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Une avant-garde populaire?
Musique rock, (post)modernisme et culture de
masse1
Christophe Den Tandt
Université Libre de Bruxelles
2007
1. Musique rock et avant-garde : le mariage de John et Yoko
Backbeat (1994), un film de Iain Softley, offre une description romancée d’un
moment clé de la carrière des Beatles.2 En 1960, les musiciens, sous contrat dans
un club de Hambourg, se lièrent d’amitié avec deux jeunes beatniks allemands,
Astrid Kirchherr et Klaus Voorman. Selon le film, cette rencontre déclencha une
fascination mutuelle: d’un côté l’énergie de jeunes prolétaires anglais nourris de
musique populaire américaine; de l’autre, deux européens passionnés d’art
moderne. En réalité, les profils socioculturels des musiciens et de leur deux amis
étaient moins incompatibles qu’on ne le supposerait: Stuart Sutcliffe, alors bassiste
des Beatles, était non seulement un fan de rock ’n’ roll mais aussi un peintre
expressionniste abstrait qui, malgré une mort prématurée, s’est acquis la
reconnaissance des milieux artistiques britanniques. A court terme, l’esthétique
avant-gardiste prônée par Kirchherr et Voorman n’influença que le style capillaire
des musiciens: les Beatles abandonnèrent la coupe de cheveu à la Presley qu’ils
affichaient jusqu’alors et empruntèrent à Voorman le style géométrisant qui les
rendit célèbres pendant les premières années de leur carrière. A plus longue
échéance, l’initiation de John Lennon et Paul McCartney à un univers artistique
dépassant le périmètre de la culture populaire servit de base aux expérimentations
musicales que les Beatles développèrent dans des albums tels que Revolver (1966)
et Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967). Cette alliance artistique se
concrétisa sur un autre registre lors du mariage de John Lennon avec Yoko Ono,
une artiste de l’avant-garde new yorkaise.
Backbeat esquisse donc un récit d’origine inédit pour la musique rock des
années 1960. Au lieu de se focaliser sur l’appropriation de la musique afro-
américaine par des musiciens blancs (un élément qui reste évidemment fondateur),
le film attire l’attention sur une coalition culturelle moins souvent mise en lumière:
le rock ’n’ roll, soupçonné de simplisme musical et de commercialisme, s’est
développé à travers un dialogue avec les avant-gardes modernistes et
postmodernistes, et donc avec des pratiques artistiques dotées d’un capital culturel
bien plus élevé que ce que la culture de masse du début des années 1960 ne pouvait
offrir.3 Dans cet article, je me propose d’examiner ces interactions entre musique
1 Cet article est paru initialement dans la revue Degrés n° 131-132 (automne-hiver
2007), pp. j 1- j 23. 2 Softley, Iain (réal.), Backbeat, Channel Four Films/Polygram Entertainment,
1994. 3 J’utilise ici la périodisation anglo-américaine de l’art expérimental du vingtième
siècle, qui distingue la période moderniste (de 1890 à la deuxième guerre
mondiale) de la période postmoderniste (des années 1960 jusqu’au présent). Voir
Bradbury, Malcolm, et Macfarlane, James, «The Name and Nature of Modernism»,
in Bradbury, Malcolm, et Macfarlane, James (éds.), Modernism, Harmondsworth,
UK, Penguin Books, 1976, pp.19-55; Hassan, Ihab, The Postmodern Turn: Essays
2
rock et avant-garde. La discussion se limitera à vingt années de production
musicale, du milieu des années 1960 au milieu des années 1980. La période ainsi
définie débute avec les premiers échanges entre rock et avant-garde et couvre deux
cycles de création culturelle significatifs.
L’interface du rock et de l’avant-garde est abordée ici sous une double
perspective. Elle peut en effet être décrite dans un premier temps comme un pur
phénomène intertextuel — un jeu d’appropriation stylistique qui, du point de vue
d’un public acquis à l’expérimentation moderniste, pourrait ressembler à une pose
ou un effet de mode. J’aimerais cependant privilégier une hypothèse qui affecte
plus profondément la structure du domaine musical en question. Un segment
important de la musique rock a joué le rôle de ce que l’on pourrait appeler une
avant-garde populaire. Ce terme délibérément paradoxal désigne une pratique
artistique qui intègre dans les canaux de médiation de la culture de masse les
expérimentations esthétiques des avant-gardes (post)modernistes, brisant ainsi le
carcan élitiste de l’art expérimental du XXe siècle. Comme le dit John Cooper
Clarke, un poète anglais lié au mouvement punk, le rock a permis aux membres de
la classe ouvrière «d’accéder à des domaines tels que le surréalisme ou dada».4 Par
là même, il a rempli une des fonctions principales attribuées aux avant-gardes
postmodernes: la vulgarisation de l’expérimentation moderniste.5 Ce modernisme
vulgarisé ne s’est pas cantonné aux pratiques esthétiques: il s’est aussi fait sentir
dans la modification des styles de vie. La musique rock — comme, avant elle, le
jazz et l’art moderne en général — a permis la création de nouveaux
positionnements dans le champ social.
2. Avant-gardes psychédélique, Postpsychédélique, Punk, postpunk
Si l’on se risque à une périodisation du rock expérimental, quatre moments
principaux se dessinent entre les années 1960 et 1980: les périodes psychédélique,
postpsychédélique, punk et postpunk. La première couvre la deuxième moitié des
années 1960. On peut lui donner comme origine le moment où Bob Dylan se
convertit à la musique électrique (1965), et comme fin la mort de Jimi Hendrix
(1970). À part Dylan et Hendrix, les musiciens les plus connus qui y ont contribué
sont les Beatles, The Jefferson Airplane, Frank Zappa, The Grateful Dead, The
Doors, The Velvet Underground ou Pink Floyd à leurs débuts. Ces années
fondatrices ont vu s’affirmer la revendication d’un rock «progressif» ayant pour
but l’expérimentation musicale et scénique. L’époque postpsychédélique s’étend de
1970 jusqu’à l’apparition du punk vers 1975. Elle comprend des musiciens tels que
Pink Floyd dans sa maturité, Genesis, Yes, Emerson Lake and Palmer, Supertramp,
ou, selon les morceaux, Led Zeppelin.6 Comparé à l’atmosphère aventureuse de la
fin des années 1960, le postpsychédélisme représente un moment de stabilisation et
de professionnalisation — une forme de néoclassicisme. Ce n’est pas un hasard si
cette génération de musiciens a pris comme modèle la musique dite sérieuse, et
notamment la virtuosité des instrumentistes classiques. Ironiquement, malgré son
académisme affiché, le postpsychédélisme constitue une période de cooptation
commerciale: il marque le moment où le rock à prétention artistique devient un
produit de consommation de masse.
in Postmodern Theory and Culture, Columbus: Ohio State University Press, 1987,
pp.46-83, 91-92. 4 Clarke, John Cooper, «Interview», The New Musical Express, 7 juillet 1979, p.31,
citation traduite par Christophe Den Tandt. 5 Voir Hassan, Ihab, The Postmodern Turn, p.41, pp.91-95.
6 Le néologisme «postpsychédélique» me semble plus précis d’un point de vue
musical et chronologique que d’autres termes — art rock, rock progressif, ou
musique planante — qui ont été utilisés pour désigner cette période de la musique
populaire.
