violence et sécurité urbaines en afrique du sud et au nigeria

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VIOLENCE ET SÉCURITÉ URBAINES EN AFRIQUE DU SUD ET AU NIGERIA Un essai de privatisation TOME 1 Durban Johanne sburg Kano Lagos Port Harcourt

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VIOLENCE ET SÉCURITÉURBAINES

EN AFRIQUE DU SUDET AU NIGERIA

Un essai de privatisation

TOME 1

Durban

Johannesburg

Kano

Lagos

Port Harcourt

VIOLENCE ET SÉCURITÉ URBAINESEN AFRIQUE DU SUD ET AU NIGERIA

Un essai de privatisation

TOME 1

© L'Harmattan, 1997ISBN: 2-7384-52Ü6-X

Marc-Antoine Pérouse de Montelos

VIOLENCE ET SÉCURITÉ URBAINES ENAFRIQUE DU SUD ET AU NIGERIA

Un essai de privatisation

TOME 1

Durban

Johannesburg

Kano

Lagos

Port Harcourt

Éditions L'Harmattan5-7, rue de l' École-Polytechruque

75005 Paris

L'Harma tt an lne.55, rue Sai nt-Jacques

Montréa l (Qc) - CANADA H2Y 1K9

Collection Logiques Politiquesdirigée par Pierre Muller

Dernières parutions:

FAURE Alain, POLLET Gilles et WARIN Philippe, La constructiondu sens dans les politiques publiques, 1995.SPENLEHAUER Vincent, L'évaluation de politique, usages sociaux,1995.LE GALÈS Patrick, THATCHER Mark (ed.), Les réseaux de politi­que publique, 1995.DROUIN Vincent, Radiographie des générations, 1995.JOURDAIN Laurence, Recherche scientifique et construction euro­péenne. Enjeux et usages nationaux d'une politique communautaire,1995.PETITEVILLE Franck, La coopération décentralisée. Les collectivi­tés locales dans la coopération Nord-Sud, 1995.URFALINO Philippe, VILKAS Catherine, Les fonds régionaux d'artcontemporain. La délégation du jugement esthétique, 1995SMITH Andy, L'Europe politique au miroir du local, 1995Stephano ZAN, Massimo FERRANTE, Le Phénomène organisation­nel,1996CHAUSSIER Jean·Daniel, Quel territoire pour le Pays Basque? Lescartes de l'identité, 1996.THOMAS H, Vieillesse dépendante et désinsertion politique, 1996.GAUDIN JP, Négocier d'abord; la contractualisation des politiquespubliques, 1996.MARCOU G., TillEBAULT J.c., La décision gouvernementale enEurope, 1996.Textes sous la direction de: L. DEBLOCK, C. EMERY, J. C. GAU­TRON, A. MACLEOD, Du libre échange à l'union politique, 1996.JOSSELIN Daphné, Les réseaux en action, 1996MASSARDIER Gilles, L'Etat savant, Expertise et aménagement du ter­ritoire, 1996.BOURGEOIS Catherine, L'attribution des logements sociaux. Politi­que publique et jeux des acteurs locaux, 1996.LACASSE F., THOENIG J.-c., L'action publique, 1996.CHATY Lionel, L'administration face au management, 1997.DELOYE Yves, HAROCHE Claudine, IHL Olivier, Le protocole oula mise en fonne de l'ordre politique, 1997.PAOLETTI Marion, La démocratie locale et le référendum, 1997.SAEZ G., LERESCHE J.-Ph., BASSANO M.,(dir.) Gouvernance mé­tropolitaine et transfrontàlière. Action publique territoriale, 1997.

SOMMAIRE

TOME l

Première partie: Conflit et violence

Chapitre 1: Nigeria et Afrique du Sud, un état des lieux de laviolence " " 39Chapitre 2: Une définition politique de la violence 51Chapitre 3: Les mobilisations partisanes: l'enjeu du pouvoir. 77Chapitre 4: Les mobilisations raciales: la peur de l'autre 107Chapitre 5: Les mobilisations syndicales: de la lutte des racesà la lutte des classes 12SChapitre 6: Les mobilisations confessionnelles: guerres dereligions et morales politiques 137Chapitre 7: Les mobilisations féminines: des lutteséconomiques sans guerre des sexes. .... .. .. .. . .. .. .... . .. .. .. .. .. .. .. . .. ..... 149

Deuxième partie: La ville africaine

Chapitre 8: L'urbanisation coloniale, une logiqueségrégationniste 171Chapitre 9: L'apartheid urbain en Afrique du Sud 193Chapitre 10: La ville hors-contrôle au Nigeria 215C hapitre 11: La délinquance urbaine 231Chapitre 12: Les conflits territoriaux 257Chapitre 13: Les luttes pour le pouvoir municipal 285

Liste des cartes et des tableaux du tome 1 299Table des matières du tome 1 301

TOME 2

Troisième partie: Sécurité urbaine, les actions de l'État

Chapitre 1: La Nigeria Police Force (NPF) : corruption, loide la jungle et méthode du kill and go Il

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Chapitre 2: La South African Police (SAP) : du racismeinstitutionnel au community po/icing 39Chapitre 3: L'armée sur le front urbain 73Chapitre 4: Justice en perruques et têtes couronnées 119Chapitre 5: De la sanction à la prévention 135Chapitre CS: Le biais urbain 157Chapitre 7: L'aménagement du territoire 187Chapitre 8: L'urbanisme sécuritaire 203

Quatrième partie: Securité urbaine, les acteurs privés

Chapitre 9: L'imaginaire et l'irrationnel: l'image de la ville 241Chapitre 10: Les rapports à la mort du citadin 263Chapitre 11: La sorcellerie et la justice spontanée 285Chapitre 12: Du chien de garde au veilleur de nuit nigérian 303Chapitre 13: La sophistication sud-africaine: des compagniesde sécurité « blanches» aux milices « noires» 323Chapitre 14: La restructuration de la ville par le bas: le grandrenfermement... .. . 369Chapitre 15: La recomposition urbaine: les flux depopulations 387

Bibliographie 427Glossaire sud-africain 457Glossaire nigérian intégrant un petit lexique de pidgin 461Liste des sigles 465Liste des cartes du tome 2 471Liste des tableaux du tome 2 473Table des matières du tome 2 475

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REMERCIEMENTS

Nous tenons à remercier MM. Jean-François Bayart et AlfredGrosser pour leur soutien lors de la rédaction de la thèse qui a Jréeédéce livre. Mention doit aussi être faite de mon père, qui a accepté de sesoumettre à la lecture de mon texte; son expérience de chercheur auCNRS en histoire de l'architecture m'aura été précieuse pour consoliderla maçonnerie de l'ouvrage. Les cartes ont été faites avec l'aide du ser­vice de cartographie de l' ORSTOM à Bondy.

Sur un terrain particulièrement difficile, nos enquêtes n'auraientpas pu se dérouler sans la collaboration et l'apport logistique de ~r­

sonnes que le manque de place m'oblige à ne pas citer toutes: LucAlbinski, Mohale "Darkyi" Rametsi (Alexandra Peace Committee) etl'équipe de MSF-France à Johannesburg; Véronique Faure (CEAN,Bordeaux), Dada Scott-Campbell, Simon Bekker(CSDS, University ofNatal), Jabu Ngwane (Umlazi Peace Committee) et Kwazi Mhlongo(église Shembe) à Durban; Jacques de Monès, Catherine Suart, Jean­Claude Piet et les VSN du Nigeria (service culturel de l'ambassade œFrance) ainsi que Ben Akparanta (Crime Reporter du GuardIan) à La­gos; Jean-Yves Gillon et Kevin Ekeanyanwu à Port Harcourt; Fran­çois AcIde et UjuddudSanussi Bayeroà Kano; Georges Hérault à iba­dan.

Enfin, il nous resterait sans doute à dédiercette étude aux comi­tés de paix d'Afrique du Sud, dont nous aimerions qu'ils serventd'exemple au reste du continent.

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AVANT-PROPOS

Semper aliquid novi fert Aphrica l

LA PRÉSENTATION

S'attaquer à deux pays comme le Nigeria et l'Afrique du Sud,quelque 140 millions d'habitants dont environ 14 dans les cinq villesétudiées, oblige à ne retenir que l'essentiel d'une recherche doctorale.Nous devons supposer le lecteur suffisamment familier de l'Afriquepour se contenter des chronologies historiques que nous proposons endébut d'ouvrage. De plus, c'est au détriment des apports théoriques d:précédents travaux universitaires sur la violence que nous avons préféréprivilégier de longues descriptions du terrain, les seules à mêmed'appuyer notre démonstration.

Nous avons adopté un découpage pyramidal. Chacune des quatreparties est divisée en chapitres et sous-chapitres dont les développe­ments sont résumés en introduction. Toujours pour faciliter la tâche d1lecteur, nous avons traduit les citations, qui sont majoritairement enanglais à l'instar de la bibliographie. En guise de glossaire, nous avonsaussi créé un "bréviaire" du vocabulaire vernaculaire nigérian et sud­africain, ainsi que la liste des abréviations et initiales utilisées. Bienentendu, de nombreux tableaux et cartes, annoncés entre parenthèsespar les symboles "tab. n" et "fig. n", enrichissent notIe étude.

Un mot, enfin, sur la bibliographie et les notes. Entre la mé-­thode anglo-saxonne, qui oonsiste à mettre dans le texte le nom d'unauteur, la date de publication de son ouvrage et le ou les numéros despages citées, en renvoyant le lecteur à la bibliographie principale, et laméthode française, qui préfère placer toutes les références en notes,quitte à forcer le lecteur à revenir 50 pages en arrière pour retrouverl'origine d'un "op. cÎt", nous avons choisi une "troisième voie". Nesont insérés entre parenthèses dans le texte que les ouvrages princi­paux, cités plusieurs fois et dont la référence complète se trouve en bi-

l "L'Afrique apporte loujounl quelque chose de nouveau", Adage antique cilé par Ecasmeel Rabelais (Gargantua, chap. 16),

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bliographie finale. Dans celle-ci, nous avons choisi de placer les ou­vrages par ordre alphabétique et sans découpage thématique afin de faci­li ter la recherche d'un livre référé entre parenthèses dans une phrase.

Les notes ne mentionnent que les ouvrages de moindre impor­tance pour notre sujet, des publications officielles, des archives gou­vernementales. Autrement dit, on peut très bien se passer de lire lesnotes, même si certaines apportent des compléments d'informations,par exemple à propos du mode de calcul d'un ratio, d'une moyenne oud'un pourcentage. Dans la thèse dont ce livre est tiré, nous avions aus­si rapporté en notes les communications personnelles qui nous avaientété faites par des acteurs ou des analystes du terrain, avec la date et lelieu de l'interview. Nous les avons supprimées pour des raisons œplace ou de discrétion. Nos enquêtes en RSA (République sud-africaine)et au Nigeria, sans compter leurs prolongements à Londres, à Paris, àBordeaux et dans les pays voisins de notre aire d'étude, ont duré cha­cune en moyenne trois mois, avec une intensité de deux interviews in­téressantes par '~our ouvrable" de la semaine. D'après un calcul rapide,cela nous donne approximativement 260 interviews, sûrement troppour ne pas charger plus notre texte.

LES CONDITIONS DE L'ENQUÊTE

Le risque, en étudiant la violence urbaine, est de ne montrer qœles aspects les plus sinistres de l'Afrique: ses villes monstrueuses, sabrutalité. Force est de constater l'ampleur du phénomène, qu'on le œ­plore ou qu'on y voie une difficile étape dans un processus de transi­tion vers la modernité. Cela ne doit pas faire oublier des aspects pluspacifiques. La truculence, l'humour et l'ambivalence du rapport à lamort des sociétés africaines désactivent en quelque sorte les déchire­ments.

La nature multiforme de la violence dans les villes pose pro­blème. Comment traiter une masse écrasanted'événements aussi diversqu'hétéroclites? Comment analyser des statisques morbides qui, n'endoutons pas, sont toutes fausses? Le décompte des morts de la vio­lence provient essentiellement de sources policières et médicales. Lesvariations des estimations, qui vont de 1 à 10 au Nigeria, sont moin­dres en Afrique du Sud, disons de 1 à 1,5. Elles n'en sont pas moinsdouteuses. Là aussi les cadavres disparaissent après les combats pourêtre dsséqués à des fins magiques. Là aussi le goût du sensationnel etl'intérêt politique incitent au contraire les observateurs à grossir leschiffres, une remarque qui vaut pour l'évaluation des populations enhabitat informel. On nous excusera donc pour une avalanche de ma­thématiques macabres et controversées.

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L'originalité de ce livre est plutôt d'envisagerle versant réactifde l'insécurité, à travers l'autodéfense sous toutes ses formes, de la mi­lice à la sorcellerie en passant par le lynchage, la montée des sectes oule grand renfermement urbain. Tant en RSA qu'au Nigeria, le travail d:terrain a privilégié deux axes relatifs aux conséquences dela violence :

-évaluation de l'ampleur du marché de la sécurité privée(effectifs, chiffre d'affaires, clientèle, ventilation par quartiers) et étudedes modes de défense (armements, milices, sociétés de surveillance) ;

-perception de l'insécurité urbaine par le citadin et répercussionspolitiques quant au rôle de l'État en matière de police et de justice. No­tre principal instrument de mesure a été le marché immobilier, refletassez fidèle des échelles de valeur dans une géographie urbaine de lapeur où la première des réactions est généralement de "voter avec sespieds", en fuyant les zones de danger.

Quatre séjours en RSA d'une durée de six mois, dont un pour lecompte des Nations-Unies pendant les élections d'avril 1994, et unservice national de deux ans au Nigeria, poursuivi par des déplacementsen collaboration avec l'IFRA d'Ibadan, nous ont permis de collecter lessources primaires. Faute de logistique, nous n'avons pas entrepris d:sondages avec des questionnaires sériels, qui d'ailleurs avaient parfoisété déjà réalisés en Afrique du Sud. Nous avons préféré concentrer nosinterviews sur les personnages clés d'un conflit au niveau d'un quartier,ce qui nous a amené à rencontrer des seigneurs de guerre, des chefs d:faction, des policiers, des avocats, des journalistes, des religieux, desprophètes, des travailleurs sociaux, des leaders politiques, des hommesd'affaires, etc... La démarche s'est enrichie de la consultation des bi­bliothèques locales, de la presse nationale et des statistiques policières.Nous sommes aussi allés à la rencontre des milieux universitaires auNigeria (les campus de Lagos, Port Harcourt et Kano, l'IFRA à Iba­dan), en RSA Oe CSDS à Durban, l'université du Witwatersrand à Jo­hannesburg), en Angleterre Oa SaAS à Londres, Oxford) et en France(le CEAN à Bordeaux, le CERI et l'EHESS à Paris).

La pénétration du milieu urbain requiert bien silr des relais surle terrain: une clinique dans la township d'Alexandra à Johannesburg,des comités de paix à Durban, la chefferie traditionnelle à Kano, des as­sociations ethniques à Port Harcourt, la presse à Lagos, par exemple.Les réseaux politiques sont moins utilisables étant donné la langue d:bois qui les caractérise. Notre principe a toujours été de consulter lesparties en présence malgré la "diabolisation" dont elles sont l'objet,qu'il s'agisse de la police sud-africaine ou de l'Inkatha infiltrés par lesservices secrets et l'extrême droite blanche. Il existe de bons ''flics'' enRSA, telle major Frank Dutton qui a dénoncé les massacres policiersavant de travailler pour la commission Goldstone mise en place parl'Accord national de paix de 1991. Il existe aussi certainement des

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membres de l'Inkatha sincères qui ont constitué des groupes de vigilesarmés pour combattre les gangsters et non les opposants politiques. Siles manipulations par les services secrets sont indéniables, si le prési­dent De Klerk n'a pas toujours bien tenu en main ses forces de sécuritéet si l'ANC a aujourd'hui encore le beau rôle malgré des irresponsabili­tés flagrantes, l'hypothèse d'une "troisième force" qui aurait mis lepays à feu et à sang pour empêcherles négociations d'aboutir à uneAfrique du Sud multiraciale ne satisfait guère car elle sous-entendl'existence d'une vaste machination politique au sein de l'État, voired'un parti dont l'unité reste à démontrer alors que l'extrême droite blan­che est très éclatée. En guise de "cinquième colonne", le Nigeria aussia sa "mafia de Kaduna", dans laquelle la presse voit une entreprise œdéstabilisation politique. Que ce soit en étudiant le complexe militaro­industriel sud-africain, la "franc-maçonnerie" afrikaner du BroederboIKiou la mafia de Kaduna qui représenterait les intérêts haoussa-peuls auNigeria, toutes ces analyses ont pour défaut de surestimer l'efficacitédes manipulations par le haut et d'éluder la très grande autonomie desinitiatives locales.

En ce qui concerne la recherche de terrain, il y a des différencesimportantes entre le Nigeria et l'Afrique du Sud, chacun ayant sesavantages et ses inconvénients. Au Nigeria, point de téléphone pourprendre des rendez-vous, point de nom de rue, de carte ou de plan pourse repérer. Un problème de langue dans le Nord, où l'on parle peu an­glais. Un pays gigantesque mais une information partielle, partiale eterratique. Une presse puissante, une grande liberté d'expression parrapport au reste de l'Afrique noire mais de nombreuses lacunes, œnombreuses contradictions. une nuneur qui tient lieu de source pri­maire, des statistiques tout à fait aléatoires auxquelles on ne peut ac­corder aucun crédit, des forces de l'ordre extrêmement corrompues qui.ont tendance à confondre la recherche avec l'espionnage et à mettre enprison l'intellectuel plutôt que le mercenaire bon payeur.

Des avantages cependant: une surprenante sincérité d'abordL'élite nigériane est nationaliste. Elle vante la puissance de sa mère­patrie, qui repose sur le pétrole. Elle loue l'indépendance du pouvoirnoir au Nigeria, la seule à son avis sur le continent, se fait messiani­que, veut parfois exporter le modèle des "États-Unis d'Afrique" jus­qu'au Libéria. Puis, logique avec elle-même, elle déplore avec uneétonnante franchise les maux qui minent sa société. Alors elle devientprolixe et prend comme un malin plaisir à souligner les faiblesses dI"nègre". Le clivage racial étant relativement effacé, il est en outre bienplus facile de se rendre dans un bidonville de Lagos que dans unetownship de Johannesburg. Cela n'exclut pas des mesuresd'accompagnement car les réticences sont toujours grandes à dévoiler

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les tactiques de défense. La bière aide à faire parler. Il s'agit alors pourle chercheurde tenir l'alcool !

La situation en Afrique du Sud est à peu près inverse. Un appa­reil étatique, policier, statistique, médiatique et associatif qui cerne effi­cacement l'événement, une infrastructure qui permet à l'enquête d'allerbeaucoup plus vite grâce au téléphone et à la fée électrique. Une ron­testation bien mieux articulée qu'au Nigeria, des sociétés africaines <b­tées d'une conscience civique plus affIrmée car forgée dans la répressionpar référence à un État omniprésent. Mais une haine raciale qui barrel'accès aux ghettos et rend leur étude très difficile (quasi-impossibilitéde s'y rendre seul). Mais un discours embrouillé par des considérationspolitiques qui insistent sur la spécifIcité de l' apartheid et qui refusent œprendreen compte les déviances sociales (la délinquance). Mais un an­tagonisme idéologique qui n'existe pas au Nigeria (faute d'État) et quimet auX prises de virulentes analyses de droite (la violence réduite à desatavismes tribaux) et de gauche (la lutte des classes) dont le moinsqu'on puisse dire est qu'elles ne brillent pas par leur fmesse.

En d'autres termes, tandis que la violence urbaine au Nigeria estcrûment ramenée à sa dimension criminelle (dirigeants et bandits dansle même sac, désillusion à l'appui), celle de l' Mrique du Sud est encorevue comme un phénomène politique. Le danger physique pour le cher­cheur, en tant que Blanc, tient de la peste ou du choléra: avoir le"mérite"demourir dans une attaque à main armée au Nigeria ou dansun attentat politique en RSA. Quels que soient les aboutissements œla décolonisation sud-africaine, de la guerre civile larvée à la repriseéconomique, les analyses finiront bien par recouper celles du Nigeria àmesure que s'apaiseront les antagonismes raciaux avec l'intégration ...ou le départ des "pieds blancs" de RSA.

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CHRONOLOGIE mSTORIQUE DE L'AFRIQUE DUSUD

-1652: établissement de la Compagnie hollandaise des Indesorientales au Cap.

-1795: arrivée des Britanniques, qui déclarentun protectorat surla colonie du Cap, y renoncent à la paix d'Amiens en 1802, reviennentsur leur décision en 1806 et rachètent fInalement le territoire aux Hol­landais en 1815.

-1818-28 : règne deCbaka, un fIls "illégitime" né en 1787, ré­pudié et recueilli par le chef d'me autre tribu, les Metwa fi lève laplus grosse armée d'Mrique australe au XIXème siècle, avec près œ100.000 soldats organisés en régiments impi, et change le nom de sonpeuple en lui donnant l'appellation de zoulou ("ciel '). fi conquiert lesSwazi, les Xhosa et les Sotho du Sud. Ses lieutenants fondent l'un leMatabele dans l'actuel Zimbabwe, l'autre un royaume près des lacsVictoria et Nyassa. L'ensemble de ces raids provoque le dépeuplementde vastes régions du Veld où les Boers du Cap vont s'installer.

-1833 : les Britanniques abolissent l'esclavage dans leur Fm­pire, ce qui pousse les populations africanisées d'origine hollandaise,les Mrikaners, à entreprendre le Grand Trek en quittant Le Cap pourmigrer plus à l'intérieur des terres (1834-37).

-1835-1879: guerres contre les "Cafres".-16 décembre 1838 : lBtaille de Blood River entre les pionniers

boers, dits voortrekkers, et l'armée de Dingane, demi-frère, assassin etsuccesseurdeCbaka. Défaite de Dingane, mort de 3.000 soldats et arri­vée au pouvoir d'un autre demi-frère soutenu par les Boers, ce qui pro­voque une longue crise dynastique jusqu'à l'intronisation du roiCetshwayo en 1873.

-1842: la Grande Bretagne annexe le Natal. Le droit de votedont les Noirs disposaient au suffrage censitaire depuis 1856 est sup­primé en 1865.

-1854: institution depasses pour les Noirs dans la colonie dlCap.

-1867 : découvertedes gisements de diamants à Kimberley.-22 janvier 1879: bataille d' Isandhlawana et défaite des Britan-

niques contre les 50.000 guerriers du roi Cetshwayo. A la Chambre des

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communes à Londres, les débats qui opposent Gladstone à Disraelicontribuent à fonder la célébrité des Zoulous en Ewupe.

-1881: les Boers battent les Britanniques à Mabuja et rega­gnent l'autonomie de leur République du Transvaal, fondée en 1864mais annexée par Londres en 18TI.

-1887: proclamation d'un protectorat britannique sur un empirezoulou morcelé en treize chefferies. Le groupement De Beers achève samainmise sur le diamant de Kimberley et la British South MricanCompany de Cecil Rhodes s'implante en Rhodésie.

-1897: la colonie britannique du Natal. qui a absorbé la répu­blique boer de Natalia, annexe l'empire zoulou.

-1899-1902: guerre des Boers. La victoire britannique marquela fin de l'indépendancede la République du Transvaal et de l'État libred'Orange.

-1906: la révolte de Bambatha contre la fiscalité coloniale estla dernière tentative de résistance armée zouloue contre les Britanniqueset fait entre 3.500 et 4.000 morts dans le Natal, dont deux douzaines d:Blancs. Elle conduit à 7.000 arrestations, dont celle de Dinuzulu KaCetshwayo, fils et successeur du dernierroi zoulou indépendant. Graciéen 1910 et placé en résidence surveillée, celui-ci meurt en 1919 sansque sa participation directeaux événements ne soit établie.

-1910: constitution de l'Union sud-africaine avec les quatreprovinces du Cap, du Natal, du Transvaal et de l'Orange.

-1912: fondation du Congrès national africain, l'ANC, et dIParti national, le NP.

-1913 : le Native's Land Act expulse les Noirs de leurs terres etcrée des réserves.

-1922 : révolte des mineurs européens du Witwatersrand.-1923: le Native Urban Areas Act interdit aux Mricains le

droit de résider en permanence dans les agglomérations urbaines et lesconfme dans des locations.

-1924: alliance au gouvernement des travaillistes anglophoneset des nationalistes afrikaners.

-1939-45: l' Mrique du Sud se bat aux côtés des Alliés maisdes nazis afrikaners refusent de soutenir la Grande Bretagne et fondentune organisation clandestine, l'OB. qui commet des sabotages.

-1948: victoire du NP aux élections. L'United Party de JanSmuts quitte le gouvernement. Le nouveau premier ministre, DanielMalan, veut interdire tout contact entre les races et a l'intentiond'accotderl'indépendanceaux réserves africaines, les bantoustans, pourfaire des Noirs des étrangers dans leur propre pays.

-1950: interdiction du parti commwùste SACP.-1955: Congrès de Kliptown, au cours duquel est adoptée la

Charte de la liberté, le texte de base de l'ANC.

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-1958: Hendrik VelWoerd, l'idéologue de l'apartheid, devientpremier ministre, poste qu'il conservera jusqu'à son assassinat au Par­lement le 6 septembre 1966 par un Blanc déclaré fou.

-6 avril 1959: creation du Congrès panafricain, le PAC, pardes dissidents de l'ANC.

-21 mars 1960: massacre de 69 Africains lors d'une manifesta­tion pacifique contre les passes à SharpeviIle. L'état d'urgence est décla­ré le 30 mars. L'ANC et le PAC sont dissous et entrent dans la clan­destinité.

-1964: le procès de Rivonia condamne Nelson Mandela à la ré­clusion criminelle à perpétuité.

-1973 : grèves« sauvages».-22 mars 1975: creation par chef Mangosuthu Buthelezi d'une

organisation culturelle zouloue, l'Inkatha Ye Sizwe, qui devient unparti politique d'envergure nationale le 14 juillet 1990 sous le nomd'IFP (lnkatha Freedom Party).

-16 juin 1976: les émeutes étudiantes de Soweto contrel'imposition de l'afrikaans comme langue d'enseignement font entre en­tre 25 et 100 morts et marquent le réveil de la protestation anti­apartheid.

-1976: indépendance du Transkei, suivie de celle du Bophu­thatswana en 1977, du Vendaen 1979 et du Ciskei en 1981.

-novembre 1977 : le Conseil de sécurité des Nations unies voteun embargo sur les livraisons d'armes, qui est suivi à partir de l'étatd'urgence en 1985 par des sanctions commerciales du Commonwealth,de la CEE et des USA.

-30 avril 1978 : creation de l' AZAPO (Azanian People Organi­zation) à partir des idées de Stephen Biko, le leaderdu mouvement de laConscience noire assassiné dans les geôles de la police en 1977.

-2 novembre 1983: adoption de la Constitution du présidentPieter Botha, qui institue un parlement tricaméral pour les Blancs, lesIndiens et les Métis mais pas les Noirs. La radicalisation des élus despopulations non-blanches et le succès des campagnes d'abstention,avec des taux de participation électorale métis de 31% et indien ~21 %, ne permettent pas au système de fonctionner.

-aofit 1983: le manifeste du peuple azanien à Hammanskraal,dans le Transvaal, fonde l'United Democratie Front. Avec deux mil­lions de membres en 1984, la nébuleuse de l'UDF comprend quelque700 associations dont le National Indian Congress et les Blancs pro­gressistes de la National Union of South African Students ou de BlackSash, mais pas le parti Inkatha de chef Buthelezi.

-16 mars 1984: signature à Nkomati d'un accord de non­agression avec le Mozambique.

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-18 février 1985: arrestation des leaders de l'UDF et déporta­tion de certains d'entre eux. Cette année-là est créée la centrale syndi­cale CaSATU (Congress of South African Trade Unions), qui relaie leSACTU (South African Congress of Trade Unions) victime de la ré­pression des années 1%0.

-21 juillet 1985 : déclaration de l'état d'urgence.-18 mars 1986: l'Inkatha crée l'UWUSA (United Workers

Union of South Africa) pour contrer le CaSATU.-12 juin 1986 : proclamation d'un nouvel état d'urgence.-1er juillet 1986: le gouvernement annonce la suppression dl

système d influx control, c'est-à-diredes passes.-6 octobre 1986: l'AZAPO fonde le CUSA-AZACTU

(Council of Unions of South African-Azanian Congress of TrndeUnions).

-24 février 1988: interdiction de l'UDF.-20 sept. 1989: Frederik De Klerk, qui a accédé à la tête dl

NP, est élu chef de l'État.-16 novembre 1989: abolition de l'apartheid sur les plages.-2 février 1990: De Klerk annonce devant le Parlement au Cap

la légalisation de l'ANC, du SACP et du PAC. Nelson Mandela sort œprison le Il février après vingt-sept années d'incarcération. La premièrerencontre officielle entre le gouvernement et l'ANC se fait à GrooteSchuur, près du Cap, début mai, et est suivie en aofit de la signaturedes "minutes de Pretoria JO. L'apartheid dans les lieux publics et les hô­pitaux est rayé de l'arsenal législatif (Discriminatory Legislation regar­ding Public Amenities Repeal Act).

-octobre 1990: levée de l'état d'urgence en vigueur depuis1986.

-février 1991 : accord de l'aéroport D.F. Malan, signé au Capentre le gouvernement et l'ANC.

-mars 1991 : le congrès de Zithabeni (nord-est de Pretoria) d6­cide de dissoudre l'UDF, qui n'a plus de raison d'être depuis la légalisa­tion des mouvements d'opposition noire.

-mai 1991: l'ANC et les mouvements radicaux commel'AZAPO et le PAC ne participent pas à la conférence multipartite or­ganisée par le gouvernement. La reprise des pourparlers vient de ce qJeles parties en présence n'ont guère d' autrealternative que la négociationet de ce que les révélations sur l'Inkathagate, c'est-à-dire le fmancementdu parti de chef Buthelezi par des fonds secrets gouvernementaux, obli­gent Pretoria à mettre de l'eau dans son vin. L'ANC obtient la démis­sion des ministres de la défense et de l'intérieur Magnus Malan etAdriaan Vlok, trop impliqués dans la répression, et leur remplacementpar Raclf Meyer et Hernus Kriel.

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-17 juin 1991 : abolition de la loi sur la classification de la p0­

pulation par races, et, le mois suivant, du Group Areas Act et du l..aOOAct (Abolition of Racially Basedl..andMeasures Act). L'ANC suspendsa lutte armée.

-14 septembre 1991 : l'Accord national de paix, conclu dans leCarlton Rotel à Johannesburg, est signé par le gouvernement, l'ANC,le SACP, l'Inkatha et les syndicats.

-décembre 1991 : ouverture des négociations constitutionnellesau sein d'une Convention pour une Mrique du Sud démocratique, laCODESA. Celle-ci rassemble vingt-trois partis et les quatrehomelands"indépendants".

-17 mars 1992: le succès d'un référendum auprès de la popul~

tion blanche, remporté à 68,7%, conforte le président De Klerk sur lavoie des réformes.

-17 juin 1992: le massacre de 39 habitants de Boipatong pardes partisans de l'Inkatha que la police est soupçonnée d'avoir aidésaboutit à la suspension des discussions à la CODESA. Malgré la si­gnature au Cap le 16 juillet d'un accord sur le déroulement des mani­festations, la répression d'une marche de protestation à Bisho, au Cis­kei, se solde par la mort de 28 manifestants le 7 septembre. Il faut tousles efforts et le pragmatisme du secrétaire général de l'ANC, CyrilRamaphosa, un ancien dirigeant du Syndicat national des mineurs,pour que reprennent les pourparlers avec le gouvernement.

-26 septembre 1992: rencontre au sommet entre De Klerk etMandela.

-avril 1993: assassinat du leader du SACP Chris Rani parl'extrême droite.

-septembre 1993 : mise en place d'un Conseil exécutif de tran­sition, le TEC, qui associe les Noirs au gouvernement alors que le Par­lement est encore entièrement composé de députés blancs. Le cabinetDe Klerk reste au pouvoir mais est chapeauté par quatre comités de sixpersonnes pour les fmances, les affaires étrangères, l'administration etle statut des femmes ainsi que par deux comités de huit personnes pourl'intérieur et la défense, dont les services de renseignements. Le TEeest plus qu'un organe consultatif: il a un droit de veto. Chaque dX:i­sion en litige nécessite un soutien des trois cparts au moins de sesmembres.

-octobre 1993: l'Inkatha et l'extrême droite parlementaire dlConservative Party, qui se sont retirés de la CODESA, ainsi que leCiskei et le Bophuthatswana constituent une Alliance de la liberté, laFA, qui fait suite au Groupe des Sud-africains inquiets (COSAG) hos­tile aux négociations avec l'ANC.

-novembre 1993 : la nouvelle Constitution intérimaire, valablepour cinq ans, met en place un État décentralisé avec neuf régions et œ

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nombreux contre-pouvoirs organisés à tous les niveaux selon la règlede proportionnalité. Chaque province a un organe législatif, un premierministre et un gouvernement avec des compétences étendues, voire ex­clusives dans certains cas. Au niveau national, le chef de l'État est en­cadré par deux vice-présidents. Une Cour constitutionnelle est censéetrancher les différents entre le pouvoir central et les provinces. Onzelangues officielles sont instituées: anglais, afrikaans, zoulou, xhosa,tswana, sotho du nord et du sud, tsonga, swazi, ndebele et venda.

-mars 1994: les pouvoirs de Lucas Mangope au Bophuthats­wana et du général Josh Oupa Gqozo au Ciskei s'effondrent, l'un sousla pression populaire, l'autre à cause d'une révolte policière.L'administration de ces deux homelands est prise en charge par laRSA.

-avril 1994: le ralliement in extremis de l'Inkatha au processusélectoral permet la tenue du scrutin au niveau national. L'ANC fonneun gouvernement d'union nationale avec le NP et l'Inkatha. Le NPremporte la province du Cap occidental et l'Inkatha celle du Natal. Nel­son Mandela est entouré de deux vice-présidences, Thabo Mbeki et Fre­derik De Klerk.

