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231 À corps et à cœurs Les monuments funéraires des Valois (1461-1589) Claire Mazel Le titre complet de la seconde édition (1561) des Antiquitez de la ville de Paris de Gilles Corrozet – Les antiquitez, chroniques, et singularitez de Paris, ville capitale du royaume de France, avec les fondations & basti- mens des lieux : les sepulchres & epitaphes des princes, princesses & autres personnes illustres – fait la part belle aux tombeaux des rois à Saint-Denis, l’une des principales curiosités de la ville, à même d’éblouir autant les Parisiens que les voyageurs étrangers. À cette date, Corrozet prend acte de la splendeur des monuments des rois Louis XII et François I er , élevés au rang de mausolées : « Tout joignant est l’excellent et magnifique mausolée du grand roi français 1 […]. » Cette emphase est à la hauteur de l’éclat des monuments royaux élevés à Saint-Denis au xvi e siècle, de Charles VIII à Henri II. Pourtant, ces beaux monuments, tels que nous les voyons aujourd’hui, occultent les aléas du siècle : les discontinuités politiques avec les deux transitions dynastiques de 1498 et de 1515, les troubles des guerres de Religion à partir de 1559 et l’extinction de la lignée des Valois avec l’assassinat d’Henri III en 1589. L’art funéraire en tant que démonstration de force et de permanence ne peut s’envisager autrement que comme étant le fruit d’une politique volon- tariste d’exaltation des souverains Valois dans l’Europe de la Renaissance. Celle-ci est mesurable à l’aune des grands ensembles funéraires européens, qui mettent en exergue l’exceptionnalité et la modernité des choix artis- tiques français. Elle l’est aussi au regard des hésitations topographiques et des variations iconographiques et formelles réservées aux monuments des cœurs de ces mêmes souverains, qui mettent en évidence la ductilité, la variabilité et la fragilité des images. 1. Corrozet 1561, p. 33. Ce passage a été modernisé par l’auteur.

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À corps et à cœurs Les monuments funéraires des Valois (1461-1589)

Claire Mazel

Le titre complet de la seconde édition (1561) des Antiquitez de la ville de Paris de Gilles Corrozet – Les antiquitez, chroniques, et singularitez de Paris, ville capitale du royaume de France, avec les fondations & basti-mens des lieux : les sepulchres & epitaphes des princes, princesses & autres personnes illustres – fait la part belle aux tombeaux des rois à Saint-Denis, l’une des principales curiosités de la ville, à même d’éblouir autant les Parisiens que les voyageurs étrangers. À cette date, Corrozet prend acte de la splendeur des monuments des rois Louis XII et François Ier, élevés au rang de mausolées : « Tout joignant est l’excellent et magnifique mausolée du grand roi français 1 […]. » Cette emphase est à la hauteur de l’éclat des monuments royaux élevés à Saint-Denis au xvie siècle, de Charles VIII à Henri II. Pourtant, ces beaux monuments, tels que nous les voyons aujourd’hui, occultent les aléas du siècle : les discontinuités politiques avec les deux transitions dynastiques de 1498 et de 1515, les troubles des guerres de Religion à partir de 1559 et l’extinction de la lignée des Valois avec l’assassinat d’Henri III en 1589.

L’art funéraire en tant que démonstration de force et de permanence ne peut s’envisager autrement que comme étant le fruit d’une politique volon-tariste d’exaltation des souverains Valois dans l’Europe de la Renaissance. Celle-ci est mesurable à l’aune des grands ensembles funéraires européens, qui mettent en exergue l’exceptionnalité et la modernité des choix artis-tiques français. Elle l’est aussi au regard des hésitations topographiques et des variations iconographiques et formelles réservées aux monuments des cœurs de ces mêmes souverains, qui mettent en évidence la ductilité, la variabilité et la fragilité des images.

1. Corrozet 1561, p. 33. Ce passage a été modernisé par l’auteur.

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Les monuments des corps

Quand Charles VII mourut en 1461, sa dépouille fut inhumée dans le sous-sol de la chapelle caroline de l’abbatiale Saint-Denis, et sa veuve, Marie d’Anjou, fit édifier en 1464-1465 un tombeau semblable à ceux de Charles V et de Charles VI qui se trouvaient dans cette même chapelle : les deux gisants du roi et de la reine reposaient côte à côte, sous un dais sculpté de marbre blanc. Mais cette continuité dans la représentation des rois morts, ainsi que dans le lieu d’inhumation, fut rompue par Louis XI (1423-1461-1483), qui choisit de son vivant de se faire inhumer à Notre-Dame de Cléry, mais aussi de se faire représenter en priant 2 (pl. 7). En 1443, le dauphin Louis, assiégeant Dieppe, s’était agenouillé en plein champ de bataille et, tourné en direction de Cléry, avait fait vœu de bâtir une église sur l’emplacement de l’ancienne collégiale – ruinée par les Anglais – si la Vierge lui accordait la grâce de vaincre. La réalisation du vœu de Dieppe eut pour conséquence l’élection de Notre-Dame de Cléry, plutôt que de Saint-Denis, comme lieu de sépulture. Louis XI commanda ensuite son tombeau en 1473 (première commande inaboutie), puis en 1481-1482, un an avant sa mort. Le priant commandé en 1482 à l’orfèvre Conrad de Cologne et au fondeur et ciseleur Laurent Wrine pour 1 000 écus d’or, de cuivre doré, faisait face à la statue de la Vierge, trouvée par des paysans en 1280, et dont les miracles et le culte avaient assuré le succès du lieu. Le souverain, encore vivant, s’était en particulier assuré que ce priant fût sculpté à sa ressemblance :