3
En revanche, les groupes punk (Iggy and the Stooges, The Damned, The
Ramones, The Sex Pistols, The Clash, Buzzcocks) opposèrent au
professionnalisme postpsychédélique une pratique musicale brute, énergique et en
principe accessible à des musiciens sans expérience préalable. Comme le dit Paul
Weller, chanteur et guitariste des groupes postpunk The Jam et The Style Council,
le but du punk était de «jeter» la mythologie et le style de vie du rock ’n’ roll «par
la fenêtre».7 Cette période d’énergie intense fut brève (de 1975 à 1977 en Grande
Bretagne). De par son caractère nihiliste, le punk n’avait pas pour vocation de
léguer un corpus musical à la postérité. Sa dynamique est en cela semblable au
dadaïsme. Le critique rock anglais Simon Reynolds souligne que le mouvement
prit fin, paradoxalement, avec la commercialisation du premier album des Sex
Pistols, le groupe phare de la scène punk britannique.8 Le postpunk, plus
constructif, s’est développé de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années
1980, avec des groupes tels que Public Image Ltd., Television, Devo, Wire, The
Talking Heads, XTC, Siouxsee and the Banshees, Joy Division, Cabaret Voltaire,
ou The Cure. Au contraire du postpsychédélisme, le postpunk ne s’est pas profilé
comme un avatar commercial du mouvement qui le précédait. John Lydon,
chanteur successivement des Sex Pistols et de Public Image Ltd., déclarait en 1978
que les groupes postpunk, comme les punks eux-mêmes, désiraient «changer le
business de la musique», mais «de manière plus habile, cette fois-ci»9 — c’est-à-
dire avec des meilleures capacités de résistance face à la cooptation médiatique. Si
certains groupes postpunk atteignirent le statut de vedettes (U2, The Cure), la
plupart ne quittèrent jamais le périmètre de la musique alternative.
Une telle périodisation, forcément schématique, ne rend pas compte des
continuités créatrices qui se sont développées indépendamment des limites des
mouvements successifs. Frank Zappa, associé au mouvement psychédélique, était
déjà actif en tant que musicien depuis la fin des années 1950. De même, en pleine
normalisation postpsychédélique, des musiciens tels que Robert Fripp, Brian Eno,
Gavin Bryars ou The Residents ont assuré la persistance de projets véritablement
novateurs. Les mêmes continuités caractérisent les structures qui sous-tendent la
création musicale — maisons de disque, producteurs, réseaux de distribution,
animateurs radio. La maison de disque Virgin, au début des années 1970,
commercialisait les productions postpsychédéliques de Mike Oldfield. A la fin de
la décennie, Virgin signa un grand nombre de groupes punk et postpunk (The Sex
Pistols, XTC, Magazine), défendant ainsi une musique en principe incompatible
avec ses premières productions. John Peel, l’animateur radio de la BBC spécialisé
en rock alternatif, aida à lancer la carrière de dizaines de groupes depuis le
psychédélisme jusqu’au milieu des années 1980. Il serait donc plus exact de dire
qu’à partir du milieu des années 1960, certains musiciens ont créé une position
inédite dans le champ culturel — la possibilité de pratiquer un rock expérimental
—, et que cette pratique fut réactivée avec plus ou moins d’assiduité par diverses
personnalités ou institutions pendant les décennies ultérieures.
Le développement chronologique interne de la musique rock doit, dans
notre perspective, être également inscrit dans le champ plus vaste du
postmodernisme. Nous verrons en effet que l’évaluation de l’impact artistique de la
musique rock est étroitement liée aux débats portant sur les avant-gardes
postmodernes. Il y a en fait deux manières de décrire les rapports du rock à ce
contexte culturel. D’une part, les premiers théoriciens du postmodernisme ont
7 Weller, Paul, «Interview», The New Musical Express, 25 décembre 1982, p.34,
citation traduite par Christophe Den Tandt. 8 Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again: Postpunk, 1978-1984, London,
Faber and Faber, 2005, p.5, citation traduite par Christophe Den Tandt. 9 Lydon, John, «Interview», The New Musical Express, 23 décembre 1978, p.22,
citation traduite par Christophe Den Tandt.
4
inclus l’ensemble du rock expérimental dans ce mouvement, car, en tant que
musique de masse à prétentions artistiques, il remplissait l’ambition postmoderne
de brouiller la frontière entre culture élitiste et populaire.10
D’autre part, il est plus
prudent de réserver le label postmoderne aux développements de la musique rock
— le punk et le postpunk — dont les pratiques sont spécifiquement semblables aux
manifestations du postmodernisme dans d’autres domaines (littérature, cinéma).
C’est d’ailleurs seulement dans les années 1980 que le terme postmoderne est entré
dans le discours de la musique rock, désignant soit la scène alternative postpunk,11
soit, dans un sens péjoratif, les vedettes de la culture vidéo des années 1980.12
3. Le rock expérimental comme art méta-industriel
S’il paraît simple de reconstituer le récit historique du rock expérimental, la
légitimité esthétique de cette pratique musicale semble moins facile à établir. Le
concept paradoxal d’avant garde populaire s’expose aux objections non seulement
des défenseurs du modernisme artistique mais aussi, de manière peut-être plus
surprenante, des musiciens rock et de leur public. Il règne en effet dans le champ
de la musique populaire elle-même une ambivalence, sinon une suspicion, vis-à-vis
de l’expérimentation artistique. D’un côté, les pratiques avant-gardistes semblent
découler de l’éthos de rébellion qui caractérise le rock depuis ses débuts.13
Le rock,
comme plusieurs critiques académiques l’ont remarqué, poursuit ce que Gilles
Deleuze et Félix Guattari appellent des «lignes de fuite» — un désir
d’émancipation infini.14
Dans un contexte qui en principe interdit d’interdire, les
musiciens se doivent de pratiquer des appropriations transgressives — des
emprunts à des domaines artistiques radicalement extérieurs à leur pratique
musicale initiale. C’est au nom de cet esprit d’émancipation que les Beatles —
dans «Love You To»15
et «Tomorrow Never Knows»16
— s’approprient les
instruments et les mélodies du raga indien, et qu’ils introduisent dans «Penny
Lane»17
un solo de trompette inspiré des concertos brandebourgeois de Jean
Sébastien Bach. Le même geste de transgression incite Frank Zappa et Captain
Beefheart à s’inspirer de la musique sérielle ou à adopter les stratégies dadaïstes de
l’anti-art.18
Cependant, ces gestes de transgression coexistent avec une thématique de
l’authenticité et du respect de la tradition, donnant voix à ce que Deleuze et
10
Voir Hassan, Ihab, The Postmodern Turn, p.41, p.94; Jameson, Fredric,
«Postmodernism and Consumer Society», in Foster Hal (éd.), The Anti-Aesthetic:
Essays on Postmodern Culture, Port Townsend, US, Bay Press, 1983, p.112. 11
Vers la fin des années 1980, MTV USA diffusait un programme intitulé
Postmodern MTV, consacré aux nouveautés du rock alternatif. 12
Voir Goodwin, Andrew, «Popular Music and Postmodern Theory», Cultural
Studies, vol. 5, no. 3, octobre 1991, pp.174-190; Goodwin, Andrew, «Music Video
in the (Post)Modern World», Screen, vol. 28, no. 3, été 1987, pp.36-55. 13
Voir Grossberg, Lawrence, We Gotta Get Out of This Place: Popular
Conservatism and Postmodern Culture, New York, Routledge, 1992, pp.178-79;
Pratt, Ray, Rhythm and Resistance: The Political Use of American Popular Music,
Washington, Smithsonian Institution Press, 1990, pp.139-40. 14
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille plateaux: Capitalisme et Schizophrénie
2, Paris, Minuit, p.15. Voir aussi Grossberg, Lawrence, We Gotta Get Out of This
Place, pp.48-53. 15
Beatles, The, «Love You To», in Revolver, London, EMI, 1966, LP PMC 7009. 16
Beatles, The, «Tomorrow Never Knows», in Revolver, London, EMI, 1966, LP
PMC 7009. 17
Beatles, The, «Penny Lane», in Magical Mystery Tour, Parlophone, 1967, CDP 7
48062 2. 18
Voir Miles, Barry, Frank Zappa, London, Atlantic Books, 2004, pp.24-25.
