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Du malaise de la "condition noire" dans la société française: Une identité composite en mald'intégration dans quelques romans africains contemporainsAuthor(s): Éloïse BrezaultSource: Nouvelles Études Francophones, Vol. 26, No. 2 (AUTOMNE 2011), pp. 142-157Published by: University of Nebraska PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/41445296Accessed: 13-07-2017 16:55 UTC
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Du malaise de la "condition noire"
dans la société française Une identité composite en mal d'intégration dans quelques romans africains contemporains
Éloïse Brezault
Edward verselle Said de l'exil" conclut (336, son notre essai, traduction) Culture and et fait Imperialism, du "Migrant" sur "la (et vérité de son uni- co- verselle de l'exil" (336, notre traduction) et fait du "Migrant" (et de son co-
rollaire "l'Exilé") la figure la plus signifiante de l'identité hybride et décentrée du monde actuel dont la créativité et le dynamisme se voient pourtant, chaque
jour, menacés par les méfaits de la globalisation et du repli identitaire. Parce que
le migrant est "constamment en mouvement," dans "une migration infinie, une
migration à l'intérieur de lui-même" (334, notre traduction) écrit Said, il se sent
partout chez lui et remet en question le concept d'une identité nationale au-
thentique malmenée par les mouvements de populations. Rien de plus étriqué
aux yeux de Said que d'appréhender l'identité par le biais d'une culture monoli-
thique et hégémonique. Elle doit être, selon lui, détachée de la gangue de l'origine
à laquelle on réduit bien trop souvent l'individu.
Les réflexions de Said sur l'identité nous incitent à explorer la question de "la
condition noire" - pour reprendre les propos de Pap Ndiaye dans son essai du
même nom - dans quelques romans africains actuels. S'inspirant des réflexions
de l'anthropologue américain Clifford Geertz, Pap Ndiaye s'intéresse à la ma- nière dont les Noirs pensent et conçoivent leur identité en France. Il différencie
une identité noire épaisse ("thick blackness") qui valorise les points communs dans une culture donnée1 et une identité noire fine ("thin blackness") qui met
en avant "l'expérience partagée des discriminations" (Ndiaye 53) dans l'Histoire.2
Bien souvent, la population noire de France, très hétérogène, combine ces deux
types d'identités, ajoute Pap Ndiaye: "si l'identité racialisée imposée ne crée pas
1. L'identité épaisse est "une identité fondée sur une culture, une histoire, des références com- munes, une langue qui marquent une différence nette entre ceux qui en sont porteurs et les autres" (Ndiaye 48).
2. L'identité fine "délimite un groupe qui n'a en commun qu'une expérience de l'identité prescrite, celle du Noir en l'occurrence, qui a été historiquement associée à des expériences de domination subie, et qui peut s'accompagner de la conscience du partage de cette expérience" (Ndiaye 48).
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un "peuple" au sens épais du terme, elle fabrique bien quelque chose, un groupe
de personnes unies par leur condition prescrite, et la conscience de cette condi-
tion" (54). Léonora Miano et Alain Mabanckou montrent à quel point dans leur
deux romans, Tels des astres éteints et Black Bazar , ces représentations identitaires
intériorisées façonnent et modifient notre perception de l'Autre.3 Dans une ban-
lieue parisienne surnommée intra-muros , Miano évoque des personnages en lutte avec leur identité franco-africaine et qui gravitent toujours à la périphé-
rie de la société française, incapables de trouver leur place: Amok, Schrapnel et
Amandla partagent ce sentiment d'être apatrides et se représentent l'Afrique de manière très différente. Amok, descendant d'un Africain qui a trahi les siens en
aidant le colonisateur, ne peut se défaire de cette culpabilité historique et voit son
pays comme l'espace d'une enfance meurtrie et violente qu'il a du mal à dépas-
ser pour se construire véritablement.4 Pour Schrapnel, son compatriote et ami,
l'Afrique lui fournit, au contraire, cette nécessité de penser son identité de Noir au Nord (80). Quant à Amandla, née en Guyane, l'Afrique incarne "le rêve du
Pays Primordial" (83), l'origine du peuple noir, la source à laquelle il faut aller s'abreuver et vivre pour retrouver son identité. Ces trois personnages marginaux,
en quête d'eux-mêmes, échafaudent un triptyque de l'identité noire, sur fond de
panafricanisme, de nationalisme ou de rastafarisme. Mabanckou, quant à lui, propose une vision de l'identité noire beaucoup
plus cocasse, à travers les tribulations d'un écrivain dandy originaire du Congo et qui vit en France depuis une quinzaine d'années dans le quartier du Château-
Rouge. Ce personnage va devoir repenser, par le biais de l'écriture, sa relation à son identité africaine et aux autres le jour où sa petite amie, surnommée ironi-
quement Couleur d'origine, décide de le quitter pour un de ses compatriotes, L'Hybride. Il se met alors à écrire un journal dans lequel il consigne ses discus- sions avec ses amis du Jip's, bar où il a élu domicile après la rupture, et relate aussi
ses conversations avec les gens de son quartier comme son voisin raciste antillais,
Hippocrate, ou encore le marchand arabe (autre cliché!) de l'épicerie du coin. Miano et Mabanckou, en prenant des personnages qui appartiennent à la
minorité noire - celle des immigrés africains dans la France actuelle ou celle des
3. Ce malaise de la difficulté de l'insertion des populations noires en France est récurrent dans bon nombre de romans africains contemporains qui évoquent la question de l'identité et de l'inté-
gration en termes de conflits et de heurts (Diome, Tchak, Bessora, Yémy, N'Sondé, Biyaoula, Beyala, etc.). Tous ces auteurs évoquent l'épineuse question de la diversité à la française, tout en dénonçant le racisme dont parle amplement Fanon dans les années 1950 et qui semble toujours d'actualité. Voir également notre article "La figure de l'immigré dans le roman africain franco-
phone: un nouveau colonisé?" ou encore l'article de Magnier sur "Beurs noirs à Black Babel." 4. Le père d'Amok était extrêmement violent et battait constamment sa temme devant tout le
monde. Ce geste peut se lire comme la métaphore d'une violence autre, la violence historique de la colonisation dont certains Africains se sont faits les alliés.
