“Le territoire, l’État et la nation en Espagne à l’époque contemporaine”, Construire des...

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LE TERRITOIRE, L'ÉTAT ET LA NATION EN ESPAGNE À L'ÉPOQUE CONTEMPORAINE Paul AUBERT UMR Telemme-CNRS 6570 Toutes les nations ne se sont pas construites au même rythme ni sur les mêmes bases. Si en France, certaines régions "périphériques" accusent parfois l'État de négliger leur développement, en Espagne, les régions industrielles ont le sentiment que leur contribution à l'essor national est excessive. Pays au développement inégal, l'Espagne ne s'est préoccupée d'organiser son territoire que lorsqu'il fallut assumer les conséquences de l'abolition de l'Ancien Régime. Jusqu'à l'arrivée des Bourbons qui cherchèrent à centraliser le pays à partir de 1714 (Décrets « de Nueva Planta »), l'Espagne de l'Ancien régime est une monarchie composite. Sous l’Ancien Régime, l'objectif de fixer des frontières détermine la politique du roi. Le territoire est donc une création au même titre que la nation. Avec le triomphe du libéralisme, l’État tend à devenir un Etat-nation unitaire avant d'être confronté à l'affirmation des régionalismes puis aux revendications des nationalismes périphériques. Organiser territorialement le Pouvoir suffit-il à structurer l'État et à créer la nation 1 ? 1 Cf Pierre Rosanvallon, L'État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, 370 p.; Julio Aróstegui, "El Estado español contemporáneo: centralismo, 1

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LE TERRITOIRE, L'ÉTAT ET LA NATION

EN ESPAGNE À L'ÉPOQUE CONTEMPORAINE

Paul AUBERTUMR Telemme-CNRS 6570

Toutes les nations ne se sont pas construites aumême rythme ni sur les mêmes bases. Si en France,certaines régions "périphériques" accusent parfoisl'État de négliger leur développement, en Espagne, lesrégions industrielles ont le sentiment que leurcontribution à l'essor national est excessive.

Pays au développement inégal, l'Espagne ne s'estpréoccupée d'organiser son territoire que lorsqu'ilfallut assumer les conséquences de l'abolition del'Ancien Régime. Jusqu'à l'arrivée des Bourbons quicherchèrent à centraliser le pays à partir de 1714(Décrets « de Nueva Planta »), l'Espagne de l'Ancienrégime est une monarchie composite. Sous l’AncienRégime, l'objectif de fixer des frontières déterminela politique du roi. Le territoire est donc unecréation au même titre que la nation. Avec le triomphedu libéralisme, l’État tend à devenir un Etat-nationunitaire avant d'être confronté à l'affirmation desrégionalismes puis aux revendications desnationalismes périphériques. Organiserterritorialement le Pouvoir suffit-il à structurerl'État et à créer la nation1 ?1 Cf Pierre Rosanvallon, L'État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990,370 p.; Julio Aróstegui, "El Estado español contemporáneo: centralismo,

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Les problèmes de l'articulation du territoire nese confondent pas forcément avec la question desnationalismes. Si le territoire urbain a été aménagéet défini par une politique d'ensanche dès le milieu duXIXe siècle2, le territoire national cadastré au XVIIIe

siècle, divisé administrativement au XIXe siècle n'apas fait l'objet de projet d’aménagement d’envergureni de réforme agraire entre le mouvement des Lumièreset la IIe République. Et surtout, il n'a été défini etpensé par l'État central que dans les momentscritiques. Faut-il considérer la reconnaissance desnationalismes périphériques comme un morcellement(Juan Goytisolo put écrire, en 1979, que l'Espagneétait devenue un archipel) ou au contraire commel'élévation de la région à un rang supérieur ? Est-ilpermis, au contraire, de parler d'une seule Espagne,constituée de plusieurs espaces nationaux3 ?

En 1930, Ortega y Gasset avouait encore saperplexité face à la question identitaire qui avaitpréoccupé ses compatriotes depuis le XVIIe siècle :"Mon Dieu, qu'est-ce que l'Espagne ?" Ce problème del’identité nationale et de l’articulation territorialede l’Espagne a des fondements historiques, uneformulation géopolitique avec des projets parfoiscontradictoires, et une projection politiqueplurinationale complexe qui permit de conclure àl'échec de la centralisation administrative et de lacréation d'une conscience nationale.

CONSTRUCTION DE L’ÉTAT LIBÉRAL : LA NATION INACHEVÉE

inarticulación y nacionalismo", Historia Contemporánea, n°17, 1998, p.31-57.2 Laurent Coudroy de Lille, "A propósito de los 'Ensanches menores' en España",Lorenzo López Trigal (éd.), Los Ensanches en el urbanismo español; El caso de León, Madrid,Biblioteca Nueva, 1999, p. 61-69.3 Il faut tenir compte d'un autre facteur, la question linguistique, dont il ne seraguère question ici. Les sujets avaient le choix de parler la langue du roi, lescitoyens ont le devoir de parler celle de la nation qui va s'efforcer d'engénéraliser l'enseignement.

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Ceux qui ont analysé la structure du territoire,ont-ils eu le loisir de penser celui-ci ? Se sont-ilsintéressés aux conséquences spatiales des processus etdes phénomènes politiques ? Eurent-ils conscience deconstruire un État qui permît de forger une nation ?

Le territoire espagnol et, par conséquent, lanation ont été rarement pensés autrement que dansl'urgence, et presque toujours depuis l'État central.Après l'abolition des fueros par Philippe V, en 1714(qui donna l'impression qu'il soumettait les autresroyaumes à la Castille, alors qu'il cherchait àunifier la législation sur l'ensemble du territoire dela Couronne), le triomphe du libéralisme etl’abolition de l'Ancien Régime, durent répondre à desmouvements centrifuges : mouvements catalans,carlisme, cantonalisme, nationalismes périphériques.

La première façon d’organiser une sociéténationale passe par le renforcement des liens decelle-ci avec le territoire. C’est même la conditionde la création de l’État et de l’exercice du Pouvoir.Le territoire donne sa forme et ses limites à l’actionde l’État, même si le relief et la situationgéopolitique sont des variables que peuvent modulerl’industrialisation du pays et la structure desrelations internationales. C’est pourquoi il convientde distinguer, comme le fit Ganivet4, l’espace del’État lui-même et celui de son influence politique.Par-delà le débat sur le fait de savoir si l’Afriquecommence aux Pyrénées, si l'Espagne peut devenireuropéenne, sans être victime de l'assimilation parl'étranger --ou doit continuer à être une réserveexotique de l'Occident-- diverses enquêtes, depuisl'établissement du cadastre par le Marquis de laEnsenada, afin d'unifier le régime fiscal, en 1749,jusqu'au dictionnaire géographique de Pascual Madoz,

4 Ángel Ganivet, Idearium español (1896), Madrid, Espasa Calpe, 1990 (12e éd.), 257 p.

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en 1856, ou l'enquête de Pascual Carrión sur leslatifundios dans les années 30, ont servi de fondementà certaines tentatives de réforme.

Enjeux politiques

Depuis qu'en 1808 la nation vint au secours de lapatrie, on comprit que la survie du nouveau régimelibéral dépendait de la formation des citoyens et dudéveloppement d'un programme d'instruction publiquelié à une définition de la liberté. Il fallait éduquerun peuple privé de langage et de représentation afind'extirper l'Ancien Régime et, en formant unevéritable opinion publique, jeter les bases du nouvelÉtat constitutionnel. Mais le libéralisme politiquefit sans doute trop confiance à l'efficacité des idéeset des lois pour modeler les hommes. Depuis Quintanajusqu'à Costa nombreux furent persuadés que lecaractère peut être forgé par "l'éducation et lesinstitutions". Profession de foi "régénérationniste"qui ne manque pas de soulever la question des rapportsdes intellectuels avec le peuple, mais aussi avec lePouvoir et avec les formes de représentation de celui-ci.

Les Habsbourgs puis les Bourbons, avaient cherchéà unifier le royaume par l'intégration ou l'expulsiondes communautés différenciées par la langue, laculture ou la religion. Charles III voulut renforcerle rôle de l'État en plaçant, en 1749, des intendantsà la tête des trente-deux provinces, qui vinrents'ajouter aux corregidores qui représentaient le pouvoirroyal dans les grandes villes. L'invasionnapoléonienne et l'abdication de Ferdinand VII fontque la continuité de l'activité politique et

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administrative soit entre les mains des Juntesprovinciales, avant que celles-ci ne se dotent d'uneinstance suprême, la Junte centrale, qui assume lasouveraineté nationale face aux particularismes locauxet entre en conflit avec le Conseil de Castille. C'estl'importation du modèle jacobin, durant l'occupationnapoléonienne, avec la création d'un ministère del'Intérieur, le redécoupage des provinces et la miseen place d'une administration provinciale, quis'impose aux députés des Cortès de Cadix dansl'article 11 de la Constitution de 1812. Leur but estde favoriser un développement plus harmonieux du pays."Je veux que nous nous souvenions que nous formons uneseule nation, et non pas un agrégat de plusieursnations", affirme le député Muñoz Torrero5. Après lesprojets de réorganisation administrative de 1813, lesCortès du Trienio libéral approuvèrent en 1821 unenouvelle division administrative, promulguée pardécret le 27 janvier 1822, qui créait cinquante-deuxprovinces6. Elle fut annulée par Ferdinand VII l'annéesuivante. Le projet centralisateur commence à prendreforme avec le retour des libéraux. Jusqu'au milieu deson règne, Isabelle II est désignée comme "Reine desEspagnes". Ensuite elle n'est plus que "la Reined'Espagne". L'Espagne d'Isabelle II est encore un étatmultinational, un corps politique qui réunit despeuples différents dotés de langues, de traditions etd'histoires nationales propres7. Les peuples qui5 "Yo quiero que nos acordemos que formamos una sola nación, y no un agregado devarias naciones" (Diario de Sesiones, 2-XI-1811, cité par Ma Carmen García Nieto etEsperanza Yllán, Historia de España, 1808-1978, textos, vol. I, La Revolución liberal, Barcelone,Crítica, 1987, p. 37.6 Le nom de certaines pouvait surprendre puisque l'on appelait Chinchilla, Pamplona,San Sebastián, Vigo et Vitoria, ce que furent ensuite les provinces d'Albacete,Navarre, Guipúzcoa, Pontevedra et Alava et que Calatayud, Játiva et Villafranca lesterritoires des futures provinces de Teruel, Valence et León. 7 Chacun conserve son autonomie administrative, sa législation et même son économie,sa monnaie, ses douanes et ses tarifs douaniers. On applique partout le principeétabli jadis par le juriste Juan de Solórzano Pereira: chaque territoire qui composela monarchie doit se gouverner comme si le roi (qui règne sur plusieurs territoires)

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composent cette monarchie sont-ils solidaires ? Ont-ils l'impression -par-delà leur fidélité à la personnedu souverain- d'appartenir à une même communauté ? Lecentralisme va s’efforcer de donner à celle-ci uneplus grande cohésion.

