La réception des idées esthétiques de Diderot dans la pensée artistique contemporaine en Hongrie

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101 Dóra OCSOVAI La réception des idées esthétiques de Diderot dans la pensée artistique contemporaine en Hongrie « Diderot appartient aux auteurs qui avaient le plus désiré l’honneur de la postérité. Il a considéré, comme une sorte d’immortalité, l’unique plaisir de la vie d’au-delà, en laquelle le philosophe athéiste et matérialiste aurait pu bien croire. Et pourtant, peu sont ceux qui lisent et encore moins qui apprécient Diderot ; il n’a pas fondé d’école et n’a pas profité de nombreux admirateurs non plus 1 » – a écrit János Hankiss à propos du philosophe-écrivain en 1915, il y a presqu’une centaine d’années, et ses lignes n’avaient rien perdu de leur actualité. Si ses œuvres philosophiques et littéraires ont mérité l’attention de la postérité en Hongrie, c’est grâce à un vif intérêt pour l’œuvre diderotienne dans la vie littéraire française aux alentours des années soixante, à laquelle, bien que limitée par ses possibilités, a adhéré celle de la Hongrie. Comme l’article d’Olga Penke nous en informe, les publications hongroises étaient surtout centrées autour de la célébration des anniversaires de l’auteur 2 . Ce même article témoigne du fait que la tendance de la publication des œuvres diderotiennes en hongrois négligeait pourtant les textes esthétiques. Par l’idée du colloque « Traduire Diderot », née à propos de la publication du recueil de nouvelles traductions parmi lesquelles figurent aussi celles des textes esthétiques –, les organisateurs ont tenté de réintroduire l’activité de Diderot critique d’art et esthète sur la scène littéraire hongroi se. Ces ouvrages offrent un exemple parfait de l’étude d’ensemble de deux genres artistiques, du discours verbal et visuel, dont l’intégration est une méthode scientifique répandue. Dans notre étude, à caractère interdisciplinaire, nous privilégierons l’analyse des textes en relation avec la peinture et la vision. L’intemporalité des idées esthétiques de Diderot peut être soulignée par le fait que les revues artistiques parues aux deux extrémités du siècle, comme la revue artistique Művészet [Art] de Károly Lyka du début du XX e siècle, citent de temps en 1 « Diderot azok közé az írók közé tartozik, akik leginkább vágyakoztak az utókor elismerésére. Ő ezt a halhatatlanság egy fajtájának tekintette, a túlvilági élet egyetlen gyönyörűségének, melyben az atheista és materialista filozófus hihetett. És mégis, Diderot-t kevesen olvassák és még kevesebben élvezik ; iskolát nem alapított és rajongói sem voltak sokan. » (Notre traduction.) HANKISS János, « Introduction », in Diderot, mint realista elbeszélő [Diderot auteur de récits réaliste], Budapest, Neuwald Illés Utódai Könyvnyomda, 1915, p. 5. 2 « En Hongrie, les œuvres critiques et même la majorité des traductions de Diderot sont centrées autour des anniversaires. Les critiques hongrois l’ont commémoré pour la première fois à propos du bicentenaire de sa naissance. » PENKE Olga, « Diderot magyarországi fogadtatása a XIX. és XX. századi sajtó és könyvkiadás tükrében » [La réception de Diderot à la lumière de la presse et de l’édition aux XIX e et XX e siècles], Magyar Könyvszemle, 1986, n° 2-3, p. 182.

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Dóra OCSOVAI

La réception des idées esthétiques de Diderot dans la pensée

artistique contemporaine en Hongrie

« Diderot appartient aux auteurs qui avaient le plus désiré l’honneur de la

postérité. Il a considéré, comme une sorte d’immortalité, l’unique plaisir de la vie

d’au-delà, en laquelle le philosophe athéiste et matérialiste aurait pu bien croire. Et

pourtant, peu sont ceux qui lisent et encore moins qui apprécient Diderot ; il n’a pas

fondé d’école et n’a pas profité de nombreux admirateurs non plus1 » – a écrit János

