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Voies commerciales et routes de l’exode : évolution des pratiques de voyage au Niger ÉLODIE APARD-MALAH e Sahel d’une manière générale, et le Niger en parti- culier, sont traversés par d’importants flux migra- toires partant de l’ensemble du continent en direction de l’Afrique du Nord, mais également des pays côtiers pourvoyeurs d’emplois saisonniers et, dans une moindre mesure, de l’Europe. Ces mouvements se sont inten- sifiés depuis la fin des années 1980, lorsque des pays comme la Libye ont commencé à faire appel à une importante main- d’œuvre subsaharienne pour asseoir leur développement. Au Niger comme dans la plupart des États sahéliens, la finalité des déplacements est donc souvent de trouver un emploi temporaire dans un pays proche. L’analyse de ces circula- tions humaines a produit une littérature abondante, dont les travaux d’Ali Bensaad 1 portant sur la zone Sahel-Maghreb, ou ceux de Jean Schmitz sur l’Afrique de l’Ouest 2 . Malgré la faible proportion de migrants qui quittent le continent, une perception déformée des migrations afri- L 149 1. Ali Bensaad, « La grande migration africaine à travers le Sahara », in Marc Cote (éd.), Le Sahara, cette « autre Méditerranée », Aix-en-Provence, 2002, p. 41-52; Id., « Le Sahara, vecteur de mondialisation », Maghreb-Machrek, n° 185, 2005 p. 7-12 ; Id., « Les migrations transsahariennes, une mondiali- sation par la marge », p 13-36. 2. Jean Schmitz, « Le rôle des zones transnationales. Migration et négoce aux frontières de la Mauritanie, du Sénégal et du Mali », Esprit, n° 317, 2005, p. 177-187 ; Id., « Migrants ouest-africains. Miséreux, aventuriers ou notables ? », Politique Africaine n° 108, 2008, p. 5-15.

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Voies commerciales et routes de l’exode :

évolution despratiques de voyage au Niger

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H e Sahel d’une manière générale, et le Niger en parti-culier, sont traversés par d’importants flux migra-toires partant de l’ensemble du continent en

direction de l’Afrique du Nord, mais également des payscôtiers pourvoyeurs d’emplois saisonniers et, dans unemoindre mesure, de l’Europe. Ces mouvements se sont inten-sifiés depuis la fin des années 1980, lorsque des pays commela Libye ont commencé à faire appel à une importante main-d’œuvre subsaharienne pour asseoir leur développement. AuNiger comme dans la plupart des États sahéliens, la finalitédes déplacements est donc souvent de trouver un emploitemporaire dans un pays proche. L’analyse de ces circula-tions humaines a produit une littérature abondante, dont lestravaux d’Ali Bensaad1 portant sur la zone Sahel-Maghreb,ou ceux de Jean Schmitz sur l’Afrique de l’Ouest2.

Malgré la faible proportion de migrants qui quittent lecontinent, une perception déformée des migrations afri-

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1. Ali Bensaad, «La grande migration africaine à travers le Sahara», in MarcCote (éd.), Le Sahara, cette «autre Méditerranée», Aix-en-Provence, 2002,p. 41-52; Id., «Le Sahara, vecteur de mondialisation», Maghreb-Machrek,n° 185, 2005 p. 7-12; Id., «Les migrations transsahariennes, une mondiali-sation par la marge», p 13-36.2. Jean Schmitz, «Le rôle des zones transnationales. Migration et négoceaux frontières de la Mauritanie, du Sénégal et du Mali», Esprit, n° 317, 2005,p. 177-187; Id., «Migrants ouest-africains. Miséreux, aventuriers ounotables?», Politique Africaine n° 108, 2008, p. 5-15.

caines s’est développée en Europe, offrantainsi un autre sujet pour des travaux dechercheurs tels que Hein de Hass3. Quantaux problématiques migratoires spécifique-ment nigériennes, elles ont été étudiées enprofondeur par Julien Brachet dans le cadred’une thèse de géographie soutenue en 2007et publiée en 20104. Un autre travail derecherche a été réalisé en 2009 par uneéquipe dirigée par Florence Boyer et Moun-kaïla Harouna, donnant également lieu à lapublication d’un rapport très détaillé5.

Le présent article a été rédigé à la suited’une mission de recherche sur les problé-matiques migratoires, menée au Niger de2009 à 2011. Dans le cadre de cette mission,des enquêtes de terrain de plusieurssemaines ont pu être réalisées, notammentdans la zone frontière Niger-Nigéria, dansles villes de Birni N’Konni, Maradi et Zinderainsi que dans le nord du pays, à Agadez,Arlit et Assamaka. Une trentaine de témoi-gnages de voyageurs, de transporteurs, depasseurs et d’agents de l’État ont étérecueillis au cours de ces enquêtes, au grédes rencontres et sans questionnaire prééta-bli – dans une démarche d’analyse qualita-tive. L’objectif était d’étudier les pratiques devoyage des non-Nigériens au Niger, d’avoirune idée plus précise des difficultésauquelles ils étaient confrontés et d’élaborerdes outils de plaidoyer pour un plus grandrespect des droits des migrants au Niger.Signalons enfin que l’article prend égale-ment en compte les perturbations récentes,consécutives à la chute du régime libyen.

