Bouard S, Sourisseau JM, Pestana G, 2013. « Rééquilibrage et développement agricole et rural....

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EXPOSÉS DE CAS RÉÉQUILIBRAGE ET DÉVELOPPEMENT AGRICOLE ET RURAL AMÉNAGEMENT DU FONCIER ET INNOVATIONS POUR L’INSERTION ET LE DÉVELOPPEMENT Séverine BOUARD Chercheuse IAC - axe III, Docteure en géographie Jean-Michel SOURISSEAU Chercheur CIRAD, UMR Art-Dev, Docteur en économie et Gilles PESTAÑA Maître de conférences UNC, E.A. CNEP, UMR Profig, docteur en géographie Cette contribution entend éclairer les réflexions sur les politiques publiques de rééquilibrage économique et social, à travers leur mise en œuvre dans le secteur agricole et rural. Elle ne concerne donc qu’un des nombreux aspects de ce vaste chantier que recouvrent les ambitions des accords politiques. Cependant, de par le caractère symbolique et identitaire des questions rurales - et en particulier du rapport à la terre - le secteur offre une illustration sur la longue période des clivages et mar- ginalisations à l’œuvre durant la colonisation, des tentatives à différentes époques d’ajustement ou de maîtrise de ces marginalisations, puis des efforts conduits depuis la provincialisation, à la fois pour inclure pleinement les Kanak dans les politiques publiques, mais aussi pour repenser le modèle économique agricole caldoche 1 . À partir d’une analyse diachronique de l’évolution des agricultures caldoche et kanak au cours du XX e siècle, nous montrerons la construction progressive de deux grands modèles de développement qui partagent l’espace rural calédonien. En- suite, les principaux instruments de politiques publiques de développement agricole et rural en Nouvelle-Calédonie seront présentés. Nous nous attacherons à montrer la permanence, depuis la provincialisation, de leur caractère dual et de leur influence sur la fragmentation des espaces mis en valeur. L’impact de ces instruments en termes de rééquilibrage sera également examiné. 1 Si le terme Kanak ne pose plus guère de problème, celui de Caldoche ne fait pas consensus (voir notam- ment la communication de Gaby Briault dans le présent colloque). Nous l’utilisons cependant, parce que c’est bien ainsi que la majorité des « broussards » d’origine européenne s’identifient.

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EXPOSÉS DE CAS

RÉÉQUILIBRAGE ET DÉVELOPPEMENT AGRICOLE ET RURAL AMÉNAGEMENT DU FONCIER ET INNOVATIONS POUR L’INSERTION

ET LE DÉVELOPPEMENT

Séverine BOUARD Chercheuse IAC - axe III, Docteure en géographie

Jean-Michel SOURISSEAU

Chercheur CIRAD, UMR Art-Dev, Docteur en économie

et

Gilles PESTAÑA Maître de conférences UNC, E.A. CNEP, UMR Profig, docteur en géographie Cette contribution entend éclairer les réflexions sur les politiques publiques

de rééquilibrage économique et social, à travers leur mise en œuvre dans le secteur agricole et rural. Elle ne concerne donc qu’un des nombreux aspects de ce vaste chantier que recouvrent les ambitions des accords politiques. Cependant, de par le caractère symbolique et identitaire des questions rurales - et en particulier du rapport à la terre - le secteur offre une illustration sur la longue période des clivages et mar-ginalisations à l’œuvre durant la colonisation, des tentatives à différentes époques d’ajustement ou de maîtrise de ces marginalisations, puis des efforts conduits depuis la provincialisation, à la fois pour inclure pleinement les Kanak dans les politiques publiques, mais aussi pour repenser le modèle économique agricole caldoche1.

À partir d’une analyse diachronique de l’évolution des agricultures caldoche

et kanak au cours du XXe siècle, nous montrerons la construction progressive de deux grands modèles de développement qui partagent l’espace rural calédonien. En-suite, les principaux instruments de politiques publiques de développement agricole et rural en Nouvelle-Calédonie seront présentés. Nous nous attacherons à montrer la permanence, depuis la provincialisation, de leur caractère dual et de leur influence sur la fragmentation des espaces mis en valeur. L’impact de ces instruments en termes de rééquilibrage sera également examiné.

1 Si le terme Kanak ne pose plus guère de problème, celui de Caldoche ne fait pas consensus (voir notam-ment la communication de Gaby Briault dans le présent colloque). Nous l’utilisons cependant, parce que c’est bien ainsi que la majorité des « broussards » d’origine européenne s’identifient.

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L’originalité de notre démarche ne sera pas, pour juger du rééquilibrage, de comparer stricto sensu les performances de chacun des groupes d’instruments dédiés à l’un ou l’autre des modèles, mais plutôt de regarder en quoi ils ont répondu aux attentes spécifiques des différents espaces ruraux. De ce point de vue, nous montre-rons que le rééquilibrage est une réalité. Mais nous montrerons aussi que le choix de mettre en œuvre des politiques duales pose question dans une perspective de destin commun. Ne risque-t-on pas de marginaliser, sous d’autres formes plus discrètes mais tout aussi réelles, toute une partie de la population ? Nous verrons alors en quoi une stratégie duale peut se révéler pertinente, à la condition que les pouvoirs publics veillent à limiter les effets de concurrence, mais aussi que soient examinées les poro-sités entre les deux modèles. Il y a dans le repérage et dans la valorisation des hybridations entre les différentes représentations du développement rural, tout un champ d’innovations possibles.