Hankiss à propos du philosophe-écrivain en 1915, il y a presqu’une centaine

d’années, et ses lignes n’avaient rien perdu de leur actualité. Si ses œuvres

philosophiques et littéraires ont mérité l’attention de la postérité en Hongrie, c’est

grâce à un vif intérêt pour l’œuvre diderotienne dans la vie littéraire française aux

alentours des années soixante, à laquelle, bien que limitée par ses possibilités, a

adhéré celle de la Hongrie. Comme l’article d’Olga Penke nous en informe, les

publications hongroises étaient surtout centrées autour de la célébration des

anniversaires de l’auteur2. Ce même article témoigne du fait que la tendance de la

publication des œuvres diderotiennes en hongrois négligeait pourtant les textes

esthétiques. Par l’idée du colloque « Traduire Diderot », née à propos de la

publication du recueil de nouvelles traductions – parmi lesquelles figurent aussi

celles des textes esthétiques –, les organisateurs ont tenté de réintroduire l’activité de

Diderot critique d’art et esthète sur la scène littéraire hongroise. Ces ouvrages

offrent un exemple parfait de l’étude d’ensemble de deux genres artistiques, du

discours verbal et visuel, dont l’intégration est une méthode scientifique répandue.

Dans notre étude, à caractère interdisciplinaire, nous privilégierons l’analyse des

textes en relation avec la peinture et la vision.

L’intemporalité des idées esthétiques de Diderot peut être soulignée par le fait

que les revues artistiques parues aux deux extrémités du siècle, comme la revue

artistique Művészet [Art] de Károly Lyka du début du XXe siècle, citent de temps en

1 « Diderot azok közé az írók közé tartozik, akik leginkább vágyakoztak az utókor elismerésére. Ő ezt a halhatatlanság egy fajtájának tekintette, a túlvilági élet egyetlen gyönyörűségének, melyben az atheista és

materialista filozófus hihetett. És mégis, Diderot-t kevesen olvassák és még kevesebben élvezik ; iskolát

nem alapított és rajongói sem voltak sokan. » (Notre traduction.) HANKISS János, « Introduction », in

Diderot, mint realista elbeszélő [Diderot auteur de récits réaliste], Budapest, Neuwald Illés Utódai

Könyvnyomda, 1915, p. 5. 2 « En Hongrie, les œuvres critiques et même la majorité des traductions de Diderot sont centrées autour des anniversaires. Les critiques hongrois l’ont commémoré pour la première fois à propos du bicentenaire

de sa naissance. » PENKE Olga, « Diderot magyarországi fogadtatása a XIX. és XX. századi sajtó és

könyvkiadás tükrében » [La réception de Diderot à la lumière de la presse et de l’édition aux XIXe et XXe siècles], Magyar Könyvszemle, 1986, n° 2-3, p. 182.

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temps Diderot comme référence. On peut observer l’empreinte du vif intérêt

littéraire qui accompagne l’œuvre de Diderot à cette époque-là ; de nombreux

articles mentionnent son activité dans un contexte esthétique. Béla Lázár entre autres

juge ainsi son travail de critique d’art dans un article en 1915 : « Diderot,

contrairement aux recettes académiques, fait l’éloge de la nature, pour lui l’antique

n’est utile que pour enseigner à voir la nature. C’est ce qui décrit le mieux sa

position critique3. » Un peu plus loin, dans le même article, Lázár met en relation la

pensée de Diderot avec l’art de sa propre époque quand il écrit : « L’art nouveau –

comme Diderot l’a déjà dit – est seul, sans compagnie, et ne peut être compris que

par celui qui est capable de le ramener à la nature, dont il était arraché4. »

À l’autre extrémité du siècle, parmi les critiques spécialisés dans l’art

contemporain, on souligne surtout l’activité de István Hajdu, qui retourne dans ses

écrits critiques de temps en temps à l’interprétation diderotienne des concepts du

visage et du miroir5. De même, les références de Krisztián Kukla (dans son article

Okuláris okulás6)

et de Lajos Szakolczay (à propos de l’art de Iván Szkok

7) offrent

également des exemples intéressants.

