Aigles solaires et sombres jaguars : cosmogonie et prédation dans la culture aztèque, 2011

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375 PRéDATEURS DANS TOUS LEURS éTATS. éVOLUTION, BIODIVERSITé, INTERACTIONS, MYTHES, SYMBOLES. XXXI e rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes Sous la direction de J.-P. Brugal, A. Gardeisen, A. Zucker Éditions APDCA, Antibes, 2011 a. Bureau de l’Archéologie de Seine-Saint-Denis, 1/5 route de Saint-Leu, 93800 Epinay-sur-Seine. [email protected]. Aigles solaires et sombres jaguars : cosmogonie et prédation dans la culture aztèque Nicolas LatsanopouLos a Résumé Chez les Aztèques du bassin de Mexico, l’aigle royal (Aquila chrysaetos) et le jaguar (Panthera onca) occupaient une place de premier ordre dans leur système de représenta- tion, structuré en profondeur par le principe de dualité. Ainsi, l’aigle royal était conçu comme le double animal du Soleil et du dieu guerrier Huitzilopochtli et était chargé de nourrir métaphoriquement l’astre solaire des fruits du sacrifice humain. Parallèlement, le jaguar était rattaché à la Terre, avec qui il partageait le rôle de dévoreur, et au dieu nocturne Tezcatlipoca. L’association des deux prédateurs évoquait la bravoure guer- rière, guerre et sacrifice ayant pour mission de garantir l’équilibre cosmique. Mots-clés. Aigle royal, jaguar, Aztèques, dualité, iconographie. Abstract Among the Aztecs of the Mexico Valley, the Golden Eagle (Aquila chrysaetos) and the Jaguar (Panthera onca) occupied an important role in their system of representation, a system strongly based on the principle of duality. The Golden Eagle was considered as the animal-double of the Sun and of the war god Huitzilopochtli, and was believed to feed, metaphorically, the diurnal star, with the fruits of human sacrifice. At the same time, the Jaguar was linked with the devourer Earth and with the night god Tezcatlipoca. The association of both predators was used to evoke war bravery, war and sacrifice being the guarantee in preserving the cosmic balance. Keywords. Golden eagle, jaguar, Aztecs, duality, iconography.

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Prédateurs dans tous leurs états. évolution, Biodiversité, interactions, Mythes, syMBoles.XXXIe rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’AntibesSous la direction de J.-P. Brugal, A. Gardeisen, A. ZuckerÉditions APDCA, Antibes, 2011

a. Bureau de l’Archéologie de Seine-Saint-Denis, 1/5 route de Saint-Leu, 93800 [email protected].

Aigles solaires et sombres jaguars : cosmogonie et prédation dans la culture aztèqueNicolas LatsanopouLosa

RésuméChez les Aztèques du bassin de Mexico, l’aigle royal (Aquila chrysaetos) et le jaguar (Panthera onca) occupaient une place de premier ordre dans leur système de représenta-tion, structuré en profondeur par le principe de dualité. Ainsi, l’aigle royal était conçu comme le double animal du Soleil et du dieu guerrier Huitzilopochtli et était chargé de nourrir métaphoriquement l’astre solaire des fruits du sacrifice humain. Parallèlement, le jaguar était rattaché à la Terre, avec qui il partageait le rôle de dévoreur, et au dieu nocturne Tezcatlipoca. L’association des deux prédateurs évoquait la bravoure guer-rière, guerre et sacrifice ayant pour mission de garantir l’équilibre cosmique.Mots-clés. Aigle royal, jaguar, Aztèques, dualité, iconographie.

AbstractAmong the Aztecs of the Mexico Valley, the Golden Eagle (Aquila chrysaetos) and the Jaguar (Panthera onca) occupied an important role in their system of representation, a system strongly based on the principle of duality. The Golden Eagle was considered as the animal-double of the Sun and of the war god Huitzilopochtli, and was believed to feed, metaphorically, the diurnal star, with the fruits of human sacrifice. At the same time, the Jaguar was linked with the devourer Earth and with the night god Tezcatlipoca. The association of both predators was used to evoke war bravery, war and sacrifice being the guarantee in preserving the cosmic balance.Keywords. Golden eagle, jaguar, Aztecs, duality, iconography.

