Histoire et Alienation dans Le Voyage de Chihiro

54
Hossaert Clément Histoire et Aliénation dans Le Voyage de Chihiro à l’attention de Thomas Dutoit. 1

Transcript of Histoire et Alienation dans Le Voyage de Chihiro

Hossaert Clément

Histoire et Aliénation

dans Le Voyage de Chihiro

à l’attention de Thomas Dutoit.

1

2014/2015

Hayao Miyazaki est considéré comme l’un des plus grands

réalisateurs de film d’animation de tous les temps. Son dernier

film Le vent se lève¸ biopic sur l’inventeur des avions utilisés pour

les attentats kamikazes sur Pearl Harbor, est un témoignage de

son intégrité artistique, de la force évocatrice de son

imagination et de sa place unique dans l’industrie. Il fallut

pourtant qu’il patiente jusqu’au début des années 2000 pour

obtenir une juste reconnaissance à l’international. Sa première

rencontre avec le public occidental survient en 1999 avec

Princesse Mononoké, conte traditionnel japonais mêlant mythe et

Histoire. Le distributeur du film, Disney, avait alors demandé à

l’époque au réalisateur de couper certaines parties, jugées trop

violentes pour le public occidental, notamment les moments

contenant des membres coupés, des effusions de sang et des

scènes de dévastation. Si Princesse Mononoké constitue le premier

contact avec un public peu habitué aux films d’animations

japonais1, Le Voyage de Chihiro2 est le film de la consécration car il

réconcilie le public occidental avec les films japonais

d’animation et parce qu’il il est beaucoup moins violent et

controversé que d’autres œuvres de la filmographie de Miyazaki.

Il a cependant le mérite de proposer ce dont les spectateurs

1 « I feel like I'm giving a pitch on an infomercial, but Imake these points because I come bearing news: This is a wonderfulfilm. Don't avoid it because of what you think you know aboutanimation from Japan. And if you only go to Disney animation--well,this is being released by Disney. » Roger Ebert in Rogertebert.com[online] http://www.rogerebert.com/reviews/spirited-away-2002,September 20, 2002

2 Spirited Away en anglais, 千千千千千千千千, Sen to Chihiro no kamikakushien Japonais, littéralement « Enlevée par les dieux ».

2

occidentaux sont friands : une couleur locale que les

occidentaux prennent pour un hommage au Japon traditionnel. Le

titre Le Voyage de Chihiro représente la possibilité d’un

dépaysement, autant pour le spectateur que pour la jeune fille,

qui découvre une maison de bains peuplée d’esprits et de

créatures protéiformes.

Le spectateur découvre Chihiro pour la première fois dans

la voiture de ses parents qui se dirige vers leur nouvelle

maison. Sur le chemin, ils passent à proximité d’un tunnel qui

pourrait être un raccourci vers leur destination. Au bout du

tunnel, ils découvrent une gare et un parc d’attraction désert.

La visite devient de plus en plus curieuse lorsqu’ils sentent de

la nourriture à proximité, sans pourtant qu’il n’y ait aucune

âme qui vive. Après avoir ingéré de la nourriture, les parents

sont transformés en cochon, et Chihiro découvre que, la nuit, le

parc et les bains chauds à proximité sont habités par des dieux

et des esprits, et qu’il va falloir qu’elle accepte de

travailler et de découvrir le fonctionnement de ce monde curieux

si elle veut revenir un jour chez elle.

Le Voyage de Chihiro peut être lu comme la rencontre, la

synthèse de plusieurs mythes et plusieurs traditions d’histoires

à la fois occidentaux et orientaux. Le fait que Miyazaki était

conscient de l’attention que lui portaient les Etats Unis

l’Europe a pu rentrer en ligne de compte pour réaliser un dessin

animé à hauteur d’enfant et au carrefour de diverses cultures.

Ainsi, on peut noter les influences d’Alice in Wonderland ainsi que

de The Wizard of Oz par le fait que le film est une transposition

au japon d’un voyage dans un monde parallèle à l’identité

référentielle familière pour les spectateurs japonais. Le Voyage

de Chihiro, à de nombreux égards, parait être un voyage initiatique

3

traitant de façon quasi-exhaustive les problématiques

généralement traitées dans les contes et mythes pour enfants.

Le voyage initiatique n’est pas aussi simple qu’il n’y

parait. Et plusieurs séquences originales et parfois

déstabilisantes soulignent la singularité du Voyage de Chihiro. Bien

que distribué par Disney, le film ne suit pas du tout une ligne

directrice fixe. Le personnage de Chihiro est perdu, tout le

long du film, dans un labyrinthe horizontal où il existe

plusieurs voies pour descendre et monter. Le personnage effectue

de constants allers-retours, symptomatiques de sa maturité, de

son âge en tension permanente et l’histoire porte les traces

structurelles cette indécision dans son âge et sa taille par un

jeu de fausses circonstances, de Sans Visages, de multiples

visages, d’adjuvants devenant des opposants. Le but de Chihiro

n’est pas de se marier comme dans Cinderella il n’est même pas de

rétablir l’ordre dans un monde soumis à une certaine forme de

terreur comme dans Wizard of Oz, il est purement et simplement de

rentrer chez elle. Et en un sens, tout l’univers du parc

d’attraction est lié à cette question du retour à l’origine qui

n’est pas cependant sans un accès à une maturité pour Chihiro.

En un sens, l’histoire de Chihiro est dans la jonction entre le

voyage initiatique de Dorothy et le pur voyage sans structure

autre que celle de la succession des rencontres et sans logique

géographique, d’Alice in Wonderland

A bien des égards, l’histoire de Chihiro présente des

résistances à la simple caractérisation. Rite Initiatique,

immersion dans un monde étrange, acceptation du deuil, conte

japonais. Il y a quelque chose de purement occidental dans la

façon de raconter l’histoire de Chihiro, et quelque chose qui

résiste à toute forme de caractérisation culturelle, comme si

4

l’histoire introduisait, par le Sans Visage, son propre système

sans origine traditionnelle. De sorte qu’il faille en revenir à

une question simple, mais qui n’a cependant pas de réponse

évidente : Que raconte l’histoire du Voyage de Chihiro ?

I. Le deuil et l’oubli.

I. La disparition du nom, la disparition de

l’humain.La première scène du Voyage de Chihiro, nous présente la

petite fille de dix ans, un bouquet de roses qui commencent à

faner dans ses mains. Les fleurs ne quitteront jamais vraiment

le personnage, que ce soit dans la maison de bains, à proximité

de la ferme où sont enfermés ses parents, jusqu’à la parure de

son lit. Toute la symbolique de la fraicheur de la nature, de la

joliesse et de l’innocence se retrouve évidemment, notamment

lorsqu’on envisage l’ambition de Miyazaki de faire un film sur

une petite fille de dix ans ressemblant à toutes les petites

filles. Mais certains marqueurs curieux nous empêchent d’évacuer

trop rapidement une certaine symbolique, souvent convoquée

lorsqu’apparaissent des fleurs dans un film, mais rarement dans

un film pour enfant : celle de l’enterrement et du deuil.

D’ailleurs leur caractère éphémère est noté par Chihiro dès le

début : ces fleurs sont déjà fanées Par la suite, les fleurs du

monde des esprits sont présentées dans leur apparence la plus

belle, avec des couleurs éclatantes et souvent oppressantes3. A3 Image 1.

5

deux reprises, Chihiro passe par un chemin de fleur, la première

fois avec Haku, la deuxième fois en rêve, et elle doit

véritablement se frayer un chemin à travers les fleurs pour

essayer de retrouver ses parents, dans une ferme éloigné du

caractère fantasmagorique de la maison de bains. En un sens la

présence des fleurs contaminent symboliquement le personnage de

Chihiro. Elle peut être déjà morte, lors de sa première

apparition, couchée dans la voiture. Après tout, elle rejoint le

royaume des esprits. Cela devient intéressant avec la note

laissée par ses amis. Plusieurs possibilités en version

française, en version anglais, et bien-sûr en version

japonaise4. La version française indique « Bonne chance

Chihiro », la version anglaise choisis également « Good luck

Chihiro » mais en réalité, les idéogrammes indiquent plus

particulièrement « tu vas nous manquer ». De sorte que le

message et les fleurs sont à l’origine beaucoup plus ambigus que

dans les versions traduites.

A deux reprises dans le long métrage, avant la révélation

de l’identité de Haku, Chihiro est frappé par deux souvenirs

soudains d’un moment où, plus jeune et les cheveux lâches, elle

se retrouvait dans l’eau. Deux explications sont nécessaires.

D’abord il est rare qu’un personnage tel qu’Alice ou Dorothy ait

une histoire personnelle antérieure aux évènements narrés dans

leur histoire. Ce sont des personnages sans passé. Celle de

Chihiro intervient, de surcroit, en analepsie, à deux reprises

et qui est ensuite intégrée au « climax ». Et cette histoire

personnelle est curieuse, très rapidement expliquée comme étant

un épisode de la prime enfance de Chihiro durant lequel elle est

tombée dans une rivière et Kohaku, l’esprit de cette rivière à

l’époque, l’a sauvé. A-t-elle vraiment été sauvée ? Dans tous4 Image 2.

