et nette en Méditerranée. De plus, l’Europe utilise le monde islamique en tant que contre-modèle ou bien modèle de démarcation afin de promouvoir la formulation d’une iden-tité européenne (voir le débat sur l’adhésion de la Turquie)26. Après le 11 septem-

22 Alvaro VASCONCELOS, George JOFFÉ (dir.), The Barcelona Process. Building a Euro-

Mediterranean Regional Community, Londres, Portland 2000. 23 Erklärung von Barcelona und Arbeitsprogramm, dans: Bulletin der Europäischen Union, Bull.

EU 11-1995, p. 153–164. 24 Samuel P. HUNTINGTON, The Clash of Civilizations?, dans: Foreign Affairs 72/3 (1993), p. 22–

49; ID., Le choc des civilisations, Paris 1997. 25 Le partenariat culturel euro-méditerranéen, Dossier spécial Euromed 3, publié par la Commis-

sion européenne, Bruxelles, décembre 1998. 26 Un exemple de ce genre d’argumentaire contre une adhésion de la Turquie à l’UE dans: Hans-

Ulrich WEHLER, Verblendetes Harakiri. Der Türkei-Beitritt zerstört die EU, dans: Aus Politik und Zeitgeschichte, B 33–34 (2004), p. 6–8. Pour une vue d’ensemble des positions et des arrière-plans du débat, voir Claus LEGGEWIE, Die Türkei und Europa. Die Positionen, Francfort/M. 2004; Heinz KRAMER, Maurus REINKOWSKI, Die Türkei und Europa. Eine wechselhafte Be-ziehungsgeschichte, Stuttgart 2008.

188 Isabel Schäfer

bre 2001, nous avons pu observer un changement d’état d’esprit parmi les décideurs européens. L’accentuation du principe de la »diversité culturelle« est désormais mise en avant. Les activités culturelles dans le cadre du PEM se multiplient27. En 2008, la Commission européenne lance même une »stratégie culturelle« pour la Méditerranée28.

L’implémentation du PEM a rencontré de multiples obstacles: la dégradation de la situation dans le conflit israélo-arabe, les blocages politiques, un manque de volonté de mettre en œuvre des réformes économiques et politiques au sud ainsi que la persistance de l’autoritarisme29. En outre, un engagement (dit »co-ownership«) faible des partenai-res du sud dans le fonctionnement du PEM, une insignifiante implémentation réelle des sociétés civiles, un manque de visibilité et des problèmes bureaucratiques ont rendu difficile la coopération euro-méditerranéenne30. De plus, une grande partie des activi-tés avaient plutôt un caractère intergouvernemental et le processus n’a pas réussi à intégrer et à enthousiasmer les citoyens, que ce soit au nord, à l’est ou au sud de la Méditerranée31.

Malgré ces problèmes nommés et les critiques énoncées par les observateurs, le PEM a également contribué à des évolutions positives. Un réseau d’accords d’association avec tous les pays participants au PEM (à l’exception de la Syrie) a été établi; ces accords sont, contrairement aux Plans d’action de la Politique européenne de voisinage (PEV), des documents juridiquement valables et obligatoires32. Par ail-leurs, le PEM a instauré de nouveaux mécanismes et de nouvelles institutions (Acquis de Barcelone), a permis de développer un esprit et des exercices multilatéraux, ainsi que la mise en réseaux de multiples acteurs, des échanges et de nouvelles mobilités, et enfin un grand nombre de programmes et de projets33. Ensuite, en parallèle au PEM, un deuxième cadre politique a été ajouté.

27 Pour une analyse des concepts et des activités culturelles réalisés dans le cadre du Partenariat

euro-méditerranéen, voir SCHÄFER, Vom Kulturkonfikt zum Kulturdialog? (voir n. 20). 28 Commission européenne, Agreed Conclusions of the third Euro-Mediterranean Conference of

Ministers of Culture. Athens, 29–30 May 2008. Document de séance No 139/08, 30/5/2008, http://eeas.europa.eu/euromed/docs/culture_concl_0508_en.pdf (17/10/2011).

29 Sur le bilan mitigé du Processus de Barcelone, voir PHILLIPART, The Euro-Mediterranean Partnership (voir n. 6); IEMed (dir.), Diez anos del Proceso de Barcelona. Balance y perspectivas. Med 2005, Anuario del Mediteráneo, Barcelone 2005; George JOFFÉ, The Status of the Euro-Mediterranean Partnership, Lisbonne 2005.