5
Guattari appellent le désir de «reterritorialisation» — la volonté d’ordre et de
clôture.19
Dès les années 1960, musiciens et journalistes ont définit certains champs
musicaux — le blues, le folk, la country and western — comme sources
privilégiées, sinon exclusives du rock, donc comme des domaines garantissant le
plus haut degré d’authenticité musicale. Intégrer d’autres influences — musique
classique ou contemporaine, musiques dites ethniques ou «du monde» — semble
dans cette perspective un égarement. Le premier album du groupe anglais Dire
Straits exprime clairement ce traditionalisme: ses chansons glorifient des styles du
passé («Sultans of Swing»)20
ou décrivent l’expérimentalisme artistique comme
une pose élitiste qui relègue dans l’ombre le travail des véritables artisans de l’art
(«In the Gallery»).21
La musique de Dire Straits, toute en virtuosité contrôlée,
incarne cet idéal artisanal. Dans un tout autre registre, les musiques les plus
violentes de la scène rock (heavy metal, punk) utilisent leur propre radicalisme
comme critère d’authenticité: les textures sonores brutes et intenses servent de
signes naturels d’un esprit de révolte qui est dépeint comme l’essence même du
genre, toujours en passe d’être trahi par un relâchement ou une hybridisation.
Au contraire des deleuziens, je ne crois pas qu’il faille condamner par
principe ces revendications d’authenticité: le désir de reterritorialisation manifeste
une aspiration légitime des musiciens à stabiliser la position qu’ils occupent dans le
champ culturel. En particulier, elles sous-tendent les mécanismes permettant à la
musique de structurer sa mémoire et ses critères de canonicité — mécanismes
auxquels l’art canonique (y compris expérimental) fait d’autre part massivement
appel.22
L’essentiel, du point de vue de la recherche, est d’être attentif à la
dynamique complexe d’un champ qui affirme simultanément sa volonté
émancipatrice et son attachement à une tradition. Cette complexité est perceptible,
par exemple, dans le geste par lequel les musiciens anglais du début des années
1960 (The Rolling Stones, The Animals, The Who) s’approprièrent le rhythm ’n’
blues américain (Muddy Waters, Elmore James, Bo Diddley). D’une part, il
s’agissait d’un acte de transgression privilégiant une musique ignorée tant par le
public britannique que par le public blanc américain. D’autre part, on y décèle une
revendication d’authenticité célébrant une tradition dépeinte comme porteuse de
valeurs éternelles.
Les partisans du haut modernisme (l’art expérimental élitiste) se sont
montrés, on s’en doute, infiniment plus sceptiques que les fans de rock quant au
potentiel d’expérimentation artistique des produits de l’industrie de la culture. Je ne
peux retracer ici les relations complexes qui opposent — mais aussi relient —
modernisme et culture populaire.23
Rappelons seulement que des artistes et
théoriciens majeurs du modernisme ont mesuré l’intégrité de l’art moderne en
partie par le fait que celui-ci parvenait à se couper radicalement de la culture de
masse. Theodor Adorno, un théoricien moderniste marxiste, fondateur de l’Ecole
de Francfort, a critiqué cette massification de la culture de manière aussi brillante
que peu nuancée. Prenant comme exemple la musique commerciale américaine des
années 1940, qu’il appelle péjorativement et abusivement «jazz»,24
Adorno
19
Deleuze, Gilles, et Guattari, Félix, Mille plateaux, p.17. 20
Dire Straits, «Sultans of Swing», in Dire Straits, Vertigo/Phonogram LP 6360
162, 1978. 21
Dire Straits, «In the Gallery», in Dire Straits, Vertigo, 1978, LP 6360 162. 22
Voir Den Tandt, Christophe, «Men at Work: Musical Craftsmanship, Gender,
and Cultural Capital in the Classic Rock Canon», in Christophe Den Tandt (éd.),
Reading Without Maps? Cultural Landmarks in a Post-Canonical Age: A Tribute
to Gilbert Debusscher, Bruxelles, P.I.E. - Peter Lang, 2005, pp.379-400. 23
Voir Jameson, Fredric, «Postmodernism and Consumer Society», pp.111-13 24
Adorno, Theodor W., «On Popular Music», in Storey, John (éd.), Cultural
Theory and Popular Culture: A Reader, New York, Harvester, 1994, p.208.
6
démontre que l’industrie de la culture est dominée par une logique complémentaire
de «standardisation»25
et de «pseudo-individualisation».26
Les grands succès du
«jazz», selon Adorno, ramènent inévitablement le public vers la même expérience
familière.27
Cependant, afin de préserver un semblant de créativité individuelle, ces
morceaux doivent camoufler leur propre standardisation. Pour ce faire, ils font
appel à des arrangements «audacieux», des notes «inquiètes», «sales», ou
«fausses»28
qui ne remettent pourtant pas en question l’homogénéité machiniste de
leur mode de production. Ce jeu entre norme commerciale et pseudo-transgression
a pour but de renforcer le ciment social:29
la culture de masse n’ignore pas
l’aspiration à la nouveauté, mais elle subordonne celle-ci à la satisfaction de rester
toujours en terrain sûr.30
Au contraire, les artistes qu’Adorno admire — les
musiciens modernistes de l’Ecole de Vienne, par exemple — n’hésitent pas à
mettre en danger la perfection de leur style par une confrontation avec l’expression
chaotique de la souffrance.31
Leur recherche d’une dissonance radicale fait
apparaître une vérité négative qui, pour Adorno, a valeur de jugement critique par
rapport au système social.32
Les arguments d’Adorno interpellent non seulement la musique populaire,
mais aussi l’ensemble du postmodernisme. Dans les années 1970, lorsque ce terme
fut introduit dans le vocable académique des pays anglophones, une controverse se
développa quant à la valeur des pratiques artistiques auxquelles il pouvait
s’appliquer. Les défenseurs du nouveau mouvement affirmaient que les avant-
gardes des années 1960 et 1970 présentaient un caractère ouvert et ludique qui leur
conférait l’attrait d’un expérimentalisme démocratique, contrebalançant l’élitisme
des grands artistes modernes. C’est précisément en raison de son caractère
spontanéiste que «le mouvement Hippie ... Woodstock [et] la musique rock»
étaient cités comme des pratiques emblématiques de la postmodernité.33
Au
contraire, dans les années 1960 et 1970, les partisans du modernisme élitiste —
Hilton Kramer, Daniel Bell — se rangeaient au point de vue d’Adorno: ils
affirmaient que les avant-gardes postmodernes n’offraient qu’une version abâtardie
des mouvements novateurs du début du 20e siècle.