Bien évidemment, l’accès aux textes peut directement influer sur

l’appréhension des idées esthétiques diderotiennes. Peut-être à cause du manque des

traductions, à l’exception de quelques extraits en hongrois des œuvres en relation

avec la peinture, les ouvrages esthétiques n’influaient pas autant sur la création

artistique du siècle que l’œuvre philosophico-esthétique de Diderot, la Lettre sur les

aveugles, à l’usage de ceux qui voient. Ce texte a mérité l’attention des traducteurs

et des critiques et a connu plusieurs traductions et éditions pendant cette période. On

connaît l’incontournable version de Bernát Alexander8, publiée en 1900, qui était,

comme l’avait constaté Olga Penke, « pendant des décennies, l’origine de chaque

analyse diderotienne parue en Hongrie9 ». Cet ouvrage était suivi par celui de Béla

Révész10

, qui date de 1914, et la traduction plus popularisée de János Győry11

, dans

la collection de l’Académie, consacrée aux écrivains philosophes, de 1951. Il n’est

3 « Diderot az akadémiai receptekkel szemben a természetet hangoztatja, neki az antik csak arra jó, hogy megtanítson: természetet látni. Ez jellemzi kritikai állásfoglalását. » (Notre traduction.) LÁZÁR Béla, « A

művészeti kritikáról » [De la critique artistique], Művészet, éd. par Károly LYKA, vol. XIV, no7, 1915. p. 345-357. 4 « Az új művészet – mondta már Diderot – egyedül áll, társtalan s csak az érti meg, aki vissza tudja vezetni a természethez, melyből kiszakították. » Ibid. 5 HAJDU István, « Embergépember – Kempelen a Műcsarnokban » [Homme-machine humain – Kempelen

au Műcsarnok], Magyar Narancs, 2007/16. 6 KUKLA Krisztián, « Okuláris okulás (id. Pieter Bruegel Vakok című festményének interpretációi) »

[Enseignement oculaire] Gond, filozófiai esszéfolyóirat, 1999/18-19, (actes du colloque « L’interprétation et esthétique », tenu à Debrecen, les 28-29 avril 1998.)

7 SZAKOLCZAY Lajos, « A szín és forma illuzionistája, Szkok Iván kiállítása az egri Trinitárius

templomban » [L’illusionniste de la couleur et de la forme. Exposition d’Iván Szkok à l’église trinitaire

d’Eger], Hitel, 2004. Szakolczay établit dans son discours d’inauguration un parallèle entre Diderot et

l’artiste, basant sur leur vitalité passionnante, parfois scandaleuse, et leurs capacités intellectuelles. 8 Diderot válogatott filozófiai művei II, trad. par Bernát Alexander, Budapest, Franklin Társulat, 1900. 9 PENKE Olga, Op. cit., p.178. 10

DIDEROT, Denis, Levél a vakokról azokhoz, akik látnak, trad. par Béla Révész, Budapest, Darwin, 1914. 11

DIDEROT, Denis, Válogatott filozófiai művei, trad. par János Csatlós, János Győry, Budapest, Akadémiai Kiadó, "Filozófiai Írók Tára", 1951.

Dóra OCSOVAI : La réception des idées esthétiques de Diderot …

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pas surprenant de voir alors qu’on trouve plus de traces dans la création artistique

contemporaine de la Lettre sur les Aveugles, un texte considérablement plus

accessible et plus populaire et qui a permis une interprétation artistique plus libre à

ses lecteurs.

Notre choix de présenter les échos de ce texte dans la pensée artistique, à

travers un exemple concret issu de l’art contemporain hongrois, explique la

possibilité d’une méthode déductive, un décryptage verbal basé sur le moyen des

connaissances empiriques.

En 1993, un programme artistique lié à la Lettre sur les aveugles était lancé, qui a

été rattaché à une réflexion sur la perception. La conception s’est réalisée sous forme

d’une exposition, dont l’idée a été émise par le critique d’art hongrois, István Hajdu,

rédacteur en chef de la revue Balkon [Balcon]. L’exposition était organisée dans les

salles de la Galérie de Pécs, du 29 octobre jusqu’au 29 novembre 1993, avec la

participation des artistes hongrois, peintres, sculpteurs et photographes de renommée12

.

L’incarnation de la pensée diderotienne – la réflexion sur les limites de la perception –

était le point commun des œuvres nées à l’occasion de l’exposition. Le choix des

artistes a assuré la qualité de la réalisation et la naissance d’une transposition des idées

philosophiques en une nouvelle dimension, cette fois-ci artistique.