I. Jusqu’aux années 1980, un monde rural ségrégué, produit de la trajectoire

coloniale de la Nouvelle-Calédonie Après la prise de possession par la France en 1854, les choix de l’administra-

tion coloniale sont ambigus. La colonisation agricole n’est pas véritablement envisa-gée, même si des plantations destinées à l’exportation sont expérimentées2. La France oscille, dans les premières années, entre faire de la Nouvelle-Calédonie une colonie de peuplement libre, avec un accent très rapidement mis sur l’exploitation de son sous-sol, et la dédier plus exclusivement à l’installation d’un bagne. Les deux logiques cohabiteront un temps, avec la poursuite, hasardeuse, de quelques tentatives agricoles. Force est de constater de nombreuses incohérences et tensions entre ces trois secteurs et leurs défenseurs qui, couplées à la faiblesse des moyens disponibles, freinent la mise en place de politiques publiques efficaces. Après la fermeture du bagne en 1931, la colonisation se recentre sur la mine, tandis que l’agriculture continue de jouer un rôle déterminant dans la conquête des espaces et dans l’ancrage des migrants3.

Dans ces débuts, outre quelques réussites isolées et fondées, déjà, sur la plu-

riactivité4, les installations spontanées sont difficiles et ce sont d’abord « les chapeaux de paille », les libérés du bagne, qui après avoir purgé leur peine se voient octroyer la surface nécessaire à une petite exploitation. L’élevage, qui permet d’oc-cuper l’espace, se développe rapidement, souvent en dehors de l’action publique. La côte Ouest et les plaines de la côte Est voient l’installation de grandes « stations » emblématiques du ranching et tenues par de « grands » colons.

Mais la colonisation agricole libre prend réellement forme avec la mise en

place du plan Feillet (1893-1905). Sur les concessions accordées aux colons, le café est planté et favorisé pendant la première moitié du XXe siècle. Le plan Feillet est 2 Dauphiné J., Les débuts d’une colonisation laborieuse. Le Sud Calédonien (1853-1860), Paris, L’Harmattan, ADCK, 1995,187 p. 3 Sourisseau, J.M., Pestaña, G., Gaillard, C., Bouard, S., et Mennesson, T., À la recherche des politiques rurales en Nouvelle-Calédonie. Trajectoires des institutions et représentations locales des enjeux de développement (1853-2004), IAC Éditions, Études et Synthèses, Tabù Éditions, Nouméa, 2010. 4 L’une des plus célèbres est celle de Paddon, aventurier et homme d’affaire britannique qui le premier déploiera l’élevage bovin extensif.

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aussi la première politique agricole qui « cible » la classe moyenne rurale et de nou-veaux arrivants plutôt démunis. Contrairement au bagne, il s’agit d’implanter dura-blement une population européenne dans la ruralité calédonienne et de construire un secteur d’exploitations familiales à part entière. Le gouverneur Feillet entend soute-nir la complémentarité entre l’économie minière et agricole en s’appuyant locale-ment sur la classe moyenne rurale émergente, qui critique fortement le bagne et cherche à se structurer face aux grands éleveurs et aux mineurs5. Les installations se font sur des terres déjà accaparées par la puissance coloniale, soit sur des réserves indigènes déclassées par le gouverneur. En parallèle de la confiscation des terres, l’administration organise le cantonnement des Kanak, soumis au code de l’Indi-génat, commun à l’ensemble de l’empire colonial français. Ce développement se fait par ailleurs en partie grâce à une main d’œuvre tenue captive soit issue du bagne6, soit par des contrats liant des immigrés asiatiques aux exploitants européens, soit par le régime de l’indigénat qui oblige les Kanak à travailler dans les caféières pour payer l’impôt de capitation.

À la suite de la fin des contrats de « chair humaine » et de la suppression du régime de l’indigénat, après la seconde guerre mondiale, les exploitations européen-nes rencontrent un problème de main d’œuvre. Le café, production végétale dont la filière est la plus significative, en est particulièrement affecté. Confrontée également à des maladies et à une grande volatilité des prix, sa production s’effondre. Dans cette conjoncture défavorable, de nombreux exploitants abandonnent l’agriculture, ou complètent encore davantage leurs revenus par du salariat, en particulier dans les mines et l’administration, plus rarement, en montant leur propre entreprise. La pério-de dite du « boom minier » de la fin des années 1960, et sa forte croissance portée par des prix mondiaux du nickel au plus haut, est particulièrement marquée par une diversification vers les métiers de la mine, puis l’État français décidant d’aider à la gestion du contre boom, vers l’administration7. Globalement, les systèmes de production rurale caldoches se recentrent, jusque dans les années 1970, sur l’élevage bovin extensif, le plus souvent associé au salariat.

