« Le judaïsme à l’époque de la naissance du christianisme. Quelques remarques et réflexions...

18
1 Article publié dans Studi e Materiali di Storia delle Religioni [Rome] 76 (2010), p. 231-254. LE JUDAÏSME A LEPOQUE DE LA NAISSANCE DU CHRISTIANISME QUELQUES REMARQUES ET REFLEXIONS SUR LES RECHERCHES ACTUELLES Simon C. Mimouni Ecole pratique des Hautes études Section des sciences religieuses « La recherche consiste en une succession de problèmes et de difficultés, de nœuds et de trous ». Pierre Bayard Summary In this contribution, we submit only some remarks and reflections on current research related to Judaism at the time of the birth of Christianity. Be provided initially by way of introduction formative or informative, of elements on some universals of Palestine as of Diaspora Judaism. We give in a second time some insights on the Galilee in the time of Jesus because it is the region where it originated and his first followers. We offer in a third time ancient perspectives on Judaism in the first centuries C. E. We expose in a fourth time some current perspectives research from the update of new paradigms. This is that of an "opening" in the musical sense of the term, on a history of Ancient Judaism in order to make more comprehensible the emergence at a time of a character as Jesus of Nazareth and the Christian movement. Résumé Dans cette contribution, on soumet uniquement quelques remarques et réflexions sur les recherches actuelles relatives au judaïsme à l’époque de la naissance du christianisme. On fournit dans un premier temps, en guise d’introduction formative ou informative, des éléments sur certains universaux du judaïsme de Palestine comme de Diaspora. On donne dans un deuxième temps, quelques aperçus sur la Galilée au temps de Jésus car c’est la région d’où il est originaire ainsi que ses premiers disciples. On part, dans un troisième temps, des perspectives anciennes sur le judaïsme des premiers siècles de notre ère, pour exposer, dans un quatrième temps, quelques perspectives actuelles de la recherche à partir de la mise au jour de paradigmes nouveaux. Il ne s’agit là que d’une « ouverture », dans le sens musical du terme, sur une histoire du judaïsme antique afin de rendre plus intelligible le surgissement à une certaine époque d’un personnage comme Jésus de Nazareth et du mouvement chrétien. Cette contribution repose sur une conférence qui a été donnée le 22 mai 2009 à l’Université de la « Sapienza » de Rome sur l’invitation de Madame le Professeur Emmanuela Prinzivalli et du Dipartimento di studi storico-religiosi : il m’est agréable de la remercier vivement pour son accueil amical et chaleureux.

Transcript of « Le judaïsme à l’époque de la naissance du christianisme. Quelques remarques et réflexions...

1

Article publié dans Studi e Materiali di Storia delle Religioni [Rome] 76 (2010), p. 231-254.

LE JUDAÏSME A L’EPOQUE DE LA NAISSANCE DU CHRISTIANISME

QUELQUES REMARQUES ET REFLEXIONS SUR LES RECHERCHES ACTUELLES

Simon C. Mimouni

Ecole pratique des Hautes études – Section des sciences religieuses

« La recherche consiste en une succession

de problèmes et de difficultés,

de nœuds et de trous ».

Pierre Bayard

Summary

In this contribution, we submit only some remarks and reflections on current research related to

Judaism at the time of the birth of Christianity. Be provided initially by way of introduction

formative or informative, of elements on some universals of Palestine as of Diaspora Judaism.

We give in a second time some insights on the Galilee in the time of Jesus because it is the region

where it originated and his first followers. We offer in a third time ancient perspectives on

Judaism in the first centuries C. E. We expose in a fourth time some current perspectives

research from the update of new paradigms. This is that of an "opening" in the musical sense of

the term, on a history of Ancient Judaism in order to make more comprehensible the emergence

at a time of a character as Jesus of Nazareth and the Christian movement.

Résumé

Dans cette contribution, on soumet uniquement quelques remarques et réflexions sur les

recherches actuelles relatives au judaïsme à l’époque de la naissance du christianisme. On

fournit dans un premier temps, en guise d’introduction formative ou informative, des éléments

sur certains universaux du judaïsme de Palestine comme de Diaspora. On donne dans un

deuxième temps, quelques aperçus sur la Galilée au temps de Jésus car c’est la région d’où il est

originaire ainsi que ses premiers disciples. On part, dans un troisième temps, des perspectives

anciennes sur le judaïsme des premiers siècles de notre ère, pour exposer, dans un quatrième

temps, quelques perspectives actuelles de la recherche à partir de la mise au jour de paradigmes

nouveaux. Il ne s’agit là que d’une « ouverture », dans le sens musical du terme, sur une histoire

du judaïsme antique afin de rendre plus intelligible le surgissement à une certaine époque d’un

personnage comme Jésus de Nazareth et du mouvement chrétien.

Cette contribution repose sur une conférence qui a été donnée le 22 mai 2009 à l’Université de la

« Sapienza » de Rome sur l’invitation de Madame le Professeur Emmanuela Prinzivalli et du Dipartimento di studi

storico-religiosi : il m’est agréable de la remercier vivement pour son accueil amical et chaleureux.

2

Depuis que l’on accepte de reconnaître les origines judéennes – juives – de Jésus de

Nazareth, les études sur le judaïsme au Ier siècle de notre ère sont de plus en plus nombreuses et

de plus en plus foisonnantes1. Toutefois, dans cette prolifération, même si la plupart des critiques

acceptent de considérer que Jésus a été un Judéen – ou un Juif – du Ier siècle, tous continuent,

pour une grande part en tout cas, à raisonner à partir d’une construction historique du judaïsme

qui reste issue des recherches historiques du XIXe et du XXe siècle. C’est pourquoi il convient de

plus en plus de relativiser cette perspective maintenant ancienne, d’autant que cette construction

historique du judaïsme repose sur une combinaison idéologique, provenant de la Wissenschaft des

Judentums, qui a été copiée ou calquée sur une construction historique du christianisme réalisée

dans les facultés de théologie du protestantisme libéral allemand.

De manière systématique, tout au long de cette contribution, ainsi qu’on le propose depuis

un certain temps, on utilise de préférence le terme « Judéen » au terme « Juif » : pour l’époque

envisagée, le premier (qui vient de l’hébreu, de l’araméen, du grec et du latin) paraît en effet plus

conforme que le second (qui vient du vieux français et du vieil anglais). Le terme « Judéen »

présente notamment l’avantage de ne pas être anachronique et de rendre plus fidèlement les

réalités antiques. En effet, cette désignation paraît bien plus appropriée car elle veut simplement

signifier que l’idée d’une identité liée à l’origine géographique (= personne originaire de Judée et

aux lois en vigueur dans ce territoire) a précédé celle d’un statut essentiellement religieux (=

personne relevant des croyances et pratiques judéennes) : ce dernier n’ayant été perçu comme tel

que bien plus tard à une date encore en discussion. Shaye J.D. Cohen a aussi proposé l’usage de

ce terme mais, pour des raisons dans lesquelles on ne peut pas entrer ici, en le limitant dans le

temps aux IIe-Ier siècles avant notre ère2. Steve Mason a estimé aussi que ce même terme est plus

adéquat car, dans l’Antiquité, au moins jusqu’aux IVe-Ve siècles, les Judéens sont compris

comme un groupe ethnique comparable à d’autres groupes ethniques avec leur dieu, leur loi et

leur temple, et non pas comme les fidèles d’une « religion »3. Entre les deux options, on aurait

évidemment tendance à pencher pour la seconde, d’autant que le peuple en question s’est pensé

plutôt comme un peuple « biologique » que non pas comme un peuple « religieux », au moins

jusqu’à l’émergence du mahométisme aux VIIe-VIIIe siècles si ce n’est bien après – notamment

avec l’apparition du protestantisme au XVIe siècle et de la modernité aux XVIIe-XVIIIe siècles

dont Baruch/Benoît Spinoza est le pur produit d’une « judéïté biologique » et non pas d’une

« judéïté religieuse ». Il est évident cependant que le terme « Juif » demeurera encore longtemps

dans le langage courant car l’on sait que l’usage n’a cure des nuances – sur ce point comme sur

tant d’autres. Il devrait pourtant en être autrement pour les chercheurs.

En revanche, on continuera à utiliser ici l’expression « judaïsme », au singulier ou au

pluriel, même si l’on sait qu’il est anachronique, du moins dans un emploi non idéologique : il

paraît en effet préférable, et ce serait sans aucun doute plus exact, de parler de « croyances et

pratiques judéennes » pour l’Antiquité jusqu’aux IVe-Ve siècles.

1 Une première version plus ou moins différente de ce texte, moins étendue, a été publiée en italien : voir

S.C. MIMOUNI, « Il giudaismo all’epoca della nascita del cristianesimo », dans Il Regno – Attualita 2 (2008), p. 60-

64. 2 S.J.D. COHEN, « Ioudaios, Iudaeus, Judaean, Jew », The Beginnings of Jewishness. Boundaries, Varieties,

Uncertainties, Berkeley-Los Angeles/Californie-Londres, 1999, p. 69-106. Voir aussi S.J.D. COHEN, « Ioudaios:

“Judaean” and “Jew” in Susanna, First Maccabees, and Second Maccabees », dans P. SCHÄFER (ED.), Geschichte –

Tradition – Reflexion. Festschrift für Martin Hengel zum 70. Geburtstag, I, Tübingen, 1996, p. 211-220. 3 S. MASON, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism : Problems of Categorization in Ancient History », dans

Journal for the Study of Judaism 38 (2007), p. 457-512.