30 SCHÄFER, HENRY (dir.), Mediterranean Policies from Above and Below (voir n. 9). 31 Ibid. 32 http://eeas.europa.eu/euromed/docs/index_en.htm (17/10/2011). 33 Isabel SCHÄFER, Die EU, der Nahe Osten und Nordafrika: Vom Regionalismus zurück zum

Bilateralismus?, dans: Annegret BENDIEK, Heinz KRAMER (dir.), Globale Außenpolitik der Eu-ropäischen Union. Interregionale Beziehungen und »strategische Partnerschaften«, Baden-Baden 2009 (Internationale Politik und Sicherheit, 63), p. 66–93.

Du Mare Nostrum à l’Union pour la Méditerranée 189

LA POLITIQUE EUROPÉENNE DU VOISINAGE (PEV)

Le développement du contexte international et européen, notamment en raison de l’élargissement à l’Est, mais aussi les critiques croissantes du PEM, amènent la Com-mission européenne à lancer la PEV en 2004. Les objectifs de cette politique sont l’harmonisation des relations extérieures de l’UE avec ses pays voisins à l’est comme au sud, un recentrage sur Bruxelles et une intensification des relations bilatérales. On passe de la »conditionnalité négative« à la »conditionnalité positive«, tout en créant une compétition entre les pays: celui qui réalise le plus de réformes reçoit plus de soutien financier de l’UE. Accusée d’»eurocentrisme«, tout en renforçant les relations bilatérales entre une UE forte, hautement intégrée et institutionnalisée d’une part, et des pays voisins faiblement intégrés et peu institutionnalisés d’autre part, la PEV comprend aussi des programmes régionaux34. Mais ces activités régionales sont peu connues et peu utilisées.

Des Plans d’action ont été conclus avec la plupart des pays voisins méditerranéens, à l’exception de la Syrie, la Libye et l’Algérie. Ces Plans d’action sont construits selon le même schéma que les accords d’association, mais ils sont plus concrets, plus détail-lés et plus orientés sur les résultats tangibles35. Des attraits, des bonus et des incitations aux réformes économiques et politiques sont mis en avant; on renonce à l’idée de sanctions. La mise en œuvre des Plans d’action est réalisée à travers l’instrument fi-nancier ENPI (qui a remplacé le programme MEDA du Processus de Barcelone)36. D’un point de vue du Sud, le passage du PEM à la PEV était ressenti comme une certaine dégradation du statut de »partenaire« en statut de »voisin«37. Susceptibles à toute forme d’ingérence potentielle ou supposée ›néocoloniale‹ de l’Europe dans des questions politiques, les États du Sud ont perdu progressivement leur intérêt dans ces deux cadres politiques38, alors que les sociétés du Sud aspirent à la modernisation et à la mobilité, ce qui se traduit dans une migration accrue entre le sud et l’est de la Médi-terranée et l’Europe39.

Depuis, les structures, les mécanismes et les programmes de la PEV continuent à exister en parallèle aux restes du PEM (p.ex. quelques programmes régionaux); les deux cadres étaient supposés se renforcer mutuellement, notamment en ce qui concerne les politiques de démocratisation. En réalité, les deux approches ont eu peu

34 Ibid. 35 Michael EMERSON, Gergana NOUTCHEVA, From Barcelona Process to Neighbourhood Policy:

Assessments and Open Issues, CEPS Working Document 220, Bruxelles 2005. 36 Commission européenne, Regulation (EC) No 1638/2006 of the European Parliament and of

the Council of 24th October 2006 laying down general provisions establishing a European Neighbourhood and Partnership Instrument. Official Journal of the European Union, L 310, Bruxelles, 9/11/2006, p. 1–14.

37 SCHÄFER, Die EU, der Nahe Osten und Nordafrika (voir n. 33), p. 66–93. 38 SCHÄFER, HENRY (dir.), Mediterranean Policies from Above and Below (voir n. 9). 39 Philippe FARGUES (dir.), CARIM Mediterranean Migration Report 2008–2009, Robert Schuman

Centre for Advanced Studies, European University Institute, San Domenico di Fiesole 2009.

