« Charité et communauté diasporique dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles », Revue...

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CHARITÉ ET COMMUNAUTÉ DIASPORIQUE DANS L'EUROPE DES XVIE-XVIIIE SIÈCLES Natalia Muchnik Belin | Revue d'histoire moderne et contemporaine 2014/3 - n° 61-3 pages 7 à 27 ISSN 0048-8003 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2014-3-page-7.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Muchnik Natalia, « Charité et communauté diasporique dans l'Europe des XVIe-XVIIIe siècles », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2014/3 n° 61-3, p. 7-27. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - EHESS - - 193.48.45.27 - 13/12/2014 15h36. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - EHESS - - 193.48.45.27 - 13/12/2014 15h36. © Belin

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CHARITÉ ET COMMUNAUTÉ DIASPORIQUE DANS L'EUROPE DESXVIE-XVIIIE SIÈCLES Natalia Muchnik Belin | Revue d'histoire moderne et contemporaine 2014/3 - n° 61-3pages 7 à 27

ISSN 0048-8003

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--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Muchnik Natalia, « Charité et communauté diasporique dans l'Europe des XVIe-XVIIIe siècles »,

Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2014/3 n° 61-3, p. 7-27.

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La charité en actes

Charité et communauté diasporique dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles

Natalia MUCHNIK

Le 12 février 1615 est fondée à Amsterdam la Santa companhia de Dotar orfans e donzelas pobres, confrérie de la congrégation judéo-ibérique chargée de fournir une dot aux orphelines et jeunes fi lles pauvres de la diaspora séfarade « résidant de Saint-Jean-de-Luz à Dantzig »1. Cette institution caritative est l’un des ferments d’unité voire l’épine dorsale de la Nação, la diaspora séfarade dite occidentale formée aux XVIe et XVIIe siècles, qui se distingue du monde judéo-ibérique méditerranéen né des expulsions de 1492 (Espagne) et 1496-1497 (Portugal)2. La confrérie, à travers les candidatures de jeunes fi lles qui lui parviennent des foyers dispersés et des « frères » qui y adhèrent, contribue à forger la communauté diasporique et le territoire de la Nação : elle fait groupe et « produit de la localité »3. Cette dimension performative de la charité n’est pas l’apanage des séfarades. On la retrouve chez d’autres populations exilées pour « fait de religion » entre le XVIe et le XVIIIe siècle, que l’on qualifi e de diasporas par leur importance numérique, le maintien du lien avec la terre d’origine et entre les implantations, et leur degré d’organisation et d’unité4. Cette récurrence interroge par là même la notion

1. Israël S. RÉVAH, « Le premier règlement de la “Santa Companhia de dotar orfans e donzelas pobres” », Boletim internacional de bibliografi a luso-brasileira, 4, 1963, p. 650-691 ; Miriam BODIAN, « The “Portuguese” dowry societies in Venice and Amsterdam. A case study in communal differen-tiation within the marrano diaspora », Italia, 6-1/2, 1987, p. 30-61 ; EAD., « The “Santa Companhia de dotar orfans e donzelas pobres” in Amsterdam, 1615-1630 », Ph. D. Hebrew University, 1988. Les « congrégations » sont ici les communautés cultuelles offi ciellement reconnues.

2. Natalia MUCHNIK, Une vie marrane. Les pérégrinations de Juan de Prado dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, Champion, 2005, p. 23 ; EAD., « La charité matricielle. Marranes d’Espagne et de France aux XVIe-XVIIIe siècles », Archives de sciences sociales des religions, 162, 2013, p. 143-160, ici p. 156-157.

3. Angelo TORRE, « “Faire communauté”. Confréries et localité dans une vallée du Piémont (XVIIe-XVIIIe siècles) », Annales ESC, 62-1, 2007, p. 101-135, ici p. 108-113. A. Torre utilise les développements d’Arjun Appadurai sur la « production de localité ». Les confréries destinées à doter les jeunes fi lles pauvres sont fréquentes à partir du XIVe siècle, que ce soit dans les villes italiennes ou à Vilnius : David FRICK, « “Since All Remain Subject to Chance”. Poor relief in seventeenth-century Wilno », Zeitschrift für Ostmitteleuropa-Forschung, 55-1, 2006, p. 1-55, ici p. 19-23.

4. Sur cette notion, voir Stéphane DUFOIX, La dispersion. Une histoire des usages du mot diaspora, Paris, Éditions Amsterdam, 2011 ; pour les XVIe-XVIIIe siècles : N. MUCHNIK, « Les diasporas soumises aux per-sécutions (XVIe-XVIIIe siècle) : perspectives de recherche », Diasporas. Histoire et sociétés, 13, 2009, p. 20-31.

REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE61-3, juillet-septembre 2014

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de territorialité, puisque l’historiographie tend à insister sur la régulation de l’assistance par les pouvoirs civils dans un cadre étatique, souvent en lien avec la confessionnalisation5. Or précisément, ces populations se caractérisent par leur forte mobilité géographique6. Il s’agit en particulier des huguenots, avant et après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, des morisques, chrétiens ibériques d’origine musulmane, surtout après les expulsions de 1609-1614, et des catholiques britanniques (récusants) après l’instauration de l’anglicanisme dans les années 1560-1570 – et, étroitement liés à eux, des jacobites, partis à la suite de Jacques II après la Glorieuse Révolution (1688-89)7. Mais si elle fait lieu, la bienfaisance en tant que pratique sociale intervient, tant à l’échelle transnationale que locale, pour agréger et articuler ces populations qui manifestent une grande hétérogénéité socio-économique, politique et même religieuse. Elle peut ainsi établir les prémisses d’une institutionnalisation. Elle s’inscrit également dans le destin messianique de la communauté des croyants que prétendent former ces diasporas.

Que la gestion de la charité soit perçue comme une responsabilité collective répond certes à une tendance perceptible dans l’ensemble des sociétés d’Ancien Régime. Alors que se multiplient les lois sur les pauvres, déterminant les mesures à prendre suivant leur statut – les « bons » ou « méritants » (veuves, orphelins…) à aider, les « mauvais » (vagabonds…) à contrôler, mettre au travail ou enfermer8 –,

5. Voir par exemple Timothy G. FEHLER, Poor Relief and Protestantism : The Evolution of Social Welfare in Sixteenth-Century Emden, Aldershot, Hants & Brookfi eld, 1999 ; Charles H. PARKER, The Reformation of Community : Social Welfare and Calvinist Charity in Holland, 1572-1620, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

6. Sur le rapport entre migrations et assistance à l’échelle européenne, voir notamment Steven KING et Anne WINTER (ed.), Migration, Settlement and Belonging in Europe, 1500-1930s : Comparative Perspectives, New York-Oxford, Berghahn, 2013.

7. Voir, entre autres, sur les séfarades : Richard L. KAGAN et Philip D. MORGAN (ed.), Atlantic Diasporas : Jews, Conversos, and Crypto-Jews in the Age of Mercantilism, 1500-1800, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2008 ; Francesca TRIVELLATO, Familiarity of Strangers : The sephardic Dias-pora, Livorno and Cross-cultural Trade in Early Modern World, New Haven, Yale University Press, 2009 ; sur les huguenots, Eckart BIRNSTIEL et Chrystel BERNAT (éd.), La diaspora des huguenots. Les réfugiés protestants de France et leur dispersion dans le monde (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Champion, 2001 ; Raymond A. MENTZER et Andrew SPICER (ed.), Society and Culture in the Huguenot World, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; sur les morisques, Louis CARDAILLAC Les morisques et leur temps, Paris, Éditions du CNRS, 1984 ; Miguel DE EPALZA et Ramon PETIT (éd.), Recueil d’études sur les morisques andalous en Tunisie, Madrid-Tunis, Instituto Hispano-Árabe de cultura, 1973 ; sur les récusants, John C. H. AVELING, The Handle and the Axe : The Catholic Recusants in England from Reformation to Emancipation, Londres, Blond & Briggs, 1976 ; John BOSSY, The English Catholic Community, 1570-1850, Oxford, Oxford Uni-versity Press, 1976 ; sur les jacobites : Nathalie GENET-ROUFFIAC, Le grand exil. Les jacobites en France, 1688-1715, Paris, Service historique de la Défense, 2007 ; Paul MONOD, Murray PITTOCK et Daniel SZECHI (ed.), Loyalty and Identity : Jacobites at Home and Abroad, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.

8. Voir entre autres Colin JONES, Charity and Bienfaisance, the Treatment of the Poor in the Mont-pellier Region, 1740-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; Catharina LIS et Hugo SOLY, Poverty and Capitalism in Pre-industrial Europe, Hasocks, The Harvester Press, 1979, p. 82-96 et 116-129 ; Brian PULLAN, Poverty and Charity : Europe, Italy, Venice, 1400-1700, Aldershot, Variorum, 1994. Sur l’enfermement des pauvres et les ateliers de charité : Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 ; Bronislaw GEREMEK, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours [1978], Paris, Gallimard, 1987 ; Thorsten SELLIN, Pioneering in Penology : The Amsterdam Houses of Correction in the 16th and 17th Centuries, Londres, Humphrey Milford,

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l’assistance (et la santé) s’affi rme comme une action collective, qui échappe au monopole de l’Église. Ayant partie liée avec la régulation du marché du travail et le maintien de l’ordre social et moral (voire la disciplinarisation du social9), elle suscite une prolifération de structures10. Or les groupes diasporiques, parce que migrants et étrangers dans leur société d’accueil et hérétiques sinon dangereux en tant que minorités religieuses11, en sont habituellement exclus, rendant la prise en charge communautaire d’autant plus impérieuse. Mais la répression et la clandestinité auxquels ils peuvent être soumis brouillent la séparation entre charité, bienfaisance et entraide12. Distinguer la solidarité familiale et com-munautaire, qui privilégie les proches, la bienfaisance, volontiers publique et institutionnalisée pouvant s’appliquer aux hors-groupes, et la charité, sentiment religieusement marqué et plus individuel, est l’une des diffi cultés de cette étude. Les pratiques envisagées se situent en effet à l’intersection des trois champs, même si nous avons choisi de les restreindre à leur versant intra-communautaire, excluant les dons à des personnes extérieures – qui éclaireraient les processus d’intégration dans les sociétés d’accueil.