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Afropéens5 de nationalité française - et qui combinent tant bien que mal "leur
apparence noire et leur citoyenneté française" (Ndiaye 40) montrent, chacun à sa
manière, que les fondements d'une diversité à la française6 sont problématiques.
En effet, pourquoi rattachement à l'identité française signifierait-il l'abandon
d'autres identités, qu'elles soient étrangères (un pays d'Afrique pour l'immigré
africain vivant en France) ou régionales (un département d'outremer dans le cas
des Antillais7 ou des Guyanais dans les romans évoqués)? Mabanckou et Miano
dénoncent les stéréotypes - ce que Pap Ndiaye appelle la "délimitation purement
sociale de la condition noire" (49) - qui emprisonnent l'immigré dans un sta-
tut d'inférieur et peignent un portrait peu flatteur de la société française où le
"préjugé de la couleur" (Fanon 95) vient fortement entraver les valeurs d'égalité
et de solidarité qui façonnent l'universalisme de la République: l'immigré ou le
Français d'origine africaine n'est que rarement l'égal du citoyen français. À tra-
vers la figure volontairement caricaturée de l'immigré et de l'Afropéen se dessine
une véritable image de l'Autre, "reproduction amoindrie" (Toumson 263) qui est
loin d'aller dans le sens d'un équitable dialogue des cultures. Les personnages
de nos romans expérimentent la difficulté de vivre une identité plurielle. "Mais
quels que soient le bricolage identitaire opéré par les individus et la subtilité
avec laquelle ils l'adaptent aux circonstances sociales, il demeure que générale- ment, dans une bonne partie de leur vie sociale, ils sont considérés comme noirs"
(Ndiaye 46). Quel est donc le poids que représente la couleur de la peau dans la
5. Léonora Miano parle en ces termes de l'Africain né en France sur son site. Il est d'ailleurs inté-
ressant de constater que la figure de l'Afro-Français ou l'Afropéen est rarement désignée en ces termes par les représentants de la République française, lesquels tendent à ignorer la représen- tation ethnique des minorités, contraire à l'idéal républicain d'intégration. "Les Noirs de France
sont individuellement visibles, mais ils sont invisibles en tant que groupe social et qu'objet d'étude pour les universitaires. D'abord en tant que groupe social, ils sont censés ne pas exister, puisque la République française ne reconnaît pas officiellement les minorités, et ne les compte pas non plus" (Ndiaye 17).
6. Notre article ne prétend pas à une étude sociologique ou anthropologique de cette question. Il montre plutôt comment les écrivains Mabanckou et Miano se sont réapproprié, dans la fiction, les termes de ce débat sur la diversité en évoquant des "types" de personnages qui viennent illus-
trer ce malaise de la "condition noire." Le sociologue Michel Wieviorka développe plus ample- ment cette question en montrant comment l'hétérogénéité de l'immigration depuis les années 1980, tant culturelle que religieuse, vient modifier les contours d'une identité nationale française qui peine à se définir: "Et en mettant en avant la couleur de la peau comme facteur de discrimi-
nation et d'injustice, passées et présentes, ces mobilisations font entrer dans le débat des popu- lations qui jusque-là n'y tenaient qu'une place secondaire ou marginale [...]" (Wieviorka 31).
7. Suzanne Dracius parle à ce sujet de "Négropolitains" dans son roman L'Autre qui danse, à tra- vers le personnage de Jérémie, né dans le 14e arrondissement de parents guadeloupéens et qui pourtant ne connaît les Antilles que par ce qu'il voit en France, réduisant la Guadeloupe à une espèce de folklore. Jérémie est en cela représentatif de ces Antillais nés en métropole car il est
complètement assimilé à la culture française qui reste le point de référence, tout en appartenant à une communautaire antillaise qu'il ne connaît pas du tout.
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société française et quels sont les rapports que "l'identité choisie" entretient avec
"l'identité prescrite" (Ndiaye 46)?
Les stéréotypes: Pessentialisation des cultures
Mabanckou et Miano jouent avec cette vision essentialisante qui évoque les pro-
pos de Fanon: "Dans l'inconscient collectif, noir = laid, péché, ténèbres, immo- ral. Autrement dit: est nègre celui qui est immoral" (155). La focalisation sur les
stéréotypes à l'œuvre dans les représentations des Blancs et des Noirs est un
moyen de dénoncer les schèmes de la pensée coloniale complètement intégrés dans les mentalités et de souligner les tensions raciales qui existent également au
sein des minorités, dévoilant ce qu'on pourrait appeler une hiérarchie de la cou- leur au sein des minorités noires.
LES DISCOURS EVOLUTIONNISTE, PRIMITIVISTE ET DI FFÉRENTI ALISTE
Mabanckou prend par exemple un malin plaisir, à travers la galerie de portraits
qu'il esquisse, à incarner des personnages représentant des types de discours es-
sentialisants qui ont justifié pendant des siècles l'entreprise coloniale. Dans le discours évolutionniste, "les Africains pourront sortir de leur état d'enfance à
vitesse accélérée et entrer dans l'Histoire" et ce, "grâce à l'action bienfaisante de
la civilisation européenne" (Ndiaye 203); le discours primitiviste célèbre, quant à lui, "une culture africaine essentialisée," il fait état des "apports de la colonisa-
tion, malgré des erreurs" certaines et adresse des "leçons de morale paternalistes
aux jeunes d'Afrique" (Ndiaye 204). Hippocrate, dans Black Bazar , convoque ces deux discours essentialisants, quand il démontre au narrateur les bienfaits de la
colonisation sur un ton paternaliste:
Moi je dis que vous avez beaucoup à gagner avec l'héritage de la coloni- sation. Qu'est-ce que la colonisation, hein? C'est un élan de générosité,
c'est une aide qu'on apporte aux petits peuples qui sont dans les té- nèbres! [. . .] Les civilisés sont allés au secours des sauvages qui vivaient
dans les arbres et se grattaient avec les orteils. Les autochtones se man-
geaient entre eux, sans même saler leur viande humaine! Vous trouvez ça normal vous? (207)
Les Européens ont donc sorti les Africains de leur barbarie originelle (et notamment du cannibalisme!) qui faisait d'eux des êtres aux mœurs animales.