ROUTES TRANSSAHARIENNESD’HIER, PARCOURSMIGRATOIRES D’AUJOURD’HUI

Espace carrefour, zone de passage, leNiger est un territoire clé qui fait non seule-

ment le lien entre l’Afrique du Nord etl’Afrique subsaharienne mais égalemententre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique Cen-trale. Du XIIIe au XVIe siècle, lorsque le com-merce transsaharien était particulièrementflorissant, l’espace sahélien qui constitue leNiger contemporain était traversé par lescaravanes chargées d’assurer le transport demarchandises entre les deux rives du Sahara.Ces routes commerciales étaient alors utili-sées par les marchands – notamment man-dingues et haoussas – qui envoyaientjusqu’au Maghreb ou en Égypte la gommearabique, la noix de cola ou le sel mais aussil’ivoire et l’or. Les négociants arabes propo-saient en échange des chevaux, des dattes,du cuivre, des perles ou encore des livrestransportés à leur tour, à dos de dromadaire,à travers les immenses étendues désertiquesde l’Aïr, du Djado et du Ténéré. À ceséchanges s’ajoutait le commerce desesclaves, qui constituait une part importantedu commerce transsaharien. Si les esclavesétaient vendus sur les grands marchés deKano ou de Gao6, ils passaient ensuite par lesvilles d’Agadez ou de Bilma, cités commer-ciales dont la prospérité reposait sur leséchanges transsahariens et qui sont aujour-d’hui les chefs-lieux des deux plus grandsdépartements du Niger.

La fréquence et la densité de l’ensemblede ces échanges marchands ont permis detransformer les espaces traversés en régionsdynamiques, économiquement et culturelle-ment rayonnantes7. Les circulationshumaines y ont donc toujours été perçuescomme un phénomène positif, facteur de lapuissance commerciale de la région. Cepen-dant, concurrencées par le commerce atlan-tique à partir du XVe siècle, les voiescaravanières ont progressivement perdu deleur importance. Pendant la période colo-niale, par ailleurs, les routes transahariennesn’ont fait l’objet d’aucune mise en valeur et

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sont donc restées à l’état de pistes, souvent à peine visibles.Enfin, depuis l’indépendance, l’aménagement des voies decommunication a surtout concerné les routes «utiles», tellesque la Route de l’Uranium, reliant Niamey à la ville minièred’Arlit, ou encore la Route de l’Unité, qui fait la jonctionentre Niamey et Zinder8.

Les voies qui sillonnent l’extrême nord et l’extrême suddu Niger ont donc gardé le même aspect depuis des siècles;si certains tronçons ont été récemment et partiellementbalisés, ce sont toujours des pistes très sommaires qui tra-versent soit le désert du Ténéré et ses dunes de sable, soit lemassif de l’Aïr et son relief accidenté. Pour autant, les routesd’aujourd’hui ne suivent pas exactement les mêmes tracésque les caravanes d’hier ; les parcours ont évolué, de mêmeque la nature des échanges. Seule la caravane annuelle dusel, entre Agadez et l’oasis de Bilma, continue d’exister danssa forme originelle9. Les autres marchandises transportéessont essentiellement des produits manufacturés importés deLibye mais surtout des cigarettes, objet d’un trafic transsa-harien florissant10. Parallèlement, des mouvements migra-toires interafricains et internationaux se sont développésdans l’espace saharien. Depuis les années 1990, ce sont enmajorité des camions chargés de migrants originaires del’ensemble du continent qui empruntent les routes reliant leNiger, l’Algérie et la Libye. Les habitants des régions saha-

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3. Hein de Hass, The Myth of Invasion.Irregular Migration from West Africato the Maghreb and the EuropeanUnion, International Migration Insti-tute, University of Oxford, 2007, 83 p.4. Julien Brachet, Un désert cosmopo-lite. Les migrations de transit dans larégion d’Agadez (Sahara nigérien),thèse de Géographie sous la directiond’Emmanuel Grégoire, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, 2007, 460 p.5. Florence Boyer et Harouna Moun-kaïla (dir.), Le Niger, espace d’émigra-tion et de transit vers le Sud et le Norddu Sahara. Rôle et comportements desacteurs, recompositions spatiales ettransformations socio- économiques,rapport final du programme derecherche « Migrations internatio-nales, recompositions territoriales etdéveloppement dans les pays duSud», 2009, 183 p.6. Kano, ancienne cité haoussa, estaujourd’hui une mégalopole du nordNigéria et Gao, ancienne capitale del’empire songhaï, est une des princi-pales villes de l’est du Mali.7. Sur l’histoire d’Agadez, voir notam-ment Djibo Hamani, Au carrefour duSoudan et de la Berbérie. Le sultanattouareg de l’Ayar, Paris, L’Harmattan,2006, 552 p.8. La première, qui permet d’achemi-ner le minerai extrait des mines d’Ar-lit et d’Akokan vers le sud du Niger, aété en partie financée par la France,tandis que la seconde a été réaména-gée grâce à des fonds canadiens.9. Chaque année, les caravanes char-gent à Agadez le mil récolté dans lesrégions du sud et l’acheminent jus-qu’à Bilma. Au retour, le sel extraitdes salines de Bilma est transporté àdos de dromadaires jusqu’à Agadez.10. Voir le chapitre «Un commerce àpart, le trafic de cigarettes», dans lathèse de J. BRACHET Julien, Un désertcosmopolite…, op. cit., p. 166-177.

Sources : J. Brachet 2007, D. Hamani 2006 /Réalisation : Elodie Apard et Gérard Chouin

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riennes du Niger se rendent en grandnombre dans ces deux pays voisins, pour-voyeurs de main d’œuvre11. Nombreux sontles Nigériens – les Touaregs en particulier –qui y ont passé plusieurs années avant derevenir chez eux. Ils connaissent bien cesvoies et sont donc en mesure d’assurer letransport des autres migrants africains quisouhaitent se rendre dans les pays duMaghreb et, dans une moindre mesure, enEurope.