Fortement pénalisée par le renchérissement des facteurs de production, et en

particulier du travail, alors même qu’elle ne dispose pas d’avantage comparatif sur les marchés mondiaux et nationaux, l’agriculture voit la valeur de ses productions chuter de plus de 60 % de 1965 à 19818. L’agriculture demeure le principal secteur en termes d’emplois (34 %), mais souffre d’un évident déficit de compétitivité. Les efforts d’accompagnement déployés principalement à partir du début des années 1970 ne suffisent pas à compenser ce déficit9. Certes quelques producteurs, pour la plupart installés dans la ceinture d’un Nouméa dont le marché s’agrandit, tirent leur épingle du jeu. Mais un constat s’impose : la modernisation de l’agriculture caldo-che, inspirée du modèle français de la mutation technique de petites et moyennes exploitations familiales est un échec. 5 Merle I., Expériences coloniales : la Nouvelle-Calédonie. 1853-1920, Paris, Belin, 1995 ; Buttet C., Histoire d’un échec ? Mise en valeur et pouvoirs publics en Nouvelle-Calédonie 1870-1914, thèse d'Histoire, Université d'Aix-Marseille I, Aix-en-Provence, 1996. 6 Il s’agit des contrats dit « de chair humaine », initiative d’Higginson (futur cofondateur de la Société Le Nickel), ayant le premier proposé de mobiliser les bagnards dans une concession sucrière. 7 Freyss J., Économie assistée et changement social en Nouvelle-Calédonie, Paris, PUF, 1995. 8 Sourisseau et al., op. cit. 9 Christnacht A., La Nouvelle-Calédonie, Paris, Les études de la Documentation Française, 2004.

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Ces évolutions de l’agriculture coloniale et de ses prolongements caldoches

ont bien entendu profondément modifié les systèmes de production kanak. La richesse et la sophistication des pratiques agricoles précoloniales sont clairement attestées10. Le choc démographique et sanitaire des premiers contacts, la diminution des terres disponibles du fait du cantonnement11 et la nécessité de dégager du temps de travail pour des activités rémunérées pour payer l’impôt de capitation, font, entre autres choses, que les systèmes de production kanak se simplifient radicalement.

Les grands aménagements précoloniaux (terrasses, billons), vraisemblable-

ment accompagnés d’une maîtrise millénaire de la culture des tubercules, sont de plus en plus rares. Le nombre des combinaisons, des rotations et les temps de ja-chère diminuent. Les emplois du temps agricoles s’allègent. Le socle du modèle agricole kanak reste le savoir-faire horticole mais son raffinement s’estompe12 et des champs de brousse peu entretenus apparaissent. Le jardin, toujours organisé autour de la culture du taro et de l’igname, subsiste mais les densités sont moindres. Par ail-leurs, les cultures de taros irriguées et d’ignames aménagées, exigeantes en main-d’œuvre et régulièrement ravagées par le bétail européen en divagation, voient leur importance diminuer au profit d’autres plantes, plus rustiques et s’accommodant de moins de soins. Cette évolution est rendue possible par l’offre de nouvelles plantes « utiles » introduites par les Européens ; les fruitiers exotiques, le taro des Nou-velles-Hébrides et les légumineuses sont plantés mais en réalité peu « cultivés »13. L’élevage bovin kanak reste rare mais les porcs intègrent les systèmes, surtout dans les Iles Loyauté. La chasse, ancestrale pour la roussette, se développe suite à la mul-tiplication mal contrôlée des cochons sauvages et des cerfs sauvages, initialement introduits pour la domestication.

Cependant, avec moins de travail et en conservant une forte relation à la

terre, les besoins alimentaires des tribus semblent satisfaits dans la longue période coloniale14. À la rareté des terres et à l’obligation de travailler, les Kanak répondent par la simplification des itinéraires techniques et l’intégration rapide de solutions alternatives, qui témoignent de leur capacité d’adaptation et de leur connaissance fine des potentialités de leur milieu. Mais au-delà de l’agriculture, l’adaptation passe aussi par une diversification des systèmes d’activités. Les ménages combinent agri-culture, pêche, chasse et salariat, de manière contrainte sous l’impôt de capitation d’abord, puis dans la mine.

Malgré la levée du régime de l’indigénat (1946), des agrandissements de

réserves et des opérations éparses de développement, l’agriculture kanak reste très

10 Bourret D., Atlas de la Nouvelle-Calédonie, France, Office de la Recherche Scientifique, 1981, planche 17. 11 Les réserves dans lesquelles les Kanak sont tenus de rester, a priori calculées pour assurer l’ali-mentation des membres recensés des tribus, vont s’avérer pour la plupart exiguës. 12 Barrau J., « L’agriculture vivrière autochtone de la Nouvelle-Calédonie », Commission du Pacifique Sud, Nouméa, document technique n° 8, 1956. 13 Barrau J., ibid. ; Saussol A., L'héritage. Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calé-donie, Paris, Société des océanistes, Musée de l'Homme, 1979. 14 Roux J.-C., Bilans et perspectives de l’économie rurale de la Nouvelle-Calédonie, Nouméa, ORSTOM, 1976.

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largement ignorée des pouvoirs publics jusque dans les années 1970. L’opération café, emblématique de l’effort affiché alors pour le monde rural des tribus en répon-se à la montée des revendications indépendantistes, aura un bilan mitigé malgré les importants moyens financiers et humains engagés. Elle n’inversera pas ce sentiment de marginalisation15. Plus encore, elle fera apparaître la difficulté des services d’ap-pui à s’adapter aux spécificités des systèmes de culture et de production des tribus et, plus largement, a en percevoir l’ampleur (en termes de production et d’emprise foncière) et les potentialités. Réduites à des messages d’intensification en travail et à l’unité de surface, les politiques publiques sont, avant la provincialisation, très majo-ritairement dirigées vers l’agriculture caldoche et ses fonctions marchandes. Il semble que les fonctions non marchandes des agricultures kanak n’entrent pas dans leurs prérogatives.

