Post on 04-Mar-2023
Colin Gordon
La réception de l’Histoire de la folie chez les historiens et
les géographes : l’exemple anglo-saxon.
Depuis quarante ans, l’Histoire de la Folie de Michel Foucault
a été dans les pays anglophones un livre à la fois très
connu et très méconnu. Très connu, à cause des enjeux
politiques autour de la psychiatrie et de
l’antipsychiatrie, de la constitution d’un domaine de
recherche historique inédit sur le statut de la folie
dans la société, et d’une certaine atmosphère culturelle
qui lui était favorable. Pour toutes ces raisons, le
livre a acquis le statut de classique. Mais un classique
en même temps largement et durablement méconnu, pour la
simple raison que la traduction parue en 1965 sous le
titre Madness and Civilisation était un abrégé, contenant
moins de la moitié du texte français de 1961. Malgré le
succès immense et croissant depuis trente ans de l’œuvre
de Foucault en langue anglaise, il a fallu attendre 2006
pour qu’une traduction intégrale de son premier grand
travail voie le jour1. Ce fait banal et rarement discuté
1 Michel Foucault, History of Madness, Foreword by Ian Hacking,Jonathan Murphy and Jean Khalfa (trans.), London, Routledge, 2006.La précédente traduction avait été faite sur la version abrégée de1964, légèrement augmentée : Madness and Civilization: A History of Insanity in theAge of Reason, Introduction by David Cooper, Richard Howard (trans.),New York, Vintage Books, 1965.
a eu pour conséquence que tout un monde de savants et
d’universitaires s’est prononcé pendant des décennies
sur les forces et les faiblesses de l’apport foucaldien
au savoir historique, en ignorant remarquablement le
contenu intégral du texte : la plus grande partie de ses
citations et de son appareil bibliographique étant
absents de l’édition anglaise. Même aujourd’hui, nous
attendons toujours une évaluation sérieuse de l’ouvrage
par un historien anglophone dont on soit sûr qu’il ait
lu le texte en entier.
Déjà en 1972, dans sa préface à la deuxième édition
française, Foucault faisait remarquer que les livres ont
une carrière et un destin indépendants de la volonté et
de l’intention de leur auteur2. En reconnaissant ce fait
à propos de son propre livre, il renonçait, comme
auteur, à prétendre dicter la façon dont son texte
devait être compris et utilisé. Habent sua fata libelli – les
livres ont leur destinée. Remarque qui, au regard des
événements politiques et culturelles en France et dans
d’autres pays, entre 1961 et 1972, avait une évidente
pertinence. Et elle la conserve encore aujourd’hui, si
l’on considère les errements et la fortune de ce livre
dans une large zone linguistique du monde depuis
quarante ans : le monde anglophone.
2 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p.9-11.
En Angleterre, le livre fut traduit sur le conseil d’un
anti-psychiatre célèbre, Ronald Laing (1927-1989), et
préfacé par le non moins célèbre, David Cooper (1931-
1986). Quelques années auparavant, en France, le même
livre avait été reçu avec chaleur et sérénité par les
plus grands historiens, tel Robert Mandrou, saluant dans
la revue Les Annales, un auteur « à la pointe de
recherches qui le passionnent et qui nous
passionnent »3. Mais pour les historiens anglais
quelques années plus tard, et parfois même jusqu’à
aujourd’hui, la discussion sur la qualité scientifique
du livre était irrémédiablement liée à sa qualité
supposée de pamphlet ou d’écrit polémique.