34
Le débat prit un tour nouveau au milieu des années 1980, quand le
postmodernisme, initialement compris comme un nouveau stade de l’avant-garde,
fut redéfini comme étant la culture de la société de l’information.35
Il fallait donc
déterminer s’il était possible de discerner une valeur esthétique ou critique dans des
pratiques artistiques qui se compromettent constamment avec les structures de
médiation technologiques du capitalisme. Les vidéos musicales, qui connurent un
25
Ibidem, p.205. 26
Ibidem, p.208. 27
Ibidem, p.203. 28
Ibidem, p.209. 29
Ibidem, p.212. 30
Ibidem, p.209. 31
Voir Adorno, Theodor W., et Horkheimer, Max, Dialectic of Enlightenment,
London, Verso, 1997(1944), p.130. 32
Ibidem. 33
Hassan, Ihab, The Postmodern Turn, p.42, citation traduite par Christophe Den
Tandt. 34
Voir Hassan, Ihab, The Postmodern Turn, pp.217-18; Jameson, Fredric,
«Theories of the Postmodern», in Postmodernism, Or, The Cultural Logic of
Capitalism, Durham, Duke University Press, 1991, p.57, p.61. 35
Voir Jameson, Fredric, «Postmodernism, or the Cultural Logic of Late
Capitalism», New Left Review, vol. 146, no. 2, 1984, pp.59-92; Baudrillard, Jean,
Simulacres et Simulations, Paris, Editions Galilée, 1981, pp.9-68; Baudrillard,
Jean, Amérique, Paris, Grasset, 1986, pp.31-33.
7
développement spectaculaire avec la création de MTV en 1981, semblaient
incarner de manière caricaturale ce positionnement paradoxal de la culture
postmoderne. Une étude célèbre d’E. Ann Kaplan décrit le clip musical comme un
genre qui, dans un format intégralement soumis à la standardisation industrielle,
fait un recours constant aux procédés supposément novateurs du cinéma
moderniste.36
Les vidéos poussent donc à l’extrême la fusion entre culture
populaire, expérimentation artistique et capitalisme globalisé. Elles incarnent par là
même le cauchemar d’Adorno: la popularisation de l’avant garde par les canaux du
consumérisme.
Les vidéos musicales dépassent l’horizon de la présente étude. Cependant,
certaines observations formulées par Kaplan à leur égard peuvent être transposés
aux stades antérieurs du développement de la culture rock, donc à des époques où
pratiques musicales et normes industrielles étaient moins intimement fusionnées.
L’essai de Kaplan suggère en effet qu’il serait erroné de considérer les médiations
technocapitalistes comme un facteur externe à la dimension culturelle du rock
expérimental. On ne peut attendre de ce dernier qu’il rivalise avec des auteurs tels
que James Joyce, Marcel Proust ou Virginia Woolf, qui ont réussi à conquérir une
position autonome dans le champ littéraire. Au contraire, la contribution culturelle
majeure du rock expérimental a été d’ordre méta-industriel ou métacommercial: le
rock, comme l’écrit le sociologue de la musique populaire Simon Frith, «effectue
une critique de ses propres moyens de production».37
Il offre le spectacle de
négociations complexes entre contraintes industrielles et ambitions artistiques. Ces
transactions se jouent à deux niveaux. D’une part, elles concernent le statut que les
musiciens occupent dans l’industrie de la culture, en particulier leur relation vis-à-
vis des maisons de disque et des réseaux de distribution (travaillent-ils ou -elles
pour des labels indépendants ou pour des multinationales de la culture?). D’autre
part, dans leur dimension artistique, ces négociations déterminent la manière dont
les musicien(e)s peuvent s’approprier, subvertir, ou même abandonner les formats
de la musique commerciale (longueur des morceaux, texture sonore, choix entre
musique instrumentale ou vocale, thématique des textes).
C’est sous cette logique qu’il convient de comprendre l’évolution qui mène
du psychédélisme au postpunk. Selon ses ambitions esthétiques explicites, la
musique psychédélique (The Byrds, the Beatles, Jimi Hendrix, The Jefferson
Airplane) cherchait à reproduire l’expérience des drogues hallucinogènes, censées
favoriser une expansion de l’esprit. Sur le plan artistique, ceci amena les musiciens
du milieu de années 1960 à développer un surréalisme populaire — un choix
esthétique qui transparaît dans l’iconographie (affiches, pochettes de disque,
scénographie) et les pratiques musicales (effets sonores simulant les états de
conscience altérés, improvisations). Musiciens et public trouvaient dans le
mouvement d’André Breton le précédent prestigieux d’un courant artistique dont
les membres désiraient transfigurer le réel, y compris à travers l’expérience de la
drogue.38
D’un point de vue historique, le recours au surréalisme s’explique aussi
par l’influence du mouvement Beat (Allen Ginsberg, William Burroughs), encore
actif au début du psychédélisme, et donc à même de transmettre à la nouvelle
36
Voir Kaplan, E. Ann, Rocking Around the Clock: Music Television,
Postmodernism and Consumer Culture, New York, Routledge, 1987, pp.33-48. 37
Frith, Simon, Sound Effects: Youth, Leisure, and the Politics of Rock ’n’ Roll,
New York, Pantheon Books, 1981, p.11, citation traduite par Christophe Den
Tandt. 38
Voir Benjamin, Walter, «Surrealism», Reflections: Essays, Aphorisms,
Autobiographical Writings, New York, Shocken Books, 1978(1966), p.183, p.190;
Balakian, Anne, «Breton and Drugs», Yale French Studies, vol. 50, 1974, pp.95-
107.
8
génération d’artistes une esthétique spontanéiste compatible avec la dimension
libertaire de la musique rock.
Simultanément, ces emprunts à l’avant-garde historique expriment la
revendication d’une pratique artistique libérée des contraintes industrielles. Le
geste par lequel Bob Dylan se convertit à la musique électrique en 1965 illustre
cette dynamique de rupture. Le parcours de Dylan est complexe, il est vrai, car, au
départ, le chanteur se détacha non de l’industrie du disque, mais bien d’une
communauté artistique — la musique folk — qui avait elle-même réussi à s’assurer
un statut d’autonomie dans le champ culturel américain. La résistance au
commercialisme des musiciens folk avait cependant été acquise au prix d’une
orthodoxie sourcilleuse, restreignant le choix de l’instrumentation (musique
acoustique) et des textes (paroles traditionnelles ou politiquement progressistes).39
Dylan s’affranchit de ce carcan pour développer une musique en apparence plus
proche de l’industrie du disque (le public rock, en pleine Beatlemania, était en
pleine croissance), mais qui n’en transgressait pas moins les normes commerciales:
les morceaux électriques de Dylan sont longs, leurs paroles surréalistes ou
symbolistes sont obscures; au contraire des succès habituels du hit parade, ils ne
traitent ni de romances sentimentales ni de rébellion adolescente; leur texture
musicale s’appuie sur une coalition stylistique à l’époque inédite entre folk, blues
et rock ‘n’ roll.40
Quand il défendit ce répertoire sur scène, Dylan dut pendant un an
affronter non seulement le scepticisme de la presse, mais aussi les huées de son
propre public.
De même, mais dans un registre moins conflictuel, la commercialisation de
Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band41
des Beatles (1967), considéré comme le
premier album concept de l’histoire du rock, signale le désir d’échapper au format
fragmentaire du commerce du disque. Au lieu de servir de complément commercial
à un ou plusieurs hit singles, chacun limité à trois minutes, cet album s’impose
comme une oeuvre nécessitant une réception globale, semblable à celle de la
littérature ou de la musique sérieuse. Le poète beat Allen Ginsberg avait déjà perçu
cette ambition chez les Beatles, lorsqu’il remarqua à propos d’«Eleanor Rigby»,42
un morceau antérieur à Sgt. Pepper’s, que les musiciens anglais étaient parvenus à
intégrer un véritable texte de poésie lyrique dans un morceau musique populaire.43
Sur le plan musical, la revendication d’autonomie artistique des musiciens
psychédéliques s’exprima par le déploiement d’une virtuosité instrumentale et
d’une liberté créatrice comparables à celle des musiciens de jazz modernistes
(Charlie Parker, Miles Davis). Avant le psychédélisme, les instrumentistes de la
musique rock étaient tenus de se limiter à de courtes interventions, reprenant
souvent les thèmes du couplet ou du refrain. Jimi Hendrix, le musicien le plus
aventureux de la deuxième moitié des années 1960, s’affranchit de ces normes avec
le plus de panache. Dans ses oeuvres les plus radicales («Moon, Turn the Tides ...