-janvier 1995: le ministre de la justice Dullah Omar retirel'immunité accordéequelques jours avant les élections d'avril 1994 parle gouvernement De Klerk à 3.500 responsables des services de sécuri­té, dont le ministre de la défense Magnus Malan, le ministre œl'intérieur Adriaan Vlok et le chef de la police Johan Van der Merwe.

-février 1995: inauguration d'un Conseil constitutionnel quiest tout de suite appelé à statuer sur la peine de mort.

-mai 1995: adoption d'une loi de réconciliation et de promo­tion de l'unité nationale qui met en place une Commission Vérité pourjuger les personnes responsables de crimes commis au nom œl'apartheid ou contre.

-juin 1995 : la Cour suprême abolit la peine de mort.-1 novembre 1995: élections municipales sauf au KwaZulu-

Natal et dans la ville du Cap.-9 mai 1996 : De Klerk et le NP quittent le gouvernement

d'union nationale et les instances provinciales à l'exception du Cap 0c­

cidental.-29 mai 1996: le NP remporte les municipales au Cap.-26 juin 1996: élections municipales au KwaZulu-Natal

l'IFP perd du terrain.-déc. 1996: vote de la Constitution de 1999.

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CHRONOLOGIE HISTORIQUE DU NIGERIA

-1804: Usmandan Fodio, un émditfulani (peul) né en 1754 àMaraba dans le Gobir, lève la djiJrJd ("guerre sainte') contre l'islamimpie des rois habe (haoussa). II vainc tous les États haoussa. qui de­viennent des émirats, et impose l'autorité du califat de Sokoto. IImeurt en 1817.

-1807: interdiction de la traite des esclaves par les Britanni-ques.

-1830: les Peuls descendent jusqu'à llorin, aux confins œl'Empire d'Oyo des Yorouba. Le califat de Sokoto contrôle tout le oorddu Nigeria. à l'exception de l'empire du Kanem Bomou, du plateau œJos et des Tiv et des Idoma dans la Bénoué.

-1837 : la capitale de l'Empire d'Oyo est rasée par l'émir d'Ho­rin et les réfugiés se rassemblent à Ibadan et Abéokuta.

-1851 : établissement d'un gouvernorat de la rivière de Beninpar les Britanniques. Occupation de Lagos après une courte bataille na­vale.

-1853 : la juridiction du consul britannique à Calabar est limi­tée au golfe de Biafraet un consul permanent est établi à Lagos.

-1861: création de la colonie de Lagos, premier pas versl'occupation du pays yorouba.

-1884: conférencede Berlin qui procèdeau découpage du conti­nent et où les intérêts de la Grande Bretagne au Nigeria sont défenduspar George Dashwood Goldie Taubman, un commerçant diplomate quia fusionné les fInnes anglaises de la région au sein de l'UAC (UnitedAfrican Company) pour casser la concurrence étrangère.

-1885: les Britanniques fondent un protectorat sur leurs ds­tricts du delta du Niger.

-1er janvier 1891: établissement d'un protectorat des Oil Ri-vers.

-1893: le protectorat des Oil Rivers devient le protectorat de lacôte du Niger, gouverné par un consul général responsable devant leministère des affaires étrangère.

-1897: une expédition punitive de 1.500 hommes brfile la villede Benin, pille les bronzes du royaume et dépose l'oba.

-1898: une convention franco-anglaise délimite les frontièresdes actuels Niger et Nigeria

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-avril 1899: le protectorat de la côte du Niger devient le protec­torat du Sud Nigeria et passe sous la coupe du ministère des colonies etnon plus des affaires étrangères.

-1901: destruction du site del'oracleAroen paysibo.-1902: une expédition de la WAFF (West Africau Frontier

Force) défait l'émir d'Abuja et le magaji œKeffi puis marche sur Kanosans rencontrer de résistance.

-mars 1903 : Sokoto tombe à son tour.-1906 : fusion de la colonie de Lagos avec le Sud Nigeria.-1912: nomination de FrederickLugardau poste de gouverneur

général du Nigeria-1914: fusion administrative (amalgamation) du Nord et w

Sud du Nigeria-1922: la Constitution prévoit pour la première fois dans

l'Afrique anglaise l'élection de Noirs à un Conseil législatif. Aux élec­tions de 1923, 1928 et 1933, c'est à chaque fois le National Democra­tic Party d'Herbert Macaulay, le NNDP, qui remporte les trois siègesattribués à des Africains au Conseil législatif.

-1939 : division du Sud Nigeria en deux régions Est et Ouest.-26 aofit 1944: Nnamdi Azikiwe fonde le NCNC (National

Council of Nigeria and the Cameroons) avec Macaulay pour président.-1945: des étudiants yorouba de Londres, dont Obafemi Awo­

lowo, forment la société des descendants d'Oduduwa (Egbe Omo Oiu­tfwm), une organisation culturelle à l'origine d'un parti politique,l'Action group.

-1945: la Constitution du gouverneur Arthur Richards élargitle Conseil législatif et décentralise le Nigeria.

-avril 1948: nomination d'un nouveau gouverneur, John Mac­pherson, pour négocier une Constitution fédérale avec les nationalistes.

-1949: naissance du NPC (Northern People's Congress ouJam 'iyyar Mutanen Arewa en haoussa), qui devient un parti politiqueen octobre 1951 avec Ahmadu Bello et Abubakar Tafawa Balewa

-1952: la Constitution du secrétaire d' État aux colonies OliverLittleton accordeau Nord une représentation à égalité avec celle du Sudet est suivie d'élections.

-1953: Anthony Enahoro, un député nationaliste de l'Actiongroup, dépose une motion qui demande le selfgovernment pour 1956et qui déplaI"t aux parlementaires du Nord par crainte de voir les Sudis­tes, mieux formés, s'imposer à l'indépendance.

-1954: la Consti tution Macpherson régionalise la fonction pu­blique et la magistrature, ce qui renforce la partition du Nigeria en troisgouvernements.

-26 mars 1957: une motion présentée par S.L. Akintola, œl'Action group, s'inspire du Ghana de N'krumah pour réclamer l~ndé-

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pendanceen 1959. La cooférencede Londres révise la Constitution etinstitue des élections au suffrage universel direct. à l'exception desfemmes dans le Nord. Les élections permettent la formation d'un gou­vernement d'union nationale, qui réunit les trois principaux partis etest conduit par le vice-président du NPC, AbubakarTafawa Balewa

-1958: les demandes pour la création de nouvelles régions con­duisent à créerune commission d'enquête sur les minorités, menée parHenry Willink.

-1959 : élections fédérales. Aucun parti ne remporte de majoritéabsolue. NCNC et NPC forment un nouveau gouvernement Balewa,cette fois sans l'Action group qui reste dès lors dans l'opposition pen­dant toute la Première République.

-16 novembre 1960: indépendance,avec Azikiwe pour gouver­neur général.

-avril 1961: une motion, approuvée par le Nord et l'Est, œ­mande l'établissement d'un État du Centre-ouest, le Midwest, prélevésur la région Ouest, terre d'élection de l'Action group. En aot1t 1963,la création de la région Centre-ouest est approuvée par référendum.

-février 1962: le congrès de l'Action group àJos renvoie Akin­tola de son poste de "premier ministre" de la région Ouest et révèle augrand jour les dissensions au sein du parti d'Awolowo.

-mai 1962 - janvier 1963: l'état d'urgence dans l'Ouest place legouvernement de la région sous autorité fédérale.

-septembre 1962: arrestation d' Awolowo et de ses partisans.-janvier 1963 : la faction Akintola, l'United People's Party, re-

prend les rênes de la région Ouest avec l'aide du NCNC et relègue dansl'opposition l'Action group sur son fief traditionnel.

-1er octobre 1963 : le Nigeria devient une République membredu Commonwealth.

-1965 : la NNA (Nigerian National Alliance), qui rassemble leNPC, le NNDP (le Nigerian National Democratie Party qu'Akintola aconstitué à partir de sa faction et des élus NCNC de la région Ouest) etquelques petits partis du sud, remporte les élections féd&ales, boycot­tées par l'UPGA (United Progressive Grand Alliance) du NCNC et œl'Action group. Des troubles s'ensuivent dans la région Ouest.

-14 - 15 janvier 1966: coup d'État du major ChukwuemekaKaduna Nzeogwu, qui tue le premier ministre T. Balewa ainsi que lespremiers ministres des régions Ouest et Nord S. Akintola et A. Bello.Le chef de l'armée, un Ibo, le général Johnson Aguiyi Ironsi, et les of­ficiers loyaux qui ont survécu au coup arrêtent les putschistes et pren­nent le pouvoir. Ds abolissent la Première République, ses assembléesfédéraleset régionales, ses conseils locaux, ses partis politiques et sesunions tribales.

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-mai 1966: Les régions sont suppnmees, le Nigeria cessed'être une fédération. Le décret n° 14, dit "décret de l'unité", avantagel'intelligentsia ibo et menace le pouvoir des "Nordistes". Des centainesd'Ibo sont alors massacrés dans les villes du NooI.

-juillet 1966 : Ironsi est tué lors d'une visite à Ibadan. Le lieu­tenant colonel Yakubu Gowon, un Anga de la Middle Beh, preOO lepouvoir. Son autorité n'est pas reconnue par le lieutenant colonelOdumegwu Ojukwu, gouverneur militaire de la région Est.

-septembre 1966: une conférence à Lagos réunit Ojukwu etGowon alors qu'une deuxième vague de pogroms anti-Ibo sont perpé­trés dans le Nord. Près d'un million et demi de réfugiés reviennents'établir dans la région Est. Ojukwu et Gowon ne parviennent pas à semettre d'accordlors d'unedemière tentative de conciliation organisée àAburi au Ghana sous la férule du général Ankrah (qui vient de renverserN'krumah par un coup d'Bat).

-27 mai 1967 : Gowon divise le Nigeria en douze États, à pari­té entre le Nord et le Sud, pour satisfaire les minorités et réduire lescraintes "sudistes"d'une hégémonie haoussa-peule.

-30 mai 1967 : Ojukwu proclame l' indépendancede la Républi­que du Biafra

- juillet 1967: les troupes fédérales s'emparent d'Ogoja et œl'université de Nsukka au nord du Biafra, puis du tenninal pétrolier œBonny au sud.

-aoOt 1967: contre-offensive des Biafrais, qui envahissent leMidwest jusqu'à Ore et envisagent d'attaquerLagos par la lagune.

-2 octobre 1967: les fédéraux s'emparent d'Enugu, la secondecapitale du Biafraaprès Nsukka.

-mai 1968: la perte de Port Harcourt prive le Biafra de son œr­nier accès à la mer mais le "réduit biafrais" résiste.

-Il janvier 1970: Ojukwu s'enfuit pour la Côte d'Ivoire. Sonadjoint, le lieutenant colonel Philip Effiong, organise la redditiond'Owerri, dernière capitale du Biafra. Le conflit a fait un million œmorts, surtout des victimes de la faim ou de maladie. Le boom pétro­lier permet de financer la reconstruction du pays.

-1er octobre 1970: Gowon annonce le retour au pouvoir descivils pour 1976, décision sur laquelle il revient en 1974.

-1973 : décretde "nigérianisation" des entreprises.-1974: la commission Udoji augmente les salaires de la fonc-

tion publique, ce qui a des effets inflationistes et provoque des grèvesdans le secteur privé.

-29 juillet 1975: le coup d'État du général Murtala RamatMohammed renverse la junte de Gowon pendant que ce dernier est à unsommet de l'OUA à Kampala. Le retour du pouvoir aux civils est an­noncé pour 1979. De nombreuses réformes sont entreprises: rédaction

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d'tme Constitution, réduction des effectifs de l'armée, création d'unecapitale fédérale à Abuja, établissement de nouveaux États, etc.

-13 février 1976: Murtala Mohammed est assassiné par desmutins de la Middle Beh, région d'origine de Gowon. Son second, legénéral Olusegtm Obasanjo, prend sa succession.

-avril 1976 : le Nigeriaœvient une fédération de dix-neuf États.-1er octobre 1979: Obasanjo remet le pouvoir à Shehu Shag&-

ri, vainqueur des élections avec 33% des suffrage contre 29% pourAwolowo. Le NPN (National Party of Nigeria) de Shagari gouverneavec le NPP (Nigerian People's Party) d'Azikiwejusqu'en juillet 1981.

-mars 1982: formation d'une alliance des partis progressistesqui regroupe l'UnitYParty of Nigeria d'Awolowo,le Nigerian People'sParty d'Azikiwe,le Great Nigerian People's Party d'Ibrahim Waziri etl'aile radicale du People's Redemption Party d'Aminu Kano mais quiest incapable de se mettre d'accord sur une liste de candidatures oom­munes.

-1983: Shagari est réélu avec 47,5% des voix, contre 31,1%pour Awolowo et 14% pour Azîkiwe.

-31 décembre 1983 : le coup d'État du général Mohammed Bu­hari met fin à l'expériencede la Seconde République.

-27 aoftt 1985: coup d'État du général Ibrahim Babangida.-janvier 1986: le général Mamman Vatsa, ancien compagnon

d'armes de Babangida, est accusé de complot et fusillé.-1987 : création des États de l'Akwa Ibom et de Katsina.-mai 1989: émeutes contre le SAP, le programme d'ajustement

structurel du FMI.-octobre 1989: les formations politiques qui n'avaient eu qu'tm

mois pour se faire enregistrer à la Commission électorale nationale etqui étaient issues des groupes parlementaires de l'Assemblée consti­tuante sont supprimées sous prétexte de tribalisme, de régionalisme etde manipulations par le personnel de la Seconde République. Elles sontremplacées par deux partis d'inspiration gouvernementale: les so­ciaux-démocratesdu SDP et les républicains du NRC. L'échéance d'lmretour des civils au pouvoir, prévue pour 1990, est repoussée à 1992.

-avril 1990: échec de la tentative de putsch du major GideonOrkar.

-décembre 1990: élections des conseils de collectivités locales.-27 aoftt 1991: Babangida annonce la création de neuf États

supplémentaires: Abia, Enugu, Kebbi, Kogi, Delta, Oshun, Jigawa,Tarabaet Yohe. Les États du Bendel et de Gongola sont rebaptisés EOOet Adamawa.

-décembre 1991 : élections des gouverneurs.-mai 1992 : manifestations contre la vie chère.

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-4 juillet 1992: le SDP sort vainqueur des législatives et estmajoritaire au Sénat et à la Chambre des représentants.

-16 octobre 1992: le Conseil dirigeant des forces années,l'AFRC, annule les résultats des primaires de septembre ainsi que tou­tes les candidatures pour les présidentielles. Est disqualifié le généralShehu Musa Yar' Adua, un ancien ministre de la défensed'Obasanjo quiavait toutes les chances de l'emporter pour le compte du SDP. Lesélections présidentielles, prévues pour le 5 décembre, sont reportées àjuin 1993. Un conseil de transition, composé de civils, est mis enplace mais doit rendre des comptes au Conseil national de défense et œsécurité qui remplace l' AFRC.

-12 juin 1993: l'élection présidentielle oppose le YoroubaMoshood Abiola pour le SDP et Bashir Tofa, un homme d'affaires <lINord, pour le NRC. La junte refuse de reconmu"tre la victoire d'Abiola,qui se proclame président élu.

-27 aofit 1993: Babangida remet le pouvoir à un"gouvernement intérimaire d'union nationale" dirigé par un civil, Er­nest Shonekan, qui est chargé d'organiser de nouvelles élections enmars 1994.

-17 novembre 1993: grève générale. Shonekan est contraint àla démission et remplacé par son ministre de la défense, le général SanïAbacha, un Kanouri autrefois numéro deux du régime Babangida

-été 1994: 8 semaines de grèves pour demander le départ desmilitaires.

-19 février 1995: une tentative de coup d'État jamais démon­trée est suivie de l'exécution d'officiers proches de Babangida ou dansl'opposition. puis de la condamnation des généraux à la retraiteYar'Aduaet Obasanjo.

-1 octobre 1995: annonce du retour au pouvoir des civils pouroctobre 1998 après la levée de l'interdiction des partis politiques et lesconclusions de la Conférence constitutionnelle, qui prévoit une rota­tion de la présidence entre le nord et le sud et la création de quatorz.eÉtats supplémentaires.

-novembre 1995: le Nigeria d'Abacha est suspendu du Com­monwalth et boycotté des réunions internationales après la pendaisonde l'opposant ogoni Ken Saro-Wiwa à Port Harcourt.

-16-25 mars 1996: élections municipales sans partis politiques.-22 avril 1996 : destitution du sultan de Sokoto Ibrahim Dasu-

ki, dont le fils, le lieutenant Sambo Dasuki, est recherchépour le coupd'État de février 1995.

-17 juin 1996 : autorisation des partis politiques. Ceux-ci <bi­vent avoir leur siège à Abuja, compter au moins 40.000 membres dl­ment identifiés dans chacun des 30 États, être représentés dans deuxtiers des collectivités locales et ne pas recevoir de fonds de r étranger.

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INTRODUCTION

La violence urbaine a été peu étudiée au sud du Sahara, sansdoute parce que l'urbanisation du continent à une grande échelle est re­lativement récente et que le phénomène a pris toute son ampleur depuisles indépendances. La ville monstrueuse de la science-fiction, du typeBrazj.l, est américaine ou européenne, parfois asiatique, pas encore afri­caine. Pour la presse, Monrovia ou Mogadiscio en guerre n'avaient vi­siblement pas la dimension patrimoniale qui a valu aux vieilles citésde Yougoslavie le qualificatif de "villes-martyres".

Pour l'instant, la violence urbaine en Afrique noire n'a faitl'objet que de monographies ou d'analyses très elliptiques. Dans unbref article de 1%7, G. Jenkins limitait par exemple son champd'étudeà la violence politique, discemantquatre principaux acteurs (lesétudiants, les syndicats, les partis politiques et les militaires), maisnégligeant la délinquance et, surtout, les conséquences sociales œl'insécurité. Selon lui, la ville était un phénomène importé; la vio­lence urbaine, le legs malheureux de la colonisation, ce qui était fairepeu de cas de l'originalité des sociétés africaines et de leur capacité àcréerleurs propres formes d'urbanité, voire de turbulences.

L'Afrique noire attend encore une étude de la qualité de celle qœM. Seurat a consacré à Tripoli. Elle a ses experts de la violence ou desproblèmes urbains comme l'ORSTOM en France, mais peu de spécia­listes pour faire la synthèse des deux genres et recouper des disciplinesaussi complémentaires que la géographie et la science politique en in­corporant la notion d' espaceurbain dans des analyses à caractère social.On peut citer, entre autres, R. Marchal à Mogadiscio ou B. Calas àKampala, mais dans des situations de guerre ou d'après-guerre qui élu­dent en partie le rôle spécifique de la ville dans la fabrication de la vio­lence. L'enseignement précurseur et très développé de la sociologie descitadins noirs aux États-Unis, notamment l'école de Chicago avec R. E.Park, F.M. Thrasher, W.E.B. Dubois et E.F. Frarier, propose un mo­dèle méthodologique pour disséquerla violence. Est-il pour autant ap­plicable à l'Afrique noire?

La concentration démographiqueproduit un effet de loupe. Nonseulement la violence dans les villes est plus visible que l'insécurité

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des campagnes, mais elle semble prendre feu plus facilement à causedes densités de population. Toute étude sur la violence dans les villesd'Afriquedoit se défier de deux écueils: 1) confondrelcs facteurs emo­gènes, propres à un milieu urbain, et les facteurs exogènes, c'est-à-direles situations politique, économique et sociale à l'échelle nationale;2) réduire l'analyse à un constat en ne considérant que certaines caracté­ristiques de la violence collective. Les affrontements d'apparence tri­bale, mode d'aœèsà des ressources rares, sont rationnels: les envisa­ger comme une manifestation de la barbarie de l'homme noir est undiscours dont le darwinisme social nous ramène à une pensée victo­rienne selon laquelle la violence du prolétaire est héréditaire.

N'est pas spécifiquement urbaine la violence "importée" descampagnes ou "exogène", celle de la guerre civile ou de la famine. Lerelâchement des liens familiaux, la décomposition du contrôle tribal,les problèmes d'adaptation et de modernisation des migrants: tels sontquelques-unes des explications vraiment urbaines proposées pour com­prendre, entre autres, la délinquance juvénile, les trafics de drogue, lebanditisme armé ou même l'émeute.

Le premier objectif de ce livre est donc de clarifier le concept œviolence urbaine en mettant l'accent sur les particularités des facteurspropres à la ville. Le deuxième est d'étudierles effets de cette violence.La sécurité n'est pas une "assurance tous risques". Elle ne peut pasprendre en compte l'événement imprévisible, par exemple la catastro­phe naturelle, ou prévoir des dangers nouveaux comme le sida. Ellen'est pas non plus une sécurité sociale qui lutterait contre la précarité,notamment celle de l' habitat informel. Dans son sens restreint, elle selimite à gérerles violences humaines volontaires et à maintenir l'ordre.

Cet ouvrage, du fait de son ancrage dans la science politique,s'intéresse plus particulièrement aux répercussions des faillites étatI­ques en matière de sécurité, à savoir les an-ences des forces de l'ordre etdu système judiciaire, la militarisation des sociétés africaines et la pri­vatisation sous la forme de polices parallèles ou de milicesd'autodéfense. En ce qui concerne le Nigeria et l'Afrique du Sud, quicomptent les métropoles les plus peuplées du continent, là où la vio­lence urbaine connaît le plus d'ampleur dans des pays qui ne sont pasofficiellement en guerre, nous traitons plus du phénomène en avalqu'en amont. Tout en sachant que les conséquences de la violence peu­vent en être les causes et que les interactions d'un bout à l'autre dIprocessus sont nombreuses, l'intention a été d'analyserles réactions œla population et les initiatives des pouvoirs publics en matière de pré­vention.

L'étude porte donc autant sur l'urbanisme par le haut, celui desautorités qui détruisent les bidonvilles, que sur la réaction "en héris­son" de la ville par le bas, celle des habitants qui entourent leur maison

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de barbelés et de clôtlU"es. L'idée d'évaluerla part de stratégie policièredans l'urbanisation africaine est relativement nouvelle. On a beaucoupglosé sur l'apport colonial, moins sur ce qui s'est passé après les indé­pendances. En matière de sécurité, les secteurs public et privé se con­fondent si bien qu'il est difficile d'en faire la part. Le recrutement dessociétés de gardiennage et des forces de l'ordre est identique; les per­mutations, fréquentes. n est facile d' acheterun policier au Nigeria. Lesescadrons de la mort en Afrique du Sud ont été les spécialistes d'uoerépression ''par procuration". Ce qui est indéniable, c'est un phéno­mène de vases communicants. Lorsque les perfonnances de la policediminuent, lorsque recule le domaine d'action de l'État, son monopoles'émiette et ouvre la voie à toutes les aventures.

La comparaison par les extrêmes: du Nigeria à l'Afriquedu Sud

La comparaison du Nigeria et de l'Afrique du Sud peut para1"tresingulière si l'on veut garder l'oeil sur l'ensemble du continent. Ellerapproche deux types de villes opposés : la ville ségréguée et très sur­veillée de l'apartheid, conçue en fonction de besoins policiers et éco­nomiques, et la ville hors-contrôle du Nigeria, qui s'est développée aucoup par coup et n'a quasiment jamais connu de planification, même àl'époque coloniale. Bien entendu, les écarts dans les trajectoiresd'urbanisation de ces deux pays affectent les fonnes de violence enville. Grosso modo, la violence dans les agglomérations nigérianes estplus diluée, plus diffuse. Exception faite des villes du Nord, où elle rervêt des aspects religieux, elle est assimilée à une criminalité de droitcommun. Non seulement elle n'est pas aussi articulée qu'en Afrique dJSud, mais très peu veulent, ou peuvent, y voir autre chose qu'un œn­ditisme armé reflet d'une dislocation sociale "enflammée" par les rava­ges du boom pétrolier. La particularité du clivage racial en terred' apartheid fait qu'au contraire la violence criminelle a vi te pris unedimension politique, celle de la lutte de libération. En outre, la vio­lence urbaine y est confinée à des zones IErticulières, où de ce fait elleest plus intense qu'au Nigeria. Preuve du succès de l'oeuvre de con­tainment d'une police combien efficace, les quartiers blancs sont encoreaujourd'hui relativement préservés par rapport aux townships noires.

L'étude du ghetto sud-africain fait appel à des références nord­américaines, les travaux de T. Gurr ou S. Body-Gendrot par exemple.Celle de Tataxie urbaine" du Nigeria, qui n'exclut d'ailleurs pas lephénomène du ghetto suivant des clivages socio-professionnels ou eth­niques, évoque plutôt les analyses classiques du Tiers monde. Le mé­rite de la comparaison est de cerner, par interpolation entre les deux ag-

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glomérations les plus peuplées au sud du Sahara, Lagos et Johannes­burg, l'ensemble du champ urbain africain, qui devrait naturellementcomprendre des villes comme Kinshasa ou Nairobi, réputées pour leurviolence. La taille faisant en quelque sorte effet de serre, le rapproche­ment n'en est que plus fécond.

L'intérêt d'étudier le Nigeria et l'Afrique du Sud est aussi de sa­voir en quoi les degrés et les formes de violence sont affectés par desdifférences structurelles historiques (le processus de colonisation), ins­titutionelles (l'état de l'Etat) et socio-économiques (divages de races etde classes; compétitions ethniques). La réinsertion progressive œl'Afrique du Sud sur la scène africaine dorme du poids à une analyse quimet en parallèle les deux géants économiques du continent, tous deuxanglophones, ce qui n'est pas un hasard car la Grande Bretagne a axé sapolitique coloniale sur la rentabilité. La confrontation par les extrêmesenrichit le débat sur l'universalité de la violence et sur sa spécificité ausud du Sahara.

Deux objectifs et quatre parties

Les deux objectifs qui structurent notre propos, savoir l'étudedes manifestations urbaines de la violence et de leur répercussions sécu­ritaires, se décomposent chacun en deux parties: pour le premier, uneprésentation des conflits au Nigeria et en Afrique du Sud puis du mteurbain dans lequel ils s'insèrent; pour le second, une analyse œl'urbanisme policier et de la privatisation de la sécurité.

La fédémtion nigériane et la République sud-africaines'inscrivent dans des contextes troublés, avec une grave crise économi­que en toile de fond. Le Nigeria essaie non sans mal de revenir à un ré­gime civil alors que la junte militaire a armulé de façon grossière le ré­sultat des élections de 1993, enlevant toute légitimité démocratique auprésent gouvernement. Le second a rédigé pour 1999 une Constitutionqui doit poser les fondements définitifs d'une nouvelle Afrique du Sudmultiraciale. L'un et l'autre tmversent des périodes mouvementées œleur histoire, mais avec des optiques différentes: nouveau départ pourl'Afrique du Sud, point terminal de la désillusion pour la TroisièmeRépublique nigériane. L'instabilité remet en cause l'assise de l'État etattise les tendances centrifuges, rappelant les mauvais souvenirs d'uneguerre du Biafra ou éveillant le spectre d'une sécession zouloue. A cetégard, les situations cosmopolites de Port Harcourt et Durban sur lacôte offrent quelque similitude par opposition à la puissance œl'arrière-pays.

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Notre cadre d'analyse intègre les différentes causes de violencedéjà identifiées par les chercheurs, des criminologues aux sociologuesen passant par les juristes, les économistes et les politologues. li nesaurait être complet sans un rappel historique des conditions œl'urbanisation africaine, qui font l'objet de notre deuxième partie. Carsi les villes au sud du Sahara présentent bien des caractéristiques com­munes aux agglomérations du Tiers Monde, leurs spécificités tiennentpour beaucoup aux modes de colonisation et à des traits anthropologi­ques. Les données générales sont typiques de pays en voie de dévelop­pement: exode rural, croissance démographique très rapide et sansproportion avec l'industrialisation de l'économie, urbanisation sponta­née, earencesdes services publics, impression d'anarchie architecturaleet de démission des autorités, contrastes saisissants entre quartiers ri­ches et pauvres. Mais l'urbanisation de l'Afrique est un phénomèneplus récent que sur les autres continents. La continuité du "village ur­bain" avec l'environnement rural, souvent vérifiée à travers la persis­tance des alignements ethniques, efface la dichotomie ville-eampagne.Cela n'empêche pas l'héritage colonial de marquer plus le milieu ur­bain, avec des différences importantes entre la ville anglophone et laville francophone du fait de systèmes d'administration indirect ou a­recto Depuis le discours victorien sur les "classes dangereuses ", lesgrands principes d'hygiène publique du XIXème siècle et l'introductiond' une justice moderne, l'urbanisme en Afrique n'a cessé de se préoccu­per de sécurité et de quadrillage policier. C'est en Afrique australe qœle darwinisme social, poussé à son extrême, a abouti à un racismescientifique et à une ségrégation normative, tandis que dans le reste œl'Afrique postcoloniale les clivages sociaux se substituaient aux cliva­ges raciaux.

En RSA comme au Nigeria, les enjeux urbains peuvent êtrerapportés au domaine politique, et pas seulement en termes de luttespour un pouvoir municipal plutôt limité. Les conflits portent surl'accès aux ressources, qu'il s'agisse du banditisme, des guerres de taxisdans les townships sud-africaines ou de la spéculation immobilièrelorsque les autorités de Lagos rasent le bidonville de Maroko et chas­sent près d'un demi-million de squatters en une semaine. Le phéno­mène du ghetto accentue les tensions et met en valeur les enracine­ments citadins, du sabo nigérian à la township sud-africaine ségréguée.

Dans la troisième partie sont analysées les formes de réaction àla violence urbaine. La réponse des pouvoirs publics se décompose endeux temps. A court et moyen terme, les organes de répression policieret militaire et les systèmes judiciaire et carcéral; à long terme, la ré­flexion des autorités sur l'aménagement de la ville et du territoire enfonction d'une logique sécuritaire.

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L'urbanisme policier en Afrique n'est pas uniforme. Il est plusmarqué en RSA qu'au Nigeria car les autorités gouvernementales yont, encore aujourd'hui, plus d'emprise. A l'échelle du continent, qœl­ques aspects peuvent être dégagés: surveillance des classes dites dange­reuses, encadrement politique des pauvres, éviction de certains bidon­villes, ou "déguerpissement" comme on dit en Afrique francophone,limitations de la croissance urbaine. Les citadins étant moins malléa­bles que les ruraux parce que la modernité urbaine éveille les conscien­ces politiques et donc les vélléités d'opposition contre un gouverne­ment rétrograde, ils sont paradoxalement privilégiés par rapport auxpaysans. Et ce d'autant que la ville, en particulier la capitale prima­tiale, est par excellence le lieu du pouvoir.

Cas extrême, la ségrégation sud-africaine est un vaste chantiervictorien où les races se confondent avec les classes et où l'on protègeles nantis en les séparant du sous-prolétariat. Au Nigeria comme dansle reste de l'Afrique noire hors-apartheid, la vision sécuritaire du pou­voir sur le contrôle de la ville se réduit à la démolition de bidonvilleset à la chasse aux "déguerpis". L'émergence dans les villes africainesd'une architecture sécuritaire est limitée le plus souvent aux seules en­ceintes du gouvernement dans un contexte d'urbanisation spontanée ré­tif à la planification. Mais des rapports de force et de peur gouvernentla cité. La vision "descendante"du pouvoir sur un urbanisme policierdestiné à quadriller et à réprimer coexiste avec une urbanisation"ascendante", celle du crime florissant qui rapporte et qui s'expose dansdes villas cossues, ou bien celle de l'autodéfense généralisée dans des"bunkers".

Dans ce deuxième cas, qui fait l'objet de notre dernière partie,les populations remodèlent la ville en fonction de la violence. Ellesfuient par exemple les zones dangereuses, créant des no man's lands.Ce que l'on peut appeler le "phénomène du hérisson" marque la vie CI­

tadine en Afrique: érection dc clôtures couvertes de tessons de bou­teilles autour des maisons, verrouillage des accès, grillage des fenêtres,mise en place de systèmes d'alarmes, surveillance par des compagniesde sécurité privée, constitution de milices d'autodéfense. Le grand ren­fermement urbain va très loin puisque les toits des villes nigérianes se"hérissent" aussi d'antennes paraboliques. La télévision remplace lespectacle social car il est devenu trop dangereux de sortir la nui t assis­ter à un concert ou boire une bière.

Bénéficiant de cette "psychose du bunker" ainsi que des"lacunes"de la police, les sociétés de gardiennage au Nigeria comme enRSA sont devenues un des investissements les plus rentables de cesdernières années. En cela, les mesures d'autodéfense prises par le ci­toyen tuent ce qui fait l'intérêt social de la ville, à savoir sa conviviali-

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té, son cosmopolitisme, son syncrétisme culturel et son pluralismepolitique. En même temps qu'elles compartimentent la cité en ghettosou en forteresses retranchées, les mobilisations pour faire face au dlll­ger concourent à renforcer les solidarités communautaires.

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PREMIÈRE PARTIE

CONFLIT ET VIOLENCE

Les "conflits de basse intensité" que vivent en pennanence leNigeria et la RSA ne s'apparentent pas à une simple guerre civile dIfait de leur caractéristique "délinquante" (chapitre 1). Ce constatsouligne la difficulté de définir ce qu'est la violence politique (chapitre2). Les causes de la violence mettent en valeur le rôle de l'État, œfaçon active -répression, injustice- ou passive -gabegie, corruption quicréent les conditions propices au développement des tensions, voire àl'arrivée au pouvoir de militaires revendiquant un monopole sur l'usagedela force.

De nombreux clivages politiques, raciaux, sociaux et religieuxinterfèrent, sans oublier les luttes de femmes (chapitres 4 à 8). Ceux-cine sont pas proprement urbains et constituent la toile de fond surlaquelle vient se développer une violence qui, elle, est bien "citadine".

Chapitre 1

NIGERIA ET AFRIQUE DU SUD:UN ÉTAT DES LIEUX DE LA VIOLENCE

Les statistiques de la violence en RSA et au Nigeria, malgré descalculs sujets à caution, font apparaître les villes comme des enjeuxessentiels. Là redoublent d'intensité les conflits qui divisent parailleurs ces pays à l'échelle nationale.