6

les cas, la rivière a été bétonnée après les faits, ce qui a

signifié la mort de Haku en tant qu’esprit de la rivière. Haku

est un esprit condamné à rester dans le monde du parc

d’attraction, et en un sens, Chihiro fait constamment l’aller-

retour entre cet état d’esprit du monde des morts et du monde

des vivants. Chihiro est donc le seul personnage encore

conscient d’un lien avec le monde des humains, mais également

conscient d’une histoire, encore sous-terraine, comme gardée

d’elle-même par son inconscient. C’est notamment parce que

Chihiro est nouvelle dans la maison de bain que l’oubli n’a pas

encore consommé sa nature.

L’oubli est le moyen pour Yubaba de s’assurer que les

êtres de la maison de bain n’essaieront pas de s’enfuir comme

dans cette scène où Yubaba vole l’identité de Chihiro. Les

autres créatures de la maison de bains ont, eux, oublié, jusqu’à

la perte de leur identité. Les premières visions laissent

envisager une dichotomie qui simplifie trop les rapports entre

les différences entre les personnaes. Il est en effet sous-

entendu que deux types de personnages existent, l’humain et les

esprits. Chihiro est remarquable, notamment par son odeur qui la

distinguerait parmi tous comme un humain, objet de répugnance et

de rejet. Haku explique au début du film que l’odeur de Chihiro

finira par partir lorsqu’elle aura mangé plusieurs jours dans la

maison de bain. Ce qui est le premier indice qu’en réalité, les

esprits, du moins les employés de la maison de bain ont été

humains avant de l’oublier. Il faut souligner le fait que c’est

le dessin qui donne d’autres indices qui permettent de

comprendre que les hommes et les femmes de la maison de bain ne

sont pas des esprits anthropomorphisés mais bien humains qui

deviennent progressivement des esprits. Une étude de la forme

des visages nous permet d’arriver à cette conclusion : le visage7

de Chihiro est un visage d’enfant, assez rond, de gros yeux et

une absence de points sur le front. Elle constitue le premier

état d’un nouvel arrivant dans la maison. Vient ensuite Yun qui

commence déjà à montrer des signes d’aliénation : elle est plus

grande et son visage est allongé, mais elle ne porte pas de

stigmates d’une aliénation plus profonde5. Et elle reste

attachée à des tâches subalternes de nettoyage des bains. Un

degré supplémentaire de l’aliénation se devine chez les autres

employés : les femmes et les hommes. Les femmes ont un visage

encore plus massif que celui de Yun ainsi que deux points sur le

front6, tandis que les hommes présentent un allongement

horizontal du visage, et un grossissement des yeux, en plus des

deux points sur le front, ce qui les fait ressembler de plus en

plus des crapauds ou des grenouilles7. Et c’est là que la

logique du dessin animé s’applique. Pourquoi des grenouilles

travailleraient-elles dans une maison de bain ? Simplement parce

que l’eau est leur milieu naturel et qu’il est plus logique pour

une grenouille de travailler dans un bain que pour un animal non

aquatique. Le moment précis où l’humanité disparait tout à fait

se signale dans le personnage subordonné à Yubaba mais qui

dépasse les autres travailleurs, celui qui distribue les

tablettes de commande au vieux Kamaji et qui s’est raccourci

autant qu’il s’est allongé horizontalement. Le vieux Kamaji

serait d’ailleurs également un ancien humain dont la tâche

complexe et intense, s’effectue plus facilement car il a a

acquis des caractéristiques arachnoïdes. La scène où Chihiro se

fait voler son nom par Yubaba a dû constituer la scène de départ

pour les humains qui travaillent dans la maison de bain. Dès

lors que l’on se fait voler son nom, on se fait voler son

5 Image 3.6 Image 4.7 Image 5.

8

identité. Et lorsque notre identité disparaît, notre histoire

disparaît avec elle et on est plus un humain. Le Sans Visage est

la version plus extrême de cette transition de l’homme, vers un

oubli de soi. Le personnage n’a plus même de faux noms pour se

faire appeler et n’est même plus un individu utile à la société

parce que son corps s’est disloqué. L’étude précise des motifs

et des actions de cette créature est passionnante, notamment

parce qu’il est la mise en application la plus intéressante de

la notion de deuil dans le Voyage de Chihiro.

II. Incorporation archaïque et japon

traditionnelLa question du deuil si elle n’est pas frontalement

évoquée dans le film, est sans arrêt convoquée par des jeux

d’imageries et de péripéties liés au conte. Aussi il est

impressionnant de voir qu’une lecture psychanalytique de

certains moments précis est très féconde en enseignements et

notamment lorsque la nourriture est utilisée par Chihiro, le

Sans Visage, et Haku. J’ai établi dans le paragraphe précédent

que la plupart des personnages étaient en dette d’identité, mais

qu’ils n’en avaient pas conscience. Et qu’en réalité, il ne nous

est permis que de conjecturer quant à la possibilité, toutefois

très probable, que les travailleurs de la maison de bains sont

effectivement d’anciens humains qui ont oublié leur humanité. En

un sens, la question du deuil parait être hors de propos dans le

cadre où ces personnes auraient totalement oublié l’objet

perdu.. Ce sont, autant qu’on puisse en juger, des créatures

heureuses dans l’oubli, ou en tout cas, trop absorbées par le

travail et la quête de richesse pour se préoccuper de leur

oubli. Plusieurs personnages cependant expérimentent un deuil

assez évident mais qui ne dit pas son nom : il s’agit de

9

Chihiro, de Haku et du Sans Visage, et nous évoquons ces

personnages dans cet ordre, du plus évident au moins évident

Chihiro subit une première perte difficile de l’objet

d’affection, qui sont ses parents, lorsque ceux-ci se

transforment en porcs. Chihiro expérimente alors une véritable

régression et ne peut survivre dans le monde des esprits que

parce qu’Haku l’aide à s’intégrer dans celui-ci. Dans le début

du film, Chihiro passe par plusieurs états d’attachement et de

désillusion face à ces attachements. Cela commence par la

transformation de ses parents en porcs, puis son affection et sa

confiance se transfèrent sur Haku qui semble l’aider. Vient

ensuite Kamaji, qui admet d’ailleurs une filiation fictive en

faisant croire à Yun que Chihiro est sa petite fille. Enfin,

lorsque Chihiro obtient du travail, elle subit la perte de la

confiance en Haku, et le désespoir inhérent à l’impression

d’avoir à nouveau perdu un objet d’affection. Yun apparaît comme

le dernier objet d’affection auquel Chihiro s’attache. Le

sentiment, dans tous les cas, change progressivement, au fur et

à mesure que le transfert des objets d’affection s’opère. Le

passage de la perte des parents à Haku est d’une nature quasi

transitionnelle : au début du film, Haku prend le rôle du père

qui dirige Chihiro et qui lui donne de la nourriture. D’une

figure paternelle à une autre figure paternelle donc. Viens

ensuite Kamaji qui est une autre figure paternelle, mais plutôt

celle du grand-père. Par une autre transformation, Haku, l’objet

aimé et d’autorité devient un objet redouté d’autorité. Il ne

reste plus à Chihiro que de se retourner vers Yun qui n’est plus

qu’une figure d’amitié. Pendant tout ce passage, Chihiro

n’expérimente pas réellement le deuil, car elle passe d’un objet

d’affection à un autre de moins en moins fondamental pour elle.

C’est uniquement lorsque Haku vient la retrouver pour l’emmener

10

voir ses parents, et lui fait manger des onigiri, ces boules de

riz ensorcelés, qu’elle est submergée par les larmes : le deuil

et l’introjection s’opère, d’un point de vue oral. Est-ce que ce

deuil s’effectue de la bonne façon ? En un sens non, parce que

Haku lui propose une façon magique, d’apaiser son deuil : il

précise bien à Chihiro qu’il a ensorcelé les boules de riz. Ce

qui rentre directement en ligne de compte de l’introjection

illusoire :

Assoiffé de réaliser l’introjection et cela, malgré uninsurmontable obstacle intérieur, le Moi se leurre du procédémagique où le « manger » (festin) se propose comme équivalant àune « introjection » immédiate, mais purement hallucinatoire etillusoire8

Ce qui parait être un moment rassurant dans la fiction, le

moment où elle accepterait la perte de l’objet aimé, ses

parents, n’est en fait qu’une incorporation telle que la définit

Maria Torok:

Le fantasme d’incorporation apparaît donc comme le premiermensonge, l’effet du premier langage rudimentaire, c’est aussile premier instrument du leurre. Répondre à une telle demande,en offrant de la nourriture, n’apaise pas la vraie faimd’introjection qui demeure vivace ; ce geste ne fait que latromper9.