Au final, et jusqu’à la fin des années 1980, deux modèles de développement

coexistent dans des espaces différenciés : des agricultures et des élevages caldoches et à vocation principalement marchande sur les propriétés privées ; des agricultures diversifiées, à vocation principalement alimentaire et sociale sur les terres des réserves coutumières.

II. Une dualité recomposée et façonnée par les politiques publiques de

rééquilibrage

A. L’affirmation et la reconnaissance d’une agriculture marchande Alors qu’avant les Evènements les moyens alloués à l’agriculture restaient

faibles eu égard aux objectifs de modernisation affichés16, la provincialisation et les engagements financiers de l’État qui l’accompagnent marquent un tournant impor-tant. Ils permettent de densifier les politiques agricoles adressées aux filières et à la modernisation des structures tournées vers le marché. Et de fait les caldoches, parce que déjà engagés dans les institutions du développement agricole préexistantes et soucieux de s’organiser pour inverser la chute des productions et donc leur survie, vont pouvoir orienter et profiter du renforcement des dispositifs d’aide.

Leur référence reste le modèle français de l’exploitation familiale marchande

d’après les lois agricoles des années 1960, au bémol près de la permanence d’un éle-vage extensif de type ranching. Les objectifs qu’ils mettent en avant sont globale-ment ceux de la modernisation des structures et de la professionnalisation telles qu’elles se sont réalisées en métropole quelques décennies auparavant17. Les outils principaux sont, classiquement, la formation, l’aide à l’investissement et à la spécia-lisation, mais surtout le pilotage par l’aval, avec tout à la fois des soutiens aux prix et des protections à la frontière.

15 Kohler J.-M., Pillon P., Économie domestique et développement. L’opération Café, Nouméa, Orstom, 1986. 16 Sourisseau et al., op. cit. 17 Coulomb P., Delorme H., Hervieu B., Jollivet M., Lacombe P. (dir.), Les Agriculteurs et la politique, Paris, Presses de la FNSP, 1990.

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Les valeurs sur lesquelles repose le modèle comptent dans son ancrage dans la société et dans la force des orientations politiques proposées. Comme celles du modèle kanak que nous analysons plus loin, elles sont ambigües : l’idéal de moder-nisation et d’intensification en vue de devenir des professionnels proches de leurs homologues métropolitain se double de références propres et originales à un esprit pionnier et à une identité « broussarde » et « paysanne » construite progressive-ment18.

La mise en œuvre passe par une densification institutionnelle avec la création

de nouvelles administrations et organismes. Outre les provinces nouvellement créées qui se dotent de services de développement agricole et rural, la Nouvelle-Calédonie, en tant que collectivité locale, crée des mécanismes de régulations de prix et des organismes associés19, renforce la recherche et l’enseignement agricole. De nou-veaux guichets sont ainsi ouverts et une série de nouvelles aides est progressivement mise en place20. On assiste aussi à la montée en puissance d’une chambre d’agricul-ture très inspirée du modèle français et au développement d’un syndicalisme agricole, qui accroît la participation du monde agricole à la définition des politiques publiques21.

L’effort de soutien à cette agriculture dite marchande et souhaitée plus pro-

fessionnelle et spécialisée est parfaitement illustré par l’augmentation des soutiens aux prix depuis la provincialisation.

Figure 1 : Soutien aux prix des filières (en euros)

Source : DAVAR, mémentos de l’agriculture

18 Les colons étaient rarement des « paysans » et la ruralité caldoche s’est donc socialement construite de façon très spécifique, souvent dans l’adversité et sans commune mesure avec la situation française. Et de fait, l’expression de la différence et des particularismes calédoniens traverse les discours dans l’archipel. 19 Et en particulier l’Établissement de Régulation des Prix Agricoles (ERPA) - jouant sur les prix in-térieurs - et la commission « flux et cotation » - jouant sur les barrières à l’entrée des importations. 20 Aides et exonérations de taxe (aide à l’énergie, détaxe gazole, exonération de la TGI22), aides et primes aux activités d’élevage (barrières fixes, aide aux cultures fourragères, prime à la vache allaitante, aide à l’achat de reproducteurs bovins, complément de prix « viande bovine », etc.), aides aux filières céréales et coprah, soutien des prix des produits exportés, etc. 21 Sourisseau et al., op. cit.

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En 2010, les aides cumulées (soutien aux prix, aides à l’investissement et

subventions pour les achats d’intrants, sans compter les protections aux frontières), représentent 45 % de la valeur de la production marchande mesurée. Ceci représente un effort sans précédent et une réelle bifurcation dans les politiques agricoles.

Cet effort se traduit, en 20 ans, par une progression spectaculaire de la

production agricole marchande sur les filières fruits et légumes notamment. La modernisation, avec son corolaire en termes de concentration et d’agrandissement des structures est bien au rendez-vous. La production agricole marchande (PAM) fait plus que doubler (en francs courants), avec un développement très marqué des filières fruits et légumes.

Figure 2 : Évolution de la production agricole marchande

Source : DAVAR, mémentos de l’agriculture

Dans le même temps le nombre d’exploitations recensées est divisé par deux

et la surface agricole utile augmente de 15 %. La modernisation, ciblée sur l’agriculture européenne débouche sur une reconfiguration des espaces des plaines de l’Ouest, qui seront de surcroît moins touchées par la réforme foncière. Les exploitations s’agrandissent, et les paysages agricoles se transforment, ressemblant de plus en plus à ceux que l’on rencontre en Europe.

