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CEPERC – Séminaire sur la mesure 5 décembre 2013
« Grandeur, quantité et mesure dans la géométrie de Leibniz »
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GRANDEUR, QUANTITE et MESURE dans la GEOMETRIE de LEIBNIZ
Valérie Debuiche
Introduction. Mesure et géométrie au 17e siècle
En préparant l’intervention de ce jour, il m’est apparu que, quand on examine les études
et commentaires historiques généraux du concept de mesure, la notion est souvent présentée
dans son rapport avec la science physique et, plus précisément, comme ayant une place
importante dans l’avènement de la science classique au début du 17e siècle. Elle est, en effet,
étroitement liée à l’émergence de la physique mathématique en tant que description des
phénomènes naturels par le moyen d’éléments géométriques, tels que des segments, des
courbes ou des angles, et de formules mathématiques qui expriment certaines relations entre
des phénomènes. Par exemple, la loi de la réfraction de la lumière est exprimée par l’équation
n1sinθ1= n2sinθ2 (où n1 et n2 sont les indices de réfraction des milieux différents et θ l’angle
d’incidence du rayon lumineux), équation qui marque une première modélisation d’un
phénomène visible en termes de relations géométriques, puis une seconde modélisation de ces
relations géométriques sous la forme d’expressions algébriques par lesquelles, enfin, peut se
produire leur mesure. Aussi, si la physique mathématique n’est évidemment pas seulement
une science de la mesure, elle doit cependant permettre celle-ci, c’est-à-dire permettre de
ramener un phénomène à une grandeur qui doit pouvoir être quantifiée - même si cela ne
signifie pas qu’elle doive nécessairement être dénombrée. Ce qui me frappe dans ces études1
est le rôle secondaire qui semble être concédé au rapport que la géométrie elle-même
entretient avec la mesure au 17e siècle - même si l’analyse du 19e siècle rendra à la mesure 1 J. Dhombres, Nombre, mesure et continu. Épistémologie et histoire, Paris, Nathan, 1978.
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une place de premier choix et, incidemment, ravivera l’intérêt des études historiques pour le
rapport entre mesure et mathématiques mais non, à strictement parler, entre mesure et
géométrie. Pourtant, au 17e siècle, la géométrie en elle-même s’affronte avec la place faite en
son sein à la mesure et, de ce fait, à la grandeur et à la quantité.
Ce constat m’est venu lors de mes recherches sur la relation qui existe, au 17e siècle,
entre l’émergence d’une perspective géométrique, et non plus seulement picturale, et
l’invention d’un nouveau type de géométrie que l’on trouve essentiellement chez Leibniz, à
savoir la géométrie des situations définie comme géométrie de l’espace lui-même, des
relations spatiales et des qualités géométriques, et non comme science des figures et de leur
grandeur géométrique. Si l’on se tient à quelque chose d’intuitif, la relation entre la mesure et
la grandeur est claire : mesurer, c’est rapporter une certaine grandeur donnée à une quantité
par le truchement d’un troisième terme, l’étalon ou, encore, l’unité de mesure. Il semble
même difficile de concevoir une grandeur qui ne soit pas, en droit du moins, quantifiable par
la mesure. Se pose évidemment le problème des grandeurs continues qui ne peuvent être
mesurées numériquement, c’est-à-dire qui ne peuvent être rapportées à un nombre ou à un
rationnel. Ces grandeurs sont d’ailleurs le cœur même de la géométrie qui les construit bien
avant que les mathématiques ne les mesurent. Néanmoins, elles demeurent quantifiables, à la
fois grâce aux nombres irrationnels et au calcul différentiel et intégral - que Leibniz invente
par ailleurs étendant ainsi la puissance du calcul mathématique à des sphères géométriques et
dynamiques que la méthode cartésienne ne parvenait pas à atteindre. Aussi n’est-ce pas la
question pragmatique des modalités par lesquelles le continu géométrique est ramené à la
mesure qui m’intéresse, encore qu’elle soit d’importance. Ancrée dans la question de la
grandeur, la géométrie est de fait intrinsèquement liée à la mensurabilité. Or, en lui-même,
l’objet géométrique semble déborder la question de sa mesure et, incidemment, de sa
grandeur, notamment quand on le considère comme objet spatial, comme ce qui occupe un
certain lieu dans l’espace, comme ce qui possède une position et une configuration. Telle est
la source de la démarche de Leibniz, laquelle peut se formuler ainsi : N’existe-t-il pas une
géométrie plus large que celle des grandeurs qui, en embrassant cette dernière, l’englobe en
même temps qu’elle la dépasse ? Ne peut-on concevoir une géométrie défaite de tout rapport à
la grandeur et, de ce fait, à la quantité ; une géométrie de la seule qualité qui ne peut, alors,
être que celle d’être « spatial » ou des choses « dans l’espace », c’est-à-dire des « relations »
spatiales ; une géométrie, finalement, de l’ordre et non de la mesure ?
Leibniz s’efforce alors de produire une telle géométrie, d’abord appelée « caractéristique
géométrique » puis « calcul des situations » : une géométrie dans laquelle la grandeur et la
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quantité n’interviennent pas, du moins pas en principes, une géométrie douée de la puissance
symbolique de la caractéristique et ayant pour objet l’espace et les relations en lui. Il s’y
essaie dans de nombreux essais entre 1677 et la fin de sa vie. Or, entre les derniers textes et
les premiers, un net infléchissement s’opère. En effet, dans ses premières tentatives des
années 1670-80, Leibniz présente des essais d’une originalité parfois admirable qui mettent en
leur cœur la notion de congruence, que l’on peut définir rapidement comme la qualité de ce
qui ne peut se distinguer que par la position, et présentent - quoique très succinctement - la
possibilité d’un espace qui ne serait pas euclidien. En revanche, dans la dernière période de sa
vie, la notion de similitude remplace celle de congruence dans les fondements de la géométrie
des situations. Est semblable ce qui se distingue par la grandeur qui ne peut être appréhendée
que dans la co-perception. La congruence est alors définie comme ce qui est semblable et égal
et, de ce fait, elle apparaît comme une notion quantitative - de même que l’est celle de la
similitude puisqu’elle contient la notion de grandeur. Aussi, si dans les premiers textes qui
mettent en avant le concept de congruence, les notions de grandeur, de mesure et de quantité
sont bel et bien secondaires, elles reviennent en force dans les textes tardifs de sorte que
Leibniz semble alors revenir à des procédés plus classiques en cela qu’ils sont plus
immédiatement euclidiens. Ce constat sommaire conduit à plusieurs questions.
D’une part, peut-on effectivement exonérer la géométrie des premières années d’être
quantitative et, si oui, quels en sont les ressorts fondamentaux ? D’autre part, si tel est bien le
cas, comment comprendre que Leibniz abandonne ses premiers travaux et réalise à la fin de sa
vie une géométrie des situations qui paraît moins défaite du rapport au grandeur que celle de
sa jeunesse ? Quelles sont les difficultés mathématiques qui jouent ici ? Y en a-t-il
seulement ? Car, en effet, à l’histoire même des mathématiques leibniziennes se superpose
l’histoire de sa philosophie. Faut-il voir dans la mutation de la pensée géométrique de Leibniz
les exigences de sa pensée philosophique ? L’indice de cette question se trouve dans l’absence
relative, dans la pensée de jeunesse de Leibniz, de toute réflexion philosophique sur l’espace
en soi. En revanche, dans ses réflexions plus tardives émerge une métaphysique de l’espace
ou, plutôt, une métaphysique qui pose de façon centrale la question de l’espace - ainsi qu’on
le trouve notamment dans la correspondance avec le newtonien Clarke. Sont-ce alors des
exigences métaphysiques qui imposent des changements théoriques en mathématiques ? Cela
met en scène une question pour laquelle j’éprouve un intérêt croissant : quel est le lien entre la
géométrie pensée comme science de l’espace et la philosophie conçue comme métaphysique
pour laquelle la notion d’espace est problématique ? Car il ressort de tout ce qui précède que
ce lien ne peut se résoudre en celui du modèle de l’un sur l’autre, un tel paradigme atténuant
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l’aspect dynamique et emmêlé des relations qui se peuvent nouer au sein d’une même pensée,
celle de Leibniz, portant sur un même objet, l’espace, dans les deux champs distincts de la
philosophie et des mathématiques.