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Introduction

L’orsque les Mexicas1 fondent leur capitale Tenochtitlan sur un îlot de la frange occidentale du lac Texcoco, dans le bassin de Mexico, ils instaurent le culte de leur dieu tribal Huitzilopochtli, « colibri de la gauche, du sud », aux côtés du dieu de la pluie des agriculteurs sédentaires autochtones, le puissant Tlaloc, « celui qui est fait de terre » (fig. 1). Aussi, rien d’étonnant à ce que le Grand Temple de l’enceinte sacrée ait été consacré au Soleil et à la Lune : du côté sud, en direction du soleil à son zénith, se dressait le temple en l’honneur de Huitzilopochtli, dieu solaire et guerrier, dont le principal double animal était l’aigle et le colibri ; au nord, en direction du Mictlan, « le lieu des morts » et, par extension, l’inframonde, la nuit, la saison des pluies, se trouvait le temple de Tlaloc. C’est à cette région du cosmos qu’était associé le jaguar.

Le grand temple double de Tenochtitlan vient rappeler que la pensée aztèque était structurée en profondeur par le principe de dualité : le dieu créateur originel ne se nommait-il pas précisément Ometeotl, « Dieu double, dieu de la dualité » ? Il réunissait les oppositions fondamentales et complémentaires de l’univers : mascu-lin/féminin, lumière/obscurité, feu/matière, sécheresse/humidité…

L’organisation politique des Aztèques n’échappait pas à ce modèle dualiste. Représentant de la royauté sacrée, l’empereur, ou tlatoani, « celui qui parle », cumulait les fonctions judiciaires, guerrières et rituelles. Le pouvoir était néan-moins bicéphale, l’empereur étant secondé par le cihuacoatl, « femme-serpent », chargé des affaires internes de la cité ; les dirigeants de la cité de Tollan-Cholollan (actuelle Cholula, Puebla) recevaient le nom d’aquíach, « dignitaire d’en haut » et de tlalchíach, « dignitaire d’en bas, de la terre », avec pour emblème respectif l’aigle et le jaguar2. Dans son rôle de justicier suprême, l’empereur aztèque était comparé à une bête fauve, tecuani, qui attrapait les fautifs pour les dévorer ; il lui arrivait de déléguer sa charge à des juges désignés par l’expression itequacauan in petlatl in icpalli, « les mangeurs de gens de la natte et du trône », c’est-à-dire « les fauves du souverain »3. Notons d’emblée que cette expression emploie un diphra-sisme, un binôme lexical typique de la langue nahuatl 4.

Comme on peut le constater, le recours à la symbolique animale était commun chez les Mexicas, ce jeu d’analogie étant rendu possible par d’étroites correspon-dances entre le monde des dieux, celui des hommes et l’environnement naturel. C’est dans ce cadre précis qu’il faut situer les deux grands prédateurs du monde

1. Les Mexicas constituaient l’un des nombreux groupes d’origine aztèque installés dans le bassin de Mexico dès le xiie siècle apr. J.-C.. Pour un récapitulatif sur l’origine des Aztèques, voir Dehouve, Vié-Wohrer, 2008, p. 28-32.2. Historia tolteca-chichimeca, 1976, f.5vº3. Sahagún (de) Fray B., 1950-1982, Book 6, p. 72. Précisons au passage que le Codex florentin (Bibliothèque Laurentienne, Florence, Mediceo Palatino 218-20) constitue une somme unique et incontournable de témoignages sur la société aztèque, recueillis entre 1558 et 1565 par le frère franciscain Bernardino de Sahagún auprès de sages aztèques.4. Le diphrasisme est une figure de rhétorique consistant à mettre en parallèle deux noms pour exprimer un seul concept ; voir, par exemple, López Austin, 2003.

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aztèque, l’aigle royal (Aquila chrysaetos) et le jaguar (Panthera onca), si l’on veut comprendre la riche polysémie dont ils étaient chargés (sans ignorer qu’un tel système, en apparence statique, n’empêchait nullement quelques glissements sémantiques). Dans cette étude, nous nous proposons d’esquisser le portrait des deux grands prédateurs du monde aztèque, en abordant plus particulièrement la place et le rôle qu’ils occupent dans le discours cosmogonique. Une large sélec-tion d’œuvres aztèques viendra guider et illustrer notre réflexion.