LE NIGERIA EN ÉTAT D'HOSTILITÉ PERMANENTE

Un porte-parole de la police à Lagos estime que "dans le Nigeriad'aujourd'hui, le vol est devenu un système établi, il fait partie du sec­teur privé de l'économie"l. 11 y aurait 20.000 anned robbers, dont3.000 avec une œse arrière dans la république du Bénin2. Spécialiste œla question au Guardian, le journaliste Ben Akparanta répertorie quatresortes de criminels. En premierlieu, il y a <.ks bandes d'une quarantainede membres qui attaquent une maison, une rue, voire un quartier entier.Elles ont peu d'armes lourdes mais dcs fusils de traite artisanaux ou descoupe-coupe; elles n'hésitent pas à tuer. Deuxièmement, il y a desgangsters professionnels qui opèrent par groupes de cinq. Ils ont desAK47, des Ml, des G3 fabriqués sous licence de l'armée nigériane etdes armes semi-automatiques, les SLR (selfloading rifles).

Une troisième catégorie est celle des "spécialistes": employésde banques malhonnêtes; escrocs dits "419" d'après l'article du cOOepénal censé condamnerla fraudeet les détournements de fonds. Ceux-cipréfèrent éviter les effusions de sang ou les hold-up pour rester discrets.fis n'attaquent pas les passants, les règlements de compte se font dansle milieu. fis ont du bagou, sont généralement éduqués et savent appâ-

1 Ogugbuaja, A1ozie, Cité ln Haski, Pierre: Lagos bloquée. Autrement hors-série n'9,oct. 1984. 68.

2 Idown, s., 1980; 79; Adeoye, Yekini, chef-adjoint de la police à Lagos, CIté ln

The Da,ly T,mes 15/12/1992.

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ter le pigeon omugo occidental en faisant miroiter des contrats mirifi­ques3 Us disparaissent dans la nature une fois les "avances"versées. Lajustice nigériane aurait repéré entre 1.200 et 5.000 de ces "gentlemen­cambrioleurs", mais aucun n'a été condamné4. Dans le seul secteurbancaire, affiITIle la police, 514 employés véreux ont été renvoyés en1991 et 436 en 1992, un total de 1.367 en trois ans5. D'après un re­portage sur la corruption diffusé par la chaine de télévision CBS en dé­cembre 1994, qui fit scandale et provoqua le suicide d'un responsabledes douanes mis en cause, un milliard de doUars auraient ainsi été sou­tirés à des hommes d'affaires américains. Une entreprise britannique y alaissé jusqu'à sept mil1ions de dollars. Il n'est pas jusqu'à l'ancien mi­nistre sud-africain des affaires étrangères, Pik Botha, qui ait été victimed'un homme d'affaires peu scrupuleux lors d'une tentative de lancementau Nigeria d'unjoumal favorable à Pretoria6.

Au contraire des "419", les "zonards" area boys qui vivent aubord des routes et prennent des drogues dures font partie de la dernièrecatégoriedecrimlllels, la plus désargentée. Peu organisés, ils n'ont pasd'armes à feu, mendient autour des marchés et rackettent commerçantset automobilistes. Un de leur tour consiste à immobiliser les voiturespendant les embouteil1ages à Lagos en se faufilant dessous pour arra­cher une durit d'essence ou débrancher un fil électrique. Les jeunesvoyous yorouba ogb%gbo et ibo akpu obi n'ont rien à voir avec lapègre professsionneUe, bien qu'ils puissent parfois être parrainés pardes mafieux comme Joseph Ogbunike dit "Aragas General", qui a étéarrêté dans la ville d'Abaen 19947.

Géographiquement, l' ambassade britannique, qui tient la comp­tabilité des attaques dont les ressortissants européens sont l'objet, re­cense la majori té des incidents à Lagos: 45 en 1993, contre 10 dans leRivers, 3 dans le Delta et 2 à Kan0 8 Il est vrai que diplomates et expa­triés se concentrent d'abord dans la capitale économique du pays. Avec

3 Les chefs d' entreprises sont très solhcltés, ainsI que les avocats, qui ont la POSSibili­té de transférer des fonds sans en indiquer la provenance. VOÎr les mises en garde de la Banquecentrale du Nigeria publiées dans Le Monde 22/8/1995, ainsi que The EconomlSl 8/2/1992 :Adisa, Jimmi: Urban VIOlence in Lagos, ln !FRA (b), 1994: 163; LIbératIOn 26/12/1995:10. Malet, Pierre Le Nouvel EconomIste n01036, 23/2/1996: 60-l.

4 Maringues, MIchèle: Gentlemen cambrioleurs. CroIssance n0386, octobre 1995'pp.42-3 ; Média France Intercontinents - Inter Press Service: dépêche du 1/9/1995.

5 Dansanda vol 24, n01, 1993 3.

6 il s'agissait en l'occurrence d'un nchissirne ibo, Arthur Nzeribe, membre éminent del'Association pour un Nigeria meilleur. le lobby militaire pro-Babangida en 1993. Sénateurd'Orlu en 1983, Nzeribe commença sa carrière comme courtier d'assurances en Angleterre, fut at­taché de presse à Londres pour Nkrumah puis le général Ankrab et fit fortune en vendant desannes pendant la guerre du Biafra. Onyeama, Dillibe : African Legend. The Incredible Story ofFrancis Arthur Nzeribe Fnugu, Delta Publications, 1984.

7 Afncan Concord 14/3/1994' 29

8 British High Commission: European Community Securily Incidents in Nigeria Du­ring 1993 Lagos, 1993

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environ 15 meurtres et 350 vols de voitures recensés chaque semaine,Lagos, au vu de sa taille, n'est certainement pas la métropole la plusmeurtrière du monde, bien que les criminels agissent désormais enplein jour9. Dans les années 1940 et 1950, la palme du crime revenaitplutôt à Ibadan, ville alors la plus peuplée du pays et chef-lieu d'unerégion Ouest en pleine ébulition 10. Si l'on en juge d'après le nombrede vols armés, d'arrestations et de condamnations, Lagos a connu desrecords de criminalité à l'indépendance et pendant le boom pétrolier œla fin des années 1970 au début des années 1980. Au sortir de la guerredu Biafra, ce fut plutôt leyays ibo Il.

Aujourd'hui, les Etats d'Edo (Benin City) et du Delta (Wani)sont sans doute les plus touchés par le banditisme. Ce sont des cure­fours commerciaux importants, avec donc un gros butin à convoiter etde nombreuses possibilités de fuites. Le pays ibo, à proximité, fournitles gangsters en armes à feu de fabrication artisanale, d'étonnantes ma­chines résultat de la tradition des forgerons d'Awka et du savoir-faireacquis pendant la guerre du Biafra.

Dans le Nord, la violence prend une configuration religieusemarquée, bien que les mobilisations de type confessionnel ne soientparfois qu'un alibi cachant des enjeux politiques et économiques. En cequi concerne la délinquance, le porte parole de la police à Kano argueque la criminalité est beaucoup moins importante que dans le Sud12.Le fait qu'elle soit contenue témoigne d'une spécificité religieuse: unencadrementislamique serré à travers les lignages familiaux, une chef­ferie traditionnelle qui dispose encore de beaucoup d'autorité, voire unesharia "douce". De plus, les voleurs barayl sont moins violents Jmœqu'il y a moins d'armes à feu en circulation que dans le Sud, exceptionfaite du Borno à cause de la proximité du Tchad et du Niger, qui pous­sent en direction du riche Nigeria des "réfugiés"en armes13. Sinon, lescoupeurs de routes dans le Nord viennent essentiellement du Sud.

Le bilan des victimes de la criminalité et des troubles publics auNigeria ne rend pas compte du niveau de violence d'un pays plongé enétat d'hostilité permanente. Les chiffres de la délinquance juvénile sontsans doute sous-évalués à cause des réticences de la population à livrer

9 Sunday Concord 22/11/1992: 17.

10 West Afncan PI/ol 4/6/1949: éditorial.

11 Milner. A. 1972: 7 Panel. 1989: IV, 93-4 & 103; Adelola, I.D.A.: Uman Poorand Crime Prevention in Nigeria, ln Makinwa, P.K. & Dzo, D.A., 1987 : 370.

12 En 1993, Ù n'y a eu d'après ses décomptes que 56 meurtres dans l'État de Kano.Chiffres de Abdulaziz, Baslur.

13 Ainsi s'explique que, d'après la police, les États de Sokoto (161 meurtres en 1989contre 141 dans le Bendel), du Bomo (167 meUr1res en 1988 contre 165 dans le Bendel) ou deKano (165 meurtres en 1991 contre 159 dans l'ex-Bendel) aient pu certaines années comptabili­ser le plus grand nombre d 'homicides. Il faut aussi tenir compte du fait que la police répertoriemieux les crimes dans le Nord car eUe y a plus d'emprise. Republlc 1015/1990.

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des mineurs à la police (A. Bamisaiye, 1974: 80). La faible propor­tion de hold-up tient par exemple à ce que les institutions bancairessont récentes et ne sont pas très utilisées par les épargnants (N. Nkpa,1976: 81). La police, dont la Civil Liberties Organisation dénoncerégulièrement les abus et le sort réservé aux détenus politiques. réperto­rie très peu d'incidents car elle ne bénéficie pas de la confiance de lapopulation14. Les statistiques sont sujettes à toutes les manipulations.Les polices du monde entier sont partagées entre deux tendances, l'Wlequi consiste à gonfler les taux de criminalité pour demander une aug­mentation de crédits, l'autre qui consiste à les réduire artificiellementafin de démontrer l'efficacité des forces de l'ordre, par exemple en arrê­tant les petits délinquants au lieu de s'attaquer aux dossiers les plus cif­ficiles à résoudre.

Étant donné la paranoïa, l' espionni te et la corruption œl'administration, le chercheur doit se contenterd'Wle presse qui dévoilescandale sur scandale, qui révèle au public la collusion du gouverne­ment avec les milieux de la drogue mais qui n'évite pas de donner dansle sensationnalisme à outrance. Par comparaison avec d'autres paysd'Afriquenoire, l'impertinence des journalistes et le dynamisme des as­sociations volontaires sont remarquables. Au vu du gigantisme de lafédération nigériane et de la puissance des rumeurs, cela reste insuffi­sant. Au contrairc d'Wle Afrique du Sud "cernée" d'instruments de me­sure (puissance de l'administration judiciaire et de la police, vitall1é œla presse et des organisations démocratiques), la concentration à Lagosdes correspondants de presse étrangers et des associations de droits œl'homme ne permet pas de recouper les informations et d'établir des ta­bleaux statistiques fiables.

De plus, replacée dans le contexte démographique du pays leplus peuplé du continent, la violence apparaît peu meurtrière, avec Wltaux brut œmortalité de 1,4% contrcbalancé par une natalité de 4,3%.La faiblesse de l'espérance de vie à la naissance, qui est de 51,5 ans,vient surtout de conditions d'existence éprouvantes qui favorisent lamaladie, voire la malnutrition. il y a finalement moins d'armes auto­matiques qu'on ne le pense cntre les mains des particuliers, et dmcmoins d'homicides que dans Wl système de libre vente des armescomme en Afrique du Sud. A cela une raison simple: le monopole œla violence par une jWlte militaire qui a:capare le pouvoir depuisl'indépendance et qui est très réticente à délivrer des ports d'armes. Plusque les meurtres, ce sont les rapports de force permanents et l'agressivi­té latente qui contrastent tant, par exemple, avec une Afrique franco­phone plus bonhomme.

14 CLO, 1993; CLO: A Report on the Human Rights VIOlations of the MIlilary Re­gime of General Ibrahim Babangida. Lagos, CLO, 1993. 214p ; CLO' Annual Report on Hu­man Righls in Nigeria, 1992 Lagos, CLO, 1993. 234p.

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Incontestable cependantest l'augmentation des taux de crimina­lité, qu'A.G. Karibi-Whytequalified'astronomique(l988: 116). Dansles années 1960, les autorités ne recensaient que 150.000 délits chaqueannée contre un million en Angleterre et au pays de Galles, qui avaientune population moindre l5. Depuis, le banditisme a littéralement ex­plosé (tab. 1). La police a par exemple recensé 18.139 cambriolages en1994 contre 10.288 en 199216.

Tab. 1 : Nombre de délits, de meurtres et de vols à main armée au Ni­geria

Année Déli ts & Crimes Meurtres Vols à main armée1966 n.c. n.c. 2.370 (?)

1972 n.c. n.c. 9891974 n.c. n.c. 8831975 193.635 n.c. 1.0621980 210.908 n.c. 2.3811984 372.558 n.c. n.c.1985 324.296 1.432 1.1941986 311.422 n.c. 1.4791987 326.838 n.c. n.c.1988 352.861 1.734 1.3381989 279.745 1.707 1.5771990 235.543 17 1.457 1.385

1991 231.217 1.555 1.0561992 267.376 1.501 1.55918

1993 n.c. 1.438 (Janv.-Sept.) 1.340 (Janv.-Sept.)1994 n.c. 2.160 5.281

Soucce. A.G. Karibi-Whyte, 1988: 111; a. Marenin, 1987; Panel, 1989: IV, 93-4; LeMonde 5/1/1996 : 9; statistiques de la NPF il Lagos (Kam Selem House); B.a. Aiemika, 1993'199.

Le conflit biafrais et son million de victimes dans le sud-est cilpays ont marqué un tournant, un peu comme en Afrique du Sud oùl'on a observé une montée de la criminalité après la guerre anglo-

15 Adeyemi, A.A. : The Challenge of Criminology in a Deve10ping Country: A CaseStudy of Nigeria. Annales Inlernalwnales de cnmtnolog,e vol.10, n° l, 1971, n° spécial, Pro­ceedings of !he XX!h 1nlemabona1 Couille fi Crirninology, Lagos 4-11/8/1970: 149-84.

16 Le Monde 5/1/1996: 9.

17 325.861 selon le Guardlan 20/10/1992.

18 2.679 selon Le Monde 5/1/1996: 9.

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boer19. Des déserteurs, des militaires démobilisés et des invalides œguerre se sont reconvertis dans le banditisme avec la complicitéd'hommes d'affaires et de hauts fonctionnaires alors que les voleurséchangeaient leurs machettes pour des armes automatiques qui circu­laient en abondance(N. Nkpa, 1976). A l'époque, le Nigeria importail35% des annements à destination de l'Afrique.

Les effets pervers du pactole pétrolier 1970 ont par ailleurs atti­sé les clivages socio-économiques en enrichissant rapidement, par lacorruption, une bourgeoisie ostentatoire qui a fait peu de cas des lais­sés-pour-compte du développement. Alors que l'inflation a appauvri lesmasses, le boom pétrolier a précipité l'exode rural et l'urbanisation adisloqué les liens familiaux (S. Idowu, 1980: 18). Aux côtés de mili­taires devenus bandits tels William Oyazimo, un sous-lieutenant, ety oupelle Dankoru, un déserteur remarqué pour le meurtre de deux poli­ciers en 1978, cette période a été marquée par de célèbres criminelscomme Isiaka Busari (dit "Mighty Joe'), Meyikogbon ("le donneur œleçons'), Uboro ("le cerveau d'Uyo"), Charley Onuoha ("CaptainBlood'), Phillip Ogbolumain ("Alhadji'), BabatundeFolorunso, Yemoet Emma Osai20. Un Ishola Oyenusi, exécuté à Lagos en 1971, avaitmême commencé ses activités juste avant la guerre par un hold-up à laStandard Bank of West Africa qui lui avait rapporté $42.000 en mai1967.

L'apogée du banditisme coïncide avec la Seconde République(1979-1983), en plein boom pétrolier, alors que le pouvoir civil déli­quescent et corrompu ne maîtrise plus la situation et se fait reprocherd'avoir suspendu la peine de mort. Les affronlements de partis, qui re­crutent des bandits annés pour en faire des gardes du corps, donne à lacriminalité une tournure politique qui ne trompe personne, remarqueKevin Ekeanyanwu, un responsable de la sécurilé à l'usine Michelin œPort Harcourt. Après le coup d'Étal de Bohari en 1984, la justice expé­ditive de la junte mili taire mel un frein au banditisme.

La violence criminelle est maintenant plus diffuse et moinsspectaculaire que pendant la Seconde République. On en est plus autemps des pirates dans la lagune21 . Une nouvelle pègre composée œtrafiquants de drogue et d'escrocs "419" est apparue, plus raffinée etmoins voyante.

19 Dippenaar, M.: The History of the Soulh African Police, 1913-88. Silverton. Pro­media, 1988: 38.

20 Akparanta, Ben: Reasons for Urban Violence in Post-Civil War Nigeria. In !FRA,1994: n,III.

21 En 1980, l'Association rnternationale des autorités portuaires avait appelé au boy­cott des ports rngérians : cette année-là, on avait recensé 51 actes de piraterie à Lagos, 6 à PortHarcourt et 3 dans le Delta. D'où la création, en 1985, d'une police portuaire spéciale. Inyang,li, 1989 77; Akindele, R.A. & Vogt, MA' Smuggling and Coastal Piracy in Nigeria. La­gos, Nigenan Institute of International Affairs, Nigerian Navy, 1983. 93p

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Tab.2 : Comparaison des taux de criminalitéen RSA, en France, en Grande Bretagne, aux USA et au Nigeria

RSA RSA Grande France USA Nigeria(po- (po- Breta-pula- pula- gneÙon Ùonblan- noire)che)

Crimes 56,51 89,86 66,62 58,98 3,02(pour (1994) * (1994) (1992) (1991) (1992)1.000 77,53 13,58 56,04 5,6bab.) (1989) (1963) (1982) (1975)

4,46(1961)

Homici- 0,06 0,41 0,01 0,05 0,14 # 0,02des (pour (1988) (1988) (1993) (1991) (1993) (1992)1.000 0,04 0,09hab.) (1987) (1982)

0,53(l993)

Viols 0,16 0,73 0,06 0,09 0,34 0,03(pour (1988) (1988) (1989) (1991) (1988) (1992)1.000bab.)Cambrio- 17,84 16,5 7,3 13,34 0,211ages (1988) (1989) (1991) (1988) (1992)(pour1.000bab.)

Source: Busrness Day 27/8/1993, South Afnca Barometervo1.6, n017, 28/8/1992:p.252 ; Star 12/6/1996: pl; Race Relallons Revrew, 1993: p.129; Odekuole, Femi: Cruni­nological Knowledge and Nigena 's Crime Problem : The Dilemna of Social Scientists in Nigeria,ln A.O. Sanda, 1981: pp 185-206; NPF, statistiques; Fremy, Dominique et Michele: Quid.Paris, Robert Laffont, 1994 : p.768, FBI: Crime in the US. Washington, 1992.

* Les pays anglo-saxons distinguent les délits (offences) des crimes avec violence"eTlous cnmes). Les différentes méthodes statistiques rendent difficile les comparaisons interna­tionales. J. Van Der Westhuizen cite par exemple des chiffres de la police sud-africaine anorma­lement bas pour les années 1970: des ratios de 0,74 crimes pour 1.000 hab. en 1973, 0,82 en1974,0,79 en 1975, 0,82, en 1976 e' 0,74 en 1977 (1982: 20). Le taux de crimes avec vio­lence est de 5,8 en 1991. Dans le cas nigérian, les déficiences de l'appareil statistique policier etjudiciaire expliquent les distorsions.

# 0,11 chez les Blancs et 0,86 chez les Noirs en 1987 (Russie: 0,16 en 1993).

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L'AFRIQUE DU SUD DANS UN CONFLIT DE "BASSEINTENSITÉ"

Plus que dans un Nigeria en état d'hostilité pennanente,l' Afrique du Sud est prise dans un conflit de 'bisse intensité" particu­lièrement meurtrier du fait de la prolifération d'annes à feu et du carac­tère politique qu'a conféré au banditisme la lutte de libération natio­nale. En 1991 d'après les statistiques officielles, les agressions physi­ques. violence politique incluse, y ont causé 6,4% des décès (11.210sur 176.475), contre 4,2% pour les accidents de la route. Autrementdit, la violence atteint l'ampleur de l'épidémie, voire de la guerre. Oncompte 15.109 meurtres en 1990 et plus de 20.000 en 1992, dont seu­lement 10% à 15% sont liés aux. violences politiques22. Le pays estentré dans un état de désobéissance civile généralisée. Un ministre œl'intérieur du gouvernement De Klerk, Adriaan Vlok, tout comme lepremier chef de la police post-apartheid, George Fivaz, ont parlé d'une"nation de gangsters"23.

Avec un taux. de 53,5 meurtres pour 100.000 habitants en 1992contre 21 ,2 en 1959, la RSA détient un reeordmondial (tab. 2) après laColombie, El Salvador, la ré~ublique d'Équateur et la petite île œSainte Lucie dans les Caraibes 4. Dès 1970, l'Afrique du Sud "noire"arrive en troisième position des pays avec les plus forts taux.d' homicides, l'Amérique latine tenant déjà le haut du pavé (M. Oinard,1973: 58). Entre 1983 et 1992, les meurtres augmentent de 135%, lesvols de 109%, les cambriolages de 71 % et les viols de 62% alors qœla population s'accroît de 25%. La moyenne quotidienne est, en avril1992, de 190 et 46 vols de voitures et camions, de 139 hold-up, de 445braquages d'automobilistes à main armée et de 737 cambriolages (G.T.du Preez, 1992 : 4-5 & 9).

Géographiquement, et si l'on en juge par le nombre de coodam­nations pénales, Le Cap détient un record, suivi de Johannesburg et œDurban (L. Glanz, 1993 : 54). Le Cap, avec 18% de la population ur­baine, compte 25% des crimes recensés en 1979, contre 23% et 18%pour Johannesburg25. La ville comptabilise en 1986 vingt fois plus œmeurtres qu'en Grande Bretagne et, toutes proportions gardées, cinq

22 Argus 28/111991; Flnanclal Mail 22/5/1992: 44.

23 Argus 28/111991; Le Monde 28/111996: 3.

24 On receose 82 homicides pour 100.000 hab. eo Colombie el 233 au SalvadorNell, Viclor & Wllliamsoo. Gerald: Communiy Safety and Community Policiog ; Botlom-upand Top-down ACCOUOlabiiity Initiatives. nIB, Ceotre for the Sludy of Violeoce, Unive...ité duWitwale...raod, 1993: 3; BUSiness Day 27/8/1993: 1; LIbératIOn 28/5/1994; 18; Le Monde11/411996 3; Pécaut, Daniel; Quatre élémeots de réflexioo à propos de la Colombie. Cultureset ConflIts 0°13-14, 1994: 155-66..

25 Slabbert, M. : Repetitive Cycles. Uoive...ilé du Cap, Inslitule of Crimioology,1980: 29.

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fois plus qu'à New YOIx26. Le taux d'homicides y est de 65 pour100.000 habitants au lieu de 52 en 1978 et 9 au début du siècle, ce quien fait statistiquement la ville la plus criminelle du monde (M.Brogden, 1993 : 70). Les Métis, qui se concentrent au Cap, sont plussouvent victimes de meurtres que les autres groupes raciaux et comp­tent le plus grand nombre de détenus en prison27. En 1900, les habi­tants du Cap avaient déjà le sentiment de vivre dans un endroit extrê­mement dangereux.28. Mais L. Glanz invite à se défier d'un tel indica­teur géographique CM les crimes ne sont pas forcément commis sur lelieu de résidence de la victime et les succès de la police pour retrouverles coupables varient d'une région à l'autre: le taux de résolution descrimes est de 65% dans la péninsule du Cap, contre une moyenne na­tionale de 50% (1993: 53).

En ce qui concerne la violence politique, elle subit une netteprogression à partir de 1990 et du discours du président De Klerk sur ledémantèlement de l'apartheid, qui est sui vi de la libération de NelsonMandela et de la course au pouvoir dans une nouvelle Mrique du Sudmultiraciale. Depuis l'insurrection des townships du Vaal en septembre1984, on a compté environ 3.500 morts jusqu'en 1989 et un total œ13.690 fin 1992, dont 60% depuis la fin 199029. Selon d'autres chif­fres, il y a eu plus de 6.000 victimes entre 1990 et 1992, autant qu'encinq ans d' état d'urgence3°.

Plusieurs organisations se disputent la mesure statistique œlaviolence politique, à commencer par une presse régionale puissante,qui pratique un journalisme d'investigation de type anglo-saxon. Ducôté gouvernemental avant avril 1994, on a surtout la police SAP etl'Institut des relations raciales SAIRR. Du côté de l'opposition favora­ble au mouvement de Nelson Mandela, on a la Commission des droitsde l' homme HRC, le Comité independant d'enquête sur la répression

26 Wilson, F. & Ramphele, M. : Uprooting Poverty. The South African Challenge. LeCap, David Philip, 1989: 18 & 153.

27 A Johannesburg, 14% des jeunes M~bs de 18 il 24 ans et de sexe masculin sonthospitalis~s suite il des agressions physiques: un record. Pinnock, Don: Stone 's Boys and theMaking of Cape Hats Mafia, ln Bozzo1i, B., 1987: 424; Butchart, A. & Brown, D.S.O. : Non­failli injuries due to interpersonal violence in Johannesburg-Soweto: Incidence, detenninantsand consequences. Foren:llc SCIence InternatIOnal vol.52, 1991: 35-51. La suite de cette~tude est publi~e dans le Souch Afrlcan MedIcal Journal vol.78, 1991: 472-9.

28 Hallett : Violence and Social Llfe in Cape Town in the 1900s, ln Saunde"" C.,1984: II, 126-76.

29 Race Relations Survtry, 1992: xxxiv; McKendrick, B., 1990: 44; Secunly Fo­cus vol.10, n·10, oct. 1992' 304.

30 Les affrontements politiques ont fait 879 morts en 1985, 1.298 en 1986,661 en1987, 1.149 en 1988, 1.403 en 1989,3.699 en 1990,2.672 en 1991,3.499 en 1992 et4.100 en 1993. Le Monde 311811992; Race RelaJlOns Survtry, 1992: 485-6; HRC: HwnanRights Review. JHB, HRC, 1992. 19; LrbéraClon 15/911992; Le Monde 29112/1992 &4/111994. La police a recens~ 2433 soulèvements en 1984,17.188 en 1985, 14.977 en 1986,4.994 en 1987, 5.208 en 1988, 8.137 en 1989, 16.597 en 1990 et 8.815 en 1991. Simpson,G., 1991 8 & du Preez, G.T, 1992: 7.

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informelle IBIIR, l'Agence d'enquête sociale CASE, la Commissioninternationale des juristes ICJ, les Avocats pour la défense des droits œl'homme LHR et de nombreuses petites associations universitaires oureligieuses qui ont à leur tête des membres de l'ANC, sans compterAmnesty International ou Africa Watch. La HRC a été lancée en 1988après l'interdiction d'organisations anti-apartheid comme le Comité œsoutien aux parents des détenus. L'mURa été fondé en 1989 par FrankChikane, le secrétaire général du Conseil des églises SACC, en hom­mage à David Webster, l'anthropologue assassiné de qui étaitl'expression "répression informelle".

La dispersion et la différenciation politique des organes de détec­tion de la violence politique expliquent les fortes variations dans leschiffres. La HRC parle de 2.582 morts en 1991, la police de 2.239, leSAIRR de 2.672, la CASE de 2.271 et la presse de 3.803 (G.Simpson, 1992: 6-7). Malgré les écarts de données, on peut repérerquelques tendances. Il y a d'abord une sophistication de la violence. Lesarmes à feu sont utilisées dans 30% des affrontements, les explosifs etbombes incendiaires dans 25%, les instruments contondants dans 16%et les pierres dans 15%31. Le parti Inkatha affirme que la proportiond'attentats commis contre ses responsables avec des armes à feu n'acessé d'augmenter, passant de 14% en 1988 à 38% en 1989, 40% en1990,60% en 1991 et 77% en 1992, ce qui témoignait d'me profes­sionna1isation des commandos de l' opposition32. Les événements sontaussi marqués par des massacres collectifs de plus en plus nombreux ets'accompagnent d' me extension en tache d' huile.

La guerre du Natal, qui commence au milieu des années 1980,est relayée à partir de 1990 dans le triangle du PWV (Pretoria, Witwa­tersrand, Vereeniging). Les points chauds du Reer. à l'exception œBekkersdal, opposent généralement les habitants des townships auxtravailleurs des foyers, les hostels, comme à Tokoza, Katlehong, Tem­bisa et Sebokeng. En 1990, ces banlieues-est de Johannesburg font61 % des morts violentes recensées dans le Transvaal, contre 21 % àSoweto, 8% dans le triangle du Vaal, 5% dans les banlieues ouest et5% à Johannesburg même (G. Simpson, 1991: 11). La HRC estimeque 52% des morts de la violence politique en 1992 se sont produitesdans la région du PWV, contre 41 % dans le Natal33 .

Jusqu'en 1992, la violence a surtout été le fait d'affrontementsde masses, ce qui lui conférait un caractère politique. Ensuite, on a as­sisté à une dislocation individuelle faisant la part belle aux coups œ

31 Race Re/atlons Survey, 1992 . xxxv.

32 Sabelo, Mzwandile : Ass....ination of IFP Leaders. Submission by the InkalhaFreedom Party al the Preliminary Hearings of Ibe Goldslone Commission Durban, 4/12/1992.

33 lIRC: Human Rigbts Review. nm, lIRC, 1992: 25; lIRC: Human RigbtsUpdale: Review of 1991. JHB, lIRC, 1992: 18.

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mains de commandos armés très bien entraînés. On peut ajouter qœl'assaillant est plus facilement identifié dans la violence collective, quiapparaît donc comme plus politique que la violence individuelle, rapi­dement assimilée au banditisme pur et simple ou au terrorisme.

En résumé, tant le Nigeria que l'Afrique du Sud sont traverséspar de nombreux conflits armés dont le caractèrepolitique ou crapuleuxn'est pas des plus évidents. À la réflexion, une analyse des luttes socia­les, raciales et religieuses dans ces deux pays impose une relecture p0­

litique des modes et usages de la violence.

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Cbapitre 2

UNE DÉFINITION POLITIQUE DE LA VIOLENCE

La violence est, par définition, un emploi brutal de la force envue de tuer, blesser, intimider ou contraindre quelqu'un contre sa volon­té. L'étymologie fait remonter le terme au mot latin violentia : "abusde la force" . Mais la nature multiforme de la violence dans les villespose problème. Comme traiter une masse écrasante d'événements aussidivers qu'hétéroclites : une émeute, un assassinat, une révolution, uncoup d'État, une guerre civile, un accident de la circulation, une attaquede banque, l'explosion d'une bombe , la répression d'une grève, despillages, le raid d'une guérilla, l'expulsion des squatters d'un bidon­ville, des manifestations contre la vie chère, des lapidations, un incen­die criminel, l'érection de barricadesdans la rue, une tentative de meur­tre, une fusillade, etc .. . ?

Le sujet a inspiré une littérature très riche qui a cherché à cons­truire des catégories entre violence légitime et illégitime, légale et illé­gale , volontaire et involontaire, étatique et populaire, etc. n ya certesune distinction à tracer entre la "violence fondamentale" de R. Girard(1972), ou "la violence primitive" de G. Balandier (1988), et la vio­lence instrumentalisée à des fins politiques. R. Hartogs et E. Artzt ré­pertorient trois genres : la violence délibérée ou organisée, la violencespontanée ou gratuite et la violence pathologique, par exemple la fo­liel. Y. Marguerat classe les violences en fonction de leur origine et œleur destination sociales (1995 : 50-2) . n ya la violence "d' en hautcontre en haut" telle que le coup d'P..tatet la guerre, où "des gens qui nese connaissent pas s'entre-tuent au profit de gens qui se connaissent etne s'entre-tuent pas". n y a la violence "d'en haut contre en bas", avecune nuance entre la répression et l'oppression. n y a la violence"simultanément contre en-haut et en-bas", en l'occurrence le terro­risme, et celle "d'en bas contre en-haut ", comme la révolte, l'émeute

1 H3I1ogs, Renatus & Artzt , Eric : Violence . New York, DeU Publishing Company,1970.

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urbaine ou la jacquerie rurale. Il y a enfin la violence "d'en-bas contreen-bas" : le banditisme.

Une distinction importante se fait entre violence active et vio­lence passive. La première provient en grande partie de l'État, ainsi qœl'a montré C. Tilly, pour qui "les forces de répression contribuent leplus aux tueries et aux dommages corporels tandis que les groupesqu'eUes cherchent à contrôler font le plus de dégâts dans le domaine œla propriété',z. La seconde est plus cachée. C'est, dit P. Chabal, 'laviolence commise par défaut, simplement parce que l'État est incapablede gouverner efficacement, incapable de faire face aux responsabilitésqui lui incombent [... ] Les Africains souffrent plus, et de façon plusprofonde, de la violence passive des États africains [destruction œl'économie, incompétence...] que de la violence active dont on fait leplus grand cas [...] Aujourd'hui, la famine tue plus que la guerre et larépression" (1991 : 58).

De la typologie plus ou moins exhaustive que dressent B.McKendrick et W. Hoffmann à propos de l'Afrique du Sud, il ressortque les violences naturelles telles que les éruptions volcaniques, lestornades ou les tremblements de terre ne relèvent pas de notre sujet,bien qu'elles puissent avoir des implications sur les lieuxd'implantation des villes et sur l'organisation territoriale de l'État(1990: 5). Ce sont les violences humaines et volontaires qui consti­tuent l'essentiel de notre étude: "l'usage de la force physique pour im­poser sa volonté", si l'on reprend la formule d'Y. Marguerat (1995 :47). Ces violences dépassent le cadre de la seule polémologie et obli­gent à englober l'étude de l'ensemble des conflits. Du point de vue p0­litique, elles sont question d'ampleur et d'échelle, de contenu et de ré­pétition: en période normale, elles existent latentes et menaçantes (R.Cobb, 1975: 192).

Pour l'Afrique du Sud par exemple, le journaliste P. Laurencedécompose la violence politique en répression policière et, au sein descommunautés noires, en batailles de factions idéologiques ou en con­flits de groupes d'intérêt3. Quelques précisions aident à définir le champde l'étude. La violence individuelle, qu'eUe soit criminelle ou terro­riste, a un impact sur la collectivité mais se distingue de la violencecollective, plus anonymé. La foule banalise la violence. L'individu,fortifié par une multitude qui diminue les inhibitions, se sent moinsresponsable. L'émeute est, d'après le Petit Robert, un "soulèvementpopulaire, généralement spontané et non organisé, pouvant prendre la

2 Tilly, Charles. From Mobilization to Revolution. ReadlDg, Mass , Addison­Wesley, Pub. Co., 1978: 176.

3 The Slar 5/4/1990.

4 Arendt, Hanna On Violence. Londres, Allen Lane, 1970 ; Arendt, Hannah: Men­songe et violence. Paris, Calmann-Lévy, 1972.