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d’effets concernant l’avancement des processus de réformes40, avec quelques excep-tions comme le Maroc, dans certains domaines, auquel l’UE a attribué un »statut avan-cé« en 2008 ou bien à la Jordanie en 201041.

Outre la PEV et les résidus du PEM, il existe de nombreux autres cadres politiques pour la coopération multilatérale ou sous-régionale en Méditerranée comme le dia-logue »5 + 5«, le Dialogue Euro-Arabe réanimé ou le Forum méditerranéen. Mais le plus extensif géographiquement et institutionnellement, du moins en théorie, est l’Union pour la Méditerranée.

L’UNION POUR LA MÉDITERRANÉE (UPM)

À la suite des critiques croissantes à l’égard du Partenariat euro-méditerranéen, mais aussi en raison des développements du contexte international (globalisation, émer-gence de nouveaux joueurs globaux comme la Chine ou l’Inde, crise de climat, crise énergétique, phénomènes migratoires), la nécessité d’élever les relations entre l’Europe, le sud et l’est de la Méditerranée sur un niveau supérieur s’est posée. C’est dans ce contexte que le candidat présidentiel français Nicolas Sarkozy avait lancé en 2007, en pleine campagne électorale, l’idée d’une Union méditerranéenne. Ce projet initial prévoyait la création d’une union sur le modèle de l’Union européenne, réunis-sant les pays riverains de la Méditerranée et approfondissant leurs relations, notam-ment économiques et infrastructurelles, mais tout en excluant les États membres (de l’UE) non riverains42. Lancé par un candidat présidentiel, en cavalier seul, le projet trouvait d’abord l’intérêt des pays du Sud, tout en réveillant de faux espoirs par des promesses intenables43.

Après le désaccord diplomatique franco-allemand sur cette question ainsi que des réactions négatives de Bruxelles et d’autres États membres44, le projet était réintégré dans le cadre européen. En juillet 2008, le »Processus de Barcelone: Union pour la Méditerranée« était lancé officiellement à Paris, sous présidence française de l’UE45.

Par la suite, le titre »Union pour la Méditerranée« (UPM) s’est imposé. L’introduction

40 Eberhard KIENLE (dir.), Democracy Building and Democracy Erosion: Political Change North

and South of the Mediterranean, Londres 2009. 41 Commission européenne, Maroc–Union européenne: d’un accord commercial au statut avancé,

quarante ans de coopération en constante progression, voir http://eeas.europa.eu/delegations/ morocco/documents/news/20090225.pdf (17/10/2011).

42 Discours du candidat présidentiel Nicolas Sarkozy à Toulon, le 7/2/2007, http://sites.univ-provence.fr/veronis/Discours2007/transcript.php?n=Sarkozy&p=2007-02-07 (17/10/2011).

43 Sur le développement du projet français, voir HENRY, Mediterranean Policies of France (voir n. 9), p. 17–37.

44 Isabel SCHÄFER, Germany’s Mediterranean Policy, dans: SCHÄFER, HENRY (dir.), Mediterra-nean Policies from Above and Below (voir n. 9), p. 111–136.

45 L’UPM inclut 43 États: les 27 États membres de l’UE, 11 pays partenaires du Sud (le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, la Maurétanie, l’Égypte, la Jordanie, Israël, la Syrie, les Territoires palesti-niens, le Liban, la Turquie), ainsi que l’Albanie, la Bosnie, la Croatie, Monaco et le Monténé-gro.

Du Mare Nostrum à l’Union pour la Méditerranée 191

des sommets bisannuels des chefs d’États et de gouvernements fut considérée comme un succès diplomatique, mais la Déclaration de Paris restait loin derrière la Déclaration de Barcelone quant à son poids politique46.