Dans la bouche de ce personnage caricatural, la mise à distance salvatrice amène
le lecteur à prendre conscience de la portée destructrice des mots. En effet, Hip-
pocrate convoque, dans sa diatribe, le Discours sur le colonialisme de Césaire, pour mieux le critiquer (212). La bivocalité du discours souligne la mise à dis- tance de l'écrivain par rapport à son personnage dont il moque les perceptions
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étriquées. Mireille Rosello8 dit du stéréotype qu'il véhicule une image consen-
suelle dans laquelle le plus grand nombre se retrouve; Barthes fait entendre que
ces images archétypales permettent de "tricher la langue" pour faire ainsi "en-
tendre la langue hors pouvoir" (Barthes 16), celle qui n'a pas forcément droit de cité dans le consensus actuel: quelle quen soit leur nature, en retournant les
armes du langage que sont les stéréotypes contre ceux-là mêmes qui les utilisent,
les auteurs dénoncent les clivages d'une société raciste pour discréditer les a prio-
ri d'une vision idéologique qui place l'immigré au bas de l'échelle sociale. Les discours essentialisants perdent ainsi de leur pouvoir normatif.
Mabanckou convoque un autre type de discours tout aussi radical: le dis-
cours différentialiste qui "célèbre la diversité des cultures et assigne à la colonisa-
tion mission de la préserver" (Ndiaye 204). Le racisme culturel explique que "les Noirs ont globalement des modes de vie différents et inférieurs aux leurs [ceux
des Français], qu'ils viennent de sociétés en retard, qu'ils ont des pratiques cultu-
relles héritées de temps obscurs de l'humanité" (Ndiaye 208). Ce discours diffé- rentialiste "tend à fétichiser les différences en les considérant comme irréduc-
tibles et comme justifiant une politique de séparation spatiale, de mise à distance,
par peur d'une contamination des corps individuels et des corps de la Nation" (Ndiaye 208). Il ajoute que la question de la polygamie relève de ce discours de la
différence exacerbé. "L'Arabe du coin" comme l'appelle le narrateur de Black Ba-
zar , fait d'ailleurs allusion à cette fracture idéologique qui sépare les Africains des
Français, en parlant de l'Europe: "Et puis mon frère africain, leur communauté à
eux, pourquoi elle n'accepte pas que la Turquie ait aussi une place dedans, hein? [ . . . ]
c'est parce que [. . .] ce pays partage sa vie entre l'Europe et l'Asie, or le problème
c'est que les Européens [. . .] ils sont tous contre la polygamie" (139).
L'arrivée sur la scène de la construction européenne propose un nouvel ar-
chétype, celui d'un espace en construction qui définit l'identité par une mise à distance différentielle où l'islam représente, dans une certaine mesure, l'autre
facteur d'une différence irréductible qui empêche la Turquie d'entrer dans l'Eu-
rope. Car cette religion, comme le note Pap Ndiaye, constitue "l'une des compo-
santes centrales du racisme anti-arabe actuel" (238). Au-delà des querelles poli-
8. "A stereotype calls upon a knowledge of certain recognizable social structures and identities.
[. . .] But what is rather puzzling is that a stereotype can implicate us as participants not in a
community (as insiders or outsiders) but simply in the knowledge that the community is fami- liar with certain gender roles, ethnic roles, professional roles, class consciousness, and so on. As
Dyer puts it, "the effectiveness of stereotypes resides in the way they invoke a consensus." ("Un stéréotype en appelle à un savoir lié à certaines structures et identités sociales reconnaissables.
[. . .] Or, ce qui est plutôt frappant, c'est que le stéréotype peut nous impliquer en tant que par- ticipants, non pas dans une communauté (comme ressortissant ou étranger) mais simplement dans le savoir avec lequel cette communauté est familière, à savoir des rôles de genre, ethniques, professionnels, de conscience de classe, etc. Comme Dyer le rappelle, 'l'efficacité des stéréotypes réside dans le fait qu'ils invoquent un consensus.'" (15, notre traduction)
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tiques, nous voulons souligner que Mabanckou traite de l'identité de l'immigré
en convoquant les discours essentialisants qui disent un espace à investir - en
l'occurrence français - et qui cristallisent toutes les tensions d'une frontière fan-
tôme entre les Européens et les Autres. Ces tensions existent chez les minorités
elles-mêmes qui ont intégré une hiérarchisation raciale héritée de la pensée colo-
niale. Le respect mutuel n'est pas qu'une affaire de couleur.
LES TENSIONS RACIALES ENTRE MINORITÉS
Les divisions raciales, au sein des minorités, se développent même en exil, dans
le pays d'accueil. "Est noire, a minima , une population d'hommes et de femmes
dont l'expérience sociale partagée est d'être considérée comme noire. Il y a donc
des Noirs (et des Blancs aussi) par accord social tacite" (Ndiaye 48). Constat amer
que stigmatise, avec humour, Mabanckou, dans Black Bazar , à travers la figure
du voisin Hippocrate mais aussi celle de Couleur d'origine, l'ex-petite amie du narrateur. La seule force du stéréotype, nous rappelle Homi Bhabha,9 réside dans
sa capacité de répétition qui l'accrédite aux yeux du plus grand nombre comme un fait réel et vrai, alors qu'en réalité il ne se fonde sur aucune preuve tangible.