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forme d'un simple rassemblement tumlÙtueux accompagné de cris et œbagarres". Elle diffèrede la manifestation, qui est, selon P. Favre, "\.Dl

déplacementcollectif organisé sur la voie publique aux fins de produireun effet politique par l'expression pacifiqued'une opinion ou d'une ru­vendication"(1990: 15).

DE LA LÉGITIMITÉ DE LA VIOLENCE

L'Etat webérien s'est approprié la légitimité et la revendicationdu monopole de l'emploi de la violences. L'impression domine à tortou à raison que plus un régime politique est légitime, plus le niveau œtroubles publics est bas6. L'Etat a légalisé la frontière entre criminalitéet ordre social, entre une opposition politique extra-parlementaire et unefTort de construction nationale qui, dans les pays en voie de dévelop­pement, vaudrait bien quelques sacrifices. il manifeste sa puissance parl'exécution de la peine capitale. le droit de grâce, voire la torture et leviol en milieu carcéral, ou même la course aux armements sous unprétexte dissuasif. il pousse le vice jusqu'à ranimer le condamné à mortqui s'est suicidé dans sa cellule, tel un Goering ou un Laval7. Le droitencadreen principe l'usage de cette violence. Mais la consultation desrapports d'Amnesty International sur l'Afrique montre combien les dé.­rapages sont aisés. L'agent de l'Etat est convaincu de son bon droit etn'a pas toujours conscience de son crime (A. Grosser, 1989).

Le problème de légitimité se pose "par exemple sous la fonnedu passage de la rébellion au mouvement révolutionnaire", dit J.-F.Bayart (1992: 63). En cas de coup d'État, le président déchu devientofficiellement le "tyran" tandis que les rebelles d'hier, parvenus aupouvoir, s'honorent d'une respectabilité nouvelle. Le malentendu estaussi flagrant en Afrique du Sud. Le militant de base de l'ANe a quali­fié sa lutte de "libération nationale" et dénoncé les actes de commission(abus policiers) et domission (négligences) de l'État. Au contraire, ce­lui-ci a combattu le "terrorisme" el la "subversion", cautionnanlla vio­lence officielle de l'armée et de la police au nom de la sécurité natio­nale. Les notions de banditisme, de révolution et d'émeute se confon-

5 Weber. Max: Economie et société. Paris, Plon, 1971: 57-9. Freud, à peu près à lamême époque mais dans un tout autre registre, parle de "monopole de l'injustice". Freud, Sig­mund: Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915), ln Essais de psychanaIyse.Paris, Petite Bibholhèque Payot, 1981 : 14. Des développements argumentés chez Egon,Bittner: The functions of pohce in modem sociely. Washington, National Institute of MentalHeallh, 1970; Bias, Norbert: La dynamique de l'Occident. Paris, Calmann-Uvy, 1991 (1èreed. 1939). 328p.

6 Gurr, Ted : A Causal Model of Civil Strife : a Comparative Analysis Using New in­dices. Amencan Pollltcal Sczence Revzew vol.62, déc. 1968: 1104-24.

7 Serres, M : La Thanatocrahe. Crrllque (Paris) mars 1972: 199-227.

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dent souvent. Le pouvoir ne facilite pas les choses car il criminalisefréquemment son opposition.

K. Gruody, dans son étude sur les rapports entre idéologie etviolence, recense quatre principes politiques tendant à justifier le re­cours à la force (1974: 14). La violence "légitimiste" veut restaurerl'ordreancien. La violence "expansionniste", convaincue de la missioncivilisatrice d'une classe supérieure, vise à imposer une certaine orga­nisation sociale et est envisagée comme une loi naturelle d:l'existence. La VIOlence "pluraliste", contrepartie de la violence"expansionniste", cherche aussi à obtenir son propre ordre politique,mais pour échapper à la domination cl' un autre groupe au sein d'unesociété plurale. La Révolution française, le mouvement des nationali­tés du XIXème siècle, l'anti-colonialisme, les mouvements de minori­tés et le modèle de développement séparé des races en Afrique du Sudsont autant de manifestations de la prise de conscience d'un groupe enréaction à une domination ou à une agression extérieure8. La violence"intriosèque",enfin, n'a pas de fin précise; elle est un style de vie quipurifie et forge le caractère, de l'héroïsme militaire au romantisme dIjeune révolutionnaire en passant par le culte fasciste de la force.

CertalOs auteurs se refusent à admettre la moindre justification àla violence. T. Parsons lui dénie toute fonction créative. La violencen'est qu'une déviance sociale, un processus d'autodestruction et de œs­ordre9. L. Coser est plus nuancé et relève une fonction de signald'alarme, une fonction de catalyseur et une fonction instrumentale pourles groupes désavantagés 10. L'émeute est un indicateur du malaise so­cial. La violence est un mécanisme de résolution des conf1its ll Enréaction, elle peut inciter à la solidarité. Dans le même ordre d'idées,H. Nieburg présente la violence politique comme la recherche d'un au­tre ordre social en vue de réajuster l'équilibre des pouvoirs. De mêmeque, pour paraphraser Clausewitz, la guerre est la continuation de la d­plomatie par d'autres moyens, la violence est une solution extrême quimarque, en quelque sorte, l'aboutissement d'un processus de négocia­tionl2.

8 Grundy, K., 1974: 78-87; PaUey, C1arre: The Role of Law in Relation to MinorityGroups, ln Alcock, Anthony G., Taylor, Brian K. & Welton, John M. : The Future of CulturalMinorities. Londres, McMillan, 1979 3.

9 Parsons, Talcott : Sorne Reflections on the Place of Force in the Social Proce.., ln

Eckstein, Harry. internai War. New York, Free Press, 1964.

la Coser, Lewis A : Sorne Social Functions of Violence. The Annals of the AmerlcanAcademy of Poltllcal and Socwl SCIence 364, mars 1966: 18ss; Toch, H.: Violent Men: AnInquiry lOto the Psychology of Violence. Chicago, Aldine, 1969.

Il Coser, Lewis A.. Continuities in the Study of Social Connict New York, FreePress, 1968. 96.

12 Nieburg, H.L Political Violence. New York, St. Martin's Press, 1969: 8. Voiraussi Maffesoli, M. : "La destruction utile". Traverses n09, nov. 1977.

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La violence est inévitablement un mode de lutte politique. TIn'est pas besoin de se faire l'avocat de Nietzche, de Sorel ou des futuris­tes pour l'estimer comme un ultime recours, voire un mal rédemp­teur13. Les marxistes ne parlent-ils pas de la violence comme de lagrande accoucheuse de l'histoire? Dans son éloge du mouvement, G.Balandier peint un "monde à l'envers" dans lequel le désordre a unefonction productive parce qu'il entretient le besoin d'ordre (1988 :120ss & 143). La violence est positive si elle est domestiquée maisdestructrice si elle reste libre.

La violence politique révèle la fluidité du critère de légalité qœle pouvoir tente de lui appliquer pour la définir. L'État invoque la forceau nom de sa sécurité et des intérêts de la nation mais réprouve la vio­lence lorsqu'elle est "illégitime" et qualifiée de criminelle. La "force"est légitime, on parle de forces de défense pour désigner une armée na­tionale. La "violence" est illégitime, elle repose sur l'idée d'une viola­tion. Mais les manifestations brutales de l'une et de l'autre sont lesmêmes. "De même que tous les moyens sont bons pour tuer la liberté,de même tous les moyens sont bons pour la défendre", résume ironi­quement C. Malaparte (1966 : xxi).

Le désordre renforce paradoxalement les partisans œl' autori tarisme, discours dont les mili taires nigérians ou sud-africainsne se sont pas privés à l'instar des putschistes ougandais de 1971 faceàla montée du banditisme kondo ou de la dictature sierra léonaise devantl'éventualité d'un déchaînement de violence populaire après une tenta­tive de coup d'État en 198714 Pour discréditer l'opposition ou par er­reur de calcul, un gouvernement peut même favoriser le chaos dansl'idée que cela renforcera sa légitimité (thèse de la "troisième force" enAfrique du Sud, de la "mafia de Kaduna" au Nigeria).

La confusion inspire à D. Bigo l'idée d'une "complicité objec­tive entre le pouvoir et des groupes d'opposants" (1992: 10). L'unfonde sa légitimité dans la nécessité d'un retour au calme; les autrestirent leur force de la remise en lpestion d'un ordre dénoncé comme il­légitime. Les sorts de Mandela et de De Klerk sont ainsi liés1S. Lesdeux mastodontes de la scène politique sud-africaine ne peuvent pasrompre le processus constitutionnel qu'ils ont initié puis accaparé.L'attribution d'un prix Nobel a symboliquement scellé leur destin poli­tique. Ni l'un ni l'autre ne peuvent revenir en arrière. Les adversairesd'hier sont associés pour le meilleur et pour le pire. Les discussions

13 Sorel, Georges: RéfiexioDB sur la violence. Paris, Seuil, 1990 (lère ed 1908).324p.

14 Clinard, M., 1973 : 20; Hargreaves, John D. : Sierra Leone: De SteveDB à Mo­moh. Talence. Université de Bordeaux 1. IDBtitul d'Etudes Politiques, Centre d'Etude d'AfriqueNoire. Travaux el Documents n022. 1989; 15.

IS Oarbon. D.. ln Martm, D., 1992: 43; Le Monde 16110/1993.

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sur l'avenir du pays au sein d'lllle Convention pour lllle Afrique du Suddémocratique, la Codesa, ont en effet conduit à lllle recomposition dJpaysage politique entre les partisans de la réforme (National Party,Democratie Party, ANC) et ses opposants (le Pan-Africanist Congresset l'Azanian People's Organization à l'extrême gauche, l'Inkatha etl'extrême droite blanche). Mandela a misé son succès électoral surl' avancée des négociations alors que l'ANC ne bénéficiait plus du sou­tien de l'URSS et avait perdu ses bases arrières dans les pays de la li­gne de front. De son côté, pour éviter d'être victime d'un syndromegorbatchévien et faire taire les sirènes de l'extrême droite, De Klerkprévenait: "Ou nous poursuivons dans la voie du changement, ounous nous retirons sur notre pré carré et nous nous préparons à unesanglante bataille"16. Le chef du parti national pouvait à l'époque setarguer de n'avoir rien cédé sur les prérogatives des Blancs. Il avaitréussi à éviter les poursuites judiciaires contre les militaires impliquésdans des assassinats politiques tout en sortant l'Afrique du Sud de sonisolement international, diplomatique et économique (D. Darbon, in D.Martin, 1992).

LA THÈSE DE L'AGRESSION-FRUSTRATION

La thèse dite de l'agression-frustration, selon laquelle la frustra­tion engendre l'agression, correspond bien aux situations de dictaturesafricaines dans lesquelles le musèlcment, la répression, les privationset l' injustice favonsent la violence 17. "Faute de canaux insti tutionnelsd'expression, écri t F. Constantin, le traitement des demandes de chan­gement tend à se faire empiriquement dans la rue ou dans la brousse, àcoups de cris, de picrres ou d'armes lourdes" (1992: 255)."L'emprisonnement des opposants, le refus viscéral de toute forme œcontestation et l'extrême privation des foules" sont autant de tentationsde recourir à la violence "pour se faire entendrc", renchérit L. Sesay l8.

M. Clinard estime que "les rassemblcments illégaux ct les émeutes seproduisent sans doute plus fréquemment dans les pays en voie de déve­loppement que dans les pays développés" à cause dc l'extrême misèredes habitants et de leurs griefs politiques dans des régimes autoritaires(1973: 49).

16 Le Monde 212/1993

17 DoUard, John Frustration and Aggression. New Haven, Yale University Press,1939; Yates, Aubrey: Frustration and Conflie\. Londres, Methuen, 1962; Berkowitz, Leo­nard: Aggression: A SOCIal Psychologieal Analysis. New York, Mac Graw Hill, 1962; Bandu­ra, A. : Psychological Mechanisms of Aggression. In Green, R.G. & Donnerstein, E.J. NewYork, Aeademic Press, 1983.

18 Sesay, L Crime and development ln Afriea. The Annals of lhe Amencan Academyof pohllcal and SOCial sCience 432, Juil 1'l77. 42-51.

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La plupart des observateurs pensent que le système fédéral nigé­rian est à cet égardmoins bloqué que d'autres "républiques bananières"sur le continent. "Au Nigeria, les défavorisés, y compris les chômeurs,croient qu'ils pourront un jour partager les privilèges de l'élite", dit R.Anifowose (1982: 9). Le mythe du self-made man est alimenté par lapersonnalité de milliardaires célèbres comme Arthur Nzeribe et Emma­nuel Iwuanyanwuen pays ibo, Bashir Tofa en pays haoussa ou Mos­hood Abiola en pays yorouba. ]] n'en reste pas moins qu'une toute pe­tite minorité de privilégiés continue de s'enrichir grâce au pétrole: 5%des Nigérians détiennent 80% de la richesse nationale.

Le système sud-africain a été beaucoup plus inégalitaire pourdes populations noires qui étaient privées du droit de propriété sur86,3% du territoire alors qu'elles représentaient 74,3% des 33,67 mil­lions d'habitants au début des années 1980, contre 14,7% de Blancs. Lecoefficient de Gini, qui calcule les écarts entre les riches et les pauvres,montre que sur 57 pays dont les statistiques sont disponibles, la RSAa le triste privilège de détenir un record en la matière 19. Un demi­million de contribuables, soit 1,7% de la population corvéable, paient73% des impôts recouverts20. La thèse de l'ANC est de dire que la re­distribution des ressources diminuerait la violence. L'affirmative oc­tion, concept importé des États-Unis pour défendre les minorités, sertaujourd'hui à promouvoir la majorité noire.

En retournant l'argument du blocage politique, on peut aussimontrer que l' efTondrementde l'autorité publique permet le développe­ment d'une violence "anomique",celle de la criminalité. C'est flagranten Europe de l'Est. Le vide juridique post-communiste a laissé lechamp libre aux mafias et la police, avec un budget en chute libre, estrestée paralysée par son image négative auprès du public2 !. Le retraitdes forces dela répression, conjugué au relâchement de la morale poli­tique des combattants de la résistance, favorise le banditisme. Al'inverse, les luttes armées mobilisent souvent les communautés con­tre la criminalité, à l'exemple de l'Irlande du Nord où l'IRA a voulujouer le rôle de gardien de la morale publique22 .

En Afrique du Sud, la violence n'a pas pris toute son ampleur ily a vingt ans, aux moments forts de l'apartheid. Depuis 1990, l' ANCa suspendu la lutte armée et Pretoria a cessé les exécutions capitales

19 Wilson, F & Ramphele, M Uprooting Poverty. The South African Challenge. LeCap. DaVId Philip, 1989 : 18 & 153. Au sein de la communauté noire, ce coefficient d'inégalitésoutient cependant la comparaison avec d'autres pays. Weekly Ma,l 31/7/1992: 19.

20 Buvat, Alexis Vers une Afrique du Sud multiraCIale et démocratique? Hérodoten'65-66, juil. 1992: 137.

21 Soulé, Véronique. Crimes d'Est. L,bératlOn 101411992: 25-6; Monroy, Cathe­rine: Criminalité à la tchèque. Le Monde 30/6/1992: 10.

22 Van Dijk, Jan J.M., Mayhew, Pat & K111ias, Martin : Experience. of Crime acrossthe World. Key Endings from the 1989 International Survey. Boston, Kluwer, 1990.

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mais le champ de bataille politique a fait plus de morts que pendant lesémeutes de 1976-1977 ou l'état d'urgence de 1985-1988. A mesurequ'était officiellement démantelé l'apartheid, les affrontements intra­communautaires en milieu noir ont pris le relais: on a assisté àl'éclatement de nouvelles émeutes, dites "civiles". "Le duel traditionnel-Blancs contre Noirs- a vécu", constate P. Chapleau (1992 : 56 & 66).Les victimes de la "guerre" entre l'Inkatha et l'ANC sont maintenantbien plus nombreuses que celles de la répression étatique, et les Blancssont relati vement épargnés.

M. Morris et D. Hindson sont aussi d'avis que la violence estl'effet de la désintégration de l'apartheid plutôt que de sa mise en place.Us n'excluent pas pour autant une causalité politique. "La violence ur­baine aujourd'hui est bel et bien liée aux enjeux politiques de la nou­velle Afrique du Sud et à des objectifs économiques et sociaux de re­construction"(1992 : 58).

Au Nigeria, le régime civil entre 1979 et 1983 a été marqué parune explosion de la criminalité, des émeutes et des lynchages reflétantun vide politique de la même façon que les émeutes tiv au début desannées soixante avaient révélé la faible légitimité du système électoralet le peu d'autorité des tribunaux, de la chefferie, de la police et desgouvernements locaux dans le centre du pays (R. Anifowose, 1982 :16). La Deuxième République a été, rappelle G. Nicolas, une "périodemouvementée, où pouvoirs, lois, croyances jouaient librement, où lemoindre citoyen pouvait assigner un dirigeant en justice, où la circula­tion des idées était relativement large [... ], une époque de violence gé­néralisée, celle-ci éclatant dans les interstices nombreux d'institutionscomplexes, d'autorités en conflit, mais affcctant le plus souvent un ca­ractère temporaire, spontané, inattendu [... ] Une vague de crimes [aalors] transformé les villes, les ports, les routes du pays en zonesd'insécuritéredoutées"(1984: 9).

Pauvreté et délinquance

Le vol est le produit de la nécessité et de la misère23 . Mais ladélinquancene se développe à une grande échelle que dans un environ­nement favorable. La recrudescence du banditisme va de pair avec uneindiscipline croissante de la société et avec la déliquescence des méca­nismes de contrôle et de règlement traditionnels. Les facteurs crimino­gènes que sont l'inégalité sociale et la pauvreté ne peuvent se com-

23 Farge. Arlene Déhnquance el cnminal1lé : le vol d'aliments à Paris au XVTIIèmesiècle. Paris, Plon, 1974 254p.

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prendre hors de leur contexte culturel, en fonction des typesd'aspirations et des blocages (M. Clinard, 1973: 173).

L' Mriquedu Sud et le Nigeria sont deux poids lourds économi­ques bénéficiant de ressources naturelles généreuses. Lors d'une visite àNairobi en 1992, le président De Klerk a ainsi énoncé une théorie ditedu '10sange" qui comprenait quatre pôles de développement sur le con­tinent: la RSA au sud, le Nigeria à l'ouest, le Kenya à l'est etl'Egypte au nord. Le PNB sud-africain représente trois fois celui dJNigeria; 42% et 66% des productions industrielle et électriqued' Afriquenoire.

Ces deux pays sont pourtant pris dans la spirale de la violenceetdelarécessionéconomique(J. Olivier in S. Bekker, 1992: J4). LeNigeria souffre des retombées d'un boom pétrolier qui a été typique dJ"culte du cargo" et n'a pas suscité d'industrialisation en profondeur24.

La crise du Golfe, l'envolée momentanée du prix du pétrole, la pres­sion sociale, le coOt de la transition "démocratique" vers la llIème Ré­publique et les incohérences de la politique économique d'Abacha ontsaboté les efforts de son plan d'ajustement structurel alors que le déficitbudgétaire avait été ramené à 5% du PNB en 1989 et l'inflation conte­nue à 7,5% en 1990, contre une moyenne de 50% en 1988 et 198925.

Sa dette handicape le développement. Le Nigeria rembourse l'essentieldes échéances en Mrique noire, les deux tiers avec le Zimbabwe, leKenya, la Côte d' IvoÎreet la Zambie26.

En RSA, la rente minière s'est amenuisée de la même façon quele contrechoc pétrolier a affecté le Nigeria. L'Afrique du Sud ne produitplus que 35% de l'or mondial, contre 80% en 1970, et le cours li:l'once est tombé de $850 en 1988 à $340 en 1992 (D. Darbon, 1993 :121). "Pays en voie de développement semi-industrialisé", plus prochedu Brésil ou du Mexique que des dragons asiatiques, sa croissance éco­nomique stagne autour de 1%, quand elle n'est pas carrément négative,tandis que la population augmente de 2,7%. La part de ses produits in­dustriels dans les exportations est faible, bien qu'elle s'élève à 24% dJPNB (S. Bekker, ln D. Martin, 1992: 84).

Parallèlement à la hausse des salaires s'est développé un chô­mage structurel. Suivant les chiffres, entre 19% et 40% de la popula­tion active serait sans emploi27 . De 1960 à 1977, en période de crois-

24 Freund, Bill: 011 Boom and the Crisis in Contemponuy Nigeria. Rev.ew of AfncanPol'Ilcai Economy 13, 1978 . 94 ; FOrTest, Tom: The Poütical Economy of Civil Rule and theEconomie Crisis in Nigeria (1979-84). Revlew of Afncan Pohllcal Economy 35, 1986: 4·26.

25 Trends in Developing eeonomies. Washington, Banque Mondiale, 1992: 399­405; Montelos (de), Marc-Antoine: "Le Nigeria du général Abacha: un avenir incertain". Mar·chés tropIcaux n'2567, 20 janv. 1995: 122-5.

26 Le Monde 30/6/1993' 2.

27 Ruiters, Greg: Trouble in the Heartland. AfTlca South n'22, juin 1992: 9; F,-

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sance soutenue de l'économie, le nombre de chômeurs a doublé, IES­sant de 1,2 à 2,3 millions (D.M. Smith, 1982: 108). II serait main­tenant de 5,4 militons selon la Commission nationale pour l'emploi.II n' y a pas eu de créations nettes d'emplois depuis 197928.

M. Clinard trouve que la criminalité est plus forte dans les paysen voie de développement que dans le monde occidental (1973: 57).Mais le banditisme ne découle pas automatiquement, et surtout pasuniquement, de la pauvreté: manque un lien nécessaire et suffisant.Avec J. lliffe, il faut distinguer pauvreté absolue et pauvreté relative(1987 : 2). L'une, l'indigence, est en dessous du minimum nécessaireà la survie physique de l'homme; l'autre, le déclassement, en dessousdu niveau de vie moyen de la société considérée. La pauvreté est ressen­tie comme plus injuste lorsque les écarts de richesses sont grands. LeBurkina Faso, pays de la zone sahélienne qui compte parmi les pluspauvres du monde, ne connaît ni l'agressivité latente ni les taux œcriminalité du "riche" Nigeria pétrolifère. Là, la concentration des ri­chesses entre les mains d'un très petit nombre explique la violence d1banditisme, à l'inverse d'une société plus égalitaire comme celle de laChine, où les taux de criminalité sont très bas29. L'inégalité des tauxde développement contribue à entretenir l' instabili té politique et crée œgraves tensions (D. Lemer, 1964). Z.F. Arat affine l'analyse et trouveque "les pays à revenus intenuédiaires expérimentent un niveau plusélevé d'instabilité démocratique que les pays les moins avancés et lespays les plus développés"30.

II faut aussi s'attarder sur une notion dynamique de la pauvreté,selon qu'elle est conjoncturelle ou structurelle. La paupérisation et lacrise économique sont plus importantes que la misère en lant que telle.Ainsi, dit Hobsbawm, "la situation est quelquepcu différente quand lesévénements qui déclenchent une épidémie de banditisme ne sont pas,pour parler en tenues géographiques, comparables aux tremblements œterre du Japon ou aux inondations des Pays-Bas, mais reflètent deschangements à long tenue analogues à l'avance des glaciers... ou à desmodifications irréversibles comme l'érosion du sol. Dans ces andi­tions, les épidémies de banditisme ne représentent pas que l'action d'unnombre croissant d'hommes valides qui, plutôt que de mourir de faim,prennent ce dont ils ont besoin par la force des armes. Ces épidémiespeuvent refléter l'éclatement d'une société tout entière, l'ascension œclasses et de structures sociales nouvelles, et la résistance qu'opposent

nancral Ma.1 12/6/1992 40.

28 Secunty Focus vol 10. 0°10, oct. 1992: 293.

29 Chambliss, W J. : The Political Ecooomy of Crime: A Comparative Study of Nige­ria aod the USA, ln Taylor. Waltoo & Young' Critical Crimioology. Loildre" Routledge &Kegao Paul, 1975.

30 Ant, Z.F. . Democracy and Ecooomic Developmeot Modernisatioo Theory Reusi­ted. ComparatIve Polulc Rev,ew 0°21, jaov 1988: 32.

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des communautés ou des peuples à la destruction de leur mode de vie"(1972: 14-5).

LE RENDEMENT DE LA VIOLENCE

La thèse de l'agression-frustration appliquée au domaine politi­que permet donc d'appréhender la violence en termes de blocage ou, àl'inverse, de dé-blocage, c'est-à-dïre de crise de l'autorité. Mais elle neconvainc pas pleinement car agression et frustration peuvent se pro­duire l'un sans l'autre. Elle explique mal la passivité du peuple faceaux forces de la répression et ne répond pas à la question du sociologueB. Moore: pourquoi les hommes ne se révoltent-ils pas plus sou­vent3l ? Ou, pour se replacer dans le contexte sud-africain avec B. DuToit, pourquoi les grèves de Durban en 1973 ont-elles eu lieu si tanli­vement et n'ont-elles pas troublé l'ordre public32 ?

C'est qu'intervient aussi un calcul rationnel : le rendement de laviolence, dmt l'efficacité se mesure au rapport entre les objectifs et lesrésultats de l'action engagée. 1. Feierabend parle d'un revolutiollarygap, c'est-à-dïre du ratio entre ce que l'on veut et ce que l'on obtientpar la violence politique33 . T. Gurr évoque le "fossé" entre les besoinsexprimés et satisfaits34. La politique sociale des Etats-Unis dans lesvilles est une réponse aux émeutes des Noirs à la fin des années 1960,et non aux boycotts de Martin Luther King35.

J. Nelson est d'avis que les liens verticaux dl clientélisme, quiproduisent des bénéfices limités mais tangibles pour les pauvres dlTiers monde, accordent une sorte de "prime de guerre" pour les plusvindicatifs d'entre eux (1979 : 208). Les éléments les plus agressifs dlsous-prolétariat sont récupérés et promus dans les classes moyennesafin d'être coupés de leur base. Mais la contestation des déshérités a ra­rement de projet politique, ce sont le pouvoir et son opposition quicherchent à lui donner une signification légitimant leur existence. Les

31 Moore, Barrington Jr ; Injustice; The Social Bases of Obedience and Reyolt.White Plains, M.E. Sharpe, 1978. 540p.

32 Du Toit, Bnan M.: Strike or you'n: in Trouble: An analysis of the 1973 LabourUnrest in Durban, ln Kileff, C. & Pendlcton, W.C : Urban Man in Southem Airica. Salisbury,Mambo, 1975: 199-230.

33 Feierabcnd, Iyo K., Feierabcnd, Rosalind L & Ncsyold, BeUy A. : Social Changeand Political Violence: Cross-National Panems, ln Dayis Graham, Hugh & Gurr, Ted ; The Hi.­tory of Violence in America. New York, 1969: 256-7.

34 Gurr, Ted : Why Men Rebcl. Princeton, Princeton University fu••, 1970; Gurr,Ted: Psychological Factors of Ciyil Violence. World PollllCS yo1.20, janv. 1968: 245-78;Lupsha, Peter: Explanation of Political Violence: Sorne Psychological Theorics Versus Indi­gnation. PO/IIICS and Soc.ely 2, 1971 : 90.

35 Friedland, Roger; Power and Cri.i. in the City. New York, Schocken Books,1983; 17088.

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classes moyennes et occidentalisées, mieux organisées et plus exigean­tes, sont en fait les plus revendicatives et leurs intérêts divergent géné­ralement de ceux des masses. Pour J.-F. Bayart, "les principaux mou­vements de contestation sur le continent [africain] se dissocient en lIDC

démarche "populaire", virtuellement plus radicale car plus hétérogènepar rapport au système en place, et une démarche plus modérée quantau fond, sinon quant au style, propre aux contre-élites marginaliséesmais [équivoques car] susceptibles d'être "cooptées", voire de tenir lerôle d'élite dirigeante" (1992: 60). D'après une vision classique, lessans-travail constituent les troupes de choc du mécontentement popu­laire et de la déstabilisation sociale (F. Cooper, 1983: 22 & 185 ;1987 : 45ss). La petite bourgeoisie est conservatrice, bien que ses in­tellectuels et ses étudiants puissent se radicaliser. Les pauvres ne for­ment pas un groupe solidaire et ont peu d'influence.

Les migrants ruraux qui viennent s'agglomérer autour des villessont Souvent considérés comme des déracinés facilement manipulables.Mais nombre d'auteurs, qui veulent prouver l'autonomie d'action des"sans-importance", s'insurgent, comme J.-F. Bayart, contre cette"image délibérément moniste des régimes africains [où] l'accent estmis sur la domination qui s'exerce à l'encontre des masses, présuméespassives ou, tout au moins, impuissantes" (1992: 28). Les commu­nautés africaines en ville ne sont pas amorphes, écrit D. Coplan : eUes"ne se caractérisent pas par le désordre social, mais plutôt par de nou­velles formes d'organisation" (1992: 353). Les grands bouleverse­ments sociaux et politiques sont impensables sans la participationd'une partie au moins du peuple.

L'échec de la non-violence

En Afrique, les modes de revendications comme la manifesta­tion pacifique, la désobéissance civile, la grève, le boycott, le sit-in, lepampWet ou le sabotage s'inscrivent peu dans une logique délibérée ~non-violence36. Certes Albert Luthuli (1898-1967), un temps présidentde l'ANC, a obtenu le prix Nobel de la paix en 1960 pour son actionnon violente contre la ségrégation. Mais entre Malcolm X et MartinLuther King, les deux figures emblématiques du cinéaste noir améri­cain Spike Lee, les Africains soumis à la dictature semblent avoir pré­féré le premier. Le portrait fait par Ph. Dccraene de Buthelezi en"modéré intransigeant" ne correspond pas au chef d'un parti conserva-

36 Van Heenlen, T J.: IdeoJoglcal Violence, ln Van Der Westhuizen, 1982: 194-209.

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teur en guerre avec l'ANC37. Le paradoxe, remarque F. Lafargue, estque le mouvement de résistance passive saJyagraha de Mohandas Ka­ramchand Gandhi est né à Durban, en faveur des immigrés indiens38.Buthelezi, "le descendant de Chaim le Conquérant, [a invoqué] Gandhile pacifique, en se faisant l'apôtre de la conciliation avec les Blancs''39.

L'absence de culture de la non-violence ne signifie pas son con­traire. L'Afrique n'est pas un continent violent en soi (A. Bozeman,1976; B.A. Nkendirim, 1977). L'étendue et l'imagination des répertoi­res de la contestation témoignent d'une inventivité qui relègue la clausede la violence en dernierrecours. D'ailleurs, bien que la violence sem­ble se banaliser et s'entretenir d'elle-même dans un cercle vicieux sansfin, la lassitude finit par en avoir raison, comme en témoignentl'Ouganda et l'Érythrée. "C'est la violence qui déclenche les révolu­tions, c'est elle qui y met un point final", écrit R. Cobb (1975: 77).Du côté des pouvoirs publics, "la réponse immédiate à la force, c'est larépression, et à court tenne la violence accroît la violence. Mais pas aulong tenne", renchérissent I.K. et R.L. Feierabend4O.

Bien des mouvements politiques ne sont pas, à l'origine, vio­lents. C'est leur échec qui les radicalise et les pousse à recourir à laforce. Le parti de la contestation peut toujours jouer sur les deux ta­bleaux. En Afrique du Sud, il y a la voie légale de l'UDF dans les an­nées 1980, un sous-marin de l'ANC en exil, et la violence, ou sim­plement sa menace. Ainsi de Nelson Mandela, attaché aux négociationsavec le gouvernement De Klerk mais disant que '1orsque celles-ci sontdans l'impasse et que la persuasion n'a plus d'effet, il ne reste plus qœle recours à la pression populaire"41. Le journaliste S. Smith souligneà ce propos que "l'ANC s'est tardivement radicalisé, en marchant surles brisées de la répression"42.

Le programme d'action de l' ANC en 1949 réprouve la violence.Les pressions sont soit directes (autodafés des passes, désobéissance ci­vile contre la ségrégation raciale dans les lieux publics, boycotts, grè-

37 Decraene, PIuIippe : Gatsha le pacifique Au/rement hors·série 15, nov. 1985:161-4.

38 Tayal, Maureen' Indian Passive Resistance 10 the Transvaal 1906-08, ln Bozzoli,B., 1983 . 240-68. Les marchands de la British Indiao Association el du Nalal Indian Con­gress, alliés à la Transvaal Chinese Association, refusaienl de s'inscrire alU regislres des cham­bres de commerce. Ds brulèrent leurs certificats de commerce pendanlles manifestations de sep­tembre 1906 à Johannesburg, qui rassemblèrenl 3.000 personnes. Mais la répression policière,les arrestations, la confiscation des biens et l'obligation de payer les amendes au lieu de purgerles peines en prison provoqua de nombreuses défections. Le mouvemenl s'esrouffla à partir de1908.

39 Lafargue, François: Les Zoulous et l'Inkalha. Hérodo/e n065-66, juil. 1992. 144.

40 Feierabend, Ivo K. & Rosalind L. : Violent Consequences of Violence, ln Hirtsch,Herbert & Perry, David c.: Violence as Pohtics New York, Harper & Row Pob., 1973: Zl8.

41 Libéra/IOn 1/6/1992, Libération 6/6/1992: 17

42 Smith, Stephen: De K1erk fait à Mandela une trop vague ouverture. Libéra/IOn25/6/1992: 29.

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ves, manifestations, résistance passive), soit indirectes (pétitions, dis­cours publics et poursuite des revendications à travers une voie parle­mentaire étroite en respectant la légalité constitutionnel1e). RobertResha, qui organise la résistance des Noirs de Johannesburg menacésd' être expropriés et expulsés en masse vers Soweto, interdit à ses trou­pes de recourir à la violence43. Populaire jusque dans la pègre, il empê­che les jeunes militants de l'ANC, comme ceux de Sophiatown quiflirtaient avec les Berliners, un gang local, de se laisser entraîner dansdes actions il1égales44.