Foucault s’est refusé à être « le monarque des choses
[qu’il avait] dites4 », mais il n’a pas prétendu qu’un
livre – y compris le sien – ne pouvait pas être mal
compris. On verra donc ci-dessous quelques reproches
majeurs faits par des historiens anglophones au travail
de Foucault, et en quoi ces lectures peuvent être en
partie erronées, mais aussi – ce qui est plus
intéressant – la raison pour laquelle l’analyse
historique de Foucault a pu être durant si longtemps
difficilement recevable pour une certaine culture
3 Robert Mandrou, « Trois clefs pour comprendre la folie à l'époqueclassique », in Annales ESC, Juillet-Août 1962, p.761-773.4 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p.10.
historienne. Plus étrange encore : c’est parfois pour
les mêmes raisons que l’analyse de Foucault est
aujourd’hui favorablement accueillie par une nouvelle
génération de lecteurs et de chercheurs.
Par les contacts que j’ai eu la chance d’avoir dans les
années 1970 avec Michel Foucault et un cercle de
chercheurs qui travaillaient à proximité de lui, j’ai pu
remarquer quelques différences entre les cultures
politico-savantes en France et en Angleterre. Dans les
deux pays, Foucault a été lu avec attention par des
psychiatres critiques de leur propre institution, et par
des chercheurs en histoire ou en sciences sociales, qui
étudiaient ces mêmes institutions avec le même esprit
critique. En Angleterre, l’inspiration foucaldienne a
également permis de donner aux groupes d’« usagers », ou
(soi-disant) « survivants » de la psychiatrie [the
Psychiatric survivors movement], le courage de prendre la
parole et, même, d’écrire leur propre histoire. Mais il
m’a semblé qu’en France ou en Italie, à cette époque,
les cercles de réflexion et d’initiative émanant de la
pratique clinique d’une part, et les cercles
universitaires d’autre part, arrivaient à se rencontrer
et se superposer plus souvent et plus activement qu’en
Angleterre. J’ai eu la chance alors de connaitre (trop
brièvement, avant sa mort en 1984) Françoise Castel,
psychiatre à Corbeil, militante dans le Réseau Européen
« Alternative à la Psychiatrie », compagne du sociologue
Robert Castel5. A cette époque, j’ai accompagné
Françoise, comme interprète d’occasion, à une conférence
tenue à la London School of Economics sur les questions
psychiatriques. Françoise parlait des contradictions
actuelles de la politique de secteur dans les
instituions psychiatriques françaises. De leur côté, les
universitaires anglais (Roy Porter, Roger Cooter,
Ludmilla Jordanova, entre autres) parlaient de la bonne
manière, selon eux, de faire l’histoire sociale et
intellectuelle de la folie et de la psychiatrie. J’ai eu
à l’occasion de cette rencontre l’impression d’un non-
dialogue, dont les raisons dépassaient les simples
obstacles linguistiques.
Si l’on peut penser, avec Foucault, que le malheur
originaire de la psychiatrie a été sa volonté de devenir
un savoir médical positif, de la même manière,
l’irrecevabilité universitaire du livre de Foucault en
Angleterre a tenu à la volonté des jeunes universitaires
de l’époque de créer une sous-discipline savante,
initialement anglo-américaine, consacrée à l’histoire de
5 Entre autre, Robert Castel est l’auteur de L’Ordre psychiatrique(1976), un texte qui montrait brillamment comment on pouvaitreprendre, continuer, élargir et élaborer la méthode et le canevasde l’Histoire de la Folie
la psychiatrie. En lisant les tenants de ce projet, on a
l’impression que l’affrontement avec Foucault est devenu
au fil des années un point d’honneur, ou encore un