Enjeux administratifs

La réforme administrative se fonde sur la créationd'un grand ministère (Secretaría de Estado y del Despacho delFomento general del Reino) par le décret du 5 novembre1832, calqué sur la Dirección del Fomento General del Reino,créée en juin 1797. Ce ministère a en chargel'administration intérieure du royaume, autant que lesaffaires économiques : agriculture, industrie,commerce et travaux publics, la santé ou l'instructionpublique. Javier de Burgos, un afrancesado --préfetd'Almería sous le règne de Joseph Bonaparte-- quioccupe ce ministère en octobre 1833 dans legouvernement présidé par Cea Bermúdez (jusqu'au 17avril 1834), est disposé à remplacer les anciennesinstitutions centrales et notamment les Conseils.Conscient de l'intérêt qu'il y aurait à procéder à unerationalisation administrative du territoire, fondéesur les principes centralisateurs des décrets de"Nueva Planta" de Philippe V de 1714 qui éliminèrentles assemblées et les gouvernements des quatreroyaumes de l'ancienne Couronne d'Aragon (Aragon,Catalogne, Valence et Baléares) et certainesparticularités du droit civil et fiscal de cesterritoires, Javier de Burgos propose en 1833, unedivision de celui-ci en quarante-neuf provinces, quifut reprise par la réorganisation administrative desmodérés, à partir de 1845 et encore en 1883.

n'était que le souverain de celui-ci. Par conséquent, on peut parler à leur proposd'États autonomes mais non d'États souverains.

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La réforme a pour modèle les départementsfrançais. Mais elle suscite un débat à propos del’adéquation entre la province administrative, leterritoire historique et la région économique. À latête de chaque province sera placé un sous-délégué quiprendra, après le décret du 13 mai 1834, le titre deGouverneur civil des provinces. En 1834, ces quarante-neuf provinces seront subdivisées en cinq cent undistricts judiciaires (dotés de tribunaux de premièreinstance) et en 9 355 districts municipaux. Lesnouvelles provinces sont découpées à l'intérieur desanciennes unités d'Ancien Régime, mais elles portentle nom de leur capitale. Certaines semblentartificielles, comme celle d'Alicantetraditionnellement à cheval entre le royaume d'Aragonet celui de Castille. Toutefois un problème demeure,d'autant plus que la Guerre carliste venait decommencer: celui de la Navarre et du Pays Basque quiont conservé, jusqu'au XIXe siècle, leurs institutions(les Diputaciones forales) et leurs compétences fiscaleset administratives. Les catalanistes auront à cœur, en1866 et en 1880, d'obtenir une réforme de cette carteafin de réduire le nombre de provinces à trente-deux,en tenant davantage compte des "conditionshistoriques, topographiques et économiques de chacuned'entre elles"8.

Enfin, la dissolution du régime seigneurial --depuis le décret du 11 août 1811 qui avait aboli lesdomaines seigneuriaux-- débouchait sur une questiondifficile à résoudre: la lutte pour la propriété de laterre entre les anciens seigneurs, les municipalitéset les paysans. Le point essentiel du litige résidaitdans la distinction entre le droit fondé sur lajuridiction ou sur le territoire. La jurisprudence duTribunal Suprême en la matière varia entre 1837 et

8 Discours de Manuel Durán i Bas, Diario de Sesiones de las Cortes, 14 mars 1886

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1868 et eut tendance à considérer que la juridictionpouvait exister indépendamment du territoire.Cependant l'abolition des domaines seigneuriaux avaitsupprimé les droits et les servitudes mais conforté lanoblesse dans la propriété de la terre. Les paysansvirent dans ce processus une usurpation. Ledésamortissement changea le lien juridique autitulaire du majorat sans modifier le régime depropriété ni la distribution territoriale9. Mendizábalprétendit contrôler le processus de vente aux enchèresafin d'éviter tout accord entre acheteurs et il neconfia pas aux communes les biens nationaux. À termecependant on constate en Castille une augmentation despropriétés moyennes et un renforcement des latifundiosen Andalousie et en Extrémadure. Le désamortissementn’avait fait qu’accentuer les caractéristiques dechaque région.

C'est alors que les gouvernants furent convaincusde la nécessité de doter l'État d'une administrationcapable d'assurer une continuité de son action par-delà les aléas politiques. De López Ballesteros àBravo Murillo, le fonctionnement de l'État dépenditdésormais d'une administration rationalisée etcentralisée qui eut tendance à priver de toutesubstance le pouvoir politique. José María JoverZamora prétend que cette réforme administrative eutdes conséquences plus importantes que le changementinstitutionnel imposé par la reconnaissance de lasouveraineté nationale et du principe de la divisiondes pouvoirs.

La réorganisation du territoire fut une prioritédu nouvel État libéral. Les modérés conçurent unehiérarchie qui assurait le contrôle gouvernemental à9 Richard Herr, Hacia el derrumbe del antiguo régimen, crisis fiscal y desamortización bajo Carlos IV,Madrid, Moneda Y Crédito, 1971; Miguel Artola, La burguesía revolucionaria, Madrid,Alfaguara, 1974, p.149. Germán Rueda (ed), La desamortización en la península ibérica, Ayer, n°9, 1993, et notamment, Juan García Pérez, "Efectos de la desamortización sobre lapropiedad y los cultivos", p.105-173

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tous les niveaux de l'Administration. L'aboutissementde ce projet fut la réforme de janvier 1845, parlaquelle Pidal réorganisa les municipalités et lesdéputations provinciales, qui assurait au Gouvernementle contrôle de tous les niveaux de l'Administration,et resta en vigueur jusqu'au XXe siècle. La réformedes modérés s'appuie sur nombre de fonctionnaires quiconnaissent les rouages de l'État des Bourbons. La loidu 8 janvier 1845 revient sur le principe de ladémocratisation de la vie municipale imposé par lesprogressistes en 1840. Elle prévoit une structurecentralisée destinée à contrôler les provinces et lesmunicipalités. Le modérantisme, au pouvoir pendant dixans, désigna les maires. De même, à partir de 1849,les Gouverneurs civils furent nommés en Conseil desministres. Ces trois niveaux, la municipalité, laprovince et l'État, repris par la Constitution de1876, consacrent le contrôle de l'État central.Certes, il existe une assemblée provinciale élue danschaque province, mais elle est présidée par leGouverneur civil.

Entre 1844 et 1854 les institutions espagnoless'efforcent donc de construire un État centralisé : enprocédant à une codification juridique et encentralisant l'Administration à l'organisation delaquelle se superposent d'autres divisions:judiciaire, militaire, ecclésiastique. C'est alors quese produisent les premières tentatives de constructiond'une histoire et d'un patrimoine littéraire nationaux(le premier volume de la Biblioteca de Autores Españoles, estpublié en 1843). Après l'adoption du système métrique(en 1849, à l'initiative de Bravo Murillo),l'uniformisation du code pénal en 1848, du code civilen 1851, de la fiscalité, et la création d'une monnaieunique (la peseta, en 1868), la seule nouveautéapportée par le régime de la Restauration fut la loi

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de Canalejas de 1912 qui permit la création deMancomunidades provinciales. Il s'agissait defavoriser la réunion de certaines provinces à des finsadministratives. C'était une façon de reconnaître lapersonnalité des régions comme Maura l'avait déjà faitavec sa loi sur l'administration locale, en 1907,tandis que Luis Morote déposait un projet de loi afinde « réformer les bases de l’administration locale etprovinciale dans un sens décentralisateur qui concédâtaux municipalités l’autonomie et préparât celle-cipour les régions historiques de la péninsule, pourvuque les deux fussent compatibles avec l’uniténationale10. » Seuls les hommes politiques catalans enprofitèrent pour procéder, en 1914, à uneconcentration régionale des compétences desadministrations provinciales au sein de laMancomunidad. Mais le projet de Statut d'autonomie queCambó présenta aux Cortès en 1919 ne prospéra pas.

L’organisation territoriale était favorable àl'oligarchie alors que les élites réformistesn'allaient pas au-delà du projet éducatif national,conditionné par les progrès en matière d'hygiène et desanté publique, sur lequel reposait la conviction quele meilleur niveau de préparation technique destravailleurs déboucherait sur une amélioration de lasituation économique et mettrait le pays sur la voiede la démocratie.