Avec l’intensification de ces mouve-ments, de nouvelles routes se sont ouvertes,intégrant au réseau de pistes transsaha-riennes des lieux qui, autrefois, n’en fai-saient pas partie. C’est le cas de Dirkou ouArlit, devenues des étapes de voyage impor-tantes grâce à la densité de ces nouvellescirculations migratoires. Comme l’a montréOlivier Pliez, le thème de la réactivation desanciennes pistes caravanières par lesmigrants d’aujourd’hui, ou le rapproche-ment entre le commerce des esclaves etl’exode des subsahariens, sont des poncifsdont il convient de se garder12. Au Niger, leréseau actuel repose sur une trameancienne mais correspond également à denouvelles formes de mobilités, à des pra-tiques de voyages différentes et à descontraintes spécifiques éloignées deslogiques antérieures. En revanche, en raisondu maintien de ces voies à l’état de pistes,les voyages dans ces zones désertiques res-tent longs et difficiles. Le trajet entre Aga-dez et Dirkou, notamment, est une épreuvede plusieurs jours qui comporte de nom-breux risques. La traversée du Ténéré peuten effet se révéler dangereuse en cas depanne, de manque d’eau ou de tempête desable. Les camions, surchargés ou malentretenus, peuvent s’égarer, se renverser ousimplement rester bloqués pendant plu-sieurs jours en attendant une pièce derechange. En l’absence totale d’ombre, la

température dans la journée peut facile-ment atteindre cinquante degrés pour bru-talement chuter la nuit et frôler lestempératures négatives.

Depuis quelques années, après le mou-vement de rébellion que le Niger a connuentre 2007 et 2009, le désert du Ténéré setraverse en convois. À dates fixes, plusieursvéhicules partent en même temps et se sui-vent entre Agadez et Dirkou, réduisant ainsile risque – sans l’éviter totalement – de seperdre ou de rester échoués en plein désert.Mais l’instabilité liée aux conflits dans lenord du pays a également eu d’autres effetssur les pratiques de voyage. D’abord, la pré-sence de mines sur certains axes a sensi-blement augmenté la dangerosité desdéplacements. Ensuite, l’insécurité a eu unimpact extrêmement négatif sur l’économieces régions. Auparavant le tourisme yreprésentait une manne financière etoffrait diverses possibilités d’emploi. Face àl’interruption de toute activité touristiquedans le nord du Niger, de nombreux Toua-regs ont du trouver de nouveaux moyens desubsistance. Utilisant les véhicules 4 x 4acquis par les agences de voyage et leurparfaite connaissance des pistes prati-cables, beaucoup se sont reconvertis dansle transport de migrants. Les trajets entreArlit et la frontière algérienne sont souventassurés par d’anciens guides ou d’ancienscombattants démobilisés, dont les perspec-tives professionnelles après la rébellion sesont trouvées fortement limitées. Avecleurs pick-up – véhicules tout-terraingénéralement de marque Toyota – ils peu-vent transporter une vingtaine de per-sonnes à chaque voyage et contournerfacilement les postes de contrôle.

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Les pistes qui partent du Niger en direction de l’Algériene sont pas empruntées de la même façon que celles quivont en Libye, notamment parce que l’itinéraire entre Arlit etAssamaka – le poste frontière – ne comprend aucune zonede dunes. Sur ce tronçon, en effet, ce sont des pistes plates,de sable ou de cailloux, sur lesquelles les véhiculent ne ren-contrent pas tout à fait les mêmes problèmes que sur cellesqui sillonnent le Ténéré. Les crevaisons sont fréquentes etpeuvent considérablement allonger la durée du voyage; lerisque de quitter la piste et de prendre une mauvaise direc-tion existe également mais les ensablements sont rares etsurtout les distances sont moins longues, ce qui réduit sen-siblement les difficultés. S’il est possible de faire demi-tourentre Arlit et Assamaka, il est beaucoup plus compliqué defaire marche arrière lorsqu’on est à mi-chemin entre Agadezet Dirkou.

L’ensemble de ces trajets, que ce soit vers l’Algérie ouvers la Libye, peut se faire en camion comme en 4 x 4. Lesgros véhicules présentent l’avantage de garantir une plusgrande stabilité pour les passagers ainsi qu’une meilleurecapacité de résistance face au mauvais état des pistes.Cependant, les camions ne peuvent éviter les postes-fron-tières et leurs passagers doivent donc s’acquiter des obliga-tions administratives telles que les formalités de police oucelles exigées par les services de l’immigration. Les pick-up,plus rapides et moins visibles, sont en mesure d’assurer lespassages clandestins. L’inconvénient des petits véhicules 4 x4 réside en revanche dans le prix du voyage, plus élevé quecelui des camions, et également dans le risque d’accident, luiaussi sensiblement plus élevé.

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11. Les autorités libyennes ont, à cer-taines périodes, encouragé les migra-tions sur son sol : d’une part, la Libye,faiblement peuplée, a fait régulière-ment appel à la main d’œuvre étran-gère, essentiellement subsaharienne,d’autre part les discours panafrica-nistes du colonel Kadhafi et l’intégra-tion d’éléments nigériens, notammenttouaregs, dans la Légion islamiqueont eu pour effet de provoquer derégulières vagues de départ.12. Olivier Pliez, «Nomades d’hier,nomades d’aujourd’hui. Les migrantsafricains réactivent-ils les territoiresnomades au Sahara?», Annales degéographie, 2006/6, n°652, p. 688-707.