rituel obligatoire, à la fois incontournable, ennuyeux
et gênant. Pour l’anglais Roy Porter6, historien social
de tendance libérale, formé à l’école historique de
Cambridge, élève de Butterfield et de Skinner, tout ce
que dit Foucault est inexact, au moins en ce qui
concerne l’Angleterre. Il a pourtant une fois été
contraint d’admettre que l’Histoire de la Folie était le
meilleur livre jamais écrit sur ce sujet ; il a de plus
loué Foucault de nous avoir appris que l’histoire de la
raison formait une seule entité avec l’histoire de la
déraison. Pour le californien Andrew Scull7 (néo-
Marxien, admirateur d’Edward Thompson), le rejet de
Foucault est devenu plus amer avec les années, jusqu’à
un compte-rendu furieux dans le Times Literay Supplement en
20078 qui traitait Foucault de « charlatan » et
d’inventeur de « scholarly fictions » ; toutefois, Scull
6 Parmi les livres de Roy Porter (1946-2002) discutant les thèsesde Foucault, citons : Roy Porter, Madness. A Brief History, Oxford, OxfordUniversity Press, 2003.7 Andrew Scull, Madhouse: A Tragic Tale of Megalomania and Modern Medicine,London & New York, Routledge, 2006 ; The Insanity of Place/The Place ofInsanity: Essays on the History of Psychiatry, New Haven, Yale University Press,2005.8 Times Literary Supplement, 21 mars 2007. La recension critique,par Andrew Scull, de l’édition intégrale de History of Madness dans leTimes Literary Supplement a donné lieu à un vif débat entre l’auteur dece chapitre et Andrew Scull :http://foucaultblog.wordpress.com/2007/05/20/extreme-prejudice/
croit devoir accorder à Foucault l’unique mérite d’avoir
donné, à lui et à ses contemporains, l’idée de faire
l’histoire de la folie.
Avec quelques variantes, les reproches majeurs formulés
à l’encontre de Foucault par ces auteurs sont les mêmes,
et on peut les grouper autour de trois rubriques : (a)
le « grand renfermement » du XVIIème siècle, dont parle
Foucault9, n’a pas existé en Angleterre ; (b)
consécutivement, Foucault a négligé le rôle des maisons
privées pour l’entretien des fous, qui sont les
précurseurs des institutions psychiatriques ; (c) la
« Nef des fous »10 ne peut être considérée comme le
canevas de la folie dans l’Europe médiévale, et elle n’a
d’ailleurs aucune existence historique.
Nous allons tout d’abord brièvement regarder les
éléments de ces critiques, leurs enjeux et les
discussions qu’ils ont pu, et pourraient encore,
susciter.
Il faut ici noter que, pour la plupart de ces auteurs,
sévères à l’égard de l’Histoire de la folie, la matière
historique qu’ils étudient et disputent à Foucault est
l’histoire de l’Angleterre. Le tort qu’ils reprochent
surtout au philosophe français est d’avoir proposé une9 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., Premièrepartie, chapitre II, « Le grand renferment », p.67 et suivantes.10 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., Premièrepartie, chapitre I, « Stultifera navis », p.15 et suivantes.
histoire en quelque sorte générale de la folie, fondée
et calquée, majoritairement, sinon exclusivement, sur
l’histoire d’un pays : la France. Foucault écrit en
effet et en toute lettre qu’un « grand renfermement »
des vagabonds et des indigents, y compris des fous, a
été décrété et imposé en quelques années au XVIIème
siècle, non seulement en France mais en Europe, et
notamment en Angleterre. Foucault cite un certain nombre
d’étapes et de dates, étalées entre le XVIème et la fin
du XVIIIème siècle, des lois et des fondations des
institutions anglaises dans ce domaine : bridewells, poor-
houses et workhouses.