Nous verrons que la charité est investie comme un agent de cohésion, traçant les frontières du groupe et retenant en son sein les membres les plus fragiles. Elle permet non seulement au collectif de se former en corps, en com-munauté morale, mais aussi de faire lieu, en se dotant d’un territoire propre aux différentes échelles. Nous examinerons, pour fi nir, les cas où elle apparaît comme vecteur d’institutionnalisation et de légitimation.

1944 ; Pieter SPIERENBURG, The Prison Experience. Disciplinary Institutions and Their Inmates in Early Modern Europe, New Brunswick, Rutgers University Press, 1991.

9. Suivant le concept développé par Gerhard OESTREICH, Geist und Gestalt des frühmodernen Staates. Ausgewählte Aufsätze, Berlin, Duncker & Humblot, 1969, p. 179-197. Voir Paolo PRODI (ed.), Disciplina dell’anima, disciplina del corpo e disciplina della società tra medioevo ed età moderna, Bologne, Il Mulino, 1994 ; Maarten PRAK, « The carrot and the stick : Social control and poor relief in the Dutch Republic, sixteenth to eighteenth centuries », in Heinz SCHILLING (ed.), Institutionen, Instrumente und Akteure sozialer Kontrolle und Disziplinierung im frühneuzeitlichen Europa, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1999, p. 149-166.

10. La Contre-Réforme amène une réorganisation des structures caritatives en pays catholique, notamment en France, en Espagne et en Italie : Ole Peter GRELL, Andrew CUNNINGHAM et Jon ARRI-ZABALAGA (ed.), Health Care and Poor Relief in Counter-Reformation Europe, Londres, Routledge, 1999, p. 18-39. En dépit d’un investissement croissant des autorités civiles, le monopole de l’Église y semble moins entamé qu’en Europe du Nord et protestante. Dans ces régions en effet, nombre de réformes sont menées par les autorités civiles, en réaction aux changements démographiques et économiques : O. P. GRELL et A. CUNNINGHAM (ed.), Health Care and Poor Relief in Protestant Europe, 1500-1700, Londres, Routledge, 1997, p. 1-4 et 43-45.

11. Ainsi en Angleterre, au moment des « Poor laws » (instaurant la charité comme obligation légale), les pauvres catholiques semblent d’autant plus menaçants qu’ils apparaissent comme de possibles recrues en cas de rébellion : John A. HILTON, « The Catholic poor : paupers and vagabonds, 1580-1780 », in Marie B. ROWLANDS (ed.), English Catholics of Parish and Town, 1558-1778, Londres, Catholic Record Society, 1999, p. 115-127, ici p. 116.

12. L’exemple des sodalités à base régionale fondées par les huguenots à Londres, telles que la Société des Parisiens (1687) ou la Société du Poitou et du Loudunois (1696/1714), est révélateur : regroupant les immigrants d’une même région pour maintenir une sociabilité et une culture locales, dans le respect d’un strict code moral, elles créent une solidarité fi nancière entre leurs membres, notamment pour les enterrements. Voir William CHAPMAN WALLER, « Early Huguenot friendly societies », Proceedings of the Huguenot Society of London, 6, 1898-1901, p. 201-235.

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LA CHARITÉ, AGENT DE COHÉSION COMMUNAUTAIRE

À l’image de la plupart des corps qui composent les sociétés d’Ancien Régime (guildes, nations…), les minorités et, parmi elles, les diasporas, favorisent la solidarité entre leurs membres par des redistributions plus ou moins obligatoires. Les modes de contrainte et de réglementation (l’instauration d’une assiette d’imposition entre autres) sont à la mesure de leur degré d’institutionnalisation. Cette solidarité diffère de la pure charité, d’ordinaire individuelle, spontanée et arbitraire, au sens où elle dépend du bon vouloir du donateur – certes conditionné par les textes religieux normatifs13 – et non des effets sociaux attendus puisqu’elle est liée au salut, dans les testaments par exemple. Car, outre sa visée d’entraide, l’établissement d’une caisse de secours inscrit les individus dans la communauté, suivant un processus qui n’est pas sans rappeler la législation anglaise du XVIe et surtout du XVIIe siècle (le Poor Relief Act de 1601, le Settlement and Removal Act de 1662) qui cherche à ancrer les pauvres dans la communauté paroissiale14. Ainsi à Londres, les huguenots voulant bénéfi cier de libéralités doivent souvent être recommandés par un membre respecté de l’Église française. La mise en œuvre de l’assistance implique donc que le demandeur active des réseaux de relations appropriés dans lesquels il prend dès lors pleinement place15. Ce vecteur d’incorporation est encore plus nécessaire lorsque le groupe est peu formalisé ou clandestin. Les chuetas, crypto-judaïsants de Majorque qui ont subi une moindre répression inquisitoriale jusqu’aux années 1680, ont fondé une « caisse des aumônes », la Caxa Major de las Almoynas del Carrer del Sagell (la rue où vivent les judaïsants), gérée par un trésorier et des aumôniers (almoyners) et recevant des legs dès le XVIIe siècle16. Si la liberté relative dont disposent les chuetas est assez exceptionnelle dans la péninsule Ibérique, la force d’intégration de la structure est à souligner. On la retrouve du reste à Teruel (Aragon), chez les morisques qui disposeraient dans les années 1590 d’une « bourse [bolsa] pour les dépenses

13. Les monothéismes distinguent différents types de charité. Certains sont obligatoires : la zakat (littéralement « purifi cation ») constitue l’un des cinq piliers de l’islam et la tsedaka (ayant la même racine que tsedek, justice), un devoir religieux du judaïsme. En revanche, la charité est une vertu théologale dans le christianisme (avec la foi et l’espérance), principe d’organisation du monde et incitation à l’aumône. Cette vertu n’est certes pas une simple posture individuelle, au sens où elle implique la conviction de dispositions similaires chez les autres, rejoignant le principe de réciprocité qui guide généralement la bienfaisance.

14. James S. TAYLOR, « The impact of pauper settlement, 1691-1834 », Past and Present, 73, 1976, p. 42-74 ; Steve HINDLE, On the Parish ? The Micro-Politics of Poor Relief in Rural England, c. 1550-1750, Oxford, Clarendon Press, 2004 ; Keith D. M. SNELL, Parish and Belonging : Identity and Welfare in England and Wales, 1700-1950, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 ; Anne WINTER et Thijs LAMBRECHT, « Migration, poor relief and local autonomy : Settlement policies in England and the southern low countries in the eighteenth century », Past and Present, 218-suppl. 8, 2013, p. 91-126.

15. Eileen BARRETT, « Huguenot integration in the late 17th and 18th century London : Insights from records of the French Church and some relief agencies », in Randolph VIGNE et Charles LITTLE-TON (ed.), From Strangers to Citizens. The Integration of Immigrant Communities in Britain, Ireland and Colonial America, 1550-1750, Brighton, Sussex Academic Press, 2001, p. 375-382, ici p. 379. Voir plus largement Céline BORELLO (éd.), Les œuvres protestantes en Europe, Rennes, PUR, 2013.

16. Enric PORQUERES I GENÉ et Francesc RIERA I MONTSERRAT, Xuetes, nobles i capellans (segles XVII-XVIII), Palma, Leonard Muntaner, 2004, p. 17.

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de la communauté [aljama] et demandaient l’aumône chaque semaine en son nom »17. La bienfaisance est ici un moyen d’enregistrer les identités d’un ensemble à géométrie très variable : ceux qui donnent, ceux qui administrent et ceux qui reçoivent. Les listes ainsi dressées donnent à voir le groupe à ses membres et à la société d’accueil. Elles lui confèrent une image et la force du nombre dont il peut arguer, le cas échéant, pour obtenir droits et privilèges.

L’unité résulte également de la délimitation des bornes du groupe : en déter-minant ceux qui peuvent prétendre à la charité commune ou ont l’obligation d’y contribuer, on désigne l’Autre face auquel se poser, en s’opposant, ainsi que la zone de proximité, de « responsabilité sociale » de la communauté18. La fonction identitaire du don, pour celui qui le fait comme pour celui qui l’obtient, est évidente. Ce droit, et le devoir de fi nancer la caisse mutuelle, apparaissent comme des privilèges de l’insider, lui conférant la singularité dont se targuent les membres des sociétés secrètes que sont, à maints égards, les minorités religieuses clandestines19. Dans les foyers de la Nação, qui affi rment la supériorité quasi ethnique des séfarades au regard des juifs d’autres origines20, les subsides sont en priorité (mais non exclusivement) réservés aux judaïsants (et juifs) d’origine ibérique. D’où les dispositions prises en 1735-1736 par la Sedaca bordelaise, société de bienfaisance de la congrégation, qui limitent le nombre de personnes aidées à 80 familles à l’exclusion des Avignonnais, des Italiens, des Levantins et des Tudescos – germaniques ou, plus tard, ashkénazes21. Ce qui n’empêche pas ces communautés débordées par l’affl ux de pauvres d’établir des distinctions qui rappellent celles qu’opèrent les pays européens à partir du XVIe siècle. En témoigne la différenciation entre pauvres résidents (povres da cidade, povres da terra, etc.) et forains ( forasteiros), ces derniers pouvant être aidés mais dans des conditions moins favorables que les premiers22. Certains, généralement forasteiros, considérés comme indésirables, sont despachados (envoyés, renvoyés), expédiés

17. Madrid, Archivo Histórico Nacional, section Inquisition, Livre 934, f° 480 cité par Benjamin EHLERS, Between Christians and Moriscos. Juan de Ribera and Religious Reform in Valencia, 1568-1614, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006, p. 206, note 43. Certes, l’historiographie avance que les morisques de Teruel ont conservé davantage de pratiques musulmanes que d’autres groupements.