Certes Chihiro se souvient de la perte de l’objet que

constitue ses parents, mais en aucun cas, à ce moment de

l’histoire, elle n’est prête à dépasser le stade de

l’incorporation. Les larmes de Chihiro, restent celle d’une

petite fille inconsolable, proche de l’incapacité d’agir, pour

le moment. Il est intéressant de constater les consonances des

termes « magique » et « manger » qui sont rapprochés par un lien

de nature et d’action. La personne qui a ensorcelée les boules

de riz, et qui donc réalise pour Chihiro le moment de

8 Maria Torok : 7219 Maria Torok : 721

11

consolation transitoire, subit lui-même le leurre d’une pensée

magique. En effet dans le monde des esprits, la magie existant

réellement il est difficile de ne pas y succomber. Haku en tant

que deuxième personne subissant le deuil est lui-même en deuil

de sa propre nature. On apprend la fin du film que Haku était un

dieu de la rivière peu avant que celle-ci soit bétonnée. En un

sens, on peut considérer que Haku est conscient de la perte de

son statut et cherchait par des moyens magiques de retrouver un

pouvoir, en tentant de voler le sceau de Zeniba, au milieu du

film. Et c’est par le sceau que Haku sera enfermé dans sa nature

de dragon, et qu’il risquera d’oublier totalement ses souvenirs

et sa nature de Dieu déchu. Haku tente Chihiro avec des

solutions magiques, car lui-même cède à l’appel de la pensée et

de l’acte magique. Le motif du deuil parcours donc l’œuvre car

les deux protagonistes sont confrontés à des altérations de leur

objet d’affection et à la nécessité de trouver des expédients

pour réaliser une introjection illusoire. Mais le personnage qui

incarne le mieux la notion d’impossibilité de la réalisation du

deuil n’est autre que le Sans Visage.

Le Sans Visage est l’image même de l’incorporation : Il

est la seule créature qui a oublié sa nature initiale, mais qui

en a conscience. Au plus fort de sa crise d’absorption, la

créature dira, dans un éclair de lucidité :

Sans Visage : Je me sens seul, si seul.

Le Sans Visage est la destination des créatures qui

oublient leur identité, et jusqu’à l’identité donnée par Yubaba.

Le personnage du Sans Visage est le plus saisissant parce qu’au

summum de l’oubli il a conscience d’avoir oublié son identité et

d’être en dette de sens. Mais la seule façon d’actualiser son

deuil, c’est par le biais d’une incorporation monstrueuse. Le

12

Sans Visage n’est qu’une créature de pulsion, sans identité et

sans destination dont le but devient la jouissance par la

bouche, lorsque celui-ci se retrouve dans le lieu même de la

jouissance et de la consommation : la maison de bain. Et il

correspond en un sens, parfaitement à la définition de

l’incorporation archaïque par Maria Torok

Pourtant il existe un niveau très archaïque où les deuxmécanismes, devenus si opposés par la suite, pouvaient encorese confondre. Prenons comme exemple le Moi archaïque qui seconstitue par introjection de la libido orale. Un tel processusse signifie à soi-même au moyen d’un fantasme, notamment au moyend’un fantasme d’ingestion. Produit tout entier del’introjection de la libido orale, le Moi consiste enl’utilisation de l’indigestion et de ses variantes (salivation,hoquet, vomissement, etc.) comme expressions symboliques :réclamer à manger ou refuser la nourriture (indépendamment de l’étatde faim réel), ou bien grâce au même mécanisme, faire le fantasmede manger (ou de refuser de manger) en l’absence de l’objet. Cedernier cas correspond à ce qui est décrit habituellement commemécanisme d’incorporation10.

Le Sans Visage est une créature miroir. Une fois que

Chihiro lui ouvre la porte de la maison de bain, son besoin

d’identité, et le deuil de sa propre famille ne pourra se

cristallier que par une violence d’absorption et de jouissance

inhérente à la maison de bain et à la fois oral et sexuelle,

comme l’indique certains plans très suggestifs et

déstabilisants11. Il est logique que Chihiro devienne l’objet du

désir du Sans Visage, en tant qu’elle est le seul personnage

dont l’identité n’est pas qu’un souvenir, ni même un souvenir

qui disparait. Définitivement la maison de bain corrompt les

gens qui s’y trouvent. Mais j’exploiterai ce fil dans un autre

développement, plus loin. Cependant la résistance de Chihiro à

l’influence néfaste de la maison de bain est réellement

impressionnante.

10 Ibid. 11 Image 6.

13

Et en ce sens, Chihiro devient une héroïne véritablement

respectable parce qu’elle transcende son deuil et celui du Sans

Visage en un seul et même geste : lorsqu’elle donne au Sans

Visage la dernière moitié de la boule médicinale pourtant

destinée à ses parents. Elle met déjà en danger la vie de ses

parents lorsqu’elle donne une moitié de la boule médicinale à

Haku mais elle réaffirme son geste, en donnant une deuxième

fois, la boule médicinale destinée à ses parents. Ce faisant,

elle est déterminée à renoncer à ses parents, parce que le deuil

non acceptée et non réalisé est destructeur pour la cité, comme

le Sans Visage est destructeur pour la maison de bain. Chihiro

est d’autant plus admirable qu’elle parvient sans magie, à

réaliser sa propre introjection, comme celle du Sans Visage

alors même que la magie est à portée, dans ce monde régie par

celle-ci. Elle n’est plus dépendante d’un objet de désir et

n’est plus dépendante de son propre désir, réalisant ici un acte

profond de selflessness, représentant une des valeurs que l’on peut

retrouver dans la culture japonaise, alors même que toute

l’histoire du film est inspirée par une dérivation des mythes

japonais vers une appropriation occidentale.

II. Chihiro et le spectateur américain au

Japon.

I. Le japon expliqué aux outsiders.

Reconnaissance et hermétismeLe japon traditionnel n’est pas juste la toile de fond,

le décor de ce dessin animé. Il est au cœur non seulement de

l’enjeu de l’histoire, comme je le montrerai plus tard, mais

également au centre de l’intérêt des spectateurs occidentaux. Si

l’on reprend certains des éléments exploités en introduction, on14

se rappelle que, pour beaucoup d’américains, ce film d’animation

était leur premier dessin animé japonais. Le dépaysement et

l’intérêt pour la découverte visuelle et sonore d’une culture

étrangère fonctionne dans ce film, notamment parce que Chihiro

et le spectateur découvrent le monde des esprits à égalité. Le

spectateur étranger a le même niveau de connaissance du Japon

que la petite fille de dix ans qui demande à ses parents ce que

sont ces petites maisons sur le bord de la route, au début du

film. Si le film a fonctionné en parti grâce à cette idée de

vendre à l’Occident une vision du japon, il est nécessaire

d’expliquer la perte substantielle de référence liée au relatif

hermétisme des codes et de la tradition des esprits montrés dans

le film. Bien que les spectateurs occidentaux comprennent

effectivement le lien entre Le Voyage de Chihiro et Alice in Wonderland,

la perte de sens et de référentialité est réelle. Comme pour

Alice, le but n’était, à l’origine, pas de perdre tout à fait

les spectateurs dans un univers aux codes étranges et sans

fondements culturels familiers, mais bien de leur permettre

d’expérimenter une révision curieuse d’éléments culturels déjà

connus. Dans le quatrième chapitre de Through the Looking Glass,

Alice rencontre Twiddledee et Twiddledum qui sont des

personnages qu’Alice et le lecteur anglais connaissent d’une

comptine pour enfant populaire de l’époque et dont la paternité

a été attribuée à John Byrom. Le fait est que la notoriété des

personnages dépasse largement celle de son supposé auteur.

L’idée étant qu’Alice rencontrait des personnages que les

enfants connaissent déjà et elle interagi avec eux d’une façon

curieuse, qui n’est pas tout à fait celle à laquelle les enfants

peuvent s’attendre. De la même façon dans, un système analogue

est mis en place dans Le Voyage de Chihiro, dans le sens où bon

nombre de personnages en arrières plan sont ce qu’on appelle des

15

kami des divinités qui ont déjà une identité propre dans la

culture populaire japonaise. En un sens, Chihiro est comme le

spectateur occidental qui ne connaît pas ces monstres qui font

pourtant parti de l’univers référentiel commun de l’imaginaire

japonais. Kamaji, par exemple, est un personnage commun

arachnéen, qui ressemble à bon nombre de Yokai au corps d’homme

et d’araignée. Yubaba et Zeniba sont culturellement communes aux

mythes des montagnes japonaises. Les sorcières de ces contrées

sont ambivalentes, maternelles et effrayantes. Comme Chihiro, le

spectateur occidental ne reconnaîtra chez elles que leur

caractère fantasmagorique et n’expérimentera probablement

l’inquiétante reconnaissance de ces personnages, détournés.