Enjeux économiques

La réforme de l’État répondait aussi à des enjeuxéconomiques. Il fallait corriger certainsdéséquilibres territoriaux. Les bourgeoisiesfinancières basque, catalane et castillane avaientbesoin d'unifier le marché pour écouler leurs

10 Diario de Sesiones de las Cortes, n°159, 20 décembre 1906, p. 4788.

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produits. La dislocation de l'État transocéanique etla perte du marché colonial eut pour conséquence larevendication des principes protectionnistes quis'appliquèrent aux produits agricoles et ensuite àl'industrie textile catalane tandis que s'organisaitun marché intérieur avec la création de grandesbanques et de grandes entreprises industrielles dansles secteurs du papier, du sucre, de la métallurgie,des tissus, des produits chimiques et de l'extractionminière. Cette politique de développement futaccompagnée par la création de compagnies dedistribution et d’un réseau de transport, en mêmetemps que l'on entreprenait des travaux publics. Maisl'Espagne fut incapable de mener une politique demodernisation économique sans les apports extérieursdes centres financiers de Paris et de Londres. Desurcroît, il existait une corrélation entre l'idéed'un État fort, tel que le voulaient les modérés, etle développement d'une idéologie et d'une pratiqueprotectionniste : un État digne de ce nom se devaitd’être autosuffisant et de nourrir sa population. Cespréjugés autarciques, fortement combattus par lesprogressistes et les démocrates, de retour au pouvoiren 1868, se révéleront inadaptés à la réalitééconomique internationale. Le tarif douanier deFiguerola de 1869 permit un changement radical vers lelibre-échange qui fut à nouveau remis en cause sous laRestauration notamment lorsque la France dénonça letraité de commerce en 1886, avant le virageprotectionniste de 1890.

À la fin des années 1820, avec l'élaboration duCode du Commerce et la création de la Bourse deMadrid, apparaissaient des mesures propres à créer unmarché national. Elles furent complétées par celles de1834 qui étendaient la liberté de commerce à la laine,à la soie, au poisson et aux articles comestibles (à

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l'exception du pain). En 1836, l'application d'undécret de 1812 relatif à la libre exploitation et à laclôture des bois et des pâturages, contribuaitégalement à une nouvelle perception du territoire,tout comme celle du décret du 8 juin 1813, quipermettait la libre utilisation des propriétésparticulières et signifiait la fin du glanage communalet surtout des privilèges dévolus à la Mesta puisqueles propriétés privées pouvaient être clôturées etmises en fermage. Enfin, le décret du 2 décembre 1836,rétablissait les dispositions sur la libertéd'industrie et de commerce des Cortès de Cadix,supprimait de fait les corporations, et libéralisaitl'exercice d'une profession. C’est ainsi que se créaune culture nationale, mais celle-ci était aussi lefruit d'une modernisation générale, notamment laconstruction d'un réseau ferré, à partir de 1844, quiatteint 11 300 km en 190511, qui permit une plusgrande diffusion de la presse.

Cependant un premier bilan, établi par leMémorandum publié en 1866 par les compagnies dechemin de fer, n'est guère optimiste. Le développementdes chemins de fer ne s'est pas accompagné de celuid'autres secteurs, notamment d'un aménagement duréseau routier pour faciliter l'accès aux gares :

"Plusieurs erreurs graves furent commises, lapremière fut d’oublier que dans notre retard nousne disposions pas d'une industrie florissante, quenotre agriculture n'était pas développée et nepouvait pas l'être à court terme faute de capitauxet de capacité de la classe agricole, que nousn'avions pas de grands centres urbains, ni decommerce actif, pas plus que les moyens etl'habitude de voyager."12

11 Antonio Gómez Mendoza, Ferrocarriles y cambio económico en España. 1855-1913, Madrid, Alianzaed. 1982, p.27.12 Cité par Antonio Gómez Mendoza, Ibid., p.235. C'est nous qui traduisons.

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La situation s’améliore lentement sous laRestauration qui poursuit la politiquecentralisatrice. Primo de Rivera, qui a suspendu enseptembre 1923 les garanties constitutionnelles, a unenouvelle conception de l'organisation du territoire.Il constitue un Directoire militaire formé par neufgénéraux correspondants aux neuf régions militaires.Cette mesure est suivie de la suppression desportefeuilles ministériels et d'une réorganisation desministères. Primo de Rivera prévoit une réorganisationde l'administration centrale, régionale etprovinciale, dans un souci d'économie. Sa conceptiondu territoire, illustrée par la réalisation de grandstravaux d'aménagement, vise aussi à remodeler celui-cien le dotant de grandes voies de communication, maiselle ne modifie pas le point de vue précédent quiconfond l'État unitaire avec un centralisme souventperçu comme un succédané du centralisme français. LeDictateur veut aussi développer le tourisme ets’efforce d’améliorer le réseau routier en mettant enœuvre une politique de travaux publics. Autrement dit,si le territoire national est reconnu, il n'est guèreparcouru et tarde à être aménagé.

Enjeux stratégiques

Dans la plupart des pays européens, les grandesunités militaires ne s'organisaient plus selon lesnécessités d'une campagne. Toute l'Europe avait copiéle modèle prussien, selon lequel chaque corps d'arméese voyait assigner une région militaire mais jusqu'en1891 cette organisation n'avait pas eu en Espagne uncaractère permanent.

Après les invasions françaises de 1808 et de1823, le système espagnol de défense n'est un secret

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pour personne. Le mauvais état de la plupart descinquante-neuf places fortes situées sur le pourtourdu territoire (hormis les fortifications de Pampeluneet les forteresses de San Fernando à Figueras ou deCartagène), en 1850, prouve qu'on leur attribuaitsurtout un intérêt pour la lutte contre l'ennemiintérieur (carlisme ou mouvement ouvrier). Les raisonsstratégiques avancées par les militaires eurent desincidences sur les communications jusqu'aux années1890: adoption d'une largeur de voie ferrée supérieureà la norme française contre l'avis du ministre deFomento, hostilité à l'ouverture d'une route àCanfranc en 1863, restrictions à la croissance de laville de la Línea de la Concepción en 186813. Lerégime de la Restauration mit en œuvre une politiquede construction de fortifications notamment à Saint-Sébastien, à Pampelune, à Mahón et au Ferrol. Après laguerre contre les Etats-Unis à Cuba, on chercha à seprémunir contre un possible débarquement nord-américain et on renforça l'artillerie le long descôtes, ainsi que les défenses de certains lieuxstratégiques comme le littoral de Pontevedra ou labaie Algeciras pour surveiller Gibraltar. La Guerre de14 lia cette politique à la nécessité d'améliorer lamobilité des troupes et donc de développer le réseauferré sur la configuration duquel l'armée voulut avoirun droit de regard14. Celui-ci, qui irradiait depuisMadrid, était jugé inadéquat, à cause de l'absence delignes transversales. Romanones notamment regrettaitque les fabriques d'armes ne fussent pas reliées aux

13Francisco Quirós Linares, Las ciudades españolas en el siglo XIX. Vistas de ciudades españolas deAlfred Guesdon. Planos de Francisco Coello, Valladolid, Ámbito ed., 1991, 315 p.; Rafael MasHernández, La presencia militar en las ciudades, Madrid, Los libros de la Catarata, 2003, p.71-73.14 Eusebio Giménez Lluesma, Ferrocarriles secundarios. Memoria sobre los trabajos de la Comisión paraformar el Plan de Ferrocarriles Secundarios subvencionados por el Estado, Madrid, Imp. del Memorialde Ingenieros del Ejército, 1906, p.7

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places fortes (comme la ligne qui unissait Oviedo etEl Ferrol).

Quant à la régionalisation militaire envisagée en1884, elle culmina en 1893 avec la réforme du généralLópez Dominguez15. En 1886, la désignation desdistricts militaires et de leurs capitales provoqua laprotestation de certaines municipalités. Le principalpoint de la controverse était l'adéquation de larégion aux forces militaires qu'elle devait recevoir.Fallait-il des corps d'armée de taille semblable ? Lerecrutement devait-il être régional ? Une autrequestion concernait le nombre de corps d'armée (entresept et neuf), l'organisation des réservistes etl'importance des effectifs. L'idée qui prévalaitconsistait à identifier une région comme baseterritoriale d'un corps d'armée. La division de 1886en huit régions, qui supprimait, après la guerrecarliste, l'implantation de tout pouvoir militaire auPays Basque et en Navarre, attribua une importanceaccrue à la région de Burgos et provoqua l'indignationdes autres capitales de province qui cessaient d'êtrele siège d'un commandement militaire : Vitoria,Pampelune, Grenade, Valladolid et Badajoz. En 1888,Francisco Roldán proposait de créer huit régions,souvent calquées sur l'organisation judiciaire duterritoire, qui auraient la même densité de populationet disposeraient d'une voie de communication propre.Finalement le projet retenu en 1893, comportait septrégions (León, Burgos, Saragosse, Barcelone, Valence,Séville et Madrid) et se basait sur la divisionprovinciale civile. Il fut corrigé, en 1896, par laconstitution d'une région militaire en Galice aveccommandement à La Coruña, auparavant englobée dans unerégion castellano-galicienne dont le siège était León,après les véhémentes protestations contre15 Melquiades Benito Sánchez, "La división territorial militar de López Domínguez:una reforma conflictiva", Revista de Historia Militar, Madrid, n°93, 2003, p. 157-182.

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"l'aveuglement d'un Gouvernement qui nous insulte,nous méprise, et sous prétexte d'économies illusoiresdispose à sa guise des intérêts d'une région pour encomplaire d'autres sous le poids d'influencesillégitimes d'amis et de protégés, comme si ces villesfaisaient partie de son propre patrimoine" 16. Deschangements postérieurs modifièrent le rattachement decertaines provinces limitrophes comme celles deGuadalajara (tantôt affectée à Madrid, tantôt àSaragosse), Cuenca (revendiquée par Madrid ouValence), et la Navarre (par Burgos ou Saragosse). Cesépisodes révèlent le poids des pressions locales surla politique de régionalisation militaire et sur lesenjeux stratégiques. Les capitaineries généralesfurent supprimées par les réformes de Manuel Azaña quiétablirent des "divisions organiques" sous lecommandement de généraux de division mais conservèrentla base des anciennes régions militaires.

La présence de capitaineries impliquait lapermanence de fonctionnaires qui augmentaient laconsommation locale et la célébration de cérémoniespubliques qui rehaussaient le prestige des grandesvilles. C'est pourquoi celles-ci finirent par seréserver le siège des capitaineries militaires etallèrent, comme à Burgos où l'État ne disposaitd'aucun édifice, jusqu'à payer le loyer de larésidence du capitaine général17. La distribution descapitaineries sur le territoire était aussi un élémentde la politique de maintien de l'ordre puisque lecapitaine général pouvait prendre l'initiative deproclamer l'état d'exception et devenir ainsil'autorité suprême. La présence militaire, qui peutêtre spectaculaire, comme à Burgos, permet également

16 Carlos Fernández, Quinientos años de la Capitanía General de Galicia, Madrid, Ministerio deDefensa, 1985, p.111-117. C'est nous qui traduisons.17 Sánchez-Moreno del Moral, Arquitectura militar de Burgos. Burgos, Ayuntamiento de Burgos,1996, p. 265.