Mabanckou joue donc sur ce pouvoir infondé mais destructeur du stéréotype. Le
narrateur, qui veut empêcher que son amie ne l'accompagne à des fêtes, la dissua-
dera en faisant de ses compatriotes un portrait stéréotypé et raciste: "J'aimerais
bien que tu viennes aussi, mais tu vas en avoir marre, y'aura plusieurs tribus [...], les Bembé et les Lari! Ceux-là viennent tout droit de la brousse profonde où il n'y
a pas d'électricité [. . .], ils vont pisser à l'entrée de l'immeuble" (50).
Dégoûtée par ce discours mensonger qu'elle accepte pourtant comme étant
véridique, la petite amie du narrateur décide de ne pas venir. En ne remettant pas
en question ces catégorisations d'un autre âge et en critiquant "leurs manières de rustres" (50), elle a intériorisé cette pensée racialisante qui place les Africains nés
en France au plus haut de l'échelle sociale, comme si le concept de "lanification"
expliqué par Fanon à propos de l'écrivaine Mayotte Capécia était toujours d'ac- tualité: "il faut blanchir la race [...], sauver la race, mais non dans le sens qu'on
pourrait supposer: non pas préserver 'l'originalité de la portion du monde au sein duquel elles [les Martiniquaises] ont grandi,' mais assurer sa blancheur" (Fa- non 38). Or si la lactification passe chez Fanon par un mariage avec un Blanc, elle
9. "The stereotype [. . .] is a form of knowledge and identification that vacillates between what is always "in place" already known, and something that must be anxiously repeated ... as if the essential duplicity of the Asiatic or the bestial sexual licence of the African that need no proof, can never really, in discourse, be proved." ("Le stéréotype [. . .] est une forme de savoir et d'iden- tification qui vacille entre ce qui est toujours 'en place' et déjà connu et quelque chose qui doit être répété avec anxiété . . . comme si l'essentielle duplicité de l'Asiatique ou la bestialité des mœurs sexuelles de l'Africain qui n'a pas besoin d'être démontrée, ne peut jamais vraiment être
prouvée dans le discours.") (66, notre traduction)
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nous semble plus symbolique pour Couleur d'origine10 et passe par son lieu de
naissance à Nancy, bien que ses parents soient congolais (49). Comme le rappelle
Mabanckou, "au pays, on croit que les nègres qui naissent en France sont en prin-
cipe moins noirs que nous" (62). Sa naissance en France la fait donc entrer dans
le monde blanc, épousant ainsi "la culture blanche" (Fanon 51) et toute l'idéolo-
gie qui en découle. Mais si elle se sent française et supérieure à ses compatriotes
africains, son surnom rappelle pourtant ironiquement la manière dont le Fran-
çais distingue, dans le langage courant, les Africains nés en Afrique de ceux nés
en France et d'origine africaine. Malgré son mépris pour les Africains d'Afrique,
Couleur d'origine sera toujours perçue par le Français de souche comme cet Autre irréductiblement africain et donc différent, bien qu'elle soit née en France.
D'ailleurs, à l'image des Négropolitains dont parle Dracius, elle ne connaît pas l'Afrique autrement que par des clichés que s'amuse à démonter le narrateur:
Elle était certaine [. . .] que nos ancêtres à nous c'étaient les braves Gau-
lois [...]. Elle me parlait des cases en terre battue, des cabanes dans les
arbres, de la magie noire des Africains, de la sorcellerie qui rendait l'être
humain invisible [...]. Je lui rétorquais qu'on ne vivait pas au cœur de ces ténèbres-là. (50-51)
Ces discours racialisants hérités de la colonisation sont donc utilisés par
ceux-là mêmes qui les critiquent. Par une inversion des points de vue qui place le Noir au centre, Mabanckou ne manque pas de dénoncer la perversité d'un tel
regard tout aussi essentialisant que son corollaire colonial et qu'on pourrait qua-
lifier, à l'instar de Pap Ndiyae, de "racisme antiblanc" (219) car il procède de cette
même frontière idéologique séparant les Noirs des Blancs, comme dans le cas
des couples mixtes.11 Dans Tels des astres éteints , Shrapnel tombe amoureux de
Gabrielle,12 une Française blanche de peau et il est prêt à assumer publiquement
cette relation, au risque de se défaire de la communauté kémite qui ne peut ad-
mettre la mixité des couples et revendique "une racine identitaire unique" (179).
"L'âme de nombreux Kémites était si pervertie, qu'ils ne savaient poser sur les
10. D'ailleurs Couleur d'origine, à la différence de certaines de ces compatriotes, ne cherche pas à se blanchir la peau et elle a deux amants africains (d'abord le narrateur et ensuite L'Hybride).
11. Amandla, sous l'influence des Kémites, "pensait que les peuples avaient une racine identitaire
unique, qu'ils n'étaient pas des plantes à rhizome, que certains terreaux ne leur étaient pas favo- rables, que certains croisements leur étaient préjudiciables. On pouvait le voir. L'âme de nom-
breux Kémites était si pervertie, qu'ils ne savaient poser sur les leurs qu'un regard dédaigneux. [. . .] Ils se disaient des métis culturels, avaient appris à aimer les barreaux de leurs cages." (Mia- no 179)
12. "Elle n'avait rien à faire de ses origines. Elle ne l'approchait pas simplement pour vivre un rêve. [. . .] Avec elle, ses certitudes vacillaient, prenaient la poudre d'escampette. Madame n'avait pas envie de redresser les torts commis par ses ancêtres. L'existence du monde noir ne lui avait jamais été révélée. Dans l'univers tel qu'elle le connaissait, les couleurs formaient un ensemble sur lequel il n'y avait pas à s'interroger." (Miano 238)
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leurs quun regard dédaigneux. [. . .] Ils se disaient des métis culturels, avaient
appris à aimer les barreaux de leurs cages" (179). Or cette volonté de la commu-
nauté kémite à se dissocier du Blanc et à affirmer une identité qui aurait coupé le
cordon ombilical avec l'ancien colonisateur, dénote un malaise certain qui vit le
fait d'être Noir comme un handicap.