B. L’affirmation et la reconnaissance d’une ruralité kanak

En pays kanak, la lutte pour l’indépendance constitue le terreau des

réflexions sur un modèle de développement kanak. Il se structure, fait l’objet d’expérimentations dans les années 1970 et 1980. Il trouve un écho particulier dans

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le secteur agricole et rural. Comme cela a été démontré par Isabelle Leblic22 et Christine Demmer23 en pays Xârâcùù, le modèle de développement kanak puise dans les fondements de la lutte : la récupération des terres et la reconnaissance de l’antériorité et de la richesse de la culture kanak, niée par le colonisateur dans ses valeurs et dans ses expressions et savoir-faire (dont les savoirs agricoles et écologiques). Il puise aussi dans l’histoire de ses leaders, inspirés par le socialisme scientifique porté par d’autres peuples opprimés et révoltés. Schématiquement, il s’agit donc de traduire en projet politique, un projet de société hybride, empruntant au socialisme et à la culture kanak. Celle-ci, même si elle est souvent imaginée, est censée se rapprocher d’un idéal pré colonial.

Le modèle de développement s’appuie, par-delà la volonté de réparation des

spoliations, sur des valeurs de solidarité, d’échange, de mobilités. mais qui sont elles-mêmes nécessairement reconstruites et parfois idéalisées. Il importe dès lors d’inventer, de reconstruire dans l’hybridation. Des débats traversent le monde indépendantiste sur la façon de donner forme à cette hybridation. Après un temps relativement court où la tentation du tout-collectif s’est exprimée, l’individualisation des projets est finalement envisagée. Pour autant, cette individualisation doit être encastrée dans les logiques collectives. Ce point n’est jamais contesté, mais les points de vue divergent sur la nature de l’enchâssement et la recomposition des pou-voirs. Pour certains il s’agit de revenir à un idéal précolonial où le clan (ensemble de familles) (re)devient la structure de base de l’organisation sociale et gère la solida-rité. Pour d’autres ce temps est révolu et il faut reconnaître l’histoire coloniale et les tribus, certes issue de l’organisation administrative coloniale, mais qui correspon-dent à une réalité sociale.

Les normes d’action sont aussi marquées par les stigmates de la colonisation.

Elles encouragent la mixité et la liberté de choix. On est globalement dans une logique de patrimonialisation des moyens de production (en partie regagnés dans la lutte), mais articulée l’individualisation et au besoin de rationalisation de la produc-tion sous la pression de la pénétration du marché. Cette vision se double d’une forte intervention publique dans l’économie, avec une attention toute particulière portée à la redistribution.

Les choix des instruments de politiques publiques traduisent aussi une

hybridation parfois hésitante ou du moins non dénuée de toute ambiguïté. D’une part, on a un interventionnisme public très fort dans les provinces indépendantistes pour une multiplication de projets individuels d’entreprises favorisant le développe-ment d’un tissu économique d’entrepreneurs kanak. D’autre part, et conjointement, les projets coopératifs se multiplient (OGAF24, coopératives, primauté de l’anima-tion), visant en priorité à favoriser l’insertion marchande par une augmentation de la productivité (et souvent aussi de la taille) des exploitations ou entreprises. Enfin, un 22 Leblic I., Les Kanak face au développement. La voie étroite, Grenoble, ADCK Presses universitaires de Grenoble, 1993. 23 Demmer C., « Nouveaux enjeux fonciers et évolution du nationalisme kanak après l'accord de Nouméa, Nouvelle-Calédonie. Un éclairage sur des projets de société successifs », in Jacob, J.-P., et Le Meur P.-Y., (dir.), Politique de la terre et de l'appartenance. Droits fonciers et citoyenneté locale dans les sociétés du Sud, Paris, Karthala, 2010, p. 375-402. 24 Opérations groupées d’aménagement du foncier.

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troisième type d’instrument entend permettre aux Kanak d’avoir le choix d’un mode de vie très peu inséré au marché et de rester, s’ils le souhaitent, vivre en tribu, à travers des projets qualifiés de traditionnels.

Les politiques publiques de développement en province Nord sont

emblématiques de l’articulation de ces trois instruments. En province Nord, l’appui au développement rural, réalisé à travers le Code de Développement provincial (CODEV), sur 20 ans (Figure 3), montre le choix de l’équilibre entre ces différentes options (projet d’entreprise, projet d’insertion, projet « traditionnel ») en nombre de projets aidés, mais il montre également le parti pris de l’économie de type « entre-prise » en termes de subventions accordées.

Figure 3 : Total de l’appui CODEV sur 20 ans, selon le type de projet agricole

appuyé, en nombre de projets (à gauche), en niveau de subvention (à droite)

  Source : Gaillard et al., 2011

À partir de la fin des années 1990, la province Nord fait le choix d’articuler

un dispositif de développement local au CODEV : les Opérations groupées d’amé-nagement du foncier. Les OGAF, telles que mises en œuvre en province Nord, illustrent l’appui spécifique à l’agriculture kanak sur terres coutumières dans une perspective de développement local. Les projets traditionnels sont privilégiés. La multiplication des projets s’accompagne d’une montée en puissance financière, avec une place importante accordée à l’animation, et une participation de plus en plus importante de la province et des communes.