Il faut noter que – selon l’interprétation des participants – la situation de la vie

culturelle, surtout des beaux-arts était spécifique à cette période, marquée par le

changement de régime en Hongrie qui avait eu lieu quatre ans auparavant et, pour

cette raison, même l’idée de l’exposition a mérité l’appréciation des milieux

artistiques. Bien que le lieu de l’exposition fût quelque peu isolé, moins fréquenté

que les galeries populaires de la capitale, la presse spécialisée a exprimé un vif

intérêt à son égard, d’autant plus que cette conception hardie a offert une voie

d’interprétation secondaire, teintée d’une légère coloration politique.

Le conservateur de l’exposition, Hajdu, qui a travaillé à partir de la traduction

de Győry, a choisi pour les artistes des passages du texte dans lesquels Diderot

élabore les sujets en rapport avec la perception et il les a laissés librement travailler

là-dessus. Éventuellement, le but du programme ne consistait pas dans la reprise du

registre textuel sous forme d’illustrations mais, de préférence, dans la transfiguration

artistique des concepts épistémologiques diderotiens. Même si, selon la pratique des

expositions collectives thématiques, la présentation des ouvrages préexistants n’est

pas inhabituelle, la fusion interdisciplinaire de ces concepts a également abouti à la

naissance des œuvres d’art conçues uniquement pour cette occasion. Parmi les

œuvres préparées sous l’inspiration des pensées diderotiennes, nous proposons de

présenter deux qui, à notre avis, ont le mieux saisi le « message » de Diderot : une

peinture et une installation photographique particulières.

12 Péter Donáth, András Gálik, Tibor Gáyon, István Gellér B., Tamás Hencze, Balázs Kicsiny, Frigyes Kőnig, Dóra Maurer, Gábor Roskó, Péter Gémes, Róbert Swierkiewitz et Máté Takács.

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Hommage à Diderot (Tableau pour aveugles ; à ceux qui voient) de Frigyes Kőnig

Déjà le titre du tableau composé par Frigyes Kőnig, intitulé Hommage à Diderot

(Tableau pour aveugles ; à ceux qui voient),13

mérite quelques remarques liminaires.

Kőnig transforme le titre original du texte de Diderot ; une double construction

oxymorique domine le titre, dans la mesure où la première locution, « Tableau pour

aveugles » constitue à première vue une contradiction fondamentale, basée sur l’accord

consensuel selon lequel l’organe de la vue est nécessaire pour capter l’image. Comme

l’aveugle dit dans la Lettre sur les aveugles de Diderot : « un organe, sur lequel l’air fait

l’effet de mon bâton sur ma main14

. » Pourtant, Kőnig a créé un tableau qui n’est

essentiellement saisissable que pour des voyants, c’est à ce caractère que se rapporte le

second terme de l’oxymore dans le titre : « à ceux qui voient ». L’artiste pose en même

temps la question : est-ce que, du défaut de la perception visuelle immédiate, les

merveilles du monde sont inaccessibles aux aveugles ?

L’œuvre en elle-même est un ensemble de sept planches de taille différente, qui

constituent un espace modifié, irréel, trichant à travers la confusion poétique des

lignes et des formes, des perpendiculaires composés et des axes complexes. La

composition, constituée d’espaces dédoublés, est exprimée à travers l’usage de

plusieurs panneaux. La réalité se voit alors décomposée en détails indépendants,

pareillement aux études des compositions d’objets qui servent à développer

l’appréhension de l’espace et la relation des formes pour des jeunes artistes au cours

des classes de dessin analytique. « Lors de la représentation des choses, l’espace se

transforme en un milieu matériellement perceptible, et on doit le considérer comme

une forme15

.» – commente l’artiste le principe de cette abstraction matérielle.

Le tableau suit la tradition de la « peinture architecturale » de Kőnig : celle-ci

s’enracine dans l’analyse de l’œuvre de plusieurs peintres classiques qui maîtrisaient

la perspective d’une manière parfaite. L’idée de l’espace et de la perspective l’ont

toujours préoccupé : « L’espace réel, nos idées sur celui-ci, l’image cognitive et la

représentation sont des choses différentes. La géométrie n’est qu’un outil pour faire

sentir l’espace, ainsi, l’invention créatrice joue un rôle prédominant dans cette

problématique16

.» – dévoile Kőnig sa relation avec l’espace.