Le passage de la frontière algéro-nigérienne en pick-up. Photo: Élodie Apard

Il existe plusieurs axes pour se rendre enAlgérie, mais le point d’arrivée est souvent lemême: c’est la ville de Tamanrasset, dans lemassif du Hoggar. En passant par Assamaka,les pick-up mettent une journée pour y par-

venir ; chaque voyageur doit s’acquitter de30000 francs CFA (environ 45 euros). Lesvéhiculent contournent les postes decontrôle et déposent les passagers à plu-sieurs dizaines de kilomètres de Tamanrassetpour ne pas être repérés par les autorités.Car, lorsque la police algérienne intercepteun véhicule chargé de voyageurs subsaha-riens entrés illégalement sur le territoire, ellerefoule l’ensemble des passagers et faitpayer une lourde amende au chauffeur13. Ladernière partie du trajet se fait donc à piedet dure une douzaine d’heures. Les contrôless’étant intensifiés ces dernières années, uneautre voie s’est développée, plus longue etplus éprouvante. Celle-ci passe plus au nord– par Djanet – et nécessite deux jours depick-up plus une journée de marche. Ceuxqui l’ont empruntée la décrivent commedangereuse et rapportent des cas d’accro-chages avec les forces de l’ordre algériennesqui, d’après plusieurs témoignages, n’hésite-raient pas à tirer sur les véhicules fraudeurs,blessant parfois certains passagers14.

Aujourd’hui, les politiques de restrictiondes flux migratoires imposées par l’Europe etles partenariats développés avec les pays

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Camion en panne entre Arlit etAssamaka (frontière Algérie-Niger). Photo: Élodie Apard

Piste invisible empruntée par les pick-up entre le postefrontière de In Guezzam (Algérie) et celui d’Assamaka(Niger). Photo: Élodie Apard

d’Afrique du nord pour lutter contre les migrations dites«clandestines», entraînent de régulières modifications desitinéraires ainsi qu’un renouvellement des pratiques decontournement des postes frontaliers. Elles poussent égale-ment les transporteurs et les voyageurs à prendre des risquessupplémentaires; en cherchant à éviter les patrouilles, ceux-ci utilisent des pistes secondaires, de plus en plus isolées etde plus en plus dangereuses.

VILLES DE PASSAGE, VILLES DE BLOCAGE

Sur ces routes nigériennes empruntées par les migrants,certaines villes représentent des étapes essentielles. Selonleur localisation et la place qu’elles occupent sur le parcours,le temps de l’escale peut être plus ou moins long. Un séjourdans des villes-étapes nigériennes peut varier entre quelquesheures et plusieurs mois.

Le sud du Niger est l’espace par lequel transitent lesmigrants venant des pays d’Afrique Centrale tels que leCameroun et le Congo, et des pays côtiers comme le Nigeria,le Togo ou encore le Bénin. C’est une zone d’échanges per-manents, économiques et humains. C’est également unezone densément peuplée où se concentrent de très nom-breuses activités commerciales. Le transport de marchan-dises et de personnes entre le Niger et le Nigeria représentenotamment un secteur surdéveloppé et nombreux sont lescommerçants ou les transporteurs dont la prospérité reposeen grande partie sur les migrations.

Parmi les villes-étapes de la zone frontière Niger-Nige-ria, Birni N’Konni est un carrefour important par lequel tran-sitent la plupart des bus qui traversent le Niger. Lesvoyageurs qui s’arrêtent à Konni viennent le plus souvent duNigeria et se rendent à Agadez avant de continuer plus aunord. Leur séjour à Konni est généralement très court, dequelques heures à quelques jours au maximum. En effet,Konni se situe sur un des principaux axes routiers nigérians,à égale distance de Niamey et de Zinder et la frontière duNigeria n’est qu’à sept kilomètres. Personne ne reste jamaislongtemps bloqué à Konni ; de nombreux moyens de trans-ports permettent de poursuivre le voyage à moindre coût.

Si les circulations sont particulièrement denses entreSokoto et Konni, la plus grande partie des passages trans-frontaliers entre le Niger et le Nigeria partent toutefois de

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13. Entretien avec un chauffeur depick-up nigérien, originaire d’Arlit,spécialisé dans le transport demigrants jusqu’à Tamanrasset. Entre-tien réalisé à Niamey le 23 janvier2010.14. Entretiens avec des migrantsmaliens et nigériens de retour d’Algé-rie. Entretiens réalisés à Agadez entrele 8 et le 16 mai 2010.

Kano, la mégalopole du nord Nigeria. Deuxtrajets sont possibles depuis Kano: le pre-mier passe par Maradi et le second par Zin-der. L’arrivée au Niger se fait donc le plussouvent par une de ces deux villes, qui sontdes étapes importantes des voyageurs origi-naires du Nigeria et d’Afrique centrale.Maradi, cité commerçante par laquelle tran-sitent la majorité des produits importés duNigéria, est le principal pôle économique duNiger; les flux de biens et de personnes ysont donc particulièrement intenses. Zinder,capitale du sultanat du Damagaram, est, surle plan historique et géographique, une desvilles les plus importantes de la région. Pointcentral des échanges transsahariens entre leNiger, le Nigéria et le Tchad, elle garde uneplace stratégique dans l’ensemble desréseaux marchands. L’espace compris entreKano, Maradi et Zinder est donc une zone depassage majeure, dans laquelle les pratiquesde fraude sont aujourd’hui très développées.Dans les villages qui jalonnent les deux prin-cipales routes, de nombreuses activités sontliées à ces pratiques, notamment celles quiconcernent les migrants. Le passage enfraude de la frontière peut en effet se fairede plusieurs manières et peut nécessiter l’in-tervention de différents types d’acteurs. Surla voie de Maradi, il arrive que les véhiculess’arrêtent avant les postes de contrôle; lespassagers qui souhaitent passer en fraudeempruntent alors des motos-taxis et cou-pent à travers brousse. La possession demotos-taxis est aujourd’hui une activité trèsrentable dans la zone frontière grâce au pas-sage des migrants. Le trajet peut aussi sefaire à pied, à travers champs. Les chauffeurspayent les enfants des villages – quelquescentaines de francs CFA – pour guider lesmigrants de l’autre côté de la frontière. Lesystème de passage en fraude est bien orga-nisé; il n’est pas rare qu’entre Kano et Aga-dez, les véhicules ne passent par aucun poste

de contrôle. Le ravitaillement en carburantse fait dans les villages et les passeurs évi-tent les patrouilles de police grâce aux ren-seignements que leur donnent des villageois,avec lesquels ils ont développé une forme decollaboration15.