Mais la campagne de défiance lancée en 1952 contre les lois in­justes puis la Charte des libertés en 1955 n'ont pas d'autre résultat qœd'endurcirla détermination du régime4S. Cet échec laisse l'impressionque seule la violence peut amener le changement, alors qu'il est dO à lafaiblesse de la mobilisation populaire. Il ne prouve aucunementl'inefficacité de la lutte non-violente, qui reste possible sous forme œboycott étant donné les interdépendances économiques entre les Noirset les Blancs, ainsi qu'en témoignent les grèves de 197346.

Les attaques du MK, l'aile militaire de l'ANC, sont donc le ro­sultat d'un blocage institutionnel. Ishmael Ebrahim, vétéran de la luttearmée, kidnappé au Swaziland et condamné à vingt ans de réclusion enjanvier 1989, résume la situation lorsqu'il déclare au tribunal:"\' interdiction de l'ANC a éteint tous nos espoirs d'établir une sociétélibre et démocratique par des moyens pacifiques... Nous avons décidéœnous battre et de ne pas nous rendre [... J, de confronter la violence ré­volutionnaire du peuple à la violence répressive de l'État''47. Le MK necherche pas à détruire directement l'apartheid en déclenchant un terro­risme urbain à grande échelle (D. Darbon, 1987: 54). Bien que œr­tains de ses stratèges envisagent la possibilité d'une prise de pouvoirpar la force avec l'opération Vula en 1988, les réalistes savent qu'\IDCvictoire militaire est illusoire. L'idée est plutôt de maintenir la pres­sion sur le gouvernement. D'après S. Davis, les dirigeants de l'ANCn'acceptent la violence qu'avec réticence et expriment une aversionmarquée pour les tactiques terroristes48. La lutte armée n'est qu'\IDCétape à l'intérieur d'une mobilisation politique plus globale. A la ron­férence de Kabwe en 1985, l'ANC décide de lancer une "guerre popu­laire". Membre éminent du comité exécutif de l'ANC, Oliver Tambo,

43 ANC decided on Mahatma Gandhi type resislaoce. Bamu World 5/211955.

44 Drum Juin 1955; Lodge, T , In Bozzoli, B., 1983: 356.

4S Kuper. Leo : Non-VIOlence revisited, ln Rotberg, R.I., 1970: 788-804.

46 Kotze, D.A.. Political Spectators, ln Marais, G., 1978: 283-311.

47 Cock, J.: Political Violence, ln McKendnck, 8., 1990: 58.

48 Davis, S. : Apartheid's Rebels. Inside South Africa Hidden War. New Haven, YaleUniversity Press, 1987: 203.

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en signant le protocole de la convention de Genève sur la guerre, créel'événement. C'est la première fois qu'un mouvement de guérillas'engage à respecter certaines règles et à épargner les civils49.

La répression des années 1980 confère à la guérilla le statut d'unvéritable mouvement de libération, alors que celle-ci passait jusqu'alorspour un groupe anarchique, imprévisible et amoral assassinant des ci­vils sans défense au mépris du respect des droits de l'homme50. Lesmembres du MK se considèrent comme des soldats mais se conduisentcomme des terroristes, par exemple avec l'explosion d'\ll1e bombe dansle centre commercial de Hyde Park Corner à Johannesburg en août198851 . De 1976 à 1982, seulement 2% des attaques de l'ANC visentdes objectifs militaires tels que la base de Voortrekkerhoogte, la œn­trale nucléaire de Koeberg ou l'usine Sasol de liquéfaction de charbon ;37% sont des sabotages à caractère économique dans le chemin de ferou l'industrie et 17% sont dirigées contre des bâtiments de la police oudu gouvernement52.

LE BANDIT ET LE RÉVOLUTIONNAIRE

Hobsbawm introduit un acteur intermédiaire entre le criminel etle révolutionnaire: le rebelle primitif, ou bandit social (1972). Diffici­lement applicable au terrain africain, sa thèse a le mérite de soulignerle flou qui entoure la définition légale du criminel. La délinquance entant que telle peut aisément être interprétée comme un défi à l'autoritécar elle souligne la fragilité du pouvoir établi et intervient dans desstructures politiques autoritaires. Certains ont tendance à considérer œce seul fait que le banditisme est social, '1ustifié" sui generis par sonenvironnement(J.A. Mbembe, 1985: 89). Pour J.-F. Bayart,le rap­port de la délinquance à la lutte sociale est clair et la délinquance a puincarnerla résistance des cadets53 . Mais si elle réagit parfois directe­ment à la violence de l'État, cette délinquance n'est pas pour autant as­sociée à une conscience politique.

Dans l'Mrique ancienne, banditisme et rébellion se confondentaisément. Au nord du Nigeria, "l'État prédateur"de Ningi vi t de rapineset maintient un climat d' insécurité dans les marches orientales du cali-

49 New NatIOn 6/10/1988; Davis, 5., 1987, op. cit.: 122.

50 Rich, P.: Iosurgency, Terrorismand the Apartheid System in South Mrica. Poilu-cal Studles vol.32, 1984. 68-85.

51 The Sunday Star 14/811988

52 Lodge, T., 1983, Rand Dal1y Mali, cité ln Davis, 5., 1987, op. cit.: 147.

53 Bayart, Jean-François: L'Etat au Cameroun. Pans, Presses de la FNSP, 1979:265ss.

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fat de Sokoto en direction de l'empire bornouan54. li est fondé par seizemallamai ("lettrés') haoussa qui quittent la localité de Tsakuwa, dansl'émirat de Kano, et vont s'installer en 1846 dans les montagnes œNingi sur le plateau de Jos parce qu'ils refusent de payer la taxe fon­cière lcurdin kasa. lis puisent leur résistance à Sokoto dans un vieuxfond de protestation sociale et religieuse inspiré du soufisme ascétiquede l'Iran du VIIIème siècle. lis s'allient aux non-musulmans œl'endroit: les Kuda, les WaIji, les Pa'a, les Bua, les Siri, les Chama,les Basa et les Ningi qui ont donné leur nom aux montagnes. Leur vic­toire sur les troupes de Bauchi, commandées par le sarki (chef) DanDaura, qui meurt dans la bataille, est le moment fondateur de l'État re­belle Ningi. L'amalgame des pratiques islamiques et de la magie sihrdes religions traditionnelles galvanise les autochtones. A partir œ1851, l'émir de Bauchi entreprend une guerre qui dure sept ans et luifait perdre quelque 7.000 hommes. Le siège de Tabela, la "capitale" œNingi, est un échec et il ne parvient pas à soumettre les rebelles,d'autant qu'il entre en concurrence avec la puissante Kano.

L'originalité de la contestation des mallamai est de s'être dépla­cée en pays ningi et d'avoir versé dans l'art de la razzia au lieud'exprimer son réformisme religieux en fondant une confrérie à Kano.Le gouvernement des mallamai récupère les mécontents des émiratsvoisins: un infortuné aspirant à l'émirat de Zazzau (Zaria) en 1878,des dissidents lors d'une guerre civile à Bauchi en 1881, un peuple vas­sal, les Gere, etc. L'alliance entre les mallamai et les païens tient parceque Hamza, le fondateur de l'État Ningi, sait résister à l'expansion œSokoto. Il connaît les mécanismes de pouvoir dans le califat et rem­porte des victoires militaires sur le terrain. Après sa mort au combat,son frère, Ahmadu, lui succède. li intercepte et confisque systémati­quement les messages des coursiers de Kano pour Bauchi et reconstituel'autorité des mallamai. Quand il s'éteint en 1855, c'est le mérite mili­taire et non le système héréditaire des émirats qui prévaut pour luichoisir un successeur, Abubakar Dan Maje. Dans les années 1870,l'État de Ningi connaît son apogée sous la férule de Haruna Karamî.Celui-ci mate la désobéissance des groupes montagnards non musul­mans, vi t de dons en nature gaisuwa et du butin de ses attaques dans lesémirats, mais ne prélève toujours pas d'impôts. li négocie la paix(amal!) quandil a besoin de reconstituer ses forces et rompt la trêve parsurprise quand ça l'arrange. La lutte pour sa succession en 1886 opposeGajigi, qui a le soutien des esclaves du palais et des chefs tribaux tsafi,et Usman Dan Yaya, qui réussit à le faire déposer et tuer en 1889.

54 Patton, Adell Jr., ln Kopyloff, Igor The Mrican Frontier. Indim.polis, IndianaUmver.aly Press, 1987 195-213.

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L'indépendancedel'enclave Ningi prend fin avec la conquête britanni­queen 1902.

Les régions périphériques, mal intégrées à un État naissant,fourmilllent évidemment de hors-la-loi qui paraissent résister à la péné­tration coloniale. En Afrique du Sud, les territoires vides de Namibiejouent longtemps ce rôle. C'est là qu'au XVllIèmesiècle se réfugie Ja­ger l'Afrikaner, un de ces fermiers dissidents qui refusent de se soumet­tre aux Hollandais du Cap et se constituent en gangs pour voler du bé­tail. C'est là encore qu'on retrouve Scotty Smith, un déserteur quiquitte l'armée pour mener une vie de Robin des bois avant d'être recu­péré pendant la première guerre mondiale comme scout puis agent st>­cret par les Britaooiques55. Dans les maquis de la forêt de Nkaodhlapendant la révolte zouloue de 1906, le bras droit de chef Bambatha,Cakijana, a aussi une carrière qui oscille entre banditisme et résis­taoœ56. L'historien J. Stuart le qualifie de bandit hlanya etd'anarchisteS7 . Cakijaoa lutte en fait pour un retour à l'ordre ancien,qu'il associe au nom de la famille royale des Dinizulu. Son soulèvt>­ment est plus réactionnairequerévolutioooaire58. Quand Bambatha esttué à la bataille de Morne Gorge le 9 juin 1906, Cakijaoa s'enfuit etbénéficie du silence de la population, qui protège sa retraite contre lesrecherches policières. n se rend de lui-même en mars 1908, sert de té­moin à charge pendant le procès du roi Dinizulu puis est informateurpour la police. Jusqu'à sa mort en 1963, il reste un héros populaire qœle fils de Dinizulu, Salomon, rattache d'ailleurs à sa cour.

De fait, l'Afrique du Sud connaît un banditisme "héroïque" con­tre le Blanc. C. Van Onselen juge qu'au début du siècle à Johannes­burg, les bandes amalaita protègent les Noirs et leur donnent un sensde la digoité59. D. Pinnock considère qu'au Cap dans les années 1950et 1960, les gangs de District 6 sont une réponse de classe à1'oppression6O. Le Torch Gang à Johannesburg attaque les personnagesimpopulaires: riches commerçants, policiers, notables locaux. JamesMpaoz.a, un assassin condamné à mort dans les années 1920 puis gra­cié, est même élu pour représenter les habitants d'Orlando, une des

55 Uys, lan' South African Military Who's Who, 1452-1992. Genniston, Forne..,1992' 219.

56 Marks, Shula . Class. ideology and the Bambatha rebellion, ln Cnunmey, D..1986: 359.

57 Stuart, J.. A History of the Zulu Rebellion. Londres, McMillan, 1913: 496 &501.

58 Marks, Shula : Reluctant Rebellion. The 1906-08 Disturbances in Natal. Oxford,Clarendon Press, 1970.

59 Van Onselen, C.: "UmkOSt Wezintaba": the Wit's Iwnpenproletarian arroy, 1890·1920, .n Van Onselen, C, 1982. 171-201.

60 Pinnock, Don: From Argie Boys to Skollie Gangsters: the LumpenproletariatChallenge of the Street Corner Annies of District 6. Paper delivered at the University of CapeTown HistOl)' Workshop Conference, 1979, cité ln Bozzoli, B., 1983: 348.

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premières banlieues de Soweto. li lance un mouvement pour la défensedes squatters qui prend une allure à la fois religieuse et militaire, le par­ti Sofasonke ("nous mourrons tous ensemble").

Pareillement au Nigeria, les escrocs de la finance qui roulent leshommes d'affaires occidentaux bénéficient d'une certaine popularité.Ainsi de ce Fred Aidua qui se déplaçait à Lagos avec une escorte de p0­

lice. li prétendait être le "Robin des Bois des Noirs" en plumant lesBlancs pour se venger de l'esclavage et de la colonisation61 .L'argument est de dire que les victimes n'avaient pas à entrer dans descombines de détournements de fonds.

Plus classique d'après les critères de Hobsbawm, la saga d'Ani­ni, le "Robin des Bois du Bender', dit "Ovbigbo la Loi", a défrayé lachronique62. À la tête d'un gang d'une vingtaine de bandits armés, cequi n'a rien d'exceptionnel au Nigeria, Lawrence Nomanyagbon Aninicommence sa canière médiatique en août 1986, quand deux de ses com­pères sont exécutés malgré le versement de fortes sommes à la policepour faire détruire les pièces à conviction. Furieux, Anini promet œtuer cent policiers, cinquante pour chacun de ses hommes exécutés. li ad'autant plus l'impression de s'être fait rouler que, selon lui, le chef œla police à Benin Ci ty entretient son propre gang: il aurait arrêté et re­lâché Anini , lui aurait fourni des armes et aurait commanditél'assassinat d'un inspecteur spécial venu de Lagos enquêter de tropprès. Ce qui distingue alors Anini des autres bandits armés au Nigeria,souligne O. Marenin, c'est qu'il paraît avoir "systématiquement traquéet tué des policiers, pas par hasard mais bien par plaisir et par ven­geance" (1987 : 265). En trois mois, le gang Anini tue pas moins œneuf officiers de police et neuf civils, sans compter les nombreuxmeurtres qui lui sont attribués par la rumeur populaire. Après une mo­bilisation sans précédentdes forces de l'ordre, Anini est finalement ar­rêté en décembre, condamné à mort en février 1987 et exécuté le moissuivant.

Anini se présente en redresseur de torts. Dans une lettre envoyéeau rédacteur en chef du Sunday Tribune, il part en croisade contrel'injustice, la cOffilption, les barrages routiers et la violence policière.Le texte même œla lettre est intéressant: "Dites à notre Président qœnous l'aimons bien mais que nous ne sommes pas heureux ici dans leBendel. On nous fait payer pour tout. C'est pourquoi je redistribue anpeuple l'argent que je vole"63. Anini pose six conditions pour "se reti­rer des affaires" : arrêt des poursuites judiciaires contre les innocents,

61 Média France Intercontinents - Inter Press Service: dépêche du 119/1995.

62 The Guardliln 25/10/1986. New N'gerliln 7/12/1986, N.gerlan Trrbune10/12/1986; Guardlan 13112/1986. West Afrrca 16/211987 & 614/1987.

63 Sunday Trrbune 26/10/1986; Newswatch 27/10/1986: 22.

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dont son gang; éradication de la collusion entre la police, le syndicatde la Nigerian Union of Road Transport et la secte Ogboni ; sécuritépour les femmes des marchés; abolition des péages autoroutiers; éga­lité de traitement pour tous et imposition d'un code de déontologie auxforces de l'ordre. D'autres lettres suivent, qui ne seront pas toutes attri­buées à Anini maisJui toutes dénoncent les injustices sociales et lacOlruption des élites .

Le cas Anini évoque beaucoup des caractéristiques d'un banditsocial. Le gangster respecte les autorités traditionnelles "légitimes". TIne s'en prend qu'aux élites modernes et corrompues, tels le gouverneurmilitaire Inienger ou les policiers, qui n'osent plus aller au travail enuniforme. Le directeur de la New Nigeria Bank avait reçu une lettred'Anini lui demandant 10.000 naira par la menace. Le banquier prial'oba de Benin d'intervenir, ce que fit ce dernier en demandant publi­quement à la radio et à la télévision qu'Anini ne mette pas ses projets àexécution. Le bandit écrivit au banquier en lui disant qu'il n'était plusintéressé par son argent et qu'il obéirait à l'oba.

Anini est par ailleurs réputé bénéficier de pouvoirs magiques,qui lui permettent de disparaître lorsqu'il est cerné et d'être invulnérableaux balles. On le dit protégé par un miroir, sorte de boule de cristal quile prévient des dangers imminents, et d'une ceinture magique qui, pro­jetée à terre, se transforme en serpent pour attaquer ses ennemis.

L'ambiguïté du rebelle

Déviance sociale ou résistance insidieuse à l'autorité? TI est <if­ficile de faire la part du banditisme pur et de la violence politique,d'autantque la définition du criminel par la loi coloniale est différentede celle de l'Afrique traditionnelle. La police sud-africaine, qui n'arrivaitplus à faire la distinction entre les incidents à caractère politique et lescrimes crapuleux, a renoncé en novembre 1992 à publier un rapportquotidien sur les violences dans le pays comme elle le faisait depuisl'instauration de l'état d'urgence en juillet 198565. Les mutineries quise sont mul tipliées dans les établissements pénitentiaires en juin 1994sont parties d'un projet d'amnistie des délits politiques. Les détenusont cru que les infractions de droit commun commises sous l'apartheidétaient aussi politiques parce qu'elles reflétaient une discrimination so­ciale66.

64 Adedipe, Sina . The Comedy and Lene'" from "Lawrence Anini". Sunday Concord7/12/1986' S.

65 Le Monde 11/11/1992.

66 En octobre, des grèves de la faim ont aussi été entreprises dans les prisons deLeeuwkop (Joh.annesburg), Saint Albans (près de Port Elizabeth.) et PoUsmoor (Le Cap) pour

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Au Nigeria, le banditisme est crfiment ramené à sa dimensioncriminelle parce que la population ne se fait plus aucune illusion surl'honnêteté de la fonction politique et parce qu'elle n'est pas engagéedans une lutte armée contre la junte militaire. La criminalité, estimeO. Marenin, est reliée à un problème social et moral plus général :"un goût prononcé pour l'auto-critique; un sentiment d'impuissanceet d'aliénation; l'impression que la compétition, la manipulation etl'égoïsme caractérisentla gestion des affaires publiques; de fortes atta­ches communautaires; un cynisme et une méfiance à l'égarddes inten­tions de son prochain en même temps que, paradoxalement, un formi­dable optimisme à propos de son propre avenir". Le citoyen est si con­cerné par la criminalité ou la corruption de la police, ajoute-t-il, que "lacontroverse sur le rôle d'Anini a sans doute eu plus de sens pour la ma­jorité des Nigérians que de beaux débats sur les dynamiques de la poli­tique étrangère ou sur le modèle parlementaire de Westrninster" (1987 :269 & 281).

En Afrique du Sud au début du siècle, les Ninevites sont des ru­raux déracinés, des déviants, des "bandits antisociaux" qui n'ont aucuneconviction politiquc, aUClme compassion pour le sort de leurs frères œcouleur (C. Van Onselen, 1982: 186 & 193ss). Ds pratiquent un hlD­ditisme de grand chemin dont seuls les Africains sont victimes. Dssont d'abord motivés par Ic profit individuel, bien qu'ils redistribuententre eux une partie de leur vol. Ils exploitent sans façon les "jeunesgarçons" abajana qui leur servent de "servante" et de "femme", du faitde leur tendances pédophiles.

Les communautés noires des townships sud-africaines ne croientguère à un banditisme social. Elles voient dans les gangsters des "genspas ordinaires" et non des héros de la 1utte des classes67. Il faut dire queceux-ci "mangent à tous les ratehers". Pendant un boycott de bus en1957, la bande des Vultures reçoit de l'argent à la fois de l'ANC et œla compagnie de transports PUTCO: ses membres conduisent le jourles cars qu'ils attaquent la nuit! S. Mokoena considère que les gangsnoirs d'aujourd'hui, plus fluides et moins importats que ceux des Mé­tis, développent peu le sens du territoire (1991: 23). Ils opèrent enmarginaux à la périphérie de leur comnnmauté. Du fait qu'ils profitentdes tcnsions politiques, on est tenté de leur prêter des motivations poli­tiques qu'ils n'ont pas. En juillet 1993 à Tembisa, une banlieue noireà l'est de Joharmesburg, le gang des Toasters, attaqué par les habitantsqu'il rackettait, va ainsi chercher refuge auprès d'un foyer de tra­vailleurs zoulous inféodés au parti Inkatha. Après qu'un des membres

étendre les amrusties au, détenus de droit commun. Star 3/11/1994; LI! Monde 1216/1994 6.

67 Drum avr. 1955 31, Glaser, C.; Anti social bandits and the rise of the tsotsisuubculture Johannesburg. History masters thesis. Uruversity of the Witwatersrand, 1990.

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du gang qlÙ refusait de rejoindre une milice ANC a été tué, deux centsZoulous de 1'Inkatha arrivent en renfort et massacrent trente-trois habi­tants68. Les habitants d'Alexandra, une autre township de Johannes­burg, ne sont pas dupes. Quand la police est occupée à réprimerl'opposition, ils savent bien que les criminels profitent du désordre p0­

litique: ceux-ci agissent sous couvert de milices d'autodéfense ou serachètent une immunité en servant d'informateurs aux autorités (P.Stavrou, 1992).

Au Nigeria après la capture d'Anini, les mythes populairess'effondrent. "Loin d'être un héros sans peur et un "roi" du crime, ex­plique O. Marenin, Anini s'est révélé être une petite frappe qlÙ a niétoute responsabilité dans les tueries, qlÙ a chargé ses compagnons etqui a prétendu n'être qu'un simple chauffeur persécuté par la police[...] A la fin, il a imploré la clémence, proposé ses services à la policeet essayé de se faire passer pour un chrétien converti. Sa vie a été celled'un criminel de droit commun. D'après ses dires, il avait poursuivi savendetta contre la police parce que les forces de l'ordre avaient tué desmembres de sa famille et manqué à leurs promesses payées comptant.[Ce que la presse et l'opinion publique ont cherché en Anini] était œqu'il n'avait pas mais ce qu'ils voulaient y voir: une conscience poli­tique" (1987 : 278-9).

Beaucoup se sont leurrés. Si Anini jetait de l'argent par la fenê­tre de sa voiture, c'était pour occuper la foule pendant qu'il s'enfuyait,pas pour soulager les pauvres. Si peu d'affiches de recherche ont étécollées sur les murs, ou si les populations n'ont pas aidé la police,c'était par peur de représailles de la pègre. C'est aussi parce que les for­ces de l'ordre n'inspiraient pas confiance: on n'a pas dénoncé Aninipour ne pas être accusé d'être son complice; autrement, comment au­rait-on été au courant de ses agissements?

Pour T. Falola, il n'existe pas de bandits sociaux au Nigeria(1995)69. Pour O. Marenin aussi, "les bandits armés ne sont pas desrebelles primitifs. ils n'ont pas de conscience politique, si ce n'est qœleur destin devrait être meilleur que ce qu'il est" (1987: 280). La tra­jectoire d'un Anini ne se distinguait pas de celle d'autres criminelscomme Shina Rambo, ce gangster dont le groupe aurait fait une <pa­rantaine de victimes et tué vingt-deux policiers avant d'être abattu en1993 alors qu'il dirigeait un convoi decinquantes voitures volées en a­rection du Bénin70. Ce sont les médias et les élites qlÙ ont fait de l'af­faire Anini un "théâtre idéologique de la guérilla, avec la presse pour

68 Libération 2/8/1993 12; Le Monde 3/8/1993: 6 & 4/8/1993: 6.

69 Exception qw confinne la règle. la caisse d'Wl village yorouba est volée en 1954lors d' Wle rébellion contre l'introductIOn d' Wl impôt de capitation.

70 Vanguard 2/1/1993.

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principal interlocuteur". L'ennemi public nOl de l'époque, qualifié tan­tôt de héros populaire et folklorique, tantôt de "Robin des Bois nigé­rian", tantôt de guérillero révolutionnaire, tantôt de victime du matéria­lisme capitalisme, tantôt d'ange vengeur dénonçant la corruption de lapolice, a été décripté comme l'agent d'une conspiration visant à remet­tre en cause la légitimité d'un régime militaire incapable de protégerles honnêtes citoyens et de faire respecter l'ordre public7t.

La police elle-même croyait à un complot qui aurait mêlé desélites bini (l'ethnie dirigeante de Benin), des chefs traditionnels oppo­sés (ou liés) à la cour royale de 1'oba, des membres de la société secrèteOgboni et le réseau des chauffeurs de taxis. Selon les propres termes dInouveau chef de la police fédérale à l'époque, Anini n'a pu échapperaux filets des forces de l'ordre que grâce à des protections de très hautniveau. "li n'aurait pas tenu plus d'une journée en dehors de Benin"n.S'il a pu "jouer au chat et à la souris" ct, dès le début, corrompre lapolice pour essayer de sortir ses collègues de prison alors que ses coupsne lui avaient encore presque rien rapporté, c'est à cause de ses rela­tions. Mais ses liens avec l'oba n'ont pas été prouvés: le roi de Beninn'a certainement pas commandité les attaques d'Anini contre la policeparce que prince Eweka (un membre du gang) avait été condamné àmort et executé. Au contraire,l 'impuissance des Anciens à endiguer lacriminalité a démontré la faiblesse des institutions traditionnelles.

Amui a aussi été présenté comme une victime de la société danslaquelle il était né ; la répression et la pauvreté l'auraient poussé versla délinquance73. Pour le porte-parole de la police à Lagos, le bandi­tisme armé était le symptome d'une société décadente: "Le capita­lisme sauvage a détruit le sens de la solidarité des Africains"74. Pourles marxistes, le banditisme armé était le prélude à un soulèvement desmasses urbaines. "Bientôt les criminels transformeront les tribunauxen arènes politiques", prédisait un journaliste75 La hausse de la crimi­nalité aurait témoigné de la montée de la lutte des classes. "Le Nigeriaest sans aucun doute une nation enceinte, ajoutait un autre commenta­teur. Le banditisme armé est une guerre des classes non avouée à qui nemanque [que] la conscience révolutionnaire [... ] Que des ouvriers oudes paysans soient les victimes du banditisme armé est une aberration.Ces groupes de population peuvent être considérées comme les victi-

71 Marenin, 0 . 1987 273; Glwa. Dele : Son of Dog. NewswalC h 27/10/1986: 11 ,Bello, Demola. Lawrence Aruru a Robin Hood m Bende!. Sunday Trtbune 5/10/1986.

72 Gambo, Muhammadu Interview dans Vanguard 9/12/1986.

73 Fadile, Tayo' Anini, Any Cause for Cheers? NatIOnal Concord 11/12/1986;Omotunde. Dele. A Metaphor of Horror Newswatch 29/9/1986.

74 CommissaIre OgugbuaJa, Alone, CIté par ThIS Week 29/9/1986: 19. Les critiquescontre la Junte rrulitaire et la eonupbon valurent d'ailleU1'!l il. ce responsable d'être limogé.

75 Bassey, Nimmo Polities of Armed Robhery The Guardran 5/10/1986.

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mes innocentes de la lutte des classes, fauchées par des balles per­dues"76. La presse a donc fait d'Anini un hérault de "la cause du peu­ple"77. Le bandit aurait mené son duel avec la police au nom d'un"socialisme bizarre à la Robin des Bois"78.

La majorité des auteurs considèrent en fait qu'il n'existe pas d:bandits sociaux en Afrique noire. R. Austen soutient qu'au sud du Sa­hara il n'y a pas de bandits d'honneur, c'est-à-dire de ces hommes p0­

pulaires qui prennent aux riches pour donner aux pauvres79. Pour lui,la criminalité urbaine se limite essentiellement au vol pur et simple, àune prostitution sans caractère professionnel, et au trafic d'alcool. Leplus souvent, les pauvres sont les cibles faciles des voleurs et R.Sandbrook en conclut que "le crime en tant que conflit de classe est, aumieux, un épiphénomène" (1982: 168). P. Chabal estime que, faceaux forces de l'ordre, la contre-violence de la société civile est relati­vement déstructurée et improductive. Elle "s'en prend rarement au pou­voir établi ou à ses représentants au sein de la société mais plutôt àceux qui ne sont pas en mesure de résister: le plus fort agresse le plusfaible. C'est ce qui explique (en partie) l'ampleur et l'acuité de toutesles formes de crime (agressions, délinquance, vol, etc.) dont souffrentde plus en plus les villes africaines" (1991 : 57).

Selon D. Crummey, les fantasmes littéraires sur le bandit fi>­

belle répondent plus aux besoins du mythe, certes universel, qu'à laréalité (1986: 139). E.J. Hobsbawm n'a jamais dit que le bandit étaitsocial de par ses actes mais bien plutôt de par la réputation qu'on luiforgeait. C'est ainsi que s'inscrit la fabrication du mythe Anini. Lesécrivains africains insistent d'ailleurs sur l'aspect parasite plutôtqu'héroïquedel'undergrowldurbain. Tant les romans de Meja Mwangique d'Alex La Guma décrivent une petite criminalité, le premier à Nai­robi, le second dans les townships d'Afrique du Sudso. Le NigérianCyprian Ekwensi choisit de présenter le vice urbain à travers le per­sonnage de sa prostituée au grand coeur, Jagua Nana, plutôt qu'à tra­vers celui du bandit armé. Le roman policier est singulièrement absentde la littérature de gare auto-éditée sur la place du marché d'Onitsha,dans le sud-est du pays. Et si detectlve story il y a, alors le héros en est

76 Kolawole. Tunde : The Amni Factor. NIgerian Tnbune 31110/1986.

77 Etakbuebu. Godwin: Anini. The Man. the Myth. Punch 22/10/1986.

78 Akpata, Tayo . The Anini Saga. The GuardumI6/1111986. On en a vu des émulesdans ce gang (Underworld Terrorisls, Western Zone) qui a envoyé une lettre de menace au QGde la police dans l'État d'Ondo et qui, deUJl semaines plus lard, attaquait un commissariat, tuaitun brigadier et pillaitl'annurerie. Newswalch 27/10/1986.

79 AusteD, Ralph A.. Social banditry and other heroic criminaIs : Westem modele ofresistance and their relevance for Africa, ln Crummey, D., 1986 89-108.

80 Mwangl, Meja: KiIl Me Quick. Londres, Heinemann, 1968; La Guma, Alex: AWaik in the Night and Other Stories. Londres, Heinemann, 1968.

73

le policier justicier, pas le bandit8l . Une série réalisée à l'américainepar Jimi Odumosu pour la télévision nigériane, "Fiery Force", met enscène des flics kitsch et choc contre des gangsters plus vrais que nature.Le tableau est manichéiste et élude les vrais problèmes: corruptiondes forces de l'ordre, marginalisation sociale.

LE VOLEUR ET LE POLICIER

La différence entre le voleur et le policier est tout aussi discuta­ble que la différence entre le bandit et le révolutionnaire. L'indicateur,le policier, le soldat et le mercenaire sont souvent recrutés dans lemême milieu social que celui du bandit. "Quiconque vit à une époqueoù le banditisme échappe à tout contrôle sait pertinemment que les re­présentants locaux de l'autorité doivent adopter un modus vivendi avecles chefs des brigands", rapporte Hobsbawm (1972 : 49).

La confusion entre banditisme et police est courante en Afri­qœ82. La collusion est avérée entre les armedrobbers et la police nigé­riane, qui loue ses unifonnes le temps d'une nuit. La presse de Lagosenfonce le clou: "les gens se méfient plus de la police que des terroris­tes et des voleurs, qui profitent de cette confusion"83. L'affaire Anini amis à nu l'état des mentalités. D'après des journalistes, les habitants œWarri et Benin étaient "unanimes à penser que la mise hors-la-loid'Anini [avait] mis fin à un mariage de raison entre la pègre et la po­Iice"84. Selon un éditorial du Guardian, "Anini était en partie une crea­tion de la police, une sorte de monstre Frankenstein revenu hanter sesgéniteurs"85. A la suite de ses aveux, onze officiers de la brigade anti­crime de Benin ont été arrêtés et envoyés à Lagos pour être interrogés.

Les accusations de prédation atteignent les plus hauts sommetsde l'État, comme en témoigne la corruption de la classe dirigeante auNigeria. Il arrive même que les autorités incluent la délinquance dansleur calcul politique. L'État soviétique, estime un ancien correspondant

81 Obiechina, Emmanuel N . Onitsha Market Lilerature. Londres, Hewemann, 1972,Obiechina, Emmanuel N African Popular Literature A Sludy of Onitsha Market Pamphlets.Cambridge, Cambridge Univernity Press, 1973: 96-7.

82 Wasikhongo, J M.N. : The Role and Characler of the Police in Moca and WeslemCoonlries. InternatIOnal Journal of Cnmlnology and Penology vol.4, n'4, 1976: 3&3-96.Au début de ce siècle en Angola, les bandes d'anciens soldats el d'esclaves en fuile qui harcè­lenlla paysannerie échangent fréquemment leurs oripeaux de bandits pour revêtir !'unifonne dela pollce Clarence-Smith, Gervase : Slaves, Peasants and Capitalists in Southern Angola, 1840­1926 Cambridge, Cambridge Uoivernity Press, 1979: 37, 57, 79 & 82-8.

83 !zeze, Buem E : Oyasande, the Police and Come in Bendel. The Guardran11/10/1986.

84 Bello, Demola . Lawrence Aruru . a Robin Hood in Bendel. Sunday Tribune5/10/1986.

85 Aoioi: the euphoria and the challenge The Guardran 13/12/1986.

74

de l'AFP à Moscou, aurait été fort capable de réduire la criminalité d:droit commun. fi a laissé la spéculation, le marché noir et la COffilp­tion se développer et impliquer la majeure partie de la population~qu'ils constituaient une soupape de sûreté dans un système figé . Lepouvoir politique établi recrute aussi le brigand pour exécuter ses œs­ses oeuvres. Dans les années 1940, l'United Party sud-africain utiliseun gang du Cap, le Globe, pour assurer le service d'ordre de ses ras­semblements publics contre le National party87. Pendant la transitiondémocratique en Afrique du Sud. toute manoeuvre visant à torpiller lesnégociations est mise sur le compte d'une "troisième force" qui auraitmêlé le gouvernement De Klerk, 1'Inkatha et des escadrons de la mortsrecrutés defaçon informelle dans la police ou la pègre. Pendant la Se­conde République nigériane (1979-1983), les deux partis en compéti­tion à Kano, le PRP et le NPN, s'affrontent par bandes interposées, lesyandaba.

Deux processus peuvent en fait être distingués, qui souvent seconjuguent et s'entremêlent: d'une part la récupération de la pègre pardes mouvements politiques, d'autre part la dérive des acteurs politiquesvers la criminalité, à l'instar des comlsolsis sud-africains, ces ancienscamarades de l'ANC devenus gangsters, ou des armedrobbers nigérians,ces soldats démobilisés à la fin de la guerre du Biafra et reconvertisdans le banditisme armé. La criminalisation de toute déviance, de toutlangage politique qui s'écarte du discours officiel, ne facilite certes pasle repérage de la violence de droit commun (A. Mbembe, 1985: 82).