Gently Gently Away»,44
«Voodoo Chile, Slight Return»),45
Hendrix abolit les
39
Voir Marcus, Greil, Invisible Republic: Bob Dylan’s Basement Tapes, London,
Picador, 1998 (1997), pp.21-23. 40
Voir Dylan, Bob, Highway 61 Revisited, CBS, 1966, LP S 62572 CS 9189. 41
Beatles, The, Sgt Pepper’s Lonelyhearts Club Band, Parlophone, 1967, CDP 7
46442 2. 42
Beatles, The, «Eleanor Rigby», Revolver. London, EMI, 1966, LP PMC 7009. 43
Ginsberg, Allen, «Interview», in Espar, David, McCabe, Daniel, Bippart, Vicky
(réals.), «So You Want to Be a Rock and Roll Star», documentaire télévisé, in
Dancing in the Streets: A History of Rock and Roll, cassette VHS, London, BBC
Worldwide, 1998(1996). 44
Jimi Hendrix Experience, The, «Moon, Turn the Tides ... Gently Gently Away»,
in Electric Ladyland, Polydor, 1968, LP 2310270 C 2657-012.
9
distinctions conventionnelles entre couplet et refrain et laisse sa virtuosité
s’exprimer d’un bout à l’autre du morceau.
Enfin, les aspirations à l’autonomie artistique s’exprimèrent par le canal de
la scénographie psychédélique. Les groupes expérimentaux de la fin des années
1960 s’approprièrent la pratique du spectacle total, un programme esthétique
d’origine wagnérienne qui eut une influence décisive sur un grand nombre d’avant-
gardes théâtrale du vingtième siècle.46
Pendant la première décennie du rock ‘n’
roll (1955-65), les concerts suivaient encore la logique du music hall: plusieurs
artistes partaient en tournée et jouaient un répertoire court, visant principalement à
assurer la promotion des singles commercialisés au moment de la tournée. Les
groupes qui se démarquèrent le plus explicitement de cette pratique — The Velvet
Underground aux Etats-Unis, Pink Floyd en Grande Bretagne — le firent dans le
contexte de happenings mettant en jeu des moyens d’expression multiples. En
février 1966, The Velvet Underground entamèrent une collaboration avec Andy
Warhol, qui donna lieu à un spectacle multimédia intitulé «The Exploding Plastic
Inevitable».47
Les membres du groupe y développaient des improvisations
musicales au sein d’une scénographie qui incluait des danseurs, des projections de
diapositives et de films, des éclairages kaléidoscopiques et stroboscopiques, ainsi
que des appels à la participation du public. Quelques mois plus tard, Pink Floyd se
firent un nom au sein de la scène underground londonienne grâce à des concerts qui
mélangeaient des standards du rhythm ‘n’ blues et des improvisations
psychédéliques, et lors desquels les musiciens étaient visuellement recouverts par
des projections d’énormes diapositives kinétiques. La texture mobile de celles-ci,
constituée d’une dispersion de bulles en mouvement, était produite par de l’huile
ou des gels chauffés artisanalement entre deux lames de verre par une lampe à
souder.48
Le passage au postpsychédélisme intervint au moment où les innovations
introduites sur le mode de l’improvisation se révélèrent compatibles avec de
nouvelles pratiques commerciales. Cette transition fut d’autant plus discrète que,
même pendant la deuxième moitié des années 1960, il n’y eut pas de coupure
complète avec l’industrie du disque: Pink Floyd, à leur début, produisirent des
chansons novatrices («See Emily Play»; «Arnold Layne»), mais cependant
assimilables par les palmarès commerciaux. Dans ce contexte, il n’y avait pas lieu
de soupçonner une cooptation honteuse dans le fait que certains albums
(post)psychédéliques — Dark Side of the Moon de Pink Floyd, par exemple (1973)
— se maintiennent dans les hit-parades littéralement pendant des années, offrant
ainsi à l’industrie du disque des ressources de rentabilité inédites pour des produits
pourtant nimbés de l’aura de la contre-culture. Ces oeuvres des années 1970
semblaient mener à la perfection les ambitions esthétiques du psychédélisme: elles
affichaient, une cohérence musicale remarquable, elles offraient aux musiciens la
liberté de développer des compositions quasi-symphoniques et leurs pochettes
servaient de vitrine à des innovations graphiques. De même, lorsque les groupes
postpsychédéliques donnaient des concerts devant des auditoires toujours plus
grands, au moyen de dispositifs d’amplification et de scénographie de plus en plus
45
Jimi Hendrix Experience, The, «Voodoo Chile, Slight Return», in Electric
Ladyland, Polydor, 1968, LP 2310269 D 2657-012. 46
Voir Debusscher, Gilbert, De Decker, Jacques, van Crugten, Alain, «Théâtre», in
Weisgerber, Jean (éd.), Les avant-gardes littéraires du XXe siècle, Vol II,
Budapest, Akadémia Kiadó, 1984, p.838. 47
Voir Heylin, Clinton, From the Velvets to the Voidoids: A Pre-Punk History for
a Post-Punk World, New York, Penguin Group, 1993, p.17. 48
Voir Harris, John, The Dark Side of the Moon: The Making of Pink Floyd’s
Masterpiece, London, HarperCollins, 2005, p.24; Mason, Nick, Inside Out: A
Personal History of Pink Floyd, London, Phoenix, 2005(2004), p.50.
10
impressionnants, ils semblaient développer de manière légitime les innovations de
la fin des années 1960.
C’est précisément dans le développement de la technologie que l’on décèle
la logique économique du processus de professionnalisation qui s’imposa au début
des années 1970. Le mode de production musicale postpsychédélique est une forme
rationalisée des expérimentations développées au milieu des années 1960 entre
autres par les Beatles et leur producteur George Martin lors de la création de Sgt.
Peppers (1967), par les Beach Boys lors de l’enregistrement de Pet Sounds (1966)
ou par Jimi Hendrix lors des sessions d’Electric Ladyland (1968). Pendant ces
années charnières du psychédélisme, les musiciens et leurs producteurs inventèrent
l’enregistrement multipiste et reconnurent la nécessité de se réserver des sessions
de travail bien plus longues que les quelques jours alloués aux albums du début de
la décennie.49
Cependant, ce qui était une aventure créatrice au milieu des années
1960 devint une norme professionnelle quelques années plus tard, quand les studios
les mieux équipés adoptèrent l’enregistrement analogique sur 24 pistes, un outil
superbe techniquement mais nécessitant des investissements énormes. A la même
époque, les tournées prirent l’allure d’expéditions militaires, amenant les musiciens
à se vanter du nombre de semi-remorques requis pour le transport de leur
matériel50
. Cette escalade technologique entraîna une clôture de la profession: seuls
des groupes jouissant d’un soutien financier considérable de la part de leur maison
de disque pouvaient envisager d’enregistrer et de donner des concerts selon des
normes de qualité élevée, considérées maintenant comme allant de soi. Dans une
déclaration célèbre, Robert Fripp, le guitariste de King Crimson, compara la scène
rock du milieu des années 1970 à un troupeau de «dinosaures».51
Fripp décida de
dissoudre provisoirement son propre groupe afin d’échapper à ces contraintes. Sa
réaction confirme que l’autonomie offerte par la scène postpsychédélique avait peu
à voir avec une liberté créatrice en rupture avec la logique économique. Elle
ressemblait plutôt au statut privilégié de travailleurs hautement qualifiés dans une
profession protégée.