Sur la voie de Zinder, ce sont souvent deschauffeurs nigériens, zindérois pour la plu-part, qui affrètent les véhicules et s’organi-sent en convois. Selon plusieurs témoins,avant d’arriver à la frontière, certains chauf-feurs font porter aux migrants des habits destyle sahélien pour qu’ils passent inaperçuslors des contrôles, puis, arrivés à Zinder,récupèrent les vêtements16. Une autreméthode consiste à distribuer, à chaqueposte de contrôle, une certaine quantitéd’argent. Pour cela, les chauffeurs collectentles sommes nécessaires auprès des voya-geurs et plus spécifiquement auprès desétrangers, pour qui le prix du trajet entre leposte frontière de Magaria et Zinder peutaller jusqu’à 20000 francs CFA par personne,soit dix fois le tarif habituel. Le prix exorbi-tant payé par les migrants leur offre lagarantie de ne pas être inquiétés aux postesde contrôle; ils ne présentent pas de papierset ne descendent même pas du véhicule. Leschauffeurs qui, au préalable, se sont enten-dus avec les agents de police, de douane etde gendarmerie, payent à chaque barrière ledroit de passer sans avoir à prouver la régu-larité de leurs passagers. Le niveau de cor-ruption des agents de l’État, tout aussi élevéde part et d’autre de la frontière, rend cettepratique assez courante, même si la fraudereste la solution la plus simple et la moinsonéreuse. Les petits véhicules n’ont en effetaucun mal à contourner les postes decontrôle en empruntant les pistes debrousse.

La plus importante des villes-étapes, enterme de densité de circulation et d’organi-sation logistique du voyage, est Agadez.

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C’est un passage obligé, une ville centrale vers laquelleconvergent routes et pistes et dans laquelle se croisent tousles parcours de voyageurs qui se rendent au Maghreb ou enreviennent. Elle est devenue, dans les années 1990, le centrenévralgique des activités liées aux migrations dans l’espacenigérien17. Mais Agadez est aussi la capitale du sultanat del’Aïr, une cité ancienne dont la puissance commerciale alongtemps fait un point de référence pour toute la région.

Autrefois carrefour des routes caravanières, Agadez a vuson aura s’affaiblir au profit de Niamey pendant la périodecoloniale, mais reste néanmoins au cœur des mouvementstranssahariens actuels18. Qu’ils soient en provenance de Nia-mey, de Birni N’Konni, de Maradi ou de Zinder, tous les busde voyageurs passent par Agadez. Si, jusque-là, les ressortis-sants des autres pays africains parviennent à se déplacersans trop de problème sur le territoire nigérien, les chosescommencent à changer à partir d’Agadez. Le passage de labarrière de police à l’entrée de la ville est le premier momentoù l’on peut constater un traitement différencié entre voya-geurs non-nigériens et nationaux. Lorsque les policiers véri-fient les pièces d’identité des passagers, ils conserventsystématiquement celles des voyageurs étrangers et les fontdescendre du bus avec leurs bagages. Le bus redémarre etlaisse les passagers non-nigériens au poste de police qui,situé en dehors de la ville, se trouve à plusieurs kilomètres dela gare routière, destination finale du bus. La somme de10000 francs CFA (environ 15 euros) est alors systématique-ment demandée à chaque voyageur étranger, qu’il soit enpossession de papiers d’identité ou pas. Voyager avec un pas-seport d’un des pays membres de la CEDEAO – organisationsous-régionale qui garantit pourtant la liberté de circulationdans les pays membres – ne change rien19. Celui qui refusede payer est retenu au poste puis transféré au commissariatd’Agadez et ses papiers sont conservés par la police jusqu’àce qu’il s’acquitte de la somme20.

Une fois entrés en ville, les migrants doivent y passerquelques jours afin de trouver un véhicule et de se préparerà continuer le voyage, vers l’Algérie ou vers la Libye. Auniveau du poste de police déjà, ils sont attendus par les«coxeurs», ces intermédiaires informels dont le rôle est demettre en contact les migrants avec les transporteurs quiaffrètent des véhicules en direction du Maghreb21. Lescoxeurs peuvent également leur indiquer un lieu d’héberge-ment et, la plupart du temps, les orientent vers un des nom-