3

Dans cette contribution, on soumettra uniquement quelques remarques et réflexions sur

les recherches actuelles relatives au judaïsme à l’époque de la naissance du christianisme. On

fournira dans un premier temps, en guise d’introduction formative ou informative, des éléments

sur certains universaux du judaïsme de Palestine comme de Diaspora. On donnera dans un

deuxième temps, quelques aperçus sur la Galilée au temps de Jésus car c’est la région d’où il est

originaire ainsi que ses premiers disciples. On partira, dans un troisième temps, des perspectives

anciennes sur le judaïsme des premiers siècles de notre ère, pour exposer, dans un quatrième

temps, quelques perspectives actuelles de la recherche à partir de la mise au jour de paradigmes

nouveaux.

Il ne s’agit là que d’une « ouverture », dans le sens musical du terme, sur une histoire du

judaïsme antique afin de rendre plus intelligible le surgissement à une certaine époque d’un

personnage comme Jésus de Nazareth et du mouvement chrétien.

I. Universaux du judaïsme de Palestine comme de Diaspora

Après un exposé très général sur le problème de la pureté qui conditionne toute

compréhension de la société judéenne, il devrait être essentiellement question des huit

« universaux », ou « piliers », du judaïsme ancien que l’on peut isoler : (1) la Torah, (2) la

Halakhah, (3) les prêtres, (4) les scribes, (5) les sages, (6) le temple, (7) le sanhédrin et (8) la

synagogue – sur lesquels tout les Judéens sont d’accord dans le principe mais pas nécessairement

dans l’interprétation. Etant donné les limites nécessairement imparties à cette contribution, seul le

premier sera traité, et encore de manière très succincte. On donnera aussi un aperçu sur le

problème de l’identité judéenne qui est tout aussi important et dont les paramètres ont variés

selon les époques et les espaces.

La pureté

Le judaïsme ancien du Ve siècle avant notre ère au IIe siècle de notre ère est commandé

par une idée fondamentale : il s’agit du maintien de la pureté parmi le peuple, afin de recevoir les

bienfaits de la divinité tutélaire, le dieu d’Israël – la pureté conditionnant le sacré.

C’est pourquoi les prêtres, en tant que « têtes saintes » du peuple, doivent veiller

méticuleusement à la légitimité des familles sacerdotales et séparer de leur sein tous les

descendants de prêtres nés d’une union illégitime, laquelle est considérée comme source de

souillure.

Cependant, les prêtres ne sont pas les seuls dans cette situation : dans la théorie et la

pratique de la législation religieuse de l’époque, c’est l’ensemble du peuple, lui aussi, qui est

réparti selon la pureté de l’origine de ses membres. En effet, seuls les Judéens d’origine légitime

sont censés former « Israël » : on exclut ainsi du noyau du peuple toutes les familles dans

l’origine desquelles on peut constater une souillure. Comme pour les prêtres, là encore les raisons

relèvent de l’ordre du religieux et elles sont fonction de deux paramètres essentiels : (1) le peuple

est considéré comme un don du dieu d’Israël, et sa pureté comme voulue par le dieu d’Israël ; (2)

les promesses de la fin des temps valent pour le noyau « pur » du peuple et non pour la totalité.

Conséquence : puisque la répartition des personnes, du point de vue social, est entièrement

commandée par l’idée de la conservation de la pureté dans le peuple, la moindre entorse à ce

principe prend une importance renforcée car son application provoque l’exclusion définitive des

transgresseurs.

4

A cette époque, la clef du système de la pureté du peuple est le mariage, lequel est

sévèrement réglementé en fonction du groupe de pureté auquel on appartient. En effet, c’est le

mariage qui détermine le degré de pureté des divers groupes sociaux composant le peuple judéen

de Palestine comme de Diaspora, ainsi qu’on le constate dans de nombreux textes bibliques (voir

par exemple en Esd 10) et talmudiques (voir par exemple en M Qiddushin IV, 1 ; M Horayot III,

8 ; T Megillah II, 7)4.

Toujours à cette époque, c’est aussi la pureté qui définit les conditions d’accès au culte du

dieu d’Israël : car le temple, sanctuaire unique et central, doit être purifié de toute idolâtrie, et ce

sous toutes ses formes. Ainsi, le culte exige les qualités morales voulues par la loi, purifiées par

la sagesse dans le cœur et dans l’esprit : autrement dit, le culte et son rituel sont censés exprimer

l’obéissance du peuple et de ses membres au dieu d’Israël5.

Avant 70, les règles du pur et de l’impur fonctionnent en relation avec le temple. Après 70

et surtout après 135, ce n’est plus le cas : la pureté est alors étendue à tout le peuple, il n’y a donc

plus de notion d’impureté qui est liée par définition au sanctuaire – c’est en tout cas l’idéologie

des pharisiens/tannaïtes. Par conséquent, tout Judéen est pur, doit être pur, du moins en principe.

Les règles établies alors par les autorités pharisiennes/tannaïtes, spécifiquement pour leur groupe,

distinguent de manière habituelle entre les souillures primaires et les souillures secondaires – en

hébreu, ce sont les ’ab ha-tume’ah (= pères de la souillure) et les welad ha-tume’ah (= enfants de

la souillure) –, mais il n’est plus question d’impureté dont la notion demeure attachée au culte et

au rituel du temple désormais disparu (M Tohorot I, 5).

Soulignons encore que toute l’existence judéenne est censée reposer sur le respect de ces

règles, dont les plus importantes sont celles touchant au domaine des aliments qui sont répartis en

deux catégories : entre ceux qui sont consommables, casher, et ceux qui sont non consommables,

terefah – ce sont elles qui garantissent l’appartenance au « peuple saint » et assurent donc le salut

de ses membres.

Observons aussi que ces règles de pureté permettent de comprendre certains éléments de

la tradition chrétienne : notamment, le titre de « Fils de David » attribué à Jésus dont la

descendance doit nécessairement être pure et digne pour assurer la garantie de sa messianité, ainsi

que le recours au concept de la virginité dans les représentations de la conception et de la

naissance de Jésus qui doivent être pures de toute souillure car le caractère d’essence divine

revendiqué pour lui ne saurait être souillé par l’humanité ordinaire.

La Torah

S’il est communément admis que la loi, Torah, au cours de la période du Second temple,

est importante pour toute la société judéenne, il est difficile en revanche de la définir avec

précision et ce tant dans son contenu que dans son application : on reste toujours dans le général6.

4 A ce sujet, voir C.E. HAYES, Gentile Impureties and Jewish Identities. Intermarriage and Conversion from

the Bible to the Talmud, Oxford, 2002. 5 A ce sujet, voir H. CAZELLES, « Pureté et impureté, II. Ancien Testament », dans Dictionnaire de la Bible.

Supplément 9 (1979), col. 491-508 ; E. COTHENET, « Pureté et impureté, III. Nouveau Testament », dans

Dictionnaire de la Bible. Supplément 9 (1979), col. 508-554 ; J. NEUSNER, The Idea of Purity in Ancient Judaism,

Leyde, 1973. Voir aussi J. KLAWANS, Impurity and Sin in Ancient Judaism, Oxford, 2000 ; J. KLAWANS, Purity,

Sacrifice, and the Temple. Symbolism and Superssionism in the Study of Ancient Judaism, New York-Oxford, 2006.

6 A ce sujet, voir D. PIATELLI – B.S. JACKSON, « Jewish Law during the Second Temple Period », dans N.S.

HECHT (ED.), An Introduction to the Sources and History of Jewish Law, Oxford, 1996, p. 19-56. Voir aussi E.P.

SANDERS, Jewish Law from Jesus to the Mishnah, Londres, 1990 ; P.S. ALEXANDER, « Jewish Law in the Time of

5

Au-delà de la distinction sans doute ancienne entre Torah écrite et Torah orale, la Torah

est d’abord instruction et pas seulement « loi », acception plus tardive et seconde. En effet,

l’observance des règles de la Torah n’a pas qu’une signification juridique : le « Livre de

l’Alliance » (= Ex 21-23), par exemple, paraît plus compris comme une expression de la justice

divine que comme un code légal7. Ainsi, si le terme Torah a clairement une référence plus large

que les seuls codes légaux du Pentateuque, les sections juridiques n’ont de sens que si elles sont

comprises dans la vision du monde propre à celle qu’on y trouve – c’est-à-dire, un ordre de la

création qui exige une certaine justice sociale. Cependant bien qu’au sens strict Torah ne signifie

pas « loi », l’axe principal de la Torah est orienté vers des règles de comportement comprises au

sein d’une plus large conception religieuse du monde.

Pour bien saisir cette perspective, qui est nécessairement complexe car elle a été élaborée

durant des siècles, il convient de distinguer dans le Pentateuque au moins trois étapes de pensée

qui sont, dans leur ensemble, plus diachroniques que synchroniques : (1) le dieu d’Israël crée un

monde parfait et juste ; (2) l’être humain, pécheur, est chassé de ce monde pour un autre monde

et reçoit la Torah pour y purifier alors son cœur ; (3) l’être humain, éduqué par la Torah, se

repent et est rétabli dans l’Eden, monde parfait et juste – il s’agit là d’un schéma de pensée qui va

de la création à la rédemption en passant par la chute du péché et que les mystiques judéens, qui

l’ont sans doute progressivement conçu, sauront exploiter et décliner, dans la longue durée, de

diverses manières.