Malgré cela, les critiques objectent d’abord que
l‘Angleterre n’a en fait jamais connu de système massif,
centralisé, homogène d’enfermement autoritaire,
semblable au système des Hôpitaux généraux décrété en
France en 1656. Et, par surcroît, il n’y a pas eu à
cette époque en Angleterre de politique affichée, encore
moins accomplie, d’enferment systématique des fous. Il
était sans doute normal qu’une histoire française de la
folie doive s’occuper du fonctionnement et de l’impact
du despotisme royal français, des ses lieutenances de
police et de ses lettres de cachet. Mais justement, et
pour cette raison même, une telle histoire ne pouvait
servir de modèle pour l’histoire d’autres pays, et
sûrement pas pour l’histoire anglaise. Une telle
perspective en effet n’était guère attrayante pour de
jeunes historiens anglais, de tendance politique
libérale, se proposant d’écrire à partir des années 1980
une histoire des origines foisonnantes et
contradictoires de la modernité sociale en Angleterre :
une société de marché, d’opinions et de libertés, une
société de consommation et de nouveaux services,
incluant le commerce du traitement et de l’entretien des
fous – domaine d’entreprises et d’entrepreneurs privés,
étudié par Porter, Scull et d’autres (et que Foucault,
selon eux, aurait passé sous silence) ; ce que l’on
appelait déjà à l’époque « the mad-business ».
Il n’y aurait donc eu en Angleterre, à cette époque,
pace Foucault, qu’un « petit enfermement » : là-dessus,
libéraux et néo-marxistes font consensus. Dans une
certaine mesure, on pourrait dire que si l’Histoire de la
Folie a été considérée en France comme un blasphème
idéologique contre la foi révolutionnaire et
républicaine (le geste de Pinel libérateur des fous
faisant bloc avec les idées de 1789), elle a été refusée
outre-manche parce qu’elle était étrangère dans ses
prémisses aux données du régime anglais, fondé par la
Révolution Glorieuse de 1688.
Que faut-il penser de cette critique? Foucault était
souvent prompte à se critiquer lui-même ; il a pris ses
distances à diverses reprises par rapport à ce qu’il a
cru voir par la suite comme des défauts méthodologique
de ce premier livre majeur11 ; il était manifestement
prêt à le revoir, et à le voir corrigé, à la lumière des
recherches ultérieures. Cependant, il se plia un jour à
l’obligation de répondre à une critique virulente faite
par l’historien Lawrence Stone12. En fait, une lecture
un peu attentive de l’Histoire de la folie (au mieux, faut-il
ajouter, dans une édition non abrégée) oblige à
reconnaître une analyse autrement plus subtile, plus
nuancée, plus empiriquement instruite et plus riche que
ce que font croire les portraits sommaires et
caricaturaux tirés par Stone, Scull, Porter et les
autres. Quant à la vérité sur la réalité historique de
l’enfermement, on se souviendra que Foucault lui-même se
disait surpris de découvrir, bien après l’écriture de
son livre, combien le sujet même d’une histoire des
enfermements restait délicat, voire interdit, pour une
audience communiste – pire encore s’il s’agissait des
enfermements psychiatriques. Il est certain – et
Foucault le savait bien –, que tous les fous ne se sont
pas trouvé enfermés aux XVIIème et XVIIIème siècles, ni11 « Il me semble que dans [Histoire de la folie], (…) il y avait uncertain nombre de choses qui étaient parfaitement critiquables (…)j’ai fait appel, implicitement ou explicitement à [des] notions quime paraissent des serrures rouillées avec lesquelles on ne peut pasavancer beaucoup. » (Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours aucollège de France, 1973-1974, Paris, Seuil/Gallimard, 2003, p.15-16).12 Michel Foucault, Dits et écrits, IV, 1979-1988, Paris, Gallimard, 1994,n°331, « Echange avec Michel Foucault ».
en France ni en Angleterre. Ceci dit, on a calculé que
le chiffre total des places disponibles dans les
workhouses et poorhouses en Angleterre vers 1780 tournait
autour de 90 000 : soit à peu près un pour cent de la
population nationale, donc le même pourcentage que celui
des Parisiens se trouvant enfermés, selon Foucault, par
le décret royal de 1656. En Angleterre comme en France,
on sait que ces institutions recevaient, au milieu des
pauvres valides, malades, enfants et vieillards, des
fous. Pratique aléatoire, pratique certainement pas
systématisée, pratique caractérisée, comme l’Etat
anglais, par une délégation des pouvoirs à un niveau
local ; mais pratique témoignant, toutefois, que parmi
les libertés dont pouvait à cette époque se targuer
le « free-born Englishman », on devrait également compter
une redoutable liberté d’enfermer. Et ce fut au
législateur et aux agents de l’Etat que, par la suite,
on dut demander de réguler et de freiner cette même
liberté d’enfermer.