18. Les critères de classifi cation de la pauvreté sont alors d’ordinaire l’incapacité, la proximité (parenté ou résidence) et la docilité (passivité/activité, pauvres « honteux », mendiants…). Ainsi les pauvres « passifs, résidents et invalides » ont-ils droit à l’assistance alors que les « pauvres actifs, errants et valides » sont combattus : Abram DE SWAAN, Sous l’aile protectrice de l’État [1988], Paris, PUF, 1995, p. 28-33.

19. Telles que les défi nit Georg SIMMEL, Secret et sociétés secrètes [1908], Paris, Circé, 1991.20. N. MUCHNIK, Une vie marrane…, op. cit., p. 305-306 ; EAD., « La charité matricielle… », art. cit.21. Registres des délibérations de la Nation portugaise depuis le 11 may 1710… commencé le Per juin 1753,

n° 71 et 74 cités par Georges CIROT, « Recherches sur les Juifs espagnols et portugais à Bordeaux », Bulletin hispanique, 8, 1906, p. 279-296, ici p. 290 et 294. À Amsterdam, ces mesures discriminatoires débutent dès les années 1670 : Tirtsah LEVIE BERNFELD, « Financing poor relief in the Spanish-Por-tuguese Jewish community in Amsterdam in the seventeenth and eighteenth centuries », in Jonathan ISRAEL et Reinier SALVERDA (ed.), Dutch Jewry. Its History and Secular Culture (1500-2000), Leyde, Brill, 2002, p. 63-102, ici p. 86-88.

22. Evelyne OLIEL-GRAUSZ, « Modalités d’accueil et de contrôle des passants et migrants dans la diaspora séfarade d’Occident (XVIIe-XVIIIe siècles) », in Claude MOATTI et Wolfgang KAISER (éd.), Gens de passage en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne : procédures de contrôle et d’identifi cation, Paris, Maisonneuve & Larose, 2007, p. 135-154, ici p. 142-143.

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dans d’autres implantations de la Nação, en Europe ou bien outre-Atlantique, dans les colonies néerlandaises par exemple. À Amsterdam, le mouvement, qui s’accélère au XVIIIe siècle, surtout vers le Surinam et Curação, aurait concerné plus de 400 familles23.

Car c’est bien par ses marges que se construit la communauté diasporique aux différentes échelles. Or c’est là que se rencontrent ses éléments les plus vul-nérables, qu’il s’agisse des veuves, des vieillards et des enfants, ou des indigents, des malades et des infi rmes. L’assistance qui leur est apportée est à la fois une responsabilité que s’attribue la minorité édifi ée en corps, un impératif socio-éco-nomique pour maintenir la paix sociale, et une nécessité religieuse : leur situation les rend plus perméables aux « déviances morales » ou aux courants hétérodoxes, à l’assimilation et au prosélytisme de la religion majoritaire24. C’est pourquoi, dans le Northumberland et en Lancashire à la fi n du XVIIe siècle, les élites catholiques fi nancent la présence d’un prêtre auprès des plus démunis, en particulier des enfants25. On pourrait lire dans ce sens les subventions octroyées par la cour des Stuarts de Saint-Germain-en-Laye aux jacobites exilés et à leurs familles. Outre les pensions des courtisans, prélevées sur celle que Jacques II reçoit de Louis XIV, Marie de Modène (1658-1718), seconde épouse du souverain catholique, s’attache spécialement à la distribution des aides, allant jusqu’à vendre ses bijoux. Elle charge son trésorier d’un fonds de secours et crée une « école de charité » pour jeunes garçons. Le danger réside ici principalement dans la décomposition du parti des Stuarts ; néanmoins, une partie de ses protégés réformés s’est alors convertie au catholicisme, augmentant les avantages du dispositif26.

Le recours à la bienfaisance en tant que pratique sociale destinée à maintenir l’intégrité du collectif joue aussi au niveau diasporique ; notamment lorsqu’il s’agit de pousser les coreligionnaires vivant dans la clandestinité à rejoindre les congrégations offi cielles. On en veut pour preuve la règle de la confrérie amstellodamoise Dotar, notre exemple liminaire, selon laquelle la jeune fi lle tirée au sort pour recevoir une dot doit épouser un juif circoncis et ne reçoit la somme que si le mariage a lieu en terre dite de judaïsme, en l’occurrence souvent Amsterdam27. Cette mesure visait prioritairement les crypto-judaïsants de France qui, contrairement aux marranes ibériques, étaient libres d’émigrer. Même intention, semble-t-il, derrière certaines prescriptions testamentaires, qui relèvent certes davantage de la solidarité familiale

23. Robert COHEN, « Passage to a new world : the Sephardi poor of eighteenth century Amster-dam », in Lea DASBERG et Jonathan N. COHEN (ed.), Neveh Ya’kov : Jubilee Volume Presented to Dr Jaap Meijer on the Occasion of his Seventieth Birthday, Assen, Van Gorcum, 1982, p. 31-42 ; ID., Jews in another Environment. Surinam in the Second Half of the Eighteenth Century, Leyde, Brill, 1991, p. 22-25.

24. Martin DINGES, « Huguenot poor relief and health care in the sixteenth and seventeenth centuries », in R. A. MENTZER et A. SPICER (ed.), Society and Culture…, op. cit., p. 157-174, ici p. 165.

25. J. A. HILTON, art. cit., p. 121-122 et 126.26. N. GENET-ROUFFIAC, Le grand exil…, op. cit., p. 361-362 ; Edward CORP, A Court in Exile. The

Stuarts in France, 1689-1718, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 118-123. Rappelons que l’exil jacobite est avant tout politique et compte aussi dans ses rangs des réformés.

27. Voir, de même, les aides à l’émigration (paiement du fret, des passeurs, etc.) des judéo-convers ibériques fournies par les congrégations de la Nação : E. OLIEL-GRAUSZ, art. cit., p. 138-139.

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que de l’assistance stricto sensu : en août 1717, Martha Nicolas, née à Saint-Cloud dans l’Angoumois, et sa sœur Madeleine, réfugiées huguenotes en Angleterre, lèguent le fruit de « leur labeur et profi t communs » à leurs frères Pierre et Jean « s’ils quittent la France »28. Et en janvier 1760, le docteur David da Fonseca-Chacon, habitant Saint-Esprit-lès-Bayonne, cède les revenus d’un capital à sa sœur et ses nièces (et neveux ?) vivant au Portugal, « sans pouvoir le lever ny distraire, seule-ment dans le cas qu’ils viendroient en France, ou dans un autre pays de liberté »29. Ces clauses disent aussi les tensions sur le degré de compromission acceptable.

Si les aumônes doivent discipliner, préserver l’unité et la conformité morale, religieuse (et sanitaire) du groupe – l’une des conditions imposées par les sociétés d’accueil30 –, elles sont également l’instrument de l’ordre social. La prise en charge des coreligionnaires et/ou compatriotes nécessiteux, à une époque où la gestion de la pauvreté suscite un large arsenal juridique, semble indispensable au main-tien d’une forme de statu quo avec les instances locales. Les autorités attendent des minorités qu’elles prennent part au processus en assurant la survie de leurs membres et la paix sociale. L’attitude des élites communautaires face aux pauvres considérés comme déviants doit être lue dans ce cadre. Conscientes des effets que ces populations pourraient avoir sur la situation du groupe, elles s’efforcent de les soumettre. En cas d’échec, elles les mettent à distance (voir les despachados) ou les excluent de la congrégation par une gamme de sanctions plus ou moins défi nitives et parfois avec l’aide des autorités locales31, affi chant par là même leur rigueur et leur bonne volonté. Hormis les cas individuels qui peuvent causer scandale, les dirigeants s’attachent à contenir la mendicité et multiplier les incitations aux dons. Ainsi, la congrégation judéo-ibérique d’Amsterdam consacre en moyenne entre 40 et 67 % de ses revenus à la bienfaisance (sous forme d’allocations, de tourbe, etc.), avec des pics à plus de 90 % lors des épidémies et des confl its. Certains jours sont

28. Publié dans Dorothy NORTH (ed.), Huguenot Wills and Administrations in England and Ireland, 1617-1849. Abstracts of huguenot Wills and Administrations compiled by Henry Wagner FSA, Londres, Huguenot Society of Great Britain and Ireland, 2007, p. 291. Voir R. VIGNE, « Testaments of faith : Wills of huguenot refugees in England as a window on their past », in David J. B. TRIM (ed.), The Huguenots : History and Memory in Transnational Context. Essays in Honour and Memory of Walter C. Utt, Leyde, Brill, 2011, p. 263-284, ici p. 277-280.

29. Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, 3 E 4672, cité par Gérard NAHON, « Pour une approche des attitudes devant la mort au XVIIIe siècle : sermonnaires et testateurs juifs portugais à Bayonne », in ID., Métropoles et périphéries séfarades d’Occident. Kairouan, Amsterdam, Bayonne, Bordeaux, Jérusalem, Paris, Cerf, 1993, p. 261-369, ici p. 306-307 note 251 ; le testament est publié dans ID., Les « Nations » juives portugaises du Sud-Ouest de la France (1684-1791). Documents, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1981, p. 456-461. Dans la géographie diasporique séfarade, la France est une terre dite de liberté mais non de judaïsme, puisque ses communautés, assez institutionnalisées dans un contexte de faible répression, restent clandestines jusqu’au XVIIIe siècle.

30. À Amsterdam, Hugo Grotius, enclin à associer le judaïsme à la sédition et l’athéisme, puis les bourgmestres insistent pour que les juifs suivent scrupuleusement leur foi : Jacob MEIJER, « Hugo Grotius’ remonstrantie », Jewish Social Studies, 17, 1955, p. 91-104.

31. S’ils se refusent à quitter la ville, par exemple : E. OLIEL-GRAUSZ, art. cit., p. 144. En 1684, les judéo-ibériques obtiennent un arrêt du Conseil du roi expulsant 93 familles de « juifs établis dans les villes de Bourdeaux, Bayonne, Bidache, Dax et Peyrehourade sous le nom de Portugais », dont de nombreuses femmes, souvent veuves : Archives nationales de France, E 1824, cité par G. NAHON, Les « Nations » juives…, op. cit., p. 3-7.