« Maître Colin d’Amiens, il faut que vous faciez la pourtraiture du Roi notre sire : c’est assavoir qu’il soit à genoux sus un carreau comme ici dessous, et son chien côté luy ; son chappeaul entre ses mains jointes, son épée à son côté, son cornet pendant à ses épaules par derrière, montrant les deux bouts. Oultre plus fault des brodequins, non point des ouseaulx, le plus honnête que faire ce pourra ; habillé comme un chasseur, atout le plus beau visage que pourrez faire et plein ; le nez longuet et un petit haut comme savez, et ne le faites point chauve 3… »

Ces deux ruptures, topologique et formelle, consomment la rupture entre le père, Charles VII, et le fils, Louis XI, ininterrompue depuis l’impli-cation du jeune Louis dans la révolte des Princes en 1440, son mariage, contre le vœu de son père, avec Charlotte de Savoie en 1451, son refuge à la cour de Philippe le Bon aux Pays-Bas entre 1456 et 1461, et la destitution à la mort de son père (1461) de toute une partie des officiers qui le servaient. Mais il en va aussi de l’image du souverain, Louis XI ayant préféré, dans ses

2. Mazel 2009, p. 205-207. Détruit par les huguenots en 1562, le priant de Louis XI fut à nouveau réalisé par Michel Ier Bourdin en 1624 sur commande de Louis XIII en 1617, mais « à la royale » et non à l’identique.

3. Caffin de Mérouville 1960, p. 191.

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entrées royales, l’humilité christique au cortège triomphal. Après la crise profonde traversée par le royaume dans les années 1410-1440 est réaffirmé sous Louis XI l’héritage religieux ancien qui donne au roi de France, par son sacre et son statut de thaumaturge, une prérogative propre par rapport aux autres princes. L’appellation « très chrétien », déjà utilisée, est confirmée par le pape dans sa titulature en 1469 : le roi de France joue un rôle actif dans les réformes religieuses, le projet de croisade reste vivace jusqu’au début du règne de François Ier, la dimension messianique devient un attribut perma-nent du roi de France. « Le parallèle christique semble en fait se diffuser, d’autant que le roi, longtemps considéré comme élu de Dieu, fait de plus en plus figure d’imago dei 4. » Louis XI est ainsi le premier prince européen à se faire représenter sur son monument funéraire en priant, image que reprendront Charles VIII, Louis XII, François Ier et Henri II. L’histoire particulière qui lie Louis XI à Cléry et la dévotion profonde du roi pour la Vierge éclairent, autant que les termes du contrat disant la nécessité d’un portrait vrai, ce désir d’individuation qui conduit au choix d’un priant exceptionnel par sa forme, son matériau, sa véracité. La prière à genoux et les mains jointes, qui se sont imposées aux xie et xiie siècles, témoignent de la soumission à Dieu et expriment une dévotion plus intériorisée ; les mains jointes, qui reprennent le geste laïque de l’hommage, « expriment l’idée analogue d’un rapport personnel, hiérarchisé, mais fait aussi d’affec-tion mutuelle 5 » entre l’homme et Dieu. Le priant de Louis XI se fait ainsi l’incarnation de son imaginaire politique.

Contrairement à la décision personnelle de Louis XI, le choix de la forme et de l’emplacement du monument de Charles VIII (1470-1483-1498) est décidé par Louis XII. Dans le contexte de la transition dynas-tique des Valois aux Valois-Orléans (1498), le retour à Saint-Denis marque, après la rupture de Cléry, une préférence pour ce « lieu d’immortalité monarchique 6 ». Cependant, la chapelle Saint-Jean-Baptiste fondée par Charles V en 1362 est abandonnée au profit d’un emplacement qui rend le monument plus visible, au nord-ouest du maître-autel. Il faut souligner le rôle d’Anne de Bretagne, épouse successivement de Charles VIII et de Louis XII, nouvelle Artémise, dans l’utilisation de la commande funéraire à des fins de piété familiale et de légitimation politique. Ainsi est-elle, durant la même décennie, la commanditaire du monument pour le duc François II, son père, et Marguerite de Foix, sa mère, placé dans l’église des Carmes de Nantes (1499-1502, aujourd’hui dans la cathédrale de Nantes 7), ainsi que du tombeau des enfants qu’elle eut avec Charles VIII (Charles-Orland, mort en 1495, et Charles, mort en 1496), érigé dans le chœur de la

4. Hamon 2009, p. 218.5. Schmitt 1900, p. 295-301.6. Le Goff 1996, p. 280.7. Jestaz 1988, p. 46-55.

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basilique Saint-Martin de Tours (1500-1506, aujourd’hui dans la cathédrale Saint-Gatien de Tours). Charles VIII, à l’imitation de Louis XI à Cléry, est figuré en priant, un magnifique priant de bronze doré à manteau d’émail bleu, orné de fleurs de lys dorées, par le sculpteur italien Guido Mazzoni 8 (pl. 6). La conservation de la figure du priant ainsi que le lustre qui lui est donné par l’emploi de l’or et de l’émail démontrent le désir d’exception-nalité des souverains français : la taille de ce priant, grandeur nature, sa visibilité et sa splendeur réaffirment sous Louis XII la reprise continuée d’une ambition messianique et d’un esprit de croisade, qui s’incarnèrent en particulier lors de l’expédition italienne de 1494 conduite par Charles VIII, le très chrétien roi de France.