86 Meney, Panick. La k1eplocratie. La délinquance en URSS. Paris, La Table Ronde,1982: 20.

87 Pinnock, Don: From Argie boys to skolly gangsters: the lumpenproletariat chal­lenge of the street-corner annies in District 6, 1900-51, ln Saunders, c., 1983: fil, 131-74.

75

L'étiquetage ethnique en RSA: les 10 homelands

Les 4 homelands indépendantsN

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Bophuthatswana! !

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Les 6 homelands autonomes

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Sous-groupeThemhu

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Chapitre J

LES MOBILISATIONS PARTISANES:L'ENJEU DU POUVOIR

Les professionnels de la politique sont désignés comme lesprincipaux responsables de la violence. Le Nigeria se déchire pour lepartage du "gâteau national", en l'occurrencela manne pétrolière, tandisque l' Mrique du Sud a essayé de réduire l'enjeu du pouvoir à un "ghettonational" en morcelant son territoire en homelands et en townships œ,.coupées en zones ethniques (fig. 1). La classe politique est coupabled'une violence active -affrontements électoraux, répression œl'opposition, recours à la lutte armée- et d'une violence par défaut­gabegie des fonds publics, incapacité à gérer le développement et lapaix sociale, rivalités de clochers dont le motif ethnique sert de levier àdes intérêts particuliers au détriment de la nation... Toutes choses favo­risant l'émergence de forces armées qui se substituent à des régimes ci­vils et qui concourent à la militarisation d'un pays sous prétexted'assurer sa sécurité.

DU TRIPARTISME AU cc ZEROPARTISME)t À LANIGÉRIANE

Les « politicards» nigérians ont enlevé aux régimes civils leurlégitimité démocratique, ce dont témoigne la faiblesse des participa­tions électorales. Les affrontements de partis pendant les Première etSeconde Républiques, de 1960 à 1966 puis de 1979 à 1983, ont discré­dité le système parlementaire (tab. 3). A l'indépendance, le tripartismede l'Action Group, du NCNC (National Council for Nigeria and theCameroons) et du NPC (Northem People's Congress) a ravagé le payset conduit à la guerre civile (fig. 2). La Seconde République accuse les

77

Figure 2

Nigeria: les trois régions à l'indépendanceface aux demandes des minorités

CALABAR - OGOJA ­RIVERS STATE

Les propositionsN

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ILORIN &KABBA -+---+-

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tLes trois régions

Source: M.-A. de Montclos, 1994: p.66.

78

Nigeria: les 19 États de 1976

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Les principales ethnies du Nigeria

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mêmes défauts avec l'UPN (Unity Party of Nigeria) d'Awolowo, héri­tier de l'Action Group, le NPP (Nigerian People's Party) d'Azikiwe,constitué d'anciens membres du NCNC, et le NPN (National Party ofNigeria) de Shagari, qui fait pourtant figure de "fourre-tout idéologique"plus que de rejeton du NPC (fig. 3). Le tripartisme est à chaque fois in­terprété comme le reflet d'une dominante haoussa-yorouba-ibo dont labase ethno-géographiquereprendla division coloniale du pays en troisrégions Nord, Ouest et Est (fig. 4).

Tab. 3 : Les principaux partis politiques au Nigeria

Première République (1960-1966):Action group: le groupe Action d'Obafemi Awolowo, basé dans lesud-ouest, en pays yorouba.NCNC: National Council for Nigeria and the Cameroons, le parti deNnamdi Azikiwe. qui recrute surtout en pays ibo dans le sud-est.NEPU: Northern Elements Progressive Union, l'opposition progres­siste d'Aminu Kano dans le nord.NNDP: Nigerian National Democratie Party, le parti dissidentd'Akintola dans le sud-ouest yorouba.NPC : Northern People's Congress, le grand parti conservateur dunord, dirigé par Ahmadu Bello et accusé de servir les intérêts del'aristocratie haoussa-peule : au gouvernement à Lagos avec leNCNe.UMBC: United Middle Belt Congress, le parti de Joseph Tarka et desminorités du centre du pays, proche de l' Action ~oup.

Deuxième République (1979-1983):GNPP: Great Nigerian People's Party, la formation du millionnaireIbrahim Waziri dans le nord-est kanouri.NPN: National Party of Nigeria, le parti du président Shehu Shagari,soupçonné d'être infiltré par une "mafia de Kaduna" haoussa-peule.NPP: Nigerian People's Party, l'héritier du NCNC, qui quitte legouvernement en 1981.PRP: People's Redemption Party, l'opposition haoussa d'ArninuKano dans le Nord, qui reprend l'idéologie de la NEPU.UPN : Unity Party of Ni~eria, successeur de l' Action ~oup yorouba.Troisième République (1992-1993):NRC : National Republican Convention, de centre droit.SDP: Social Democratie Party, de centre gauche, avec MoshoodAbiola candidat aux présidentielles de 1993.

81

Les minorités, qui constituent près de la moitié de la populationaux côtés des Haoussa, des Yorouba et des Ibo, ne réussissent jamais àconstituer un parti d'envergure nationale pour les représenter au niveaufédéral, tant à cause de leur dispersion géographique que de la diversitéde leurs objectifs. Le Congrès uni des peuples de la Middle Belt pen­dant la Première République est vite réduit à un simple mouvement cr:protestation tiv. Les constituants du Council for Understanding amSolidarity, pendant la Seconde République, ne parviennent pas à formerune "majorité des minorités" (R.A. Joseph, 1987: 140-1). Le« zonage» du NPN, censé répartir les postes de responsabilité par desquotas, est un leurre. Craignant les sanctions de leurs partis respectifs,les gouverneurs des huit États des minorités évitent de se rencontrer.Les sénateurs, dont 40 sur 96 sont pourtant issus de minorités, ont en­core moins de poids (S. Ikolm, 1984: 90). Quant aux régimes militai­res, si Gowon est une véritable figure d' envergurenationale, Babangidafavorise plus les minorités de la Middle Belt que celles du sud-est 1.

Malgré l'échec des régimes civils, l'instauration d'une dictaturede parti unique reste utopique car elle contrevient à une culture politi­que plurale (M. Peil, 1976: 113 & 118-9). Le général Babangida, quiprétendait casser le tripartisme et le "tribalisme" de la vie politique ni­gériane, doit se contenter de limiter le jeu à deux en créant un Parti so­cial-démocrate(SDP) de centre gauche et une Convention républicainenationale (NRC) de centre droit qui, très vite, échappent à son contrôle.Son successeur, le général Abacha, réinstaure une nouvelle ère mili­taire de« zéropartisme ».

Le Nigérian "afropessirniste" ne se fait aUClllle illusion sur lespromesses non tenues et l'honnêteté de la gent au pouvoir. La politi­que est interprétée comme un moyen de s'enrichir et le fédéralismecomme un mode de partage du "gâteau national". La conuptionn'étonne plus personne. Un refrain populaire dit que "les singes tra­vaillent pendant que les babouins s'empiffrent"et vient d'une chanson,Etike Revo Wetin, qui se moquait du programme de "révolution éthi­que " lancé par le président Shagari pendant la Seconde République:

fou lief one kobo dey put youfor prisonfou tief ten million, na patriotism

Den go give you chieftaincy and national honourfou tief even bigger, dem go say na rumour

1 Osaghae, Eghosa, E. : Ethnie Minorities and Federalism in Nigeria. Afncan Alfa"svol 90, 0'359, avr. 1991 : 237-58.

82

Monkey dey work, baboon dey chor.La classe dirigeante a très peu de crédit parce qu'elle est prête à

remettre en cause la stabilité de la fédération pour défendre ses privilè­ges (M. Peil, 1976: 196). La répression physique de l'opposition estmonnaie courante3. Les empoignades électorales qui mettent le pays àfeu et à sang témoignent de l'intolérance des civils. Les activistes sontrecrutés dans le milieu du crime, celui des thugs,. "On respecte les p0­

liticiens comme on respecte les assassins", dit un Yorouba cité par G.Williams (1974: 113). Les Nigérians ont peur de se lancer dans la p0­

litique, perçue comme trop dangereuse(M. Peil, 1976: 181).

Des violences électorales

Les violences électorales se focalisent souvent sur le sud-ouestnigérian et débutent véritablement avec la crise de l'Action group dansle wild wild West en 1962. À l'époque, explique un futur gouverneurde Lagos, "les partis en lice étaient [... ] comme des camps retran­chés''''. La Seconde République n'est guère plus clémente. Toujoursdans le sud-ouest, l'élection de candidats NPN dans les États d'Ondo etd'Oyo en août 1983 provoque des émeutes alors que les présidentielles,dix jours avant, s'étaient déroulées dans un calme relatif. Il faut direqu' Awolowo a incité ses partisans à descendredans la rue et, selon sespropres termes, à "prendrela loi entre leurs mains" en cas de fraude dlNPNs. Comme en 1964, les radios gouvernementales annoncent desrésultats différents de ceux de la commission électorale. Dans l'Oyo,où le gouverneur appelait d' avance à rejeterles résultats, des lynchagesfont aussitôt cinq morts6. Dans l'Ondo, où les tribunaux corrigentpourtant les résultats en faveur de l'UPN, le nombre de victimess'élève à quarante--deux. Ces violences sont d'autant plus spectaculairesqu'elles s'accompagnent de nombreux incendies. En juillet 1983 à Mo­dakekepar exemple, un faubourg d'Ifé où l'on vote systématiquement

2 ''Tu voles un centime el on le fourre en prison 1Tu voles dix nùllions el c'esl du pa­triotisme IOnIe ~compenseavec un titre de chef el la légion d'honneur 1Tu voles encore plWlel on dil que ce sonl des rumeurs 1 Les singes travaillenl pendanl que les babouinss'empiITrenl".

3 Dsman, Y.B. : Political Repression in Nigeria. Zaria, Gaskiya Preas, 1982.

4 Jakande, LK.· The Trial of Obafenu Awolowo. Londres, Secker & Warburg, 1971 .8.

S Sunday New Nigenan 101411983; Sunday Punch 101411983; The Punch 18 &211411983 & 151511983, cill!s par Nicolas, G., 1984.

6 Punch 171811983; Sunday Tlme 281811983.

83

contre le parti au pouvoir dans la région, à savoir l'Action Group puisl'UPN, la foule lapide et brûle vivants cinq provocateurs pro-Awolowodont la voiture avait heurté un passant et perturbé les fêtes traditionnel­les agemo, qui durent vingt-et-un jours et excluent les manifestationspolitiques7.

Dans une moindre mesure, les fraudes, les trafics de cartesd'électeurs et les violences politiques perturbent aussi les élections œla Troisième République: meurtre d'un membre du SDP qui contestaitla présidence de la collectivité locale d'lhiUe-Uboma dans l'Imo, atta­que d'un candidat NRC qui convoitait le gouvernement de l'État dlGongola à Yola, incendie de la maison d'un chef d'Owukpa inféodé auNRC dans la Bénoué, dynamitage des bureaux de la Commission élec­torale à Nembe dans le Rivers, batailles rangées entre différentes fac­tions du NRC qui provoquent la mort d'un homme dans l'Akwa lbom,assassinat de deux militants du NRC par des hommes de main du SDPà Okene dans le Kwara, etc, etc8.

Une faible mobilisation

Les partis en tant que machines de guerre politiques, et pas seu­lement l'opposition extra-parlementaire, sont accusés de déclencherœstroubles. Sont-ils pour autant capables d'arrêter la violence? La qœs­tion soulève un problème d'influence et de capacité de mobilisation. Sile politologue nigérian O. Marenin (1988) trouve que l'étatisme a con­duit à une "surpolitisation" de la société, cela ne signifie pas que l'onait assisté à des protestations cohérentes: une très grande sensibilitéaux affaires publiques, oui ; une capacité à organiser la contestation,plus rarement. Les partis politiques africains n'ont pas été révolution­naires au sens marxiste du terme. On leur a reproché leur colorationethnique, leur désintérêt pour le bien public et leur indifférence àl'égard des déshérités.

Dans les villes des pays en voie de développement, les pauvresne constituent pas un objectif électoral prisé (J. Nelson, 1979: 319ss& 376). En Afrique noire, aucun parti ne promet une redistribution ra­dicale des revenus par la violence et ne concentre ses campagnes de re­crutement sur des couches de population difficiles à organiser et long-

7 Nicol.. , G., 1984: 13; The Punch 9 & 12n11983, 5/8/1983.

8 Agbroko, Godwin: Polillcs by any means. The AfTlcan Guard.an 291711991: 19-25.

84

temps marginales face au poids démographique des zones rurales.L'appareil politique se contente généralement de coopter les leaders desclasses défavorisées. L'opposition produit du discours. Le populisme,qui est une rhétorique plus qu'une idéologie, oppose certes les "petitesgens" aux pouvoirs fmanciers, politiques et institutionnels qui les ex­ploitent9. Mais son rejet de l'establishment peut être conservateur(comme avec Evita Peron en Argentine). Les masses sont les objets etnon les agents de la réforme sociale. Les partis marxistes, eux, sontsouvent petits, faibles et divisés par des querelles sectaires et person­nelles (J. Nelson, 1979: 344). Leur base, composée d'étudiants etd'intellectuels, est étroite. Ils n'ont guère de sympathie pour le lum­penproletanal. Leurs priorités vont vers les ouvriers oganisés. Les ré­formistes enfin, plus hétérogènes et plus modérés, sont partisansd'améliorerles conditions de vie des pauvres sans pour autant rejeter ladomination d'une élite nationale ou étrangère comme le font les popu­listes ou, dans le cadre de la lutte des classes, les militants d'inspirationmarxiste.

Au Nigeria, personne n'a réussi à fédérer les travailleurs, pasmême Aminu Kano et son «parti de la libération du peuple» (R.Cohen, 1974: 174-5). "Aucun leader politique n'a tenté d'organiser leschômeurs. Les partis savent fort bien qu'il leur serait facile de lancer unprogramme politique en faveur des pauvres et des sans-travail; maisils savent aussi que créer des emplois est une toute autre affaire", dé­clare P.C.W. Gutkind (1973: 193). Le Nigerian Trade Union Con­gress, dans les années 1950 et 1960, ne se bat que pour les salariés quicotisent, pas pour les sans emploi. Les syndicats accusent les chô­meurs d'être à l'origine d'émeutes à Port Harcourt pendant la grève gé­nérale de 1964 (P.C.W. Gutkind, 1968: 380-2). En 1966 à Lagoséclatent des bagarres entre ceux qui revendiquentun salaire minimum etceux qui sont prêts à travailler à n'importe quel prix. Les chômeurseux-mêmes ne parviennent pas à s'organiser et le Workers DemandParty qu'un Efik tente de constituer en 1963 ne voit jamais le jour.Pendant la Seconde République, les deux groupes de gauche que comp­te le pays restent faibles. Les socialistes radicaux sont composés d'uneminorité d'étudiants, d'intellectuels et de syndica1istes lO. Les populis-

9 Minogue, Kenneth: Populism as a Political Movement, ,n Ionescu, Glùla & Gellner,Ernest: Populism: its Meanings and National Characleristics, Londres, Weidenfeld & Nicolson,1969

10 Oru, Dia & Onimode, Bade: Economie Development of Nigeria: The Socialisl Al­l<lnative. Ibadan, The Nigerian Academy of Arts, Sciences and Technology, 1975 ; Abba, Al­kasum: The Nigerian Economie Crisis : Causes and Solutions. Zaria, Academie Staff Umon ofthe Universities of Nigeria, 1985.

85

tes sont trop vieux, comme le PRP qui éclate dès 1979, ou mort-nés,comme le mouvement Newbreeden 1983 (O. Marenin, 1988: 233).N. Sil argue qu'aucune idéologie socialiste n'a jamais pu prendre piedau Nigeria11. Le registre ethnique, récurrent, semble beaucoup plusporteur.

UNE SCÈNE SUD-AFRICAINE EN NOIR ET BLANC

En RSA, le scénario est différent du fait d'une opposition noirelongtemps repoussée dans la clandestinité et par là même auréoléed'une légitimité que n'a pas l'opposition nigériane. Le paysage politi­que de l'Afrique du Sud blanche s'apparente au modèle britannique. Leslibéraux y font figure de "gauchistes". La droite centriste et pragmati­que, "conservatrice"sous d'autres latitudes, est principalement compo­sée des "Nats" du NP (National Party). L'extrême droite comprend despartis proches d'une mouvance néo-nazie.

A la tête du pays lors d'un règne sans partage de 1948 à 1994,le NP a été fondé en 1914 alors que les blessures de la guerre des Boersn'avaient pas encore été pansées. n a été lancé par le général J.B.M.Hertzog qui, deux ans plus tôt, avait été renvoyé du cabinet d'union na­tionale du général L. Botha. Il a d'abord été le parti des Afrikanersavanl de chercherdes soutiens du côté des Blancs anglophones une foisau pouvoir. Avec la mise en oeuvre de son progranune de développe­ment séparé des races, il s'est alors divisé entre une tendance dure etune tendance réformiste: les "coincés", ou verkramptes (les instiga­teurs de l'apartheid comme D.H.F. Verwoerd,J.B. Vorster, D.F. Malanet J.G. Strijdom), et les "éclairés", ou verligtes (P.W. Botha, R.F."Pik" Botha et F. De Klerk) 12.

Les dissidences sont surtout venues de sa droite 13. En octobre1%9, une scission donnait naissance au HNP (Herstigte Nationale Par­ty, ou parti national authentique), dirigé par le fils du général BanyHertzog, Albertus Munnik Hertzog, puis, à partir de mai 1977, JaapMarais. En mars 1982, une autre division du NP aboutissait à la créa­tion par Andries Treurnicht du CP (le parti conservateur, ou KP), bien-

Il Sil, Narasingha P.. Nigerian intellectuels and Socialism : Retrospect and Prospect.The Journal of Modern Afncan SEudres vol.31, n·3, sept. 1993: 361-86.

12 Serfontein, J H.P.: Die Verkrampte Aanslag. Le Cap, Human & Rousseau. 1970.

13 Dès 1941 avait été fonné un éphémère Mrikaner Party qui étailla branche politiquede l'orgarusation narie Ossewa Brandwag

86

tôt rejoint par le HNP. A la différence du CP cependant, le HNP mani­festait ouvertement son aversion pour les multinationales, les milieuxd'affaires internationaux et les Sud-africains d'origine britannique, ap­pelés soutpiels ("bites salées') parce que leurs parties intimes trem­paient dans la mer à force d'avoir un pied en Angleterre et l'autre enAfrique du Sud (R. Malan, 1991 : 75) ! L'idéologie du HNP n'étaitpas loin de rejoindre la suspicion des néo-nazis de l'AWB (AfrikanerWeerstandsbeweging) pour les Afrikaners corrompus par "la morale ju­déo-britannique" et le parlementarisme (D. Darhan, 1987). Le HNPprônait le retour aux valeurs premières des Boers et se méfiait desétrangers uitlanders l4.

Comme les verkramptes et les verligtes du NP, le CP s'est d­visé entre les faucons opposés à toute négociation avec les Noirs(Ferdie Hartzenberg) et les pragmatiques qui voulaient bien discutermais n'acceptaient pas le principe du suffrage universel (Koos van <b"Meerwe). De la même façon que les plus radicaux ont quitté le NP,l'Union du peuple afrikaner (AVU) de Koos Botha s'est séparée du CPau début des années 1990 (D. Darhan, zn D. Martin, 1992: 64).

La nébuleuse d'extrême droite comprend en fait plus d'une œn­laine d'organisations 15. Le mouvement de résistance afrikaner AWB,fondé en 1973 par un ancien garde du corps et policier, Eugene TerreBlanche, est sans doute le plus connu avec, au niveau parlementaire,son parti de l'État boer, le Boerestaat Party ou Blanke Volkstaat Party(BVP). Son rival, le mouvement d'émancipation de la race blanche dIprofesseur Johan Schabort (Blanke Bevrydings Beweging), se bat œ­puis 1987 pour une Afrique du Sud et une Namibie exclusivementblanches ! Le mouvement national blanc (Blanke Nasionale Beweging)professe des idées assez similaires. S'y adjoignent des clubs de ré­flexion du type de la John Birch Society, du Western Goals Institute etde la Fondation Stallard de Clive Derby-Lewis, ce député raciste du CPqui commandita l'assassinat du dirigeant communiste Chris Hani 16.

Des syndicats, encore, comme celui des agriculteurs du Transvaal qui,dirigé par le député conservateur Dries Bruwer, est capable de réunir40.000 fermiers en armes et prête ses locaux à des généraux à la retraiteen mal d'activisme politique l7 . Ou des groupuscules nostalgiques dI

14 Coquerel, P.' "L'idtologie afrikaner". Pol,t'que afnealne n025, mars 1987; Bun­l1Og, R. : The Rise of the South African Reich. Londres, IDAF, 1986. 30Op.

15 VIf Volk en Vaderland A Guide 10 Ihe While Righi. [nd,ealor Proleet SA, Dur­ban, 1989. 52p.

16 Weekly Mml 23/4/1993.

17 Sunday T"bune 2/5/1993 , Weekly Ma,l 30/411993 2.

87

Troisième Reich, tels le White Freedom Movement et le mouvementmondial pour la préservation (WPM) de Koos Vermeulen, plus connusous son ancienne appellation de mouvement mondial pour l'apartheid(WAM).

Plus réaliste et plus populaire, ainsi qu'en témoignent ses sco­res aux élections nationales d'avril 1994 et municipales de novembre1995, le Front du peuple afrikaner AVF du général Constand Viljoendit préférer la conciliation à la guerre civile et critique les positions ra­dicales de l'AWB et du CP. Il discute avec l'ANC de l'éventualité d'unhomeland afrikaner où les Blancs seraient majoritaires mais où la qœs­tion du sort de la "minorité" noire reste pendante. Les négociations ca­potent. Le Volkstaat réclamé par l'AVF, qu'un cadrede l'ANC qualifiede "Boerassic Park", est à n'en pas douter un avatar à échelle réduite œl'ordre ancien. Les très conservateurs membres de la société secrèteBroederbonden discutait déjà en 1976 au moment de la révolte de So­weto (1. Wilkins, 1978: 206).

A l'opposé d'une extrême droite afrikaner, les libéraux sont sur­tout des Britanniques du Progressive Party, le PP fondé en novembre1959 et devenu par la suite le PFP, Progressive Federal Party. Le PPest le résultat d'une scission de l'United Party (UP) quand celui-ci aperdules élections de 1948. De 1961 à 1974, le PP n'a qu'un seul éluen la personne d' Helen Suzman. En 1975, il est rallié par la faction œHarry Schwarz, le Reform Party, qui vient de quitter l'UP. Il devient leProgressive Reform Party, puis le PFP en 1977, quandle rejoignentune partie des membres du vieil UP, qui achève de sombrer en formantle New Republic Party. Au congrès de Durban en novembre 1984, F.Van Zyl Slabbert, président du PFP depuis 1979, réaffirme son oppo­si tion à l'apartheid, à la conscription militaire et à la politique des 000­toustans. Des dissensions internes le font démissionner et du parti etdu Parlement avec son collègue A. Boraine en février 1986. Un mo­ment tenté de collaborer avec l'Inkatha au sein d'un New ConventionMovement, le PFP continue de proposer l'établissement d'un État fé­déral multiracial mais refuse le principe du suffrage universel qui auraitpu lui rallierles masses noires (D. Darbon, 1987).

Le Parti démocrateDP deZachde Beer est formé en avril 1989à partir du PFP, del'IndependentParty et du National Democratie Mo­vement, deU1\. autres organisations libérales. Le DP est très actif en fa­veur du "om" au référendum de mars 1992 et il se pose en médiateuraux négociations de la Convention pour une Afrique du Sud démocrati­que, critiquant à la fois le NP et l'ANC sur la composition et le fonc-

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tionnement de la Cour constitutionnelle par exemple18. Mais aux élec­tions de 1994, il est laminé par le NP, qui se présente comme le porte­parole des cinq millions de Blancs, anglophones compris, et veut ga­gner à sa cause les trois millions de Métis et le million d'Indiens, deuxcommunautés plutôt conservatrices, ainsi que les Noirs opposés auprogramme marxisant del'ANC, tels les Zoulous (D. Darbon, 1993 :24-5). Autant l'ANC, fort de son poids électoral, est partisan d'uneAfrique du Sud unitaire et centralisée, autant le NP cherche à être lechampion de toutes les minorités et plaide pour une Constitution fédé­rale. Le projet de charte des libertés fondamentales que rend public leprésident De Klerk en février 1993 est un appel direct en direction descommunautés noires. Forts de leur expérience politique et de leursmoyens financiers, les candidats blancs partent à l'assaut destownships 19. Sont particulièrement visés les domestiques noirs et lesouvriers agricoles.

Du côté des partis politiques noirs, le mouvement de libérationcomprend trois composantes: "charteriste" avec l'ANC (African Na­tional Congress), qui accepte la présence blanche en Afrique du Sud;"réformiste" avec le PAC (Pan-AfricanistCongress), qui la refuse; et"conscientiste" avec l'AZAPO (Azanian People's Organization), pourqui la dignité retrouvée des Noirs repose sur le départ des Blancs (D.Darbon, 1987).

On ne reviendra pas sur l'histoire très largement commentée œl'ANC depuis la création du South African Natives National Congressen janvier 1912 à Bloemfontein (f. Lodge, 1983; S. Ellis, 1992).Disons rapidement que le parti de Mandela cultive les ambiguïtés. PourR. Fatton, l'ANC est plus un parti petit bourgeois, favorable à une ré­volution nationale, qu'un parti socialiste qui lutterait pour une trans­formation radicale des structures de production20. L'imbrication avec leparti communiste sud-africainSACP est tactique. Mais c'est à ce titreque loe Slovo ou Bernard Magubane se réfèrent au Congrès nationalafricain comme à un mouvement prolétaire avec une stratégie révolu­tionnaire21 .

18 Le Monde 13/11/1993.3 & 17/11/1993: 3.

19 La première branche du NP en "Ierre noire" esl ouverte à KatiehoDg, dans la ban­lieue de Johannesburg. Mouloul, Corinne: Les candidats blanes à l'assaul des lowoslùps. LI·bératlOn 19/2/1993: 20.

20 Fatton, R. : The ANC of South Africa : The limitaIions of a Revolulioonary Stra­legy. Revue canadienne d'études afncalnes voLl8, n'3, 1984: 593-608.

21 Siovo, Joe, Wilkinson, A. & Davidson, Basil: Southern Africa: the new poliliesof revolution. Hannondsworth, 1976; Magubane, Bernard: The Political Econoroy of Race and

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Les négociations constitutionnelles de la Convention pour lllleAfrique du Sud démocratique, la CODESA, mettent l'ANC à mieépreuve. Le mouvement clandestin de libération doit très vite se trans­former en parti politique légal ayant vocation à diriger le pays et nonplus à le déstabiliser. Son Conseil national exécutif modère ses reven­dications. n abandonne l'exigence d'un transfert de pouvoir immédiat auterme d'élections multiraciales qu'il est certain de remporter et accepteun partage temporaire au sein d'un gouvernement d'lUlÎon nationale, cequi garantit pendant un certain temps des privilèges à la minorité blan­che sous la forme d'un droit de veto, un peu comme au Zimbabwe aumoment de l'indépendance22. Si le NP abandonne l'idée d'une prési­dence tournante à la tête du pays et renonce à un droit de veto dans unSénat où il pourrait disposer d'autant de représentants que son principaladversaire,l'ANC obtient l'élection à la proportioillielle d'une Assem­blée constituante en avril 1994 mais ne réussit pas à imposer la majo­rité simple (au lieu des deux tiers) pour l'adoption d'lllle Constitutiondéfinitive en 199923 .

A l'approche des élections de 1994, l'ANC révèle plusieurs li­gnes de clivages: conflits de générations, affrontements entre mili­tants de l'intérieur et exilés de retour, alliance parfois difficile à géreravec les communistes (D. Darbon, in D. Martin, 1992: 49-52). Liprésence du SACP prive l'ANC d'aides financières internationales,comme celle des États-Unis, et empêche le ralliement des Blancs, desIndiens, des Métis et des chrétiens modérés. La confusion organique en­tre les deux orgamsations prête le flanc aux attaques des adversairesbien que le nombre de communistes au sein du "cabinet fantôme" œl'ANC soit réduit en juillet 1991 et queJoe Slovo soit un des premiersà accepter un partage du pouvoir avec les l3lancs24.

Le PAC est justement créé en 1959 par des dissidents de l' ANChostiles à la dérive marxiste du mouvement nationaliste sous la pres­sion des communistes blancs. Autant l'ANC dit se battre contre unsystème colonial et non contre les Blancs en particulier, autant le PACsoutient des slogans du type one settler, one bullet ("un colon, uneballe''). Zephania Mothopeng, son président condamné à trente ans œprison en 1979 et libéré en 1988, ne connaît jamais la gloire de NelsonMandela.

C10ss in South Africa New York & Londres, 1979.

22 Le Monde 2911111992; LIbéra/IOn 111111993: 17 & 181211993: 16.

23 Beaudel, Pierre & MaraIS, Hem L'ANe dans l'engrenage des concessions face aupouvoir blanc. Le Monde dlplomatlque sepl. 1993. 20-1.

24 Afnca Conftdentlal n"15, 261711991

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Pratiquement absent de la "guerre de libération" des années 1970et 1980, marginalisé au moment des négociations constitutionnellesentre l'ANC et le NP, le PAC veut rallier les déçus de la nouvelleAfrique du Sud. li préfère ainsi conforter son rôle d'option extra­parlementaire, prônée par sa très radicale Ligue de la jeunesse (D. Thr­bon, in D. Martin, 1992). Son président, Oarence Makwetshu, refusede prendre part à la CODESA et rejette la proposition de l'ANC, en1991, de former un Front patriotique avec l'AZAPO pour unifier lesforces anti-apartheid. Autre parti d'extrême gauche, l'AZAPO date œ1980 et son discours sur la lutte des classes s'inspire du mouvement œla Conscience noire de Stephen Biko en faveur de la création d'une Ré­publique d' Azanie "populaire, sociale et exclusivement noire".

Les partis conservateurs noirs, eux, sont dominés par l'InkathaYe Nkululeko Ye Sizwe (Mouvement national et culturel de libéra­tion), héritier du congrès national zoulou (Inkatha KaZulu) fondé en1928 par le roi Salomon KaDinuzulu (1919-1933) et reconstitué en1973 par chef Mangosuthu Gatsha Buthelezi. Ce dernier, qui allait œ­venir le premier ministre du KwaZulu, a pu incarner dans les années1970 la résistance intérieure et non-violente contre l'apartheid25. Ex­pulsé de l'université de Fort Rare pour avoir organisé une manifesta­tion dela Ligue des jeunes der ANC, privé de passeport entre 1966 et1971, il a reçu les encouragements du président de l'ANC et prix No­bel de la paix Albert John Luthuli, qui était lui-même zoulou. OliverTambo a aussi cru que Buthelezi pourrait représenter en RSA le mou­vement banni. N'a t-il pas constitué un Black UnitY Front qui cher­chait à coordonner les autorités des dix homelands et à refuser leur in­dépendance? Élargissant son audience, ce Front devint la SABA(South African Black Alliance), qui accueilla les responsables dlKaNgwane, du Qwaqwa, du GaZankulu, du Labor Party des Métis et dlReform Party des Indiens. Le principal allié de Buthelezi au sein de laSABA était Enos Mabuza, premier ministre du KaNgwane et chef dlparti Inyandza, remarqué pour être allé à Lusaka négocier avec l'ANC.Mais pour le xhosa Kaizer Matanzima, premier ministre du Transkei,la fédération des États noirs devait suivre les indépendances et non lesprécéder. Se méfiant de l'hégémonie zouloue, beaucoup préférèrentquitter la SABA, qui n' y survécut pas.

En 1983, Buthelezi approuvait alors les réformes de Pieter B0­tha sur le droit de vote des Noirs à l'échelon municipal. Après avoir

25 Lafargue, Frnnçois : Les Zoulous etl'lnkatha. Hérodote 0"65-66, juil. 1992: 139­47; Chapleau, P., 1992.

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rencontré le président sud-africain à Stellenbosch et été reçu officielle­ment à Washington par Reagan, il se posait en interlocuteur pondéré œla communauté blanche, ce qui lui valut d'être accusé de collaborationpar l'UDF et l'ANC et d'être comparé à Abel Muzorewa, preoùer mi­nistre noir du Zimbabwe proche du gouvernement conservateur de JanSmith en 1979-1980. L'impopularité de Buthelezi avait déjà éclaté augrand jour à Soweto en 1976 lorsqu'il était venu défendrela positiondes Zoulous de l' hostel Mzimh1ophe, qui avaient refusé de participer àla rébellion, et à Graaff-Reineten 1978 lors de l'enterrement de RobertSobukwe, chef du PAC et ami personnel: la foule lui avait crachédessus et il avait dû partirprécipitmnment. En 1980, son refus de sou­tenir le boycott des écoles noirs et la répression qui s'ensuivit dans lestownships du KwaZulu a marqué un tournant.