Les objectifs de l’UPM étaient de donner une nouvelle vitalité et une nouvelle visi-bilité à la coopération euro-méditerranéenne, d’instaurer un meilleur équilibre de gouvernance entre les partenaires au Nord et au Sud ainsi que d’accorder plus d’autonomie aux pays riverains, voire à la région méditerranéenne en soi. Afin de répondre à ces défis, de nouveaux éléments ont été introduits. L’approche »union des projets« sous-entend la réalisation de projets concrets et visibles (dans les domaines prioritaires: dépollution, autoroutes de la mer et autoroutes terrestres, protection civile, énergies de substitution, enseignement supérieur et recherche, développement des entreprises) et vise à faire progresser l’intégration régionale. Le principe de la »géomé-trie variable« devait permettre de réaliser d’une manière plus flexible des projets à plusieurs États sans pour autant devoir intégrer la totalité des 43 États partenaires. Il s’agit en fait d’une reformulation de la règle »2 + 2« (deux partenaires du sud et deux du nord) du PEM, qui permet une plus grande flexibilité de coopération sous-régionale. La proposition de combiner des financements publics et privés est néces-saire dans le sens que des grands projets d’infrastructure ont besoin de plus de fonds que ceux qui peuvent être mis à disposition par l’UE. Reste à voir si suffisamment d’investissements privés pourront être mobilisés. Les nouvelles institutions de l’UPM (sommets bisannuels des chefs d’États et de gouvernements, secrétariat, comité per-manent conjoint) étaient surtout destinées à accroître la parité entre Nord et Sud. Ceci a réussi partiellement grâce à l’établissement des Sommets d’États, d’une coprésidence nord-sud (effectuée par la France et l’Égypte dans le premier terme) et l’intégration de la Ligue arabe dans l’UPM47. En revanche, la décision d’installer le site du Secrétariat à Barcelone et non pas dans un pays du Sud illustre les difficultés diplomatiques et politiques. De plus, bloqué par le conflit israélo-palestinien, le vrai démarrage de l’UPM se fait toujours attendre. Il a fallu dix-huit mois pour que la décision sur l’occupation du poste du secrétaire général du Secrétariat soit prise. En janvier 2010, le diplomate jordanien Ahmad Khalaf Masa’deh était approuvé par les hauts fonctionnai-res des 43 pays membres de l’UPM48 et remplacé par le diplomate marocain Youssef Amrani en mai 2011.

Il est certain que, parmi les pays du sud et de l’est de la Méditerranée, l’idée initiale d’une Union méditerranéenne avait réveillé un certain intérêt. La déception sur la réintégration du projet initial dans le cadre européen était accompagnée d’une incom-préhension de la logique communautaire et du référentiel (ou bien des contraintes selon la perspective) des institutions européennes, notamment en matière de politique étrangère. Vu le blocage politique et institutionnel de l’UPM, les États du sud et de

46 Déclaration commune du sommet de Paris pour la Méditerranée, Paris, 13 juillet 2008,

http://eu2008.fr/webdav/site/PFUE/shared/import/07/0713_declaration_de_paris/Declatation_ du_sommet_de_Paris_pour_la_Mediterranee-FR.pdf (17/10/2011).

47 Ibid. 48 Pascal AIRAULT, Enfin un secrétaire général!, dans: Jeune Afrique, No 2557, 10/1/2010, p. 73.

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l’est méditerranéens continuent finalement à négocier d’une manière bilatérale avec l’UE.

SCÉNARIOS POLITIQUES

D’un côté, la fragmentation de l’espace explique le retour aux politiques bilatérales et sous-régionales. La question de l’intégration régionale d’Israël fait partie de ce proces-sus de fragmentation. Ayant participé au PEM et maintenant à l’UPM, Israël reste politiquement isolé et dépendant de l’extérieur. D’un autre côté, les défis régionaux (migration, approvisionnement en énergies, changements climatiques, armement nu-cléaire) demandent des réponses régionales. L’avenir politique et institutionnel de la Méditerranée est lié à la question d’une participation plus active des sociétés civiles aux processus de démocratisation. Quant à la pondération et l’articulation futures entre les différents cadres de coopération (UPM, PEM, PEV, le sous-régional, le bilatéral), elles sont en train d’évoluer, mais sont loin d’être résolues ou bien clarifiées.