Avec ce débat sur l’existence, l’étendue et l’impact des
enfermements, un second thème bien-aimé, notoire et
drolatique, des critiques savantes de l’Histoire de la folie
du livre, tournait autour de quelques pages et quelques
phrases dans le tout premier chapitre du livre –
chapitre consacré au Moyen-âge13 – et que l’on pourrait13 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., Premièrepartie, chapitre I, « Stultifera navis », p.15 et suivantes.
considérer comme un sorte de fresque préliminaire à
cette étude de l’âge classique qui constituait, comme
l’indiquait son titre, le véritable sujet du livre. Il
faut noter tout d’abord que quelques expressions de la
première préface, belle et foudroyante, de l’édition de
1961, partiellement traduit dans l’édition anglaise, ont
pu se prêter, pour un lecteur hâtif, à d’éventuels
contresens sur le projet et l’intention du livre. Mêmes
des lecteurs avertis ont pu être amenés à ces mêmes
contresens, grâce à l’éloquence ingénieuse d’un texte
célèbre de Jacques Derrida14. En effet, Foucault
écrivait dans cette préface qu’il aurait aimé écrire
l’histoire de la folie en elle-même, dans sa nature
première et primitive, avant qu’elle ne soit captée par
les pouvoir de la raison – projet toutefois impossible,
et auquel Foucault reconnaissait avoir d’emblée
renoncer15. Par une citation partielle, Derrida
manipule le texte pour faire croire que le premier
projet impossible était bien celui que Foucault
prétendait mener à bien dans son livre. Foucault parle
bien pourtant, au début de sa préface, en des mots
éloquents, d’une volonté « de rejoindre, dans
14 Cf. Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967,p.61-97 ; texte auquel Foucault répliqua quelques années plustard : « Mon corps, ce papier, ce feu », Appendice à l’Histoire de lafolie, Paris, Gallimard, 1972 ; repris dans Michel Foucault, Dits etEcrits, II, 1970-1975, Paris Gallimard, 1994, n°102.15 Michel Foucault, Dits et écrits, I, 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994, n°5, « La folie n’existe que dans une société ».
l’histoire, ce degré zéro de l’histoire de la folie, où
elle est expérience indifférenciée, expérience non
encore partage du partage lui-même16 ». Or, Foucault ne
dit pas clairement s’il croit que ce « degré zéro »
dont il parle existe, et s’il peut prétendre le repérer
comme un moment ou époque historique donnée. Quelques
lecteurs, surtout peut-être à l’époque de
l’antipsychiatrie, ont cru (à tort, selon moi) que le
Moyen-âge était pour Foucault ce moment du « degré
zéro ». Dès lors, ses remarques sur le statut des fous
au Moyen-âge pouvait en quelques sorte être entendues
comme des propositions ontologiques.
Or, le malheur a fait que l’excellent traducteur
américain de ce livre, l’écrivain et poète Richard
Howard, s’est assoupi un instant en traduisant dans ce
chapitre la phrase de Foucault : « les fous alors
avaient une existence facilement errante17 ». Dans la
traduction, « une existence facilement errante » devient
« an easy wandering life » (c’est-à-dire une vie facile et
errante). Chez nombre d’éminents savants anglophones,
cette seule phrase, avec le déplacement sémantique
qu’elle fait subir aux mots de Foucault (puisque le
chapitre en question, tout en montrant comment le fou au
16 Michel Foucault, « Préface », Dits et écrits, I, 1954-1969, Paris,Gallimard, 1994, p.187. Il s’agit de la préface à Folie et déraison.Histoire de la folie à l'âge classique (1961).17 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p 22
Moyen-âge s’était souvent trouvé réduit à mener une vie
vagabonde, ne montre en rien que cette vie était
« easy »), se trouve habituellement et continuellement
citée comme preuve de la croyance naïve de Foucault en
une cocagne médiévale où la folie aurait été exempte de
la tyrannie que devait lui imposer par la suite l’Etat,
la raison et la médecine psychiatrique.