La différence formelle de l’effigie royale prend place au sein d’une comparaison, voire d’une confrontation, entre les différents princes européens en matière de choix funéraires et artistiques. Au xve siècle, les Bourguignons choisirent le chœur de la chartreuse de Champmol pour y élever leurs tombeaux : Philippe le Hardi commanda son gisant en 1381 (achevé en 1410), puis Philippe le Bon commanda en 1443 celui de Jean sans Peur (achevé en 1470), les termes du contrat spécifiant bien qu’il fût « aussi bon ou meilleur » que celui de Philippe le Hardi. En Espagne, Isabelle la Catholique commanda en 1486, pour être placé dans le chœur de la chartreuse de Miraflores, le tombeau pour son père Jean II, roi de Castille, mort en 1454, et sa mère Isabelle de Portugal : le sculpteur Gil de Siloe, originaire d’Anvers, plaça les deux gisants d’albâtre sur un socle richement décoré en forme d’étoile à huit branches, motif de tradition mudéjare, accompagnés de statuettes de figures bibliques et de vertus. Dans le Milanais, Ludovico Sforza exalta la personne du premier duc de Milan, Gian Galeazzo Visconti (1385-1402), en faisant élever son monument dans le chœur de la chartreuse de Pavie (1492-1497) ; puis il fit sculpter son propre tombeau par Cristoforo Solari en 1497 et le fit placer au centre du chœur de Bramante dans l’église milanaise de Santa Maria delle Grazie. Les emplacements remarquables de ces monuments – à chaque prince sa chapelle –, leur richesse matérielle, la modernité de leur décor mettent néanmoins en évidence la double exceptionnalité des souverains français dans leur attachement à la nécropole royale de Saint-Denis et dans l’adop-tion de la figure du priant, alors même que l’ensemble des effigies sculptées de ces princes était des gisants en ronde bosse : le roi français imposait son image propre entre profondeur du temps dynastique et présence messianique.

De manière plus concrète, les décisions successives de Marguerite d’Autriche pour les tombeaux de Brou, bien documentées, témoignent de ce paragone entre princes européens dans les années 1500. La jeune

8. Sénéchal 1993, p. 78, n. 30.

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veuve fait appel à plusieurs artistes, d’abord Jean Perréal, peintre, lettré et humaniste, qui accompagna Charles VIII et Louis XII en France, et conçut quelques années auparavant, pour Anne de Bretagne, le tombeau de François II et Marguerite de Bretagne à Nantes. Dans une lettre de 1509 à Marguerite, Perréal écrit :

« Aussi [Jean Lemaire] me dit que vous avez fait quelques patrons, mais il me dit que s’il était possible d’en faire un de quelque mode digne de mémoire, que vous l’auriez agréable. Aussi me suis mis après, tant pour mon devoir envers Votre Majesté que pour l’amour que je vous dois, et ai reviré mes portraitures au moyen des choses antiques que j’ai eues ès parties d’Italie pour faire de toutes les belles fleurs un troussé bouquet 9… »

Pour ce tombeau, Marguerite consulte également un sculpteur italien, Pietro Torrigiano, présent en Flandres en 1510. Pour les matériaux, elle fait chercher le marbre noir à Liège, l’albâtre à Saint-Lothain (le même que celui utilisé pour les tombeaux de Champmol), tandis que Perréal défend l’usage du marbre blanc, qui fera de ce tombeau une « œuvre perpétuelle et de princesse ». Celui-ci convainc Marguerite d’augmenter la dépense pour les tombeaux : « considérant la grande dépense que la Reine [Anne de Bretagne] a faite pour la sépulture de son feu père, je trouve celle-ci petite… » Enfin, le « patron » (la maquette) du projet est montré, selon Jean Lemaire, « à l’ambassadeur de l’Empereur, et est le tout parvenu aux oreilles du Roi et de la Reine […]. On ne l’estime point autrement que le plus grand chef d’œuvre qu’on fera ès parties par deçà. » L’ensemble de ces lettres offre une vue de la publicité donnée aux différents monuments funéraires princiers à travers l’Europe.

À la suite d’une nouvelle transition dynastique, des Valois-Orléans aux Valois-Angoulême en 1515, François Ier commande pour Louis XII (1462-1498-1515), le père de son épouse Claude de France, dès l’année 1516 (mis en place en 1531-1532), un monument remarquable, surprenant d’abord par la présence des doubles effigies royales (fig. 1). Selon les mots de Gilles Corrozet :

« En la croisée de ce temple [Saint-Denis], à côté du chœur, vers la part de septentrion, se présente en vue le très élaboré, très magnifique et très artiste monument du roi Louis XII et de son épouse madame Anne de Bretagne en blanc albâtre, au bas duquel sont représentés sur le lit mortel les effigies étendues de leur long du dit roi Louis XII et de sa compagne selon la représentation des corps morts, hideux et maigres, de vers : et dessus le ciel ou voûte sont taillées au vrai naturel les effigies desdits roi et reine à genoux devant leur accotoir ou oratoire, représentés selon le vif 10. »