Les divergences avec un parti d'envergure nationale commel'ANC sont de nature idéologique. L'lnkatha n'a pas voulu renier saspécificité ethuique, qui lui assurait un "réservoir" de 7,7 millions œsujets. Buthelezi, favorable à la libre entreprise et élu homme œl'année par les milieux d'affaires en 1985, a toujours refusé d'adopterles positions marxistes de l'ANC26. Sous une nouvelle dénominationqui lui a donné un an-actère plus national en 1990, l'IFP (Inkatha Free­dom Party) a prôné une démocratie non raciale et une économie œmarché en vue de rallier la minorité blanche et une bourgeoisie noirehostile aux idées "subversives" de l'ANC. Il a revendiqué plus d'unmillion d'adhérents, avec 350.000 jeunes dans sa Youth Brigade et345.000 femmes dans sa Women's League. Alors qu'il avait été un al­

lié privilégié de Pretoria, Buthelezi a été marginalisé par le face-à-faceMandela-De Klerk lors des discussions sur l'avenir d1 pays au sein œla Codesa. Il s'est opposé à une Constitution rédigée par les élus d1suffrage universel, en majorité de l'ANC, et a voulu faire adopter parréférendum une Consti tution fédérale négociée par les partis afin de ga­rantir une certaine autonomie à son fief du Natal. Il a menacé de boy­cotter les élections de 1994 jusqu'au derniermoment et est allé jusqu'àprédire une guerre civile à l'angolaise si la future Constitution n'étaitpas fédérale27. Rejoint par les dirigeants de homelands qui refusaient œréintégrer la RSA, Lucas Mangope au Bophuthatswana et le généralJosb Oupa Gqozo au Ciskei, il a constitué avec le Conservative Partyune Alliance de la liberté (FA) qui, en octobre 1993, a repris les 00­léances du Groupe des Sud-africains inquiets (Cosag) contre le jacobi-

26 Fznanclal Mail 6/1211985.

27 Le Monde 26/6/1993 . 6.

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nisme de l'ANC28. L'extrême droite militant pour la constitution œhomelands blancs qui reproduiraient à une échelle plus petitel'apartheid d'antan, un des résultats surprenants de cette alliance contrenature a été une manifestation à Vereeniging de militants racistes dImouvement néo-nazi AWB et de guerriers zoulous désavoués par la li­rection de l'Inkatha29.

La lutte armée

Chacun des grands partis noirs d'Afrique du Sud a eu une ailearmée plus ou moins clandestine, d Umkhonto we Sizwe pour l'ANCà la police du KwaZulu pour l'IFP.

Le Congrès national africain est le premier à se doter, fin 1% 1,d'une branche militaire, la « Lance de la Nation» ou MK30. Dénoncépar les autorités comme un mouvement terroriste assassinant des civilsinnocents, le MK en exil acquiert le statut d'un véritable mouvementde libération avec la révolte de Soweto en 1976, qui lui fournit œnombreuses recrues, et la militarisation de l'Afrique du Sud pendantl'état d'urgence des années 198()31. De son côté, le PAC entretient àses débuts le mouvement [XJqo, sorte de nébuleuse terroriste qui, dèsnovembre 1%2, se fait remarquerà Paarl en tuant un cordonnier blancpour prouver sa détermination. Paarl est à l'époque une des rares villesà suivre la campagne d'autodafés du PAC contre les passes; la péné­tration communiste, nationaliste, panafricaniste et syndicaliste dansl'industrie dela conserve y est importante, ce que se refuse à reconnaî­tre la commission d'enquêteSnyman qui s'ensuit. Les [XJqo (les "purs"en xhosa) recrutent aussi au Cap parmi les célibataires de la townshipde Langa, qui vivent dans des hostels ou des compounds. Ils attirent lajeune génération des classes moyennes et laborieuses établies en ville

28 Au Ciskei. Gqozo plaidait pour la création d'un "Ktat Kei" bordé par les fleuvesOrange, Gamtoos et Kei avec les villes de Port Elizabeth, Uitenhage, East London et KingWilliam's TOM). &tas Mabuza au KaNgwane, Bantu Holonù.. au Transkei. Gabriel Ramus­hwana au Venda et l'United People'. Front au Lebowa étaient favorables à l'ANe. Le QwaQwa,le ThkwankweUa au KaNgwane, l'Intando Ye.izwe au KwaNdebele et le Ximoko ProgressiveParty au Gazankulu penchaient plus pour le NP.

29 Le Monde 30/11/1993: 7.

30 Barrell, H. : Umkhonto we Sizwe, MK. Penguin Books, 1992; Eh., S. & Secha­ba, T. : Comrades against Apartheid The ANC and SACP in Exile. Londres, Currey, 1992.

31 Rich, P.: lnsurgency, Terrorismand the Apartheid System in South Africa. Pollll­cal Studles vol.32, 1984: 68-85.

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depuis les années 1920. Mais ils ne rencontrent guère de succès parmiles migrants ruraux, qui les dénoncent à la police32.

En 1987, le PAC lance l'Année de libération du peuple azanien,l'APLA, qui remplace les poqo tombés en désuétude. C'est fin 1992que l'APLA commence vraiment à commettre des attentats racistes.Son aire d'opération favorite paraît être l'arrière-pays de Port Bizabethet East London, où elle affronte la police anti-émeute en janvier 1991,tue quatre Blancs dans un golf de King William's Town en novembre1992 et fait exploser une bombe dans un restaurant de Queenstown33 .

Les autorités pensent qu'elle trouve refuge au Transkei voisin. En oe­tobre 1993, un commando de l'armée sud-africaine y investit une"base" de l'APLA et tue cinq personnes, dont quatre adolescents. Lemassacre de douze Blancs dans une église du Cap, en juillet 1993, estmollement condamné par le porte-parole de l' APLA en TanzLlllie34. Enaoût, c'est une étudiante américaine, blanche, qui est poignardée dansun ghetto noir du Cap par des jeunes de la PASO, l'organisationd'étudiants du Congrès panafricain35. En novembre sont signés les ac­cords de Harare, qui suspendent la lutte armée. Mais en décembre, <pa­tre clients d'une taverne du Cap sont assassinés; l'attentat est aussirevendiqué par l' AZANLA.

L'AZANLA (Azanian National Liberation Anny), branche ar­mée du BCMA (Black Consciousness Movement of Azania),l'organisation soeur de l' AZAPO, est moins célèbre que l'APLA maiselle se fait remarquerlors d'affrontements avec les forces de l'ordre dansle nord du Transvaal en mars 1991 et revendique l'assassinat de cinqBlancs dans un hôtel d'East London en février 199336.

Parmi les partis politiques blancs, sewe l'extrême droite entre­tient des branches armées37. Elle compterait 5.500 activistes selon unancien responsable des services de renseignements de l'armée, le géné-

32 Pendant les troubles de l'aarl en 1962, les migrnnls ruraux du foyer de Mbekwenise lassent alllsi des recrutements forcés et des rackets pour acheter des armes ou payerl'enterrement des militants du PAC morts au combat. ils chassent les poqo dans le bloc D deleur hostel et facilitent l'intervention des forces de l'ordre. Lodge, Tom' The Paarllnsurrection,ln Saunders, C., 1984: II. 177-210; Carter, G., Karis, T. & Gerhart, G.: From Protest to Chal­lenge. Stanford, 1977 . 669 & 694

33 Race RelatIOns Survey, 1992: 487 , Le Monde 30111/1992; Llbérallon 1 &5/12/1992.

34 Le Monde 28/7/1993: 26.

35 Ctllzen 26/8/1993.

36 Race RelatIOns Survey, 1992: 487; Datly News 3/5/1993' 1.

37 Back to the Laager. The Ris< of Right-wing Violence in South Africa. CT, Univer­sity of Cape Town, lnstihtte of Criminology, Legal Action Education Projec!, 1991.

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ral Tienie Gronewald, lui-même très proche de ces milieux. Du tempsde De Klerk, un camp aurait été établi entre Kimberley et Bloemfon­tein pour les interner à l'instar des crypto-nans de l'Ossewa Brandwag(les Sentinelles des chariots) pendant la seconde guerre mondiale38. lapolice a, de son côté, recensé quelque 123 groupes paramilitaires39. fin'est pas toujours facile de repérer exactement leur affiliation politique.Certains agissent de façon autonome, comme l'Orde van die Boerevolk(l'Ordre du peuple boer), le Boerkrisisaskie de Piet "Skiet" Rudolph.Les recoupements entre l'AWB et le CP existent. D'autres n'ontqu'une envergure locale, tels les Pretoria Boerekommandos, menés parun ancien officier du très controversé 32ème bataillon de l'armée, au­jourd'hui démantelé, ou, dans l'État libre d'Orange, le Boer Repu­blikeinse Leër, qui a revendiqué des attaques contre des permanences œl'ANC, des pylones électriques et des voies de chemin de fet«>.

L'AWB entraîne, à un niveau défensif, les Brandwag (''Gardiensdu feu''), sorte de scouts qui apprennent à survivre sans eau courante et

sans électricité dans l'Afrique de demain! A un niveau offensif, lesWenkommando sont conduits par un ancien inspecteur de police qui adémissionné en juin 1989, le colonel Servaas de Wet. L'unité Aquilaest aussi menée par un ancien général de police, "Rooi Rus" Swane­poel, qui a été surnommé "le monstre de Soweto" à cause de son rôleen 1976. Les bataillons d'élite sont les hommes en cagoule de l'Yster­garœ41. Une partie de ceux-ci ont été arrêtés en septembre 1993 alorsqu'ils projetaient d' attaquerla centrale nucléaire de Koeberg et de pillerl'armurerie de l'école de guerre de Lohatla dans la région du Cap sep­tentrional. Le journal interne de l'AWB, Sweepslag, revendique un to­tal de 80.000 adhérents, dont 55.000 hommes en armes, un chiffrequ'il faudrait plutôt diviser par cent, voire mille42. Dans le Witwa­tersrand,les Wit-Kommando seraient 12.000, avec 5.000 civils. L'as­sassinat de Chris Hani en avril 1993 a précipité la campagne de recru­tement, au rythme de 800 hommes par semaine43 . Le Transvaal et

38 CllIzen 221411993: 3 Avec 300.000 memb~, l'OB a été une force avec laquelleles Britanniques ont dG compter. De ses rangs en est même sorti un premier ministre. John Vor­ster, un moment détenu à Koffiefontein alors qu'il était un général de l'OB.

39 Sunday Times 31/10/1993.

4D Lodge, Tom: Extra-Mi1ituy Formations and Civilian Political Violence. AfricanDefence Re.,,,,,, n"15, mars 1994: 32.

41 CitIzen 1716/1991.

42 Sweeps1ag n'l, 1993; CllIzen 13/411993: 2. Monty Marl<ow, dirigeant auto­promu "général" de l'AWB à Durban, nous parlait de 45.000 hommes, sans compter les réservis­tes.

43 Weekly Mali 30/4/1993.

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l'OfS sont des régions plus sensibles à l'AWB à cause de leur cultureafrikaner.

Les Wit Wolwe de Barend Strydom, eux, émanent du mouve­ment de résistance boer (Boere Weerstandsbeweging). Ils ont été direc­tement aux prises avec l'APLA, dont ils ont détenu en otage un mem­bre suspecté d'avoir pris part à des assassinats de Blancs44. En octobre1992, Barend Strydom a paradoxalement bénéficié de la libération desprisonniers politiques demandéepar l'ANC alors qu'il avait été con­damné à mort pour le massacre de sept Noirs et d'un Indien à Pretoriaen novembre 1988! Cet ancien policier et dangereux psychopathe af­firme que son "attaque devait répondre à la campagne de terreur menée àl'époque par l'ANe. [... ] Pour moi, ce n'était qu'une journée de travailcomme une autre. J'étais un guerrier. [... ] Je ne regrette rien. Si néces­saire, je tuerai encore"45.

Les actions de l'extrême droite se partagent entre des attaquespréméditées et les impulsions irrationnelles de snipers fous qui se met­tent à tirer au hasard sur des passants noirs. Dans ce dernier cas, ontrouve un père de famille âgé de cinquante-deux ans, membre du CP etsympathisant de l'AWB, qui descend dans la rue "faire un carton" surdeux manifestants noirs à Vanderbijlpark en avril 199346. Dans lepremier cas, on trouve trois membres de l'AWB et de l'Orde van dieBoerevolk qui tuent sept passagers d'un bus dans la banlieue noired'Avoca pour se venger d'une attaque du PAC à Durban en octobre199047.

Pour l'instant, la situation des Blancs n'est pas si grave qu'ellecondlÙse à la formation d'une "organisation de l'armée secrète" àl'instar des pieds noirs en Algérie. Malgré la passivité bienveillante desforces de sécurité lors d'une attaque de l'AWB sur le World Trade Cen­tre où se tenaient les négociations constitutionnelles, la tentative mal­heureuse de restauration de Lucas Mangope au Bophuthatswana et lescoups de filets opérés par la police contre les poseurs de bombes aumoment des élections d'avril 1994 ont assagi les branches armées œl'extrême droite. Adoucissant sa position sur une éventuelle participa­tion aux élections locales de novembre 1995, l'AWB a essayé de mon-

44 CitIZen 29/3/1993: 1-2. Janusz Walus. ce Polonais membre de l'AWll qui a tuéChris Hani. appartenait aussi aux Wil Wo/we.

45 Marion, G. Le Monde 6/10/1992; Rapport 4/1011992.

46 Star 19/4/1993.

47 Race Re/aJlOns Survey, 1992: 487

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nayer un report de l'échéance des amnisties promises à ceux qui acœp­taient de se soumettre aux investigations de la commission Vérité48.

Le risque d'une radicalisation de l'extrême droite dépend beau­coup, aussi, de l'attitude du nouveau gouvernement, ainsi que le pensel'écrivain Breyten Breytenbachdans une lettre ouverte à Mandela49. "Sinous devions marcher sur les traces de l'Algérie, dont le mouvement œlibération nationale a amené au pouvoir une classe dirigeante composéede nombreux exilés qui ont entrepris de piller le pays en une longueorgie de conuption [... ], nous serions à coup st1r pris dans la mêmetornade: toute une génération de fondamentalistes finirait par se leverpour dénoncer des idéaux, ceux-là même véhiculés par le mouvementde libération nationale: tolérance, civilisation et émancipation, éduca­tion pour tous et séparation des pouvoirs, développement national. Aune différence près: nous écoperions de la version raciste, au lieu œcelle du fanatisme religieux sous ses multiples fonnes".

Les conflits entre partis politiques

Bien plus que les attaques de Blancs, les conflits entre les partispolitiques noirs ont ensanglanté l'Afrique du Sud; la guerre du Natal,qui a opposé l'Inkatha et l'ANC au milieu des annés 1980, a dérapévers le Reef fin juillet 1990 (P. Chapleau, 1992: 64). G. Simpsonfait une lecture très politique de la violence, dont la courbe accompa­gnerait précisément les étapes des négociations à la Codesa (1992: 9).La menace d'une reprise de la lutte armée ou le discours sécessionnistede l' IFP ont servi d'argument à la table des négociations.L'intimidation physique a pennis aux partis d'élargir leur base (c. œKock, 1992: 13). Cela n'empêche pas de mettre en cause les partis« blancs ». En juin 1992, la visite du président De Klerk aux victi­mes du massacre de Boipatong a été perçue comme une provocationparce qu'eUe faisait visiblement partie d'une campagne électorale. Blea entraîné trois morts supplémentaires après le départdu chef de l'État,chassé à coups depierresso.

On a aussi reproché à l'ANC son irresponsabilité. Les deuxmois qui ont suivi la libération de Nelson Mandela ont été marqués

48 Business Day 31/1/1995.49 L.bérallon 9/6/1994: 5.

50 Olivier, Johan L. : Political Conflict in South Mrica. A Resource Mobilisation Ap­proach, ln Bekker, S., 1992 . 7, Sunday T.mes 21/12/1992 ; Le Monde 23/6/1992: 6.

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dans le Natal par des records statistiques dans le bilan des victimes de laviolence politique, avec une "guerre des sept jours" particulièrementmeurtrière autour de Pietermaritzburg (S. Bekker, 1992: 37). Le 2juillet 1990, l'ANC a organisé une grève générale pour demander ledémantèlement du KwaZulu et de sa police. La manoeuvre était malvenue car elle semblait n'être dirigée que contre les Zoulous etl'Inkatha alors que l'ANC entretenait de bonnes relations avec leTranskei du général Holomisa. Quelques jours après, quand l'Inkatha alancé une campagne de recrutement dans le Transvaal et s'est rebaptiséIFP, les partisans de Buthelezi ont été reçus à coups de pierres par lesfidèles de Mandela à Sebokeng. Le refus d'admettre la "concurrence"dans la grande banlieue de Johannesburg a été interprété comme un si­gnedel'intolérancedel'ANC (A. Jeffery, 1992; G. Simpson, 1991 :17). En août, cette "guerre du Reef" comptait déjà plus de 670 morts.

En septembre 1992 à Bisho,le parÜ de Nelson Mandela a lancéde façon provocante ses troupes à l'assaut des forces de sécurité du Cis­kei, massacre qui a fait vingt-neuf morts suivis, par contrecoup, de sixautres lors des funérailles des victimes la semaine suivante51 . Si lacommission Goldstone a jugé que l'armée du Ciskei avait agi "de ma­nière injustifiable et illégale" (l'unique soldat tué a probablement été lavictime de ses collègues), elle a aussi mis en cause le chef des servicesde renseignements du MK, Ronnie Kasrils, qui a admis que les organi­sateurs de la manifestation avaient sciemment enfreint l'interdictiond'entrer dans Bisho.

Outre les forces de l'ordre, l'ANC était combattu à sa droite parl'IFP et à sa gauche par le PAC et l'Azapo. Au milieu des années1980 dans les townships de Johannesburg, des batailles de rues ont misaux prises les "Zim-zim"partisans de Stephen Biko et les "Wararas" œl'ANC (R. Malan, 1991 : 301). Le surnom des premiers venait de leuramour immodéré pour les slogans en "isme" : pour le socialisme, con­tre le capitalisme, contre le colonialisme, contre le racisme... Celuides seconds dériVaIt du terme afrikaans waar-WOQT ("où-où" ?), à causedu parcours idéologique erratique de l'UDF. En décembre 1990 et jan­vier 1991, de pareils heurts ont eu lieu à Bekkersdal, dans l'ouest dIRand, et à Zamdela, près de Sasolburg dans l'État libre d'Orange, oùdes partisans de Mandela ont chassé à coups de revolvers des étudiantsaffiliés à l'Azap0 52. Le PAC et l'ANC se sont opposés lors de trou­bles similaires à Munsieville dans l'ouest du Rand, à Komga et Kwa-

51 Le Monde 10/9/1992

52 Race ReiallOns Survey, 1992: 494.

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Nobuhle dans l'est de la province du Cap, à Khayelitsha dans la œn­lieue du Cap et à Fort Beaufort près de Grahamstown53 .

Le gros des affrontements a opposé l'Inkatha et l'ANC (tab. 4).L'IFP affinne qu'entre 1985 et 1993, on a assassiné 282 de ses respon­sables, dont la très grande majorité dans le Natal54. La commissionGoldstone, chargée d' enquêtersur les violences publiques, n'a pas vou­lu désigner un coupable plus qu'un autre. Elle a condamné à la fois leport d'annes "culturelles" par les manifestants de l'Inkatha et les pro­vocations des jeunes mili tants de l'ANC. La commission des droits œl'homme HRC, proche du mouvement de Mandela, a en revanche tenul'IFP pour responsable à 69% des 49 massacres qui ont fait 1.250morts entre juillet 1990 et juin 1992, principalement dans le Natlli etle PWV55. Venaient ensuite, au banc des accusés, les escadrons de lamort des vigilantes (6%), les forces de sécurité (8%) et l'ANC (12%).Seulement 5% des attaquants n'auraient pas été identifiés, alors que leSAIRR estimait que dans 85% des cas on n'avait pas pu confondrel'agresseur. Les chiffres varient beaucoup d'un organisme à l'autre. Surle Reef, la CASE blamait l'IFP pour 51% des actes de violence en1990-1991, contre 23% pour la police et seulement 4% pour l'ANC,tandis qu'un rapport des forces de l'ordre identifiait l'agresseur commeétant l'ANC dans 86% des attaques et l'IFP dans 12%56 !

Tab. 4 : Les massacres de la transition démocratique en Afrique duSud,I990-1994

Source: HRC: Human RJghts Review. Johannesburg. HRC, 1992; Anti-apartheid Movementand UN Special Commitlee against Apartheid, International Hearing n·7: Special Briefrng onMassacres Londres, Johannesburg. HRC, 1992; Inhtha Institute : Monthly Reports 00 Vio­lence (Durban) ; TilleU, Ed : IF1' Death Dossier. Submission by the Inhtha Freedom Party at thePrelimioary Heanogs of the Goldstone Conmission Durban, 4/12/1992; H. Varney, 1992.

Date lieu Victimes Protagonistes28/3/ Johannesburg 53 morts IFP/ANC1994- (Johannesburg)

17/12/19 Umla:zi : Uganda 9 morts foyers IFP/93 bll'h<>n squatters ANC

53 Race Reiarlons Survey, 1992: 506 ; Report of the Independent Board of Inquiryinlo Informai Repression. JHB, !BrrR. fév. 1993: 32.

54 lokatha Institute : MonthIy Report on Violence. DBN, mars 1993: Il ; Race Rela­lIOns Survey, 1992: 502.

55 Anti.apartheid Movement and UN Special Commitlee against Apartheid, Internatio­nal Hearing n·7 . Special Briefing on Massacres. Londres, Johannesburg, HRC, 1992.

56 Race Re1allons Survey, 1992: xxxv

99

8/9/ Katlehong, Soweto & 27 morts syndicats de taxis1993 Wadeville (East Rand

& Johannesburg)1181 Tokoza (East Rand) 14 morts, dont IFP/ANC1993 2 policiers

31/7/ Tembisa (East Rand) 33 morts IFP/ANC19931-15/7/ Tokoza & Katlehong 69 morts IFP/ANC1993 (East Rand)1-16/5/ Inanda : l3ambayc 28 morts ANC/ANC-IFP1993 (Durban)

18/4,26/ Sebokeng (Vaal) 19 morts IFP/ANC6 & 12/7/199314-16/2/ Inanda : Bambaye 10 morts ANC/ANC à propos1993 (Durban) de sorcellerie28/ III Sebokeng (Vaal) 10 morts MK/habitants19922~26/ Umbumbulu 26 morts commandos ANC/10/1992 (Sud Natal) religicuxIFP26/9/ Gengeshc Il morts commandos/1992 (Natal MIdlands) habitants14/9/ Urngabaha 8 morts ANC/IFP1992 (Sud Natal)7/9/ Bisho (Ciskei) 29 morts forces de sécurité du1992 Ciskei/ ANC4/9/ Bome1a (Natal) 12 morts ANC/IFP19922/8/ Esikhawcni Il morts commandos/1992 (Nord Natal) habitants17/6/ Boipatong 39 morts IFP/ANC1992 (Vaal)

16/6/ Vosloorus 10 morts commandos/1992 (East Rand) clients d'un shebeen1114/ Esikhaweni Il morts commandos/1992 (Nord Natal) cortègefunéraire3/4/ Katlehong: 23 morts ANC/squatters IFP1992 Crossroads (East Rand)

100

13/31 Umlazi: Uganda entre 18 et 25 foyers IFPI1992 (nllrl~n) morts squatters ANC16/21 Esikhaweni 12 morts IFPI1992 (Nord Natal) foyersANC19/121 Mpumalanga Il morts commandosl1991 (Natal Midlands) habitants3/121 Bruntville 18 morts IFP/ANC1991 (Natal Midlands)

211111 Applebosch 10 morts IFP/ANC1991 (NordNatal)13/101 Soweto: Mapetla 10 morts commandos/shebeen1991 (Johannesburg)10/101 Katlehong 10 morts commandosl

1991 ŒastRand) passaj!ers de bus10/101 Umlazi : section Z 7 morts commandos1991 (Durban) IFP/ANC

7/101 Katlehong 20 morts commandos IFPI1991 ŒastRand) funérailles ANC10/91 Katlehong 10 morts hostels IFPI1991 ŒastRand) passaj!ers de train8/91 Soweto: Mofolo 13 morts commandos/habi-1991 (Johannesburg) tants8/91 Tokoza 23 morts commandos ANCI1991 (East Rand) foyerIFP11181 Alexandra 19 morts foyer IFP Madala/1991 (Johannesbur.!Ü township ANC21-231 Richmond 16 morts IFP/ANC6/1991 (Natal Midlands)23/51 Sebokeng 13 morts commandoslclients1991 Naa1) deshebeen12/51 Swanieville 29 morts IFP1squatters1991 (West Rand)

28/41 Soweto: 10 morts funérailles IFPIANC1991 Meadowlands

(Johannesburg)14/41 Soweto: Nancefieldl Il morts foyers IFP/squatters1991 Power Park ANC

(Johannesburg)

101

14/4/ Gamalakhe 10 morts commandos IFP/1991 (Sud Natal) manifestants ANC27/3/ Alexandra 15 morts commandos/1991 (Johannesburg) veillée de funérailles24/3/ Daveyton 12 morts SAP/manifestants1991 ŒastRand) ANC17/3/ Alexandra 10 morts commandos ANC/1991 (Johannesburg) manifestants IFP6-10/ Alexandra 45 morts IFP/ANC3/1991 (Johannesburl!)3/3/ Soweto: Mzimhlope/ 24 morts foyers IFP/résidents1991 Meadowlands xhosa

(Johannesburl!)10/2/ Taylor's Halt: Kwa- 18 morts ANC/1991 Shange passagers de bus IFP

(Natal Midlands)

12/1/ Sebokeng (Vaal) 45 morts commandos/filllé-1991 railles ANC4/1/ Umgababa : Emagcino 27 morts commandos IFP/1991 (Sud Natal) manifestants ANC11/12/ Tokoza 52 morts IFP/ANC1990 (East Rand)3-8/12/ Tokoza 33 morts IFP/ANC1990 (East Rand)3/12/ Trust Feed (Natal) Il morts SAP/habitants19902/12/ Tokoza 30 morts foyers IFP/1990 {East Rand) township ANC26/ III Soweto: Dobsonville 13 morts vigilantes/foyers1990 (Johannesburg)26/11/ Katlehong : Mandela Il morts vigilantes1990 View (East Rand) IFP/squatters15-19/ Katlehong: Zonkezi- 34 morts squatters & foyers11/1990 zwe (East Rand) IFP/sauatters ANC8/ Il / Bruntvillc 16 morts foyers IFP/1990 {Natal MidIands) townshio ANC28/10/ Soweto: Naledi 16 morts revanche IFP pour1990 (Johannesburg) un assassinat/ANC

102

13/9/ Gare de Jeppestown 21 morts IFP/1990 entre Denver & Ben- passagers de train

rose (Johannesburg)8-9/9/ Soweto: Tladi 26 morts vigilantes/habitants1990 (Johannesburg)4/9/ Sebokeng 30 morts vigilantes IFP &1990 (Vaal) SADF/fover1-2/9/ Tokoza, Tembisa, 44 morts foyers IFP/1990 Vosloorus (East Rand) townships ANC5-23/8/ Soweto 122 morts IFP/ANC1990 (Johannesburg)14/8/ Katlehong: 24 morts IFP/squatters ANC1990 Crossroads (East Rand)12-15/8/ Tokoza: Phola Park 150 morts foyers IFP/squatters1990 (East Rand) ANC5-23/8/ Kagiso 30 morts foyers IFP/ANC1990 (West Rand)

1-1118/ Sebokeng (Vaal) 13 morts IFP/foyers199022-25/7/ Sebokeng & Evaton 47 morts IFP/habitants1990 (Vaal)

A. Jeffery démonte les mécanismes de désinformation des asso­ciations de gauche en Afrique du Sud (1992). L'ICJ, Amnesty Interna­tional ou la HCR ont toutes été prises en flagrant délit de mensonge enmettant systématiquement la violence sur le compte de l'IFP, de sesvigiles ou des forces de sécurité. Le cas le plus étonnant est peut-êtrecelui de Crossroads, un camp de squatters dans l'est du Rand où 23membres de l' IFP ont été surpris dans leur sommeil et assassinés parun commando de l'ANC en avril 1992. La HRC a estimé qu'ils'agissait d'une action préventive contre un groupe de vigilantes, à quia donc été imputée la responsabilité du massacre! Et quand des mili­tants de l'ANC ont été assassinés à Richmond dans le Natal en juin1991, la HRC n'a pas mentionné qu'il s'agissait d'une action de repré­sailles après la mort de 29 militants de l'IFP. Pareillement, le massa­cre de Boipatong en juin 1992 a incontestablement été l'affaire de Zou­lous de l'Inkatha bénéficiant dela complicité passive, voire active, desforces de l'ordre. Mais ce que la presse "bien pensante" a souvent"oublié" de mentionner, ce sont les attaques de début avril par des Xho­sa affiliés à l'ANC, qui avaient fait 32 victimes dans deux bidonvilles

103

Inkatha des environs de Johannesburg, Crossroads et Zonkizizwe. DIcommission Goldstone note que "contrairement au massacre de Boipa­tong, [ces attaques] ont disparu de la une des journaux. Les enquêtesont piétiné, ce qui laisse d'innocentes victimes se demanderpouquoi ilexiste une loi à deux vitesses en fonction des affiliations politiques"57.

Les habitants des townships, eux, renvoient dos à dos lescomrades de l'ANC et les régiments impi de l'Inkatha, tenus à paritépour responsables dela violence (D. Darbon, 1993: 13). A Johannes­burg, ceux d'Alexandra identifient d'abord leurs assaillants commeétant les jeunes, les chômeurs, les squatters, les comtsotsis et lesgangsters, et en second lieu les agresseurs de l'extérieur: les migrantsruraux des hostels ou des nouveaux bidonvilles et les forces de l'ordre(P. Stavrou, 1992). Dans les zones d'habitat informel de Durban, onconsidère que pour réussir dans la vie il faut avoir un bon métier maispas faire de la politique (L. ScWemmer, 1985: 68). Les affrontementsde partis n'ont rien d'idéologique sur le terrain et mettent surtout en re­lief la lassitude grandissante de populations prises entre deux feux. Lejournaliste K. Gordon-Batesécrit "queles violences en Afrique du Sudsont souvent provoquées par des affaires locales (un parent à venger,accès à un robinet d'eau, une petite amie "volée"... ) "colorées" ou in­fluencées par la cnse nationale"58. Dans les années 1980, l'UDF et lesyndicat Cosatu ont aussi récupéré à leur profit des revendicationsd'ordre socio-économique que l'ampleur de la répression avait enflam­mées mais dont le point de départ était très local: crise du logement,coupures d'eau ou d'électricité, problèmes de transports en commlill,hausse des loyers, expulsions, carences de l'enseignement et des éq.Ji­pements sanitaires, conditions de vie déplorables (P. Chapleau: 1992 :57-8). Sur le fond, M. Morris signale la dérive d'antagonismes qui, au

milieu des années 1980, opposaient les habitants des banlieues noiresaux commerçants, aux notables et aux conseillers municipaux afri­cains, et qui, au début des années 1990, sont devenus des compétitionsentre les pauvres et les très pauvres, entre les townships et les campsde squatters ou les hostels à propos de ressources rares (1992 : 47).

A l'heure des échéances électorales, c'est la présence physiquesur le terrain qui compte. Les violences de l'Inkatha ont lieu là où leparti de Buthelezi est minoritaire, celles de l'ANC là où le parti œMandela est en position de faiblesse. Les élections d'avril 1994 JX:r-

57 Commission Goldslone : Report lnlo the Violence al Tokoza. Preloria,17/11/1992. 33

58 Gordon-Bates. Kim. Journal de Genève 29/6/1992 . 2.

104

mettent de déterminer l'influence de chacun. L'ANC ne dépasse pas labarre des deux tiers qui lui aurait permis de réécrire seul la Constitutionde 1999 et le NP remporte une des deux vice-présidences en la personnede De Klerk59. Le déroulement du vote, le premier au sufrage univer­sel, est surtout perturbé par les problèmes d'organisation de la com­mission électorale IEC plus que par des actes d'intimidation, hormisquelques bombes posées par l'extrême droite blanche. fi n' y a pas ci:listes électorales; les électeurs sont libres d'aller voter où ils veulent.Plusieurs bureaux de vote sont donc rapidement à court de bulletins ;on note des cas de fraudes mineurs.

La formation d'un gouvernement d'union nationale avec le NPet l'Inkatha, qui ont remporté l'un la province du Cap occidental,l'autre celle du Natal, apaise un peu les conflits. Bizarrement, la crimi­nalité, désormais dénuée de toute justification politique, ne devient pasun gros enjeu électoral au niveau national. C'est au niveau local qœles partis d'opposition à l' ANC en font un cheval de bataille aux mu­nicipales de 1995 et 1996. L'IFP préconise le rétablissement de lapeine de mort et l'attribution de pouvoirs d'arrestation aux agents de lacirculation. Le DP demande le renforcement des effectifs de police. Leparti chrétien se pose en défenseurdes vertus familiales et de la moralepublique. Les écologistes militent pour un retour à la terre...

Quoiqu'il en soit de ces manipulations relativement à la vio­lence, les luttes pour le pouvoir démontrent en Mrique du Sud ou auNigeria l'importance des alignements politiques. Mais l'analyse de telsconflits serait réductrice si elle s'en tenait aux seules appartenances IEr­tisanes et ne prenait pas aussi en compte leur dimension raciale, so­ciale ct religieuse.

59 Bosch, Alfred: Premières élections en Afrique du Sud. Politique afncalne n°54,juin 1994: 127-43.

105

Chapitre 4

LES MOBILISATIONS RACIALES:LA PEUR DE L'AUTRE

L'affrontement racial distingue fondamentalement le Nigeria œl'Afrique du Sud, où il paraît prédominer. Mais les conflits entre Inka­tha et ANC, rangés dans le registre des luttes inter-ethniques par biendes observateurs, imposent de nouvelles approches qui gagnent à êtrereplacées dans l'ensemble africain. La comparaison avec le Nigeria"tribaliste" n'en devient que plus instructive. On est tenté de penserqu'au Nigeria, "pouvoir noir" par excellence puisque le colonisateurbritannique s'est vraiment retiré après l'indépendance, les problèmes ra­ciaux ont moins d'importance qu'en Afrique du Sud et que la violencepolitique obéit plus à des allégeances ethniques.

UNE DÉCOLONISATION EN DOUCEUR AU NIGERIA

Dans l'optique du fanonisme, la violence, produit de la coloni­sation, est nécessaire à l'émancipation des "indigènes" et à la disJXlfÏ­tion de leur complexe d'infériorité l . Mais l'indépendance en Afriquenoire, résultat de la fatigue des colonisateurs plus que de la lutte des c0­

lonisés, a été beaucoup moins violente qu'en Asie. En cinq ans, de laGold Coast au Kenya, tout a été fait, ou presque. Des Britanniques ontmême considéréque c'était la bureaucratie coloniale qui avait initié ladécolonisation: elle aurait compris de façon précoce qu'une Afriqueindépendante serait plus rentable, à l'instar d'un Commonwealth"blanc',z. Que ce soit par la force des choses, sous la pression des na-

1 Fanon. Frantz : Wretched nf the Earth Lnndres, MaçGibbon & Kee, 1965.

2 Darwin, John: British Deçolooization sinçe 1945: A Pattern or a Puzzle? Journalof lmpenal and Commonweal!h Studles 12, 1984: 187-209 Outre-Mançhe, les émules du car­Ilérisme n'étaient pas loin de rejoindre çette éçole quand ils soulignaient que les çolooies fran­çaises çoOtaient plus qu'elles ne rapportaient Marseille, Jaçques : Empire çolooial et capitalismefrançais: Histoire d'un divorce Paris, Albin Miçhel, 1984.