L’aigle royal, souverain prédateur solaire

Avant de nous attacher au symbolisme de l’aigle royal, quelques précisions d’ordre général s’imposent. L’aire de distribution de l’aigle royal ne s’étendait pas au bassin de Mexico ; les Mexicas se procuraient des spécimens vivants de l’oi-seau grâce au tribut versé par des provinces annexées : dix aigles royaux étaient ainsi réclamés chaque année aux groupes Otomis et Meco-pame des provinces de Xilotepec (Hidalgo et État de Mexico) et Oxitipan (San Luis Potosi)5. Les indi-vidus capturés, probablement en dénichant les poussins à l’aire, rejoignaient le « zoo » impérial de Tenochtitlan, et les plumes de chaque mue étaient distribuées aux artisans plumassiers. Parmi les utilisations secondaires du rapace, il faut noter l’offrande de serres, l’usage des os et des serres pour l’autosacrifice et la consom-mation de sa chair à des fins rituelles. À ce jour, la pratique de la fauconnerie n’est pas attestée.

Dans sa description du grand marché de Temixtitan (Tenochtitlan), le conquis-tador Hernán Cortés mentionne la vente de rapaces (aigles, faucons, éperviers et buses), certains vivants, d’autres en peau 6. La puissante charge symbolique et le prestige associé à l’aigle royal en faisaient une offrande sacrificielle très estimable. Le sacrifice d’aigles vivants et le dépôt d’oiseaux taxidermisés est attesté par la découverte de nombreux spécimens d’Aquila chrysaetos dans les offrandes votives du Grand Temple. À titre d’exemple, citons l’offrande 120, qui ne contenait pas moins de 12 spécimens d’aigle royal, certains parés de grelots de cuivre aux pattes et de pectoraux en bois et coquillages7.

Parmi les nombreux édifices de l’enceinte sacrée de Tenochtitlan, s’élevait un large bâtiment à la façade décorée de têtes d’aigle, localisé au nord du Grand Temple. Usuellement appelé Quauhcalli, « Maison des aigles », il correspondrait en réalité au Tlacochcalco, « Lieu de la maison des flèches » (ou Tlacatecco, « Lieu du gouvernement des hommes ») mentionné dans les sources historiques, un édifice cultuel dédié aux rites de passage du souverain mexica lors des cérémonies d’intronisation8.

5. Gilonne, 2001, p. 257.6. Cortés, 1988, p. 63.7. Quezada Ramirez et al., 2010.8. López Luján, 1998, p. 368-390. Les fouilles archéologiques menées sur cet ensemble ont permis la découverte de deux statues en terre cuite d’homme grandeur nature en costume d’aigle ; elles flanquaient l’entrée est, à la façon de gardiens.

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Lac Zumpanco

Lac Texcoco

Lac Xaltoca

Lac ChalcoLac

Xochimilco

1. Tlatelolco2. Tenochtitlan3. Tepeyácac4. Tenayuca5. Azcapotzalco6. Coyoacan7. Xochimilco8. Cuitláhuac9. Míxquic10. Chalco11. Huexotla12. Texcoco13. Teotihuacan14. Xaltocan15. Colhuacan16. Tlacopan17. Cuauhtitlan

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Oaxaca Maya

Fig. 1. Carte de la Mésoamérique avec ses principales aires culturelles et plan de la région lacustre du bassin de Mexico au Postclassique (d’après López Luján et Fauvet-Berthelot, 2005 : 10).

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Ces données éparses montrent bien l’importance accordée à l’aigle royal dans la société aztèque, tant sur le plan matériel que symbolique. Mais dans quelle mesure l’aigle était-il un symbole solaire ? On sait que chez les Aztèques, le prin-cipal destinataire du sacrifice humain était le Soleil, Tonatiuh, suivi par la Terre. Dans cette logique, l’aigle semblait désigné d’office pour aller porter l’offrande à l’astre diurne, assurant sa subsistance et garantissant ainsi le maintien de l’équi-libre cosmique. Le mythe est clair sur ce point : lors de la création du cinquième Soleil à Teotihuacan, c’est l’aigle qui, le premier, plonge dans le brasier divin et conduit dans le ciel le dieu Nanahuatl qui s’y transforme en astre solaire9.