Néanmoins, dans l’exposé qui va suivre, puisque mes recherches commencent à peine, je
vais présenter des éléments textuels objectifs et poser des questions et non donner des
conclusions définitives. Dans un premier temps, je décrirai le contexte de l’invention de la
nouvelle caractéristique géométrique, contexte dans lequel Leibniz critique explicitement
l’étroitesse du rapport entre la géométrie, la mesure et la grandeur quantifiée. Dans un
deuxième temps, j’exposerai les principaux éléments de la première caractéristique
géométrique afin de décider s’ils permettent effectivement l’élaboration d’une géométrie non-
quantitative. En conclusion, je les comparerai brièvement avec la plus tardive analyse des
situations. Par cela, il s’agira, d’une part, de se demander si l’on peut échapper à la quantité
quand on étudie des espaces déterminés et, notamment, ainsi que le fait Leibniz, quand on se
situe dans un espace euclidien. D’autre part, et de façon plus générale, le but sera de
déterminer dans quelle mesure la géométrie de Leibniz est parvenue ou a échoué à devenir
une science des relations départie du rapport aux quantités mais aussi, ce que je n’ai fait
qu’entrevoir, comment cette réussite ou cet échec dévoile quelque chose de la philosophie de
l’espace qui voit le jour dans le même temps.
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1. La caractéristique géométrique des premières années : une géométrie non-
quantitative
1.1. Le contexte de l’invention
Dans un premier temps, donc, il me semble devoir relever le rapport qui existe, dès
l’origine, entre l’invention du calcul différentiel et celle de la caractéristique géométrique. Par
exemple, en 1682, dans un texte publié au mois de février dans les Acta Eruditorum, intituté
De vera proportione circuli ad quadratum circumscriptum in numeris rationalibus expressa
(GM V, 118-122), Leibniz écrit :
Depuis toujours, les Géomètres se sont employés à établir des proportions (proportione) entre lignes courbes et lignes droites, pourtant même à présent que nous disposons de l’Algèbre, nous ne maîtrisons pas encore bien cette question, du moins en appliquant les méthodes en usage aujourd’hui. (Traduction par M. Parmentier, Leibniz. La naissance du calcul différentiel, Paris, Vrin, 1989, p. 71)
Leibniz poursuit :
Au cours de ce siècle, on a trouvé moyen de mesurer (metiendi) quantité de figures curvilignes, notamment lorsque les ordonnées BC sont en raison multipliée ou sous-multipliée, à quelque degré que ce soit, directe ou réciproque, des abscisses AB ou DC : le rapport de la figure ABCA au rectangle circonscrit ABCD sera celui de l’unité au nombre exprimant la multiplicité de la raison, plus 1. (Ibid., p. 72)
Il s’agit alors pour Leibniz de défendre l’idée selon laquelle l’algèbre cartésienne pourrait être
déployée au-delà des limites qu’elles s’assigne elle-même, notamment en intégrant les
courbes dites « transcendantes » lesquelles ne peuvent être réduites ou exprimées par des
équations algébriques de degré déterminé. Le moyen est l’intégration au sein de l’algèbre
classique de l’infini, mais aussi de l’infinitésimal, que ce soit dans l’indétermination du degré
de la courbe transcendante ou dans l’infinité de la série de nombres rationnels dans la courbe
arithmétique - telle celle qui donne l’aire du quart de cercle de rayon 1 qui est 1-1/3+1/5-
1/7+…. L’exactitude de la connaissance de la courbe par son expression fait que Leibniz les
identifie comme « analytiques » et évoque par ailleurs une « analyse des transcendantes ».
Mais, quoi qu’il en soit, il s’agit encore d’une mathématique de la mesure qui consiste de
façon paradigmatique en la réduction de tout problème en une quadrature ou en une
détermination des tangentes, ainsi qu’il l’explique en 1693 encore une fois dans les Acta
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Eruditorum, dans l’article Supplementum Geometriae dimensoriae seu generalissima omnium
tetragonismorum effectio per motum… (GM V, 294-301) :
La mesure des courbes, des surfaces et de la plupart des volumes, tout comme la détermination de leurs centres de gravité, se ramène à des quadratures de figures planes, tel est le point de départ de la Géométrie des mesures (Geometria dimensoria), qui diffère pour ainsi dire par nature de la Géométrie de détermination (a determinatrice), laquelle ne fait intervenir que des longueurs de lignes droites et détermine par elles des points inconnus à partir d’autres qui sont donnés. On peut naturellement ramener, en règle générale, cette Géométrie de détermination à des équations Algébriques, dont l’inconnue possède un degré déterminé. […] De plus, quand il s’agit de construire des grandeurs Algébriques, on a recours à des mouvements déterminés ne faisant pas intervenir de courbes matérielles mais seulement des règles droites ou, lorsqu’on emploie des courbes matérielles, on ne doit considérer que leurs points d’intersection ; […]. Voudrait-on tracer géométriquement (c’est-à-dire par un mouvement continûment réglé) la spirale d’Archimède […], on le ferait sans peine en ajustant une droite sur une courbe, de telle sorte qu’un mouvement rectiligne se règle sur un mouvement circulaire. Voilà pourquoi, bien que Descartes l’ait fait, je suis loin d’exclure de telles courbes de la Géométrie, car les lignes ainsi décrites sont exactes, elles recèlent des propriétés très utiles et sont adaptées aux grandeurs transcendantes. (Ibid., p. 252-254)
Si le texte est plus tardif - ce qui dans ma démarche peut poser quelque problème, il fait
néanmoins entrevoir de quelle manière, dans sa typologie des courbes comme dans celle de
ses mathématiques, Leibniz associe l’algèbre à la ligne droite et, de ce fait, la grandeur
algébrique à cette dernière. Il fait aussi voir de quelle manière le concept de mouvement
creuse l’écart entre la géométrie cartésienne et la géométrie leibnizienne. De fait, si le projet
d’une géométrie des situations n’est précisément pas celui d’une géométrie de la mesure, il y
a néanmoins une forme de continuité entre les deux, en cela qu’il s’agit de déborder les
limites imposées par Descartes à la géométrie, d’y intégrer l’infini et de fonder cette démarche
dans l’emploi effectif et géométrique du mouvement.