13 KŐNIG Frigyes, Hommage à Diderot (Kép vakoknak ; azok számára akik látnak), huile sur panneau de

bois, composition de sept tableaux, 150x150 cm. Reproduite dans Perspektíva [Perspective], éd. Miklós

PETERNÁK, Budapest, Műcsarnok, 2000, p. 321-326 et dans KŐNIG Frigyes, Retroaktív [Rétroactif], Budapest, Ernst Múzeum, 2003, p. 63. Le même tableau a été reproduit sous un nom différent : Tableau

d’architecture III, dans Magyar képzőművészet az ezredfordulón : a Raiffeisen Gyűjtemény [Les beaux-arts hongrois du millénaire : La Collection Raiffeisen], éd. Zsófia GONDÁNÉ FISCHER et al. ; intr. István

HAJDU), Budapest, Athenaeum, 2002. C’est le second titre qui a été retenu. 14 DIDEROT, Denis, Œuvres philosophiques, éd. par Paul VERNIÈRE, Paris, Garnier Frères, 1961, p. 87. 15 « A tér egy olyan fajta, anyagilag tettenérhető közeggé válik a dolgok bemutatása során, hogy

formaként kell vele számolni. » (Notre traduction.) KŐNIG, Frigyes, « Introduction » à Orbis Pictus.

Képzőművészeti téranalízisek [Orbis Pictus. Analyses artistiques de l’espace], Budapest, Enciklopédia Kiadó, 1997, p. 5. 16 « A valóságos tér, az erről nyert képzeteink, a tudati kép és az ábrázolás különböző dolgok. A

geometria csak eszköz a tér érzékeltetésére, tehát e problematikában az alkotói invenció komoly szerepet játszik. » (Notre traduction.) Ibid., p. 47.

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Une autre peinture du même artiste, faisant partie de sa série dédiée à Andrea

Pozzo peut être interprétée comme une première réalisation de l’idée de ce tableau,

mais les études constantes de la perspective, des proportions et de la relation des

corps de Kőnig ont également suscité sa création. Comme Emese Kürti le précise,

... tout se montre différent si on le regarde depuis des positions différentes. Dans le

cas des tableaux de Kőnig, on peut traduire ce principe par la création des systèmes

d’association intérieurs, dans le cas desquels les configurations des éléments

picturaux composent un ordre visuel tout nouveau, mais aussi par l’idée de l’œuvre

qui, analysée d’en dehors, dans son intégrité, est capable d’offrir de nouvelles

interprétations à travers des vues différentes17.

L’idée du miroir, conçu dans un sens particulier, est un outil parfait pour la

représentation de ces espaces transcendants.

Kőnig a réalisé par cette technique le miroir de l’aveugle en peinture qui

correspond à « une machine qui met les choses en relief loin d’elles-mêmes, si elles

se trouvent convenablement placées par rapport à elle. C’est comme ma main, qu’il

17 « ...minden másmilyennek látszik, ha máshonnan nézzük. Kőnig képei esetében ez úgy is lefordítható,

hogy létrehozhatók belső asszociációs rendszerek, melyeknél a képalkotó elemek konfigurációi új vizuális rendet alkotnak, de úgy is, hogy a mű egésze, kívülről szemlélve, különböző nézetek révén képes

új és új értelmezéseket nyújtani. » KÜRTI Emese, « "A dolgok titkos alkímiája" : Kőnig Frigyes

művészetéről », [L’alchimie secrète des choses – sur l’art de Frigyes Kőnig], in Kőnig Frigyes : Retroaktív, éd. cit., p. 20.

FRIGYES KŐNIG, Hommage à Diderot (Tableau pour aveugles ; à ceux qui voient), 1993. Budapest, Collection Raiffeisen

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ne faut pas que je pose à côté d’un objet pour le sentir18