Pourtant, le film d’animation ne constitue pas qu’un

renvoi distancié à la culture japonaise. Comme nous l’avons déjà

évoqué, le film fait également référence à des traditions

culturelles européennes, notamment les traditions de récits de

voyage et de retour à la maison. Ce qui est intéressant chez

Yubaba, notamment, c’est qu’elle est à la frontière des deux

traditions culturelles, empruntant à la fois aux sorcières des

montagnes et à la reine de cœur d’Alice in Wonderland, notamment

grâce à la disproportion de sa tête par rapport à son corps et

de sa gestion tyrannique de la maison de bains. La structure

même du Voyage de Chihiro est bien plus classique que celles de

Princesse Mononoké ou Mon voisin Totoro qui était surtout une

invitation contemplative sans réelle résolution. J’ai déjà

évoqué le fait que le personnage de Chihiro évolue durant

l’histoire, et devient de plus en plus confiante, jusqu’à

devenir une véritable héroïne de fiction. Si la structure de

l’histoire et son caractère reconnaissable fera l’objet d’une

étude finale à la fin de mon développement, il suffit d’étudier

la structure d’une péripétie donnée pour retrouver des racines16

occidentales. Lorsque Chihiro commence à comprendre la façon

dont la maison de bain fonctionne, celle-ci se voit assignée une

tâche qui semble impossible : nettoyer un esprit puant12. Si

l’esprit ne laisse au départ rien deviner de sa nature, et n’est

remarquable que par son odeur pestilentielle, Chihiro découvre

qu’en réalité il est prisonnier d’une forme qui n’est pas la

sienne. Chihiro découvre dans son flan une « épine ». Elle

comprend qu’en réalité c’est à cause de cette épine que l’esprit

est prisonnier de cette forme peur ragoutante. Ce qui est

intéressant dans cette péripétie, c’est que son déroulement très

précis : les habitants du parc à thème ferment leur porte devant

l’arrivée d’un étranger mystérieux. Puis se succèdent

péripéties, révélation et aides d’adjuvants, jusqu’à la

résolution : l’étranger est libéré et donne une récompense aux

gens de la maison de bain et à Chihiro. Tout cela est très

balisé. En un sens, c’est une péripétie mémorable parce qu’elle

est conçu comme un système clôt avec une situation initiale, un

élément perturbateur, des péripéties et une résolution.

L’insistance de Chihiro pour employer le terme « épine » ou

« thorne » est une référence directe au personnage d’Androclès

dans un mythe romain : Ce personnage est un esclave qui avait

été jetée dans une arène romaine pour avoir tenté de fuir son

maître. Le lion qui aurait dû le manger cependant lui fit une

spectaculaire démonstration d’affection parce que l’esclave lui

avait retiré une épine de la patte. Si les éléments n’ont pas

tout à fait la même place dans ce conte, les ressemblances sont

troublantes et la péripétie garde une structure étonnamment

simple et satisfaisante alors qu’à d’autres moments, l’histoire

cahote et provoque l’indécision du spectateur. En un sens, c’est

cette reconnaissance et ce jeu constant avec l’étrange et le

12 Image 7.17

familier, que Miyazaki explore un phénomène connu, et pourtant

remotivé par des motifs nouveaux : le thème de l’inquiétante

étrangeté.

II. Inquiétante étrangetéL’analyse de films et de romans consiste parfois à

dépasser les premières impressions, la surprise initiale causée

par une histoire qu’on ne connaît pas, pour apprécier la logique

interne d’une œuvre et en dégager un sens. Parfois, il est

nécessaire de retrouver ses premières impressions pour en tirer

des conclusions, et comprendre dans quelle mesure les éléments

des films ont été consciemment placés dans un ordre et une

disposition précises pour provoquer cette première impression.

J’ai déjà insisté sur le caractère curieux voir repoussant des

scènes avec l’esprit puant, mais ce ne sont évidemment pas les

seules scènes à être spécifiquement conçues pour créer une sorte

de dégout chez le spectateur. Il serait assez présomptueux de

penser que l’on peut, avec certitude, concevoir une typologie de

la réception d’imageries et d’événements chez les spectateurs

japonais et les spectateurs occidentaux, notamment américains,

mais j’ai déjà formulé des hypothèses de lecture concernant le

reconnaissable chez ces deux publics. Une notion fondamentale de

psychanalyse, l’inquiétante étrangeté, me permet de traiter la

question de l’étrange, du difforme et du caractère protéiforme

des personnages dans Le Voyage de Chihiro. Ce qui englobe une part

immense de l’histoire racontée dans ce conte étrange.

Le premier élément qui est presque un écho direct à cette

idée de l’inquiétant étrangeté concerne tout le début, en

réalité du film, à commencer par le véritable lieu de

l’inquiétante étrangeté, c’est-à-dire chez soi. L’inquiétante

étrangeté est une traduction de l’allemand unheimlich :

18

Le mot unheimlich est manifestement l’antonyme de heimlich, heimish,(du pays), (vertraut) (familier), et l’on est tenté d’en conclurequ’une chose est effrayant justement pour la raison qu’elle n’est pas connue ni familière. Mais il est évident que n’est pas effrayant tout ce qui est nouveau et non familier13.

Chihiro commence son périple alors qu’elle change de

maison. Il s’agit donc d’un voyage transitoire entre un foyer

familial qui n’existe plus et un foyer qui n’existe pas encore.

L’attitude de ses parents est au cœur de ce qui est

problématique dans le début du film. L’identification vis-à-vis

du personnage principal se fait notamment parce que le

personnage de Chihiro est délaissé par des figures parentales

qui sont très grandes, imposantes, comme l’attestent les contre

plongées et qui la mettent à distance ainsi que les plans

découpés de façon à isoler Chihiro, à cause de sa taille14. Les

parents n’écoutent pas leur fille et ne suivent que leurs

propres envies et désirs. Les mots adressés directement à leurs

filles sont des reproches ou des griefs. « Ne t’accroche pas à

moi comme ça » lui dit sa mère dans le tunnel tandis que son

père ne s’adresse pratiquement jamais à sa fille. En ce sens,

les parents de Chihiro ne correspondent ni à l’image totalement

rassurante d’un parent face aux dangers, ni à l’image totalement

aliénée de la marâtre antagoniste ou du père violent. Le moment

précis où le voyage solitaire de Chihiro commence survient

lorsque ses parents sont transformés en cochon par leur propre

voracité : en un sens, c’est la parfaite réalisation d’une forme

d’inquiétante étrangeté qui prend racine dans le familier et qui

donne lieu à un moment à la fois effrayant quoiqu’issu des

parents qui portent en eux l’idée, pour Chihiro, du foyer en

transit. Une définition de l’inquiétante étrangeté semble

13 Freud : 215.14 Image 8.

19

correspondre précisément à ce moment de l’aliénation du familier

vers quelque chose d’effrayant :

L’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier15.

J’ai déjà établi que le travail du deuil des figures

parentales chez Chihiro était au cœur de l’histoire, mais une

autre composante essentielle du travail de cette petite fille est

d’accepter la duplicité des autres. L’originalité du film réside

notamment dans le fait qu’il existe toujours plusieurs versions

d’un même personnage à différents moments de l’histoire. En un

sens, ce qui déstabilise le plus en première vision est le fait

que les personnages n’ont jamais un seul but ou un seul visage.

Si Chihiro se transforme moralement et spirituellement, qu’elle

accepte le deuil et son potentiel de protagoniste de l’histoire,

cette transformation n’est pas physique, à part lorsqu’elle

porte de nouveaux habits pour son travail. Cette évolution

s’inscrit dans le cadre de l’histoire, dans le cadre d’une

progression naturelle, à laquelle le spectateur s’attend.

Cependant, dès le début du voyage de Chihiro, son départ est

motivé par la peur de la duplicité, et notamment lors de sa

rencontre d’une statue à deux têtes qui se trouve à l’entrée du

tunnel16. Lors de son voyage, les figures de la duplicité vont se

succéder pour la perdre au départ puis la sauver par la suite.

Ses parents, transformés en cochon, Haku, le gentil magicien qui

est en fait un sbire de Yubaba, Yun qui semble peu encline à

l’aider et qui fait semblant de la rejeter devant Haku. Zeniba

et Yubaba sont, elles, évidemment, la mise en scène ostensible

d’un principe de duplicité. Au départ, lorsque Chihiro est

confrontée à la possibilité d’une duplicité de l’apparence et de15 Freud : 215.16 Image 9.

20

l’être elle se sent incapable de réagir. Elle se montre

d’ailleurs incapable de comprendre les mensonges des autre,

comme l’atteste le moment où elle demande s’il existe deux Haku,

car celui-ci le désavoue devant Yubaba. Cela vient à changer

cependant, lors de la péripétie fondamentale de l’esprit puant.

Chihiro comprend alors que les choses ne sont pas physiquement

toujours ce qu’elles semblent être, et qu’un esprit positif peut

se cacher sous des atours peu plaisants. Alors, l’histoire de

Chihiro n’est plus seulement celle d’une petite fille qui

accepte d’assumer sa propre identité, mais aussi d’une héroïne

capable de ressusciter chez les autres leurs identités perdues.