Cela m’amène donc à présenter les éléments du projet leibnizien d’une géométrie des
situations, d’abord dans ce qu’il a de commun avec ce qui précède. Attachons-nous à deux
déclarations faites par le jeune Leibniz, la première dans la fort connue lettre à Huygens de
septembre 1679 :
J’ai trouvé quelques Elemens d’une nouvelle caractéristique tout à fait differente de l’Algebre et qui aura des grands avantages pour representer à l’esprit exactement et au naturel, quoyque sans figures, tout ce qui depend de l’imagination. L’Algebre n’est autre chose que la caractéristique des nombres indéterminés, ou des grandeurs. Mais elle n’exprime pas directement la situation, les angles et le mouvement. (A III 2, 851)
La seconde a lieu quelques mois plus tôt, dans ce qui peut être considéré comme le premier
essai de caractéristique géométrique, en 1677 :
On ne voit pas encore dans l’Analyse Géométrique une discipline achevée. […] J’ai déjà songé à pallier ce défaut en tâchant de faire apparaître dans un calcul tout ce qui concerne la figure et la situation, ce qui est nouveau : les Analystes se contentent d’y faire entrer les grandeurs en supposant les situations connues à partir de la figure, ils ne peuvent donc se
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dispenser de tracer des lignes et des figures et de mettre à contribution l’imagination. (Traduction par M. Parmentier, Leibniz. La caractéristique géométrique, Paris, Vrin 1995, p. 51-53)
La caractéristique géométrique apparaît donc bel et bien comme ce par quoi la géométrie
leibnizienne dit pouvoir s’émanciper de la géométrie algébrique en même temps, d’ailleurs,
qu’elle devra permettre de la retrouver. Il s’agit, d’une part, de soulager la pensée
mathématique du recours à l’imagination, entendu comme recours aux tracés et au détour par
la figure. Pour cela est mise en œuvre une caractéristique qui consiste à la fois en l’élaboration
d’un symbolisme permettant le calcul formel (à l’instar des signes de l’algèbre par exemple)
et en la détermination de règles de calcul combinatoires. Cela requiert de convenir d’un
ensemble minimal et ordonné d’éléments du calcul établi dans une sorte d’alphabet de la
pensée qui fournit l’ensemble des concepts primitifs nécessaires. Il n’y a pas à proprement
d’alphabet absolu. Au contraire, les différents essais de caractéristique consistent d’abord en
des essais d’alphabet et les hésitations de Leibniz lors de leur constitution révèlent quelque
chose de ses choix théoriques et de leurs difficultés - ainsi que nous le verrons plus tard.
Il s’agit, d’autre part, de changer d’objet d’études et de passer de la grandeur - qui est aussi
celui de Leibniz dans son analyse géométrique des transcendantes par exemple, à la situation,
la figure et le mouvement. Si la critique cartésienne n’est pas la seule source de l’invention de
la caractéristique géométrique (on peut aussi citer la géométrie perspective ainsi que je l’ai
déjà évoqué), elle en est une et, de façon quelque paradoxale, parce qu’elle se limite aux
seules grandeurs algébriques, elle conduit Leibniz non seulement à tâcher d’y intégrer
d’autres types de grandeurs mais aussi, finalement, à abandonner la grandeur géométrique ou,
du moins, à la considérer comme secondaire. Ce faisant, il ne peut aussi que délaisser la
mesure et songer à la possibilité d’une géométrie qui ne soit pas une métrologie. Cela pose
évidemment plusieurs questions, notamment celle de la possibilité d’une définition de la ligne
droite si l’on doit se défaire de la notion quantitative de distance.
Enfin, dénuée du primat de la grandeur et de la quantité, défaite de la mesure, le passage à la
situation - comme objet de la nouvelle géométrie - exige de définir ce qu’est cette dernière.
Elle consiste en une certaine relation entre les points au sein de l’espace ainsi que le révèle le
début du long essai d’août 1679 intitulé Characteristica Geometrica (GM V, 141-168) :
Les Caractères Algébriques en effet n’expriment pas tout ce qu’il y a à étudier dans l’espace (ils supposent que certains Éléments ont déjà été découverts et démontrés), ne représentent pas directement et en elle-même la situation des points et ne l’atteignent qu’au terme d’un grand circuit passant par les grandeurs. Il en résulte qu’il est relativement difficile d’exprimer dans un calcul des choses qui sautent aux yeux sur la figure et plus difficile encore d’en reporter sur elle les résultats […]
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Ayant noté que le seul fait de symboliser les points d’une figure par des lettres suffisait à en manifester certaines propriétés, j’en suis venu à me demander si toutes les relations liant les points de chaque figure ne pouvaient pas être symbolisées par elles en sorte que la figure soit complètement représentée par une caractéristique et que des résultats qu’on obtient à grand-peine en traçant des lignes embrouillées, quand on les obtient, on les découvre simplement en combinant et en transposant des lettres. […] Mais ceci recèle une chose de plus grande conséquence : ces caractères permettront en effet d’exprimer les vraies définitions de tout ce qui relève de la Géométrie et d’en poursuivre l’analyse jusqu’aux principes, c’est-à-dire jsuqu’aux axiomes et postulats. (Ibid., p. 145-147)
Nous retrouvons dans ce passage les éléments évoqué précédemment : la caractéristique, la
critique du recours à l’imagination et aux figures tracées, l’aspect combinatoire du calcul et la
notion de situation. Si, pour le moment, nous ne faisons qu’entrevoir cette dernière et la
nature spatiale de la relation qu’elle détermine entre les points, il demeure que l’essai de 1679
présente dans ses premières lignes l’idée d’un changement de cadre théorique dans la
caractéristique géométrique : la figure et ses grandeurs cèdent la place aux relations inter-
ponctuelles et à « ce qu’il y a à étudier dans l’espace » comme à quelque chose qui excède ce
que la grandeur géométrique nous en fait connaître. Voyons maintenant en quoi consiste un
tel changement.
Pour présenter les fondements de la caractéristique géométrique dans sa première
version, nous allons nous appuyer sur un corpus limité mais significatif avec l’essai de
Characteristica Geometrica de 1677 (Leibniz, La caractéristique géométrique, Paris, Vrin,
1995) et, par suite, l’essai d’août 1679 (GM V, 141-168, traduit in La caractéristique
géométrique, p. 142-233), la lettre à Huygens qui l’accompagne (A III 2, 851-560), son
brouillon latin (traduit in La caractéristique géométrique, p. 234-245), le De primis
geometriae elementis de 1680 (in La caractéristique géométrique, p. 276-285) et un texte
estimé de 1682, sans titre (in La caractéristique géométrique, p. 300-309). L’enjeu de ces
lectures est double : ils doivent permettre, d’une part, de tirer un ensemble d’invariants
théoriques et conceptuels par lesquels définir la caractéristique géométrique et, d’autre part,
de mettre en exergue les liens problématiques que la géométrie des situations, supposée non-
quantitative, entretient avec la grandeur et sa mesure, c’est-à-dire avec la quantité.
Commençons avec l’essai de 1677.
1.2. Les origines de la caractéristique géométrique en 1677
La caractéristique géométrique de 1677 a surtout pour but de montrer que la nouvelle
caractéristique - qui est l’objet de nombreuses études de la part de Leibniz - appliquée à la
géométrie permet simplement, c’est-à-dire efficacement et aisément, d’exprimer la nature des
objets géométriques et de démontrer leurs principales propriétés. Aussi Leibniz montre-t-il
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comment les caractères, les signes peuvent être employés de manière fructueuse sur des objets
déjà connus et définis (la ligne comme « lieu d’un grand nombre de points », l’angle comme
rapport d’un arc du cercle à sa circonférence, la ligne droite comme « longueur qui coïncide
avec la distance entre ses extrémités », etc.) sans encore tâcher de déterminer l’alphabet des
termes requis dans tout essai caractéristique achevé. Le lexique est de ce fait émaillé de
nombreuses occurrences de termes quantitatifs : égalité, proportion, distance et même
équidistance (dans la définition du cercle). Plus questionnant encore est la mise au centre de la
similitude dans le projet de caractéristique géométrique :
Cette démonstration repose sur les propriétés de la similitude (ex natura similitudinis). Si deux choses sont semblables et si leurs parties sont disposées de manière semblable, ces parties sont proportionnelles.