9. Poiret 1994, p. 68. Citation modernisée par l’auteur.10. Corrozet 1561, p. 36.

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La juxtaposition des effigies apparaît comme l’un des éléments nouveaux de ce grand tombeau, à la différence de celui de Charles VIII, à propos duquel Corrozet écrit seulement : « Un peu au-dessus en la même partie est l’effigie du roi Charles huitième, élevée au naturel sur son sépulcre, en forme d’un homme priant à genoux sur son oratoire 11. » La présence de transis en soi n’a rien de neuf, cette figuration du défunt s’étant répandue dans l’art funéraire dès la seconde moitié du xive siècle, non plus que la double figuration du défunt, mort et au vif 12. Ainsi, pour les tombeaux de Brou, Marguerite d’Autriche distingue-t-elle, dans un mandement de 1516, les sépultures « modernes » pour son époux Philibert de Savoie et elle-même, de l’autre sépulture pour Marguerite de Bourbon 13 : alors que le tombeau de cette dernière est en enfeu avec une seule effigie qui la figure au vif (en gisant et les yeux ouverts), ceux des deux époux sont étagés et les représentent morts au premier niveau (gisants, le corps dénudé et les yeux clos pour Philibert, enveloppée dans un linceul, les cheveux dénoués et les yeux entrouverts en attente de la vie éternelle pour Marguerite) et au vif au second niveau (gisants, les yeux ouverts, revêtus des habits, de la couronne et des insignes ducaux). Pour Louis XII et Anne de Bretagne, l’oxymore visuel est davantage développé : aux transis décharnés répondent les figures priantes des souverains. Autrefois, Philippe Ariès s’opposa à Erwin Panofsky dans l’interprétation de ces priants : pour ce dernier, ils assuraient la « permanence terrestre de la dignité supra-individuelle du défunt », tandis que pour Ariès ils étaient « figures d’éternité » en attente du salut 14. Comme les gisants au vif de Brou, ces figures unissent les deux dimensions, politique et sotériologique, mémorielle et prophétique : a contrario des transis qui figurent la condition humaine et mortelle du souverain, elles donnent à voir, dans un même corps, l’image du souverain régnant et celle du fidèle en attente de la résurrection. Le sens de lecture de Corrozet dans ses Antiquitez de Paris, ascensionnel, indique la progression logique du discours monumental : la décomposition corporelle est trans-cendée par la perpétuation mémorielle et l’attente prophétique du souverain défunt, à mi-chemin entre la terre et le ciel. La présence de deux effigies royales, mortes et au vif, dans les tombeaux de Louis XII, François Ier et Henri II, intelligible au sein de la seule doctrine de l’Église, donne en outre à voir la doctrine des « deux corps du roi », étudiée par Kantorowicz : le monarque possède un corps charnel, voué à la destruction, ainsi qu’un corps immortel, lié à la dignité royale et donc permanent 15. Alain Boureau a pu souligner, par l’étude du rapport d’exhumation des corps royaux en

11. Ibid., p. 29 vo.12. Cohen 1973 ; Erlande-Brandenburg 1976, p. 35-37 ; Dectot 2006, p. 80-84.13. Poiret 1994, p. 90.14. Panofsky 1995, p. 92 ; Ariès 1985, p. 250-251 ; Mazel 2009, p. 143-144.15. Kantorowicz 1989.

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1793, la fragilité des lectures de l’école dite cérémonialiste, qui a vu dans les funérailles royales une incarnation de cette théorie politique des deux corps 16. Toutefois, l’union des corps mystique et politique des souverains dans les seuls priants, antithèses des corps charnels des transis, offre l’image, ne serait-elle que mythique, de la survivance des souverains : les rois ne meurent jamais.

L’autre surprise créée par le monument de Louis XII et Anne de Bretagne tient à l’adoption d’une forme architecturale nouvelle, inspirée du monument commandé par Ludovico Sforza pour Gian Galeazzo Visconti à la chartreuse de Pavie : dans ce tombeau, réalisé entre 1492 et 1497 par le sculpteur Cristoforo Romano, le gisant est placé sous un dais sculpté en forme d’arc triomphal, orné de festons et de frises ; sur l’attique sont placés des reliefs qui représentent les hauts faits du défunt (le commande-ment de l’armée donné par son père, la réception du titre de duc, la pose de la première pierre de la chartreuse, la victoire de l’armée des Visconti, le triomphe). La nouveauté de l’architecture du monument de Louis XII est telle que, dans les descriptions d’Ancien Régime, il n’existe pas de mots pour la qualifier. Corrozet en 1561 évoque le « très élaboré, très magnifique et très artiste monument du roi Louis XII », tandis qu’en 1706 Michel Félibien décrit l’ensemble partie par partie :

« On peut considérer ce tombeau comme l’un des premiers ouvrages d’architecture qui ait paru en France dans le goût antique. […] Douze piédestaux posés sur le soubassement, cinq à chaque face des côtés et un au milieu de chaque face des deux bouts, portent autant de pilastres. Les bases des pilastres sont attiques et les chapiteaux composés de volutes, de feuilles et de plusieurs ornements différents. L’entablement porté par les pilastres, soutient en amortissement une manière de socle, au-dessus duquel on a représenté à genoux le roi Louis XII et la reine Anne de Bretagne son épouse : l’un et l’autre de grandeur naturelle 17. »

À propos de ce monument réalisé par les Giusti, sculpteurs d’origine florentine, Jean Second écrit en 1532 qu’il ne peut avoir été poli que « par des doigts latins », un tel chef-d’œuvre ne pouvant être attribué « à des mains barbares 18 ». Alors que, dans le tombeau de Gian Galeazzo, seul figurait son gisant à la hauteur des yeux des fidèles, à Saint-Denis, la forme architecturale nouvelle devient le socle sur lequel prennent place les priants royaux. Dans le monument de Louis XII se retrouvent les reliefs historiques à la gloire du roi défunt (représentant la bataille d’Agnadel, la reddition du général Bartolomeo d’Agliano, l’entrée à Milan et le passage des Alpes) et figurent encore les douze apôtres, ainsi que les quatre vertus cardinales. Au regard de ce « très artiste » tombeau, plus encore que le désir d’imiter des 16. Giesey 1987a et 1987b ; Boureau 1988.17. Félibien 1706, p. 562-563.18. Sénéchal 1993, p. 79.

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œuvres italiennes se donne à voir le souci d’exceptionnalité et de modernité des rois de France – les priants, les deux effigies, le monument à l’antique –, qui fait écho aux « sépultures modernes » que voulait Marguerite d’Autriche à Brou.