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au Pouvoir d'exercer un contrôle social, comme c’estsouvent le cas en Catalogne18.

La répartition territoriale d'autres institutionsmilitaires convoitées également par les principalesvilles, comme les collèges et les Académiesmilitaires, jouait aussi un rôle dans lareprésentation de l'État. L'implantation de l'AcadémieGénérale militaire à Tolède déplut aux municipalitésde Saragosse Ségovie et Guadalajara qui avaientégalement présenté leur candidature19. Enfin ladisposition réelle des troupes dépend des nécessitésdu moment. Cependant un décompte exact est malaisé àcause de la variation de la taille des régiments oudes bataillons. Une brève analyse des chiffres fournispar Roldán montre l'importance de la région de Madrid,lieu de casernement des régiments traditionnellementliés à la Couronne20. Certaines villes ont une fortedensité militaire comme Alcalá (où les militairesreprésentent plus de 22% de la population) ouPampelune, Logroño et Burgos (10%). Séville, Saragosseet Burgos ont respectivement 18, 14 et 11 édificesmilitaires.

Le régime local

L'émergence des nationalismes périphériques à lafin du XIXe siècle, autant que le projet d'uneRépublique fédérale, qui traduisent l'échec de la18 José Ignacio Muro Morales, "Ingeniería militar y territorios polémicos enCataluña, 1814-1854", Primer Congrès Català de Geografia, vol. III, Barcelone,Societat Catalana de Geografía, 1991, p. 557-570.19 M. Gistau, La Academia General Militar. Toledo.1883 a 1893, Madrid, Talleres tipográficosde El Imparcial, Madrid, 1919. 195 p. La présence d'une académie militaire était vitalepour l'économie des villes de petite taille comme les deux dernières. L'Académied'Artillerie à Ségovie, celle de Cavalerie à Valladolid, d'Ingénieurs à Guadalajara,de la Marine à Cadix, l'Académie Générale Militaire de Saragosse en 1928 contribuentà l'aménagement du territoire; tandis que le corps d'État Major se formait à Madridainsi que les cadres de l'aviation à Cuatro Vientos (Madrid), Alcalá de Henares etGuadalajara.20 Cité par Mas, op. cit., p. 111-112.

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construction d'un État-nation en Espagne ou la faiblenationalisation de celui-ci, obligent à envisagerl'impact des divers régimes sur la construction de lanation et l'articulation du territoire, sans négligerl'importance de la projection vers l'Amérique latine,qui lorsqu'elle fait défaut, après 1898, débouche surle constat que l'Espagne est morte. Mais ils nedoivent pas non plus faire oublier le rôle del'évolution du régime local dans la conception etl'articulation territoriale de l'Etat. Rafael Altamiraréagit de deux façons à l'annonce de la disparition dela nation espagnole en 1898 : il entreprend, pourprouver le contraire, la rédaction d'une histoire dela civilisation espagnole et il complète son analysede la psychologie du peuple espagnol par une étude dudroit coutumier dans la ligne des travaux de JoaquínCosta qui liait la définition d’une politiquehydraulique à la reconstitution des biens communaux.Il se fonde, pour ce faire, sur l'histoire orale21.Son but est de faire en sorte que le droit coutumierrégional trouve une place dans le Code civil espagnol.Ce travail avait été précédé d'une Histoire de lapropriété communale qui montre que le désamortissementantérieur à 1855 fut vécu comme une spoliation par denombreuses communes qui eurent à cœur ensuite depréserver les anciens propriétaires. Quelques annéesplus tard, Adolfo Posada soulignait encorel'importance de la réforme du régime local "dans lanécessaire reconstitution des forces nationales"22.

21 Rafael Altamira, Derecho consuetudinario de España, Barcelone, 1903. Derecho consuetudinarioy economía popular de la provincia de Alicante, Madrid, Imp. del Asilo de los Huérfanos del S.C. de Jesús, 1905, 127 p., rééd. facsimil, Alicante, Instituto Juan Gil-Albert,1985. Onze ans après la concession du prix de l'Académie Royale de Sciences Moraleset Politiques à Altamira pour cette oeuvre, un autre juriste, Mariano Ruiz-Funes,sera récompensé pour son étude intitulée Derecho Consuetidinario y Economía Popular de laProvincia de Murcia.22 Adolfo Posada, Evolución legislativa del Régimen local en España; 1812-1909, Madrid, Lib. Gal.de V. Suárez, 1910, p.9.

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Pour l'avoir oublié, au profit de présupposésessentialistes, l'État libéral a divisé le territoire,mais ne l'a pas articulé, il s'est construit sans sepréoccuper de forger la nation, sans fournir à celle-ci des moyens de s'identifier à lui : sesfonctionnaires ne sont guère prestigieux, son réseauscolaire est insuffisant, ses statistiques sontlacunaires, sa symbologie est faible.

Le modèle "modéré", qui dut procéder à la lenteliquidation de l'Ancien Régime et répondre au principede la séparation des pouvoirs, préfigure dès 1844 ceque sera le régime de la Restauration. Il a le soucide procéder à une ample réforme administrative quifasse de l'administration la colonne vertébrale del'État, par-delà les aléas de la vie politique. Mais,le contraire se produit. C'est un système politiqueorganisé sur l'administration qui s'éloigne des règlesconstitutionnelles et perd son caractèrereprésentatif. Le carliste Vázquez de Mella accuseraCánovas d'être un continuateur de la politique deMurat. Ce reproche sera aussi celui des régionalistescatalans23, joint à la dénonciation d'une conceptiontrop castillane de l'histoire nationale. Si bien quel'État unitaire est mis en cause avant d'avoir pufonctionner.

Trad in thèses - Romera

LA REMISE EN CAUSE DE L'ÉTAT UNITAIRE

23 Juan Vázquez de Mella, El tradicionalismo español, ideario social y político, Buenos Aires,Dictio, 1980, p.193. "Des discours furent prononcés d'une violence inouïe contre lesidées centralisatrices importées de France en Espagne", note l'Ambassadeur de Franceen Espagne, Jules Cambon, après une manifestation de "Solidarité Catalane" àBarcelone, qui réunit "près de 150 000 à 200 000 personnes pour protester contre leslois d'exception" (A.M.A.E., Paris, Nouvelle Série, Espagne, n°9, Affaires deCatalogne, 1906-1917, l'Ambassadeur de France en Espagne à M. Léon Bourgeois,Ministre des Affaires Étrangères, le 24 mai 1906).

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Évaluer les forces et les faiblesses de ceprocessus de nationalisation invite à tenir compte dedeux points de vue : celui d'un État central, fondésur la continuité, et soucieux de rappeler l'héritagehistorique qui fait la nation espagnole et celui denationalismes périphériques, attentifs aux conditionséconomiques, sociologiques ou culturelles de leurémergence. Sans toutefois parvenir à ce que l'onnommerait maintenant « une géographie du Pouvoir », onne saurait réfléchir sur les fondements de la nationespagnole sans prendre en considération l'héritage oula création d'une conscience nationale et lacompatibilité ou l'articulation de celle-ci avec unepluralité de revendications identitaires d’uneintensité inégale.

L’émergence des nationalismes

Si la montée du sentiment nationaliste finit parse traduire par un projet politique en Catalogne, auPays Basque et, dans une moindre mesure, en Galice,selon une chronologie comparable, entre la fin du XIXe

siècle et celle de la Première Guerre mondiale, elle adu mal à dépasser la simple affirmation culturelledans d'autres régions. Qu'elle soit considérée commeune union qui doit être confirmée par un consentementde tous les instants, comme le prétendait Renan, oucomme un fait acquis, une oeuvre divine ou naturelle,selon Cánovas, la nation se fonde sur un héritageculturel commun, conçu comme force de régénération etde solidarité. Elle a besoin d'un État pour assurer saperpétuation et garantir son économie. Certains sontpersuadés que l'État espagnol est faible et qu'en sonsein certaines revendications nationalistes sontfortes. La question se pose exceptionnellement lorsdes périodes constituantes, lorsque l’on entreprend de

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redéfinir l'État et que l'on songe à engager unprocessus de refondation nationale.

Les revendications d'autonomie au Pays Basque ouen Catalogne, que l'État a longtemps essayé decontenir sans y répondre, s'accompagnent d'uneprojection territoriale: soit que les trois provincesbasques cherchent à assimiler l'ancien royaume deNavarre et revendiquent le territoire français des"provinces du Nord", soit que la Catalogne refuse lesdivisions provinciales de l'ancienne Principauté auprofit des contrées historiques. Le modelage d'unpaysage national, l'intégration des classeslaborieuses, la prise en compte du passé historique etdes sentiments d'autonomie de certaines régions apréoccupé les intellectuels de la fin du XIXe siècle.Ils constatèrent que le sentiment national avait tardéà s'infiltrer dans les campagnes, peu touchées parl'érection de monuments ou les commémorations ou mêmepar la présence de l’État avant la création de laGarde Civile en 1844 et que cette faible projectionadministrative avait engendré un manque de légitimitéde celui-ci.