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réservés aux donations à des confréries spécifi ques (le chabbat de Hanoucca pour la Vestiaria dos Talmidim, qui procure des vêtements aux démunis, etc.), tandis que les sermons encouragent les élites, déjà accablées de taxes, à se montrer généreuses32. Du reste, les subventions versées par les souverains ou les autorités municipales aux migrants sont habituellement gérées par leurs propres représentants. Ce fut le cas des sommes allouées par Guillaume d’Orange et Mary Stuart, montés sur le trône après la Glorieuse Révolution qui déposa le roi catholique, aux huguenots arrivant à Londres : c’est le « Comité français », assisté de l’église française de Threadneedle Street, de celle « de la Savoie » et des temples de province, qui procédait à la répar-tition33. La question des pauvres est capitale dans la clandestinité, leur position les rendant particulièrement vulnérables face à l’instance répressive et donc menaçants pour leur coreligionnaires. Chez les marranes ibériques, par exemple, où le jeûne rétribué est au centre du calendrier cultuel, la fonction de jeûneuse professionnelle permet aux indigents, d’ordinaire des veuves, de subsister en accomplissant une tâche rituelle. Mais leur entretien constitue aussi un mode de régulation essentiel à la sécurité de l’ensemble face à l’Inquisition puisque, connaissant la plupart de ses membres, elles peuvent les dénoncer34. Avec les prisonniers et les enfants, elles sont le talon d’Achille de ces sociétés secrètes.

Le cas des enfants correspond à plusieurs types d’investissement de la charité. Dangereux lorsqu’ils ne comprennent pas les impératifs du secret et parce que leur vagabondage (et la mendicité) nuirait aux relations avec la société d’accueil et à l’image que veut donner à voir le groupe, leur maintien dans la communauté est toutefois vital. Leur éducation, objet d’une grande attention, vise à les former, les soustraire à l’oisiveté et les conformer à un code de conduite : à l’« école française de charité », dans le quartier londonien de Spitalfi elds où ils n’étudient qu’une partie de la journée, travaillant le reste du temps, ou bien auprès de la confrérie Aby Jetomim (père des orphelins) des judéo-ibériques amstellodamois, qui assure leur subsistance et les met en apprentissage35. Preuve par la négative de cet enjeu, l’enlèvement des enfants à des fi ns de prosélytisme semble être une constante des populations envisagées, subi par les juifs ibériques au moment des expulsions du

32. T. LEVIE BERNFELD, « Financing poor relief… », art. cit., p. 65-71 et 74. Vers 1650, un quart des familles judéo-ibériques seraient assistées, contre la moitié un siècle plus tard. Le problème de la mendicité, incarnée par les tudescos, souvent nouveaux-venus à Amsterdam, est récurrent dans les registres de la congrégation. Pour la communauté londonienne, voir Neville LASKI, The Laws and Charities of the Spanish and Portuguese Congregation of London, Londres, Cresset Press, 1952.

33. Raymond SMITH, « Financial aid to French protestant refugees, 1681-1727 : Briefs and the Royal Bounty », Proceedings of the Huguenot Society of London, 22, 1976, p. 248-256 ; Margaret M. ESCOTT, « Profi les of relief : Royal Bounty grants to huguenot refugees, 1686-1709 », Proceedings of the Huguenot Society of Great Britain and Ireland, 25, 1991, p. 257-278.

34. N. MUCHNIK, « De la ville inquisitoriale à la ville de tolérance : identités féminines judaïsantes en Europe occidentale (XVIIe siècle) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 113-2, 2006, p. 29-42.

35. T. LEVIE BERNFELD, Poverty and Welfare among the Portuguese Jews in Early Modern Amsterdam, Oxford, The Littman Library of Jewish Civilization, 2012. La confrérie, indépendante des dirigeants de la congrégation, assistait aussi les voyageurs.

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XVe siècle, les morisques lors de celles de 1609-1614, et les nouveaux-catholiques (d’origine protestante) de France aux XVIIe et XVIIIe siècles36.

L’assistance fi gure en effet comme une arène de combat entre minorités et religion majoritaire, telle qu’elle l’est alors plus généralement en Europe entre les différents pouvoirs37. Elle se trouve au cœur du prosélytisme mis en œuvre par les Églises, qu’il s’agisse des missions jésuites dans les geôles espagnoles, de la Casa de la Doctrina del Albaicín que la Compagnie érige en 1559 dans le quartier morisque de Grenade, afi n de rendre visite aux prisonniers, distribuer de la nourriture aux indigents et instruire les plus jeunes, ou encore de la « caisse de conversion » fondée par Étienne Le Camus, devenu évêque de Grenoble en 1671, pour conquérir les âmes des huguenots nécessiteux38. Ainsi, le sort des marges, où le risque de dilution est le plus fort, se révèle primordial pour la perpétuation ou la disparition des communautés diasporiques. Mais ces marges ne le sont que dans un sens hiérarchique, puisque les « marginaux » acquièrent une fonc-tionnalité cruciale au sein du collectif. L’un des enjeux est de capter les réseaux relationnels des individus tout en les insérant dans ceux de la diaspora. L’exergue d’une responsabilité envers ses éléments les plus fragiles transforme la minorité en corps ; car les aumônes structurent le groupe dispersé aux différentes échelles.

LE DON POUR FAIRE CORPS

La charité est donc à la fois un impératif des migrants et un moyen de faire corps, au sens métaphorique voire juridique, comme les y incitent les socié-tés d’Ancien Régime. Elle traduit en acte l’interdépendance entre riches et pauvres, la solidarité des exilés et leur égalité théorique en tant que chaînons d’une armature distendue et par conséquent précaire. Cette dimension est perçue par les sociétés d’accueil. Les aumônes que, selon maints témoi-gnages, les morisques font « aux pauvres de leur nation » les vendredis et lors des fêtes musulmanes39 participent, aux yeux de la population espagnole, du

36. Alain JOBLIN, Dieu, le juge et l’enfant. L’enlèvement des enfants protestants en France (XVIIe-XVIIIe siècles), Arras, Artois Presses Université, 2010 ; François MARTINEZ, « Les enfants morisques de l’expulsion (1610-1621) », in Abdeljelil TEMIMI (éd.), Mélanges Louis Cardaillac, Zaghouan, Fondation Temimi pour la Recherche Scientifi que et l’Information, 1995, vol. 2, p. 499-539 ; Moshé LIBA et Norman Toby SIMMS, Jewish Child Slaves in São Tomé, Wellington, New Zealand Jewish Chronicle Publications, 2003.

37. Par exemple à Turin, entre pouvoirs ecclésiastique et civil, instances municipales et autorité ducale, autorité publique et personnes privées : Sandra CAVALLO, Charity and Power in Early Modern Italy. Benefactors and their Motives in Turin, 1541-1789, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

38. Marie-Lucie COPETE, « L’assistance aux prisonniers pauvres en Espagne (XVIe-XVIIe siècles). Entre mission et expérimentation », Archives de sciences sociales des religions, 153, 2011, p. 23-42 ; M. DINGES, art. cit., p. 157 ; J. Rosaura ÁLVAREZ RODRÍGUEZ, « La Casa de la doctrina del Albaicín. Labor apostólica de la compañia de Jesús con los moriscos », Cuadernos de la Alhambra, 19-20, 1983-1984, p. 233-247.

39. Trevor J. DADSON, Los moriscos de Villarrubia de los Ojos (siglos XV-XVIII). Historia de una minoría asimilada, expulsada y reintegrada, Madrid et Francfort-sur-le-Main, Iberoamericana-Vervuert, 2007, p. 111-112 ; Mercedes GARCÍA-ARENAL, Inquisición y moriscos. Los procesos del Tribunal de Cuenca [1978], Madrid, Siglo XXI, 1987, p. 96.

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stéréotype morisque et de la métaphore du corps. Elle est symbolisée par la formule récurrente « tous sont un » qui leur est appliquée, d’ordinaire dans la perspective de leur expulsion. Cette unifi cation va de pair avec l’accusation qui leur est faite de mobiliser la solidarité arabo-musulmane en dépêchant des émissaires auprès des souverains maghrébins et ottoman40. La place de la charité dans l’identité assignée par la société majoritaire se vérifi e chez les chuetas de Majorque. En 1776, le Manifi esto político, histórico-legal por la Ciudad de Palma, y síndicos forenses… dit d’eux qu’ils sont « unis en Corps [unidos en Cuerpo], avec leur bourse, appelée nécessité [besoin], avec laquelle ils s’aident les uns les autres en cas de maladie »41. Même argumentaire, enfi n, chez Pierre Arnoul de Vaucresson, intendant de La Rochelle de 1683 à 1688, à l’égard des huguenots. Voulant empêcher l’émigration des nouveaux convertis après la Révocation en leur apportant l’assistance que n’assurent plus les consistoires, il remarque que nombre de familles ne demandent rien. En mai 1687, il écrit donc à Seignelay : « Cela me fait croire qu’elles sont toujours assistées par les principaux [les notables] qui, selon toutes les apparences, font encore une espèce de corps »42.

Il ne s’agit pas seulement d’assignation. Par ces pratiques, les individus cherchent à incarner une communauté morale à l’échelle diasporique, pour dépasser les discontinuités géographiques, socio-économiques, culturelles et religieuses43. En témoigne cette lettre datée de 1568 et rédigée en arabe, contenue dans le procès d’un morisque de Valence. La missive d’une vingtaine de lignes était adressée à tous les habitants du royaume et leur demandait de secourir, par des aumônes, Ibrahim al-Marrakusi, de Benaguacil, miséreux,

40. José María PERCEVAL, Todos son uno. Arquetipos, xenofobia y racismo. La imagen del morisco en la Monarquía Española durante los siglos XVI y XVII, Almeria, Instituto de Estudios Almerienses, 1997, p. 185-186. Sur les appels à l’aide au monde arabo-musulman, voir A. TEMIMI, Le gouvernement ottoman et le problème morisque, Zaghouan, Centre d’études et de recherches ottomanes, morisques, de documentation et d’information, 1989.