Des choses semblables ne sont en effet pas discernables lorsqu’on les considère séparément, or deux figures non proportionnelles le sont puisque l’un fait apparaître une proportion différente de l’autre, par exemple l’une, une proportion triple et l’autre, une proportion quadruple. (Ibid., p. 57)
Mais ce sont moins des raisons géométriques que des raisons caractéristiques qui poussent
alors Leibniz à s’intéresser à la similitude, puisqu’il écrit presque immédiatement après ce
passage :
Or ces deux surfaces sont semblables dans la mesure où leur expression ne laisse rien apparaître qui soit de nature à les distinguer, à supposer bien sûr qu’on y ajoute les équations […] exprimant leur nature. On voit donc par là qu’elles ne diffèrent que par le choix des lettres ou caractères et nullement par les relations que ces caractères entretiennent, leur discrimination ne peut donc être que sensible et non rationnelle. (Ibid., p. 59)
L’intérêt est donc de montrer la puissance gnoséologique de l’expression caractéristique qui
permet d’inférer avec une pleine nécessité de la similitude (ressemblance) entre les équations
à la similitude (proportionnalité et identité de forme) entre les objets, non pris dans leur
singularité, mais considérés selon certaines relations entre leurs éléments. C’est en effet les
relations entre les caractères qui importent et qui, d’une certaine manière, renvoient aux
relations les éléments géométriques, en l’occurrence les points désignés par les lettres.
Néanmoins, la caractéristique géométrique de 1677 contient en elle des éléments
géométriques nouveaux - notamment dans la fin du texte. En effet, Leibniz présente
l’efficacité d’une définition des éléments géométriques par le mouvement telle la droite
définie comme engendrée par le mouvement d’un point, c’est-à-dire comme trajectoire ; il
relève également que la définition de la droite comme ligne dont la longueur est égale à la
distance entre deux points peut aussi être conçue comme « trajectoire d’un point à un autre
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dont il n’y a pas à se demander pourquoi elle s’oriente dans telle ou telle direction » ou encore
comme « la ligne dont toutes les parties ont une situation semblable ».
Si j’ai présenté ce texte ambigu, c’est d’une part pour relever la dimension caractéristique du
projet géométrique de Leibniz. C’est également pour introduite le critère euclidien de sa
démarche : consacré à l’angle droit et à la ligne droite, cet essai marque le désir de Leibniz de
produire une géométrie qui, non seulement dépasse celle de Descartes mais permette aussi de
retrouver toute la géométrie d’Euclide. C’est, enfin, pour amorcer le cœur du problème qui
m’intéresse aujourd’hui, à savoir celui de la place de la similitude, de la problématique
définition de la ligne droite et du rôle du mouvement. Encore pris dans des considérations
explicitement quantitatives, il apparaît cependant que l’essai de 1677 prépare le terrain pour
l’innovation géométrique de la caractéristique géométrique de 1679-82.
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2. Les éléments novateurs dans les premiers essais entre 1679 et 1682
2.1. Présentation comparative des premiers textes sur la caractéristique géométrique
Ainsi que cela a été déjà évoqué, tout projet caractéristique implique à la fois
l’élaboration d’un calcul symbolique et l’élaboration d’un alphabet des notions. Dans un
projet tel que celui de Leibniz qui consiste en l’invention d’une géométrie qui, loin d’anéantir
les géométries précédentes, doit les améliorer en les embrassant, il paraît évident que tout ce
qui relève de la grandeur et de la quantité devra apparaître mais en tant que conséquences
qu’il est possible de dériver des éléments primitifs selon les règles du calcul, et non comme
ces éléments primitifs eux-mêmes. C’est pourquoi l’examen attentif des éléments de la
caractéristique géométrique sera l’aiguillon méthodologique de nos analyses en tant
qu’indices des choix théoriques déterminant la nature véritable de la nouvelle géométrie.
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Lettre à Huygens (sept. 1679) Brouillon de la lettre à Huygens Essai de 1679 De primis geometriae elementis (1680)
Sans titre (circa 1682)
Objet de la géométrie : les lieux. Signes : A, B, pour les points déterminés ; X, Y, pour les points indéterminés ; γ pour la « congruité ». Congruité : A.B.C γD.E.F = les triangles sont congrus = « ils peuvent occuper exactement la même place et on peut appliquer l’un sur l’autre sans rien changer dans ces deux figures que la place » RQ : Intervention des concepts d’égalité et de similitude pour la coïncidence manifeste. Puis généralisation : « Mais sans parler des triangles on en peut dire autant en quelque façon des points, […] on pourra mettre A sur D et B sur E et C sur F, sans que la situation des trois points A.B.C entre eux ny des trois points D.E.F entre eux soit changée ; supposant les trois premiers joints par quelques lignes inflexibles (droites ou courbes, n’importe) et les trois autres de même. » Puis caractérisation des lieux à l’aide des équations de congruence. Par exemple, l’espace est Yγ(Y) = le lieu de tous les points congrus entre eux = l’espace infini. Pour définir la sphère = A.YγA.(Y), Leibniz introduit les concepts de « grandeur » et d’« égalité » entre elles. Définition du plan = A.YγB.Y. Leibniz emploie encore la notion
A, B, les points A.B = situation mutuelle des points A et B = « un extensum (rectiligne ou curviligne, peu importe) qui les relie et demeure le même tant que cette situation ne varie pas » A.B.C = situation mutuelle des trois points « On peut considérer qu’on peut poursuivre ainsi pour un plus grand nombre de points » RQ1 : Procédé itératif propre à la combinatoire. RQ2 : Aucun recours aux concepts quantitatifs d’égalité ou distance. NB : Pas de passage par la figure intuitive du triangle, on est d’emblée dans la généralité. Congruence définie par la subsituabilité : « AγB signifie donc que le point A est congru au point B, en d’autres termes qu’il peut lui être substitué sans qu’on l’en puisse distinguer » = Tous les points sont congrus entre eux. « A.BγC.D signifie que la situation entre les points A et B est la même qu’entre les points C et D […] l’extensum reliant A et B, mais aussi tout autre extensum qui lui soit congru peuvent également relier C et D » = « les points A et B peuvent être transférés en lieux et places des points C et D, sans que ni leur situation ni l’extensum rigide qui les relie soient modifiés ». Leibniz donne alors quelques propriétés et règles du calcul. - la symétrie de la situation :
Début sur la caractéristique géométrique et son projet général. § 9 : 1er Objet de la géométrie : espace = extensum pur (« pur de toute matière et de tout mouvement ») et absolu (« illimité et renfermant toute extension (extensionem) » = lieu de tous les points. § 10 : 2e objet : le point = élément spatial le plus simple = « sa simple situation », « le plus limité » dans l’étendue, sans parties. Tous les poins sont congrus entre eux. Congrus = susceptibles de coïncider = semblables = égaux. RQ : La similitude et l’égalité viennent en conséquence de la congruence. § 11 : Situation Notions de « perceptions simultanées », « relatio loci vel situs », « coïncidence » et absence de modification, « servato situ inter se ». § 12 : trajectoire = introduction du « mouvement » et de la « continuité ». § 13 : surface et corps par le biais de la trajectoire § 14-15 : droite définie par la « détermination » avec apparition de la notion de « distance », celle d’ « uniformité » et de « même rapport (eodem modo) ».