Au sens large, les Torot (pluriel de Torah) à appliquer sont celles qui jalonnent le passé

du peuple judéen rapporté dans le Pentateuque et qu’aucun courant judéen, pour l’époque

considérée ici, ne rejette, – même pas celui des samaritains qui est pourtant en totale dissidence –

, même si en maintes occasions cependant elles ont demandé, ces lois, à être complétées et

interprétées par la coutume ou la tradition.

En tout cas, au Ier siècle de notre ère, dans certains courants judéens de pensée, on discute

beaucoup pour savoir qui est à même de comprendre et d’interpréter la Torah dans son

application : débat qui remonte probablement à l’époque hasmonéenne, voire avant. Les

tentatives de certains de ces courants – comme ceux par exemple des pharisiens ou des esséniens

– de comprendre la Torah montrent clairement le souci de la rendre plus signifiante à une époque

où elle tend déjà à être obscure dans son application quotidienne – c’est aussi une manière pour

eux de se l’approprier. Cette multiplicité de compréhension de la Torah a débouché sur des

concurrences et des divergences d’interprétation qui ont souvent été source de conflit entre ces

courants : chacun voulant montrer l’exactitude de son interprétation par rapport à celle des autres.

Le débat autour du calendrier est un bon exemple de cette concurrence : les esséniens ont adopté

un calendrier original, lunaire en l’occurrence, non pour des motifs légaux mais parce que

l’adoption d’un calendrier servirait de symbole à leur conscience de groupe par rapport aux

autres groupes.

Ainsi, la Torah, au sens large, a été au centre de tous les débats, même si elle a été

complétée par la coutume ou la tradition et même si elle a pu être annulée en certaines

circonstances par la loi romaine8.

Jesus : Towards a Clarification of the Problem », dans B. LINDARS (ED.), Law and Religion: Essays on the Place of

the Law in Israel and Early Christianity, Cambridge, 1988, p. 44-58.

7 Voir G.N. KNOPPERS – B.M. LEVINSON (ED.), The Pentateuch as Torah. New Models for Understanding

Its Promulgation and Acceptance, Winona Lake/Indiana, 2007.

8 Voir A. FITZPATRICK-MCKINLEY, The Transformation of Torah from Scribal Advice to Law, Sheffield,

1999.

6

Le Pentateuque n’est donc pas un corps de doctrines agréées unissant les Judéens, mais

c’est un symbole qui les réunit. D’autant qu’au Ier siècle de notre ère, il n’y a pas de corps de lois

universellement accepté au cœur du peuple judéen : il y a en effet une absence totale de

consensus par rapport à la Torah. Autrement exprimé, le caractère central de la Torah pour le

peuple judéen est à cette époque celui d’un « drapeau national » : tous les Judéens s’y rallient

affectivement mais chacun peut interpréter la signification du « drapeau » à sa manière. C’est

pourquoi seules les attaques massives et profondes contre la Torah, et de ses prescriptions

principales (les commandements du Pentateuque par exemple), ont été considérées comme des

attaques contre le peuple judéen, comme des négations de la loi.

En dépit de certains accords sur les exigences de la Torah, étant donné le multiculturalisme

et la diversité des consciences groupusculaires dont on trouve tant d’indices en Palestine comme

en Diaspora, il est hautement improbable que tous les Judéens qui se rendent à cette époque en

pèlerinage au temple de Jérusalem, ceux de Palestine comme ceux de Diaspora, aient été

capables d’exposer de manière identique la signification de la Torah ou de telle ou telle de ses

prescriptions.

Cette fluidité entourant la notion de Torah a permis aux divers courants judéens de

préserver une certaine conscience groupusculaire et de favoriser en même temps l’émergence de

Torot particulières qui ont eu pour objectif principal de servir leurs intérêts spécifiques – la Règle

de la Communauté des esséniens en étant un exemple typique.

Malgré les nombreuses vicissitudes historiques, telles les trois redoutables révoltes de 66-

74, de 115-117 et de 132-135, le peuple judéen parviendra à se maintenir à cause de la clarté de

sa différenciation sur des points socialement décisifs d’ordre plus ethnique que religieux et non

pas, comme on le pense souvent, en s’isolant totalement de son milieu environnant – cela a

cependant été le cas pour les groupes qui formeront plus tard le judaïsme rabbinique ou le

christianisme patristique.

Dans l’appréciation de la survie du peuple judéen, il ne faut pas omettre aussi les lois

romaines qui lui ont toujours été favorables depuis les traités passés avec les Hasmonéens au IIe

siècle avant notre ère. Elles le lui resteront, du moins dans l’Orient romain puis byzantin jusqu’à

la fin du VIe siècle, malgré la destruction du Temple de Jérusalem en 70 et la disparition du nom

même de la Judée au sein de la Palestine en 135. Sans compter que depuis le Ier siècle avant notre

ère, les Romains reconnaissent aux Judéens le droit d’observer la Torah (= les règles légales du

Pentateuque ?)9 : de sorte que, par exemple, en 49-48 avant notre ère, le proconsul d’Asie L.

Lentulus est autorisé à accorder des privilèges spéciaux aux citoyens de la ville d’Ephèse qui

observent les règles sacrées des Judéens.

Le problème de l’identité judéenne au Ier siècle de notre ère

La définition rabbinique de l’identité judéenne, qui est la dernière en date dans l’Antiquité

à être formulée avant de devenir pour ainsi dire classique, n’est pas forcément représentative de

celles qui l’ont précédée. En simplifiant quelque peu, d’après la définition rabbinique classique,

est considéré comme judéen quiconque est né de mère judéenne – c’est ce que l’on appelle la

règle de la matrilinéarité qui ainsi s’applique.

9 Voir A.M. RABELLO, « Jewish and Roman Juridiction », dans N.S. HECHT (ED.), An Introduction to the

Sources and History of Jewish Law, Oxford, 1996, p. 141-168.

7

On ne peut et ne veut donner ici que des éléments d’un problème qui devrait être repris en

totalité en tenant compte non seulement de ceux qui formeront plus tard le judaïsme mais aussi le

christianisme.

La question de l’identité judéenne dans l’Antiquité a été abondamment traitée au cours de

ces dernières années10 et son approche a été des plus diverses11 : elle s’est notamment fondée au

travers du prisme de la filiation ethnoreligieuse reposant soit sur la patrilinéarité12, soit sur la

matrilinéarité13. Mais force est de constater qu’aucun consensus ne s’est encore fait jour parmi les

chercheurs : cette absence de consensus pourrait être principalement attribuée à une perception du

judaïsme trop synchronique et trop uniforme et pas assez diachronique et multiforme14.

De toute évidence, les règles de l’identité judéenne ont évolué au cours du Ier siècle de

notre ère, notamment en fonction des événements historiques survenus après la destruction du

Temple de Jérusalem, dont le plus spectaculaire a été le fiscus iudaicus que doivent dorénavant

acquitter tous les mâles judéens vivant soit en Palestine soit en Diaspora15. Sans compter que

plusieurs règles ont sans doute coexisté à l’intérieur du judaïsme : les unes et les autres pourraient

se répartir en fonction des lieux dans lesquels vivent les communautés judéennes. D’une manière

générale, on est en droit de penser que la patrilinéarité paraît s’être imposée en Palestine et la

matrilinéarité en Diaspora – du moins jusqu’au IIe siècle de notre ère.

La question de l’identité judéenne touche aussi évidemment celle des prosélytes et des

sympathisants, dont le statut dans le judaïsme est variable selon les lieux et selon les époques. On

ne peut que le signaler ici sans entrer en matière mais il convient d’observer que ces catégories

sont importantes pour comprendre le développement tant du judaïsme que du christianisme.

L’affaire de la circoncision de Timothée par Paul, rapportée en Ac 16, 1-3, est un

excellent exemple qui permet d’évaluer la frontière établie par les autorités religieuses judéennes

pour distinguer le peuple judéen des autres peuples, cela du moins avant 70 et en Anatolie16.

10 A ce sujet, voir D. MENDELS, Jewish Identity in the Hellenistic Period, Tel Aviv, 1996 [en hébreu] ; D.

MENDELS, Identity, Religion and Historiography. Studies in Hellenistic History, Sheffield, 1998. Voir aussi F.

SIEGERT, « La naissance de l’identité juive dans le monde antique », dans Foi et Vie. Cahier biblique 32 (1993), p. 3-

40.

11 Voir notamment Israele alla ricerca di identità tra il III sec. a.C. e il I sec. d.C. Atti del 5 Convegno di

studi veterotestamentari, Bressanone, 7-9 settembre 1987, Bologne, 1989. Voir aussi et surtout : G. PORTON, « Who

Was a Jew ? », dans J. NEUSNER – A.J. AVERY-PECK (ED.), Judaism in Late Antiquity, Part Three. Where We Stand:

Issues and Debates in Ancient Judaism, Volume Two. Leyde, 1999, p. 197-218. Voir encore L.H. SCHIFFMAN, Who

Was A Jew? Rabbinic and Halakhic Perspectives on the Jewish-Christian Schism, Hokoken/New Jersey, 1985 ; S.