41. Cité par E. PORQUERES I GENÉ et F. RIERA I MONTSERRAT, Xuetes, nobles…, op. cit., p. 17-18.42. Bibliothèque nationale de France, Ms. NAF 21 334, f° 117, collection Arnoul, Correspondance,

mémoires administratifs et papiers. Correspondance générale, cité par Pascal EVEN, Les hôpitaux en Aunis et Saintonge sous l’Ancien Régime, La Crèche, Geste, 2002, p. 96. Le « corps » peut désigner ici les nouveaux convertis ou les notables.

43. C’est le cas des aides qui circulent à travers les structures diasporiques que forment, à certains égards, les ensembles religieux supranationaux ou culturels. Ces secours, à mi-chemin entre solidarité et charité, structurent les relations entre les diasporas within a Diaspora (pour paraphraser Jonathan I. Israel) que sont les exils huguenot, séfarade, morisque et récusant au regard de leurs groupes religieux respectifs. Ainsi les séfarades réunissent des subsides pour les captifs et les ashkénazes victimes de massacres en Europe de l’Est : ceux d’Amsterdam envoient plus de 2 500 fl orins après les pogroms perpétrés par les Cosaques de Chmielnicki en 1648-1649 : Yosef KAPLAN, « La comunidad serfardí de Amsterdam en el siglo XVII : entre la tradición y el cambio » in ID., Judíos nuevos en Amsterdam. Estudios sobre la historia social e intelectual del Judaísmo sefardí en el siglo XVII, Barcelone, Gedisa, 1990, p. 78-106, ici p. 96. De même, les calvinistes européens rassemblent des fonds à l’intention des réformés « persécutés » : dans le Palatinat au début de la guerre de Trente Ans (1630-1640), en Irlande après les massacres de l’Ulster lors de la révolte des catholiques (1641), voir O. P. GRELL, « Godly charity or political aid ? Irish protestants and international Calvinism, 1641-1645 », The Historical Journal, 39-3, 1996, p. 743-753 ; ID., Brethren in Christ : A Calvinist Network in Reformation Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

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âgé et boiteux, emprisonné par l’inquisition valencienne44. Les destinataires sont ici la famille élargie de l’individu, une forme de parenté spirituelle. Dans ce cadre, les testaments ont une double fonction corporatiste : d’une part, en léguant aux proches éparpillés de petites sommes, ils réactivent les relations familiales distendues et rendent au clan son unité malgré la dispersion, tant pour le testateur que pour les bénéfi ciaires. D’autre part, ils procèdent par englobements successifs au sein de la diaspora. Les libéralités concernent en premier lieu les proches, puis les pauvres de la famille et de la région d’origine, auxquels on accorde aides ponctuelles ou pensions. Ainsi le huguenot David Bosanquet, né à Lunel et mort en 1732 à Londres, lègue 200 livres à l’église de Threadneedle Street pour reconstruire le temple de Lunel si le protestantisme y est rétabli avant 1 800. Dans l’intervalle, elle peut utiliser les intérêts de la somme (5 livres par an) pour venir en aide à tout réfugié de Lunel45. Le dernier cercle est celui des indigents de la communauté, perçus comme un ensemble indiffé-rencié, auxquels on laisse plus volontiers des vêtements usagés, par exemple46.

Les testaments sont également appelés à maintenir les liens entre vivants et morts. Les diasporas des XVIe-XVIIIe siècles, communautés morales transnatio-nales, se veulent en effet mémorielles, s’inscrivant dans une histoire à destinée messianique. Le pic des dons observé parmi les séfarades d’Amsterdam en 1666, autour du pseudo-messie Sabbataï Tsevi47, ou l’attention portée aux derniers soins et à l’enterrement en sont l’illustration. Si cette préoccupation ne saurait être l’apanage de ces minorités, elle refl ète l’importance des rituels du corps face à ceux de la religion dominante et celle de l’inhumation en terre communau-taire. Aussi en mars 1713-1714, Elias Bouhereau, huguenot réfugié à Dublin, bien que s’étant conformé à la foi anglicane, souhaite « être enterré au même endroit de la chapelle française de la cathédrale de Saint-Patrick où les corps de ma mère, ma femme, ma fi lle aînée et d’autres personnes de ma famille ont été déposés »48. Là encore, il s’agit de s’incorporer à la famille, puis à la communauté. Les legs aux institutions caritatives perpétuent le collectif. À Londres, l’hôpital huguenot La Providence, fondé en 1718, en est l’un des principaux destinataires et subsiste largement grâce à ceux de ses directeurs successifs. C’est le cas en

44. Ana LABARTA, « Inventario de los documentos árabes contenidos en procesos inquisitoriales contra moriscos valencianos conservados en el Archivo Histórico Nacional de Madrid (legajos 548-556) », Al-Qantara. Revista de estudios árabes, 1, 1980, p. 115-164, ici p. 151.

45. Charles F. A. MARMOY, « La Soupe : la maison de charité de Spittlefi elds », Proceedings of the Huguenot Society of London, 23, 1978, p. 134-147, ici p. 143.

46. T. LEVIE BERNFELD, « Caridade Escapa Da Morte : Legacies to the poor in Sephardi wills from seventeenth-century Amsterdam », in Jozeph MICHMAN (ed.), Dutch Jewish History. Proceedings of the Fifth Symposium of the History of the Jews in the Netherlands, Jérusalem, Hebrew University of Jerusalem, 1993, p. 179-204, ici p. 183 et 185. Le don de vêtements vise également à modeler le comportement des pauvres, d’après Dolly MACKINNON, « “Charity is worth it when it looks that good” : Rural women and bequest of clothing in Early Modern England », in Stephanie TARBIN et Susan BROOMHALL (ed.), Women, Identities and Communities in Early Modern Europe, Aldershot, Ashgate, 2008, p. 79-93.

47. T. LEVIE BERNFELD, « Financing poor relief… », art. cit., p. 92. Sur Sabbataï Tsevi, voir Gershom SCHOLEM, Sabbataï Tsevi : le messie mystique, 1626-1676 [1973], Lagrasse, Verdier, 2008.

48. Publié dans D. NORTH (ed.), Huguenot Wills…, op. cit., p. 373.

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mai 1747 d’Isaac Berthon, né à Châtellerault et apparemment sans enfant, qui laisse mille livres à La Providence, soit autant qu’à l’église de Threadneedle Street et qu’à nombre de ses cousins issus de germains. Il accorde en sus à La Soupe, l’une des maisons de charité huguenote de Londres, 200 livres et sa bague en diamant qui lui « avait coûté de nombreuses années auparavant 145 livres »49. Mais les testateurs huguenots ne s’attachent pas uniquement à la communauté locale, puisque l’on relève des subsides à d’autres églises françaises du Refuge et aux galériens – des nouveaux convertis arrêtés dans leur fuite en France50. On pourrait rapprocher ces legs des donations pour le rachat des captifs (misva dos cativos) des séfarades d’Amsterdam51.

Le lien mémoriel insère la diaspora dans le destin eschatologique d’un nouveau peuple élu. La charité recouvre dès lors sa fonction première, celle de bénéfi cier au salut du donateur et, au-delà, à celui de ses coreligionnaires. Dans les villes espagnoles, les jeûneuses professionnelles se répartissent par quartiers et cercles de sociabilité ; chaque jeûne a un prix fi xe et entraîne des codes de langage spécifi ques. Du fait de la centralité du jeûne, ces femmes sont véritablement les garantes du salut commun. De même, la forte composante ecclésiastique de la diaspora récusante investit les exilés d’une mission de rédemption en faveur de leurs coreligionnaires restés dans les îles britanniques, contraints à la dissimulation. Cette dimension sacrifi cielle est accrue par la mort en martyrs des missionnaires envoyés en Angleterre, dont les souffrances (à l’image du « baptême de sang » du Christ) sont glorifi ées par les martyrologes, les gravures saisissantes et les reliques qui circulent dans la diaspora52.

La solidarité diasporique n’est donc pas qu’un événement ponctuel ; elle vise à « faire durée ». Même en l’absence d’institutions, la diaspora est davantage qu’une somme d’individus puisque les liens charitables incluent les vivants comme les morts. Mais autant que la cohésion d’un collectif dont tous les membres seraient de semblable importance pour sa pérennité, elle fait lieu.

LE DON POUR FAIRE LIEU

Parce qu’il s’édifi e sur une multiplicité de foyers, urbains pour la plupart et temporaires pour beaucoup, et à travers la circulation des personnes, des biens et des informations, le territoire diasporique s’avère extrêmement mouvant. Il s’agit d’un « territoire circulatoire » (A. Tarrius) tissé par une trame réticulaire à plusieurs

49. Tessa MURDOCH et R. VIGNE, The French Hospital in England. Its Huguenot History and Col-lections, Cambridge, John Adamson, 2009, p. 30-31 ; D. NORTH (ed.), Huguenot Wills…, op. cit., p. 33.

50. R. VIGNE, « Testaments of faith… », art. cit., p. 269.51. Il y aurait à la porte de la grande synagogue séfarade d’Amsterdam trois boîtes pour les dons :

l’une pour la charité en général (sedaca), l’autre pour la Terre Sainte et la dernière pour les captifs : T. LEVIE BERNFELD, « Financing poor relief… », art. cit., p. 74, note 38.

52. Sur la culture du martyre, commune à ces diasporas, voir N. MUCHNIK, « S’attacher à des pierres comme à une religion locale… La terre d’origine dans les diasporas des XVIe-XVIIIe siècles », Annales HSS, 66-2, 2011, p. 481-512.