Dans le Livre 11 du Codex florentin, dédié au recensement du monde natu-rel, la description de l’aigle royal cuauhtli est brève. Chez l’« aigle d’obsidienne », itzquauhtli10, autre nom utilisé pour désigner l’aigle royal, l’attention est portée sur les plumes de la poitrine et du dos, qui « scintillent comme si elles étaient maculées d’or » et qui, au terme d’un jeu de correspondances, sont nommées quauhxilotl, « jeune épi de maïs de l’aigle 11».

Une mention particulière est accordée aux yeux du cuauhtli : assimilés à des « braises ardentes », ils permettent à l’aigle de regarder le soleil en face, de le fixer directement12. Cette conception de la vision de l’aigle, probablement dérivée de ses incomparables performances volières qui le mènent haut dans le ciel et le rapprochent du soleil, permet d’expliquer un étonnant détail du grand récipient sacrificiel en forme d’aigle découvert en 1985 lors des fouilles du Palacio del Marqués del Apartado, visible également sur l’aigle figurant sur le monument connu sous le nom de Teocalli de la Guerre Sacrée (fig. 2a et 2b) : les vibrisses de la partie cireuse du bec, sculptées avec soin, se développent autour de l’œil en un large éventail rayonnant. Seuls les sacrifiés, au moment de leur mort, voyaient la divinité en face ; pour sa part, l’aigle, dans sa connivence privilégiée avec l’astre solaire, pouvait le contempler sans succomber.

La sculpture d’un aigle au gésier proéminent (fig. 3), sous un naturalisme apparent, transmet un message à portée essentiellement métaphorique : repu grâce à l’abondance de cœurs humains (triomphe à la guerre, opulence des sacrifices humains), l’aigle va pouvoir remplir sa mission auprès du Soleil. Un commentaire relatif aux faucons et aux buses, tlohtli, véritables doubles en réduc-tion de l’aigle, nous apprend que le quauhtloti ou tloquauhtli était réputé se nourrir

9. Códice Chimalpopoca, 1975, p. 121-122. Rappelons que dans le mythe, l’aigle est secondé par le ja-guar, puis par l’épervier et le loup. Il se trouve en effet qu’au binôme zoologique exemplaire aigle-jaguar s’ajoutait parfois un autre prédateur non moins réputé, le loup gris mexicain (Canis lupus baileyi), que nous interprétons comme le relais terrestre entre le soleil diurne et le soleil nocturne ; voir Latsanopoulos, 2008, p. 91-93.10. Le terme cuauhtli est fréquemment orthographié avec un « q ».11. Sahagún (de) Fray B., 1950-1982, Book 11, p. 41. Les Aztèques nommaient l’or teocuitlatl, « ex-crément divin, de soleil ». Comme les plumes de couverture de l’aigle royal, l’épi de maïs tendre est de forme lancéolée et de couleur jaune pâle. Si le maïs garantit la subsistance de l’homme mésoaméricain, le mouvement du soleil assure le maintien du cosmos.12. Sahagún (de) Fray B., 1950-1982, Book 11, p. 44.

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selon le rythme du soleil et boire le sang de sa proie jusqu’à la dernière goutte. Ce faisant, « il donne vie, il maintient Huitzilopochtli car, selon les dires, ils se nourrissent trois fois par jour, comme s’ils donnaient à boire au soleil 13 ».