. », comme le dit l’aveugle-

né de Diderot. Les panneaux de taille inégale sont situés en un désordre bien

construit, voire minutieusement calculé. Chaque détail représente une tranche de la

réalité peinte, modifiée par le reflet du miroir. Kőnig a donné ainsi un sens pictural à

l’invention diderotienne, selon laquelle « un miroir, est une machine qui nous met en

relief hors de nous-mêmes19

On peut se rendre compte du fait que Kőnig a fidèlement suivi le texte lors de la

création : c’est à la base des définitions de Diderot qu’il a réalisé « des sortes de

machines qui agrandissent les objets » et « d’autres, qui, sans les doubler, les déplacent,

les rapprochent, les éloignent » mais aussi « les font apercevoir, en dévoilent les plus

petites parties aux yeux des naturalistes20

». On remarque au même titre « qu’il y en a

qui les multiplient par milliers, qu’il y en a enfin qui paraissent le défigurer

totalement21

». On peut effectivement observer dans le tableau de Kőnig des arcs

diffractés, aussi bien que des formes ovales ou encore des lignes droites. Il nous semble

que Kőnig a traduit le commentaire de Diderot sur l’aveugle en peinture par un chiasme

visuel. L’aveugle de Diderot « était tenté de croire que la glace peignant les objets, le

peintre, pour les représenter, peignait peut-être une glace »22

. Mais où est la glace sur la

peinture de Kőnig ? Elle est peut-être juste en face de nous, et nous permet de modifier,

de déformer le monde à notre goût.

Dans l’œuvre de Kőnig, l’influence des idées du philosophe persiste

visiblement, on peut y remarquer l’usage des motifs architecturaux miroités qui

ressemblent nettement à ceux qu’il avait conçus pour revisiter la pensée de Diderot.

Le tableau Atelier23

, la série Tableaux d’architecture et le tondo Futuro-

Conservatif24

témoignent tous de l’influence de cette même idée. À propos de la

définition du miroir par l’aveugle, Diderot ajoute : « Aucun de nous ne s’avisa de

l’interroger sur la peinture et sur l’écriture : mais il est évident qu’il n’y a point de

questions auxquelles sa comparaison n’eut pu satisfaire25

. » Nous sommes

convaincus que les œuvres représentées soutiennent cette définition.

Le Carré Noir26

de Péter Gémes

La réinterprétation des concepts diderotiens sur la perception a été

présentée à cette même exposition à travers une installation photographique

aussi, où l’artiste s’est permis d’aller encore plus loin dans le sens de

l’abstraction. Péter Gémes a notamment préparé une composition de vingt-cinq

photographies encadrées, dont neuf pièces sont développées d’une manière plus

18 DIDEROT, Denis, Op. cit., p. 84. 19 Ibid. 20 Ibid. 21 Ibid. 22 Ibid., p. 87. 23

Huile sur toile, 163×235cm, 1995. 24 Huile sur panneau de bois, diamètre: 73cm, 1994. 25 DIDEROT, Denis, Op. cit., p. 87. 26 Il s’agit d’une composition de 25 photographies de 40×40cm en cadre aluminium, 1993.

Dóra OCSOVAI : La réception des idées esthétiques de Diderot …

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foncée que les autres. Gémes, comme l’historien d’art hongrois, Zsolt Petrányi

le remarque à propos de son art, « utilise la photographie comme un outil

artistique. […] Il crée les images d’une manière artificielle devant la caméra,

mais il ne les considère que comme un point de départ, une base spécifique,

qu’il influence aussi par des effets picturaux et d’autres interventions, comme la

dégradation des négatifs et leur agrandissement, l’un contre l’autre27

. »

À première vue, connaissant l’œuvre de l’artiste – profondément influencé

par la religion –, on serait tenté de supposer que le carré noir, c’est-à-dire la

croix noire marque un signe religieux. Cette hypothèse semble être encore plus

valable si l’on regarde l’installation placée dans un espace sacré. Il faut pourtant

remarquer qu’en dehors de l’interprétation religieuse, susceptible d’identifier les

lignes noires croisées au motif spirituel de la croix religieuse, une autre

interprétation pourrait être également considérée.

Le Carré noir est une œuvre non-figurative, elle peut pourtant être

comprise comme un autoportrait de l’artiste, qui se représente d’habitude dans

ses œuvres. Cette fois-ci, il a illustré l’abstraction par des mouvements

27 « Gémes Péter képzőművészetként alkalmazza a fotográfiát. [...] A képeket mesterségesen idézi elő a

gép előtt, de ezt is sajátos alapnak tekinti, amit még festészeti hatásokkal és további beavatkozással, a negatívok egymásra nagyításával és szennyezésével is befolyásol. » (Notre traduction.) PETRÁNYI Zsolt,

« Rendszer és rendszertelenség. Gémes Péter a kilencvenes években » [Ordre et désordre. Péter Gémes

aux années quatre-vingt-dix], in Gémes Péter gyűjteményes kiállítása (conservateur : András Bán), Budapest, Műcsarnok, 2000, p. 77-78.