Le stigmate de la couleur de peau
En proclamant haut et fort cette fierté de l'héritage noir dont la filiation remonte
aux Égypto-Nubiens (Miano 167), les Kémites refusent l'héritage culturel fran-
çais pour exister: "Ils méprisaient la carte d'identité qui les rattachait à une na-
tion dont la mémoire les ignorait. Quand ils étaient dans la rue, rien ne les dis-
tinguait des autres Noirs. Ils avaient la couleur subsaharienne. Ils subissaient les
vexations qui allaient avec" (174). Ils opèrent une inversion du handicap qu'ils
subissent au quotidien dans la société française, comme le constate le sociologue
canadien Erving Goffman dans Stigmay son essai sur les usages sociaux des han-
dicaps. D'après Goffman, le handicap n'est pas un concept en soi, c'est plutôt le
cadre catégoriel d'une expérience. En d'autres mots, le sens sur lequel nous fon-
dons notre rapport au handicap ne peut être détaché de la relation qui résulte
du discrédit que l'on attache à un individu porteur du stigmate en question. Goffman sépare deux moments distincts dans le même processus: le fait de pos-
séder un attribut qui peut être discrédité et le jugement porté sur cet attribut qui
conduit, éventuellement, un individu à être défini comme anormal. "Le normal
et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue" (Goffman 161).
C'est donc le regard de l'autre qui constitue la représentation. D'après Goffman,
la race est perçue comme un handicap dans la mesure où elle définit l'identité
sociale et qu'elle "marque une différence entre les 'normaux' et ceux qui ne le
sont pas tout à fait" (Ndiaye 222). Goffman recense alors quelques réactions pos-
sibles du stigmatisé:
- Tenter de corriger le fondement du stigmate;
- Interpréter le personnage attaché à son identité sociale au mépris des conventions qui définissent la normalité, ce que Goffman appelle la "bouffonisation" amenant à "danser devant les normaux la ronde
des défauts attribués à ses semblables" (Goffman 131);
- Redéfinir sa différence comme motif de fierté et d'avantage sur les
normaux, en revendiquant une particularité donnée comme un ca-
ractère de généralité.
Les personnages des romans que nous étudions expérimentent ces différentes stratégies.
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LA CORRECTION DU STIGMATE: LE BLANCHIMENT
DE LA PEAU OU L'AVEUGLEMENT
Couleur ďorigine, dans Black Bazar , est très lucide sur les stratégies qui poussent
certains Africains à se blanchir la peau pour mieux vivre leur écart à la norma-
lité.13 Elle dit d'ailleurs que "nous ne renoncerons pas à nous blanchir la peau
tant que nous serons persuadés que notre malédiction n'est qu'une histoire de couleur . . (77).
Le déni de sa propre couleur est, nous semble-t-il, une autre manière de cor-
riger le stigmate. S'il n'y a pas de stigmate, il est inutile d'essayer de le corriger!
C'est un peu le comportement du personnage d'Hippocrate dans Black Bazar. Il
incarne cette "identité choisie" et revendiquée du citoyen républicain qui trans-
cende les questions de couleur au nom d'un "universel de l'humanité" (Ndiaye 243), mais impose à l'Africain une identité prescrite. Il ne se retrouve pas du tout
dans ce schéma de l'identité fine ou épaisse dont nous parlions en introduction,
il embrasse l'identité française, sans faire allusion à son histoire d'Antillais14 alors
qu'il impose une identité fine - à savoir une identité née du partage de l'expé- rience coloniale - au narrateur, qui par ailleurs, ne se perçoit pas comme tel. En
effet, le narrateur de Black Bazar serait plutôt dans ce que Ndiaye appelle une "identité épaisse" (52-53) qui valorise les points communs d'une culture don-
née car il se définit avant tout comme congolais, bien que tout à fait conscient
des discriminations subies par les populations africaines pendant la colonisa- tion. En convoquant la figure française de l'Antillais noir, Mabanckou montre à
quel point les catégories identitaires fondées sur la couleur et la physiologie sont arbitraires et subjectives (l'Antillais ne se voit pas noir et se fond totalement dans
la République française). Hippocrate racialise l'Autre pour se conforter dans sa
place de citoyen français, en discréditant celui qui est plus noir que lui.
la différenciation: entre fierté et "bouffonisation"
Dans Tels des Astres éteints , Amandla, comme ses frères kémites, se différencie du
Français ex-colonisateur et se présente comme une Kémite (elle met en évidence
son héritage guyanais) et jamais comme une Française. Schrapnel, au contact des Kémites, définit aussi son identité noire avec fierté, nourrissant le rêve fou de
créer un centre culturel noir (126).
Couleur d'origine, dans Black Bazar , opte également pour la différenciation
13. De nombreux auteurs africains ont déjà dénoncé les travers du blanchiment de la peau: Daniel Biyaoula dans L'Impasse parle de la " dénoiritisation " (32), Mocky qui se présente comme le sym- bole de la réussite sociale en Afrique car il a émigré en France dans Bleu Blanc Rouge , porte "une chemise très transparente (qui) laissait deviner sa peau blanchie" (Mabanckou 69).
14. C'est ainsi qu'il est décrit par l'Arabe du coin: "Je ne compte pas l'Antillais parce que lui c'est un cas à part, un personnage bizarre qui croit qu'il n'est pas noir, qu'il n'a rien d'africain et qu'il est français de souche" (137).