Henri II commande le monument de François Ier son père (1494-1515-1547) dès 1548, même s’il n’est édifié dans l’église qu’à partir de 1554 et achevé qu’en 1570 (fig. 2). Nous ne reviendrons pas sur la longue histoire de ce monument, dessiné par l’architecte Philibert Delorme, auquel succède le Primatice en 1559, sculpté par Pierre Bontemps, François Marchant et d’autres sculpteurs chargés des ornements 19. Son dessin en fait l’héritier du monument de Louis XII, avec la même articulation entre effigies mortes et effigies vivantes, les scènes de bataille sur les soubassements et la forme inspirée de l’arc de triomphe de Septime Sévère. Dans cette œuvre où le fils honore le père, l’accent est mis sur la dimension familiale du tombeau, dans lequel figurent les doubles effigies du couple royal, ainsi que les enfants de France en priants : le dauphin François, duc de Bretagne, mort en 1536 à l’âge de dix-huit ans, Charlotte de France, morte en 1524 à huit ans, et Charles, duc d’Orléans, mort en 1545 à vingt-trois ans.

On assiste enfin, lors du veuvage de Catherine de Médicis, à une disjonction entre discours monumental et fait politique. Le paradoxe tient à que ce soit au temps d’une grave crise de la royauté qu’est élevée, sans fin, la rotonde des Valois, mausolée moderne d’après le dessin du Primatice et exécuté par plusieurs sculpteurs, dont Germain Pilon 20. L’édification de la chapelle des Valois, Notre-Dame-de-la-Rotonde, est entreprise sur l’ins-truction de Catherine de Médicis vers 1570, au flanc du croisillon nord du transept de l’abbatiale, pour être abandonnée après la mort de la reine mère en 1589. Le paradoxe tient aussi à la multiplication des effigies royales dans la chapelle. Les corps du roi et de la reine, Henri II et Catherine, sont figurés sous trois apparences : transis au premier niveau du monument, priants au niveau supérieur, et au-devant du tombeau, sur une dalle de marbre posée au sol, les gisants couronnés, en costume de sacre, les mains jointes en prière, les yeux ouverts… (fig. 3, 4 et 5). Ce dernier couple d’effigies sépare les représentations des souverains en majesté du monument funéraire à proprement parler. Le corps royal se trouve comme démultiplié, corps physique, corps spirituel et corps souverain. Le déploiement statuaire et monumental s’inscrit dans un contexte de propagande royale qui favorise les discours comme les images, avec par exemple la publication des Six livres de la République de Jean Bodin en 1576.

Mais la glorification du pouvoir monarchique ne résiste pas à la crise profonde qui ébranle la royauté. En 1589, au moment où est abandonnée la construction de la rotonde, le souverain Henri III, à la suite de l’assassinat 19. Beaulieu 2001 ; Levkoff 2003.20. Levkoff 2003.

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des Guise les 23 et 24 décembre 1588, ne représente plus pour les ligueurs parisiens l’autorité royale : la faculté de théologie délie les sujets de leurs serments d’obéissance ; les prières pour Henri III sont bannies du canon de la messe ; les armoiries sont ôtées des portes des églises ; Henri III n’est plus appelé qu’Henri de Valois ; les théologiens catholiques reprennent et transforment les théories monarchomaques des protestants – le roi ne reçoit son pouvoir du peuple que pour préparer le règne de Dieu. Le jacobin Jacques Clément assassine Henri III le 1er août 1589. Le corps du souverain est transporté à Compiègne et enseveli sans cérémonies, son cœur est secrè-tement inhumé dans l’abbatiale de Saint-Cloud, signant ainsi un double abandon : du lieu dynastique comme lieu de sépulture et de la continuité manifestée par les funérailles et le monument.

Les transitions dynastiques des Valois aux Valois-Orléans en 1498 (Louis XII succède à Charles VIII), puis des Valois-Orléans aux Valois-Angoulême en 1515 (François Ier succède à Louis XII), jouèrent un rôle favorable dans la grande commande funéraire au début du xvie siècle à Saint-Denis. Les corps des souverains Valois au xvie siècle s’inscrivirent dans la continuité des rois carolingiens puis capétiens, voulue par Saint Louis lorsqu’il fit réaménager les tombeaux de la nécropole royale de Saint-Denis vers 1263-1264. Les corps des rois de France, par le choix de ce lieu d’inhumation, comme par le choix au xvie siècle de monuments d’une splendeur nouvelle, manifestaient une souveraineté qui se voulait sans égale en Europe, mais dont les représentations ne résistèrent pas à l’ébranlement de la monarchie pendant les guerres de Religion.

Les monuments du cœur

Face aux quatre grands monuments élevés pour les corps des rois à Saint-Denis au xvie siècle, l’attention portée aux cœurs paraît moindre, notam-ment du fait que ceux de Charles VIII et Louis XII furent simplement inhumés, sans monument (le premier à Notre-Dame de Cléry, où reposait le corps de Louis XI, le second aux Célestins de Paris). Pourtant s’articulent autour des cœurs royaux des valeurs particulières ainsi que des questions importantes, la principale étant celle du lieu unique, ou non, d’inhumation. Fallait-il une nécropole des cœurs royaux ? Louis XII, en 1504, institua les Célestins de Paris comme nécropole des cœurs en y rassemblant ceux de ses grands-parents, de son père et de son oncle, et en y destinant le sien ainsi que ses entrailles. Il envisageait même d’y faire déposer son corps, mais son Conseil en disposa autrement et sa dépouille fut portée à Saint-Denis. L’installation des Célestins en France au début du xive siècle avait été consécutive au conflit qui opposait le pape Boniface VIII à Philippe le Bel s’agissant des prérogatives que Rome entendait exercer sur l’Église de France : ce dernier voulait honorer à travers eux la mémoire de leur fonda-