La recrudescence des revendications cantonalessous la présidence de Pi y Margall, pendant laPremière République, le rôle joué par les catalanisteslors de l’avènement de la Deuxième République, suggèreque les avancées démocratiques eurent pour corollairela prise en compte des sentiments d'autonomie,autrement dit, la remise en cause de l'État unitaire.La proclamation de la République fédérale fait surgirdes espoirs vite réduits à néant par la dissidencecarliste du Nord puis par le soulèvement cantonalistedu Sud (en juillet 1873, canton de Carthagène) qui nepermettent plus d'envisager sereinement une nouvelleorganisation territoriale. Le but de Cánovas delCastillo, à partir de 1875, est de fonder un régime

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stable en mettant un terme aux coups d'État militaires(mais sans démocratiser le recrutement, car il craintque l’armée puisse être l’instrument de la révolutionprolétarienne) et en tournant le dos aux seulsmouvements idéologiques organisés, facteurs dedissidence : le carlisme et le républicanisme fédéral.Mais, comme au début du règne d'Isabelle II, lenouveau pouvoir cherche à renforcer la centralisationen développant le réseau du caciquisme et le réseaudes communications, mais ne fera pas l'organisation duréseau scolaire une priorité, même s’il crée unMinistère de l’Instruction Publique en 1900.

L’attraction exercée par Madrid

On a l'impression que le territoire nationalfonctionne mal, car certaines régions, comme laGalice, ne sont pas désenclavées. Dès le milieu duXIXe siècle, il est une logique qui pousse à se rendreà Madrid les jeunes gens ayant des ambitionsintellectuelles ou politiques. Toutefois bientôt il enapparaît une autre qui conduit ceux des générationssuivantes à quitter l'Espagne pour connaître lesderniers courants de la pensée européenne. Ce doublemouvement centrifuge et centripète n'a pas en Espagnela même signification que, par exemple, en France oùtoute vie intellectuelle est subordonnée aucentralisme politique et culturel de Paris. Il y euten Espagne d'autres pôles d'attraction : Oviedo, dansle domaine universitaire, à la fin du XIXe siècle;Valence, au niveau politique, au début de ce siècle,et Barcelone, qui a pu servir de modèle dedéveloppement aux Madrilènes : « Madrid,d'aujourd'hui: village de la Manche qui meurt, villecatalane qui naît », prophétise le poète24

24 Juan Ramón Jiménez, Madrid posible e imposible. La colina de los chopos, 1913-1929, Madrid,Aguilar, 1969.

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Madrid --qui n’est officiellement capitale quesous la Seconde République, auparavant elle n'étaitque le siège de la Cour-- devient un pôle d'attractionpour les jeunes intellectuels de province, mais lesCatalans préfèrent aller directement à Paris dontl'Espagne reçoit longtemps l'influence politique etidéologique25. Construit entre deux domaines royaux,dépourvu de tradition et donc de monuments, "cevillage sans histoire" surprend les jeunesprovinciaux. "Dans une bourgade de la Manche, dont lenom est Madrid, se trouve la capitale officielle del’Espagne", ironise Unamuno26. Comment une telle villeest-elle possible au milieu du désert central ? Cettequestion face à la description du paysage autant qu'àla réalité économique, de nombreux écrivains, commeJuan Ramón Jiménez, José Ortega y Gasset ou ManuelAzaña, se la sont posée. Avant les historiens del'économie, ils produisent des témoignagescontradictoires sur cette ville qui a poussé au milieudes champs. De surcroît, Madrid est une ville dont larelation avec l'environnement régional demeureinaltérée : elle continue à élargir sa demande deproduits agricoles, jusqu'à pratiquer le parasitismeéconomique27, et vit aux dépens de sa région, au lieude lui insuffler son dynamisme.

Contre la désintégration et le particularisme : lesnouveaux fondements du pacte constituant

25 Paul Aubert, "L'influence idéologique et politique de la France en Espagne de lafin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale (1875-1918)", L'Espagne, la France et laCommunauté européenne, Madrid, Casa de Velázquez/CSIC, 1989, p. 57-102 et "Madrid :du centre intellectuel à la capitale politique (1900-1931), Christophe Charle etDaniel Roche (éds.), Capitales culturelles, capitales symboliques, Paris Publications de laSorbonne, 2002, p. 305-322.26 Miguel de Unamuno, "En un lugar de la Mancha", La Publicidad, 6 mars 1917, ObrasCompletas, t.VII, Madrid, Escelicer, 1967, p. 616.27 David Ringrose, "El legado de Madrid. Madrid. Madrid y la oligarquíaagrocomercial del siglo XIX", Revista de Occidente, n°27-28, août-septembre 1983, p.75.

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Tenir compte de l'affirmation des nationalismespériphériques impliquait une capacité à repenser leterritoire dont étaient dépourvus la plupart despoliticiens qui avaient rejeté le républicanismefédéral en même temps que la souveraineté nationalecomme unique fondement du pacte constituant. Enacceptant de doter ces sentiments nationalistes destatuts particuliers, la Seconde République, àl’avènement de laquelle a contribué la Gaucherépublicaine catalaniste de Maciá, décidée à intégrerau jeu politique les revendications des nationalismespériphériques et le prolétariat, pour faire la nation,se voit reprocher par la droite de désintégrer lepays.

Pourtant, le catalanisme se présente initialementcomme un projet alternatif destiné à opérer unrecentrage politique en prenant le relais d'uneCastille qui aurait rempli sa mission historique. Àl'époque de la Première Guerre mondiale, il entendaitparticiper à la régénération de la nation espagnole etcroyait trouver sa place dans "la Grande Espagne"(l'Espanya Gran). Le mouvement galicien protestait contrela faiblesse de la politique de l'État central. AuPays Basque et en Navarre, la question des fueros(franchises et régimes juridiques d'originemédiévale), en partie réglée sous la Restauration,prima longtemps sur celle du territoire.

La situation particulière de l'Espagne, avec lapersistance de grands centres régionaux non dissouspar le régime centralisateur, imposait une réforme dela vie locale, et, par conséquent, une modification dela forme de l'État. Après la Dictature de Primo deRivera, qui invente le délit de séparatisme, etréprime les nationalismes périphériques, lecatalanisme se confond avec le républicanisme etcontribue à l'avènement de la Deuxième République tout

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en proclamant d'abord la République catalane. Leproblème qui se pose au Gouvernement provisoire estdonc d'utiliser cet élan républicain tout en contenantune tentative séparatiste et sans envisager laconstitution d'un état fédéral. Le principed'autonomie des régions est inscrit dans laConstitution. Mais celle-ci se définit par rapport àl’État et ne prévoit aucune souveraineté.

La proclamation de la République catalaneobligeait tant le Gouvernement que la Constituante àproposer une solution intermédiaire négociée. Laquestion du Statut de la Catalogne était, avec laquestion religieuse, l'une des plus controversée. Ellecomportait deux dangers: au niveau organique, ladésagrégation, au niveau social, le particularisme.Jiménez de Asúa, le président de la commission chargéede rédiger le projet de Constitution, rejetait lefédéralisme qui ne lui semblait pas être une formuleadaptée à la réalité espagnole --malgré les nostalgiesque réveillait cette idée chez les admirateurs de Pi yMargall. Il prétendait que "fédérer, c'est réunir cequi est dispersé", mais que tel n'était pas leproblème de l'Espagne car on ne saurait réunir… ce quin'est pas séparé28. Jiménez de Asúa envisageait unprocessus variable capable de répondre au degréd'autonomie souhaité par chaque région.

Insister sur le caractère transitoire des normesconstitutionnelles ne permettait pas de trouver unconsensus sur l'organisation du Pouvoir. Il fallaitconcilier l'autojustification mécaniste d'un Pouvoirconstitué avec la représentation téléologique d'unPouvoir constituant à un moment où leconstitutionnalisme occidental traversait une périodecritique. On inventa donc de nouvelles formesjuridiques qui furent le résultat d'un processus28 Discurso del Presidente de la Comisión redactora, Diario de Sesiones de las Cortes, n° 28,27 août 1931, p. 642-648.

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transactionnel entre des forces hétérogènes et desprincipes antithétiques --État fédéral et Étatunitaire, présidentialisme et parlementarisme, pouvoiret liberté-- plutôt que le fruit d'une tradition.

L’État « intégral » : formule maladroite ou processusinachevé ?

Après plusieurs siècles de centralisation, lesouhait de la commission rédactrice fut de bâtir un"État intégral" (art. 1er). "Après le rigide etinutile État unitariste espagnol, nous voulons établirun grand État intégral, dans lequel serontcompatibles, aux côtés de la grande Espagne, lesrégions, et faire en sorte que dans ce systèmeintégral chaque région reçoive l'autonomie qu'ellemérite par son degré de culture et de progrès.",déclare le président de celle-ci. Cette déclaration,qui était loin d'être une définition juridique,suscita de nombreuses interrogations et donna lieu àde nombreux jeux de mots. Certains commentateurs sedemandèrent, comme Posada, s'il ne fallait pas donnerà l'adjectif "intégral" le sens d'"intégré", même s'ils'agissait, à son avis, de rappeler, sans recourir aufédéralisme, que l'Espagne était un État politiquementconstitué, compatible avec l'autonomie des régions etcapable de rectifier son évolution unificatrice29.Dans ce cas "intégral" signifiait plutôt"intégrateur"30.

La deuxième erreur fut sans doute de croire que laConstitution pouvait exprimer des intentions et nondes normes et doter l’État espagnol d’une forme29 Ibid., p. 129.30 Quant au président de la Commission rédactrice, le socialiste Jiménez de Asúa, ilexpliquait le choix d'une telle formule par son souhait d'introduire dans laConstitution espagnole la doctrine de l'allemand Hugo Press qui imprégnait laconstitution de Weimar de 1919 (Discurso del Presidente de la Comisión redactora…,27 août 1931).

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évolutive. L'article premier dit dans son paragraphe 3que "La République constitue un État intégral,compatible avec l'autonomie des Municipalités et desRégions." L'article 8, le premier du Titre consacré àl'organisation nationale, affirme que l'"État espagnol(…) sera intégré par des municipalités réunies enprovinces et par les régions qui se constitueront enrégime d'autonomie". Quel sens, conceptuel oupolitique, faut-il donner à ces deux adjectifs"intégral" et "intégré" ? Il se peut que le second nesoit qu'un synonyme de « composé » et soit dépourvud'intention juridique précise. La plupart deshistoriens du Droit reconnaissent que cettedénomination a un contenu "indéterminé"31, qu'ils'agit d'un concept nouveau qui est "un compromisentre les partisans du fédéralisme et del'unitarisme"32. Et Luis Sánchez Agesta note que"l'organisation de l'État a été définie par un termeétrange et amphibologique : "l'État intégral"33. "Enréalité ce n'était pas une formule générale del'organisation de l'État, mais une formed'organisation destinée à la satisfaction desprétentions autonomistes d'une ou plusieurs régions",explique-t-il.