STERN, Jewish Identity in Early Rabbinic Writings, Leyde-New York-Cologne, 1994.

12 Voir M. HADAS-LEBEL, « Les mariages mixtes dans la famille d’Hérode et la Halakha pré-talmudique sur

la patrilinéarité », dans Revue des études juives 152 (1993), p. 397-404.

13 Voir S.J.D. COHEN, « The Matrineal Principle in Historical Perspective », dans Judaism 34 (1985), p. 5-

13 ; S.J.D. COHEN, « The Origins of the Matrilineal Principle in Rabbinic Law », dans Association for Jewish Studies

Review 10 (1985), p. 19-53.

14 Voir S.J.D. COHEN, « “Those Who Say They are Jews and are Not”: How do you Know a Jew in

Antiquity When You See One ? », dans S.J.D. COHEN – E.S. FRERICHS (ED.), Diasporas in Antiquity,

Atlanta/Georgie, 1993, p. 1-45. Voir aussi J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, « How to be a Greek and Yet a Jew in

Hellenistic Alexandria », dans S.J.D. COHEN – E.S. FRERICHS (ED.), Diasporas in Antiquity, Atlanta/Georgie, 1993,

p. 65-92.

15 Voir J. JUSTER, Les Juifs dans l’Empire romain. Leur condition juridique, économique et sociale, Paris,

1914, p. 282-286. 16 Voir S.C. MIMOUNI, « L’identité juive au Ier siècle de notre ère : le cas de Timothée (Ac 15, 41-16, 3) »,

dans J.-M. CHOURAQUI – G. DORIVAL – C. ZYTNICKI (ED.), Enjeux d’histoire, jeux de mémoire. Les usages du passé

juif, Paris, 2006, p. 39-51.

8

Du point de vue de son statut juridique et sociétal, le peuple judéen ne constituera un cas à

part que dans un monde devenu uniformément chrétien, donc à partir du Moyen Âge. Il ne l’a

cependant pas été dans l’Antiquité, ayant partagé ainsi les divers statuts des autres peuples

soumis de l’Empire romain, avec ses droits et ses devoirs17.

II. La Galilée au temps de Jésus

On le sait, Jésus et ses premiers disciples sont tous originaires de Galilée et appartiennent

à une des diverses branches du judaïsme difficile à identifier avec évidence18. Une première

certitude cependant : il ne s’agit pas d’un des courants de pensée qui sont décrits, en tant que

philosophies, dans l’œuvre de Flavius Josèphe. Une seconde certitude encore : le judaïsme de la

Galilée est différent du judaïsme de la Judée, sans qu’il soit pour autant facile de savoir de

manière précise sur quoi ils divergent.

Les nombreuses études récentes consacrées à la Galilée ont mis en évidence ses

particularités par rapport à la Judée centrée essentiellement sur le Temple de Jérusalem : ce qui

permet d’avancer que ce judaïsme est plus populaire et moins intellectuel – les études

régionalistes, qui ont été entreprises, vont aussi dans ce sens19.

Pour comprendre la composition ethnique et religieuse de la Galilée à l’époque de Jésus

ainsi que sa situation politique, il convient de remonter quelque peu à l’époque du Royaume du

Nord, celui d’Israël20.

Disons seulement qu’en 732 avant notre ère, lors d’une campagne assyrienne de Téglat-

Phalasar III, la Galilée est détachée du Royaume d’Israël et que sa population israélite est alors

déportée en Assyrie, du moins ses élites, et d’autres populations, étrangères, sont implantées (2 R

15, 29).

On sait ensuite peu de choses sur cette région jusqu’à l’arrivée d’Alexandre le Grand en

Palestine, si ce n’est qu’elle a été successivement sous domination assyrienne, chaldéenne et

perse.

Du VIIe au IIIe siècle avant notre ère, la population de la Galilée apparaît ainsi comme très

composite, pratiquant une sorte de syncrétisme où l’on retrouve des croyances et pratiques

relativement judéennes associées à des croyances et pratiques des autres peuples qui y résident

aussi. Par la suite, il faudra attendre que la Galilée passe entre les mains des Séleucides pour voir

de nouvelles populations judéennes être installées dans cette région par des transferts successifs

dont certains en provenance de Babylonie ou de plus loin encore vers l’Est.

Pour la période du Second temple, les études de ces deux dernières décennies ainsi que les

nombreuses fouilles archéologiques montrent, en effet, que le développement du peuplement

judéen en Galilée n’est pas antérieur à la fin de la domination lagide et au début de la domination

17 Voir N. BELAYCHE – S.C. MIMOUNI (ED.), Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités

religieuses dans les mondes grec et romain. « Paganismes », « judaïsmes », « christianismes », Paris-Louvain, 2009.

18 Voir M. RAPINCHUK, « The Galilee and Jesus in Recent Research », dans Currents in Biblical Research 2

(2004), p. 197-222. 19 Voir E.M. MEYERS, « The Cultural Setting of the Galilee : The Case of Regionalism and Early

Christianity », dans ANRW II, 19.1 (1979), p. 686-702. 20 Voir E.M. MEYERS (ED.), Galilee through the Centuries. Confluence of Cultures, Winona Laka/Indiana,

1999. Voir aussi S. FREYNE, Galilee from Alexander the Great to Hadrian. A Study of Second Temple Judaism, Notre

Dame/Indiana, 19801, Edimbourg, 19982.

9

séleucide : autrement dit elle n’est pas antérieure à la victoire des troupes d’Antiochos III à la

bataille de Panéas en 200 avant notre ère et à la politique de colonisation entreprise dès lors.

Sous les Hasmonéens, la Galilée est détachée de l’emprise séleucide par Aristobule Ier

(104-103) pour être annexée au Royaume de Judée et paraît avoir été « judéïsée » par Alexandre

Jannée (103-76).

En 63 avant notre ère, la Galilée passe sous la domination romaine, même si de 47 à 37

elle se trouve sous la juridiction, essentiellement religieuse, de Jean II Hyrcan.

Sous les Hérodiens, dès 37 avant notre ère, elle est rattachée au territoire palestinien

constitué par Hérode le Grand avec l’assentiment du pouvoir romain qui l’a reconnu « roi ».

Quoi qu’il en soit de son parcours mouvementé, au temps de Jésus de Nazareth, la Galilée

est un territoire bien défini, situé à l’ouest du Lac de Tibériade, gouverné depuis l’an 4 avant

notre ère par le tétrarque Hérode Antipas, un des fils d’Hérode le Grand, qui restera au pouvoir

jusqu’en l’an 39 de notre ère.

La Galilée constitue alors un district nettement distinct de la Phénicie à l’ouest comme de

la Décapole, rattachée à la province romaine de Syrie, et des districts situés tout entiers à l’est du

Lac de Tibériade et du Jourdain : c’est-à-dire la Pérée, soumise elle aussi à Hérode Antipas, ainsi

que les territoires de Panéas, de Gaulanitide, de Batanée, de Trachonitide et d’Auranitide,

gouvernés par le tétrarque Hérode Philippe.

De 39 à 44, la Galilée fait partie du royaume d’Hérode Agrippa Ier, puis de 44 à 70 elle

relève de celui d’Hérode Agrippa II.

A partir de 70, cette région est intégrée, en même temps d’ailleurs que la Pérée, à la

province de « Judée », qui s’appellera officiellement à partir de 135 province de « Syrie-

Palestine », tandis que les anciens territoires d’Hérode Philippe, peuplés en majorité de Grecs,

continuent de relever d’Hérode Agrippa II, derrière lequel les Romains sont les véritables

maîtres.

A l’époque d’Hérode Antipas, en Galilée, les Judéens forment une population assez variée

et active, avec de fortes implantations essentiellement rurales mais pas seulement comme le

montrent les fouilles récentes du site de Sepphoris. Toutefois les Judéens ne sont pas les seuls

habitants de cette région qu’ils partagent avec les Grecs et autres peuples de langue et culture

araméennes, apparemment plus nombreux, surtout dans les villes.

La population judéenne de la Galilée semble religieusement très diversifiée, et apparaît

bien souvent comme très motivée d’un point de vue politique – certains de ses éléments sont en

révolte plus ou moins permanente vis-à-vis du pouvoir installé à Jérusalem. Elle présente, par

ailleurs, des caractéristiques dialectales et religieuses originales par rapport à celles des Judéens.

E. Nodet a défendu la thèse qu’en Galilée les Judéens, du moins du IIe siècle avant notre

ère au IIe siècle de notre ère, ont été entièrement d’origine babylonienne21. Ainsi, il a tenté de

montrer que le peuplement de cette région est le produit de nombreuses immigrations

babyloniennes et de mettre en évidence le rôle important de la ville de Bathyra en Batanée

comme lieu de passage obligé pour tout Judéen en provenance de Babylonie. Cette thèse,

confortée depuis par d’autres études reposant sur les textes et sur les monuments archéologiques

et épigraphiques, permet notamment de comprendre certaines différences entre le calendrier de

Jérusalem et celui de la Galilée dont l’origine babylonienne pourrait paraître de ce fait confirmée.