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15. Sans parler d’«agents de rensei-gnement», certains villageois appor-tent aux transporteurs lesinformations qui leur sont néces-saires. Enquêtes menées sur la routeKano-Maradi du 6 au 12 février 2010.16. Selon leur façon de se vêtir, lesmigrants étrangers peuvent être faci-lement repérés et identifiés. Ceux quiviennent de la côte ou d’Afrique cen-trale sont généralement habillés enjeans, baskets, blousons et cas-quettes, tandis que les voyageurssahéliens portent le boubou et, sou-vent, le turban.17. Voir J. Brachet, Un désert cosmo-polite…, op. cit.18. Le chef-lieu de territoire du Nigera d’abord été Zinder, puis a été trans-féré à Niamey par les autorités colo-niales françaises en 1926. La régiond’Agadez est restée longtemps sous-administrée et ses infrastructures ontété très peu développées pendant lacolonisation.19. La CEDEAO – Communauté Éco-nomique des États de l’Afrique del’Ouest – a été notamment créée pourgarantir « la libre circulation des bienset des personnes» entre les paysmembres, qui sont: le Bénin, le Bur-kina Faso, le Cap Vert, la Côte d’Ivoire,la Gambie, le Ghana, la Guinée, laGuinée-Bissau, le Libéria, le Mali, leNiger, le Nigéria, le Sénégal, la SierraLeone et le Togo. Outre le passeportCEDEAO, il existe aujourd’hui le car-net de voyage CEDEAO, document devoyage spécifique à cet espace, quiest censé faciliter les déplacementsd’un pays à l’autre.20. Enquêtes réalisées à Agadez du 8au 16 mai 2010.21. J. Brachet, Un désert cosmopo-lite…, op. cit, p. 127.

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breux «ghettos» de la ville. Il s’agit de mai-sons occupées par des migrants en transitqui s’y regroupent par nationalités. Les pro-priétaires sont souvent des habitants d’Aga-dez qui les louent à un responsable du«ghetto», lequel fait payer aux migrants depassage une somme quotidienne. Le tarif estgénéralement de 1000 francs CFA (1,5 euros)par jour et par personne. On a là un héber-gement temporaire; les conditions de viesont mauvaises; ce sont parfois plusieursdizaines de personnes qui s’entassent dansdes maisons sans aucun équipement, avecdes nattes sur le sol en guise de couchage,un accès limité à l’eau ou encore dans despièces sans fenêtres et sans électricité. Mais,pour plusieurs raisons liées aux difficultésdes voyages dans l’espace nigérien, certainsmigrants passent des semaines, voire desmois dans les «ghettos». D’abord, parce quepour aller en Libye, il faut attendre la date dedépart des convois, qui n’ont pas lieu plus dedeux fois par mois. Ensuite, parce que le coûtdu voyage est important et que le séjour àAgadez peut se prolonger jusqu’à ce que lasomme nécessaire soit réunie. Enfin, il y aceux qui ont été refoulés ou expulsés, ren-voyés de Libye et d’Algérie, et qui arrivent àAgadez après avoir tout perdu et qui n’ontplus les moyens de poursuivre le voyage.

Contrairement à Agadez ou Zinder, aucœur des circulations sahariennes depuisplusieurs siècles, d’autres villes sont littéra-lement sorties des sables grâce aux fluxmigratoires contemporains. C’est le cas deDirkou, minuscule village vivotant jadis dansle sillage du grand oasis de Bilma, devenuaujourd’hui le second carrefour migratoiredu pays. Avec l’arrivée de migrants origi-naires de toute l’Afrique, Dirkou a vu sapopulation augmenter de manière exponen-tielle depuis une dizaine d’années22. Desghettos similaires à ceux d’Agadez y ont vule jour, de nouvelles activités économiques

se sont développées et une nouvelle maind’œuvre, bon marché, est venue modifier leshabitudes sociales de cette petite commune.En effet, Dirkou représente, pour lesmigrants qui n’ont plus les moyens de pour-suivre le voyage, un ville où ils se retrouventbloqués et qu’il leur est difficile de quitter.Située en plein désert, elle n’est accessiblequ’après plusieurs jours de voyage et le tra-jet est cher. Afin de réunir suffisammentd’argent pour pouvoir partir, de nombreuxmigrants tentent donc de trouver, à Dirkouou à Bilma, la ville voisine, de petites activi-tés rémunératrices23.

En 2011, pendant la chute du régime ducolonel Kadhafi, les mouvements migratoiresvers la Libye ont été sensiblement pertubés;pendant plusieurs mois, ce sont essentielle-ment des migrants de retour dans leurs paysd’origine qui ont emprunté les voies transsa-hariennes. L’amalgame fait pendant laguerre entre les mercenaires subsahariensrecrutés par Kadhafi et les migrants africainsa en effet poussé la majorité de ces derniersà quitter le pays, souvent dans l’urgence etdans des conditions difficiles. Ces mouve-ments ont, par ailleurs, été accompagnés parle retour d’anciens combattants de la Légionislamique; des Touaregs malien et nigériensqui, dès les années 1980, séduits par la rhé-torique pro-berbère de Kadhafi, s’étaientengagés dans son armée. Or ces arrivéesmassives dans les pays limitrophes de laLibye ont été plus ou moins bien gérées parles Etats concernés. Si, au Mali, cette situa-tion a généré la résurgence de la rébellionarmée puis la montée en puissance degroupes islamistes radicaux, cela n’a pas étéle cas au Niger. D’abord, le processus dedésarmement semble avoir été efficace: jus-qu’à présent, les risques de déstabilisationparaissent maîtrisés. Ensuite, la présence desmigrants de retour n’a pas réellementaffecté l’équilibre socioéconomique du pays

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car, dès la fin des combats, la plupart d’entre eux sont repar-tis, traversant à nouveau le Sahara pour regagner la Libye.