Ce fantasme collectif sur les prétendus fantasmes de
Foucault n’avait pas pour seule nourriture cette
(regrettable mais rare) erreur du traducteur d’alors. Un
historien américain, H. C. Erik Midelfort, a écrit un
article, vite devenu célèbre18, dénonçant la thèse de
Foucault, dans ce même chapitre I, selon laquelle des
« Nefs de fous », comme celle qui se trouve dans le
tableau de Bosch ou dans le poème de Brandt, auraient
réellement existé, et que des fous avaient pu être vus à
l’époque, débarquant des bateaux qui traversaient les
fleuves des Pays-Bas et de la Rhénanie. Pour fonder
cette thèse, Foucault citait dans les archives
municipales des jugements ordonnant, à quelques
reprises, l’expulsion et le transport dans son pays
natal d’un fou. Foucault citait également la pratique
très répandue des pèlerinages aux tombeaux des saint,
18 H. C. Erik Midelfort, « Madness and civilisation in early modernEurope: a reappraisal of Michel Foucault », in B.C. Malament (ed.),After the Reformation, Essays in Honour of J.H. Hexter, Philadelphia, Pa.,University of Pennsylvania Press, 1980, p.247-265.
réputés capable de guérir les malades, y compris souvent
et notamment les fous. Or, dans son article, Midelfort
affirme avoir calculé le chiffre total des expulsions
des fous des villes allemandes de cet époque, pour
arriver à un résultat bien trop maigre si l’on voulait
faire du transport des fous une pratique réelle dans la
société de l’époque. Selon lui, la conclusion était
nette : les Nefs de fous n’avaient jamais existé, sauf
en peinture, en littérature, et dans l’imagination de
Foucault. A ce réquisitoire – souvent salué dans des
cercles savants anglo-saxons comme accablant et
définitif –, il a cependant été possible d’objecter
qu’il passe entièrement sous silence la référence que
nous venons de mentionner aux pratiques médiévales de
pèlerinage. De plus, Midelfort s’est servi pour
renforcer sa polémique de la petite erreur de traduction
que l’on a mentionnée19.
Sans sortir tout à fait du contexte médiéval, j’aimerais
terminer en évoquant des tendances récentes, qui
pourraient permettre un investissement intellectuel plus
ouvert et plus fécond à partir de ce livre encore si mal
connu, alors qu’il approche de son demi-centenaire. A
cette Histoire de la Folie, plusieurs commentateurs et même de
grands lecteurs de Foucault ont donné le statut d’un
19 Pour un recueil consacré à ces débats, voir : Arthur Still andIrving Velody (ed.), Rewriting the History of Madness. Studies in Foucault’s Histoirede la Folie, London, Routledge 1992.
texte de jeunesse, qu’il avait bientôt dû dépasser, et
dont il n’allait pas cesser de s’écarter par la suite.
Au fur et à mesure que notre connaissance de l’œuvre de
Foucault devient plus complète, grâce aux éditions
posthumes, ce point de vue parait de plus en plus
insolite. Tout au long de son œuvre, Foucault reprend et
approfondit les thèmes et les problèmes de ce livre (du
gouvernement de la misère au rapport entre gouvernement
de soi et raison gouvernementale), bien plus souvent
qu’il ne les rejette. Si la traduction intégrale bien
tardive en anglais de l’Histoire de la Folie commence à trouver
lentement l’audience qu’elle mérite, ceci est dû en
partie à l’édition du cours au Collège de France de
1974-1975 sur Le pouvoir psychiatrique20, qui reprend, repense
et prolonge les enjeux de la thèse inaugurale de 1961.