On sait, par exemple, que la fête de Pâques a été célébrée selon un comput différent en Palestine

21 E. NODET, « Galilée juive, de Jésus à la Mishna », dans F. BLANCHETIERE – M.D. HERR (ED.), Aux

origines juives du christianisme, Jérusalem, 1993, p. 15-63. Voir aussi E. NODET – J. TAYLOR, Essai sur les origines

du christianisme. Une secte éclatée, Paris, 1998, p. 119-194.

10

et en Babylonie : ce qui permet aussi de comprendre le jeûne de trois jours prescrit au 13 Nisan

en Est 4, 12-17 – et donc incompatible avec le précepte de manger la Pâque le 14 Nisan –, ainsi

que les nombreuses divergences relatives à la célébration même de la fête de Pourim.

On ne peut que rapidement signaler les travaux de R. Horsley22, de S. Freyne23 et de M.

Sawicki24 qui montrent la diversité des approches et dont les divergences peuvent être parfois

éloquentes25.

On peut s’arrêter, par exemple, sur l’ouvrage original de M. Sawicki qui pense pouvoir

situer la prédication de Jésus à Séphoris, persuadée qu’elle est que le Maître de Nazareth a

soutenu les stratégies d’affrontement qui se dessinent au sein de la société galiléenne de l’époque.

C’est ainsi qu’elle penche davantage pour la résistance contre que pour la libération de

l’oppression impériale et estime que le fer de lance de cette résistance a été les femmes de Galilée

qu’elle identifie avec les « Magdaleines » et les « Tibériennes » – des citadines vivant dans

l’entourage de Jésus qui est décrit en Lc 8, 3. Sans compter que pour ce critique, Jésus a été un

habitué des banquets hellénisés dont il a observé l’étiquette, lui donnant ainsi accès aux cercles

hérodiens. Peu de spécialistes acceptent ces hypothèses qu’ils considèrent évidemment comme

très improbables.

On le constate, les recherches fusent dans tous les sens et certaines, comme celle de J.D.

Crossan26, n’hésitent guère à situer Jésus dans un milieu fortement hellénisé, alors que la

documentation connue le décrit, la plupart du temps, comme un simple Judéen pieux sans donner

de précisions sur son milieu sociétal et culturel.

III. Perspectives anciennes sur le judaïsme des premiers siècles de notre ère

A partir du milieu du XIXe siècle et durant plus de la moitié du XXe siècle, les historiens

du judaïsme de la période dite du Second temple (VIe siècle avant notre ère- IIe siècle de notre

ère) ont proposé des reconstructions qui souffrent de deux problèmes essentiels. Elles sont soit

judaïcocentriques (comme celles par exemple de H. Graetz, de S. Doubnow ou de S.W. Baron27)

22 R. HORSLEY, Galilee: History, Politics, People, Valley Forge/Pennsylvanie, 1995 ; R. HORSLEY,

Archaeology, History, and Society in Galilee, Valley Forge/Pennsylvanie, 1996. 23 S. FREYNE, Galilee, Jesus and the Gospels. Literary Approaches and Historical Investigation,

Philadelphie/Massachusetts, 1988 ; S. FREYNE, Galilee and Gospel. Collected Essays, Tübingen, 2000. 24 M. SAWICKI, Crossing Galilee. Architectures of Contacts in the Occupied Land of Jesus,

Harrisburg/Pennsylvanie, 2000. 25 Voir aussi D. OAKMAN, « The Archaeology of First-Century Galilee and the Social Interpretation of the

Historical Jesus », dans SBL Seminar Papers, Atlanta/Georgie, 1994, p. 220-251 ; J. REED, Archaeology and the

Galilean Jesus: A Re-examination of the Evidence, Valley Forge/Pennsylvanie, 2000.

26 J.D. CROSSAN, The Historical Jesus. The Life of a Mediterranean Peasant, San Francisco/Californie,

1991. 27 H. GRAETZ, Geschichte der Juden von den ältesten Zeiten bis auf die Gegenwart, I-XI, Breslau, 1853-

1875, Breslau, 19084 ; S. DOUBNOW, Weltgeschichte des Jüdischen Volkes, I-X, Berlin, 1925-1929 ; S.W. BARON, A

Social and Religious History of the Jews, I. Ancient Time to the Beginnings to the Christian Era, New York, 1952 (=

Histoire d’Israël. Vie sociale et religieuse, I. Des origines jusqu’au début de l’ère chrétienne, Paris, 1956) ; S.W.

BARON, A Social and Religious History of the Jews, II. The First Five Centuries, New York, 1952 (= Histoire

d’Israël. Vie sociale et religieuse, II. Les premiers siècles de l’ère chrétienne, Paris, 1957).

11

soit christianocentriques (comme celles par exemple de E. Schürer, de G.F. Moore, de M.-J.

Lagrange ou de J. Bonsirven28).

Laissons de côté les reconstructions christianocentriques et observons que le principal

problème des reconstructions judaïcocentriques, qui est loin d’être l’un des moins importants, est

qu’elles ont tenté la mise au jour d’une histoire du peuple judéen sur des bases nationales, voire

nationalistes : laquelle a cependant plus à voir avec les réalités issues de la Modernité qu’avec

celles de l’Antiquité.

H. Graetz, qui est à l’origine de cette démarche, a été le premier historien à inventer le

concept de « peuple juif » – le terme de peuple, Volk en allemand, recouvrant déjà en partie la

signification donnée à la nation moderne. En effet, c’est ce savant qui a forgé le modèle national

d’écriture de l’histoire des « Juifs » (avec un « J » majuscule) qui s’est imposé ensuite. C’est

alors qu’il est parvenu à mettre en œuvre un récit unitaire qui a réduit la multiplicité

« problématique », créant un « continuum historique » qui, en dépit de ses multiples

ramifications, est censé conserver toujours son unité. Dans son œuvre, H. Graetz a proposé ainsi

de ressouder l’abîme créé par ses prédécesseurs – comme J. Basnage, I.M. Jost, L. Zunz et A.

Geiger29 – qui, dans leur aveuglement, du moins selon lui, n’ont pas vu dans la période antique et

royale un chapitre historique légitime du passé juif : il a introduit de la sorte la Bible, tout comme

Flavius Josèphe l’a fait avant lui mais avec une tout autre perspective, dans l’histoire de ce qu’il

appelle le « peuple juif ».

Bref, H. Graetz et ses nombreux successeurs, qui n’ont pas nécessairement partagé la

totalité de ses idées, ont proposé d’établir une « continuité » entre les Judéens de l’époque antique

et les Juifs des époques médiévales et modernes. C’est cette continuité qui permettra, vers la fin

du XIXe siècle, l’émergence des idéologies sionistes, laïque et religieuse, avec leurs

revendications territoriales et politiques fondées sur des droits trouvant leur légitimation dans la

Bible. C’est sur cette continuité que fonctionne l’historiographie israélienne, à de rares

exceptions près30.

Le problème est que cette continuité, qui serait exceptionnelle, voire unique dans

l’histoire de l’humanité, ne prend pas en considération les données de l’Antiquité qui ne reposent

pas sur le concept de peuple mais sur celui d’ethnicité comme l’ont montré un certain nombre

d’études récentes31.

28

E. SCHÜRER, Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, I-III, Leipzig, 1886-18902,

Leipzig, 1901-19094 ; G.F. MOORE, Judaism in the First Centuries of the Christian Era, I-II,

Cambridge/Massachusetts, 1927 ; M.-J. LAGRANGE, Le judaïsme avant Jésus-Christ, Paris, 1931 ; J. BONSIRVEN, Le

judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, I-II, Paris, 1935. 29 J. BASNAGE, Histoire de la religion des juifs, depuis Jésus-Christ jusqu’à présent. Pour servir de

supplément à l’histoire de Josèphe, I-II, La Hayes, 1706-1707 ; I.M. JOST, Geschichte der Israeliten seit der Zeit der

Makkabäer bis auf unsere Tage. Nach den Quellen bearbeitet, I-IX, Berlin, 1820-1828 ; L. ZUNZ, Die

gottesdienstlichen Vorträge der Juden, historisch entwickelt, Berlin, 18321, Francfort-sur-le-Main, 18922 ; A.

GEIGER, Urschrift und Übersetzungen der Bibel in ihrer Abhängigkeit von der inneren Entwickelung des Judentums,

Francfort-sur-le-Main, 18571, Francfort-sur-le-Main, 19282.

30 Voir S. SAND, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme, Paris, 2008, p. 106-126.

31 Voir S.J.D. COHEN, « Religion, Ethnicity, and ‘Hellenism’ in the Emergence of Jewish identity in

Maccabean Palestine », dans P. BILDE – T. ENGBERG – L. HANNESTAD – J. ZAHLE (ED.), Religion and Religious

Practice in the Seleucid Kingdom, Aarhus, 1990, p. 204-223 (= S.J.D. COHEN, op. cit., Berkeley-Los

Angeles/Californie-Londres, 1999, p. 69-139) ; J.C. MILLER, « Ethnicity and the Hebrew Bible: Problems and

Prospects », dans Currents in Biblical Research 6 (2008), p. 170-213. Voir aussi D. MENDELS, The Rise and Fall of

Jewish Nationalism: Jewish and Christian Ethnicity in Ancient Palestine, Grand Rapids/Michigan, 1992. Voir encore

D.K. BUELL, Why This New Race : Ethnic Reasoning in Early Christianity, New York, 2005 et D.K. BUELL,

12

L’histoire repose non seulement sur le phénomène de continuité mais aussi sur le

phénomène de discontinuité qui est tout aussi important si ce n’est plus32.