Le véritable problème réside dans la tensionexistante entre l'unité de l'État et la consciencenationaliste catalane et basque. Lors de la rédactionde la Constitution, Adolfo Posada, l'auteur du premieravant-projet, prétend, comme le feront ensuited'autres juristes, qu'il s'agit seulement d'unglissement grammatical et que l'adjectif "intégral"

31 Joaquín Tomás Villarroya, Breve historia del constitucionalismo español, Barcelone, 1976, p.140.32 Jordi Solé Tura et Eliseo Aja, Constituciones y períodos constituyentes en España (1808-1936),Madrid, Siglo XXI, 1980, p. 100.33 Luis Sánchez Agesta, Historia del constitucionalismo español (1808-1936), Madrid, CEC, 1984,p. 489-490

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veut sans doute dire "intégré"34. Erreur grammaticaleou nouveauté inexpliquée, l'expression "État intégral"devient un moyen terme entre les concepts usuelsd'État fédéral et d'État unitaire35. Certains juristesy virent un synonyme d’ « État régional ».

Cambó, en 1919, avait qualifié d' "autonomieintégrale", la formule qui devait aboutir à un Étattotalement organisé en régions autonomes. Le choix del’adjectif « intégral » prêtait maintenant àconfusion. Alors que pour les catalanistes, il avaitsignifié l'aboutissement d'un processus visant àconcéder l'autonomie à toutes les régions, pour lesconstituants, dix ans plus tard, il était synonymed'intégrateur" et indiquait seulement que laRépublique "était de tendance fédérative". "Qu'est-cequ'une constitution qui tend à être quelque chose etn'y parvient pas ? La plupart des inconvénients duprojet viennent du fait qu'il est mal écrit", regrettele Président du Gouvernement, Manuel Azaña36.

Surenchère catalaniste et sursaut castillan

Le débat avec les Catalans est tendu aprèsl’amendement de Xirau et Alomar qui souhaitentsupprimer l’expression « nation espagnole » du projetde Constitution. Menéndez Pidal intervient dans lapresse pour exiger que les particularismes n’oublientjamais l’Espagne qui les contient, ni même le cadreeuropéen37 et mettre en garde contre le fait que l’onveuille « effacer l’idée de nation espagnole, pour nelaisser que l’État espagnol. » C’est pourquoi,

34 Ce qui signifie bien autre chose, et s'appliquerait dans ce cas aux parties quientrent dans la composition d'un ensemble" (A. Posada, La nouvelle constitution espagnole,Paris, 1932, p. 129).35 Segismundo Royo, "El Estado integral", Revista de Derecho Público, 1935, n°45,septembre 1935, p. 263.36 Manuel Azaña, Memorias políticas y de guerra, Madrid, Aguado, 1976 t. I, p. 304.37 El Sol, 27 août et 6 septembre 1931 et La Voz, 26 septembre 1931.

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l’historien, demande que l’on cesse de nier lapersonnalité de l’Espagne en imposant, par exemple, enCatalogne, au lieu du bilinguisme, l’hégémonie de lalangue catalane. Il parvient à une conclusion prochede celle de Jiménez de Asúa qui ne voyait pas commenton pourrait réunir ce qui n’était pas séparé :« pourquoi séparer ce qui est déjà uni ? ». MenéndezPidal est approuvé par certains intellectuels, commeUnamuno, qui entend être désormais : « député del’Espagne, plus que député de Salamanque, ou de laCastille, ou même député républicain. »38 Unamuno semoque désormais de « ces petits nationalismes quiaboutiront seulement à ce que l’on se sente exilé sursa propre terre, étranger dans son propre foyer, etnoyé par l’esprit de clocher sans patrie civile ».

Pourtant il serait exagéré de prétendre que lesintellectuels castillans furent les adversaires desnationalismes périphériques : ils manifestèrent leursympathie à l’égard de leurs homologues catalans sousla Dictature de Primo de Rivera. Par ailleurs, leStatut de la Catalogne fut approuvé dans un climatpolitique et émotionnel délicat (après la tentative decoup d’État du général Sanjurjo, en août 1932) par 314voix contre 24. La suppression des affirmationsdoctrinales, à propos de la souveraineté du peuplecatalan et de l’autodétermination, ainsi que le faitd’avoir renoncé à la définition d’un État autonome ausein d’une République fédérale laissait la place auconcept de « régions autonomes au sein de l’Étatespagnol ». L’article 13 de la Constitution précisaitque ces régions autonomes ne pouvaient pas se fédérerentre elles. Enfin, le Statut maintenait le contrôlede l’État sur tous les centres de l’enseignementpublic. (Mais pour les plus unitaires, comme Unamuno,

38 Diario de Sesiones de las Cortes Constituyentes, n° 45, 25 septembre 1931.

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c’est l’usage des langues régionales qui constitue lepoint de rupture avec la politique gouvernementale).

Ortega y Gasset prétend que l'Espagne est lapremière nation européenne à faire son unité à la findu XVe siècle39, pourtant il affirme que celle-ci s'estmal constituée et il invite ses contemporains, aprèsune lecture critique du passé, à reconstruire leurpays, dépouillé de ses colonies américaines et menacéde désintégration par les mouvements nationalistescatalan et basque. Il n’envisage pas que l’on puisseréserver un traitement particulier à la Catalogne eninstaurant une prime au nationalisme, au lieu de doterle pays d’une véritable vie régionale. Il n’invoque nil’Histoire ni le Droit, mais s’élève contre ladivision de l’Espagne en deux : d’une part, deux outrois régions indociles ; d’autre part, le reste dupays soumis au Pouvoir central. Par ailleurs, lephilosophe reproche à l’État d’avoir négligé la viedes provinces et d’avoir confondu la nation avec leparticularisme madrilène : « À force de penserabstraitement la nation, on a cru que celle-ci étaitun Madrid centrifugé, énorme, qui arrivait jusqu’à lamer et s’appuyait sur les Pyrénées40. » Depuis 1928,il propose d’organiser le pays en neuf régionsadministratives et invite à une décentralisationgénérale de l’État. Mais il décrit une Espagnerenforcée par de nouvelles forces centripètes alorsque l’État cherche seulement à répondre à desimpulsions centrifuges. Ce que craignait Ortega, cen’était pas, comme Unamuno, la perte de l’identiténationale mais l’affaiblissement de l’État.

RETOUR Á LA LOGIQUE CENTRALISATRICE

39 España invertebrada, Obras Completas, I, Madrid, Alianza ed. 1983, p. 122.40 José Ortega y Gasset, La redención de las provincias, Obras completas, t. XI, p. 181, p.256 et 201.

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L'émergence des nationalismes qui remettent encause, au tournant du siècle, la structure unitaire duterritoire et de l'État va de pair avec laredécouverte de la Castille. La crise de consciencequi suit le désastre de 1898 oblige l'Espagne àformuler une interprétation de son histoire qui nel'exclue pas du concert des nations européennes. Où lepays pouvait-il trouver l’énergie nécessaire à cechangement de perspective? Les réponses sont de deuxordres : en lui-même, en fouillant dans son passé, enredécouvrant les valeurs traditionnelles ; hors delui-même, en regardant vers l'Europe. Cet examen deconscience national ne fait que confirmer unesituation connue. Plus qu'une crise politique, ils'agit de l'effondrement des valeurs d'une société.Entre le souvenir de la gloire passée et le mimétismeà l’égard du pays voisin, de jeunes écrivains rebellesdécouvrent la Castille.

La Castille : métonymie de l’Espagne

À l'idée d'une Castille qui fut l'agent del'unification et la garante de l'unité, les Catalansopposent la frustration d'une région dynamiquedisposée à contribuer à sa façon à l'histoirenationale. La droite castillane, qui revendique lemonopole du patriotisme et du nationalisme, a toujoursqualifié cet élan de séparatisme ou de "programme dedissolution nationale ».41 En croyant être fidèles àune tradition historique, les intellectuels quiincarnèrent brièvement, en 1931, le pouvoir législatifet les grandes figures des lettres castillanes ontcontinué à confondre la Castille avec le reste del'Espagne. Persuadés que les gloires du Siècle d'Orsont castillanes et que l'hégémonie de la Castille est

41 Antonio Maura, Diario de sesiones de las Cortes, 29 novembre 1901, p. 1968.

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le fruit d'une logique historique et non del'arbitraire, ils donnent consistance à une erreur deperspective qui fait de la Castille, selon le titrechoisi par Marcel Bataillon pour sa traduction de Entorno al casticismo de Unamuno, l’essence de l’Espagne.L'affirmation de ce nationalisme castillan qui, demétaphore en métonymie, se présente comme unnationalisme espagnol, finira par dresser les classesmoyennes et l'armée contre les revendications desBasques et des Catalans qualifiées désormais deséparatistes. Il est un obstacle à l’articulation dela nation, ou des nationalités nouvellement reconnues,avec l’État.

Redécouverte du paysage castillan

Les "régénérationnistes", qui eurent à cœurd’analyser la réalité physique de l’Espagne firentégalement de la Castille un symbole. Ils laconsidérèrent, à travers l'Institution Libred'Enseignement, avec des présupposés positivistes etune nouvelle rigueur scientifique qui se fondait surla géographie comme science capable de contribuer à larénovation du paysage. Ainsi perçue, comme un paysage"masculin et actif" selon les valeurs esthétiques etculturelles diffusées par Francisco Giner de los Ríos,qui redécouvre la Castille en 1886, la meseta et la"sierra carpetana", deviennent la "colonne vertébralede l'Espagne" et le centre corporel et animique aveclequel s'identifie le mieux le sentiment patriotique,par contraste avec le paysage "féminin et passif" duNord de l'Espagne42.