Et cela survient à divers moments de l’histoire. Le dragon Haku

se souvient de sa nature de dieu de la rivière, dans une

transformation finale de l’état de dragon, à son état initial,

Chihirp redonne à Yubaba le sens de certaines valeurs

fondamentales et l’appelle Grand-mère en la réinvestissant d’une

capacité à la parentalité. Le rôle de Chihiro n’est plus

seulement de reconnaître l’essence chez les autres mais de les

aider à retrouver pour eux-mêmes, leur essence perdue. Chihiro

est alors une véritable héroïne de la redécouverte de l’identité

et de l’acceptation d’une duplicité dans un univers japonais

mondialisé. En un sens, Chihiro est une héroïne du retour, et de

la repossession de l’identité perdue d’un japon en manque de

repères, dans lequel la maison de bain est le véritable lieu de

l’inquiétante étrangeté, à la fois reconnaissable et aliéné,

traditionnel et détourné par la modernité, ou plutôt la

postmodernité.

Par son statut de dessin animé référencé, Le Voyage de Chihiro

n’est alors pas juste une histoire sur le deuil et la

transformation, mais également une œuvre d’art sur la péremption

d’une tradition, de ses mythes et de ses histoires lorsque21

celles-ci se retrouvent confrontées au conformisme et à

l’uniformisation.

III. Histoires et traditions : le danger de

l’absorption du story-telling

I. Images en mouvementLa première image du film joue déjà avec le format de

l’animation et, en un sens, l’idée d’un message. Le premier plan

du film est un plan rapproché d’un bouquet de fleur et d’une

carte de vœu adressée à Chihiro17. Les quelques soubresauts de la

carte et des fleurs font comprendre au spectateur que quelque

chose est en mouvement, probablement un véhicule dans lequel se

trouve les fleurs. Pour les quelques secondes du plan fixe, il

faut plusieurs dizaines d’images. En un sens, les fleurs sont

fixes, dans un véhicule en mouvement ce qui permet une analogie

avec le médium. Pour obtenir un plan fixe, il faut plusieurs

images pour reproduire une forme légère de mouvement. Le titre

français du film Le Voyage de Chihiro est curieux, notamment parce

qu’il perd la qualité poétique retranscrite en anglais, Spirited

Away, l’idée d’être enlevée par des esprits. Il entérine

cependant le fait que Chihiro ne cesse jamais de se mouvoir dans

un espace. En un sens, si son histoire n’est pas un voyage d’un

point A à un point B, comme dans Wizard of Oz, Chihiro ne cesse

jamais de se déplacer d’un point à un autre de la maison de

bains. La majorité du film se déroule dans ce lieu curieux

dirigé par Yubaba, mais le nombre de montées, de descentes

notamment pas plusieurs moyens comme des escaliers, des

ascenseurs, des puits, un dragon est exténuante. En un sens, il

faut pour Chihiro, beaucoup de mouvement pour garder sa place

17 Image 10. 22

sous les ordres de Yubaba. Et cela place Chihiro dans une

condition particulière où le voyage est réel, et pourtant

totalement fantasmé, totalement intérieur. Le Voyage Chihiro, malgré

toutes les marques du voyage initiatique, et la progressive

transformation de Chihiro, n’est jamais que le récit d’un retour

à l’état à initial. Ou plutôt beaucoup de dessins pour une

fixité d’esprit caractérisé par les dernières paroles de la mère

de Chihiro adressées à sa fille « Chihiro ne t’accroche pas

comme ça tu m’empêches d’avancer » Ce qui est exactement ce qui

était dit dans le tunnel au début du film. Comme s’il ne s’était

rien passé véritablement pour Chihiro. C’est à ce moment précis

de mon questionnement sur le véritable apport de l’aventure à la

personnalité et à la maturité de Chihiro, que je me souviens de

la Reine rouge dans Though the Looking Glass, lorsqu’elle courait

pendant plusieurs minutes sans avoir changé d’endroit :

"Now, here, you see, it takes all the running you can do, to keep in the same place. If you want to get somewhere else, you must run at least twice as fast as that!18"

En un sens, Le Voyage de Chihiro caractérise le geste

d’animation par excellence, où la production du mouvement est

plus important que sa destination. Miyazaki est connu notamment

pour donner le temps à ses personnages de faire de petites

actions sans conséquences sur l’histoire, comme ce moment où

Chihiro remet ses chaussures jaunes tout en s’assurant en

tapotant lentement que ses pieds sont bien calés. Il existe en

japonais un mot pour la notion d’ « emptiness » de vide

personnifié dans une action silencieuse qui n’est que

l’expression d’une mimesis mais pas d’une histoire.

Durant tout le développement de l’histoire, Miyazaki

avait à cœur de reproduire ce qu’il voyait chez les filles de

18 Carroll : 42.23

l’âge de Chihiro. Il lui importait véritablement de faire un

film, non pas universel, pas un film qui serait facile à vendre

pour petits et grands, mais simplement un film qui plairait, qui

parlerait à une catégorie très restreinte de la population, les

petites filles de 10 ans. Et finalement, c’est cette volonté

d’un retour à ce qu’est un enfant de dix ans, que le dessin

problématise dans ce film. Comment, lorsque tout autour de soi

est en perpétuelle mutation et ne reste jamais en place, rester

la personne que l’on veut être. Il faut agir et bouger pour

atteindre une certaine fixité. En un sens, Le Voyage de Chihiro,

n’est pas tant le récit d’une petite fille qui grandit, et ne

ressemble pas réellement au récit initiatique classique que l’on

trouve dans les contes et dans leurs itérations populaires,

issus des studios Disney, c’est le récit d’une petite fille qui

essaie véritablement de rentrer chez elle, c’est-à-dire de

rester ce qu’elle est, cette petite fille qui a une certaine

aptitude à la curiosité et à la rectitude morale. Pour tous les

autres personnages, le fait de rester au même endroit implique

nécessairement une évolution, comme nous l’explique la logique

Carrollienne de la reine rouge. Et là encore, c’est parce que Le

Voyage de Chihiro est un film d’animation que la malléabilité des

personnages permet de rendre compte de leur profonde

transformation. Comme je l’ai précisé dans la première partie,

les personnages de la maison de bain sont en constantes

transformations vers un état de plus en plus animal, oublieux de

leur nature d’origine. C’en cela que Chihiro puise bien plus son

inspiration dans Alice in Wonderland que dans Wizard of Oz. Miyazaki,

dans une interview à Roger Ebert, l’explique lui-même, en

partie :

I told Miyazaki I love the "gratuitous motion" in his films; instead of every movement being dictated by the story,

24

sometimes people will just sit for a moment, or they will sigh,or look in a running stream, or do something extra, not to advance the story but only to give the sense of time and place and who they are.

"We have a word for that in Japanese," he said. "It's called ma. Emptiness. It's there intentionally.19"

En un sens, il faut beaucoup d’images en mouvement pour

animer un enfant en train de s’asseoir, dans le cinéma de

Miyazaki, parce qu’il faut beaucoup d’images pour capturer un

être en constante réactualisation, et donc réaffirmation de son

identité.

La réaffirmation et la réappropriation d’une identité en

passe d’être perdue est également au centre du questionnement

civilisationnel du Voyage de Chihiro, mais également du

questionnement de l’histoire : comment peut-on raconter une

histoire au carrefour de diverses traditions culturelles sans

risquer de perdre l’identité culturelle propre d’un pays ?

II. Un japon de parc à thèmeNous avons évoqué précédemment le fait que pour beaucoup

d’occidentaux, ce film constituait une introduction à la culture

et aux mythes japonais. S’il est vrai que le film assume une

part de syncrétisme entre les mythes japonais et le mythe

américain de la redécouverte du monde, il est aussi vrai que

l’identité japonaise même des personnages de la maison de bains

est en fait sujette à caution. De nombreux indices laissent à

penser qu’en réalité, le modèle même de la maison de bains est

un dérivé d’une vision post-mondialisée du culte japonais, une

sorte d’appropriation culturelle où le mercantilisme et

19 Rogert Ebert : http://www.rogerebert.com/interviews/hayao-miyazaki-interview

25

l’avarice sont des valeurs étalons pour tous les esprits et les

créatures de la maison de bains. Le premier doute sur la nature

purement traditionnelle de la maison de bains apparaît dès lors

que le père de Chihiro révèle la qualité du matériau des

bâtiments du parc. L’univers dans lequel les esprits se sont

réfugiés n’est qu’un parc d’attraction. Autrement dit, une

imitation d’un Japon traditionnel. L’insistance du père de

Chihiro sur le matériau du portail qui les mène vers la gare

puis vers le parc d’attraction est une des clefs de

compréhension du principal problème de la maison de bain. C’est

une idée avec laquelle il est difficile de se familiariser car

le public occidental n’a qu’une vague idée de ce que représente

la culture japonaise, n’ayant pas la même visibilité que la

culture américaine dans la mondialisation culturelle. Le parc

d’attraction peut être facilement confondu avec un véritable

site historique japonais. Les autres données par le père de

Chihiro sont importantes, c’est un parc d’attraction qui a été

construit au moment d’une bulle économique, dans les années 80.