En tant qu’incarnation du prédateur suprême, l’aigle occupe une place toute particulière dans le discours sacrificiel. Nous en avons le témoignage dans la terminologie relative au sacrifice humain : cuauhnochtli, « figue de Barbarie de l’aigle », renvoie à la fois à l’officier de justice qui exécutait les sentences de mort et aux cœurs humains, assimilés aux fruits écarlates du nopal (Opuntia sp.) ; cuauhteca, « habitant du pays de l’aigle », n’est autre que la victime de cardiecto-mie, sacrifiée en l’honneur du Soleil ; cuauhxicalli, « vase de l’aigle », désigne le

13. Sahagún (de) Fray B., 1950-1982, Book 11, p. 40.

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Fig. 2. a. Récipient sacrificiel en forme d’aigle, basalte (139 cm × 82 cm × 76 cm), musée du Templo Mayor, Mexico (d’après Aztecs, 2002 : 300, cat. 249). b. Détail de l’aigle sur le Teocalli de la Guerre Sacrée (cf. fig. 4).

Fig. 3. Aigle repu, basalte (h. 68,5 cm),Musée national d’anthropologie (MNA), Mexico (d’après photo de l’auteur).

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récipient où sont déposés les cœurs fraîchement sectionnés ; cuauhcuicatl, « chant de l’aigle », évoque les poèmes chantés en commémoration des prouesses guer-rières. Le bas-relief décorant la face postérieure du Teocalli de la Guerre sacrée offre une magnifique synthèse de ce qui précède : posé sur un figuier de Barbarie dont les fruits sont remplacés par des cœurs humains, un aigle lance le cri de la Guerre sacrée, atl tlachinolli, « eau-incendie » (fig. 4)14.

14. Le motif de l’aigle posé sur le nopal figure aujourd’hui sur le drapeau mexicain : d’abord présent sur le drapeau martial des insurgés de la guerre d’indépendance, en 1815, l’aigle intègre le drapeau officiel de la nouvelle république en 1823, tandis que le nopal est remplacé par des rameaux de chêne et de laurier ; il faudra attendre 1916 pour que le président Carranza rétablisse le nopal sur lequel est juché l’aigle, selon le modèle aztèque.

Fig. 4. Aigle posé sur un figuier de Barbarie, décor en bas-relief, face postérieure du Teocalli de la Guerre sacrée, basalte (123 cm × 92 cm × 99 cm), MNA, Mexico (d’après photo de l’auteur).

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Fig. 5. a. Aigle en vol entre des symboles solaires, MNA, Mexico (d’après Aztecs, 2002 : 168, cat. 89). b. Aigle niché sur un disque solaire, pierre (40 cm × 45 cm), Musée local de Tepoztlán, Morelos (d’après Matos Moctezuma, Solís, 2004 : 141, F142 et 143).

Fig. 6. Aigle dressé sur un siège de natte tressée, roche volcanique (41 cm × 20 cm), Musée régional, Puebla (d’après Aztecs, 2002 : 165, cat. 83).

Fig. 7. a. Glyphe « 4-Jaguar », détail de la Pierre du couronnement de Motecuhzoma II, The Art Institute of Chicago, Chicago (d’après Aztecs, 2002 : 279, cat. 226). b. Glyphe « 4-Jaguar », détail de l’Autel des quatre Soleils, MNA, Mexico (d’après photo de l’auteur). c. Glyphe « 4-Jaguar », détail de la Pierre du Soleil(ou Calendrier Aztèque), MNA, Mexico (d’après Matos Moctezuma, Solís, 2004 : 27).

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Le réseau symbolique unissant l’aigle et le soleil s’étendait au souverain de l’empire aztèque. Le tlatoani est en effet fréquemment assimilé à l’astre solaire, et son règne à la course du soleil. À son tour, le mouvement héliaque était comparé au vol d’un aigle : on nommait le soleil levant cuauhtlehuanitl, « l’aigle ascendant », et le soleil couchant, cuauhtemoc, « l’aigle descendant ». Ironie du sort, le dernier empereur de Mexico-Tenochtitlan portait ce nom : en se livrant aux Espagnols le 13 mai 1521, c’est l’empire aztèque tout entier qui sombrait dans les ténèbres avec lui.