Des intellectuels, comme Giner de los Ríos, Miguelde Unamuno ou Ortega y Gasset 43, attribuent au42 Francisco Giner de los Ríos, “Paisaje”, Ilustración Artística de Barcelona, 1886.43 Miguel de Unamuno, Paisajes, Obras completas, Madrid, Escelicer, 1966, vol.I, p. 55-82;José Ortega y Gasset, El Espectador, Obras completas, Madrid, Alianza, 1983, t. II, p.

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paysage une place dans l'anthropologie et lasociologie et lui assignent une fonction pédagogiqueet morale. S'ils tendent à lui redonner sa dimensionhistorique, comme le feront par la suite lesgéographes et les historiens44 qui feront évoluer leurdiscipline vers la bio-géographie, ils rappellent que,par-delà la géographie physique, le paysage est unproduit historique et social45. Selon eux, lameilleure façon d'appréhender le paysage estl'excursion qui procure le bien-être physique, lacommunion avec la nature et la connaissance de lapatrie.

Ce "nationalisme tellurique"46, et même panthéistede la part des krausistes, accordait une placeimportante, dans la définition de l'être historique,au mysticisme espagnol, comme le feront par la suitedes écrivains comme Azorín ou Unamuno qui identifientégalement l'Espagnol à sa terre et au paysage nationalet trouvent dans l’art populaire l'expression du passé"intrahistorique". Cependant, Unamuno préconise uneeuropéanisation raisonnée de l'Espagne et souhaite queles pays européens soient prêts à accepterréciproquement une influence espagnole. Il fait decette ouverture une condition sine qua non de ladécouverte de l'identité nationale, sauf lorsque,préférant le persiflage au dépit, il revendique uneattitude "post-moderne" avant la lettre ("Qu'ilsinventent, eux !", s'exclame-t-il en 1906). Mais celane l'empêche pas de voir surgir un peuple d'essenceromantique, doté d'une culture propre, qui, n'a pasattendu ce débat sur l'européanisation pour dilater

63544 Lucien Febvre, La Terre et l'évolution humaine, Paris, 1922 ; Pierre George, "Géographieet histoire", Revue historique, avril-juin 1963, p. 297; George Bertrand, "Le paysageentre nature et société", RGPSO, 2, 1978, p. 247-248.45 Vincent Clément, "Contribution épistémologique à l'étude du paysage", Mélanges de laCasa de Velázquez, n°XXX-3, 1994, p.221-237.46 Carmen Pena, Pintura del paisaje e ideología, Madrid, Taurus, 1982,

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l'horizon de son imagination en conservant le souveniret la richesse d'une mythologie et d'une traditioneuropéennes vivantes qui se jouent des frontièresspatiales et des limites chronologiques. Cetteidéalisation du peuple se fonde sur les liens étroitsqui unissent celui-ci au paysage. Tandis que laplupart des Espagnols ignorent leur paysage, Unamunocélèbre un peuple qui non seulement connaît ce paysagemais se fond dans celui-ci. La paronomase --larépétition des sonorités entre paisaje et paisanaje-favorisée par le jeu sur l'étymologie, suggère unefusion active: c'est le paysage qui façonne l'homme,qui l'intègre à la patrie et fait de lui un citoyen.

Á la recherche du centre

Au milieu des années trente, plusieurs secteurs dela droite espagnole convergent avec la toute récentePhalange pour cultiver le mythe de la Castille commesymbole spirituel nécessaire au sursaut nationalattendu de la revendication de l’Espagne impériale.Ils n’hésitent pas, par-delà les ruptures historiques,à forger une histoire nationale sur la continuité ni àprésenter, dans un raccourci spatio-temporelsaisissant, la Reconquête comme le fruit d’une mêmechevauchée.

Par la suite, l'une des préoccupations dufranquisme sera de doter l'Espagne d'un centre. Celui-ci s'identifiera avec les terres à blés, la Tierra decampos, c'est-à-dire avec la Castille médiévale duromantisme nationaliste des écrivains du groupe dit de1898 dont l'évocation donna lieu à des descriptions dela campagne pauvre de Soria et de la steppe sans viede la part d'Unamuno, d'Azorín ou de Machado. Entre1940 et 1970, une cinquantaine d'études débouchent surune série de propositions destinées à remodeler

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l'organisation provinciale ou régionale tendent àdoter l'Espagne d'un centre selon des critèresdémographiques, géographiques ou économiques47.

Au milieu des années soixante, à partir desthéories de l'économiste François Perroux, legouvernement espagnol avait décidé d'élaborer un PlanNational de Développement sur le modèle français. Lacréation du Ministère pour la planification dudéveloppement répondait à ce souhait. Après l'échec dupremier, du second et du troisième plan dedéveloppement et l'inachevé quatrième plan quientraîna la disparition du Ministère de laPlanification, et l'abandon de la politique des "pôlesde développement", une multitude d'études et derapports s'efforcent de rendre viable une délimitationrégionale qui soit capable d'équilibrer les disparitésterritoriales les plus importantes et de favoriser uneredistribution des bénéfices produits par le "miracleéconomique".

Ces propositions composent une mosaïque d'unevingtaine de provinces construites tantôt sur descritères historiques autour de la Castille, tantôtcomme région naturelle selon des normes géographiquesà partir de la Meseta. Elles illustrent la difficultérencontrée pour trouver un dénominateur commun afin dedéfinir la Castille. En 1976, le Gouvernement AriasNavarro créa une région du Centre avec les provinces47 Après l'étude de Luis del Hoyo pour la "Real Sociedad Geográfica", résumée dansson Antropodemografía española. Regiones y razas en 1942, Alfonso G. Barbancho proposeégalement une délimitation régionale fondée sur des critères démographiques dans sonlivre Las migraciones españolas (1967). En 1964, la Direction Générale de l'Urbanisme duMinistère du Logement envisage une régionalistaion dans l'avant-projet de plannational d'urbanisme et à la demande de l' Instituto Nacional de Industria, l'économiste J.Plaza Prieto suggère une nouvelle organisation territoriale sur des critères reprisl'année suivante dans le plan Caritas España. En 1964, José Luis Sampedro avaitégalement publié une intitulée Perfiles económicos de las regiones españolas. Quant aux travauxdu géographe J.M. Casas Torres, Aspectos de los desequilibrios territoriales, ils insistent, en1967, sur l'opportunité de la mise en œuvre d'une politique d'aménagement duterritoire. En 1968 M. Terán et L. Solé proposent à leur tour une nouvelle divisiondans leur étude Geografía regional de España.

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d'Avila, Ciudad Real, Cuenca, Guadalajara, Tolède etSégovie. Par la suite les projets furent nombreux quirattachaient tantôt Madrid à la communauté autonomede Castille-La Manche, tantôt aux provinces deGuadalajara et Tolède mais pas à celles de Cuenca etCiudad Real qui restaient exclues, avec celled'Almería, de la nouvelle distribution territorial encommunautés autonomes. Enfin en 1983, la région deMadrid, réduite aux alentours de la capitale, entreCastille-Léon et Castille-La Manche, devient ladernière région autonome créée.

L'ÉTAT DES AUTONOMIES: PLUSIEURS NATIONS, UN ÉTAT SANSTERRITOIRE ?

En 1843, au début de son règne, Isabelle II estencore "Reine des Espagnes", en 1978, Juan Carlos Ier

s'adresse aux "peuples d'Espagne". On est donc passéd'une conception étatique à une conceptionmultinationale du Pouvoir. L'Espagne serait formée denations qui ne sont plus articulées sur un État.

Par-delà le débat sur l’essence de l’Espagne etsur les étapes de la formation de la nation, c’est-à-dire sur la nature, la vigueur et l’évolution del’identité nationale espagnole, il convientd'apprécier autant les capacités de l’État central àrépondre, sous les divers régimes qui se sontsuccédés, aux revendications politiques des mouvementsnationalistes les plus dynamiques, que la conceptionque ceux-ci eurent de leurs relations avec l’État. Lesstatuts accordés par la IIe République à la Catalogneet au Pays basque et le projet intégrateur de laConstitution de 1978 engagent un processus, qui neprévoit pas de parvenir à un État fédéral, sans enfixer le terme et sans définir la nation..

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Un remodelage des structures du Pouvoir

Les gouvernants devaient assurer un changement derégime sans vainqueurs ni vaincus et fonder leurlégitimité sur la réussite de ce processus. Ils nepouvaient prouver l'authenticité démocratique de leurdémarche sans répondre aux attentes autonomistes. En1978, comme en 1873 et en 1931, la consolidation del'état de droit s'est accompagnée d'un remodelageterritorial des structures du pouvoir politique.Celui-ci favorise l'affirmation de nationalismespériphériques intégrateurs ou excluant qui au PaysBasque prennent une tournure « ethniciste », dès lorsque les partis nationalistes prétendent avoir lemonopole du patriotisme.

L'organisation territoriale décentralisée quepermet le titre VIII de la Constitution de 1978 et ledécoupage de l'Espagne en 17 communautés autonomes (19si l'on tient compte de Ceuta et Melilla) est le fruitd'une volonté du gouvernement d'Adolfo Suárez debanaliser sinon de dissoudre les particularismescatalan et basque, qui avaient déjà reçu satisfactionsous la Seconde République, dans un processus plusample de régionalisation. Il fut interprété par lesCatalans comme la volonté de l'Etat espagnol de mettrefin à la structure centraliste antérieure et se fondasur l'introduction du concept de "nationalités" dansla Constitution de 1978. La régionalisation envisagéefut étendue à l'ensemble des cinquante provincesespagnoles par le biais d'une proposition générale dedécentralisation. L'Espagne des autonomies est lefruit de cette tactique destinée à reconnaîtrel'autonomie de la Catalogne et du Pays Basque sansremettre en cause la nature unitaire de l'État48.

48 Franck Moderne, "Discussion sur le concept d'État autonomique", L'État autonomique,C. Bidegaray (dir.), Paris, Economica, 1994, p. 74.