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Brezault: Du malaise de la "condition noire" 15 1
et fait de l'Afrique et de la culture africaine un réel motif de fierté: elle rentre dans
la "bouffonisation" en se faisant tresser les cheveux aux couleurs rasta (141) pour
séduire L'Hybride, son nouvel amant qui chante les bienfaits de l'unité africaine
(139). Un autre exemple de "bouffonisation," dans Black Bazar , est illustré par l'attachement du narrateur à la "sape,"15 au confluent de l'identité collective et
individuelle, comme le rappelle Michel Laronde:
D'une part, le vêtement signifie le corps qui le porte dans ses parti-
cularités physiques [. . .] et 'parle' alors l'identité individuelle; d'autre
part, le vêtement signifie l'appartenance de ce corps à une culture [. . .]
et 'parle' aussi l'identité collective. Situé à la jonction [. . .] de l'iden- tité individuelle et de l'identité collective, le vêtement est donc un bon
support du jeu paradoxal entre Identité et Altérité (entre Semblable et Différent). (216)
Dans le cas de ces "sapeurs," le vêtement incarne la prédominance de l'iden- tité collective sur l'identité individuelle, le "sapeur" s'oubliant totalement dans
le regard de l'Occident, il doit prouver son ascension sociale aux siens restés en
Afrique. Cet acte volontaire par lequel il endosse l'identité de l'Autre, ici aussi
celle de l'étranger, n'est pourtant qu'un leurre. Dans Black Bazar , le narrateur utilise le vêtement pour définir son identité de Congolais en France, et notam-
ment pour séduire Couleur d'origine: "Je m'arrangeais pour porter mes cos- tumes les plus chics, rien que pour la séduire, et elle, ça lui plaisait parce qu'elle connaissait bien le milieu de la sape et de Château-Rouge. Elle disait que j étais
un vrai Congolais des pieds à la tête" (81). Le narrateur endosse donc une personnalité de Congolais et fait du vête-
ment l'objet de sa réussite sociale, pour désamorcer le handicap de sa couleur
de peau qui pourrait l'enfermer, aux yeux des autres, dans la précarité écono-
mique - ce qu'il vit en réalité puisqu'il habite dans un appartement avec cinq autres confrères (83). Le vêtement, à la confluence de l'identité sociale et indivi-
duelle, est un leurre qui dure le temps de leur relation.
PERCEVOIR SA COULEUR AUTREMENT
Si beaucoup des personnages de ces romans pensent leur couleur de peau comme
un stigmate, seul Amok, dans Tels des astres éteints , n'a pas besoin de montrer son
attachement à l'Afrique par des gris-gris et autres amulettes: "Ce que les autres
15. Mabanckou abordait déjà cette question dans son premier roman, Bleu Blanc Rouge , à travers
le personnage de Mocky qui vit à Paris et qui, lorsqu'il retourne en Afrique, affiche des vête- ments de marques occidentales prestigieuses pour montrer que sa carrière est florissante. Daniel Biyaoula, dans L'Impasse, dénonce aussi la fonction sociale du vêtement occidental qui devient le signifiant d'une ascension pleinement réussie, alors qu'il est, en réalité, un miroir aux alouettes qui cristallise toutes les envies de ceux qui vivent encore au pays.
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152 NOUVELLES ÉTUDES FRANCOPHONES 26.2
tenaient à exhiber, c'était en lui quii le portait. La couleur ne lui était pas une
posture. Il ne venait pas parader" (226). Amok ne porte pas la couleur de sa peau
comme un stigmate, "il disait ne pas se lever le matin avec en tête l'idée de la cou-
leur. Il disait savoir qu'il était noir, ne pas comprendre l'obligation que cela lui conférait. [. . .] Il était noir. Il le savait. Il s'y était habitué" (152). Amok n'a pas
besoin d'être dans le regard de l'Autre pour exister. Il ne cherche pas à "biologi-
ser" la différence. Il a compris que le stigmate cessera d'être stigmatisant lorsque
la société française opérera un changement normatif et arrêtera de voir les mino-
rités ethniques à travers le prisme de la couleur. C'est ce que comprendront tour
à tour Shrapnel et le narrateur de Black Bazar. Comme le rappelle Pap Ndiaye, "il ne s'agit pas d'effacer la couleur de peau, mais de lui ôter sa dimension de mar-
queur social, de faire qu'elle ne signifie rien socialement" (61). C'est la conclusion
à laquelle arrivent Miano et Mabanckou. Mais cette prise de position passe par la
nécessité de décoloniser les imaginaires pour accepter une identité plurielle qui ne doit plus être problématique.
Décoloniser les imaginaires
ESPACE PUBLIC ET ESPACE PRIVÉ CHEZ MABANCKOU
Michel Wievorka rappelle que l'"idéal républicain français repose également sur le principe d'une séparation tranchée de l'espace public et de la vie privée" (57), l'espace public étant celui des "individus libres et égaux en droit" alors que l'es- pace privé permet "l'exercice des identités particulières, religieuses, culturelles, d'origine nationale" (57). Et il ajoute que la frontière entre les deux s'est consi-
dérablement amoindrie, affaiblissant par là même l'idéal républicain - en ou- vrant "l'espace public aux expressions de diverses identités" (Wievorka 57) - et
générant des crispations et des conflits identitaires. La séparation entre public et privé qui semblait être le garant de l'idéal républicain se voit donc mise à mal
par la figure de l'étranger qui vient bousculer les spécificités culturelles de l'État-
nation en essayant de s'y intégrer. Dans le roman de Mabanckou, le narrateur a
d'ailleurs très peu d'intimité et son espace privé est bien souvent questionné par
le regard inquisiteur du voisin qui ne cesse de s'immiscer dans sa vie et d'"épier les faits et gestes des locataires, savoir ce que les gens font chez eux, suivre leurs
mouvements dans les couloirs" (28), montrant combien l'espace privé déborde dans l'espace public de l'immeuble. Le seul semblant d'espace privé que le nar- rateur pourra investir sera celui du Jip's, bar où il retrouve ses amis pour discu-
ter de sa vie intime. Or, pour Mabanckou, ce n'est pas le narrateur qui crée des
tensions sociales mais bien le voisin dont l'obsession envers cet Autre qu'il pense
irréductiblement différent et inférieur16 menace le bien-être et la tranquillité de
16. Le voisin en question va se plaindre auprès du propriétaire: "Qu'il fallait renvoyer ces Y'a bon Banania chez eux sinon lui il ne paierait plus son loyer et ses impôts [...]" (39).