L’iconographie aztèque est claire sur l’association entre aigle et soleil. Sur un plat tripode provenant de Tlatelolco (cité jumelle de Tenochtitlan), un aigle aux ailes déployées plane entre deux symboles solaires : une chimalxochitl ou « fleur bouclier », assimilée au soleil à son zénith, se trouve au niveau de la tête tandis que le glyphe tonallo, « chaleur », est placé sous le corps de l’oiseau (fig. 5a). On connaît également la sculpture d’un aigle niché sur un disque solaire dont la face inférieure porte en son centre le glyphe Nahui Ollin, « 4-Mouvement », nom du soleil de l’ère aztèque (fig. 5b). Un aigle dressé sur un siège en joncs tressés (icpalli), symbolisant l’autorité et le pouvoir, en référence au « trône » de l’empe-reur (fig. 6), n’indique pas que l’oiseau en majesté ait été adoré pour lui-même : c’est l’astre souverain Tonatiuh, le dieu tribal aztèque Huitzilopochtli, ou encore la noblesse impériale qui se cachent sous les traits du rapace.

Le jaguar, indomptable Terre prédatrice

Chez les Aztèques, le jaguar correspondait à l’aspect agressif et destructeur de la Terre, mais était également lié à la fertilité et à l’eau. La Terre, personnifiée sous la forme monstrueuse de Tlaltecuhtli, « seigneur de la terre », était dotée de crocs et de pattes griffues, comme ceux du jaguar. Le mythe raconte qu’en échange des aliments utiles offerts aux hommes, elle réclamait voracement son dû en sacrifices humains. À l’instar de la Terre, le jaguar était considéré comme un dévoreur (on l’accusait même de tenter d’avaler le Soleil lors des éclipses). Sa gueule constituait un seuil de passage, elle était parfois assimilée à l’entrée d’une grotte, siège de l’obscurité et de l’humidité. Dans les récits cosmogoniques aztèques, quatre ères (ou soleils) sont successivement détruites par des cataclysmes cosmiques, puis restaurées par les dieux. Selon certaines sources écrites, la première ère fut celle du Soleil de Terre Nahui Ocelotl, « 4-Jaguar », placée sous l’autorité de Tezcatlipoca. Ce dernier fut précipité à l’eau par Quetzalcoatl, son éternel rival, avant de se transformer en jaguar et de dévorer les géants qui peuplaient la terre15.

Le glyphe 4-Jaguar figure sur de nombreux monuments commémorant la suc-cession des ères (fig. 7a et 7b). Sur la pierre du « Calendrier aztèque » (fig. 7c), le jaguar porte à la tempe un miroir fumant, attribut distinctif du dieu de la nuit et du destin Tezcatlipoca, le « Seigneur au miroir fumant ». Il se trouve en effet

15. Códice Chimalpopoca, 1975, p. 119.

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que l’un de ses avatars était la divinité-jaguar nommée Tepeyóllotl, « cœur de la montagne » (l’intérieur de la terre) 16.

Sur la face supérieure d’une sculpture conservée au musée Anahuacalli-Diego Rivera, se distingue l’avant-train d’un jaguar (fig. 8). Il est entouré de créatures étroitement associées à l’obscurité, au sacrifice, à la mort et à la sorcellerie (suc-cessivement une araignée et un serpent à sonnettes, un scorpion, une araignée et l’arrière-train d’un loup ou d’un coyote). Cette sculpture témoigne de l’existence d’un véritable bestiaire infernal rassemblant espèces carnivores et venimeuses. Il n’est pas exclu que ces espèces – toutes mordent et piquent – appartenaient à une seule et même famille taxonomique. Une étude sur la classification zoologique actuelle d’un groupe Nahua de la Sierra Norte de Puebla a mis en évidence que le critère fondamental de l’animalité réside dans l’acte de manger et de mordre, et que la distinction entre les mammifères est fondée sur « la relation que chacune de ces classes d’animaux entretient avec les humains sous un angle bien précis, celui de la nourriture »17. Trois catégories animales découlent de ce système clas-sificatoire : le gibier sauvage (kuoujtajokuilin), l’animal domestique (tapiyal) et le prédateur (tekuani). L’homme se situe dans la dernière catégorie, aux côtés du jaguar. S’il rivalise avec lui dans l’appropriation du gibier, c’est dans la crainte d’être à son tour la proie du fauve.

16. Olivier, 1998.17. Taller de Tradición Oral del CEPEC, Beaucage, 1990, p. 6-8.

Fig. 8. Autel ou support de statue, basalte (23 cm × 16 cm × 72 cm), musée Anahuacalli-Diego Rivera, Coyocan (d’après photos de l’auteur).