Figure 4 :

Répartition des types de projets appuyés dans le cadre des OGAF jusqu’en 2010.

source : Gaillard et al., 2011.

370 Peuple premier et cohésion sociale - identités et rééquilibrages

III. Une traduction du modèle de développement kanak : le cas des OGAF en province Nord

Depuis 2000, neuf des seize communes que compte la province Nord sont ou

ont été supports d’une OGAF. Inscrites dès le premier contrat de développement État-province 1990-199225, les OGAF ont été transférées dans l’outre-mer français alors même que ces programmes s’arrêtaient en France dans les années 2000. La demande d’un programme OGAF auprès de l’État émane d’une ou plusieurs com-munes, leur territoire définissant le périmètre d’application. Le projet pour ce territoire prend la forme d’un programme d’actions spécifiques, d’une durée de trois à cinq ans. Le dispositif permet de verser des aides à caractère incitatif (primes, contrats, subventions, etc.), mais surtout il articule les différents acteurs appartenant au territoire de projet. Une OGAF repose sur l’existence d’une association locale, bien souvent de producteurs ruraux. Cette association est appuyée par un animateur et un secrétaire, employés pendant la durée de l’opération, et chargés de mettre en œuvre l’opération sur le terrain. Les OGAF reposent également sur la mise en place de comités locaux de discussion composés de personnes appartenant au territoire de projet et aux différents services techniques concernés. Ces comités ont pour mission de favoriser la circulation de l’information auprès de la population locale, d’exa-miner les conditions de mise en œuvre du programme sur le territoire, de réfléchir aux difficultés rencontrées par le programme et de proposer des pistes d’améliora-tion (Bouard, 2011). En Nouvelle-Calédonie, les OGAF sont financées par différents bailleurs : le CNASEA26, la province, l’ADRAF27 et les communes.

Concrètement les OGAF se traduisent par la multiplication de projets agrico-

les diversifiés, comme le montre les deux figures suivantes. Illustrant les résultats de l’OGAF de Touho, Poindimié et Ponérihouen, on y voit une grande diversité de projets agricoles appuyés dans toutes les tribus des trois communes.

25 Proche du contrat de plan État-Région créé par M. Rocard en 1982, le contrat de développement est un document par lequel l'État et une province s'engagent sur la programmation et le financement plurian-nuels de projets importants tels que la création d'infrastructures ou le soutien à des filières d'avenir. 26 Centre national d’aménagement des structures des exploitations agricoles, aujourd’hui nommée Agence de services et de paiment (ASP). 27 Agence de développement rural et d’aménagement du foncier, également financée par l’État et présidée par le Haut-Commissaire.

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Figure 5 : Répartition des projets d’installation de parcelles appuyés par l’OGAF de Touho, Poindimié et Ponérihouen selon la localisation et la production28.

L’OGAF de Touho, Poindimié et Ponérihouen a ainsi permis à 350 produc-

teurs de recevoir un appui (subvention pour l’achat de matériel, formation, etc.). Lors de l’évaluation, 41 % des producteurs interrogés affirmaient que leur revenu avait augmenté suite au projet individuel OGAF29.

Autre exemple, à Canala, le programme OGAF a mis en place à la fois des

projets individuels de taille variable et des projets collectifs dits structurants : le centre de commercialisation des produits de la terre et de la mer, le magasin d’agro-fournitures, le marché communal. Un nombre important de porteurs de projet ont pu bénéficier des aides et services de l’OGAF. Le secteur agricole, secteur prioritaire de l’OGAF, a été le plus soutenu ; mais les autres secteurs d’activité (tourisme, PME/PMI) ont aussi été appuyés. Parallèlement, de nombreuses formations ont été dispensées au profit des promoteurs de Canala notamment dans le secteur agricole. Il y a eu 359 projets validés au cours de l’OGAF, la figure 6 illustre la répartition spatiale des projets.

28 Bouard S., Les politiques de développement à l’épreuve de la territorialisation. Changements et stabilités dans une situation de décolonisation négociée, la province Nord de la Nouvelle-Calédonie, thèse de doctorat en géographie, Université Paul Valéry Montpellier III, Montpellier, 2011. 29 Bouard S., « Évaluation de l'OGAF intercommunale de Touho, Poindimié et Ponérihouen », rapport IAC/SRDL, Koné, 2007, 60 p.

372 Peuple premier et cohésion sociale - identités et rééquilibrages

Figure 6 : Répartition spatiale des projets OGAF sur la commune de Canala, par chefferie et par secteur

(source : données ADRAF, 2009, dans Bouard, 2011).

En termes d’impacts économiques, les effets des OGAF restent mesurés,

mais ramenés à la part des financements globaux dédiés à l’appui au monde rural, ces résultats sont non-négligeables. Surtout ces opérations de développement local, qui concernent pour beaucoup les terres coutumières, favorisent le développement des infrastructures et la démocratisation de l’appui à l’agriculture, quels qu’en soient les objectifs (marchands, non-marchands, etc.)