Depuis 1990, la réception anglophone de l’œuvre
foucaldienne a été également largement renouvelée par la
découverte (bien avant leur édition complète) des cours
de Foucault en 1978-1879 sur la « gouvernementalité »21.
A l’heure où l’on attend l’édition du dernier cours de
Foucault, Le gouvernement de soi et des autres : le courage de la
vérité, on peut se demander si ces ultimes analyses ne
nous donneraient pas également des moyens de reprendre
20 Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au collège de France, 1973-1974, op. cit.
21 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France,1977-1978, Paris, Seuil/Gallimard, 2004 et Naissance de la biopolitique.Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
les questions posées dès 1961 sur nos manières de
gouverner la folie, et d’interroger leur rapport avec
l’histoire de notre morale, de nos pratiques de
constitution de nous-mêmes dans et par le souci de soi.
Ce n’est peut-être pas par hasard si ce sont les
quelques propos rapides de Foucault sur les errances,
les exils et les déplacements des fous, à une époque
révolue, qui ont fait l’objet de quelques polémiques
universitaires. Il n’est pas non plus sans intérêt que
le cercle de chercheurs qui a récemment trouvé des
raisons particulières pour approfondir les recherches de
Foucault soit précisément celui des géographes, de ceux
qui s’intéressent au gouvernement des espaces et
l’aménagement des lieux22.
Dans le quatrième de couverture de l’édition Plon de
1961, se trouve un texte non signé, mais
vraisemblablement de la main de Foucault, disant que
l’auteur, étant passé par des écoles et collèges
français, ayant vécu dans le paradis social-démocrate
suédois, dans la forteresse néo-capitaliste allemande et
dans la démocratie populaire polonaise, avait cru
22 Voir notamment : Jeremy Crampton et Stuart Elden (eds.),Space, Knowledge and Power: Foucault and Geography, Aldershot, Ashgate, 2007; J. Moran, L. Topp, J. Andrews (eds.), Madness, Architecture and the Built
Environment. Psychiatric Spaces in Historical Context. London, Routledge, 2007.
comprendre ce qu’était un asile. Texte crypté et
spirituel, qui semble indiquer que les lieux d’asile
psychiatrique et d’asile politique – asile-fuite, asile-
refuge, asile-accueil, asile-prison… – sont des réalités
qui peuvent se reconnaître des complicités et des
résonances insolites. Foucault, on le sait, s’est
préoccupé par la suite de la question du droit d’asile
politique. De nos jours, de manière notoire, les
demandeurs d’asile et les fous non enfermés forment deux
catégories majeures parmi les individus perçus par nos
sociétés comme dangereux : objets de peur publique ou
médiatique, sujets pour des interrogations éthiques sur
les obligations de convivialité collective.
Parmi les raisons qui peuvent nous faire regretter la
suppression par Foucault de sa préface de 1961 dans
l’édition ultérieure, je citerais notamment la
proposition qu’il y fait d’un projet de recherche qu’il
n’a jamais précisément poursuivi en tant que tel, mais
qui reste encore d’une étonnante actualité : « On
pourrait faire une histoire des limites – de ces gestes
obscurs, nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par
lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour
elle l‘Extérieur.23 » Projet très proche de celui d’une
histoire de l’exclusion et/ou de l’inclusion sociale –
notions d’ailleurs inventées peu après 1961, qui ont23 Michel Foucault, « Préface », Dits et écrits, I, 1954-1969, Paris,
Gallimard, 1994, p.189.
depuis fait fortune dans les pratiques de gouvernement
en France et Angleterre, et dont je me demande si le
livre de Foucault – que l’on pense à un chapitre comme
« Le monde correctionnaire » – n’a pas pu être l’une des
éventuelles sources d’inspiration.