Les travaux collectifs qui ont été publiés à partir des années 1970 sont encore dépendants

de ces perspectives anciennes même si elles s’en détachent parfois quelque peu : c’est le cas de la

nouvelle édition totalement refondue de l’ouvrage de E. Schürer sous la direction de G. Vermes,

F. Millar et d’autres33 ; c’est le cas encore de l’histoire du peuple juif dirigée par S. Safrai et M.

Stern34 ; c’est le cas surtout de certains volumes de The World History of the Jewish People

dirigée par A. Schalit, M. Avi-Yonah et d’autres35.

IV. Perspectives nouvelles sur le judaïsme des premiers siècles de notre ère

Les recherches les plus récentes éclairent d’une lumière nouvelle le judaïsme de la période

dite du Second temple36.

L’œuvre la plus importante, ayant représenté un véritable tournant dans les recherches sur

le judaïsme ancien du point de vue de la théologie chrétienne, a été, sans aucun doute, celle d’Ed

Parish Sanders, qui a publié quatre ouvrages fondamentaux : les deux premiers, sur Paul, en 1977

et 1983 ; le troisième, sur Jésus, en 1985 ; le quatrième sur les croyances et pratiques judéennes,

en 199237. Dans chacun, il y a développé ce qu’il appelle le concept de « Convenantal Nomism »

ou « nomisme d’alliance » : lequel a caractérisé le judaïsme du Ier siècle. C’est ainsi que, selon ce

concept, les Judéens de cette époque se seraient globalement accordés sur les huit points

suivants38 : (1) Dieu a choisi Israël ; (2) Dieu a donné à Israël la Loi ; (3) Dieu a promis à Israël

de maintenir l’élection ; (4) Israël a l’obligation d’observer la Loi ; (5) Dieu récompense

l’obéissance et sanctionne la transgression ; (6) la Loi stipule les moyens de la réparation ; (7) la

réparation consiste dans la conservation ou le rétablissement de la relation à l’alliance ; (8) tous

ceux qui sont gardés dans l’alliance par l’obéissance, par la réparation et par le pardon de Dieu

appartiennent au groupe qui sera sauvé. Pour E.P. Sanders, ce concept représente donc le

minimum sur lequel tous les Judéens sont d’accord, ceux de Palestine comme ceux de Diaspora.

« Constructing Early Christian Identities. Using Ethnic Reasoning », dans Annalli di storia dell’esegesi 24 (2007), p.

87-101.

32 Je dois cette remarque au Professeur Adriana Destro, de l’Université de Bologne, que je voudrais tout

particulièrement remercier.

33 E. SCHÜRER, The History of the Jewish People in the Age of Jesus Christ (175 B.C.-A.D. 135), I-III,

Edimbourg, 1973-1987.

34 S. SAFRAI – M. STERN (ED.), The Jewish People in the First Century, I. The Political and Legal Aspects of

Jewish Society, Assen-Amsterdam, 1974 ; II. The Social and Economic Structure, the Religion and Cultural Life, and

Institutions of Jewish Society, Assen-Amsterdam, 1976.

35 A. SCHALIT (ED.), The World History of the Jewish People, VI. The Hellenistic Age, New Brunswick/New

Jersey, 1972 ; M. AVI-YONAH – Z. BARAS (ED.), The World History of the Jewish People, VII. The Herodian Period,

New Brunswick/New Jersey, 1975. 36 Voir S.C. MIMOUNI, « Les origines du christianisme : nouveaux paradigmes ou paradigmes paradoxaux ?

Bibliographie sélectionnée et raisonnée », dans Revue biblique 115 (2008), p. 360-382. 37 E.P. SANDERS, Paul and Palestinian Judaism. A Comparison of Patterns of Religion,

Philadelphie/Pennsylvanie, 1977 ; E.P. SANDERS, E.P. SANDERS, Paul the Law, and the Jewish People,

Philadelphie/Pennsylvanie, 1983 ; E.P. SANDERS, Jesus and Judaism, Philadelphie/Pennsylvanie, 1985 ; E.P.

SANDERS, Judaism. Practice and Belief. 63 BCE-66 CE, Londres-Phildelphie/Pennsylvanie, 1992. 38 Voir E.P. SANDERS, op. cit., Philadelphie/Pennsylvanie, 1977, p. 422-423.

13

Partant de ce concept, qui a été discuté par tous les chercheurs qui l’ont soit accepté soit

critiqué, de nombreux travaux ont été entrepris : certains se sont déployés dans de tout autres

directions.

C’est dire aussi l’origine de ces nouvelles perspectives qui proviennent de l’Amérique du

Nord et qui ont pris naissance dans un contexte théologique en s’interrogeant sur les origines

judéennes de Jésus et en se demandant comment a eu lieu la séparation entre le judaïsme et le

christianisme.

Il convient de mentionner en particulier les recherches de Shaye J.D. Cohen39 et de Seth

Schwartz40. Les volumes de la Cambridge History of Judaism publiés à partir des années 1980

relèvent aussi de ce mouvement de recherche, en dehors peut-être du premier41.

Pour sa part, S. Schwartz va jusqu’à soutenir que c’est le christianisme qui est à l’origine

de la « rejudéïsation » de la Palestine après 350 environ. Il estime ainsi que pendant toute la

période qui a suivi les deux révoltes contre Rome, la Palestine a été foncièrement « déjudéïsée »

au sens où les Judéens, étant complètement hellénisés, ne s’identifient comme Judéens que sur le

plan ethnique – les rabbins ne formant alors qu’un petit groupe qui conserve et maintient

certaines traditions antérieures à 70. Toujours selon ce critique, après la christianisation de

l’Empire romain à partir du IVe siècle, on voit émerger dans nombre de lieux des communautés

centrées autour de la synagogue, et ce même si les rabbins eux-mêmes sont restés étrangers à

cette évolution. Ainsi, pour S. Schwartz, la tendance rabbinique au sein du judaïsme, en tant que

culture hégémonique, ne prendrait véritablement le pouvoir qu’au cours de la première période

islamique (à partir des VIIe-VIIIe siècles).

A l’évidence, la thèse paraît forcée dans certains de ses aspects, mais elle n’est nullement

à rejeter en totalité, ainsi que paraît le faire pourtant un excellent critique comme Louis H.

Feldman42. Sans aucun doute, elle demandera à être amendée et complétée par des études

ultérieures : Annette Yoshiko Reed, pour sa part, apporte un point de vue plus nuancé et tenant

compte cependant de tous les partis « judéens » qui sont en présence dans la Palestine d’après 70

de notre ère43. Dans tous les cas, hellénisation ne signifie pas déjudèïsation : l’acculturation ne

conduisant pas nécessairement à des changements identitaires radicaux – une acculturation qui a

commencé d’ailleurs avec l’arrivée des Macédoniens en Palestine44.

Quoi qu’il en soit, cette hellénisation des Judéens des IIe-IIIe siècles permet de

comprendre pourquoi le mouvement chrétien à cette époque, dont l’autonomie par rapport au

mouvement pharisien/rabbanite ne saurait être mise en doute, s’est développé dans les cadres de

39 S.J.D. COHEN, From the Maccabees to the Mishnah, Louisville/Kentucky, 19871, 20062.

40 S. SCHWARTZ, Imperialism and Jewish Society 200 B.C.E. to 640 C.E., Princeton/New Jersey, 20011,

20042. 41 W.D. DAVIES – L. FINKELSTEIN (ED.), The Cambridge History of Judaism, I. Introduction ; The Persian

Period, Cambridge, 1984 ; W.D. DAVIES – L. FINKELSTEIN (ED.), The Cambridge History of Judaism, II. The

Hellenistic Age, Cambridge, 1989 ; W. HORBURY – W.D. DAVIES – J. STURDY (ED.), The Cambridge History of

Judaism, III. The Early Roman Period, Cambridge-New York, 1999 ; S.T. KATZ (ED.), The Cambridge History of

Judaism, IV. The Late Roman-Rabbinic Period, Cambridge-New York, 2006.

42 L.H. FELDMAN, « The Influence of Hellenism on Jews in Palestine in the Hellenistic Period », dans

Judaism and Hellenism Reconsidered, Leyde-Boston, 2006, p. 1-34.

43 A.Y. REED, « Rabbis, ‘Jewish Christians’, and Other Late Antique Jews : Reflection on the Fate of

Judaism(s) After 70 C.E. », dans I.H. HENDERSON – G.S. OEGEMA (ED.), The Changing Face of Judaism,

Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity, Gütersloh, 2006, p. 323-346.

44 Voir L.I. LEVINE, Judaism and Hellenism in Antiquity : Conflict or Confluence ?,

Peabody/Massachussetts, 1998 ; J. KUGEL (ED.), Shem in the Tents of Japhet: Essays on the Encounter of Judaism

and Hellenism, Leyde, 2002.