PETER GÉMES, Carré Noir, 1993.

Traduire Diderot

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vertigineux des mains floues photographiées : c’est sa manière de se confesser

lui-même. Le noir, pour l’artiste, est aussi la couleur qui unit tous les autres en

elle, qui absorbe la lumière pour aboutir à un espace privé et qui répond à la

sensation consensuelle sur ce que pourraient ressentir les aveugles. Il s’agit là

d’une interprétation spirituelle très complexe qui renvoie à la nuit, à la mort et,

finalement, à la cécité.

À travers son œuvre solitaire et philosophique, il a acquis l’abstraction

totale par « son mythe personnel monumental, qui ne parle pas seulement de lui-

même mais, avec ses fins outils, conduit le spectateur dans le monde de la vie et

de la mort, de l’éternité et de la décadence, dans un monde qu’il devait connaître

trop tôt.28

» – comme l’écrit à ce propos Noémi Szabó, historienne de l’art

hongroise, par lesquelles elle a inauguré l’exposition posthume de l’artiste.

Toutefois, si l’on tient compte de ce que les sujets de Gémes sont tous la

cristallisation d’un savoir tant lexical que profondément philosophique et hors

pair – idée que tous ses critiques soulignent –, et que l’œuvre est composée en

relation avec l’exposition, ces informations permettent d’aller encore plus loin

dans l’analyse.

Nous nous permettons ainsi de revisiter le symbole d’origine que nous

croyions découvrir sur la composition. En opposition avec le titre, ce qu’on voit,

ce n’est pas un seul carré mais bien au contraire, une composition de carrés

vertigineux où, au centre, ou si l’on préfère, à l’origo, apparaît l’unique carré

noir. Cette piste peut nous conduire à l’interprétation de cette composition

comme l’abstraction d’un système de coordonnées cartésien, que rappelle aussi

l’illustration publiée dans l’édition de 1772 de la Lettre sur les aveugles29

, celle

du système utilisé par Saunderson. Le réseau des carrés semble correspondre à la

représentation mathématique visuelle de l’éternité cartésienne, et cette pensée

est renforcée par le mouvement turbulent et le réseau quadrillé qu’on aperçoit

sur la composition. Plusieurs illustrations de l’œuvre soutiennent en effet cette

hypothèse30

. Par ailleurs, Diderot recourt, lui aussi, à la mention de la

Dioptrique31

de Descartes, où il explique que les aveugles utilisent les deux

bâtons comme des axes du système des coordonnées pour déterminer leur

position envers les objets. Pourrait-on interpréter les deux perpendiculaires

comme des bâtons croisés qui aident la perception du monde ? Stéphane Lojkine

interprète ces illustrations ainsi : « L’aveugle utilise donc ses mains comme des

28 « Monumentális magánmítosza azonban nemcsak önmagáról szól, hanem leheletfinom eszközeivel

bevezeti a nézőt az élet és halál, az örökkévalóság és elmúlás világába, abba a világba, amit neki nagyon korán meg kellett ismernie. » (Notre traduction.) Extrait du discours d’inauguration de Noémi Szabó,

tenue à l’occasion de l’exposition posthume de Péter Gémes, à l’Institut Polonais de Budapest (Galérie

Platán, le 20 juillet, 2006) 29

DIDEROT, Denis, Œuvres philosophiques, [Amsterdam], Marc-Michel Rey, 1772. 30 Cf. par exemple les planches du tome II. p.30 de la Lettre sur les Aveugles : machine ou système

inventé par l’aveugle Saunderson pour faire des calculs mathématiques et du tome II. p.8 : homme aux yeux bandés se guidant avec des bâtons. 31 DESCARTES, René, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les

sciences, plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie qui sont des essais de cette méthode, [Leyde], J. Maire, 1637.