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La cohérence de ce projet masque une extrêmediversité de formules politiques, car le sentimentd'autonomie, qui s'est exercé dans des contexteslinguistiques, géographiques et historiquesdifférents, n'a pas la même intensité sur tout leterritoire de l'État espagnol. Certaines régionsautonomes produisent une esthétique surannée quirassure les patriotes espagnols attachés à lasymbologie franquiste. Mais dans d'autres régions, lessymboles parfois inspirés des traditions médiévalesvoisinent avec les formules para-souveraines. Basqueset Catalans ne cessent de formuler des revendicationsqui sont proches de l'indépendance. La Catalogne s'estdotée d'une officine chargée du commerce extérieur eta constitué un réseau de relations internationales. Desurcroît, grandes communautés et petites communautésvoisinent avec les enclaves marocaines et les îles(Baléares et Canaries) dont le particularisme estessentiellement topographique même si leur statutancien de zone franche, exempte de droits de douanes,a renforcé la singularité des Canaries.

Autonomie et souveraineté

Cependant, le fait que l'avènement de ladémocratie aille de pair avec une restructurationterritoriale conduit à s'interroger sur le degréd'autonomie obtenu et sur le contrôle exercé par lePouvoir central. L'application de la Constitution de1978 eut pour conséquence la combinaison de deuxdegrés de pouvoir politique et pour originalité,qu'elle partage avec celle de la Deuxième République,de ne point fixer un terme à leur évolution. Pas plus

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qu'en 1931, elle n'exprime pas, selon l'expressiond'Azcárate ou de Posada, "la structure politiquetotale de l'État"49 ni, comme le souhaitait Jellinek50,les fins supérieures de celui-ci. Ce qui fit dire quele système espagnol était celui de "la diversité dansla diversité" comparé au régime fédéral qui serait"l'égalité dans la diversité"51 puisque laconstitution y reconnaît une situation égale à tousles États membres. Cette imprécision juridique apermis cependant de donner une solution à lacomplexité des situations existantes tout en nereconnaissant pas un droit d'autodétermination auxterritoires qui composent l'État. Comme auparavant,les régions industrielles ont le sentiment que leurcontribution à l'effort national est excessive. Elless'efforcent maintenant de profiter du cadre européenau détriment des structures nationales.

Sont-ce des petits états-nations frustrés dansleur souveraineté ou les germes d'un futur Étatfédéral ? La Constitution de 1978 affirme quel'Espagne est constituée de nationalités et de régionsmais elle ne dit pas lesquelles et surtout elle se ditpas ce qu'est une nationalité. Le risque était donc,comme en 1931 que l'Espagne fût victime del'imprécision conceptuelle ou lexicale desconstituants. Rien ne permet de penser que lesconstituants prévoyaient qu'au terme de cinq annéesd'autonomie limitée les différentes nationalités etrégions d'Espagne accéderaient à un modèle unique. Ces49Gumersindo de Azcárate, El self-goverment y la Monarquía doctrinaria, Madrid,1877, p. 112-113; Adolfo Posada, Tratado de Derecho Político, t.I, Madrid, Librería de VictorianoSuárez, 1935 ( 5ème éd.), p. 472.; "El fin del Estado", Boletín de la Institución Libre deEnseñanza, n°39, 1915, p.143.50J. Jellinek, Teoría general del Estado, trad. de la 2ème édition allemande etintroduction de Fernando de los Ríos, t.I, Madrid, Librería General VictorianoSuárez, 1914, p. 296. 51 Francisco Tomás y Valiente,, "Las relaciones entre el poder central y los poderesterritoriales en la jurisprudencia constitucional", Informe Nacional España, 1984.

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imprécisions ont permis de résoudre des situationsdifférentes. Les majorités qui se sont succédéesautour des deux grands partis politiques du moment, leParti Socialiste et le Parti Populaire, ont étéd'accord pour poursuivre et approfondir l'expérience.A l'exception du Pays Basque, où une minorité continueà réclamer une rupture avec l'État central, la méthodea surtout consisté à chercher à gagner d'autresavantages au sein de celui-ci. Ce qui ne manque pas denourrir la jurisprudence du Tribunal Constitutionnelcar les gouvernements de certaines communautésautonomes cherchent à accéder par-delà l’autonomie àla souveraineté.

La constitution n’est pas encore la démocratie, àl’heure d’articuler le social et le politique, en1978, tout comme en 1931, l’organisation du territoirereste un processus inachevé et la définition de lanation est loin d’être ferme. C’est ainsi que l’on apu suggérer récemment que l’Espagne était une « nationde nations » (nul n’a parlé de « fédérationd’états »), sans préciser si c’était l’État ou lanation qui primait, ou qu’est apparue l’expression« nation plurielle »52, pour expliquer que l’on avaittrouvé le moyen d’articuler une Espagne soumisetraditionnellement à des tensions territorialescapables de priver du territoire national, en lescontraignant à l’exil, les partisans d’un autreprojet.

De nos jours, les nationalismes les plus radicauxfondent leur autodénomination sur une revendicationterritoriale : Moviment de Defensa de la Terra (MDT), TerraLliure en Catalogne ou Euskadi ta Askatasuna (ETA) au PaysBasque et même Tierra Comunera qui prétend que la52 E. Zaplana Hernández-Soro, El acierto de España. La vertebración de una nación plural, Madrid,Temas de hoy, 2001; Anna María García Rovira (éd.), España, ¿nación de naciones?, Ayer, n°35, Marcial Pons, 1999.

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Castille est menacée par le sous-développementéconomique alors qu'elle produit le cinquième del'énergie de tout le pays. Ils classent lespopulations en fonction de leur appartenance à unterritoire (et non de leur catégorie sociale) avec laconviction que celles qui partagent le même territoiredoivent avoir un intérêt commun. Á un moment où ladynamique générale de l'économie et de la cultureprend le nom de "globalisation", cette importanceaccordée au lieu, qui conçoit la politique comme uneréponse aux nécessités locales, comporte cependant ànouveau un danger lié à l'affaiblissement de l'État,qu'avait perçu Menéndez Pidal en 1931: celui de fairede l'Espagne actuelle un État sans territoire.

*Un territoire, donc, une population et une

puissance. L’inventaire des facteurs sur lesquels seconstruit l’État suggère que le territoire n'est paspremier. Il a même pu disparaître sous le régimeféodal, avant de réapparaître avec la monarchie. Par-delà la limitation d'un lieu géographique, il estaussi un lieu affectif qui traduit un rapport depropriété et d'appropriation, un espace imaginé,approprié, agencé, soumis à divers degrés de clôtureou de perméabilité. Mais on ne saurait penser leterritoire sans penser l'État et celui-ci sans définirla nation. Après avoir pratiqué l'historiographieétatique, et même envisagé l'histoire totale, jusqu'àla fin des années 70, de nombreux collègues espagnolsse sont intéressés à l'histoire régionale, puis ontfait l'histoire des communautés autonomes. Les plusoptimistes ne négligèrent pas, en calquant le nouveauterritoire sur l'ancien, de faire l'histoire, depuisl'Antiquité et le Haut Moyen Âge, de ce qui n'existaitpas encore. Le territoire est une composante del'idéologie nationaliste moins évidente que le fait

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linguistique ou culturel. L'identité territoriale n'apas toujours la dimension du discours nationaliste etpeut n'exprimer que la conscience d'appartenir àdivers lieux selon des échelles variées. Ce n'est pasle nationalisme qui crée de tels sentiments. Il nefait que les exploiter. Manuel Azaña, avec lucidité,ne négligeait pas de rappeler pour expliquer ce zèletéléologique que "ce sont les vainqueurs qui écriventl'Histoire".

Avant l'adoption de la constitution de 1978, iln'existe pas de consensus sur l'organisation duterritoire national. Les gouvernants sont accusés decentralisation excessive ou sont contraints de luttercontre les risques supposés de séparatisme. Après1978, ce consensus est faible; les auteurs du texteconstitutionnel ont publié récemment un livre danslequel ils donnent rétrospectivement desinterprétations très différentes du processus qui aconduit à la reconnaissance des communautés autonomesdevenues des administrations chargées d'appliquer lapolitique de l'emploi, de l'éducation, de la santé etdes retraites, mais disposées à obtenir l'autonomiefinancière, c'est-à-dire à exercer en la matière lepouvoir normatif, le recouvrement et la gestion, uneagence tributaire venant couronner le tout au niveaucentral afin de susciter la solidarité de la part desCommunautés les plus riches tout en dépassant ce quele président du Conseil, José Ma Aznar, appelait la"décentralisation coopérative" qui se réaliseraitsectoriellement selon le modèle allemand par lacréation d'une Conférence de Coopération Générale.

Depuis 1986, l'appartenance de l'Espagne à l'Unioneuropéenne a situé ces projets au sein d'une économiegénérale du Pouvoir, capable de favoriser l'émergencedu régionalisme tout en contribuant au rééquilibrage

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entre les régions riches et les régions pauvres, en sedotant de structures de coopération transfrontalièresavec les régions du Midi de la France, mais sansrésoudre les relations du macrocosme et dumicrocosme53. Car dans cette construction decommunautés autonomes mais non souveraines, l'Étatn'est plus conçu comme un édifice et il lui reste àdéfinir les fondements de sa souveraineté et àpratiquer un nouvel art de gouverner au cœur de duréeset de territoires différents qui s'enchevêtrent lesuns les autres mais qui sont le lieu où se gouvernentles hommes et où s'exerce la souveraineté. Il restedonc, par-delà le processus de construction ou derefondation nationale, à redéfinir le modèle dans lapratique. Même s'il n'est pas évident pour tout lemonde que l'Espagne et ses communautés autonomesconstituent une unité indissoluble, force est dereconnaître que, pour complexe, inachevé et imparfaitqu'il soit, le système connu sous le nom d'État desautonomies, mis en place après 1978, est uneconstruction politique et juridique irréversible quifonctionne.

53 Et sans se préoccuper de ce que Michel Foucault appelait, à partir de 1978, la"gouvernementalité", (M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard-Seuil,2004, Leçon du 1er février 1978, p.91).

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