14

la culture et de la pensée grecques non sans rapport avec le judaïsme hellénistique dont on dit

qu’il aurait disparu avec la grande révolte de la Diaspora contre Rome en 115-117.

Des critiques comme S.J.D. Cohen ou S. Schwartz ne sont pas vraiment pour la

discontinuité entre la période antique et les périodes postérieures mais envisagent cependant le

long terme dans les relations entre le judaïsme et le christianisme et surtout acceptent d’utiliser la

documentation chrétienne comme source pour l’histoire du judaïsme antique.

On a discuté pour savoir s’il faut ou non utiliser le terme « judaïsmes » au pluriel comme

l’a proposé J. Neusner de manière provocatrice et polémique45. De fait, la discussion est plus

idéologique que scientifique comme le montre, par exemple, S. Schwartz qui rejette le pluriel car

considérant que si le judaïsme est complexe il n’est cependant pas multiple46.

En tout cas, dans les perspectives nouvelles, l’immense œuvre de J. Neusner n’est pas à

ignorer même si son aspect pléthorique, pour ne pas dire plus, ne permet pas de l’aborder

facilement47.

On voudrait maintenant examiner d’autres approches qui se fonderaient sur des thèmes

présents dans la documentation disponible sur le judaïsme de la période envisagée, et notamment

celui de l’Alliance d’Abraham et de l’Alliance de Moïse.

L’Alliance d’Abraham et l’Alliance de Moïse

Le judaïsme compterait en son sein, non seulement plusieurs « courants de pensée » bien

connus grâce à Flavius Josèphe et aux manuscrits dits de la Mer Morte, mais aussi plusieurs

« formes de pensée » parmi lesquelles il conviendrait d’identifier celles qui relèveraient d’une

« Alliance d’Abraham » et celles qui se réclameraient d’une « Alliance de Moïse » : toutes ces

« formes » partageraient plus ou moins le temple et la Torah, mais ne les comprendraient pas de

la même façon – elles divergeraient donc quant à leur interprétation de ce que l’on peut appeler

les « universaux » du judaïsme, le bien commun à tous les Judéens48.

Paul de Tarse, un Judéen de la Diaspora, semble pouvoir relever de l’Alliance d’Abraham

qui, tout en acceptant la circoncision, a tendance à la relativiser surtout en remontant aux

patriarches antérieurs – théoriquement non circoncis. Paul accepte le temple et la Torah, mais

dans ce dernier cas ce n’est sans doute pas la Torah de Moïse, celle qu’on dit orale, mais plutôt la

45 J. NEUSNER, Death and Birth of Judaism. The Impact of Christianity, Secularism, and the Holocaust on

Jewish Faith, Atlanta/Georgie, 1987. Voir aussi J. NEUSNER, The Systemic Analysis of Judaism, Atlanta/Georgie,

1988, p. 9-15. Voir encore J. NEUSNER, Studying Classical Judaism : A Primer, Louisville/Kentucky, 1991, p. 33.

46 S. SCHWARTZ, op. cit., Princeton/New Jersey, 20011, 20042, p. 8-12. 47 J. NEUSNER (ED.), Judaism in Late Antiquity, Part One. The Literary and Archaeological Sources, Leyde,

1995 ; J. NEUSNER – A.J. AVERY-PECK (ED.), Judaism in Late Antiquity, Part Three. Where We Stand: Issues and

Debates in Ancient Judaism, Volume Two. Leyde, 1999 ; A.J. AVERY-PECK – J. NEUSNER (ED.), Judaism in Late

Antiquity, Part Three. Where We Stand: Issues and Debates in Ancient Judaism, Volume Three, Leyde, 2000 ; A.J.

AVERY-PECK – J. NEUSNER (ED.), Judaism in Late Antiquity, Part Three. Where We Stand: Issues and Debates in

Ancient Judaism, Volume Four. The Special Problem of the Synagogue, Leyde, 2001 ; A.J. AVERY-PECK – J.

NEUSNER (ED.), Judaism in Late Antiquity, Part Four. Death, Life-After-Death, Resurrection and the World-to-Come

in the Judaisms of Antiquity, Leyde, 2000 ; A.J. AVERY-PECK – J. NEUSNER – B.D. CHILTON (ED.), Judaism in Late

Antiquity, Part Five. The Judaism of Qumran : A System Reading of the Dead Sea Scrolls, Volume One. Theory of

Israel, Leyde, 2000 ; A.J. AVERY-PECK – J. NEUSNER – B.D. CHILTON (ED.), Judaism in Late Antiquity, Part Five.

The Judaism of Qumran : A System Reading of the Dead Sea Scrolls, Volume Two. World View, Comparing

Judaims, Leyde, 2001.

48 Voir A.Y. REED, « The Construction and Subversion of Patriarchal Perfection : Abraham and Exemplarity

in Philo, Josephus, and the Testament of Abraham », dans Journal for the Study of Judaism 40 (2009), p. 185-212.

15

Torah de Moïse, celle qu’on dit écrite49. Originaire de Diaspora, Paul a été pharisien mais il est

devenu chrétien : ce qui montre la fluidité et l’hybridité des boundaries idéologiques de cette

époque.

Quoi qu’il en soit des attendus d’une démonstration dans laquelle il n’est pas possible

d’entrer ici, un point apparaît, en effet, de plus en plus évident : il y a eu une forme de pensée

judéenne se rattachant à l’Alliance de Moïse répandue parmi les Judéens de Palestine et il y a eu

une forme de pensée judéenne se rattachant à l’Alliance d’Abraham répandue parmi les Judéens

de Diaspora. Toutefois, la situation est autrement plus complexe que cette répartition pourrait

l’indiquer, car si ces deux formes de pensée reconnaissent toutes les deux la Torah l’une,

l’Alliance d’Abraham, lui donne une valeur relative (Torah écrite seule) et l’autre, l’Alliance de

Moïse, une valeur maximale (Torah orale en plus). En bref, l’Alliance d’Abraham intègre

l’Alliance de Moïse mais en la relativisant dans son application.

Le mouvement chrétien, pour sa part, est issu de ces deux formes de pensée judéenne : au

risque d’être trop schématique, on peut dire, par exemple, que Jacques de Jérusalem relève de

l’Alliance de Moïse (de langue et de culture araméophones) tandis que Paul de Tarse relève de

l’Alliance d’Abraham (de langue et de culture hellénophones) – il en va de même pour Etienne.

L’Alliance d’Abraham est celle sur laquelle a été fondé le mouvement chrétien, qui

s’inscrit dans la chaîne des mystiques attestés dans les littératures apocalyptiques. L’Alliance de

Moïse est celle sur laquelle a été fondé le mouvement rabbanite, qui s’inscrit dans la chaîne des

pharisiens, des tannaïtes et des amoraïtes.

Autrement exprimé, l’Alliance d’Abraham serait alors celle de l’Israël spirituel et de la

circoncision spirituelle, l’Hebrewness, tandis que l’Alliance de Moïse serait celle de l’Israël

charnel et de la circoncision charnelle, la Jewishness – selon une terminologie de plus en plus

répandue parmi les chercheurs américains50. Rappelons que selon certains Pères de l’Eglise, les

chrétiens descendent des Hébreux qui viennent d’(H)Abraham : dans cette généalogie, ils ne se

réclament évidemment pas du « judaïsme de Moïse » mais du « judaïsme d’Abraham ».

Une observation est importante à relever : il a existé une tendance judéenne d’obédience

chrétienne qui s’inscrit dans l’Alliance d’Abraham, c’est celle que l’on retrouve notamment dans

le groupe ébionite et dans le groupe elkasaïte : le premier est sans doute à l’origine du

mahométisme et le second du manichéisme comme du mandéisme. C’est donc une ligne de

pensée importante qu’il convient d’étudier afin de mieux la mettre au jour51.

Par ailleurs, on peut se demander si un auteur comme Philon d’Alexandrie, un Judéen de

la Diaspora, ne pourrait pas relever de la forme de pensée de l’Alliance d’Abraham : l’hypothèse

est à explorer, même si elle n’est pas aussi simple car cet auteur s’est aussi intéressé à l’Alliance

de Moïse – plus spécialement à la Loi de Moïse, il est vrai dans sa tradition écrite plutôt que dans

sa tradition orale. Alors qu’un auteur comme Flavius Josèphe, un Judéen de la Palestine mais qui

écrit pour des Grecs et des Romains cultivés, ne paraît pas être d’un grand apport dans cette

démarche : il donne d’Abraham une figure idéalisée du « héros » national ayant une généalogie

49 Voir N. CALVERT-KOYSIS, Paul, Monotheism and the People of God: The Significance of Abraham

Traditions for Early Judaism and Christianity, Londres, 2004.

50 Voir par exemple, S.J.D. COHEN, op. cit., Berkeley-Los Angeles/Californie-Londres, 1999. 51 Voir J.S. SIKER, Disinheriting the Jews : Abraham in Early Christian Controversy, Louisville/Kentucky,

1991. Voir aussi J.S. SIKER, « Abraham in Graeco-Roman Paganism », dans Journal for the Study of Judaism 18

(1987), p. 188-208. Voir encoreW.T. MILLER, Mysterious Encounters at Mamre and Jabbok, Chico/Californie, 1984.