Le professionnalisme postpsychédélique fut une des cibles principales de
l’esthétique brute de la musique punk. Pour être plus précis, deux dimensions
concurrentes coexistaient au sein de ce mouvement d’insurrection musicale. D’une
part, dans le contexte de la crise de la fin des années 1970, les punks exprimaient
une revendication d’authenticité — un retour à une musique violente aux accents
prolétariens, supposément plus fidèle à l’essence du rock ’n’ roll.52
D’autre part, le
punk se profilait comme une avant-garde postmoderne, menant ce que l’on pourrait
appeler une guérilla métaculturelle contre l’appareil médiatique. Par des
provocations systématiques — des «machinations»,53
comme le dit Malcolm
McLaren, le manager des Sex Pistols —, les musiciens punk cherchaient à la fois à
mettre en lumière et à contourner les mécanismes des institutions culturelles et
commerciales — maisons de disques, médias, establishment musical
postpsychédélique. Ainsi, la contribution la plus marquante des Sex Pistols n’est
49
Voir Martin, George, «Record Production», in Martin, George (éd.), Making
Music: The Guide to Writing, Performing, and Recording, London, Pan Books,
1983, p.271. 50
Voir Torker, Frank, «Peter Watts, Road Manager interviewed by Frank Torker»,
in Pink Floyd, The Dark Side of the Moon, partition musicale, London, Pink Floyd
Music Publishers, s.d., p.11; Mason Nick, Inside Out: A Personal History of Pink
Floyd, p.210. 51
Hage, Juriaan, «Robert Fripp Interview», 10 février 1999, date de consultation
30 janvier 2007, <http://www.cs.uu.nl/~jur/interviews/fripp.100299.html>. 52
Voir Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again, p.xvii. 53
McLaren, Malcolm, «Interview», The New Musical Express, 9 août 1980, p.26,
citation traduite par Christophe Den Tandt.
11
pas de nature musicale, mais bien d’ordre métamédiatique. Leur musique, comme
celle de beaucoup d’autres groupes punk, a une valeur parodique: par sa simplicité,
elle ridiculise les ambitions artistiques de la génération précédente. De même,
Malcolm McLaren tourna en dérision la pratique des tournées de promotion en
organisant des concerts dans des lieux où l’insuccès du groupe était garanti: au lien
de faire jouer les Pistols à New York, haut lieu du punk américain, McLaren les
envoya dans le sud des USA se mesurer à des publics de country and western et de
heavy metal.54
Dans la même logique, mais avec un résultat inverse, le plus grand
exploit des Pistols consiste à avoir réussi à placer en première place du hit parade
britannique un morceau («God Save the Queen»)55
qui était interdit de diffusion à
la BBC et banni des ventes dans les grandes chaînes de magasins de disques. La
semaine où «God Save the Queen» accédait à la première place — en pleine année
de Jubilé d’Elizabeth II — on pouvait voir, en tête des palmarès affichés par les
grandes surfaces, un espace blanc — révélant par là même la censure qui régissait
l’industrie du disque.56
Le mouvement postpunk émergea à la fin des années 1970 lorsque des
musiciens liés à la scène punk désirèrent développer une pratique expérimentale
qui aille au delà de la simple provocation, mais qui tienne cependant compte de la
critique de l’establishment musical élaborée par leurs prédécesseurs immédiats. Les
groupes postpunk adoptèrent donc un positionnement vis-à-vis de l’industrie du
disque que l’on peut qualifier d’interstitiel ou d’alternatif, compatible avec le
discours postmoderne qui favorise les structures fluides et minoritaires.57
Dans de
nombreuses interviews, les musiciens postpunk expriment le désir d’échapper aux
catégorisations commerciales: Howard Devoto, chanteur de Magazine, déclara
n’avoir jamais eu «le sentiment d’appartenir à la scène rock»,58
un positionnement
revendiqué également par Daniel Miller, manager du label postpunk Mute
Records.59
Sur le plan musical et iconographique, la méfiance des musiciens
postpunk envers la machine promotionnelle et leur refus du professionnalisme les
amenèrent à produire une musique minimaliste et ironique, et à cultiver une image
publique discrète, en retrait des manifestations habituelles du vedettariat.60
«Nous
n’avons pas d’image», reconnaissait Robert Smith, chanteur de The Cure en 1979,
quelques années avant que le groupe ne devienne une des attractions les plus
populaires des années 1980.61
Ce parti pris d’impersonnalité se remarque sur les
pochettes des quatre premiers albums de The Cure: celles-ci n’affichent que des
photographies graphiquement brouillées, qui rendent les musiciens visuellement
inidentifiables et inversent donc la fonction publicitaire habituelle de ces images.62
54
Voir Thomson, Hugh, Smith, Yvonne, Letts, Don (réals.), «No Fun»,
documentaire télévisé, in Dancing in the Streets: A History of Rock and Roll,
cassette VHS, London, BBC Worldwide, 1998. 55
Sex Pistols, The, «God Save the Queen», Never Mind the Bollocks, Virgin
Records, 1977, LP 25593 XOT 56
Voir Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again, p.4. 57
Voir Deleuze, Gilles, et Guattari, Félix, Mille Plateaux, p.33; Foucault, Michel,
«Power and Strategies», in Power/ Knowledge: Selected Interviews and Other
Writings 1972-1977, New York, Harvester Wheatsheaf, 1980, pp.142-43. 58
Devoto, Howard, «Interview», The New Musical Express, 2 décembre 1978,
citation traduite par Christophe Den Tandt. 59
Miller, Daniel, «Interview», The New Musical Express, 2 mai 1981, p.32,
citation traduite par Christophe Den Tandt. 60
Voir Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again, pp.95-98. 61
Smith, Robert, «Interview», The New Musical Express, 6 octobre 1979, p.27,
citation traduite par Christophe Den Tandt. 62
Cure, The, Three Imaginary Boys, Fiction Records, 1979, LP 2383 539; Cure,
The, Seventeen Seconds, Fiction Records, 1980, LP 2442 174; Cure, The, Faith,
12
De même, les disques commercialisés par le label alternatif Factory ne présentaient
en général aucune image de musicien, et étaient parfois même dépourvus des
indications de base permettant d’identifier le produit (absence d’affichage du nom
du groupe sur l’avant de la pochette; absence de liste de morceaux sur la pochette
arrière).