Le parc et sa maison de bains ne sont en réalité pas vieux de

plus de vingt années quand Chihiro y rentre. La découverte du

lieu par Chihiro dans la première moitié du film ne fera que

renforcer cette impression. Dès l’origine, L’un des détails

importants est la tête de poisson qui apparaît à divers endroits

du film20 et qui n’est que la vision caricaturale de la

nourriture japonaise et le fait que la première étape du parc

d’attractions, consiste en une série de restaurants, comme on

reproduirait en quantité un même motif. Ici le restaurant

japonais fonctionne en synecdoque de l’esthétique et des valeurs

de la maison de bains. La quantité industrielle est toujours de

rigueur dans la richesse recherchée et dans les moyens employés

20 Image 11.26

pour y parvenir. Tout le lieu visité par Chihiro est marqué par

une esthétique de la mécanique sur laquelle on a calqué du faux

vieux. Du plâtre. Le pont21 a beau être en bois, il est soutenu

par une structure métallique. La maison de bain est bien trop

monumentale pour correspondre aux proportions de l’époque, les

appartements de Yubaba sont bien plus européens qu’ils ne sont

japonais22, et l’endroit où travaille Kamaji est directement

inspiré des usines de la révolution industrielle. Ce qui ne

correspond en rien à une vision traditionnelle du Japon. Même

l’arrivée très cérémonieuse des kamis23 (ces divinités

japonaises) au début du film est, d’une certaine façon

problématique, car ils arrivent en bateau à vapeur, qui est

peut-être un renvoi à une attraction phare du parc Disneyland

présent aux Etats Unis, l’attraction Mark Twain, mais également

à Tokyo. Miyazaki est un homme admiratif de l’industrie, de

l’aviation et de la technique mais en a toujours fait une

représentation ambivalente. En un sens, le film est un parc

d’attraction dédié à la redécouverte de kami et de traditions

japonaises, mais c’est justement cette esthétique de l’excès et

du trop-plein qui est remise en question. Comme souvent, dans Le

Voyage de Chihiro, les apparences sont trompeuses. Après tout, le

périple de l’héroïne commence lorsqu’elle croise à l’entrée du

tunnel ce Janus prophétique, figure de la duplicité et du

polymorphisme. Une lecture possible est celle d’un polymorphisme

sociétale. La civilisation implique de taire sa nature non

policée et d’afficher un discours et une apparence amendée mais

ce n’est pas tant le cas ici. Le personnage de Chihiro ne cesse

jamais de révéler aux personnages leurs vraies nature, une fois

qu’elle passe du rang de spectatrice au rang de protagoniste

21 Image 12. 22 Image 13.23 Image 14.

27

efficient : elle révèle aux autres personnages la véritable

forme du dieu de la rivière, elle révèle à Haku son statut de

kami de rivière et son vrai nom, et elle révèle à Yubaba la

vérité derrière l’apparence de son enfant.

Car lors du séjour de Chihiro, on se rend compte que la

maison de bain a une influence néfaste sur les esprits. Ce ne

sont pas les esprits qui sont faux, c’est bien le lieu qui

corrompt leurs valeurs morales et qui applique sur leur nature

et leur identité profonde des aspirations qui ne sont pas celles

de leurs mythes et légendes. Haku n’est motivé que par l’envie

de devenir un magicien puissant, Yubaba n’est motivée que par

l’or et les possessions terrestres. Elle règle même la vie de

son enfant en fonction de ces règles illicites de vies aux

valeurs néfastes, en contrôlant absolument l’environnement du

poupon qu’elle coupe de toute nature véritable : en atteste

cette image du total contrôle mécanique qu’elle impose sur ses

jours et ses nuits24. En un sens, l’enfant de Yubaba n’est peut-

être pas un enfant, mais simplement un adulte qui a gardé ses

valeurs enfantines d’absorption et de caprices et donc son

apparence de poupon monstrueux. Zeniba elle-même qui apparaît la

première fois dans le bureau de Yubaba semble vaniteuse, attirée

uniquement par son sceau. Lorsque Chihiro la retrouve dans sa

propre maison, elle sera cependant bien plus sympathique et

jouera le rôle d’une nouvelle figure maternelle prête à aider

Chihiro et ses amis. Un autre passage nous aide à comprendre la

corruption des valeurs chez les habitants de la maison de bains.

Alors que le Sans Visage n’inspirait aucune sympathie, car il

est une créature sans culture et sans histoire, celui-ci offre

de l’or en quantité aux employés. Tous les employés corrompent

alors l’équilibre jour-nuit de la maison et mettent en place une24 Image 15.

28

fête qui n’est qu’une parodie de cérémonie avec une chanson

grotesque et la reprise quasi-sacrilège de motifs normalement

réservés aux figures impériales ou religieuses25. C’est

véritablement le moment où toute la maison apparaît comme

corrompue car abusée par la croyance que le parc d’attraction

était une réédition des maisons et des lieux d’autrefois. En un

sens, parce que le parc d’attraction n’a été construit que pour

gagner de l’argent et non pas pour célébrer véritablement la

mémoire des mythes et de l’architecture japonaise, les fantômes

ne pouvaient que reproduire ce modèle de pensée. Le film d’Hayao

Miyazaki est surprenant car totalement conscient du risque qui

existe à produire un film dont l’esthétique est fondée sur celle

des traditions japonaises mais dont l’esprit est marqué par les

stigmates de la mondialisation inconsciente26. Le propos de

Miyazaki apparaît alors comme pessimiste. Il parait convaincu

que la mondialisation et le capitalisme à outrance apporte non

seulement une subversion des valeurs japonaises ancestrales,

mais en plus la corruption profonde des esprits, donc de

l’esprit japonais En ce sens, par le personnage de Chihiro,

Miyazaki essaie de convoquer la figure de la petite fille qui,

malgré les valeurs détournées de ses parents et de sa société,

saura retrouver en elle et chez les autres, même ceux qui l’ont

oublié, la véritable valeur de la culture régionale et du lien

avec la nature. Il ne défend cependant pas juste sa propre

culture, il est aussi un ardent défenseur de la culture

occidentale, en tant qu’elle est sa proie voix, et vectrice de

ses propres valeurs, et que si le syncrétisme mutuellement

enrichissant est positif – le Japon nouveau de Chihiro, la

tradition ancienne de Kohaku, le dragon – l’un ne doit pas noyer

25 Image 16.26 Image 17.

29

l’autre, comme le dit Susan Napier dans un essai formidable sur

Chihiro et le carnavalesque :

« This search involves a quest to rediscover and reincorporateelements of purity, self-sacrifice, endurance, and team spirit,all of which have been historically regarded as quintessentialJapanese, and reintegrate them into a form that has resonancefor the contemporary world.. 27»

L’image de l’immersion es de la disparition est un autre

mythe du tsunami et de la peur ancestrale japonaise, qui ne

fait que monter et monter encore durant tout le film. Il ne

s’agit pas de détruire le japon moderne, il faut que celui-ci ne

détruise pas l’héritage du japon ancien. Ce questionnement

existe également dans un pays qui n’a arrêté de détruire ses

merveilles architecturales qu’au début des années 2000. A de

nombreux égards, on peut considérer que les Etats Unis

connaissent la même problématique, alors que le World Trade

Center a posé lui-même pour la première fois, la question de la

conservation d’une mémoire collective enfermée dans un immeuble

qu’on aurait préféré ne pas avoir vu détruit. Et c’est peut-être

en un sens ce qui aide ce film à résonner à ce point avec le

public américain : la peur nouvellement acquise de

l’annihilation d’un patrimoine dont on se rend à peine compte

qu’il nous manquerait si on le perdait.