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teur en 1264, le futur Célestin V, le seul pape qui abandonna la tiare ponti-ficale, à l’instigation, disait-on, de Boniface VIII. Leur église devint ainsi un haut lieu de la religion royale et leur ordre fut régulièrement favorisé par la maison de France. Louis Ier d’Orléans, frère de Charles VI, fit édifier la chapelle d’Orléans (qui double le chœur de l’église) à la fin du xive siècle (fondation en 1394), en expiation du bal des ardents de décembre 1392 au cours duquel il mit le feu à six masques. Il y fit inhumer son cœur à sa mort, en 1407. Il était l’ancêtre de la branche royale des Valois-Orléans et des Valois-Angoulême, grand-père de Louis XII par Charles d’Orléans et arrière-grand-père de François Ier par Jean, comte d’Angoulême. Les Célestins constituaient donc, sur le modèle de Saint-Denis, un lieu dynas-tique pour la branche des Valois-Orléans.

C’est sans doute ce qui explique le conflit au xvie siècle entre deux locali-sations des cœurs royaux, deux politiques funéraires. Ainsi, le 21 mai 1547, le cœur de François Ier est transporté aux Célestins, alors qu’il avait d’abord été déposé dans l’abbaye de Hautes-Bruyères. François Ier avait choisi ce lieu à proximité de Rambouillet où il mourut, et son cœur y avait été inhumé le 6 avril 1547 (fig. 6). Comme l’a montré Jean Nagle, le choix des religieuses fontevristes de Notre-Dame de Hautes-Bruyères s’expliquait par la lutte contre les protestants : l’abbaye avait été réformée par Renée de Bourbon, abbesse de Fontevraud ; elle était aussi la nécropole des seigneurs de Montfort, champions de la lutte contre l’hérésie au xiiie siècle, lors de la croisade albigeoise 21. Mais Henri II alla à l’encontre de la volonté de son père et choisit le regroupement des cœurs des souverains Valois-Angoulême aux Célestins dans un souci de rassemblement dynastique. Cependant, on n’en éleva pas moins un monument du cœur dans l’abbaye, œuvre du sculp-teur Pierre Bontemps, d’après le dessin de Philibert Delorme, comman-dée en 1550 et achevée vers 1555-1556 (aujourd’hui à Saint-Denis) 22. Ce cénotaphe, une urne de marbre à l’antique sur un piédestal, valorisait l’image du souverain humaniste, protecteur des sciences et des arts (les reliefs représentent les neuf Muses), pendant du roi en guerrier chrétien exalté à Saint-Denis.

Pour son cœur, Henri II décida logiquement qu’il serait inhumé dans la chapelle des Orléans aux Célestins. Le célèbre monument commandé à Germain Pilon en 1561 et achevé en 1566 (aujourd’hui au Louvre, fig. 7) représente les trois Grâces portant un vase de cuivre contenant le cœur du roi :

« Ici la reine Catherine, tout en souhaitant le cacher en son propre sein, a déposé le cœur de son mari / Le cœur longtemps uni de deux personnes atteste l’amour devant les hommes, leur esprit uni en témoigne devant

21. Nagle 1998, p. 91.22. Beaulieu 2001.

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Dieu / Ce cœur jadis berceau des Grâces, trois Grâces l’exaltent à bon endroit, »

indique l’épitaphe latine ici traduite en français 23. Le monument exalte le cœur comme siège à la fois de l’amour conjugal, de la charité divine et des talents humains. Le roi est représenté à l’égard de ses sujets comme fontaine de bienfaits et de grâces (Charitum sedem).

La même tension autour du lieu d’inhumation est visible au moment de la mort de François II. Le fils aîné d’Henri II et de Catherine de Médicis meurt à l’âge de seize ans à Orléans, le 5 décembre 1560 : son cœur doit être inhumé dans la cathédrale de la ville et un monument y être érigé. Mais à nouveau, en 1562, les Célestins de Paris sont privilégiés, afin que soient rassemblés les cœurs des Valois. Le monument du cœur ne donne plus l’image d’un souverain humaniste, mais celle d’un martyr chrétien (aujourd’hui à Saint-Denis) (pl. 8). L’œuvre, sculptée par Ponce Jacquio et Jean Leroux d’après un dessin du Primatice, se présentait sous la forme d’une colonne de marbre blanc semée de flammes et surmontée d’un chapi-teau qui portait une urne de bronze doré accompagnée d’un petit génie tenant au-dessus une couronne de lauriers (l’urne et le génie ont disparu). Le programme iconographique était explicité par l’une des trois inscriptions latines placées sur le piédestal :

« La lumière est dans la droiture. Tel fut l’emblème hiéroglyphique de François II, très pieux roi des Français, dont le cœur repose ici. Celui-ci, comme la colonne de feu qui éclairait les Hébreux dans la nuit, produi-sit toujours au grand jour droiture et zèle brûlant pour la religion de ses pères 24. »

La colonne semée de flammes rappelait l’une des deux devises du souve-rain : « La lumière est dans la droiture 25 », qui trouve son origine dans le psaume 112 de la Vulgate : « Une lumière s’est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le cœur droit 26. » Mais la colonne semée de flammes faisait aussi référence à la colonne de feu qui guidait les Hébreux pendant la nuit (Ex 13, 21-22 ; Dt 31, 15-18) et instituait ainsi le prince défunt en guide dans la nuit des troubles religieux. Le monument commandé par Charles IX et Catherine de Médicis affirmait donc le caractère sacré du

23. « Hic cor deposvit regis catHarina mariti id cvpiens propio condere posse sinv/cor iv̄ctvm amborv̄ longv̄ testatur amorē ante Homines ivctvs spiritvs ante devm/cor qvondam cHari-tvm sedem cor svmma secvtvm tres cHarites svmmo vertice ivre fervnt » ; Beaulieu 1978, p. 126-128 ; Zerner 1993.