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Tout comme l’aigle, le jaguar était chargé de recueillir les offrandes sacrifi-cielles, mais destinées à nourrir la Terre cette fois-ci. L’imposant ocelotl-cuauhxicalli ou « calebasse de l’aigle (récipient sacrificiel) en forme de jaguar » découvert en 1901 au nord de la Cathédrale Métropolitaine de la ville de Mexico – non loin du cuauhxicalli en forme d’aigle avec lequel il était certainement associé – pos-sède un réceptacle cylindrique aménagé dans le dos où étaient déposés les cœurs et le sang sacrificiels (fig. 9a). D’autres récipients zoomorphes de dimensions mineures sont connus, mais aucun n’atteint la perfection formelle de ce grand cuauhxicalli, chef-d’œuvre de la sculpture métropolitaine aztèque (fig. 9b).

On retiendra également un ensemble de sculptures où l’animal est couché sur le ventre, dans une posture placide (fig. 10a et 10b). On peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un procédé d’assujettissement par l’image des forces dépréda-trices du jaguar par l'image, destiné à fixer, à « immobiliser » sa redoutable nature en vue de mieux la contrôler18. Bien qu’elle reste invisible au spectateur, la face ventrale de nombre de ces fauves est sculptée (fig. 10c). Ce souci de figurer l’ani-mal complètement s’explique par le fait que les images cultuelles constituaient l’ixiptla, « peau, couverture » des dieux et des forces naturelles. Ces réceptacles opéraient en vertu de leur ressemblance avec le modèle divin ou naturel, lorsque l’animal lui-même était perçu comme la manifestation tangible de tel ou tel dieu. Rappelons que ces sculptures, dont la majorité est hélas sans provenance, étaient destinées au culte privé ou public, le ritualisme exacerbé de la religion aztèque faisant appel à une profusion d’effigies humaines et animales19.

18. À cette volonté de maîtriser l’animal fait écho l’existence d’authentiques ménageries impé-riales qui, plus qu’une simple marque de prestige, affirmaient l’autorité du souverain sur l’en-semble du monde naturel et, par extension, sur celui des dieux. Pour une description détaillée de la ménagerie de Moctezuma Xocoyotzin, voir Cortés, 1988, p. 67.19. López Luján, Fauvet-Berthelot, 2005, p. 15.

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Fig. 9. a. Récipient sacrificiel en forme de jaguar, andésite (225 cm × 120 cm × 93 cm), MNA, Mexico (d’après photo de l’auteur). b. Récipient sacrificiel en forme de jaguar, basalte stuqué et peint (60 cm × 27 cm × 33 cm), MNA, Mexico (d’après photo de l’auteur).

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Fig. 10. a. Jaguar couché, basalte (10,2 cm × 28 cm × 18,5 cm), Musée ethnographique, Bâle (d’après Baerand, Bankmann, 1990 : 161). b. Jaguar couché (prov. Cerro Colorado, Puebla), pierre volcanique, MNA, Mexico (d’après photo de l’auteur). c. Jaguar couché, pierre volcanique (12,5 cm × 14,5 cm × 28 cm), The Brooklyn Museum of Art, New-York (d'après Nicholson, Quiñones Keber, 1983 : 119, cat. 44).

Fig. 11. Vue plongeante de l’intérieur du Temple I de Malinalco, État de Mexico.

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Aigles et jaguars : un antagonisme fusionnel

Il n’a pas encore été question du symbolisme guerrier de l’aigle et du jaguar. Le diphrasisme in cuauhtli, in ocelotl, « l’aigle, le jaguar » évoquait la bravoure des guerriers ou encore l’élite guerrière dont l’un des objectifs était de se procurer des captifs destinés au sacrifice. De la sorte, ces guerriers d’élite agissaient comme les véritables gardiens du culte solaire. À Malinalco, au sud de l’État de Mexico, un sanctuaire vraisemblablement réservé à cette élite martiale a survécu au zèle destructeur des conquistadors et des missionnaires. Dominant la vallée de Toluca, occupée par les Matlazincas, ce site stratégique situé à flanc de montagne – que les Aztèques appelaient par ailleurs Cuauhtinchan, « nid d’aigle » – était le siège des garnisons militaires mexicas. Il possède une extraordinaire structure mono-lithique circulaire, le Temple I (fig. 11), comportant une banquette intérieure décorée de deux aigles et d’un jaguar en peau en guise de sièges. Au centre de la salle se tient un aigle au repos, tourné vers l’entrée située plein sud, les ailes plaquées contre le corps.