Ainsi, les OGAF favorisent l’ouverture et l’installation de nouvelles parcel-

les, notamment de taros, d’ignames et d’arbres fruitiers. Surtout, les OGAF facilitent l’ouverture de nouvelles parcelles sur les terres coutumières réattribuées dans le cadre de la réforme foncière (GPDL et agrandissement de réserve). De plus, les ef-forts menés en termes d’animation favorisent la structuration de lieux de commer-cialisation. Des associations chargées d’accompagner la vente des produits agricoles issus des parcelles ouvertes dans le cadre des OGAF voient le jour. L’animation et

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les formations proposées dans le cadre des OGAF dynamisent les marchés de proximités préexistants. De nouveaux produits sont vendus, comme par exemple les semences de taros à Poindimié et Touho. Les techniques de production évoluent, les systèmes de culture se complexifient et des innovations techniques, telles que le « tuteurage fil » cohabitent avec les pratiques magiques de protection des cultures30.

In fine, plus que le développement économique ou l’amélioration des indica-

teurs de la performance agricole (production en volume, augmentation du taux d’équipement des ménages ruraux), l’intérêt majeur des OGAF réside dans la mise en place d’animation et la participation des acteurs locaux aux réunions des comités de discussion. Les discussions y sont nombreuses, riches et variés. Les acteurs lo-caux (producteurs locaux, coutumiers, représentants des principales associations de la commune) sont impliqués dans la réflexion sur les innovations sociales nécessai-res à la construction de leur territoire. Les OGAF donnent le moyen aux populations locales de maîtriser le développement de leur commune. Elles y font des apprentis-sages : celui des procédures administratives ce qui leur permet ensuite de choisir leur degré d’insertion au marché, mais aussi des apprentissages facilitant l’entrée dans l’espace politique local31.

Les projets individuels et collectifs appuyés dans le cadre des OGAF sont

ainsi perçus par élus provinciaux comme un instrument de politique publique parti-culièrement adapté au « modèle de développement kanak » tel que pensé dans les années 198032. En laissant la liberté du choix entre une production pour le marché et une production pour l’autoconsommation ou le don, l’instrument OGAF respecte l’objectif de recherche d’une économie mixte tout en participant au rééquilibrage.

 IV. Le choix d’un dualisme assumé : des opportunités et des perspectives pour

le rééquilibrage ? La projection spatiale des usages des instruments de développement rural

précédemment décrits, illustre l’institutionnalisation de la promotion de deux modè-les agricoles et sa traduction territoriale (Figure 7). Force est de constater la fragmentation des territoires des politiques publiques et leur correspondance avec les territoires de déploiement des agricultures marchandes et de tribu.

30 Gaillard C., « Analyse des systèmes de culture centrés sur l'igname des agriculteurs vivant en tribu, en vue d'améliorer l'appui conseil. Liens avec les stratégies de mise en marché (Province Nord - Nouvelle-Calédonie) », IAC, Pouembout, 2007, 110 p. 31 Bouard S., Les politiques de développement à l’épreuve de la territorialisation. Changements et stabilités dans une situation de décolonisation négociée, la province Nord de la Nouvelle-Calédonie, thèse de doctorat en géographie, Université Paul Valéry Montpellier III, Montpellier, 2011. 32 Ibid.

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Figure 7 : Spatialisation des infrastructures et des instruments de politiques agricoles en Nouvelle-Calédonie.

(Bouard, 2011).

À quelques exceptions près, que l’on pourrait expliquer par des trajectoires

spécifiques d’implantations partagées, on trouve sur la côte Ouest les silos, les abattoirs et les grands réseaux d’irrigations. À l’inverse sur la côte Est majoritaire-ment kanak se situent les territoires de projets OGAF, les centres multiservices et les réseaux d’irrigation de moindre ampleur. Cette territorialisation de l’action publique traduit bien la façon dont les élus provinciaux et leurs services techniques se sont saisis du rééquilibrage pour le monde rural. C’est la voie du dualisme qui a été choisie, avec un alignement des instruments utilisés entre le Nord et le Sud, mais une différenciation entre l’Ouest et l’Est reproduite dans chaque province.

En regardant plus précisément les pratiques ne sont pas homogènes entre les

provinces Nord et Sud. La première, de par la prédominance des populations des tribus (65 % en 2009) et sa majorité indépendantiste, se doit d’accorder une plus grande attention à l’agriculture kanak et affiche bien davantage des orientations pour le développement local. La seconde, pour laquelle la population des tribus ne compte que pour 6 %, a longtemps choisi de ne pas isoler une problématique kanak particulière, préférant parler d’éloignement plus ou moins important des marchés et restant fondamentalement tournée vers des objectifs d’insertion marchande. Mais le Code de Développement de la province Nord (CODEV) comme le Code

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d’Investissement de la province Sud - remplacé en 2011 par le Code des Aides pour le Soutien de l’Économie (Case)33 – désignent tous deux des instruments clairement dédiés à des territoires différents, portant des logiques et modèles de développement différents.

Ce dualisme peut être interprété comme une nouvelle ségrégation, dont l’iné-

galité des moyens financiers dédiés, largement en défaveur des agricultures des tribus, pourrait laisser craindre une marginalisation, sous une forme renouvelée, des espaces où la population kanak est majoritaire. Et de fait, si l’on s’en tient à une logique de modernisation et de professionnalisation, qui continue d’être prégnante dans les statistiques et les indicateurs utilisés pour juger du rééquilibrage, les tribus pèsent peu dans les dynamiques agricoles. Contrairement à l’agriculture caldoche, celle des tribus ne s’est pas concentrée et n’a que peu participé à l’amélioration des gains de productivité du secteur. Elle ne s’est pas transformée radicalement ni mécanisée, on y trouve peu des grands éleveurs, de grands maraîchers et encore moins de céréaliers.