24. « Lumen rectis. Tale fuit emblema hieroglyphicum Francisci II, piissimi Francorun Regis, cujus cor hic situm est. Hic, instar igneæ columnæ Isræli noctu prælucentis, rectitudinem et pro avita religione flagrantem zelum adversus perduelles hæreticos semper præ se tulit. »

25. « Lumen rectis. » L’autre devise était « Spectanda fide » (« C’est ainsi que l’on doit respecter la foi »).26. « Exortum est in tenebris lumen rectis corde. »

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jeune monarque défunt, roi chrétien, roi martyr, serviteur de Dieu, au cœur même de Paris, ville de la Contre-Réforme.

Au xvie siècle, les valeurs qui s’articulaient autour du corps souverain formaient un socle tangible et durable, tandis que celles qu’exaltaient les cœurs royaux étaient davantage soumises aux aléas politico-religieux, aux particularités biographiques des souverains, à leur affection pour telle ou telle église, ainsi qu’en témoigne la dispersion des monuments du cœur, malgré la centralisation des cœurs royaux aux Célestins.

Aux xviie et xviiie siècles, tandis que les projets de monuments pour accueillir les corps des souverains Bourbons sont successivement abandon-nés et que l’on cesse de leur élever des tombeaux, l’exaltation du cœur royal demeure vivace et, à l’inverse de la tradition des ensevelissements de corps à Saint-Denis, elle se fait l’expression des choix personnels des rois 27. Henri IV rompt avec la coutume du dépôt des cœurs royaux aux Célestins de Paris en affirmant sa volonté, de son vivant, que son cœur soit inhumé dans l’église du collège des Jésuites de La Flèche, église dont il est le fondateur. En cela, il privilégie l’élection personnelle d’un lieu saint, auquel il est historiquement lié, plutôt que l’accumulation dynastique des cœurs royaux. Louis XIII imite le choix de son père en élisant pour son cœur l’église Saint-Paul-Saint-Louis des Jésuites à Paris, choix repris ensuite par son fils Louis XIV : « Suivant l’exemple de son père, il a ordonné, mourant, que son cœur soit déposé près de ces autels pour être honoré 28 » (pl. 16). Alors que le corps sert à la représentation de la continuité politique, le cœur dit l’élection spirituelle. Les monuments du cœur de Louis XIII (commandé en 1643 au sculpteur Jacques Sarazin) et de Louis XIV (exécuté par Guillaume Ier Coustou en 1730) mettent en scène l’union spirituelle du défunt avec Dieu. Selon l’épitaphe, « Son cœur est ici dans la main des anges, au Ciel dans la main de Dieu 29 », il faut distinguer le cœur charnel, embaumé, contenu dans l’urne portée par les grands anges de vermeil, du cœur spirituel, placé dans la main de Dieu. Les dépenses engagées en faveur des cœurs à Saint-Paul-Saint-Louis des Jésuites, alors même que les corps royaux sont laissés sans monument, répondent donc à la volonté de mettre en œuvre l’image d’un souverain vicaire de Dieu, dans le contexte du passage d’une affirmation étatique de la souveraineté à sa détermination théologique 30.

Replacée dans son contexte européen, la disparition des grands monuments pour les corps royaux au xviie siècle en France ne revêt pas un caractère exceptionnel. On retient couramment les exemples des tombeaux 27. Mazel 2009, p. 198-205.28. « Cor suum/paterno exemplo/has piandum ad aras/deponi moriens jussit », inscription sur le piédroit

de l’arcade du transept où était suspendu le reliquaire en argent contenant le cœur de Louis XIV [N.d.É.].

29. « Cor angelorum hic in manibus, in cœlo in manu Dei. »30. Courtine 1985, p. 108.

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des papes à Rome, de la chapelle des Princes à Florence ou encore des orants de l’Escurial comme témoignages de la magnificence de l’art funéraire à l’époque moderne. Cependant le cas particulier de l’Escurial invite à s’inter-roger sur l’usage de cet art et son évolution au xviie siècle. Philippe IV, en 1654, modifie le premier projet de Philippe II en soustrayant définitivement aux regards les corps des souverains d’Espagne. Dans l’église sont visibles les magnifiques priants de bronze doré de Charles Quint, Philippe II et leur famille, de la fin du xvie siècle ; mais dans la crypte s’accumulent, dérobés aux regards, les sarcophages royaux. Dans l’Europe moderne se constituent de grandes nécropoles royales et princières qui systématisent les ensevelis-sements des corps d’une même famille en un seul lieu. À Londres, tous les rois et reines sont inhumés de 1509 (mort d’Henri VII Tudor) à 1760 (mort de George II) dans l’abbaye de Westminster. À Berlin, en 1536, l’Électeur de Brandebourg Joachim II décide que tous les Hohenzollern seront inhumés dans la crypte qu’il a fait édifier sous l’église des Dominicains, à proximité du palais des Hohenzollern. À l’Escurial, Philippe II fait venir dès 1574 les corps de membres de sa famille et les rassemble en 1586 dans une chapelle funéraire sous l’autel principal de la basilique ; en 1654, Philippe IV inaugure le Panteón de los Reyes, nécropole des souverains espagnols, recons-truit à l’emplacement de la chapelle à l’initiative de Philippe III. À partir de 1639, la crypte des Capucins de Vienne devient progressivement la nécropole des Habsbourg d’Autriche, notamment lors de l’agrandissement en 1657 de la première crypte par l’empereur Léopold Ier. Les souverains français ne font plus figure d’exception, mais semblent avoir été imités. Cependant, cette politique des inhumations doit être distinguée de la monumentalisation des tombes. Certes il est fait usage de l’art pour le décor des sarcophages dans les cryptes de Berlin, de Vienne ou de l’Escurial, mais cette dépense n’est pas faite pour être vue du monde. Quant à Saint-Denis et Westminster, aucun monument n’y fut érigé aux xviie et xviiie siècles pour les souverains français et anglais. On assiste donc à la coïncidence paradoxale d’une utilisation symbolique des dépouilles princières et d’une mise à distance des moyens artistiques pour les représenter.