Deux objets de la géométrie : extensio et situs. Définitions : - extensum = « continuum dont on peut déterminer (assignari) les parties existant simultanément » - continuum = « ce dont les parties sont indéfinies sive délimitées seulement mentalement » De la délimitation des parties apparaissent des extensa, càd quelque chose doté de situation et d’extrémité : - situs = « n’est elle-même que la position d’une chose permettant de se représenter (intelligatur) qu’elle existe de manière bien déterminée en même temps que les extensa ; sive coexistendi modo. » - terminus = « ce qui dans un extensum possède la même situation qu’un élément appartenant à un autre extensum » Définition de l’espace : - Spatium = « ce dont la seule chose qu’on puisse dire, si on le considère en lui-même, est qu’il est un extensum » - punctum = « ce dont on peut seulement dire, si on le considère en lui-même, qu’il possède une situation » Définition de la droite = extensum « le plus simple » qui est « déterminé par la donnée de deux points » ; notions de coperception, direction et d’uniformité. Introduction de la similitude : semblable = « choses ne pouvant
Affirmation du principe selon lequel la CG est d’abord fondée sur la congruence : « Examinons si l’emploi du Mouvement (Motum) n’est pas plus commode que celui des Sections (Sectiones), dans la mesure où celles-ci sont elles-mêmes engendrées par un mouvement dont elles sont les traces (vestigia). Ceci ne nous empêchera pas de nous dispenser d’étudier la similitude et nous permettra de n’employer que la congruence. » Définition de la ligne par le mouvement = « extensum quod describitur motu puncti » Critique de la définition de la droite comme ce qui a « un seul et même rapport à l’égard de deux points situés dans le même plan qu’elle » car elle suppose le plan. Définition des lieux comme ensembles de points à l’aide des seules congruences : espace, plan, droite, point. Cf. p. 307 : « Il faut examiner la possibilité de définir les droites par des congruences, sans faire intervenir le plan, en utilisant le fait que ses côtés ont tous les même comportement (eodem modo). » Définition résumée de l’espace = « continuum dans l’ordre de la coexistence » où la continuité « ne concerne pas les choses mais l’ordre de telle façon que, selon cet ordre, on puisse assigner à toute chose son lieu (locus) à un moment donné ».
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d’égalité (et remarque qu’il s’agit du plan médian, ce qui relève d’une forme de mesure), mais cette fois-ci, l’équivalence entre les différentes façons de considérer : « Deux points A et B estant donnés, on demande un troisième X qui ait la même situation à l’égard du point A qu’il a à l’égard du point B (c’est-à-dire que AX soit égale ou - parce que toutes les droites égales sont congruentes - congruente à BX ou que le point B se puisse appliquer au point A gardant la même situation qu’il avait à l’égard du point X). Définition du cercle = A.B.YγA.B.(Y) Caractérisation de la situation : « On peut juger par là que la situation d’un point à l’égard d’un autre peut être conçue sans exprimer la ligne droite, pourvu qu’on les conçoive joints par quelque ligne que ce soit. Et si la ligne est posée inflexible, la situation des deux points sera immutable. » Donc, la situation ne se confond pas avec la ligne droite, et donc pas avec la distance. De plus, l’immutabilité de la situation est requise pour la congruence. Définition de la droite = A.YγB.YγC.Y Aucune intervention de la distance. Définition du point = A.YγB.YγC.YγD.Y RQ : Manque la définition du lieu.
A.BγB.A - les règles de la combinaison des situations qui doivent se faire en préservant l’ordre des lettres - sinon cela change la situation mutuelle, par exemple A.B.Cnon-γA.C.B (sauf dans le cas d’un triangle isocèle). Là, seulement, caractérisation des lieux de points = « différentes espèces d’extensa ». RQ : On retrouve les mêmes équations que dans la lettre à Huygens mais, cette fois-ci, les notions de « distance » et d’ « égalité » ne sont introduites que dans le cas du cercle et dans un second temps. NB : Importance de l’invariance de la situation mutuelle comme préservation d’un même rapport : « eodem modo » - qui n’est donc pas un rapport métrique, quantitatif. Leibniz achève ce texte par l’évocation d’une définition de la droite par la « détermination » : « une droite n’est en effet rien d’autre que la ligne définie pas deux points L et M », définition fondée sur le fait de « se comporter de la même façon (eodem modo se habebit) ». RQ : Définition du lieu comme ensemble de points.
§ 16-22 : Tracés et caractéristique § 23-24 : Signes et relations, dans l’ordre, coïncidence, congruence, égalité (et quantité). § 25-30 : Partie et tout ; homogénéité ; grandeur ; rapport ; nombre ; quantité ; égalité ; supériorité ; infériorité ; différence § 31 : similitude § 32-37 : similitude dans son rapport avec la congruence, l’égalité et la coïncidence ; et sur leurs opérations § 38 : sur la détermination § 41-59 : Travail sur les propriétés des opérations de congruence : tout se fait par la congruence (ou la coïncidence) selon les règles de la combinaison (avec respect de l’ordre). § 60-67 : Infinité des éléments congrus ; continuité et possibilité du mouvement. § 68-75 : équations de congruence et lieux ; nouvelle définition de la droite § 76-99 : Résumé avec le postulat de la « ligne rigide » ; définition de la droite : description des lieux de l’espace au point. § 100-104 : Définitions réelles des lieux par le biais du tracé. § 105-108 : situation mutuelle et coperception ; définition finale de l’ espace.
être distinguées lorsqu’elles sont perçues une par une, mais seulement lorsqu’elles le sont ensemble, ce qui revient à dire lorsqu’est perçue leur situation mutuelle ». Leibniz ajoute : « La droite es également la ligne la plus courte d’un point à l’autre. » NB : On voit donc apparaître les concepts quantitatifs de distance (et d’égalité) au même moment que celui de similitude. Définitions du plan et du solide par la détermination. Preuve de l’impossibilité de dépasser 3 dimensions.
D’où la définition de l’extensum = ce qui « est ordonné dans un espace continu » - de la situation = « relation locale (secundum locum) d’une chose à une autre » - du mouvement = « variation continue de situatition » Puis définition du corps. Fin du texte sur la droite et Euclide, dont il dépasse la géométrie.
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« Grandeur, quantité et mesure dans la géométrie de Leibniz »
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La recherche d’invariants dans ces textes donnent les éléments suivants :
1. L’alphabet des notions n’est pas fixé dans son ordre mais il l’est dans ce qu’il considère
comme premier : le point, l’espace, le lieu, la situation (notamment mutuelle), l’extensum, la
congruence, puis dans un second temps, le mouvement et la détermination.
2. La question de la droite apparaît, plus souvent que celle du plan ou du solide, mais surtout
elle apparaît comme davantage problématique puisque Leibniz remanie à de très nombreuses
reprises sa définition. Elle est par ailleurs liée au criterium euclidien déjà évoqué : réduire de
façon appropriée la nature de la ligne droite à la caractéristique géométrique c’est, d’une
certaine manière, ramenée tout Euclide à la nouvelle géométrique. Elle est donc, en quelque
sorte, le problème crucial des premiers textes de Leibniz.
3. La définition des différentes objets géométriques comme « lieux de l’espace » ou encore
« lieux de points ».