NOUVELLES PRATIQUES,NOUVEAUX IMAGINAIRES

Avec une pratique des routes transsahariennes diversi-fiée, une attraction plus large pour les pays de l’Afrique duNord et, dans une certaine mesure, pour l’Europe, les pra-tiques de voyage au Niger ont donc sensiblement évolué.D’une part, ce ne sont plus les mêmes personnes qui voya-gent; auparavant, les pistes transsahariennes étaient par-courues — hormis les esclaves – par des commerçantsoriginaires des régions sahariennes ou sahéliennes, habituésdu désert et de ses pistes. Aujourd’hui, pour les migrants quitraversent le Niger, le Sahara est rarement un environne-ment familier. Nombre d’entre eux viennent de pays équato-riaux, aux paysages et au climat extrêmement différents.Certains, avant d’arriver au Niger, n’ont pas d’idée précise surles conditions de voyage auxquelles ils vont devoir faire face.C’est en arrivant à Agadez qu’ils commencent àprendre conscience qu’il faut être préparé matériel-lement, physiquement et psychologiquement pourparvenir jusqu’en Algérie ou en Libye. Il faut d’abordtrouver un logement, puis un véhicule, ensuite fairesuffisamment de réserves d’eau et de nourriture ettrouver des vêtements pour se protéger de la cha-leur de la journée et du froid de la nuit. Il y a toutun processus de préparation avant de traverser ledésert, que les migrants découvrent souvent au furet à mesure de leur parcours.

D’autre part, le voyage en lui-même ne s’ima-gine plus de la même façon. Ce qui autrefois étaitconçu comme un trajet bien défini, avec un début,une fin, un objectif précis et une trajectoire déter-minée, est devenu une aventure dans laquelle le butlui-même n’est pas toujours précisément connu. Ladécision de partir est motivée par des raisons tou-jours différentes et la route n’est jamais appréhen-dée de la même manière. Selon les connaissances,les expériences ou les informations dont disposentles migrants, les distances à parcourir peuvent êtreplus ou moins bien évaluées, de même que la nature

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22. Ibid., p. 243-279.23. Les migrants en transit se retrou-vent ainsi à travailler commemanœuvres, domestiques ou se fontembaucher dans les salines de Bilma.Il s’agit toujours d’emplois pénibles etmal rémunérés. Pour les femmesmigrantes, la prostitution est souventle seul moyen de réunir l’argentnécessaire à la poursuite du voyage.Voir ibid., p. 266-273.

Sur les camions se côtoient tous les profils, tous lesâges, toutes les nationalités. Photo: Élodie Apard.

des espaces à traverser n’est pas toujours clai-rement perçue. Associée à des représentationsgéographiques parfois floues, la présence desenclaves espagnoles de Ceuta et Melilla sur lecontinent africain contribue à semer letrouble. En 2005, les images des frontières ter-restres entre l’Afrique et l’Europe que lesmigrants subsahariens tentaient de franchiren traversant les clôtures barbelées, ont étélargement médiatisées, faisant oublier la pré-sence de la Méditerranée entre les deux conti-nents. Au bénéfice d’un voyage fantasmé ouidéalisé, les villes espagnoles telles que Madridou Barcelone – célèbres dans toute l’Afriquepour leurs clubs de football – se sont alorstransformées en destinations accessibles.

La confusion, les distorsions spatiales etl’attrait exercé par l’Europe sont largementexploités par les acteurs des réseaux migra-toires. À Kano, notamment, les transporteursentretiennent ces perceptions faussées enproposant, sur les panneaux qui ornent leursagences, des trajets directs Kano-Madrid ouKano-Barcelone24. Pour ce type de destina-tion, le tarif est d’environ 500000 francsCFA (soit 800 euros) et parmi les migrantspartis avec un pécule suffisant, certainsn’hésitent pas à s’acquitter de la somme,croyant volontiers à la faisabilité d’un telvoyage. Mais le trajet tourne vite court, demême que les illusions s’envolent. En effet,les transporteurs de Kano s’arrêtent le plussouvent au Niger et passent alors le relais àleurs confrères de Zinder ou d’Agadez. Lesmigrants doivent alors poursuivre leur routeet, naturellement, s’acquitter de nouveauxfrais de transport. Roger, migrant camerou-nais de retour d’Algérie, en a fait l’expé-rience:

«À partir de Kano, c’est là où tout com-mence. Tu cherches la route qui va enAlgérie ou qui va en Espagne. On te dit quetu peux payer ton transport jusqu’à

Madrid. Celui qui ne connaît pas, il paye.Alors on te fait faire des détours et à lapremière étape, on te dit que tu es à Aga-dez, pourtant, tu es encore à Zinder.»25

Les migrants qui pensaient avoir embar-qué pour l’Espagne échouent donc dans lesvilles nigériennes de la zone frontière, où ilsrestent toutefois étroitement encadrés par leréseau des transporteurs. En effet, le chauf-feur du véhicule parti de Kano les amènegénéralement auprès du propriétaire d’unecompagnie de transport qui se charge d’as-surer la suite du parcours. À Zinder, plusieurssociétés qui, officiellement, proposent destrajets classiques entre les différentes villesdu Niger, assurent en réalité le passage irré-gulier des candidats à l’émigration jusqu’enAlgérie, en Libye ou au Maroc. Les gares deces compagnies routières sont particulière-ment animées pendant la nuit. Des convoisde minibus, chargés de voyageurs non-nigé-riens, quittent Zinder aux alentours deminuit pour Agadez ou Tamanrasset. Cer-tains patrons de compagnies de transportaccueillent dans leur propre maison lesvoyageurs en transit, dès leur arrivée et jus-qu’à leur départ. Ils peuvent ainsi leur pro-poser à la fois le moyen mais aussi lemoment pour continuer plus au Nord. En leslogeant, ils s’assurent qu’ils ne vont paschercher ailleurs une meilleure occasion ouun tarif plus bas. Ce commerce, très lucratif,a permis à certains transporteurs de fairefortune, avec la complicité des autorités etgrâce notamment aux accords tacites passésavec la police, qui bénéficie également deretombées financières.