16

noble. Pour ce faire, il emploie les perspectives philosophiques de l’époque hellénistique : celle

du « roi » comme les platoniciens ; celle du « sage » comme les stoïciens52.

En réalité, la situation est encore bien plus complexe que celle que l’on décrit ici, surtout si

l’on fait intervenir d’autres critères : comme par exemple ceux autour des « prêtres » et des

« sages », les premiers sont attachés à la Palestine et les seconds à la Babylonie. D’autant que

l’on peut encore aborder ces questions avec d’autres modèles : ceux par exemple du « judaïsme

de Jacob », fondé sur la généalogie (= biologique), et du « judaïsme d’Abraham », fondé sur

l’alliance (= spirituel). Dans un cas comme dans l’autre, la création remontant à Adam joue un

rôle non négligeable même s’il n’est pas toujours identique. Sans compter que le « judaïsme

d’Abraham » semble être à l’origine du phénomène des sympathisants qui apparaît au Ier siècle de

notre ère, mais qui pourrait être plus ancien d’autant qu’il est vraisemblablement fondé sur le

statut du « résident-étranger » dans l’Ancien Israël : il est cependant attesté de manière éparse

dans la littérature rabbinique ancienne des IIe-IIIe siècles avec notamment les préceptes

noachiques.

Au regard de ces divers éléments, l’approche par l’Alliance d’Abraham et l’Alliance de

Moïse permettrait sans doute de mieux comprendre et de mieux appréhender les multiples

influences du judaïsme sur d’autres religions qui en sont issues, de manière certes parfois très

lointaine ou très indirecte53.

V. Conclusion

On le constate, de toute part l’édifice historiographique de ces dernières décennies est mis

à mal par des recherches de plus en plus déconstructrices mais qui montrent, s’il le fallait encore,

que le judaïsme d’hier est loin d’être monolithique, comme d’ailleurs celui d’aujourd’hui.

Sans compter qu’un nombre de plus en plus important de chercheurs ont tendance à

estimer que pendant les quatre premiers siècles au moins, le judaïsme et le christianisme se sont

développés en étroite interaction : dialoguant et polémiquant l’un avec l’autre dans une

« conversation » qui aurait duré plusieurs siècles – une expression qui est empruntée à Daniel

Boyarin.

Ainsi, selon Alan Segal en 198654, un pionnier en ce domaine comme dans tant d’autres,

Marc G. Hirshman en 199655, Daniel Boyarin en 1999 et 200456 et Israel J. Yuval en 200657, ce

qu’il est convenu d’appeler la « séparation » s’est déroulé sur une longue période temporelle.

52 A ce sujet, voir L.H. FELDMAN, « Hellenizations in Josephus’ Jewish Antiquities : The Portrait of

Abraham », dans L.H. FELDMAN – G. HATA (ED.), Josephus, Judaism, and Christianity, Detroit/Michigan, 1987, p.

133-153.

53 Voir J.D. LEVENSON, « The Conversion of Abraham to Judaism, Christianity, and Islam », dans H.

NAJMAN – J.H. NEWMAN (ED.), The Idea of Biblical Interpretation: Essays in Honor of James L. Kugel, Leyde-

Boston, 2004, p. 3-40.

54 A. SEGAL, Rebecca’s Children : Judaism and Christianity in the Roman World,

Cambridge/Massachusetts-Londres, 1986.

55 M.G. HIRSCHMAN, A Rivalry of Genius : Jewish and Christian Biblical Interpretation in Late Antiquity,

Albany/New York, 1996.

56 D. BOYARIN, Dying for God: Martyrdom and the Making of Judaism and Christianity,

Standford/Californie, 1999 ; D. BOYARIN, Borders Lines : The Partition of Judaeo-Christianity,

Philadelphie/Pennsylvanie, 2004.

57 I.J. YUVAL, Two Nations in your Womb : Perceptions of Jews and Christians in Late Antiquity and the

Middles Ages, Berkeley/Californie, 2006.

17

Beaucoup parmi ces chercheurs considèrent que la métaphore familiale appropriée en ce qui

concerne les deux traditions religieuses n’est pas celle de la relation « mère-fille », mais plutôt

celle de « deux sœurs », et peut-être même de « sœurs jumelles ». Ils poussent même la

métaphore plus loin encore pour soutenir qu’il s’est agi de jumelles « homozygotes » : c’est-à-

dire, un unique embryon qui s’est ensuite séparé en deux.

Quoi qu’il en soit, selon cette perspective, la plus ancienne n’a pas engendré la plus

récente et la plus récente n’a pas capté l’héritage de la plus ancienne, mais toutes deux se sont

bien plutôt développées côte à côte après la destruction du temple de Jérusalem et jusqu’à la

christianisation de l’Empire romain.

Bref, actuellement, les chercheurs s’accordent à reconnaître, d’une manière ou d’une

autre, que les frontières entre le judaïsme et le christianisme sont des plus floues et que leurs

identités ne sont pas claires, sans doute jusqu’au IVe siècle, malgré les efforts des « Sages »

pharisiens et des « Pères » chrétiens pour définir l’orthodoxie par opposition à ce qu’ils

considèrent l’hérésie – faut-il d’ailleurs parler pour cette époque d’identité ou utiliser plutôt le

concept de conscience qui est bien plus souple ?58

Ces orientations récentes de la recherche scientifique vont nécessairement obliger, de

manière progressive mais certaine, à des révisions déchirantes de l’histoire du judaïsme et du

christianisme dans l’Antiquité : elles conduiront sans doute à montrer que les sœurs jumelles ne

sont devenues des « ennemies » que pour pouvoir s’imposer à leurs fidèles respectifs et surtout à

leurs prosélytes issus de tout bord – d’autant que dans l’Antiquité tardive, le « marché des

religions », selon une expression empruntée à Peter Brown, est des plus florissants.

Une voix dissonante tout de même qu’il convient de signaler, c’est celle de Daniel Stökl

Ben Ezra, qui tout en souscrivant aux acquis de la nouvelle perspective, estime, qu’en Egypte, au

IIe siècle, il ne fait pas sens de parler du christianisme comme d’un groupe judéen ou comme

d’une forme du judaïsme et que les chrétiens ont développé une identité différente et

indépendante : pour ce faire, il se fonde sur une enquête dans les papyrus chrétiens égyptiens –

dont la datation n’est pas antérieure au IIe siècle – qu’il compare aux manuscrits retrouvés dans

les grottes proches du Khirbet Qumrân qui, eux, ne peuvent pas être, comme on le sait,

postérieurs à 68 de notre ère59.

L’étude sur la circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine du IIe

siècle avant notre ère au IIe siècle de notre ère permet de comprendre que les distinctions

classiques entre judaïsme et christianisme pour l’époque envisagée ne sont pas réalistes et que

leur neutralisation débouche sur des résultats qui montrent que les discussions ont perduré sur le

long terme60.

En résumé, les perspectives nouvelles, qui viennent d’être à peine esquissées de manière

dispersée, peuvent paraître décapantes pour l’esprit, car elles bouleversent sans aucun doute les

idées reçues : elles pourraient bien expliquer, en tout cas, le caractère hybride des diverses formes

de judaïsme et de christianisme antiques61 qui ont préféré, à partir d’une certaine époque, se

décliner au singulier au travers du concept, créé de toute pièce, de l’orthodoxie et de

58 Voir S.C. MIMOUNI, « Qu’est-ce qu’un ‘chrétien’ aux Ier et IIe siècles ? Identité ou conscience ? », dans

Annali di storia dell’esegesi 27 (2010), p. 11-34.

59 D. STÖKL BEN EZRA, « Weighing the Parts. A Papyrological Perspective on the Parting of the Ways »,

dans Novum Testamentum 51 (2009), p. 168-186.

60 Voir S.C. MIMOUNI, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire

d’un conflit interne au judaïsme, Paris-Louvain, 2007. 61 Voir D. BOYARIN – V. BURRUS, « Hybridity as Subversion of Orthodoxy ? Jews and Christians in Late

Antiquity », dans Social Compass 52 (2005), p. 431-441.

18

l’hétérodoxie et permettant la mise en œuvre d’armes, relativement efficaces, comme la déviance

et l’hérésie62.

Post scriptum

Paru trop tard, il n’a pas été tenu compte, dans cette étude, du livre stimulant de Leonard

V. Rutgers qui, en opposition à des chercheurs comme Daniel Boyarin et Seth Schwartz, se

demande si les Judéens apparaissant dans les ouvrages des premiers auteurs chrétiens ne relèvent

pas que de leur imagination et ne sont pas seulement qu’un outil, sous leur plume, destiné à servir

des intentions cachées ou avérées – autrement dit, il paraît contester leur réalité historique, pour

ne considérer que leur caractère herméneutique63.

62 Voir D. BOYARIN, « Two Powers in Heaven ; or, The Making of a Heresy », dans H. NAJMAN – J.H.

NEWMAN (ED.), The Idea of Biblical Interpretation: Essays in Honor of James L. Kugel, Leyde-Boston, 2004, p.

331-370. Voir aussi S.C. MIMOUNI, « La question de l’hérésie ou de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie. Etude

critique », dans Apocrypha (à paraître).

63 L.V. RUTGERS, Making Myths : Jews in Early Christian Identity Formation, Leuven, 2010.