Sur le plan économique, le postpunk s’est caractérisé par la consolidation
d’un réseau de production et de distribution alternatif à travers des firmes de
disques telles que Fast Product, Stiff, Fiction, Mute, ou Factory Records, et des
distributeurs tels que Rough Trade.63
Cette évolution s’appuyait, il est vrai, sur des
précédents importants. Chaque période créatrice de l’histoire du rock ’n’ roll —
années 1950, psychédélisme, punk — a été portée en partie par les efforts de
producteurs indépendants, de telle sorte que l’histoire économique de cette
musique peut se raconter sous la forme d’un conflit entre petits et grands
producteurs, ponctué de périodes de cooptation.64
Le postpunk se distingue de ces
précédents par le fait d’avoir donné à la scène musicale alternative une autonomie
durable. Les labels indépendants des années 1950 et 1960 — Sun Records ou
Tamla Motown — souscrivaient fondamentalement au même projet que les
grandes firmes de disque: lancer des vedettes. Au contraire, les labels postpunk
envisageaient leur autonomie comme une conquête politique: «nous sommes
politisés dans notre propre mode d’organisation» déclarait Geof Travis, manager de
Rough Trade, en 1979.65
Cet engagement marquait la résolution de commercialiser
des produits qui restaient minoritaires par rapport au marché du disque.
L’appartenance à la scène autonome était un élément clé de l’image que les
musiciens postpunk voulaient présenter à leur public. Siouxsee and the Banshees
durent se justifier laborieusement auprès de leurs fans lorsque, au lieu de s’orienter
vers un label indépendant, ils signèrent un contrat avec une grande firme de disque.
De même, à partir des années 1980, certains magasins de disques réservèrent des
rayons spécifiques pour les productions indépendantes, marquant ainsi l’émergence
d’un champ musical défini à la fois par son esthétique et ses pratiques
économiques.
4. Rock expérimental et émancipation
On discerne bien sûr une dynamique d’émancipation dans le processus qui permet
aux musiciens et au public rock de se positionner vis-à-vis de l’industrie des
médias en revendiquant des choix esthétiques (post)modernistes. Ce potentiel
libérateur ne doit cependant pas être surestimé. Comme l’indique Fredric Jameson,
la dimension «utopienne»66
de la culture de masse est circonscrite par des
«structures de cooptation»: les gestes d’émancipation se heurtent à des barrières
idéologiques et sociales.67
Définir avec précision la manière dont ces contraintes
idéologiques pèsent sur la culture rock nécessiterait d’examiner des paramètres
multiples — tranches d’âge, classes sociales, groupes ethniques. Deux axes ont,
Fiction Records, 1981, LP 2383 605; Cure, The, Pornography, Fiction Records,
1982, LP 2383 639 LP. 63
Voir Reynolds, Simon, Rip It Up and Start Again, pp.103-107. 64
Voir Peterson, Richard A., et Berger, David G, «Cycles in Symbol Production:
the Case of Popular Music», in Frith, Simon, et Goodwin, Andrew (éds.), On
Record: Rock, Pop and the Written Word, London, Routledge, 1990, pp.147-53. 65
Travis, Geof, «Interview», The New Musical Express, 10 février 1979, p.23
citation traduite par Christophe Den Tandt. 66
Jameson, Fredric, «Reification and Utopia in Mass Culture», in Signatures of the
Visible, New York, Routledge, 1992, p.27, citation traduite par Christophe Den
Tandt. 67
Jameson, Fredric, «Reification and Utopia in Mass Culture», p.25, citation
traduite par Christophe Den Tandt.
13
cependant, une pertinence particulière pour notre propos: le genre et les rôles
sociaux liés au marché du travail. D’une part, le rock véhicule les aspirations de
sujets qui, majoritairement, acceptent de se définir selon des normes masculines.
Dans ce champ culturel, les femmes, en tant que musiciennes ou fans, ont
traditionnellement été reléguées à des rôles subalternes. Cette logique
discriminatoire a fait l’objet de nombreuses études, et il n’est pas possible ici de
passer en revue tous ses aspects.68
Notons en bref que le caractère masculin de la
culture rock s’exprime à la fois dans la teneur explicite de son discours libertaire et
dans les pratiques concrètes qui lui ont permis de se construire. Comme d’autres
domaines de la culture anglo-américaine (les récits de la conquête de l’Ouest;
l’existentialisme d’Ernest Hemingway ou de Jack Kerouac), la culture rock déploie
un projet d’émancipation qui permet à des sujets masculins de s’insurger contre un
conformisme social auquel s’attachent des connotations maternantes et
infantilisantes.69
Simultanément, les mécanismes de transmission de la musique
rock — apprentissage musical, définition des critères d’authenticité et de
canonicité — s’élaborent au sein de peer-groups masculins (groupes de musiciens,
magasins de disques ou d’instruments, studios d’enregistrement) qui perpétuent
une logique d’exclusion.
D’autre part, j’ai indiqué dans des recherches antérieures que, au sein de ce
périmètre masculin, les aspirations à l’autonomie s’expriment par la négociation
d’identités définies en fonction du monde du travail.70
. Des sociologues du genre
— Lynn Segal, Robert Connell — ont montré que la vie professionnelle, avec ses
inégalités hiérarchiques mais aussi ses zones d’émancipation, sert de terrain de
définition pour des identités genrées: différentes fonctions professionnelles
génèrent différents profils masculins ou féminins, dotés de plus ou moins de
pouvoir ou d’autonomie.71
La culture populaire anglo-américaine a relayé ce
mécanisme de construction du genre en élaborant des récits — les westerns, les
fictions policières — qui offrent à leur public des modèles d’identification liés à la
vie professionnelle — le cowboy détaché du tissu social, le détective privé qui
maintient son autonomie dans le monde urbain, le procureur et l’avocat piégés
entre intégrité personnelle et vérités officielles.72
La musique rock s’inscrit dans
68
Voir McRobbie, Angela et Garber, Jenny, «Girls and Subcultures», in Hall,
Stuart et Jefferson, Tony (éds.), Resistance through Rituals, London, Routledge,
1991(1976), pp.209-222; Frith, Simon et McRobbie, Angela, «Rock and
Sexuality», Screen Education, vol. 29, hiver 1978-79, pp.3-19; Bayton, Mavis,
«Women and the Electric Guitar», in Whiteley, Sheila (éd.), Sexing the Groove:
Popular Music and Gender, London, Routledge, 1997, pp.37-49; Coates, Norma,
«(R)evolution Now? Rock and the Political Potential of Gender», in Whiteley,
Sheila (éd.), Sexing the Groove: Popular Music and Gender, », pp.50-64; Pratt,
Ray, «Women’s Voices, Images, and Silences», in Rhythm and Resistance, pp.143-
74; Reynolds, Simon et Press, Joy, The Sex Revolts: Gender, Rebellion and Rock
’n’ Roll, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1995. 69
Voir Reynolds, Simon et Press, Joy, The Sex Revolts, pp.2-18. 70
Voir Den Tandt, Christophe, «Men at Work: Musical Craftsmanship, Gender,
and Cultural Capital in the Classic Rock Canon», pp.379-400; Den Tandt,
Christophe, «From Craft to Corporate Interfacing: Rock Musicianship in the Age
of Music Television and Computer-Programmed Music», Popular Music and
Society, vol. 27, no. 2, 2004, pp.139-160. 71
Segal, Lynne, Slow Motion: Changing Masculinities, Changing Men, New
Brunswick, NJ, Rutgers UP, 1990, p.94-96. Voir aussi Connell, Robert, W.
Masculinities, Berkeley, University of California Press, 1995, pp.93-102. 72
Pour le western, voir Wright, Will, Sixguns and Society: A Structural Study of
the Western, Berkeley, University of California Press, 1975, pp173-75; pour le
14
cette tradition en offrant à ses fans soit le spectacle d’un travail non aliéné (le
musicien comme artisan autonome), soit la perspective d’une transcendance
radicale des contraintes professionnelles. Ce dernier positionnement s’obtient soit
par une révolte politico-sociale (le profil du rebelle, à la limite de la délinquance),
soit par la recherche d’une liberté artistique inconditionnée (le profil du génie
artistique). En revanche, la pratique musicale peut aussi faire miroiter une identité
managériale exprimant le fantasme de conquérir un rôle dominant au sein
l’industrie de la culture.