La complémentarité de l’aigle et du jaguar se manifestait à travers diverses formules plastiques allant de l’opposition symétrique simple (fig. 12a et 12b) à la superposition (fig. 12c) ou encore l’« entrelacement » (fig. 12d), les corps recour-bés des deux créatures venant s’enrouler chacun autour de l’autre. Dans le folio 21rº de l’Historia tolteca-chichimeca (fig. 12e), cette torsion dynamique s’apparente à un acte de copulation, une « union » pouvant être assimilée au glyphe ollin, dont l’une des variantes est constituée de deux bandes arquées croisées en leur centre.

Un dernier cas de figure consiste en la fusion des deux créatures. Une sculp-ture unique en son genre, découverte à Mexico dans les années 30, témoigne de cette symbiose : il s’agit d’un aigle à tête de jaguar posé sur un crotale, mélange aboutissant à la création d’un « super-prédateur » hybride (fig. 12f). La créature porte deux ornements distinctifs à la tête et sur le dos qui la rattachent aux dieux Huitzilopochtli et Tezcatlipoca20. Cet aigle-jaguar, cuauhtlocelotl, forme la quintes-sence absolue du guerrier aztèque, il concilie les moitiés supérieure et inférieure du cosmos, Soleil et Terre.

L’union de l’aigle et du jaguar traduit également, tout en tâchant de la résoudre, une tension inscrite aux fondements de l’établissement des Mexicas dans le bassin de Mexico, celle des statuts « naturels » et des statuts « acquis »21. Dans la société mexica, le jaguar – dont la figure menaçante hante l’imaginaire mésoaméricain depuis l’époque des premières chefferies du Préclassique – symbolise les seigneu-ries locales du bassin de Mexico au pouvoir légitime, la noblesse de sang, tandis que l’aigle royal incarne les nouveaux venus conquérants revendiquant le pouvoir, l’anoblissement rendu possible grâce aux mérites acquis à la guerre.

20. Il s’agit de l’ornement de plumes d’aigles (cuauhpilloli) et du pendentif annulaire noué au moyen d’un ruban (anáhuatl). Ces deux attributs intègrent le costume de la seule statuette connue du dieu Huitzilopochtli ; voir López Luján, Fauvet-Berthelot, 2005, p. 73-75.21. Noguez, 1989.

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Fig. 12. a. Aigle et jaguar affrontés, pierre, MNA, Mexico (d’après photo de l’auteur).b. Jaguar et aigle flanquant le glyphe « 4-Mouvement », décor d’un tambour vertical en bois (prov. Malinalco), musée d’anthropologie et d’histoire de l’État de Mexico, Toluca (Saville, 1925 : Pl. XLV).c. Décor en champlevé sur plat céramique, MNA, Mexico (d’après Aztecs, 2002 : 356, cat. 337). d. tambour horizontal à double fente, MNA, Mexico (Saville, 1925 : Pl. XXX).e. Aigle et jaguar entrelacés, Historia tolteca-chichimeca f.21rº (détail), Bibliothèque nationale de France, Paris (d’après facsimilé de 1976).f. Aigle à tête de jaguar posé sur un crotale, pierre volcanique, MNA, Mexico (d’après photos de L. Filoy et L. López Luján).

aigLes soLaires et sombres jaguars : cosmogonie et prédation dans La cuLture aztèque

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Remerciements

Je tiens à remercier Aurélie Couvreur pour ses conseils avisés, ainsi que Laura Filoy et Leonardo López Luján pour leurs clichés du cuauhtlocelotl du Musée natio-nal d’anthropologie de Mexico. À l’exception des fig. 12b et 12d, tous les dessins sont de l’auteur.

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