La question du deuil développée en première partie se

trouve alors remotivée d’une façon tout à fait originale. Il ne

s’agit pas simplement d’accepter le deuil de ses parents, mais

également celui d’une partie du patrimoine culturel et urbain

japonais, détruit à une époque d’intense reconstruction et

d’assimilation d’une culture capitaliste. L’objectif de Chihiro

est non seulement d’apprendre à accepter ce deuil, comme je l’ai

montré, mais également d’aider les personnages secondaires à27 Susan J. Napier : 225

30

comprendre ce qui fait la qualité même de leur héritage

japonais, et le fait qu’ils peuvent encore le retrouver en eux-

mêmes. Le terme du voyage de Chihiro, chez Zeniba, prend la

forme d’une revendication « On ne perd jamais vraiment ceux

qu’on aime, on ne fait que les oublier ». Elle-même vit dans un

Japon qui n’aurait pas été souillé et qui fonctionne en miroir

de la maison de bain : simple, dans un écrin de nature, et ayant

une influence bénéfique sur Chihiro et ses amis. Notamment

l’enfant de Yubaba qui apprend à la fois que la nourriture peut

être positive, comme Chihiro l’a appris avec la boule d’herbes

médicinales, mais également que l’artisanat et l’exercice sont

aux fondements d’une vie saine, toute japonaise28. L’émerveillement

provoqué par la maison de Zeniba est d’une toute autre nature

que celui provoqué par les scènes de découverte du parc

d’attraction. Le rythme est radicalement ralenti pour cette

simple scène, pour la mesure de l’effet. Miyazaki explique dans

une interview racontée par Roger Ebert, l’intention derrière ce

genre de scènes lentes aux gestes très subtiles :

I told Miyazaki I love the "gratuitous motion" in his films;instead of every movement being dictated by the story,sometimes people will just sit for a moment, or they will sigh,or look in a running stream, or do something extra, not toadvance the story but only to give the sense of time and placeand who they are29.

"We have a word for that in Japanese," he said. "It's called ma. Emptiness. It's there intentionally."

Miyazaki s’est toujours érigé contre l’excès de spectacle

dans les films, ce qu’il appelle « eye candy » et en un sens,

son film est effectivement une mise en valeur des petits moments

de la vie quotidienne face au caractère parfois effrayant des

morceaux visuels plus opératiques. Le domaine de Zeniba n’a de

28 Image 18.29 Ebert 

31

magique qu’un simple élément qui est cette petite lampe montée

sur pied qui saute lentement vers sa destination30. Tandis que

chez Yubaba l’animation et le dessin sont incroyablement

complexes, à la fois pour le décor de ses appartements,

d’ailleurs très pseudo-occidentaux et pour sa bouche, animée de

façon très complexe. Par ailleurs, sa magie n’est destinée qu’à

la précipitation31 et à l’anéantissement des gestes naturels,

comme les hésitations dans la voie ou la marche lente de

Chihiro. En un sens, Sa sœur jumelle est la conservation d’un

japon traditionnel qui refuse d’abdiquer face à la précipitation

du rythme de vie, en générale, mais également de l’animation à

l’occidentale, de plus en plus tournée vers la rapidité et

l’absence de silence. Si le cinéma de Miyazaki est aussi

atypique, c’est parce qu’il met en confrontation différents

types de rythmes (rapides et saccadés chez Yubaba, lents et

contemplatifs chez Zeniba) et différents types d’animation (le

visage simple de Chihiro, les textures complexes des

appartements de Yubaba) et opère, par ses films, la

revendication d’une esthétique japonaise de la lenteur et de

l’harmonie avec la naturel, fort éloigné des productions

d’animation Disney par exemple.

Si ce dénouement positif existe, et permet même à Kohaku

se retrouver son statut de Kami, il ne faut pas oublier que sa

rivière a été bétonnée, comme le révèle Chihiro. Et il ne faut

surtout pas oublier que le destin du Sans Visage reste

incertain, et porte peut-être en sa création le germe du

pessimisme de Miyazaki. Son arc narratif est, à ce titre l’un

des plus passionnants, l’un des plus déstabilisants qu’il m’ait

été donné d’étudier.

30 Image 19.31 Image 20.

32

III. Perte de l’histoire, possibilité du néant

culturel et identitaire.Un des éléments les plus déstabilisants du film, c’est

sans conteste, la figure du Sans Visage, figure fondamentale de

mon traitement de la question de l’aliénation, et de

l’inquiétante étrangeté. Le Sans Visage tient notamment sa

particularité du fait qu’il est la figure qui échappe aux

procédés de caractérisation classique. Pas tout à fait un

adjuvant, pas tout à fait un opposant, une force sans identité

mais qui semble vouloir quelque chose. Son arc narratif ne

commence ni ne se termine véritablement. A peine sait-on qu’il

apparaît sur le pont la première fois que Chihiro rentre dans la

maison de bain, et qu’il va rester vivre en compagnie de Zeniba.

Chihiro l’a certes soigné de son affliction mais ne lui a en

aucun cas donné ce qu’il voulait, ni ne lui a rendu ses

souvenirs. J’ai déjà évoqué le fait qu’il représentait une force

archaïque d’incorporation, notamment par son incapacité à

accepter la perte totale de son identité. Ce qui est passionnant

dans la figure du Sans Visage, c’est qu’aucune créature qui lui

ressemble vraiment dans la culture japonaise. Il existe certes

un yokaï Sans Visage dans la tradition, mais celui-ci est un

homme qui effraie les passants, justement parce qu’il n’a pas de

visage, que sa peau est entièrement lisse. Le personnage du Sans

Visage n’est ici pas représentatif de ce Yokaï, et n’est

représentatif, en réalité, d’un tradition particulière, dans le

mythe japonais ou les mythes occidentaux A peine porte-t-il un

masque de théâtre No qui ne le raccroche cependant pas à un

personnage précis. Le Sans Visage existe en réalité, en tant que

force qui symbolise la possibilité d’une annihilation totale de

la fiction par la destruction de la tradition. La comparaison de

son arc narratif avec celui de l’esprit puant est très parlant

33

L’épisode de l’esprit puant est un épisode bien plus

classique que celui du Sans Visage. C’est une péripétie très

ordonnée, comme je l’ai déjà dit, circonscrite et qui s’inscrit

dans un champ d’application précis des outils du storytelling à

l’occidentale. Son arrivée est signalée aux spectateurs et aux

habitants de la maison de bain comme un événement. C’est un

événement au sens où celui-ci survient au su et au vu de tous les

personnages, qu’il est préfiguré par l’intuition de Yubaba qui

comprend que quelqu’un arrive. C’est une créature physiquement

délimitée et qui prend de la place au sens où les habitants du parc

à thème ferment leurs volets sur son passage. C’est un moment

qui ressemble au topos de l’arrivée d’un étranger dans une ville

de l’ouest américain. Tout ce qui suit progresse selon un arc

narratif traditionnel aux événements aisément délimitables :

l’arrivée du personnage, son caractère redoutable, physiquement

manifesté par son odeur, l’épreuve qui est donnée par l’autorité

de l’histoire (Yubaba) à la jeune protagoniste (Chihiro). Elle a

un objectif clair à remplir, qui est de nettoyer l’esprit. Elle

rencontre plusieurs obstacles, comme le fait qu’elle laisse

tomber la tablette pour le bain, dans le trou, ou le fait

qu’elle-même trébuche à plusieurs reprises. Puis survient un

retournement de situation dans lequel elle se rend compte que la

créature est semblable au lion d’Androclès, rendu féroce à cause

d’une épine.. Survient alors Yubaba qui joue l’adjuvant et le

mentor de Chihiro et qui utilise une magie, notamment signalée

par un bruitage assez caractéristique des films pour enfants32.

D’ailleurs, la magie ici est considérée comme un force positive

qui a son rôle à jouer, à la différence de son caractère

ambivalent dans la suite du métrage. L’histoire continue tandis

que l’on se rend compte que l’épine est en réalité un déchet et

32 Image 21.34

que la créature est en fait un esprit de la rivière. Puis vient

enfin la conclusion, la récompense donnée à Chihiro et enfin, le

départ de la créature de la rivière vers sa maison. La péripétie

est tellement classique est prévisible dans son déroulement et

dans sa résolution que le procédé ne peut être que conscient et

même un peu grossier. Lorsque Chihiro réussit, à l’issu du

deuxième acte de cette péripétie, à extraire l’ « épine »

l’esprit lui dira même « Tu as réussi »33 ce qui achève de faire

de cette péripétie, une péripétie topique, presque archétypale

de la façon dont une épreuve devrait se dérouler dans une

fiction. En un sens, c’est l’un des moments les plus mémorables

du Voyage de Chihiro, notamment parce que toute l’histoire suit

une mécanique consciente d’une histoire racontée selon les

étapes des trois actes (ou des cinq actes selon l’école de

pensée) du monomythe de Campbell. La péripétie est mémorable

également à cause de son caractère très classique dans une

histoire qu’on a par ailleurs plébiscitée pour son originalité.

Le fait que le monstre signale à Chihiro qu’elle a réussi

l’épreuve, d’une façon aussi appuyée, montre bien le caractère

sur joué de l’ensemble.

Cette péripétie fonctionne en réalité en écho d’une autre

péripétie, beaucoup plus confuse qui est celle du Sans Visage.

Mais tandis que l’une respecte l’unité de temps, de lieu et

d’action, celle du Sans Visage, qui repose pourtant sur le même

principe, révéler ce qui est enfoui, fonctionne en réalité de

façon beaucoup plus dissolue. Miyazaki a révélé au cours d’une

interview que le Sans Visage n’était pas censé avoir une telle

importance, mais que c’est au cours de la réécriture du scénario

et une nécessité de raccourcir l’ensemble, que celui-ci s’est

retrouvé avec un rôle plus important. A l’origine, le Sans33 Image 22.