Dans la pratique musicale, ces profils professionnels genrés se déploient de
manière complexe: certains groupes de musiciens mobilisent plusieurs rôles
simultanément (artisanat et rébellion, par exemple) ou privilégient un profil ou
l’autre à différents stades de leur carrière. Schématiquement, on peut considérer
que les musiciens psychédéliques — Jimi Hendrix ou Jim Morrison — ont endossé
le profil du génie artistique. Au contraire, leurs successeurs postpsychédéliques
(Pink Floyd au milieu des années 1970), par leur culte de la technicité musicale,
aspiraient au statut d’artisans autonomes — un profil cependant contredit par leur
succès commercial, qui leur conférait objectivement une identité managériale. Le
punk était d’une part un mouvement de rebelles, mais d’un autre côté un avatar
postmoderne de l’idéal du génie inconditionné: la manipulation délibérée des
médias pratiquée par les musiciens punk exprimait le désir de transcender les rôles
professionnels institués — y compris les rôles de l’industrie de la culture — par le
biais de la démystification. Le postpunk offre en revanche un compromis paradoxal
entre artisanat et création inconditionnée: les musiciens de ce mouvement
cherchaient à éviter la cooptation qui guette à la fois les artisans et les génies
musicaux en déployant une technique musicale appliquée mais modeste, et en
gardant une conscience aiguë de leur positionnement médiatique. Leur pratique
ressemble, à cet égard, à une version distanciée de l’art brut, ou à la peinture naïve.
Au total, ces négociations identitaires ont pour enjeu la construction d’une
masculinité alternative: elles ont permis l’élaboration d’identités genrées qui
rejettent ou qui se réapproprient de manière non conventionnelle les supports
traditionnels de la masculinité (rivalité professionnelle et sportive, hiérarchie
militaire),73
Cet aspect de la fonction de la musique rock s’illustre concrètement
dans la biographie de nombreux artistes. Des musiciens américains tels que Lou
Reed, la cheville ouvrière du Velvet Underground, et Frank Zappa étaient des
adolescents excentriques cultivant des enthousiasmes culturels (existentialisme,
jazz expérimental, musique contemporaine) en rupture avec les centres d’intérêts
d’adolescents du même âge74
En Grande-Bretagne, les musiciens rock ont pu
développer ce type de trajectoire personnelle dans un cadre institutionnel
spécifique — l’enseignement artistique secondaire ou universitaire (Art Schools et
Art Colleges) dont sont issus un grand nombre d’artistes des années 1960: Keith
Richards (Rolling Stones), Eric Clapton, Jimmy Page (Led Zeppelin), Roger
Waters et Nick Mason (Pink Floyd). Même si les musiciens ont rarement été des
recrues modèles de ces institutions, ils y ont trouvé un espace d’épanouissement
personnel anticonformiste, tout en y intégrant des intérêts culturels qu’ils
n’auraient pu rencontrer ailleurs.
Ces parcours individuels suggèrent que l’autonomie gagnée par les
musiciens dans le domaine culturel permet la reconfiguration des aspects
psychologiques et sociaux de leur identité: l’expérimentation artistique rend
roman policier, voir Mandel, Ernest, Meurtres exquis: histoire sociale du roman
policier, Montreuil, PEC, 1986. 73
Voir Segal, Lynne, Slow Motion: Changing Masculinities, Changing Men, p.94;
Connell, Robert, W. Masculinities, p.93 74
Voir Miles, Barry, Frank Zappa, pp.21-30; Heylin, Clinton, From the Velvets to
the Voidoids, pp.4-10.
15
légitime l’exploration et l’élaboration de rôles sexuels en dehors des normes en
vigueur. Il est symptomatique que cette logique d’émancipation rappelle la
dynamique du modernisme historique. En effet, un des apports majeurs de l’art
expérimental de la fin du 19e et du début du 20
e siècle a été l’exploration et la
légitimation de modes de vie alternatifs, revendiqués à la fois dans les oeuvres
elles-mêmes et dans la redéfinition de la fonction d’artiste. Cette révolution du
mode de vie, qui inclut la contestation de la moralité sexuelle, a donné lieu, d’une
part, à la longue chaîne de procès pour censure dont l’art expérimental a fait l’objet
(Baudelaire, Gustave Flaubert, D.H. Lawrence, James Joyce, Henry Miller, Nagisa
Oshima). D’autre part, elle a servi de base au déploiement d’une utopie — la
définition de la sphère artistique comme domaine autonome du champ social,
libérée des contraintes de l’économie et de la discipline moralisatrice.75
C’est ce
même désir d’émancipation — limité, comme nous l’avons indiqué, par
d’importantes structures de «contènement» — que l’on remarque dans l’évolution
biographique des musiciens rock. A partir de la fin des années 1960, ceux-ci
affichaient des comportement tels que la bisexualité (David Bowie, Lou Reed),
l’androgynie hétérosexuelle (Rolling Stones), ou, simplement, le don juanisme
hétérosexuel qui fait partie du stéréotype du vedettariat musical. Simultanément les
structures culturelles et sociales qui ont encadré et soutenu la pratique de la
musique rock — clubs, concerts, festivals, stations de radio — ont défini un espace
qui a permis le développement de ces comportements anticonformistes. Cette
logique quasi-territoriale de la contre-culture est particulièrement visible aux États-
Unis, où, plus qu’en Europe, des institutions prêchant une morale conservatrice
contrôlent d’assez vastes segments du champ social et médiatique, et invitent donc
la définition de ce que l’on pourrait appeler un contre-territoire. Dans un tel
contexte, on perçoit clairement que ce qui peut être perçu comme une transgression
artistique et culturelle va de pair avec un positionnement social alternatif.
C’est précisément parce que la musique rock a défini, au sein d’un media
de masse, un espace où il était possible de combiner l’exploration de choix
artistiques novateurs, l’élaboration de nouveaux profils comportementaux, et la
recherche d’autonomie par rapport aux structures professionnelles et sociales
qu’elle a joué son rôle d’avant-garde populaire. Il convient bien sûr de nuancer
cette évaluation optimiste en soulignant que l’émancipation ainsi acquise paraît
constamment compromise par le statut de media de masse de la musique rock, un
positionnement qui détermine à la fois le sexisme structurel de son discours et sa
dépendance économique vis à vis de l’industrie des loisirs. Cependant, cette
remarque ne prend tout son sens que si l’on tient compte du fait que le modernisme
canonique lui-même n’a pu se développer en dehors de tout contènement
idéologique, et n’a donc pas pu pleinement développer l’utopie émancipatrice dont
il se voulait le véhicule.
Liste des ouvrages cités
Adorno, Theodor W. «On Popular Music», in Cultural Theory and Popular
Culture: A Reader, Storey, John (éd.), New York, Harvester, 1994, pp.202-
14
Adorno, Theodor W. et Horkheimer, Max, Dialectic of Enlightenment, London,
Verso, 1997(1944).
Balakian, Anne, «Breton and Drugs», Yale French Studies, vol. 50, 1974, pp.95-
107.
Baudrillard, Jean, Amérique, Paris, Grasset, 1986.
75
La création de la sphère artistique autonome à partir du milieu du 19e siècle est
l’objet de la sociologie de l’art de Pierre Bourdieu. Voir Bourdieu, Pierre, Les
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