Un géographe britannique comme Chris Philo, professeur à
Glasgow, qui a consacré un livre de 700 pages à la
géographie historique des espaces consacrés aux fous
dans l’Angleterre depuis le Moyen-âge, dialoguant tout
au long de cette histoire avec l’œuvre de Foucault (et
renvoyant par une documentation très riche à certains
des affrontement polémiques que nous venons d’évoquer),
envisage son travail dans un questionnement à la fois
contemporain et éthique, qui évalue les pratiques et les
institutions en fonction des leurs qualités
« inclusionnaires » et « exclusionnaires »24. Dans son
long chapitre sur le Moyen-âge, Chris Philo trouve des
points d’accord avec l’approche de Foucault : même
reconnaissance de l’importance des pèlerinages et des
lieux saints pour les malades mentaux (Saint Thomas
Becket, dont le tombeau à Canterbury était une
destination pour les pèlerins de Chaucer, était
24 Chris Philo, A Geographical History of Institutional Provision for the Insane fromMedieval Times to the 1860s in England and Wales: The Space Reserved for Insanity.Lewiston and Queenston, Edwin Mellen Press, 2004. Voir du mêmeauteur, « Review essay: Michel Foucault, “Psychiatric Power:Lectures at the College de France 1973-74” », Foucault Studies, no.4,p. 149-163. http://rauli.cbs.dk/index.php/foucault-studies/
notamment célèbre pour ses cures de la folie). Philo
rejoint également Foucault en soulignant la symbolique
de l’eau dans l’imaginaire médiéval (importance des lacs
et des puits, avec leurs ermites ou saints gardiens,
comme lieux de cure), en y ajoutant, dans une discussion
passionnante, les bois comme lieux de fréquentation, de
refuge et d’hébergement des fous. Philo rassemble enfin
une riche documentation sur le statut qu’avaient
fréquemment les fous de vagabond, dans les siècles pré-
modernes, citant un passage du grand poème anglais de
XIVème siècle, The Vision of Piers Plowman, qui exige que les
gens aisés reçoivent et entretiennent ces voyageurs
déments (« lunatic lollers ») parcourant le pays, et que
le poète considère comme porteurs d’une inspiration et
même d’une mission divine.
Chris Philo à son tour rejoint une lecture (à mon sens
erronée) où le Moyen-âge serait pour Foucault l’âge
primitif des relations immédiates et « chaotiques »
entre folie et non-folie. Après voir tracé la courbe
historique de la montée et du déclin d’un certain ordre
psychiatrique, il dessine l’espoir d’un nouvel âge
« chaotique », susceptible d’entretenir une gamme
diverse de lieux, de pratiques et de relations, si
possible de nature plus « inclusionnaires » pour et avec
des gens censés être atteints de quelque trouble ou
maladie mentale.
*
En exergue de son chapitre sur le Grand renferment,
Foucault a mis la petite phrase, biblique et
augustinienne, « Compelle intrare » (forcez-les à entrer).
Exergue peu discuté, mais qui pose des enjeux qui
peuvent encore nous pousser à problématiser nos
évidences. Dans l’Evangile de Matthieu, le Christ
raconte la parabole d’un riche qui, embêté par la
nonchalance de ses amis qu’il convie à une fête, ordonne
a son serviteur de faire inviter à leur place tous les
pauvres, les malades et les estropiés : « allez les
trouver sur les chemins et le long des clôtures, et
faites-les entrer, afin que ma maison soit pleine »25.
Augustin a trouvé dans ce texte, par la suite, une
justification de la coercition des hérétiques donatiens
qu’il fallait « faire entrer » dans l’Eglise orthodoxe.
Dure loi de l’hospitalité, volonté qu’une maison soit
pleine, normativité coercitive de la vraie foi :
souhaitons-nous toujours que notre raison soit une
Eglise ?
25 Matthieu 22, 9