35

Visage n’avait même pas de rôle autre que celui de personnage

d’arrière-plan. En un sens, le personnage s’est frayé un chemin

dans la fiction comme le Sans Visage s’est frayé un chemin dans

la maison de bain.

C’est parce que le Sans Visage représente le risque

profond d’une miscibilité d’une culture japonaise dans une

culture mondialisée. En entrant dans la maison de bains, le

personnage, vide, ne peut se remplir que des valeurs

d’absorption et de consommation qui imprègnent les lieux.

L’histoire du Sans Visage ne suit pas de structure, pas même de

conte ou de mythes, profondément parce qu’il ne fait que copier

çà et là les caractéristiques de ceux qu’il côtoie comme il a

copié le personnage de la grenouille en l’ingérant, il s’est

fait sien sa voix et sa démarche de grenouille. Quant à son

désir de plaire à Chihiro, il faut comprendre qu’il essaie de

s’attirer ses faveurs sexuelles. En effet, dans les maisons de

bains, la pratique de la prostitution est devenue chose courante

et le Sans Visage, en tant que cristallisation de tous les vices

et les démons d’un japon mondialisé, incarne également cette

réalité sociologique troublante d’un japon où la

pédopornographie et la prostitution constituent un problème. Une

scène fait implicitement référence aux activités d’une partie de

la clientèle de la maison de bain, lorsque Chihiro prend

l’ascenseur avec un monstre et s’arrête à un étage où on ne

distingue que des râles et les ombres des monstres derrière un

paravent34

Lorsque Yubaba dit qu’elle perçoit qu’un étranger est

venu dans sa maison, le spectateur croit qu’elle parle de

l’esprit puant : en réalité elle évoque l’esprit puant et le

34 Image 22.36

Sans Visage, qui ont des destins et des caractéristiques

communes.

Le Sans Visage cristallise, en un sens, la peur de la

disparition de la culture et de la dissociation de l’identité

présente dans la filmographie de Miyazaki dans Nausicaa, Princesse

Mononoke, et Le Vent se lève. Le Sans Visage est potentiellement la

créature la plus vieille des bains, car elle est celle dont

l’humanité aura disparu totalement sans possibilité de retour.

La prédation de la créature du Sans Visage, si elle ne

trouve pas de semblable dans les contes et légendes japonais et

occidentaux, trouve peut-être une filiation chez l’Alien réalisé

par Ridley Scott. En effet, l’Alien et le Sans Visage partagent

plusieurs caractéristiques en commun. Le personnage féminin est

le personnage principal dans les deux cas. Ripley et Chihiro.

Elles appartiennent toutes les deux à une une construction

humaine gigantesque, fruit du capitalisme débridé. Le Nostromo

pour Ripley, et la maison de bain pour Chihiro. Le premier est

un convoi de minerais pour l’entreprise qui domine la planète

terre, la Weyland Yutani, le deuxième est une maison de bain

construite lors d’une bulle économique où l’on a tenté de

reproduire un japon traditionnel destiné à gagner de l’argent.

Les deux créatures poursuivent leurs victimes dans les méandres

sinueux de leurs lieux respectifs. Et les deux créatures

survivent en absorbant leurs victimes tout en copiant les

caractéristiques de leurs hôtes. L’alien qui n’est qu’une

créature arachnoïde au départ, acquiert une forme

anthropomorphique lorsqu’il a pondu un œuf dans l’estomac du

personnage de John Hurt. Le Sans Visage a absorbé la voix et les

caractéristiques physiques du personnage de la grenouille verte.

Les deux figures se caractérisent par une violence sexuelle

37

potentiellement impossible à étancher. Si cela devient

concevable à la lueur de notre analyse du personnage du Sans

Visage, il faut reconsidérer les designs originaux du xenomorph

par Giger35 pour se rendre compte de son caractère véritablement

phallique. On peut aussi comparer les deux design pour

comprendre à quels points leurs principes initial est

fondamentalement similaire36

Le point de convergence le plus frappant, et surtout

porteur de sens repose sur le fait que les deux créatures sont

capables d’absorption et de copie parce que, ce faisant, elles

comblent ainsi leur vide ontologique premier. Ces deux créatures

étanchent leur soif d’une identité causée par une absence totale

de culture et de passé. Je me permets ce rapprochement notamment

pour insister sur le fait qu’il n’existe en réalité pas une

tradition esthétique ou mythique qui les inclue tous les deux

mais bien un lien thématique de la perte profonde de la capacité

de l’être humain à inscrire son identité dans une réalité

historique mythique.

En créant le personnage du Sans Visage, Miyazaki invente

un personnage anhistorique, qui n’existe en réalité que par

copie et par assimilation. Son arc narratif est profondément

original parce qu’il est celui d’une absorption du système

narratif initial, comme si le sujet même du film s’était fait

absorber par une cristallisation de son principe : le diagnostic

d’une mort progressive du particularisme culturel japonais face

à la standardisation du story-telling. En un sens, le Sans Visage

est un geste de monstration du règne de l’histoire commutative,

dans un monde où le terme « industrie du cinéma » s’uniformise,

35 Image 24. 36 Image 25 ; Image 26.

38

s’opacifie jusqu’à oublier ses racines et son identité. Le Sans

Visage n’était pas un élément prévu au départ. C’est justement

son caractère inattendu et son origine qui symbolise le film, et

son intransigeance esthétique. Le tour de force de Miyazaki

parait alors de proposer aux yeux d’un public occidental habitué

aux histoires standardisées une critique du principe même d’un

film commercial conçu pour le plus grand nombre.

Table des matières :

I. Le deuil et l’oubli......................................4

I. La disparition du nom, la disparition de l’humain......4

II. Incorporation archaïque et japon traditionnel..........6

II. Chihiro et le spectateur américain au Japon..............9

I. Le japon expliqué aux outsiders. Reconnaissance et

hermétisme.......................................................9

II. Inquiétante étrangeté.................................11

III. Histoires et traditions : le danger de l’absorption du

story-telling.....................................................13

I. Images en mouvement...................................13

II. Un japon de parc à thème..............................16

III. Perte de l’histoire, possibilité du néant culturel et

identitaire.....................................................20

39

Filmographie/Biliographie......................................

.................................................. 26

Annexe

photographique…………………………………………………………......27

Filmographie :

Le Voyage de Chihiro. Réal. et scénario. Hayao Miyazaki. Ghibli,2001. Disney, DVD, 2002.

Alien. Réa. Ridley Scott, Scénario. Ronald Shusett, Dan O’Bannon.Act. Sigourney Weaver,. Brandy Wine production, 1979, Twentiethcentury Fox, DVD, 2000.

40

Bibliographie :

Carroll, Lewis. Through the Looking Glass and What Alice Found There.London : Macmillan and Co. 1878. Web. Ebert, Roger. « Review of Spirited Away » Rogertebert.com.[web]http://www.rogerebert.com/reviews/spirited-away-2002 . 2002.Pageconsultée le 10 décembre 2014--- « Interview of Hayao Miyazaki » Rogerebert.com [web] 2002.http://www.rogerebert.com/interviews/hayao-miyazaki-interview.Page consultée le 10 décembre 2014.Freud, Sigmund. L’Inquiétante Etrangeté et autres essais. Saint-Amand :Folio. 2013. Imprimé.Napier, Susan J. « Carnival, Containment, and Cultural Recoveryin Miyazaki’s « Spirited Away » » Journal of Japanese Studies,Vol. 32, No. 2 (Summer, 2006), pp. 287-310.Torok, Maria. « Maladie du deuil et fantasme du cadavreexquis. » Revue française de psychanalyse, vol. 32, n° 4 (1968) : 715-735. Web. Consulté le mardi 9 décembre 2014.

41

ANNEXE PHOTOGRAPHIQUE

Image 1 : Message initial.

Image 2. Envahie par les fleurs

42

Image 3 : Yun et Chihiro

Image 4: Les femmes de la maison de bain

43

Image 5: les hommes de la maison de bain

Image 6: la langue du Sans Visage

44

Image 7: l'Esprit puant

Image 8: Chihiro isolée de ses parents

45

Image 9: La statue aux deux visages

Image 10: un au revoir à Chihiro.

46

Image 11: la tête de poisson.

Image 12: le faux pont en bois.

47

Image 13: appartement à l'occidentale.

Image 14: bateau à vapeur

48

Image 15: jours et nuits artificiels.

Image 16: cérémonie dévoyée.

49

Image 17: les ordures de l'esprit puant.

Image 18 : activité physique et artisanat

50

Image 19: émerveillement sobre.

Image 20: rapidité et frénétisme magique.

51

Image 21: Magie agentique de Yubaba.

Image 22: « Tu as réussi »

52

Image 23: Des ombres derrière le paravent.

Image 24: xénomorph utilisé dans Alien.

53

Image 25: bouche du xénomorph.

Image 26: avidité du Sans Visage.

54