4. La relation étroite qui existe entre la notion de situation et celle de congruence et,
évidemment, le fondement de celles-ci dans la définition même de l’espace. On pourrait le
résumer ainsi, selon les mots de Leibniz lui-même :
Pour l’ESPACE : § 9 Pour traiter de tout ceci dans l’ordre, il faut savoir que la première chose à considérer est l’Espace lui-même, soit l’Extensum pur et absolue ; en disant pur, je veux dire pur de toute matière et de tout mouvement, en disant absolu, je veux parler d’un espace illimité et renfermant toute extension. […]
§ 10. La seconde chose à considérer est le Point, élément le plus simple parmi tous les objets touchant à l’espace ou à l’étendue, car tout comme l’espace renferme l’étendue absolue, le point représente ce qui dans l’étendue est le plus limité, la simple situation. (Essai de 1679, in La caractéristique géométrique, p. 151-153)
Le lieu le plus simple, mais aussi le moins limité, est celui de tous les points congrus à un point donné, puisque c’est le lieu de tous les points en général, soit l’espace infini. (Brouillon de la lettre à Hyugens, ibid., p. 241)
Pour la SITUATION : A.B représente la situation mutuelle des points A et B, c’est-à-dire un extensum (rectiligne ou curviligne, peu importe) qui les relie et qui demeure le même tant que cette situation ne varie pas. (Brouillon de la lettre à Huygens, ibid., p. 235)
§ 105. Lorsque deux points sont perçus simultanément, c’est leur situation mutuelle qui est par là même perçue. Deux situations quelconques entre deux points sont en effet semblables et ne peuvent par conséquent être différenciées que dans une coperception […]
§ 108. Lorsque deux objets sont perçus simultanément dans l’espace, est perçue par là même une trajectoire allant de l’un à l’autre […] ce lieu est perçu comme un continu. (Essai de 1679, ibid., p. 229-231)
Pour la CONGRUENCE : AγB signifie donc que le point A est congru au point B, en d’autres termes qu’il peut lui être substitué sans qu’on l’en puisse distinguer. […] A.BγC.D signifie que la situation entre les points A et B est la même qu’entre les points C et D. […] Les points A et B peuvent être transférés en lieux et places des points C et D servato situ vel extenso rigido. (Brouillon de la lettre à Huygens, ibid., p. 235-237)
§ 11. Des objets sont congrus lorsque l’un peut coïncider avec l’autre sans aucune modification en leur sein. (Essai de 1679, ibid., p. 153)
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« Grandeur, quantité et mesure dans la géométrie de Leibniz »
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Il y aurait bien des choses à dire sur ces différents textes mais, si nous nous concentrons sur le
rapport apparemment clair qu’ils entretiennent avec les grandeurs et, par elles, avec les
quantités et la mesure, force est de constater que ce rapport n’est pas défait de toute
ambiguïté. Cette ambiguïté se produit en deux lieux. D’une part, quand il s’agit de définir la
congruence et, réciproquement, la situation mutuelle - puisque la situation mutuelle est
précisément ce qui se trouve conservé dans la congruence. D’autre part, quand Leibniz
s’attache à réduire la droite à son nouveau système. Le premier ne se ramène pas au second si
l’on admet que l’extensum qui détermine la situation mutuelle peut être curviligne, du
moment qu’il est « rigide », « immutable ». Néanmoins, ces deux questions sont en partie
corrélées puisque la droite est aussi un extensum entre deux points, une sorte de situation
mutuelle, caractérisée de façon classique par le fait qu’elle soit le plus petit des extensa, celui
qui possède la plus petite grandeur : la distance la plus courte. Or, il faut bien qu’en ces deux
circonstances, Leibniz parvienne à ne pas fonder ses objets dans la distance, sinon il faudra
admettre qu’il n’est pas parvenu à débarrasser sa géométrie des grandeurs et, avec elle, des
rapports et des proportions, c’est-à-dire des quantités métriques. Si nous regardons notre
tableau, nous pouvons remarquer que ce sont surtout la lettre à Huygens et l’essai de 1679 qui
mettent en œuvre les notions quantitatives de la distance et de la grandeur qui pourraient faire
échouer Leibniz avant même qu’il ait commencé son entreprise. Mais ce n’est pas vraiment le
cas. Voyons pourquoi.
2.2. La place de la grandeur dans une caractéristique géométrique non-quantitative
La différence entre le brouillon de la lettre à Huygens et celle-ci révèle que Leibniz, dans
un premier temps, ne fait pas intervenir les notions de distance et d’égalité, si ce n’est dans un
second temps quand il demande qu’on se représente le cercle - dont on sait qu’il est le lieu des
points équidistants à un point donné. Le propos y est au contraire explicite : « Toutes ces
congruences permettent de définir différentes espèces d’extensa, à savoir de Lieux de points »
(Brouillon de la lettre à Huygens, ibid., p. 241). Néanmoins, lorsqu’il s’agit de soumettre son
projet à Huygens qu’il respecte et, d’une certaine manière, redoute, Leibniz ne met pas avant
la spécificité de la caractéristique géométrique mais cherche plutôt à en montrer la puissance
caractéristique par la définition simplifiée et généralisée des lieux géométrique, quitte à
employer des éléments théoriques plus consensuels et ordinaires. La définition de la
congruence comme possibilité de la coïncidence est, par exemple, classique et euclidienne. En
revanche, Leibniz insiste sur le fait que les équations qu’il propose et qui permettent de
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« Grandeur, quantité et mesure dans la géométrie de Leibniz »
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définir les différents lieux géométriques sont plus générales que les définitions euclidiennes,
parce qu’elles ne supposent pas le plan - mais seulement l’espace : « Cette description ou
définition de la ligne circulaire ne présuppose pas le plan (comme celle d’Euclide) ni même la
droite. » (Lettre à Huygens, ibid., p. 263) Par conséquent, la lettre est moins un traité de
géométrie ou même un résumé de projet géométrique qu’un échantillon de la caractéristique
géométrique qui n’a d’autre but que de présenter à Huygens une intuition que Leibniz sait ou
espère fructueuse, au-delà de Descartes et d’Euclide : « Je n’ai qu’une remarque à ajouter,
c’est que je vois qu’il est possible d’étendre la caractéristique jusqu’aux choses qui ne sont
pas sujettes à l’imagination : mais cela est trop important et va trop loin pour que je me puisse
expliquer là-dessus en peu de paroles. » (Ibid., p. 265)
La lecture de l’essai de 1679 est davantage problématique. En effet, il y a une inclination
à concevoir la situation mutuelle et la droite par le truchement des notions quantitatives de
l’égalité, la grandeur, la distance. Examinons ces deux éléments séparément et commençons
par le rapport entre la congruence et la grandeur et, de ce fait, entre la situation et la grandeur.