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dimensions. On a vu le souci des minorités de délimiter leurs frontières, parfois quasi ethniques53. Or, la détermination de ceux qui peuvent prétendre à l’aide collective et le contrôle des marges par le biais de la bienfaisance sont autant des manières d’être ensemble que de créer de la localité. L’activité caritative permet de faire lieu aux différentes échelles à la fois de façon statique et dynamique. Ainsi les aides aux migrants fournies par la « Bourse française » de Genève (ou Bourse des pauvres estrangers français) et des autres villes suisses, dès le milieu du XVIe siècle, et par la Chambre des réfugiés de Berne datant de la Révocation, ont été rationalisées sous la forme des « passades », secours octroyés aux huguenots à la condition qu’ils poursuivent leur route54. Ces viatiques, que certains reçoivent à plusieurs reprises et que l’on retrouve dans la Nação – parfois échelonnés jusqu’à destination55 –, orientent les fl ux migratoires et alimentent la circulation au sein du Refuge, enregistrent les membres du groupe en lui donnant corps, et diffusent des informations sur les réfugiés. Ils activent les réseaux et cristallisent la « diaspora virtuelle » qui, façonnée par la chaîne des rumeurs et de la réputation, anime le territoire imaginaire. En ce sens, ils manifestent l’une des spécifi cités des minorités dispersées. Alors qu’en Angleterre à partir du XVIe siècle, en France, aux Pays-Bas (du Sud) et aux Provinces-Unies au XVIIe et en Espagne au XVIIIe, on tend à ancrer les populations aidées dans une communauté locale et à les domicilier dans un territoire circonscrit par le système de répartition des subsides, la mise au travail ou l’enfermement56, la dimension migratoire s’intègre pleinement à la conception et à la pratique de la charité diasporique ; et ce, sans pour autant empêcher la construction et la spatialisation communautaires57.

53. On observe chez les huguenots et les morisques, comme chez les séfarades, une forme d’eth-nicisation de la spécifi cité cultuelle et « nationale » ; voir ibidem, p. 488.

54. M. DINGES, art. cit., p. 170-171 ; Jeannine E. OLSON, Calvin and Social Welfare. Deacons and the Bourse française, Selinsgrove, Susquehanna University Press, 1989, p. 24 et 38-39. Ces viatiques sont ailleurs fournis par les églises françaises elles-mêmes, par exemple en Angleterre : A. SPICER, « Poor relief and the exile communities », in Beat KÜMIN (ed.), Reformations Old and New : Essays on the Socio-economic Impact of Religious Change, c. 1470-1630, Aldershot, Scolar Press, 1996, p. 237-255, ici p. 250.

55. Michelle MAGDELAINE, « Francfort-sur-le-Main et les réfugiés huguenots », in Guido BRAUN et Susanne LACHENICHT (ed.), Hugenotten und deutsche Territorialstaaten. Immigrationspolitik und Integrationsprozesse/Les États allemands et les huguenots. Politique d’immigration et processus d’intégration, Munich, Oldenbourg, 2007, p. 35-49, ici p. 40-41 ; E. OLIEL-GRAUSZ, art. cit., p. 144.

56. Voir notes 11 et 14 ainsi que William J. CALLAHAN, « The problem of confi nement : An aspect of poor relief in eighteenth-century Spain », The Hispanic American Historical Review, 51, 1971, p. 1-24 ; C. H. PARKER, The Reformation…, op. cit., p. 76-86 et 90-96 ; Anne WINTER, « Caught between law and practice : Migrants and settlement legislation in the southern low countries in a comparative perspective, c. 1700-1900 », Rural History. Economy, Society, Culture, 19-2, 2008, p. 137-162. Il s’agit notamment d’assurer « l’équilibre charitable » de chaque région : A. DE SWAAN, Sous l’aile protectrice…, op. cit., p. 46-53. Nuançons la dimension statique des politiques d’assistance par les voies de contournement que sont les certifi cates en Angleterre et les borgbrieven ou « actes de garant » dans les Pays-Bas du Sud, qui permettent la migration tout en faisant peser la responsabilité caritative sur les localités d’origine : A. WINTER et T. LAMBRECHT, art. cit., p. 97-98 et 104 ; A. WINTER « Caught between… », art. cit., p. 144-145.

57. Ainsi les secours que les mennonites des Provinces-Unies envoient à leurs coreligionnaires fuyant la Suisse au XVIIe siècle pour leur permettre de s’installer dans la région rhénane. La Mennonite Commission for Foreign Needs, instituée en 1709 à Amsterdam, s’inscrit dans ce cadre, en particulier pour l’émigration en Pennsylvanie : Rosalind J. BEILER, « Distributing aid to believers in need : The religious foundations of transatlantic migration », Pennsylvania History, 64, 1997, p. 73-87.

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Car si les territoires diasporiques sont à géométrie variable, certains repères composent l’iconographie58 du groupe et le fi xent dans un environnement. Les bâtiments consacrés à la bienfaisance ancrent dans le pays d’installation et s’érigent en marqueurs, « point de focalisation et de repère du territoire diasporique »59. C’est le cas de l’hôpital des huguenots londoniens qui a rem-placé la Pest House (la maison de la peste), dévolue aux réfugiés en 1681, mais relativement délabrée vingt ans plus tard. Bâtie sur Bath Street (Finsbury) grâce aux donations des huguenots, La Providence, organisme indépendant des églises françaises et qui possède sa propre chapelle, était censée impres-sionner par sa taille – elle pouvait accueillir quelque 70 patients – et servir de modèle ; elle a d’ailleurs été fréquemment représentée. Ces établissements forgent aussi un espace familier, à l’image de La Soupe (devenue La Société du Pain en 1741), créée en 1689, procurant pain et viande aux huguenots, et qui polarise le quartier londonien de Spitalfi elds – bien qu’elle change plusieurs fois d’implantation –, ou de son homologue de Westminster chargée de celui de Soho. Notons que ce type d’organisations n’est pas uniquement fi nancé par les membres du groupe : parmi les premiers bienfaiteurs de La Soupe de Spitalfi elds se côtoient Hilaire Reneu, marchand-mercier réfugié, ayant fait traduire et publier en 1707 Les plaintes des protestants cruellement opprimés dans le Royaume de France du pasteur Jean Claude, et le révérend William Smythies, ministre à St Giles Cripplegate entre 1674 et 1704, ami déclaré des huguenots. Quelques années plus tard viendront s’ajouter l’évêque et le lord-maire de Londres60.

Si ces structures caritatives polarisent l’espace communautaire au niveau diasporique, elles incitent également les principaux foyers à baliser leur zone d’infl uence, leur juridiction en quelque sorte. La confrérie amstellodamoise Dotar, par exemple, permet à la métropole de la Nação au XVIIe siècle d’instaurer sa domination sur les groupements judéo-ibériques d’Europe occidentale, face à ses homologues vénitienne (1613) et livournaise (1644), qui se sont adjugé l’Italie et le Levant. De même, les œuvres des Stuarts de Saint-Germain-en-Laye activent la vocation centralisatrice de la cour en exil. En somme, la bienfaisance est pour les élites, chefs de clans marranes, nobles jacobites ou pasteurs du Refuge, directement (en tant qu’administrateurs des fonds) ou indirectement (comme donateurs61) un moyen d’asseoir leur pouvoir (et leur honneur) et celui de leur famille. Elle conforte leur mainmise sur leurs coreligionnaires et

58. Soit l’« ensemble des symboles, abstraits et concrets, qui résument les croyances et les intérêts communs à une collectivité, constituent le ciment [lui] donnant sa cohésion » : Jean GOTTMANN, Essais sur l’aménagement de l’espace habité, Paris-La Haye, Mouton, 1966, p. 62-63.

59. Michel BRUNEAU, Diasporas et espaces transnationaux, Paris, Anthropos, 2004, p. 231-233.60. C. F. A. MARMOY, art. cit., p. 135-137 ; R. VIGNE, « Dominus Providebit. Huguenot commit-

ment to poor relief in England », in Anne DUNAN-PAGE (ed.), The Religious Culture of the Huguenots, 1660-1750, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 69-86, ici p. 79-86.

61. Marco H. D. VAN LEEUWEN, « Logic of charity : Poor relief in preindustrial Europe », The Journal of Interdisciplinary History, 24-4, 1994, p. 589-613, ici p. 599.

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assure la paix sociale tout en préservant les hiérarchies au-delà de leur propre existence – par la mémoire de leur libéralité.

Plus largement, le rôle de la charité comme fabrique du territoire est manifeste dans les dons inter-communautaires, en dehors des aides entre proches. Les sommes collectées dans la Nação auprès de particuliers (notamment les legs) et des communautés, à l’intention des implantations ô combien emblématiques de Palestine, en sont l’illustration. Les subsides, réunis à Alger, Livourne ou Venise parfois par des confréries spécialisées, avant d’être récupérés par des émissaires de Palestine, acquièrent un caractère systématique à Amsterdam. S’y élaborent en effet des listas, recensements régulièrement mis à jour des personnes et établissements de Jérusalem recevant des allocations annuelles62. Quant aux secours envoyés aux foyers clandestins des terres d’origine respec-tives (France, Angleterre, etc.), ils préservent la centralité du référent-origine au sein des diasporas : une fonction tant réelle, économique, intégrant ces fl ux fi nanciers, que symbolique, tel un front de résistance et le théâtre du martyre qui donne sens au peuple dispersé63. Ainsi des fonds rassemblés par le « comité français » de Genève, dont ceux que récolte Benjamin du Plan, prédicateur des Cévennes et « député des Églises [de France] auprès des Puissances protestantes » dans la première moitié du XVIIIe siècle, et des subventions que l’« Hoirie » ou « Association de secours pour les fi dèles affl igés », gérée par le séminaire de Lausanne, destine à la reconstitution des « Églises de France »64. En défi nitive, la circulation de l’argent et la participation de multiples intermédiaires sur le continent actualisent la spatialisation des diasporas.

L’exemple des religieuses anglaises du monastère de Syon montre la diversité des recours mobilisés durant les parcours migratoires. Cet ordre des augustines de sainte Brigitte, fondé au XVe siècle, est expulsé d’Angleterre en 1539. Les pérégrinations d’une trentaine de moniales à travers l’Europe suscitent alors une multiplicité de bienfaiteurs, depuis leurs proches demeurés en Angleterre jusqu’aux souverains et au pape, en passant par leurs coreligion-naires émigrés. Elles sont aidées tant pour s’implanter que pour se déplacer. Installées à Anvers puis, non loin, à Termonde, les brigittines retournent en 1554 à Londres sous le règne de Mary Tudor avant de repartir sous celui d’Elisabeth. À Termonde, de 1559 à 1563, elles survivent grâce au soutien fi nancier de leurs familles et des exilés dans la région, à la pension annuelle de Philippe II d’Espagne et à l’aide versée par le pape aux réfugiés britanniques. Les confl its religieux les refoulent en Zélande et à Anvers jusqu’en 1571, puis à Malines où elles obtiennent une maison grâce à sir Francis Englefi eld, à la tête

62. G. NAHON, « Amsterdam et Jérusalem au XVIIIe siècle. État des sources et des questions », in ID., Métropoles et périphéries…, op. cit., p. 203-234, ici p. 206-215.