Face aux défis persistants et nouveaux, différents concepts politiques et institution-nels sont débattus. L’UPM était considérée comme une occasion de reformulation du Partenariat euro-méditerranéen49. Selon une approche pragmatique, on peut considérer l’UPM comme un instrument plus flexible pour mettre en œuvre des projets concrets et visibles, ainsi que pour tester la coopération renforcée sur le plan euro-méditerranéen. Les observateurs critiques mettent l’accent sur le manque de crédibilité, de légitima-tion et d’éthique de tous les dispositifs institutionnels existants et demandent un »sens du politique« plus éthique et solidaire dans le cadre de l’UPM. L’approche institution-nelle propose un élargissement du Conseil de l’Europe aux pays du sud et de l’est de la Méditerranée. Ceci serait notamment possible à travers la proposition d’un statut de »membre associé« aux riverains du sud de la Méditerranée. D’autres demandent la création d’une nouvelle institution internationale sur le modèle du Conseil de l’Europe ou bien de l’OCDE, un renforcement des cadres sous-régionaux tels que le »5 + 5« ou »6 + 6«, ou bien le scénario d’une »intégration alternative«50. Ce dernier prévoit un espace non pas défini par des frontières fixes mais plutôt par des intérêts et solidarités communs, une sorte d’Union virtuelle, basée sur une approche de »décentrage«, non eurocentrique et cherchant à déplacer les formes d’intégration de Bruxelles. Enfin, la proposition de la création d’une Communauté euro-méditerranéenne est toujours en discussion; celle-ci serait fondée sur un État de droit, mettrait l’accent sur la protection des libertés individuelles, la libre circulation des personnes, l’appartenance à un espace commun et la volonté de vivre ensemble.

49 Roberto ALIBONI, George JOFFE, Erwan LANNON et al., Union pour la Méditerranée. Le poten-

tiel de l’acquis de Barcelone, ISS Report, publ. par l’Institut d’études de sécurité de l’UE, Paris 2008.

50 Dimitar BECHEV, Kalypso NICOLAIDIS, Integration without Accession: The EU’s Special Relationship with the Countries in its Neighbourhood, Report to the European Parliament, RAMSES Working Paper 10, publ. par European Studies Centre, University of Oxford, Oxford 2008.

Du Mare Nostrum à l’Union pour la Méditerranée 193

CONCLUSION

Les différents cadres et instruments de coopération euro-méditerranéenne – comme l’UPM, la politique du voisinage, les forums sous-régionaux ou bien les relations bilatérales – continuent à exister en parallèle. L’articulation entre ces différents cadres se trouve dans une évolution constante, toutefois sans engendrer une réelle cohérence, de véritables synergies ou un toit commun. L’orientation de l’UPM sur des projets concrets aurait pu en effet encourager l’intégration régionale, notamment au Maghreb, mais avant tout axée sur les dimensions économiques et infrastructurelles. Alors que l’UPM se contentait de renforcer le PEM par quelques réformes institutionnelles, la dimension politique et les questions de démocratisation y étaient négligées au profit des relations économiques. Enfin, le printemps arabe a remis en question le caractère intergouvernemental de l’UPM d’une manière profonde. Les concepts de coopération existants ne permettent pas de prendre en compte les relations complexes entre les sociétés autour de la Méditerranée. Face à la croissance de réseaux transnationaux à caractères divers dans cet espace, la construction d’une »Europe forteresse« répond avant tout aux demandes d’une perception néoréaliste et sécuritaire. Alors qu’un concept constructif repense la Méditerranée plutôt comme un espace de cercles d’intérêts et de valeurs qui se recoupent progressivement.

Auteurs

Rania ABDELLATIF, doctorante, ancienne boursière de l’Institut historique alle-mand (IHA), Paris Aziz AL-AZMEH, professeur à la School of History and Interdisciplinary Studies de la Central European University, Budapest Yassir BENHIMA, maître de conférences à l’université Paris III – Sorbonne nouvelle, ancien boursier de l’IHA, Paris Pierre BONTE, directeur de recherche émérite au CNRS, Paris Jocelyne DAKHLIA, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences socia-les (EHESS), Paris Daniel KÖNIG, chargé de cours et de recherche à l’université Goethe, Francfort/M., ancien chercheur dans la section Moyen Âge à l’IHA, Paris Jenny Rahel OESTERLE, professeur junior à l’université de la Ruhr, Bochum Elisabeth RUCHAUD, ancienne doctorante et boursière de l’IHA, Paris Jan RÜDIGER, professeur en histoire médiévale à l’université Goethe, Francfort/M. Philipe SÉNAC, professeur en histoire médiévale à l’université Toulouse 2 – Le Mirail Abbès ZOUACHE, membre scientifique de l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO), Le Caire, chercheur au Ciham/UMR 5648, université Lumière – Lyon 2 Isabel SCHÄFER, co-chargée du projet »Heymat« (Hybride europäisch-muslimische Identitätsmodelle) à l’université Humboldt, Berlin