Le § 32 de l’essai de 1679 présente la congruence ainsi : « Cela permet de comprendre
que des choses à la fois semblables et égales sont congrues. « (Ibid., p. 185), étant
précédemment affirmé au sujet de la similitude :
§ 31. On nomme semblables des choses ne pouvant être distinguées que par elles-mêmsn deux triangles équilatères par exemple […]. Mais dès qu’elles sont vues ensemble, la différence apparaît aussitôt, l’une est plus grande. Le même phénomène peut intervenir alors même qu’elles ne seraient pas vues simultanément, à condition de choisir un moyen terme (medium), une unité de mesure, d’appliquer cette dernière d’abord à l’une ou à l’autre de ses parties et de noter dans quel rapport de congruence elle se trouve avec ce terme intermédiaire ou avec l’une de ses parties avant de l’appliquer à l’autre. C’est ce qui me fait dire que des choses semblables ne peuvent être distinguées que dans une coperception. […] Il est ainsi manifeste que la grandeur est précisément cette différence que seule une coperception peut faire apparaître entre plusieurs choses. » (Ibid., p. 183-185)
Par conséquent, on pourrait croire que la congruence contient nécessairement quelque chose
de quantitatif puisqu’elle peut être définie comme similitude et égalité. Mais cela est
discutable pour plusieurs raisons. D’une part, Leibniz propose une définition de la congruence
qui n’est nullement quantitative. D’autre part, l’analyse des notions se révèle dans un ordre
qui renvoie la similitude plus bas dans l’ordre des éléments que la congruence. Tout cela peut
se lire dans le § 34 :
§ 34. Nous voyons à partir de là qu’il y a trois manières et, pourrait-on dire, trois degrés pour discerner des objets doués d’étendue […]. Le plus haut degré est la dissemblance, il suffit alors de les observer un par un pour que leurs propriétés intrinsèques les différencient aisément […] en présence de deux triangles équilatères, si on me demande de choisir le plus grand, je dois les comparer, donc, comme je l’ai montré les voir ensemble ; il m’est impossible de relever sur chacun d’eux séparément un élément de discrimination sensible. Mais deux choses étant non seulement semblables mais égales, c’est-à-dire congrues, je ne
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puis, alors même que je les perçois ensemble, les discerner que spatialement (nisi loco), en remarquant leur situation (diversum situm) différente à l’égard d’un troisième terme encore nouveau, choisi hors d’elles. Enfin, si deux choses étaient dans le même lieu, plus rien ne me permettrait de les distinguer plus avant. Telle est la véritable Analyse dont je dispose. (Ibid., p. 185)
En d’autres termes, il y a une gradation qui va de la dissemblance (différence de forme) à la
similitude (différence de grandeur), puis à la congruence (différence de situation) et, enfin, à
la coïncidence (différence de nomination). En remontant l’ordre, la coïncidence ou identité
désigne l’absence de différence, même spatiale ; la congruence, une différence spatiale
connue par la seule co-perception ; la similitude, une différence spatiale et une différence
métrique connue par la co-perception et le rapport de grandeur, c’est-à-dire la proportion ; la
dissemblance, une différence spatiale et une différence de forme (mais pas nécessairement de
grandeur). Il y a donc bel et bien quelque chose de plus simple et de plus primordial dans la
congruence car, même si elle ne joue qu’entre des choses semblables et égales, dans la
constitution de la caractéristique, le critère de l’égalité devient le cas particulier d’un cas plus
général : celui de l’impossibilité de distinguer deux choses entre elles autrement que par leurs
positions. De la congruence vient alors la possibilité de la superposition ou, ce qui est fondé
sur les mêmes ressorts, la possibilité d’un mouvement : deux choses congrues peuvent être
dé-placées sans que rien en elles ne soit modifié, dans le sens d’un dé-placement comme
changement de lieu dans l’espace ou dans le sens d’une déplacement comme mouvement
d’une position en une autre. De ce fait, la congruence est toujours relation entre deux choses
au sein de l’espace et, en tant que telle, elle fait intervenir un extensum : celui de la trajectoire
possible ou réelle d’une chose d’une certaine position en une autre. L’espace est en ce sens
défini comme un extensum absolu, lieu de toutes les relations de situation et de toutes les
trajectoires continues, étant entendu que toute situation mutuelle et toute trajectoire
définissent un objet géométrique (cf. ibid., p. 229-231).
Ceci permet d’introduire la question de la nature de la situation mutuelle définie comme
extensum, d’abord entre deux points - mais cela peut être entre n points, selon une modalité
combinatoire. Là encore, l’essai de 1679 est encore ambigu quand Leibniz écrit, dans le § 11 :
Si on considère l’existence ou la perception simultanée de deux points, ce qui se présente à l’esprit est la relation de l’un à l’autre, relation différente selon les couples de points, en d’autres termes la relation locale ou de situation que deux points ont entre eux et qu’on appelle leur distance (in quo intelligitur eorum distantia). (Ibid., p. 153)
Par suite, la distance est bel et bien définie comme « la grandeur de la plus courte trajectoire »
(ibid., p. 153) entre deux points. Néanmoins, l’existence d’une distance qui puisse être
assignée à la situation apparaît davantage comme une conséquence que comme le fondement
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de la situation mutuelle. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder comment Leibniz
démontre que deux points suffisent pour déterminer « la trajectoire la plus simple possible
passant à la fois par l’un et par l’autre » (c’est-à-dire la droite), en affirmant « sinon leur
distance ne serait pas déterminée, ni par conséquent leur situation » (ibid., p. 155). De façon
purement formelle, cela signifie si la distance n’est pas déterminée, alors la situation ne l’est
pas non plus, ce qui par contraposition donne : si la situation est déterminée, la distance l’est
aussi. C’est donc bien la situation qui subsume la distance laquelle se peut trouver à partir
d’elle. D’autre part, à la fin de l’essai de 1679, Leibniz revient sur la nature de l’extensum
rigide par lequel est définie la situation mutuelle - la rigidité étant le réquisit de la
congruence :
Si nous concevons l’existence simultanée de deux points et que nous nous demandons pourquoi nous disons qu’ils coexistent, ce qui nous viendra à l’esprit sera qu’ils sont simultanément perçus ou du moins peuvent l’être. Lorsque nous percevons l’existence d’une chose, nous percevons du même coup qu’elle existe dans l’espace, c’est-à-dire que peuvent exister une infinité d’autres choses qu’on ne pourrait en aucune façon distinguer d’elle, soit ce qui revient au même, qu’elle peut se déplacer et se trouver dans un lieu aussi bien que dans un autre ; or comme elle ne peut être en même temps perçue en divers lieux, ni se déplacer instantanément, cela signifie que ce lieu est perçu comme un continu. Mais ce lieu étant de surcroît indéfini, il reste en effet à savoir dans quelle direction elle se dirige car elle peut se déplacer d’une infinité de façon indistinguables les unes des autres ; à partir de là l’esprit s’arrête donc sur un certain mouvement et s’il en suppose un autre, c’est un mouvement congru au premier ; on conçoit par là même qu’une chose peut atteindre le lieu où une autre se trouve. Mais comme elle a de multiples façons de le faire, une seule est déterminée, de sorte que pour la concevoir il ne soit besoin de rien de plus que de la donnée de deux points. (Ibid., p. 229-231)
Évidemment, dans ce cadre, toute position est toujours relative : il n’y a pas de positions
absolues en cela que l’espace, qui est le lieu de toutes ces positions, situations et trajectoires,
n’est pas réticulé et il n’est même pas grillagé. Toute situation est donc conventionnelle : on
décide d’un situs et d’un mouvement de référence. La situation correspond de ce fait une
infinité d’extensa congrus les uns aux autres ou, ce qui revient au même, une infinité de
trajectoires (ou lignes) d’un point à un autre - sans que ceux-ci varient dans leurs positions
relatives ce qui suppose un troisième terme de référence. Néanmoins, entre tous ces extensa
(ou ces trajectoires), il en est un (ou une) qui se distingue des autres en cela qu’elle est
déterminée par les deux points seuls. Intuitivement, on comprend qu’il s’agit de la ligne
droite. Ce qui nous amène au dernier point de la caractéristique géométrique qui paraît
résister à l’idée d’une géométrie non-quantitative.