63. N. MUCHNIK, « S’attacher à… », art. cit.64. Daniel BONNEFON, Benjamin du Plan, gentilhomme d’Alais, député général des synodes des églises

réformées de France (1688-1763), Paris, Sandoz et Fischbacher, 1876 ; Claude LASSERRE, Le séminaire de Lausanne (1726-1812), instrument de la restauration du protestantisme français, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, 1997.

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de la communauté anglaise locale. Les troubles les poussent à nouveau sur les routes, cette fois vers Rouen, où elles sont reçues par John Leslie, ancien évêque de Ross désormais coadjuteur de l’archevêque de la ville, et d’autres réfugiés qui fi nancent la construction d’une église. Le parlement de Rouen leur alloue une rente mais leur dénuement est tel qu’il incite l’église locale à les autoriser à mendier et alerte les fi gures de la diaspora. William Allen, fer de lance de la création des collèges-séminaires, inquiet de leur sort, diffuse une Supplication to all charitable and well-disposed Catholics in behalf of the Religious Virgins and Brethren of Syon in England65. Cependant, menacées par les huguenots, elles embarquent pour le Portugal en 1594 : leur voyage est fi nancé par Philippe II et une noble portugaise leur concède une partie de sa résidence à Lisbonne afi n d’y bâtir un monastère.

Les diffi cultés économiques récurrentes des moniales se révèlent en fait courantes parmi les établissements britanniques du continent, atteints de plein fouet par les confi scations et les troubles (les guerres civiles des années 1640 notamment) qui touchent leurs proches dans les îles66. Les subsides accordés durant une cinquantaine d’années aux brigittines attestent la capacité des diasporas à mobiliser les ressources dans et hors du groupe afi n d’assurer la continuité des liens et du territoire. De nature fort diverse (maisons, pensions, allocations ponctuelles), ils répondent à une grande variété de motivations de la part des donateurs, à la croisée de la charité, de la solidarité (au sein de la communauté locale et dispersée, parmi les alliés) et, ici, du patronage d’une fondation religieuse. D’autant que, en contexte catholique, leurs prières ont un rôle liturgique perçu comme performatif en termes de cohésion sociale. On comprend dès lors la mention, dans les testaments jacobites, de rentes desti-nées à fi nancer ces ecclésiastiques britanniques. En octobre 1712 par exemple, à Paris, le colonel Guillaume Dorrington, ancien gouverneur du comté de Limerick (Irlande), lègue 300 livres aux augustines anglaises, 400 aux béné-dictines anglaises de Paris et de Pontoise, 200 aux bénédictins anglais, 300 aux Irlandaises de Saint-Germain-en-Laye et au collège des Lombards, lieu de réunion des séminaristes et étudiants irlandais. S’intégrant explicitement dans la diaspora récusante préexistante, l’exil politique des partisans des Stuarts se dote d’une dimension religieuse et victimaire qui renforce sa légitimité67.

65. Peter GUILDAY, The English Catholic Refugees on the Continent 1558-1795, vol. 1 : The English Colleges and Convents in the Catholic Low Countries, 1558-1795, New York, Longmans, Green and Co., 1914, p. 56-60. Voir également Caroline BOWDEN et alii (ed.), English Convents in Exile, 1600-1800, Londres, Pickering & Chatto, 2012-2013 (1re et 2e parties) ; sur Syon, Roger ELLIS, Viderunt Eam Filie Syon : The Spirituality of the English House of a Medieval Contemplative Order from its Beginnings to the Present Day, Salzbourg, Universität Salzburg, 1984 ; Edward A. JONES et Alexandra WALSHAM (ed.), Syon Abbey and its Books : Reading, Writing and Religion, c. 1400-1700, Woodbridge, Boydell Press, 2010.

66. Dans les années 1640, une partie des bénédictines réfugiées dans les Flandres doit s’expatrier en France tandis qu’en 1650, l’abbesse des bénédictines de Gand en appelle à la charité des habitants : Claire WALKER, Gender and Politics in Early Modern Europe. English Convents in France and the Low Countries, New York, Palgrave-MacMillan, 2003, p. 74-75.

67. N. GENET-ROUFFIAC, Le grand exil…, op. cit., p. 251-252.

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Cohésion, corps et territoire sont donc les trois champs d’action de la charité qui permettent à la diaspora de se façonner à l’échelle locale et transnationale. C’est dire que le don transforme un simple agrégat de migrants en une com-munauté à part entière. Il entretient la solidarité présente et alimente le destin messianique du groupe. Mais la communauté resterait à l’état d’ébauche si elle n’était structurée par des institutions. Or là encore, les organismes caritatifs semblent jouer un rôle précurseur.

LA BIENFAISANCE COMME INSTRUMENT D’INSTITUTIONNALISATION ET DE LÉGITIMATION

Il n’est pas indifférent que les organisations caritatives soient privilégiées en situation de clandestinité. Pour nombre de minorités, elles favorisent la convi-vialité et la sociabilité entre les membres du groupe68 et sont les prémisses d’une institutionnalisation : en formalisant la centralisation des dons, elles se structurent. En septembre 1671, la chueta Margarida Teronji Marti lègue, outre 8 livres à distribuer parmi les « pauvres de la Rue [du Sagell] », une rente annuelle de « 25 livres en monnaie de Majorque » à « la Caisse principale des aumônes de la Rue du Sagell » à répartir « parmi les jeunes fi lles à marier et les pauvres de ladite rue par les aumôniers de ladite Caisse principale »69. Dans ce foyer crypto-judaïsant qui, malgré la faible répression inquisitoriale jusqu’à la fi n du XVIIe siècle, n’en est pas moins secret, cette « caisse des aumônes » constitue le premier, sinon le seul, organe collectif. Elle correspond déjà à une forme d’institutionnalisation exceptionnelle au regard des marranes pénin-sulaires ou même des morisques, qui ont pourtant bénéfi cié de leur poids démographique et de leur forte concentration géographique pour conserver un embryon de vie communautaire.

En l’absence de réelle répression, les diasporas peuvent s’inscrire dans les structures confraternelles existantes. À Venise, les scuole, confréries laïques regroupant plusieurs métiers, parfois sous le patronage d’un saint, assistent leurs membres les plus démunis et sont fréquemment associées à des hôpitaux. Mais les résidents étrangers les utilisent aussi comme vitrine de leurs activités et première instance représentative, afi n d’obtenir des privilèges, et les mino-rités religieuses comme institution cultuelle, à l’image de la Scuola Spagnola et de la Scuola Levantina, synagogues des juifs vénitiens – et ce en dépit des divergences entre étiquettes religieuse et « nationale » (Grecs catholiques ou orthodoxes, Arméniens catholiques ou monophysites, etc.). L’exemple des Grecs montre la double fonction des scuole. La Scuola di San Nicolò, fondée

68. Sur le rapport entre charité et convivialité, voir les help-ales, sortes de beuveries organisées dans un but caritatif précis dans l’Angleterre de la première modernité : Judith M. BENNETT, « Convi-viality and charity in medieval and early modern England », Past and Present, 134, 1992, p. 19-41. Le phénomène témoigne aussi de la diffi culté à distinguer charité et solidarité (ici entre voisins).

69. Arxiu del Regne de Mallorca, Protocols, B-726, f° 131r.-132v., cité dans E. PORQUERES I GENÉ et F. RIERA I MONTSERRAT, Xuetes, nobles…, op. cit., p. 17.

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en 1498, où solidarité et charité sont étroitement mêlées, confère une identité juridique à un rassemblement peu formalisé de négociants70. L’investissement du cadre confraternel résulte également du besoin des sociétés d’accueil de disposer d’interlocuteurs qui prennent en charge les nouveaux-venus, assurant la gestion de la pauvreté et la paix sociale – d’autant plus avec les hôpitaux dédiés71. Le recours aux confréries comme instances de régulation n’est du reste pas l’apanage des migrants, puisqu’elles ont traditionnellement vocation à pacifi er les confl its sociaux72.

Le rôle de la charité comme ferment institutionnel et fondement des congré-gations se lit de manière paradigmatique dans les Entretiens d’un père avec ses enfans [sic] sur l’histoire de la Réformation et sur l’histoire du Refuge, publiés à Berlin en 1818, mettant en scène des huguenots à la fi n du XVIIIe siècle. Dis-cutant du sort d’un orphelin, l’un d’eux s’exclame :

« Vois-tu, mon ami, toute Eglise de Christ, digne de ce nom, doit être pourvue d’un hôpital pour les malades et les vieillards, et d’un hospice pour les orphelins de pères. Aussi dès la naissance de l’Eglise, nos pères songèrent à s’acquitter de ce double devoir envers leurs frères malheureux, et ils n’y ont épargné ni soins ni aumônes. Avant même d’avoir élevé un temple à Dieu, ils avoient déjà ouvert un asyle, où étoient guéris gratuitement les malades indigens »73.