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Brezault: Du malaise de la "condition noire" 153
la collectivité. Face à l'immigré dont la seule présence vient perturber l'espace
public français, Mabanckou oppose une certaine résistance et insiste sur la parole
individualisée et irrévérencieuse de l'immigré qui moque ce monde qui ne lui
appartient pas: l'immigré parle au "je" et s'affirme dans une société qui lui dénie
le droit à la parole (représenté symboliquement par l'absence d'espace privé si-
gnificatif). Ce décalage entre une narration individualisée et une société qui me-
nace le monde intime de l'immigré s'avère un moyen efficace pour Mabanckou
de redonner à l'immigré un peu de cette humanité dont les discours stéréotypés
ont tendance à le priver! Par l'utilisation du "je," l'immigré s'impose comme un
être capable de penser et s'érige contre des clichés dont le pouvoir tient prin-
cipalement dans un "on-dit" infondé. Comme le rappelle avec calme le narra- teur: "Monsieur Hippocrate n'est qu'un locataire, pourtant il se comporte en
propriétaire" (35). L'immeuble devient donc un territoire privé - microcosme de
l'espace national qui héberge en son sein des populations très différentes - d'où
l'immigré se voit exclu par le regard du voisin Hippocrate. Cela ne l'empêche
pourtant pas de continuer à exprimer sa différence culturelle, en réinvestissant
l'espace d'une autre manière, par le biais d'une parole - et d'une plume puisque le narrateur veut devenir écrivain - que le voisin ne peut régenter comme il le
souhaiterait. L'identité se pense ici en termes d'espaces clos - et soi-disant ho-
mogènes - que la parole de l'Autre vient faire éclater pour mieux questionner les
enjeux de l'idéal républicain.
LA REVENDICATION DES IDENTITÉS FRONTALIÈRES
Dans Tels des astres éteints , Miano traite des idéologies identitaires sous-tendues
par la tyrannie de la couleur d'origine. Ses personnages tentent de concilier une identité double, à la fois française (parce qu'ils sont français ou vivent en France)
et africaine, malgré le poids de la couleur qui "[r]égentait tout " (Miano 224). Ils
revendiquent une identité plurielle débarrassée de la question de la couleur et
de l'origine, ils incarnent ce qu'elle appelle des "identités frontalières [. . .] où les mondes se touchent, inlassablement. C'est le lieu de l'oscillation constante:
d'un espace à l'autre, d'une sensibilité à l'autre, d'une vision du monde à l'autre. C'est là où les langues se mêlent, pas forcément de manière tonitruante, s'im-
prégnant naturellement les unes des autres, pour produire, sur la page blanche,
la représentation d'un univers composite, hybride." (Miano, "Habiter la fron- tière"). Ses personnages incarnent cet espace de la "relation," si bien décrit par Glissant. "Naître au monde, c'est concevoir (vivre) enfin le monde comme rela-
tion: comme nécessité composée, réaction consentie" (L'Intention poétique 20).
Et Glissant ne manque jamais de préciser que cette relation à l'Autre ne peut
se faire que dans l'acceptation de sa différence (et non dans son assimilation),
cette "opacité" essentielle et nécessaire au dialogue des cultures car "plus l'autre résiste dans son épaisseur ou sa fluidité (sans s'y limiter), plus sa réalité devient
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154 NOUVELLES ÉTUDES FRANCOPHONES 26.2
expressive, et plus la relation féconde" ( Uintention poétique 23). Mabanckou et Miano révèlent l'opacité de l'Autre dans les clichés qui découlent de sa repré- sentation et montrent la nécessité d'une "identité rhizome [. . .] non comme
racine unique mais comme racine allant à la rencontre d'autres racines" ( Intro-
duction à une poétique du divers 19) dans un monde qui ne peut plus se penser
en termes d'espaces clos et hermétiques. Dans cette nouvelle reconfiguration du
monde, le pays d'où l'on vient est aussi important que celui où l'on vit, comme
le suggèrent les paroles de Billie Holliday, en exergue du cinquième chapitre du
roman de Miano: "Theres no house that I can call my own [. . .]."17 Or si l'iden-
tité "ne se définit plus à travers une origine précise, mais [. . .] est à récréer in-
dividuellement, dans un télescopage de lieux, de temporalités, et de cultures"
(Albert 82), Amok expérimente pourtant en France cette douleur de l'immigré à qui l'on somme de définir son espace d'appartenance.18 Amok voudrait pour-
tant incarner ce que Said appelle l'identité décentrée dans Culture and Imperia-
lism (332), une identité hybride détachée de la gangue de l'origine géographique
(et du pays vécu). Dans une conférence sur la question identitaire, Miano disait
que sa propre identité "est frontalière, ancrée, non pas dans un lieu de rupture,
mais, au contraire, dans un espace d'accolement permanent" ("Habiter la fron- tière"). Or, face au malaise d'Amok incapable de vivre son rêve, Miano nous dit
que l'identité choisie nous oblige à investir un espace clos (à l'image de ce que fait
subir Hippocrate au narrateur dans Black Bazar) comme si l'identité ne pouvait se dire qu'en termes d'espaces géographiques imperméables les uns aux autres
(et que souligne la métaphore de l'immeuble dans Black Bazar), et non pas en termes d'accolements. L'errance frontalière s'avère donc un rêve difficile à vivre.
Il pourrait s'apparenter à ce rêve d'Afrique que fait Amandla et qu'elle décidera
pourtant de vivre jusqu'au bout tant il est obsessionnel et utopique. Comme une réponse à cette identité hybride qui ne peut s'enfermer dans une seule défi-
nition, un seul espace, l'écriture de Miano est elle-même multiple, empruntant
au jazz, métaphore par excellence du mélange culturel. La structure originale du roman est directement inspirée des thèmes du répertoire jazz américain des
années 1950-1960, dont les trois personnages livrent leur interprétation person-
nelle: par exemple, Afro Blue 19 qui ouvre le roman est un des premiers morceaux
qui mélange jazz latin et traditions africaines; ou encore Straight Ahead™ qui donne le nom au deuxième chapitre, fait référence à la condition des Afro-Amé-
17. On pourrait traduire par: "Il n'est pas de maison qui m'appartienne [...]." 18. Miano ajoute d ailleurs au sujet d'Amok qu'en quittant le pays, il ne s'était rendu nulle part"
(289).