Mais ce point de vue doit être modulé par le fait que si les indicateurs de sui-

vi des filières marchandes existent et sont régulièrement renseignés et médiatisés, ceux susceptibles de mesurer les impacts des programmes de développement local et en particulier celui des tribus sont bien plus rares. Les résultats de l’enquête budget consommation des ménages réalisée en 2008 par l’ISEE, et plus encore l’évaluation du Code de développement de la province Nord34, montrent des perspectives en ce domaine. Lorsque l’on s’intéresse aux aspects non marchands, mais surtout lorsque l’on cherche à mettre l’agriculture en relation avec les systèmes d’activités des mé-nages ruraux et les liens sociaux qu’ils sous-tendent, alors la notion de développe-ment est enrichie et les indicateurs usuels du rééquilibrage ne suffisent pas. Il importe donc aujourd’hui de rendre plus visibles, par des enquêtes et des suivis statistiques adaptés, les dynamiques économiques et sociales des tribus35.

Mais au-delà des questions de mesure de développement, il est possible

d’interpréter le choix du dualisme comme une forme d’intégration, que l’on jugerait positivement. En effet, des populations jusqu’alors exclues des politiques publiques sont devenues des « cibles » clairement identifiées de l’action publique. Il s’agit là d’une avancée considérable, même si elle n’est sûrement pas assez aboutie. On peut à ce titre considérer que les instruments d’appuis aux agricultures kanak sont encore en construction après seulement vingt ans de mise en œuvre. Des marges de progrès existent, mais elles doivent nécessairement reposer sur des innovations endogènes ; les dispositifs importés ne seront jamais réellement adaptés. Le dualisme tel qu’il est instauré, permet indéniablement d’explorer ces marges de progrès.

Le dualisme peut aussi être perçu comme positif parce qu’il permet de

construire des réponses adaptées aux limites et difficultés spécifiques que les deux

33 L’acronyme est aussi significatif d’un changement. 34 Gaillard C., Belières, J.-F., Bosc, P.-M., Sourisseau, J.-M., et Passouant, M., « Rapport d'évaluation du Code de Développement de la province Nord. », Koné, province Nord, IAC, 2011, 237 p. 35 À ce titre une attention particulière devra être portée aux résultats et aux enseignements de l’enquête sur l’agriculture des tribus réalisée en 2011 par l’Institut Agronomique néo-Calédonien.

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modèles rencontrent. Aujourd’hui, du fait de concentration du secteur et de la baisse de leur nombre, les agriculteurs marchands connaissent une perte d’influence dans le jeu politique local. On assiste aussi, phénomène classique dans tout mouvement poussé de mécanisation et d’artificialisation du secteur, à un divorce entre la société et ses agriculteurs. La crise qui en résulte appelle à des changements dans les politi-ques d’appui : signes de qualité, de respect de l’environnement, accueil à la ferme, etc. À l’inverse, la capacité des agricultures kanak à entretenir les liens sociaux et à participer à l’aménagement de l’espace rural est aujourd’hui questionnée par les changements structurels que connaît la Nouvelle-Calédonie. Là encore, les réponses à cette crise potentielle renvoient à des instruments de politiques publiques très différents : reconnaissance de la multifonctionnalité des activités rurales (agriculture mais aussi chasse et pêche), renforcement et adaptation du développement local et territorial, prise en compte plus précise de l’immatériel, etc. Il apparaît donc impor-tant, dans une recherche d’efficacité des politiques publiques, que les deux modèles de développement puissent cohabiter pour apporter des solutions idoines.

Cependant, l’intérêt et la pertinence ainsi montrés d’une relative segmenta-

tion de l’action publique, ne doivent pas en occulter les risques. Pour les limiter, il est d’abord essentiel de trouver les moyens de faire cohabiter ces deux modèles différenciés, en faisant en sorte de limiter les effets de compétition. Le développe-ment économique des dernières décennies et le volontarisme politique ont permis jusqu’à présent d’atteindre cet objectif. L’approche de la sortie de l’accord de Nouméa et l’inévitable baisse à terme des transferts publics invitent à rechercher en Nouvelle-Calédonie et dans les provinces les conditions futures de cette cohabita-tion. Il y a là sûrement une voie pour penser l’utilisation de la rente minière en direction d’un développement économique et social équilibré.

Enfin, il ne faut pas oublier que la mise en œuvre de politiques agricoles

duales crée des frontières, mais que celles-ci, en Nouvelle-Calédonie comme ail-leurs, sont à la fois poreuses, et surtout de formidables lieux d’innovation technique, sociale et économique. Il importe d’être attentif à toutes les hybridations qui opèrent à la frontière entre les deux modèles. Déjà, certaines opérations sur terre coutumière, à travers les OGAF en particulier, nous donnent des exemples d’émergence de solu-tions originales, empruntant aux fondements sociaux kanak mais inscrits dans une dynamique marchande36. D’elles naîtront sûrement les perspectives les plus intéres-santes pour garantir dans la durée un développement agricole et rural respectueux de tous les équilibres.

36 Bouard S., Les politiques de développement à l’épreuve de la territorialisation. Changements et stabilités dans une situation de décolonisation négociée, la province Nord de la Nouvelle-Calédonie, thèse de doctorat en géographie, Université Paul Valéry Montpellier III, Montpellier, 2011.

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