Enfin, même si disparaissent les tombeaux des corps, les funérailles royales prennent une importance telle à l’échelle européenne aux xviie et xviiie siècles, tant en nombre qu’en dépense, qu’elles paraissent revêtir, pour reprendre l’expression de Michèle Fogel, la fonction de « cérémonies de l’information ». Dans le domaine des funérailles, les souverains français ne se distinguent pas davantage des autres souverains européens. L’émulation, la compétition politique et donc artistique entre princes européens aux xve et xvie siècles a laissé la place à des modes de communication qui assurent une reconnaissance mutuelle entre familles royales européennes, la valori-sation de la famille et du jus sanguinis étant un phénomène commun dans

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le cadre de l’essor des États nationaux eux-mêmes identifiés à la personne du prince.

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FIGURE 1 : Tombeau de Louis XII et Anne de Bretagne dans la basilique de Saint-Denis, vers 1516.

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FIGURE 2. – Tombeau de François Ier, Claude de France et leurs enfants dans la basilique de Saint-Denis, vers 1559.

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FIGURE 3. – Chapelle des Valois dans la basilique de Saint-Denis. Tombeau d’Henri II et Catherine de Médicis.

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FIGURE 4. – Tombeau d’Henri II et Catherine de Médicis : les transis.

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FIGURE 6. – Monument du cœur de François Ier dans la basilique de Saint-Denis.

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FIGURE. 7. – Monument du cœur d’Henri II, conservé au musée de Louvre.

À CORPS ET À CŒURS, LES MONUMENTS FUNÉRAIRES DES VALOIS (1461-1589)

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FIGURE 8. – Arbre généalogique des souverains de France de la dynastie des Valois, xive-xviie siècle.

(8) Charles V(1338-†1380)roi de France(1364-1380)

Louis Ier d’Orléans(1372-†1407)duc d’Orléans(1392-1407)

(9) Charles VI(1368-†1422)roi de France(1380-1422)

Charles Ier d’Orléans(1394-†1465)duc d’Orléans(1407-1465)

Jean d’Angoulême(1399-†1467)comte d’Angoulême(?-1467)

(10) Charles VII(1403-†1461)roi de France(1422-1461)

(11) Louis XI(1423-†1483)roi de France(1461-1483)

(13) Louis XII(1462-†1515)roi de France(1498-1515)

Charles d’Orléans(1459-†1496)comte d’Angoulême(1467-1496)

(12) Charles VIII(1470-†1498)roi de France(1483-1498)

Claude(1499-†1524)reine de France(1515)

(14) François Ier

(1494-†1547)comte d’Angoulême(1496-1515roi de France(1515-1547)

(15) Henri II(1519-†1559)roi de France(1547-1559)

(18) Henri III(1551-†1589)roi de Pologne(1573-1574)roi de France (1574-1589)

(17) Charles IX(1550-†1574)roi de France(1560-1574)

(16) François II(1544-†1560)roi de France(1559-1560)

Marguerite de Valois(1553-†1615)reine de Navarre (1572)reine de France(1589)

1∞

Anne de Bretagne(1477-†1514)reine de France(1491 puis 1499)

2∞

Catherine de Médicis(1519-†1589)reine de France(1547)

1∞

1∞

Voir l’arbre généalogique des souverains de France de la dynastie des Bourbons.

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(19) Henri IV(1553-†1610)roi de Navarre(1572-1610)roi de France(1589-1610)

Marie de Médicis(1575-†1642)reine de France et de Navarre(1600-1610)

2∞

(20) Louis XIII(1601-†1643)roi de France(1610-1643)

(21) Louis XIV(1638-†1715)roi de France(1643-1715)

Louis de France(1661-†1711)dauphin de France(1661-1711)

Louis de France(1682-†1712)dauphin de France(1711-1712)

(22) Louis XV(1710-†1774)roi de France(1715-1774)

(23) Louis XVI(1754-†1793)roi de France(1774-1792)

Anne d’Autriche (1601-†1666)reine de France(1615)

Marie-Thérèse d’Autriche(1638-†1683)reine de France(1660)

Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière(1660-†1690)dauphine de France(1680)

Marie Leszczyńska(1703-†1768)reine de France(1725)

Marie-Antoinette d’Autriche(1755-†1793)reine de France(1774)

Marie-Adélaïde de Savoie(1685-†1712)dauphine de France(1711)

Voir l’arbre généalogique des souverains de France de la dynastie des Valois.

Marguerite de Valois(1553-†1615)reine de Navarre (1572)reine de France(1589)

1∞

Louis IX dit « Saint Louis »(1214-1270)roi de France(1226-1270)

Henri IV est le descendant à la 10ème génération du fils de Louis IX, Robert de Clermont.

FIGURE 9. – Arbre généalogique des souverains de France de la dynastie des Bourbons, xviie-xviiie siècle.