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axes d’abscisses (AE) et d’ordonnées (CE) à partir desquels déterminer les

coordonnées d’un objet B ou D dans l’espace. Les bâtons matérialisent ces

axes32

. » Les illustrations prouvent que les aveugles estiment leur rapport envers

eux-mêmes et envers l’environnement par une géométrie naturelle. Selon

Véronique Le Ru, « le bâton permet de porter à distance l’efficace du toucher,

c’est-à-dire d’instaurer un "télé-toucher" »33

». Nous pouvons supposer que

Gémes a interprété cette pensée pareillement et qu’il a représenté exactement

cette scène sur son œuvre d’art.

Finalement, n’oublions pas que le titre, Carré noir est un titre parlant. Si on

fait abstraction de son sens primaire, qui décrit la dimension visible de l’œuvre,

on peut également le concevoir comme une allusion au chef-d’œuvre du maître

de l’abstraction, Le carré noir sur fond blanc de Malevitch. Gémes est parti sur

le même chemin pour créer enfin un témoignage de la naissance d’un genre

nouveau sous l’inspiration des questions gnoséologiques de Diderot. Le résultat

de l’abstraction totale chez Malevitch est l’image qui n’est plus qu’une couche

de peinture colorée et où c’est sa surface qui représente la quatrième

dimension34

. Chez Gémes, cet effet est exprimé par les tonalités différentes,

résultant du développement calculé des photographies.

La critique littéraire considère La Lettre sur les Aveugles comme « un éloge de

l’abstraction géométrique »35

. Comme les propos de Hajdu nous l’ont rappelé, la

32

LOJKINE, Stéphane, « Beauté aveugle et monstruosité sensible : le détournement de la question

esthétique chez Diderot, in La « Lettre sur les aveugles ». La Beauté et ses monstres dans l’Europe

baroque. 16e-18e siècles, dir. Line COTTEGNIES – Tony GHEERAERT – Gisèle VENET, Paris, Presses de la

Sorbonne Nouvelle, 2003, p. 61-78. 33 LE RU, Véronique, « La Lettre sur les aveugles et le bâton de la raison », Recherches sur Diderot et sur

l’Encyclopédie, no 28 (La "Lettre sur les aveugles"), p. 3. URL : http://rde.revues.org/119. Consulté le 17 mars 2013. 34 Par exemple son Carré blanc sur fond blanc, 1918, Huile sur toile, 79,4 x 79,4 cm, New York,

Museum of Modern Art. 35

LE RU, Véronique, Ibid., p. 6.

Aveugle se guidant grâce à deux cannes ou bâtons, in DESCARTES, La Dioptrique, 1637.

Paris, Bibliothèque Nationale de France

Traduire Diderot

110

critique artistique permet d’interpréter « la représentation du sujet par la peinture du

miroir 36

», comme le seuil de l’abstraction picturale, sinon comme l’abstraction

picturale elle-même. « Le dessinateur doit abstraire plusieurs dimensions dans deux,

c’est pourquoi il doit être conscient des règles et de l’interaction du plan et de

l’espace37

. » – remarque Kőnig. On tient à ajouter que ses œuvres inspirent l’idée

selon laquelle le peintre se comporte par excellence comme un aveugle qui voit.

Finalement, c’est par l’outil de la décomposition attentive que Kőnig a répondu à la

question d’origine posée par Diderot. Gémes, quant à lui, a fusionné sa conviction

religieuse avec l’outil de l’abstraction pour transfigurer l’appréhension des pensées

du philosophe-écrivain matérialiste et athée.

Diderot apostrophe la postérité dans ses œuvres et espère réaliser un

dialogue avec celle-ci. Par le présent travail, notre but était de montrer que ses

pensées sur l’esthétique et surtout sur la perception, même trois cents ans après

sa naissance, restent encore actuelles et vivantes. Elles offrent une piste

interdisciplinaire, un sujet d’inspiration constante pour les beaux-arts, dont nous

avions choisi de présenter cette fois-ci une tranche rarement évoquée dans le

contexte diderotien : l’art contemporain hongrois.

DÓRA OCSOVAI

Université Eötvös Loránd de Budapest

E-mail : [email protected]

36 HAJDU István – BÍRÓ Dávid, Gedő Ilka művészete [L’art d’Ilka Gedő], Budapest, Gondolat, 2003. p. 20. 37 Dans l’Introduction de FUNTÁK Gyula – KŐNIG Frigyes in Művészeti anatómia és geometria [Anatomie et géométrie artistique], Budapest, Semmelweis, 2007. n.p.