« Avant même d’avoir élevé un temple à Dieu », la précision est révélatrice. Elle montre que les organisations d’assistance sont pensées comme premières (et suffi santes ?) dans le processus d’institutionnalisation. Cela se vérifi e chez les judéo-ibériques, à Amsterdam où les confréries telles que Dotar ont pré-cédé d’une vingtaine d’années la création de la congrégation unifi ée (1639), ou dans les implantations du Sud-Ouest de la France où la « Nation » prend racine dans la société de bienfaisance. À Bordeaux, le conseil des anciens se confond d’abord avec le comité de la Sedaca, chargée des soins et secours aux nécessiteux et de la distribution de la viande et des pains de Pâque. Peu à peu, la Sedaca élargit ses attributions, qui fi nissent par concerner l’ensemble de la communauté (achat de cimetières, etc.). Ce n’est que progressivement que le

70. Mathieu GRENET, « Naissance et affi rmation d’une nation étrangère entre colonie et groupe de pression : le cas des Grecs de Venise entre le XVe et le XVIIe siècle », in Albrecht BURKARDT (éd.), Commerce, voyage et expérience religieuse (XVIe-XVIIIe siècle), Rennes, PUR, 2007, p. 419-438, ici p. 429-431.

71. L’historiographie a souligné, en retour, l’infl uence des pratiques d’assistance mises en œuvre par les étrangers sur les dispositifs caritatifs de leurs pays d’accueil, en Angleterre notamment : E. BAR-RETT, art. cit., p. 380-381 ; Laura HUNT YUNGBLUT, « “Mayntayninge the indigente and nedie” : The institutionalization of social responsibility in the case of the resident alien communities in Elizabethan Norwich and Colchester », in R. VIGNE et C. LITTLETON (ed.), From Strangers…, op. cit., p. 99-105.

72. Épilogue d’Olivier CHRISTIN in Bruno DUMONS et Bernard HOURS (éd.), Ville et religion en Europe du XVIe au XXe siècle. La cité réenchantée, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2010, p. 501-522, ici p. 503. Voir Claudia CONFORTI et Elena SÁNCHEZ DE MADARIAGA, « Churches and confraternities », in Donatella CALABI et Stephen TURK CHRISTENSEN (ed.), Cultural exchange in Early Modern Europe, vol. 2 : Cities and Cultural Exchange in Europe, 1400-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 349-363.

73. Entretiens d’un père avec ses enfans…, Berlin, Jean Frédéric Starcke, 1818, p. 75-76.

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terme de « Nation » remplace celui de Sedaca dans les registres de la congréga-tion, montrant l’identifi cation entre l’association charitable et la communauté74.

Il ne s’agit toutefois pas seulement de la transformation d’une institution. L’exemple des huguenots berlinois indique que c’est véritablement le foison-nement des sociabilités confraternelles qui forme le substrat de la congréga-tion. On y recense, outre la « Maison Françoise ou maison de charité » pour loger les plus âgés, et l’Hôpital François pour les indigents et les jeunes gens de mauvaise vie, l’Hôpital des enfants malades, qui pourvoit à leur éducation, la Maison de Refuge pour les réfugiés de Suisse, la Maison d’Orange pour ceux de la principauté d’Orange, la Maison des Orphelins françois, l’École de Charité et la Pépinière de chantres et maîtres d’écoles, la Caisse pour aider les veuves des Pasteurs et divers établissements en faveur des pauvres dits « honteux », dont La Marmite et la Chambre des hardes qui leur procure des vêtements75. Cette prolifération répond autant à la fraternité chrétienne que mettent en avant les réfugiés qu’au souci de créer du lien. Elle rappelle d’ailleurs la manière dont les réseaux de solidarité, qui s’expriment dans les fondations charitables, ont pu forger la communauté paroissiale médiévale76.

Ces liens fonctionnent dans les deux sens. Être en position de recevoir ou en obligation de donner vaut reconnaissance et inclusion. L’incorporation, au gré des réseaux familiaux et de la circulation des dons entre les membres éparpillés, trouve son aboutissement dans les institutions. Les crypto-judaï-sants et leurs groupements, en France notamment, décriés par la diaspora pour leurs pratiques imparfaites et leur simulation du christianisme, font valider leur appartenance à la Nação et leur judéité par leur affi liation à la Dotar et leurs aumônes aux congrégations. Les crypto-protestants de France, souvent soupçonnés de complaisance envers le catholicisme, sont quant à eux reconnus comme « fi dèles affl igés », individuellement ou collectivement, par l’Association de secours de Lausanne. La charité légitime ainsi les individus au regard d’une orthodoxie. L’identité communautaire n’est donc pas une donnée naturelle mais bien une création conjointe des institutions et des acteurs.

***

Dans son testament de janvier 1760, dicté en portugais à Saint-Esprit-lès-Bayonne, le séfarade Dr David da Fonseca-Chacon, après avoir mandé que son corps soit enseveli dans le cimetière du bourg, où il a, dit-il, acheté un « monument », s’attache avant toute chose aux œuvres charitables. Il veut que

74. N. MUCHNIK, « La charité matricielle… », art. cit., p. 153-154. De même, la confrérie Dotar soutient fi nancièrement la congrégation amstellodamoise : T. LEVIE BERNFELD, « Financing poor relief… », art. cit., p. 93-94.

75. Guide de Berlin, de Potsdam et des environs, ou Description abrégée des choses remarquables qui s’y trouvent [1769], Berlin, Frédéric Nicolai, 1802, p. 180-182.

76. Martial STAUB, Les paroisses et la cité : Nuremberg du XIIIe siècle à la Réforme, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.

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26 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

« soit distribué aux pauvres de ma nation, le jour de mon décès, le septième jour, le trentième et onze mois aprèz mon decez, soixante livres chaque fois […] qu’il soit distribué aux pauvres de ma nation, par préferrence à mes parents, tous mes habits […] à la Confrairie de la Hebra du présent bourg la somme de deux cens livres […] à la communauté de ce bourg apellée Cedaka la somme de cent livres et à la Confrairie apellée Talmud Tora la somme de trente livres […] à la synagogue de Peyrehorade, trente livres et à celle de Bidache pareille somme de trente livres […] à Jéruzalem douze livres »77.

Ces prescriptions renvoient à la plupart des effets sociaux de l’assistance en contexte diasporique : la charité qui scande les principales étapes du deuil dans le judaïsme (chiv’ah, chlochim, jahrzeit), l’activation des liens communautaires et familiaux, la volonté de perpétuer et de territorialiser le groupe par le biais de ses institutions caritatives, cultuelles et organisationnelles – Fonseca qua-lifi e encore la communauté de « Cedaka » –, et enfi n la dimension mémorielle et messianique par le don à la Ville sainte. Si ces clauses correspondent à la fi gure d’un notable installé dans une congrégation reconnue, elles n’en résultent pas moins d’un long travail de construction communautaire qui passe par une recréation de relations entre des individus dispersés : une façon d’assurer la cohésion du groupe par ses marges, de l’ériger en corps tout en l’inscrivant dans un territoire aux différentes échelles. Elles traduisent aussi l’importance de la médiation institutionnelle pour faire société : les structures d’assistance interviennent jusque dans les dons entre proches.

Natalia MUCHNIK*CRH-EHESS

190-198 avenue de France 75013 [email protected]

77. G. NAHON, Les « Nations » juives…, op. cit., p. 457 ; ID., Métropoles et périphéries…, op. cit., p. 303 note 228.

* Je remercie Nicolas Lyon-Caen, Catarina Madeira-Santos, Mathilde Monge et Élodie Richard pour leurs lectures enrichissantes ainsi que les participants du séminaire du groupe ESOPP (CRH–EHESS/CNRS) pour leurs questions et leurs suggestions.

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Résumé / Abstract

Natalia MUCHNIKCharité et communauté diasporique dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles

Cet article se propose d’analyser la dimension socialement performative de la charité en contexte diasporique, chez des populations qui, au-delà de leurs différences de foi, ont en partage un exil pour « fait de religion » entre le XVIe et le XVIIIe siècle : les huguenots, après la révocation de l’édit de Nantes (1685), les judéoconvers, descendants des séfarades convertis dans les années 1490, qui ont fui la péninsule Ibérique à partir du XVIe siècle, les morisques expulsés d’Espagne en 1609-1614, les catholiques partis d’Angleterre après l’instauration de l’anglicanisme (1560-1570), et les jacobites qui ont quitté les îles britanniques après la Glorieuse Révolution (1688). Les pratiques d’assistance permettent d’agréger et d’articuler des populations éminemment mobiles qui manifestent en outre une forte hétérogénéité socio-économique, politique et même religieuse. La charité tente d’assurer la cohésion du groupe par ses marges, en dépit des discontinuités liées à la diversité des sociétés d’accueil et aux formes de clandestinité qu’elles imposent. Elle structure le collectif en corps, en communauté morale qui inclut vivants et morts, tout en l’amenant à « faire lieu », à se doter d’un territoire propre aux différentes échelles. Lorsque la répression décroît, la bienfaisance jette les bases de l’institutionnalisation des communautés locales, les légitimant face au reste de la diaspora, et renforce les liens entre les diverses implantations. Elle participe enfi n du destin messianique des communautés croyantes que prétendent former ces diasporas.

MOTS-CLÉS : Europe, XVIe-XVIIIe siècles, charité, bienfaisance, diasporas, territoire ■

Natalia MUCHNIKCharity and Diasporic Community in Early Modern Europe

This paper focuses on the socially performative dimension of charity in diasporic context. Beyond their differences of religion, the studied populations share a common exile for “matters of religion” between the 16th and the 18th centuries: Huguenots fl ed France after the revocation of the Edict of Nantes (1685), New Christians of Jewish descent left the Iberia n Peninsula from the Sixteenth Century, Moriscos were expelled from Spain in 1609-1614, Catholic fl ed England after the establishment of Anglicanism (c. 1560-1570), and the Jacobites left Britain after the Glorious Revolution (1688). Practices of charity bring together highly mobile and heterogeneous populations in terms of political preferences, social status and even religion. Charity seeks to ensure the cohesion of the group by its margins, despite the discontinuities associated with the diversity of social contexts and the forms of secrecy they impose. It structures the group by converting it into a social body and a moral community that includes the living and the dead, while “producing locality” and creating its own territory at different scales. When repression decreases, charity provides the basis for the institutionalization of local communities, legitimates them in the eyes of the diaspora, and strengthens the links between communities. Finally, it takes part in the Messianic Destiny of the communities of believers these diasporas claim to be.

KEYWORDS: Europe, 16th-18th century, charity, relief/welfare, diasporas, territory ■

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