Il est incontestable que, dans l’essai de 1679, Leibniz définit parfois la droite comme la
trajectoire dont la grandeur est minimale. Néanmoins, il est tout autant incontestable qu’il
fournit dans cet essai comme dans les autres textes contemporains de nombreuses autres
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définitions de la droite sans recours à la grandeur et à sa quantité minimale. En voici quelques
exemples :
§ 14. Or cette ligne déterminée à partir seulement de deux de ses points, et qui soit la seule répondant à la condition de passer par eux, se nomme droite, et aussi loin qu’on la prolonge, il s’agit d’une seule et même droite. [… ] Si un point est le seul à posséder la relation qui est la sienne à l’égard de deux points, les trois points sont sur une ligne droite. […] Une droite a également, en vertu de sa simplicité, la propriété d’être uniforme, ce qui signifie que ses parties sont semblables au tout. (Ibid., p. 155-157)
§ 15. Le procédé le plus simple pour engendrer une droite est le suivant : si un corps comporte deux points fixes et immobiles mais qui ne l’empêchent pas de se mouvoir, tous ses points immobiles tomberont sur une droite joignant les deux points fixes. Il est clair en effet qu’ils conservent le même lieu et que ce lieu est déterminé par les deux points fixes. (Ibid., p. 161)
Si ces citations ont pour représentation mentale une droite qu’on imagine être la plus courte
distance, elles ne mettent pas en elles-mêmes explicitement en jeu cette notion. La première
repose en réalité sur un principe philosophique implicite qui est celui de raison suffisante : la
ligne droite est la ligne dont les points sont dans une situation telle que je n’ai pas à me
demander pourquoi ils sont en ce lieu et non en un autre, autrement dit pourquoi ils sont dans
cette situation mutuelle-là, à l’égard des deux points donnés, et non dans une autre. La
seconde en donnant le moyen de générer la droite en fonde la possibilité et fournit ce que
Leibniz appellera plus tard une « définition réelle ». Quoi qu’il en soit, dès lors que la notion
de relation de situation est entendue indépendamment des notions de grandeur et de distance,
il faut également admettre qu’il en est de même pour la droite. Ce qui œuvre dans ce cas, ce
sont les concepts de « détermination » et de « simplicité » qui sont également des concepts de
la métaphysique leibnizienne, notamment quand on songe que le meilleur des mondes
possibles est à la fois le plus simple (le moins déterminé) et le plus riche. Ceci me conduit,
enfin, à ma conclusion par laquelle je vais m’efforcer de revenir plus précisément au thème de
la mesure.
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« Grandeur, quantité et mesure dans la géométrie de Leibniz »
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Conclusion. De la caractéristique géométrique à
l’analyse des situations : retour de la mesure et de la quantité ?
Il apparaît donc que Leibniz entretient un rapport compliqué avec la grandeur dans sa
géométrie des situations, notamment avec ses aspects métriques quantitatifs. Il déclare que sa
géométrie est défaite des grandeurs, que seule la congruence y est à l’œuvre et que celle-ci ne
relève pas d’une quelconque mesure. Ce faisant, il discrédite la similitude :
Examinons si l’emploi du Mouvement n’est pas plus commode que celui des Sections, dans la mesure où celles-ci sont elles-mêmes engendrées par un mouvement dont elles sont les traces. Ceci ne nous empêchera pas de nous dispenser d’étudier la similitude et nous permettra de n’employer que la congruence. (Fragment sans titre estimé de 1682, ibid., p. 301)
Néanmoins, par ailleurs, il consacre de nombreuses lignes à la définition de la droite et il
passe fréquemment par des analyses fondées dans les propriétés de la similitude et, par elle,
de la congruence conçue comme similitude et égalité. Comment comprendre cette ambiguïté
alors même que Leibniz semble posséder les moyens théoriques pour l’élaboration d’une
géométrie purement qualitative, fondée dans la seule relation de situation ? Pour répondre à
cette question, nous pouvons considérer un texte de janvier 1680, De calculo algebraico et
constructiones lineares optime conciliandis, dans lequel il s’agit de concilier la construction
des lignes géométriques avec le calcul algébrique. La similitude y est alors posée comme
élément fondamental d’une telle conciliation. De plus, dans l’essai de 1679, dans le § 39 qui
suit la présentation des différents types de distinction des objets géométriques (§ 34), des
rapports entre congruence et égalité (§ 35-37) et des axiomes utilisés par Euclide sur les
grandeurs, Leibniz conclut :
Ces résultats concernent d’ailleurs surtout le calcul Algébrique et sont considérés comme assez bien connus, je ne m’attarderai donc pas sur les règles du calcul des grandeurs, des rapports et des proportions, pour chercher surtout à développer celles ayant trait à la situation. (Ibid., p. 189-191)
Ce qui sous-entend que les règles de la situation ne sont pas celles des grandeurs, rapports et
proportions, et ni même en dépendent - sans quoi il serait nécessaire de les reprendre au sein
même de la géométrie des situations. En d’autres termes, à la fin des années 1670, la
CEPERC – Séminaire sur la mesure 5 décembre 2013
« Grandeur, quantité et mesure dans la géométrie de Leibniz »
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caractéristique géométrique propose bel et bien une géométrie de l’espace et des situations
qui, si elle permet de retrouver la géométrie des grandeurs et de la mesure, ne peut
aucunement y être réduite. Tant qu’elle est fondée dans la congruence, et non dans la
similitude, la nouvelle géométrie paraît réussir, du moins en partie dans la constitution de son
alphabet et de ses règles de calcul.
Pourtant, dès les années 1690 mais surtout dans ses derniers textes consacrés à la
géométrie des situations (In Euclidis Prota, circa 1712, GM V, 183-211 ; De calculo situum,
circa 1715-1716, C 548-556 ; Initia rerum mathematicarum metaphysica, circa 1715, GM
VII, 17-29), Leibniz met l’accent sur la similitude, définit la congruence par la similitude et
l’égalité, la droite par la distance, et convoque explicitement et fréquemment la mesure -
notamment comme ce qui est préservé dans le mouvement « congru ». L’espace est, quant à
lui, défini non plus comme l’extensum pur et absolu, ou comme ce qui est continu dans l’ordre
des coexistants, mais comme l’ordre des coexistants lui-même et, en cela, il se dote d’une
forme de structure. Étrangement, l’impression est donnée que Leibniz fait là moins qu’il avait
produit quelques 30 ou 35 ans plus tôt. Et cela pose instamment question. Pourquoi revenir à
des questions de mesure et de similitude ? Pourquoi rendre à la grandeur une place de choix,
alors qu’elle l’avait perdue dans la première version de la géométrie des situations ? Est-ce
que ce changement de définition de l’espace est déterminant ? Mon ultime hypothèse, que je
n’ai pas encore travaillée et que je me contente de vous soumettre, est que la nécessité de
réintroduire la grandeur au cœur de la géométrie n’est pas de nature mathématique mais de
nature métaphysique, qu’elle est liée à la doctrine de l’espace dans la pensée tardive de
Leibniz et à celle du temps aussi. Car, de fait, la pensée de jeunesse n’est pas aussi riche sur la
question de l’espace que celle de la maturité et, de façon coïncidente, l’invention
mathématique paraît plus libre, plus novatrice. Pour quelles raisons, alors, Leibniz doit-il faire
de son espace un espace de la similitude et non de la congruence, un ordre des coexistants,
une sorte de lieu réticulé, et non seulement un extensum, un continuum ? Telle est la question
lourde, à laquelle je n’ai pas de réponse, mais qui m’agite depuis quelques temps et à laquelle
j’espère pouvoir un jour répondre, non encore à l’abri de me rendre compte qu’il s’agissait là
d’une illusion de ma lecture.
Je vous remercie.