Malgré le durcissement des politiquesmigratoires européennes et leurs effets surle renforcement du contrôle des zones fron-tières en Afrique, en particulier dans les paysdu Maghreb, les transporteurs zindérois nesemblent pas inquiets :

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«C’est même maintenant que c’est bon de faire ça. Nous, onconnaît les routes, on connaît le désert. Ils peuvent mettretoutes les patrouilles qu’ils veulent, nous, on va continuer àpasser!»26

Pour autant, les véhicules qui partent du Niger ne vontgénéralement pas plus loin que le sud de l’Algérie, déposantles voyageurs aux abords de Tamanrasset. En arrivant àproximité de la ville, certains assurent à leurs passagers qu’ilsont atteint leur destination finale. La nuit, les lumières deTamanrasset ont un effet impressionnant sur les migrants àqui les passeurs font croire qu’il s’agit de Madrid; maislorsque le jour se lève, le décor montagneux du Hoggarrévèle la dure réalité.

Nombreux sont les migrants qui estiment que le Nigerest une étape difficile, un pays dont la traversée est longueet pénible, où les différents acteurs de la migration tirent decelle-ci un profit maximum. Conscients que les transporteurset les passeurs profitent de leur vulnérabilité ou de leur naï-veté, ils reconnaissent néanmoins que, sans eux, le voyageserait impossible. Alain, jeune Camerounais de retour duMaroc, convient de l’indispensable intervention des pas-seurs:

«Souvent, ils sont malhonnêtes, ils nous arnaquent; mais enmême temps, ils nous rendent service. À partir du momentoù on ne peut pas emprunter la voie légale, on a besoind’eux.»27

Il estime par ailleurs que l’empressement et le manquede préparation liés à l’excitation que procure tout voyagepeuvernt parfois jouer en défaveur des migrants:

«Quand je suis arrivé au Niger, c’est là que j’ai vraiment com-mencé à comprendre ce que c’était que l’aventure. On nousfait croire que partir pour l’Europe, ce n’est rien, c’est unechose facile, que tu peux presque y aller à pied. On te dit quel’Espagne, c’est pas loin. Quelque chose que tu pensaispénible! Alors tu te jettes, tu suis, tu payes l’argent, tu asenvie d’arriver vite.»28

Si le terme «migrant» est souvent utilisé pour désignerles voyageurs qui sillonnent l’Afrique à la recherche de nou-velles perspectives, il ne l’est que par ceux qui examinent ce

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24. Selon des témoignages demigrants rencontrés au Niger. Entre-tiens réalisés à Birni N’Konni et à Zin-der, entre le 2 et le 16 février 2010.25. Témoignage de Roger, footballeurcamerounais. Il a pris la route en2004 avec l’intention de rejoindrel’Europe. Il a sillonné tout le Maghrebavant de trouver un contrat dans unpetit club de foot algérien. Son titrede séjour n’ayant pas été renouvelé, ila repris la route. Témoignage recueillià Zinder le 13 février 2010.26. Témoignage du propriétaire d’unesociété de transports spécialisée dansle passage des migrants. Entretienréalisé à Zinder le 10 février 2010.27. Témoignage d’Alain, jeune came-rounais parti en 2007 de Douala.Après avoir travaillé en Algérie puisséjourné au Maroc, Alain est repartivers le Niger où il a rejoint des com-patriotes en route pour la Libye.Témoignage recueilli le 3 avril 2010 àNiamey.28. Idem.

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phénomène de l’extérieur. Les migrants eux-mêmesn’utilisent pratiquement jamais ce mot. Celui qui revienten revanche, dans les conversations et les récits, c’est leterme d’«aventurier». L’utilisation de ce vocable, dont laconnotation est plutôt positive, traduit un aspect parti-culier des circulations migratoires d’hier et d’aujour-d’hui : le fait qu’elles puissent être motivées par l’attraitdu voyage et le goût de la découverte. Même dans desconditions de voyage effroyables, le trajet peut parfoisprendre plus de sens que la destination. Souventd’ailleurs, cette destination – fixée un peu au hasarddans un projet de départ rapidement élaboré – changeau fur et à mesure du parcours. Si certains atteignent lepoint de chute qu’ils avaient visé, d’autres modifient leuritinéraire en cours de route, en fonction des opportuni-tés, des contraintes, mais aussi des envies.

Car le désir de découvrir de nouveaux horizons n’estpas absent des projets migratoires. Tous les migrantsafricains ne sont pas des miséreux fuyant la pauvreté oula famine. Si nombreux sont ceux qui prennent la routepour des raisons économiques, d’autres partent pour desraisons différentes, parfois liées à leur vie privée ouencore au contexte politique de leur pays. Il y a quasi-ment autant de raisons de partir que de personnes sur laroute, et le terme d’«aventurier» correspond bien au pro-fil de certains voyageurs, poussés hors de chez eux parun irrépressible besoin d’évasion. Qu’elle soit jalonnéed’épreuves plus ou moins difficiles, de rencontres plus oumoins heureuses, qu’elle conduise vers une impasse ouqu’elle débouche sur un avenir radieux, la route en elle-même reste une aventure. !

Elodie Apard-MalahDocteure en Histoire de l’Université Paris 1 Pan-théon-Sorbonne, spécialiste des relations poli-tiques franco-africaines et du Nigercontemporain. De 2009 à 2011, responsable duprogramme Migrations à Alternative EspacesCitoyens (Niamey) dans le cadre du projet«Défense des droits des migrants dans les pays dedépart et de transit » mis en place par la Cimade.Chercheuse à l’IFRA Nigeria depuis janvier 2012,travaille actuellement sur les dynamiques de l’Is-lam au Nigeria.

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