19. Afro Blue est un des premiers morceaux qui mélange jazz latin et traditions africaines: composé par Oscar Brown Jr. et Mongo Santamaria, il a été repris par John Coltrane qui l'a rendu célèbre.
20. Straight Ahead est un album engagé composé par Abbey Lincoln et Mal Waldron sur la condi- tion des Noirs (Africains et Américains) dans les années i960.
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Brezault: Du malaise de la "condition noire" 155
ricains dans les années i960 pendant le mouvement des Civil Rights et décrit la
fracture idéologique d'un monde divisé entre Blancs et Noirs . . . Les références
au jazz sont nombreuses et soulignent l'esthétique "frontalière" de Miano. Dans un entretien, Miano ajoutait d'ailleurs:
Je me sens très proche de cette musique car ma culture est hybride, mé-
langée. Je ne peux pas choisir entre les éléments qui la composent: née
au Cameroun dans une famille atypique où l'on ne parlait que le fran-
çais, j'appartiens depuis toujours à des mondes différents, qui parfois
ne veulent pas se rencontrer, ou qui se sont rencontrés de manière vio-
lente. Or, il se trouve que j'appartiens bien à ces deux univers et peut-
être même plus qu'à deux. Le jazz représente cela, ce mélange d'élé- ments qui se sont rencontrés de manière pas toujours heureuse, mais
qui ont produit de la beauté. (Brezault 229-30)
Mabanckou propose, quant à lui, une autre manière d'investir une identité
hybride.21 Après son histoire malheureuse avec Couleur d'origine, le narrateur de Black Bazar tombe finalement amoureux d'une peintre franco-belge, Sarah,
qui l'amène à se défaire de ses préjugés pour mieux se comprendre lui-même. À travers les prises de position de Sarah sur la peinture, Mabanckou propose en fili-
grane une recherche de l'identité qui ne peut se satisfaire de ce qu'on lui donne -
une "identité prescrite" (Ndiaye 46) - mais qui va au-delà: "C'est peut-être ce
que devrait faire tout artiste avant de casser sa pipe. Ne pas laisser aux autres le soin de définir sa création" (236). Et Sarah d'ajouter: "Le vrai peintre, c'est celui
qui transgresse les normes" (236) tout comme l'immigré, qui, pour être vérita- blement à l'aise dans les cultures qu'il traverse, est celui qui doit transgresser les
normes sociales et affirmer ce qu'il veut. Il faut pour cela qu'il se détache de ses
influences, comme celles de Louis-Philippe (241), son ami écrivain qui le révèle à
l'écriture, et qu'il aille au-delà des évidences. Mabanckou ajoutait d'ailleurs dans un entretien à ce sujet:
L'immigré ne doit pas attendre qu'on lui définisse son identité. C'est à lui de la définir lui-même. C'est le libre arbitre que dissèque Sartre dans
L'existentialisme est un humanisme, celui qui débouche vers le subjecti-
visme: l'homme se choisit. Par les actes que nous posons, nous créons
l'homme que nous voulons être, et ce que nous voulons être crée né- cessairement l'image qu'on se fera de l'homme. Finalement Sartre n'a
jamais été aussi présent que maintenant. (Brezault 223)
Par la revendication de l'écriture, le narrateur finit donc par choisir ce qu'il
veut être et va à l'encontre de cette identité prescrite qu'on ne cesse de lui assigner.
21. Le narrateur de Black Bazar en arrive d'ailleurs à la conclusion qu'il déteste le jazz! (239).
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I56 NOUVELLES ÉTUDES FRANCOPHONES 26.2
La langue, par les multiples stratégies discursives qu'elle met en place, "expulse"
de l'imaginaire français tous les clichés qui enferment l'immigré et l'Afropéen
dans une image dévalorisante. Véritable catharsis, espace de résistance contre les
représentations sclérosantes, ces œuvres ouvrent une réflexion sur le multicultu-
ralisme à l'œuvre dans la rencontre de plusieurs identités composites en partage.
Comme le signale Pap Ndiaye,
[s] i l'objectif de la déracialisation est en effet souhaitable, il ne signi-
fie pas pour autant que les cultures afro-antillaises s'effaceraient. Il
convient à la fois de penser la déracialisation des rapports sociaux et
l'inscription multiculturelle de notre société avec des phénomènes d'expression des cultures d'autant plus riches et plus fructueux que les discriminations seront efficacement combattues. (60)
C'est bien ce qu'ont réussi à faire, chacun à sa manière, Miano et Mabanckou en
montrant que la couleur de peau ne doit pas être vécue comme un stigmate. Ils
rejoignent en cela les théories de Said pour qui la culture et l'identité ne sont pas
des entités fixes et monolithiques mais des vecteurs du monde hybride et métissé
dans lequel nous vivons depuis des siècles.
New York University/Wagner College
Ouvrages cités
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Bakthine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Coll. Tel. Paris, Gallimard, 1994.
Barthes, Roland. Leçon. Paris: éditions du Seuil, 1978. Imprimé.
Beyala, Calixthe. Le Petit Prince de Belleville. Paris: Albin Michel, 1992. Imprimé.
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Brezault, Éloïse. Afrique. Paroles d'écrivains. Montréal: Mémoire d'encrier, 2010. Imprimé.
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Brezault: Du malaise de la "condition noire" 157
Laronde, Michel. Autour du roman beur. Paris: l'Harmattan, 1993. Imprimé.
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Magnier, Bernard. "Beurs noirs à Black Babel." Notre Librairie 102 (octobre-décembre 1990): 103-07. Imprimé.
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Recherche. Paris: Robert Laffont, 2008. Imprimé.
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