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tionalistes africains, ou pour suivre l'air du temps, ainsi que le donne àcroire le premier ministre conservateur Harold Macmillan avec son dis­cours du "vent du changement" à Accra en 1960, l'accession àl'indépendance a peu cristallisé les antagonismes raciaux, exceptionfaite de l'Afrique australe3. Les dérnpages de la décolonisation françaiseà Madagascaren 1947 ou au Cameroun contre les maquisards de l' UPCn'ont jamais atteint l'intensité de la guerre d'Algérie.

Dans l'Afrique de l'Ouest britannique en particulier, il n'y avaitpas, selon K. Little, "d'antipathie mutuelle, d'hostilité profonde, œsuspicion et de tension comme en Afrique australe. Les relations racia­les [n'étaient] pas un problème social ou politique" (1974: 63).D'après cet auteur, la situation aurait été différente dans les coloniesfrançaises, où le ressentiment des "évolués" aurait été plus vif à causede l'assimilation républicaine et de ses limites. Le lycée français auraitproduit la revendication, au contraire d'une Grande Bretagne quin'encourageait pas l'intelligentsia locale4. La ségrégation britanniqueaurait moins choqué l'Africain parce que cel ui-ci n'aurait pas été appeléà partager la culture européenne.

Au Nigeria plus qu'ailleurs, l'empreinte européenne a été faible.Le système d'administration indirecte a accordé de plus en plusd'autonomie aux Noirs, sans exclure une bonne part de mépris puisquele gouverneur Donald Cameron le définissait comme un moyen 'tlecommuniquer avec des primitifs et des ignorants"s. Dans les campa­gnes, la réaction à la fiscalité coloniale a pris un tour violent avantd'être canalisée par les unions tribales. L'indépendance a été obtenuepar la négociation avec des élites urbaines et occidentalisées. Le natio­nalisme, porteur d'espoirs déçus, a surtout été un combatd'intellectuels et de fonctionnaires6

Awolowo, leader yorouba de l'opposition pendant la PremièreRépublique et admirateur de Nkrumah, regrettait d'ailleurs qœl'indépendancen' eût produit aucun héros national faute de lutte année7.

3 MacMillan avaIt déjà tenu W1 dIscours similaire en 1957 à Bedford. qui n'a pasconnu la notoriété de celui de 1960 Low, Donald Anthony. Eclipse of empire. Cambridge,Cambridge University Press, 1991: 211-2

4 Les Britanmques ont été chiches en matière de politique scolaire. A ("indépendance,la Gold Coast venait en tête par le nombre de ses diplomés, suivie de la Rhodésie du Nord etdu Kenya, avec le Nigeria bien derrière. Voir aussi Mercier, Paul: The European conunW1ity ofDakar. CahIers InternatIOnaux de SOCIOlogIe 19, 1955; Cruise O'Bnen, Rita: White Societyin Black Mrica. Londres, Faber, 1972; Le V,ne, Victor: The COUflle of Political Violence, ln

Lewis, H.: French Speakmg Mrica. New York, Walker, 1965. 17; Gifford, P. & Lewis, R.W..France and Britain in Mnca. New Haven, 1971.

S Cité ln Felennan, Steven : Peasant Intellectuals : Anthropology and HistOl)' in Tan­zania. Madison, Uni versity of W,sconsin Press, 1990: 135.

6 Smith, Anthony D . The Ethnie Reviva!. Cambridge, Cambridge University Press,1981: 108.

7 Awolowo, Obafemi: Path to Nigerian Freedom. Londres, Faber & Faber, 1947:

108

Macaulay, précurseur du nationalisme nigérian, avait choisi la voie l~

gale. Azikiwe, le "père de l'indépendance", n'a jamais voulu soutenirouvertement les Zikistes, la fraction radicale de son parti qui prônait lerecours à la violence et la haine de l'Européen8. Les troubles étudiantssur le campus de l'université d'Ibadanen novembre 1957 ont aussi étéanti-européens et se sont surtout opposés aux professeurs britanniques,mieux payés que leurs collègues nigérians9. Mais les commissionsHarraginde 1946, Gorsuch de 1955 et Newns de 1959 ont promu lesAfricains dans la fonction publique; le rapport Mbanefo de 1959 apréconisé l'égalité de traitements avec les expatriés britanniques.

L'absence de colons a beaucoupjoué. La population européennen'était que "de passage". Le facteur racial est resté effacé dans la régionet l'on a plutôt dénoncé l'élitisme des "Africains blancs" au gouverne­ment lO Aujourd'hui, l'hostilité à l'égard des Blancs Oyigbo est celledu pauvre à l'égard du riche 11. Elle n'exprime pas le besoin œs'affranchir du colonisateur, bien qu'elle puisse transmettre aussi desmessages revendicatifs contre une dépendance économique ou pour unmessianisme noir, messages qui témoignent d'un complexed'infériorité révélé à travers les discours méprisants sur les autres na­tions ouest-africaines.

L'AFFRONTEMENT RACIAL EN AFRIQUE DU SUD

L'accession à l'indépendance, pure formalité dans le cas sud­africain en 1960, se distingue de la décolonisation, qui se définit par ré­férenceraciale au besoin de promotion d'une majorité exploitée et labo­rieuse assimilée à la race noire. A la différence d'une société nigérianeplus ou moins relâchée où règne le chaos mais qui s'est débarrassée œla tutelle britannique, la société sud-africaine est mieux tenue et pr~

sente tous les ingrédients d'une poudrière raciale, avec une minoritéblanche sur la défensive et une masse africaine trop longtemps ségr~

guée. La cristallisation raciale a fini par aboutir à la dissidence d'Wlefaction radicale de l'ANC, constituée en Congrès panafricain et favora­ble à l'expulsion des Blancs hors d'une Afrique du Sud rebaptisée Aza­nie. Son aile armée, l'APLA, a commis des attentats racistes. Selon

299.

8 Olusanya. G.a : The World War Two and Politics in Nigeria, 1939-53. Lagos,Uruversity of Lagos Press, 1973; 115-6.

9 BeTeday, George Z.F.: Student Uorest in 4 Cities, ln Goldsmith, J., 1973: 89-117.

10 Jeffries, Richard D. : Popu1isttendencies in the Ghanian Trade Union Movement,ln Sandbrook, R. & Cohen, R., 1975: 267-78; Le Vine, R.: Anti-European Violence in Mri­ca: a Comparative Analysis. Journal of Conf/ICI Resolu/lon vol.2, n04, 1959: 420-9.

11 EIre prolétaire ~ Kano signifie par exemple que l'on est sownis au travail desBlancs «I/km ba/ure).

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un sondage de l'institut Markinor, un Noir sur dix approuvait les (l'l­

sassinats de Blancs tandis que 40% comprenaient les motivations desterroristes 12. Le glissement confirme malheureusement les propos œl'écrivain libéral blanc Alan Paton dans les années 1960:"Lorsqu'enfin nous nous mettrons à les aimer, ils en seront venus ànous haïr" (cité in R. Malan, 1991: 95).

Du côté des Blancs, l'indifférence est aujourd'hui plus impres­sionante que le racisme d'une bande d'excités d'extrême droite qui, se­lon le mot d'un militant du parti néo-nazi AWB, considèrent que '1esNoirs n'ont pas d'âmes et ne sont pas des créatures de Dieu". Les p0­

pulations de souche européenne sont généralement plus concernées parleur confort petit bourgeois ct la température de leur piscine (les noya­des sont la première cause d'accidents mortels pour les enfants blancs)que par le sort de ghettos où elles n'ont jamais mis les pieds. Le ds­cours sur le "péril noir" (swart gevaar) alimente les peurs et empêche lerapprochement des races. fi se nourrit de l'idée selon laquelle le Noirest naturellement violent, et donc dangereux. Certains universitairescorroborent: "la perception des Noirs quant à leur propre puissance estsans doute plus grande que pour les autres groupes raciaux et facilite lerecours à la violence politique"13.

Noirs et Blancs vivent dans deux mondes à part. fis ne mangentpas la même nourriture, n'ont pas les mêmes loisirs, ne pratiquent pasles mêmes jeux. fi existe des sports de classe comme la natation et letennis ... et de race comme le rugby pour les Blancs et le football pourles Noirs l4.

Les phénomènes de mimétisme et d'acculturation sont néan­moins frappants. Les matches de rugby sont rarement suivis de débor­dements bien que la foule des spectateurs soit multiraciale et que lapresse condamne la violence d'un sport de « voyou », le thug­by (amalgame de thug et de rugby)15. Les enfants noirs préfèrent ache­ter des poupées blanches et les artistes jouent le rôle de "courtiers cul­turels" du syncrétisme (S. Burman, 1986: 168; D. Copian, 1992 :361). "Le fait que la culture noire américaine ait attiré les deux classes[Africains et Européens] montre bien qu'il n'est pas besoin d'une inter­action réelle avec des membres d'un autre groupe pour influencer laformation des identItés", dit D. Copian (1992 : 354).

Les interdépendanceséconomiques sont nombreuses, à tel pointque les grèves et les boycotts ont été les armes les plus efficaces dI

12 Le Monde 71711993: 6.

13 Kotze, D.A. : Political Spectators, ln Marais, G., 1978: 300.

14 Ces derniers n'ont pas accès à des terrains aménagés alors que les athlètes de cou­leur dominent les stades sud-africains. Moulout, Corinne. LIbéra/IOn 2616/1993: 24.

15 Sitr, M. : Violence in sport, ln McKendrick. B., 1990: 135-61.

110

pouvoir noir parce qu'ils bloquaient l'industrie blanche (D. Darbon,1987: 19). Les Noirs sont indispensables à la bonne marche œl'économie blanche. Pour la première fois en 1985, leurs dépenses œconsommation ont même été supérieures (47,7% du total) à celles desBlancs (40,2%). Les Noirs achètent 50% des vêtements, 54% des pro­duits d'alimentation et des télévisions, 60% de l'alcool et des produitsménagers de nettoyage16. Ds préfèrent s'approvisionner dans les com­merces des Blancs, mieux achalandés et moins chers. En 1984, 72%des achats des habitants des townships de Pretoria, 75% de ceux œSoweto, 80% de ceux de Sebokeng et Evaton et 59% de ceux d'Umlazise faisaient dans les zones blanches17.

Le facteur racial est loin de tout expliquer des conflits politi­ques. La preuve: le démantèlement de l'apartheid n'a pas diminué l'in­tensité dela violence. C'est d'autant plus étonnant que, dans le secteurindustriel par exemple, les différences de salaires entre les Noirs et lesBlancs ont été ramenées de 1 pour 4,4 en 1980 à 1 pour 3,4 en 1989 18.

Selon le professeur Charles Simkins' à l'université du Witwatersrand,les proportions de ce que gagnait la minorité blanche par rapport à lamajorité noire sont tombées en 1990 à 54% des revenus pour la pre­mière et à 33% pour la seconde, contre respectivement deux tiers et unquart dans les années 198019. Le journaliste P. Laurence remarque qœla levée de l'interdiction des groupements politiques noirs en février1990 n'a pas pennis de pacifier le pays parce que la violence est aussinourrie par des forces démographiques et socio-économiques20. Pourune population de38,1 millions d'habitants composée à 74% de Noirset à 14% de Blancs en 1989, on aurait besoin de créer un nouvel em­ploi toutes les 17 secondes alors qu'un enfant noir naît toutes les 28secondes et un blanc toutes les 12 minutes (GT. du Preez, 1992: 4-5& 9). La réfonne du président De Klerk, dit P. Chapleau, "si elle a faitsortir le pays de l'impasse politique, n'a en somme réglé aucun pro­blème social ou économique" (1992 : 58).

L'affrontement racial est souvent réduit à une lutte des classes,comme si cela pouvait faciliter l'explications des conflits21 . Le Noirserait toujours pauvre et le Blanc toujours riche, ce Blanc qu'on appelle!aaJue ou ngambla dans l'argot sowetan, lekgoa en sotho, lekgowo en

16 Secunty Focus voUO, n° ID, oct. 1992, 293

17 En 1991 ~ Soweto, la proportion a été ramenée ~ 50%, contre 90% en 1978, ce quimontre le développement du petit commerce dans les townships, notamment des boutiques spa­zao Race RelatIOns Survey, 1992' 177.

18 Race RelatIOns Survey, 1992: c.

19 Race RelatIOns Survey, 1992: c.

20 The Star 5/4/1990.

21 Welsh, D. , The Nature of Racial conllict in South Africa. SOCial Dynam.cs vol.4,n° l, juin 1978, 35 ; Omond, R. : The Apartheid Handbook. Londres, Penguin, 1986. 282p.

III

tswana et umlungu en zoulou. Seulement 2% des Noirs, 13% des Mé­tis et 27% des Indiens gagnent plus de 2.000 rands par mois, environ3.400 francs22 . Les disparités socio-économiques reflètent cet écartavec des différences régionales plus ou moins fortes23 . La mortalité in­fantile nationale, par exemple, était de 9% en 1981 (S. Bunnan,1986: 46). Mais le taux était de 2% pour les bébés blancs de sexemasculin, contre 9,6% pour les noirs, et de 1,5% pour les bébés blancsde sexe féminin, contre 7,6% pour les noirs24. En 1988, 57,4% des en­fants noirs parvenaIent au niveau du bac, contre 97% des blancs, etseulement 28,7% réussissaient à passer l'eXaInen25. Les dépenses lE"écolier étaient dix fois inférieures à celles des Blancs, bien que le bud­get de l'éducation pour les Noirs eOt augmenté de 4.700% entre 1971et 198726. Dans la région de Johannesburg, le taux de réussite desNoirs au baccalauréat est monté à 35% en 1995 mais restait inférieur àla moyenne nationale (48,5%) et à celui des Blancs 98%27.

Les rapports entre race et classe sont cependant plus complexesqu'ils n'y paraissent (R. Rathbone in S. Marks, 1982: 6). Les prati­ques racistes et l'industrialisation de l'Afrique du Sud entretiennent desrapports de réciprocité. Le racisme contre les "Cafres" (les Noirs, ~l'arabe qqfir: "infidèle') n' a pas été qu'un sentiment irrationnel de ré­pulsion ou de peur envers les Africains. Dans un pays où le sjamboket la "raclée de Cafre" kafferpak étaient monnaie courante, il a été 011­

cial dans l'accumulation du capital. Codifié par l'apartheid, il n'a pasété que le fait des Afrikaners. Les colons britanniques affirmaientqu'une bonne correction physique était la seule chose que les Noirspouvaient comprendre et le Natal de l'ère victorienne était appelé la"province du fouet"28.

L'assimilation audacieuse qui confond race et classe n'est pasacceptée par tout le monde. Si l'on en croit P.L. van den Berghe, lacouleur de peau est plus significative du statut réel que la propriétéfoncière ou le capital29. "L'identification économique des classes, ditB. Bozzoli, n'est pas le derniermot du débat, mais plutôt le premier, etce sont les caractères politique, social, culturel et idéologique qui ren-

22 Race ReiallOn5 Survry, 1992: 344.

23 Slar 17/5/1994 & Martin, D., 1992: 87.

24 Simkins, Charles: Household Composition and Structure in South Afric... In Bur-man, S., 1986: 16-42.

25 The Slar 311/1989.

26 Buvat, Alexis. 1992, op. cit.: 123.

27 Marion, Georges Le Monde 1/2/1995: 4.

28 Peté, S. : Purushrnent and Race: The Emergence of Racially Defined Punishrnent inColonial Natal. Natal Unrversrty Law and SOCiety Revlew v01.1 , n·2, 1986: 99.

29 Van den Bergbe, P.L . South Africa : a study in conflict. Californie, 1967: 267.

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dent reconnaissables les catégories de population"30. "Les valeurs nor­matives dérivées des réseaux de parenté et d'identification ethnique,ajoute S. Marks, ont fait partie des cultures de classe" (1982: 27).

On ne peut pas se contenter d'une définition purement économi­que des catégories sociales telles que Blancs et Noirs, ancienne et nou­velle bourgeoisie, travailleurs qualifiés ou manuels, paysans et ou­vriers, hommes et femmes, Anglophones et Afrikaners. Ces catégoriessont elles-mêmes travaillées par de nombreux clivages. li existe parmiles populations de couleur aisées des "Blancs à ti tre honoraire" commeces puissants hommes d'affaires de Soweto, Ephraim Tshabalala ouRichard Maponya. D. Darbon estime que, dans les "zones grises", « 1edéveloppement séparé a donné naissance à une élite économique et fi­nancièrenoire» (1987: 17). Cette élite, qui n'a pas réussi à consti­tuer une classe moyenne, se distingue bien d'un prolétariat pour quidominations de race et de classe sont identiques. En voulant diviserpour régner, le pouvoir blanc a d'ailleurs cherché à séparer les deuxclasses (S. Marks, 1982 : 32). li a réprimé les grèves ouvrières, au be­soin avec l'armée, mais a voulu consolider une petite bourgeoisie té­nue et fragile. Aujourd'hui, les néo-libéraux souhaitent, pour reprendrela fonnule de M. Morris, une "solution 50%", c'est-à-direune nouvelleAfrique du Sud divisée en classes et non plus en races, où la bourgeoi­sie et le prolétariat noirs auraient le même statut que les Blancs maispas les squatters ou les ruraux sans terre (1992 : 58).

La division entre travailleurs salariés et lumpen est forte. Leprolétariat s'est développé rapidement au rythme d'une industrialisationqui laissait peu de place à une paysannerie affranchie. A la faveur de lacroyance victorienne dans le progrès et avant même la découverte desmines, une petite bourgeoisie "civilisée" issue de la christianisation, œla colonisation et de l'insertion dans une économie de marché est aussiapparue, surtout dans la région du Cap: artisans, mécaniciens, em­ployés de bureaux, coursiers, infirmiers. Elle allait être l'embryon dlmouvement nationaliste et bénéficiait de certificats qui l'exemptait dlpass. En portant un badge, elle pouvait rester habiter et travailler enville alors que les masses en étaient exIues31 . Jusqu'à l'alliance augouvernement des Anglophones et des Afrikaners en 1924, elle a euaccès au département des affaires indigènes et a pu prétendre représenterl'ensemble des Africains. Elle a su utiliser les institutions de l'empirebritannique pour se protéger de la rapacité et de la brutalité des colons.

Les alliances de la petite bourgeoisie africaine, dit P. Bonner,ont toujours "swingué" entre les deux relations de production: celle dl

30 Bozzoli, Belinda: Labour, Townships and Protes!. Johannesburg, studies in thesocial history of the Witwatersrand, 1919: 5.

31 Ble publiait un journal, Umlelel, wa Bantu, et se réunissait dans les Bantu Men'sSocial Centres.

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travail et celle du capital32. Après la preDl1ere guerre mondiale,l'inflation, l'insécurité de l'emploi, la baisse des revenus, la consolida­tion de la colonisation, le racisme, le nationalisme blanc, la fierté de larace anglo-saxonne et, finalement, la ségrégation ont bloqué les possi­bilités de promotion sociale et rogné les acquis des classes moyennesnoires, qui se sont alors tournées vers le prolétariat, par exemple avecla grève des professions de la santé publique en 1918. Le Congrès desnatifs du Transvaal en est venu à rallier les arguments plus radicaux Œla Ligue internationale socialiste. La dépression des années 1930 a pré­cipité la formulation de revendications ouvrières. Le parti communistesud-africaina mis sur pied des manifestations alors que les municipali­tés se refusaient à fournir gratuitement de la nourriture aux sans-emploide peur d'attirer les Africains de la campagne. Les Noirs touchés par lechômage ont organisé des marches de la faim en 193833.

LES INDIENS, LES LIBANAIS ET LES MÉTIS

Les affrontements de races ne se résument pas à un duel Noir­Blanc. L'expatrié européen, qui a bénéficié de l'argument colonial pourjustifier sa présence, n'est pas sur un pied d'égalité avec le Noir etéchappe du même coup à la vindicte d'un "petit peuple" avec qui iln'est pas en concurrence directe. Il n'en est pas de même avec deuxgrosses communautés allogènes, les Indiens et les Libanais, qui n'ontpas eu de paravent colonial pour s'abriter derrière quelque "mission Œcivilisation". Le racisme tenant en l'occurence lieu de "tribalisme", el­les sont l'objet d'hostilité, avec des différences majeures cependant.

Pendant la colonisation, l'idée de l'Indien est que l'Afrique doitêtre gérée par les Blancs, développée par les Indiens et travaillée par lesNoirs34. La communauté garde les yeux tournés vers l'Inde, d'où ellefait venir ses épouses et où elle envoie ses enfants poursuivre leur lilu­cation. Flle ne cherche pas à s'intégrer, il n'y a pas (ou peu) de maria­ges avec des Noirs35. Flle constitue une classe intermédiaire qui se sentplus proche des Européens que des Africains et joue souvent un rôle Œcontremaître, ce qui la fait haïr par les Noirs. Elle sait néanmoinss'adapter aux réalités du continent, rentrer dans les circui ts de la corrup-

32 Bonner, Philip: The Transvaal Native Congre.., 1917-20: the radicalisation ofthe black petty bourgeoisie on the Rand, ln Marks, S., 1982: 270-313.

33 Bosch, Alfred: Premières élections en Mrique du Sud. Pollllque africaIne n° 54,juin 1994: 127-43.

34 Banton, Michael P.. Race Relations. Londres, Tavistock, 1967: 212

35 Stephen Monis, H. : Indians in East Mrica: a .tudy in plural society. Bn!lshJournal of SoclOlogy vol 70, n03, 1956.

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tion et se ménager une image de marque humaniste36. Comme lesNoirs, les Indiens doivent se défendre contre des tentatives de discrimi­nation et de ségrégation résidentielle, par exemple dans le centred'affairesde Lourenço Marques ou dans le quartier de Juja à Nairobi37.

En Afrique du Sud, les Indiens font figure de relatifs privilégiéset sont en majorité perçus comme conservateurs par les mouvementsde libération africains. Si l'attitude du Solidarity Party à l'Assembléetricamérale de 1983 dément peu les idées reçues, les Congrès indiens dINatal et du Transvaal, NIC et TIC, sont pourtant des alliés de longuedate de l'ANC. Les Indiens sont brimés par de nombreuses mesuresdiscriminatoires. L'Immigrants Regulation Act de 1931 leur interdit œdéménager d'une province à l'autre et de s'installer dans l'État libred'Orange, qu'ils n'ont droit de traverser qu'en 24 heures, sans égaropour ceux dont la voiture tombait en panne! Malgré les recommanda­tions de la commission Feetham en 1935, leurs droits fonciers sontlimités par le Ghetto Act de 1946 en échange d'une représentation auniveau national avec trois députés et deux sénateurs blancs et au niveauprovincial avec deux conseillers qui peuvent être indiens. La contrepar­tie est exactement inverse à celle du Land Act de 1936 qui étend lesdroits fonciers des Noirs mais restreint leur droit de vote. Les Indiensperdent de toutes façons toute fonction élective après 1948. Les mem­bres du parlement indien créé par le gouvernement en 1964 sontd'abordnommés, pour moitié élus en 1974, puis tous élus à partir œ1978.

La discrimination ne rapproche pas les exclus et l'on reproche àGandhi de ne s'être battu qu'en faveur des immigrés indiens. En janvier1949, un incident avec un jeune Noir dans la boutique d'un Indien œDurban donne lieu à des émeutes qui font 142 morts, dont 87 du côtéafricain et 50 du côté indien (D. Hemson, 1977: 111). A la mêmeépoque à Sophiatown, une banlieue majoritairement noire de Johan­nesburg, les boutiques des Indiens et des Chinois sont les premièrescibles des émeutiers qui protestent contre la hausse des tarifs de tram­way en novembre 1949 ou qui veulent empêcher l'arrestation d'un tra­fiquantd'alcoolenjanvier 1950 (T. Lodge, 1981). Même chose en fé­vrier 1950 à Newclare, autre quartier noir de Johannesburg, quand lapolice veut emmener un habitant qui n'a pas de pass38. Plus qœd'actes de racisme, il s'agit là de simples pillages si l'on en croit lacommission d'enquête qui suit les événements et selon laquelle les

36 EUe fonde par exemple dans les années 1890 le premier hôpital gratuit et la pr.,.mière léproserie (Sewa Haji) de l'Est-africain allemand. puis une Ligue d'aide sociale li Mombassaen 1920 et une Association d'assistance sociale li Zanzibar en 1947. dont la maison des pau­vres (Walezo) s'occupe des mendiants coraniques

37 Tiwari, R.e. : Some aspects of the social geography of Nairobi, Kenya. AfricanUrban Noies vol.5, n'2, 1972; Hake, A, 1977

38 Rand Dally Mail 14 & 1512/1950: The Star 14/2/1950.

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gangs criminels sont les premiers à attaquer la police39. A Durban, lespogroms anti -indiens qui se renouvellent lors des grèves de 1973 et desémeutes de 1985 sont plus assimilés à un phénomène de classes car ilsvisent des propriétaires fonciers et des commerçants.

La compétition économique compte au plus haut point, commele montre l'expulsion massive de 80.000 Indiens d'Ouganda en octobre1972, leur quasi-totalité dans ce pays40. Au Nigeria, les 14.000 Indiensrecensés cn 1987, dont 9.000 à Lagos, ont adopté un profil bas, à ladifférence des Libanais, mais n'en ont pas moins une forte présenceéconomique avec des compagnies comme Chanrai, Chellaram et Bho­jsons (f. Forrest, 1994: 51 ; M. Pei1, 1991 : 42).

Les Libanais, qui seraient jusqu'à 250.000 en Afrique d:l'Ouest, en majorité des Chiites, sont mieux intégrés que les Indiens.Souvent d'origine plus humble que ces derniers, les Syriens ou Levan­tins, ainsi qu'on les appelle à leurs débuts, concurrencent les Euro­péens41 . Ils tiennent le petit commerce de détail, font crédit plus faci­lement et se contentent de marges de profit plus étroites42. Ils ont ac­cès aux banques et jouent un rôle d'usurier auprès des autochtones. Ala différencedes Indiens, ils se marient avec des Noires. Ils apprennentles langues africaines, font de la politique et participent à des oeuvresphilanthropiques43 .

Mais leur réussite économique et leur attitude raciste attirentaussi des inimitiés. En arabe, le nègre est r dxl (pl: abU!), c'est-à-direle serviteur, l'esclave. "Les Libanais, qui s'engraissent avec exubérancesur notre dos, utilisent tous les jours cette insulte. Le gouvernementne doit pas hésiter l...] à déporter chacun de ces prétendus demi-dieux",écrit Nkrumah en son temps44. Pendant les grèves nationalistes de laGold Coast, ce sont principalement les magasins des "Syriens" quisont pillées45. Bien <p'i1s soient un trait d'union entre les Africains et

39 Report of the Commission 10 enquire mto Acts of Violence Committed by the Na­tives at Kruge",dorp, Newlands, Randfontaine and Newclare. UG47/1950: 10.

40 Prunier, Gérard: L'Ouganda et la quesllon indienne 1894-1972. Paris, ERC,1990; Kuepper, W.G., Lackey, G.L. & Swinerton, E.N.: Uganda Asians in Great Britain. Lon­dres, Croom Helm, 1975. Gladwm, M.: "Ugandan Asians in Britain", ln Jones, U. (ed.): TheYearoook of Social Policy in Britain, 1972. Londres, RouUedge & Kegan Paul, 1973. 107­33 ; Kuper, J. "Goan and Asian in Uganda : an analysis of racial identity and cultural catego·ries", ln Shack, t979, op. Clt. : 243-59.

41 Boumedouha, S. : Lebanese F~lreprene"", in West Africa, ln Ellis, S. & Fauré, Y.­A.: Entreprises et entrepreneurs africains. Paris, Karthala, ÛI'ltom, 1995: 239-49; Wmder, R. &Bayley, R. : The Lebanese in West Mrica. Comparallve SrudleS ln SOCiety and HIS/Ory 4,1961 ; Hanna, Marwan : The Lebanese in West Africa. Wesr Afnca n'2142-3, 26/4 & 3/5/1958.

42 William Stanley. R : The Lebanese in Sierra Leone. Afr.can Urban No/esvoI.5,n'2, 1970 161.

43 Winder, R. & Bayley, R., 1961. op. cit. : 322.

44 Evemng News vol.2. n'37, 1415/1959.

45 Bauer, Peter West African Trade. Cambridge, Cambridge Uruversity Press, 1954 :83

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les Européens, les Libanais ne sont pas non plus aimés des autoritéscoloniales. Ds donnent l'impression d'exploiter les "nègres". Ds incar­nent le personnage du contrebandier de diamants qui, en Sierra Leone,hante le roman de Graham Greene, "Au Coeur du problème'>t6. Dès1919, des pénuries alimentaires conduisent au saccage des boutiquesdes Libanais de Freetown, suspectés de spéculer en stockant les mar­cbandises47. C'est dans ce pays que la communauté libanaise est laplus impliquée sur la scène politique locale; elle est accusée d'avoirsoutenu une tentative de coup d'État en mars 1987 et d'avoir mis lamain sur commerce de diamant48. La même année, le Cameroun et leCentrafrique expulsent les familles libanaises trop influentes. Au Sé­négallors des pogroms de 1989, on attaque les commerçants libanaisqui ravitailleraient les Maures. En Côte d'Ivoire comme au Gabon en1990, les vitrines des magasins libanais sont encore les cibles privilé­giées des manifestations de rues pour le multipartisme. Les Ivoiriensreprochent beaucoup de choses à leurs "Arabes", qui tiendraient 80%des immeubles, 70% du commerce de gros et 50% du commerce de &­tail. Houphouët-Boigny déclarait lors d'une conférence de presse: '1afraudeest vieille comme le monde. Mais de nos jours les plus grandsfraudeurs sont les Arabes, et parmi les Arabes ce sont les Libanais''49 !Certains d'entre eux trempent en effet dans des trafics d'armes et œdrogue. En sens inverse, les financements occultes de la guerre au Li­ban alimentent les flux d'émigration vers l'Afrique.

Une des plus grosses communautés libanaises d'Afrique subsa­harienne se trouve au Nigeria50. Elle s'est attirée une certaine hostilitémais n'a jamais subi d'affrontements directs. Elle a été attaquée par lapresse nationaliste, qui l'accusait d'escroquerie ou de racisme et prônaitdes restrictions à l'immigration, voire l'expulsion. R. Cohen a notél'importance du facteur racial dans les "grèves de la dignité" contre lespatrons libanais ou indiens (1974: 60-1). Les Britanniques ont essayédelimiter la pénétration économique des Libanais. Mais ils ont tempé­ré pour ne pas perturber la bonne marche des affaires. La concurrenceavec les petits commerces de rue était directe. A Ibadan par exemple,les Libanais de Gbagi Street (rebaptisée Lebanon Street en 1935) œ­mandaient que l'on chassât les quelque 3.000 camelots qui avaientsquatté le pas de porte de leurs magasins (J. Labinjoh, 1991: 160-3).

46 Greene, Graham: The Heart of the Matter. Londres, Penguin Books, 1971 (1948).272p.

47 Banton, Michael: West african city: a study of triballife in Freetown. Londres,1957: 101.

48 Ellis, Stephen' Les prolongements du conflit israélo-arabe : le cas du Sierra Leone.Polltrque Afncarne n"30, juin 1988: 69-76.

49 Le Monde 221311990

50 Falola, Toym : Lebanese traders in southwestem Afnca. Afnca v01.89, n"357, oct.1990: 523-53.

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Les édits municipaux de 1952 suscitèrent l'ire populaire. Ils interdi­saient d'installer un étal à moins de 5 pieds des principales artèresd' Ibadanet à moins de 50 pieds de Lebanon Street, New Court Road,Onireke Street et Bank Road dans le centre-ville. Des troubless'ensuivirent avec la police car rien n'avait été prévu pour réinstallerles camelots dans le marché de Dugbe. La loi tomba en désuétude dèsl'année suivante. A l'indépendance, beaucoup de Libanais ont choisi lanaturalisation malgré les difficultés de la procédure.

A Kano, les libanais ont aussi été la cible d'attaques non vio­lentes. En 1960, la commission Zanna Laisu a réservé le commerce œdétail, les transports et la distribution des produits industriels locauxaux seuls Nigérians. Le décretd' indigénisation de 1972 a fait fermer ouvendre les entreprises textiles des Libanais dans le marché du Fagge-Ta­Kudu. Mais ces Libanais, qui avaient soutenu le NPC àl'indépendance, ont acquis des parts dans la Kano State InvestmentCompany fondée en 1971 et ont réussi à maintenir leur puissance éc0­nomique (T. Forrest, 1994: 201ss). D'après M.A. Fadlallah, consulhonoraire du Liban à Kano, une bonne centaine de familles libanaisesvivent aujourd'hui dans le Nord du Nigeria. La majorité ont la nationa­lité nigériane et peut-être 3.000 ressortissants résident à Kano. Lors desémeutes inter-ethniques de 1991, le "quartier syrien", entre la vieilleville et le Sabon Gari, a été épargné. Cela tient sans doute au fait qœla plupart de ses habitants sont haoussa et que les Libanais travaillentdans l'industrie et non dans le commerce de détail comme les Ibo, œqui leur évite d'être l'objet de la vindicte populaire.

Outre les Indiens et les Libanais, les Métis constituent à leurmanière une troisième catégorie "d'étrangers". Ils ont pu catalyser leshaines raciales à cause de leur caractère "semi-allogène", comme enAngola, où l'UNITA maoïste et paysanne des années 1960 a dénoncéles élites urbaines du MPLA et ne s'est pas gênée pour faire vibrer lacorde de la xénophobie contre les "privilèges" des Créoles (M. Cahen,1989: 189). En Guinée Bissau aussi, où le ressentiment des autoch­tones après l'indépendance s'est focalisé sur les Créoles cap-verdiensqui dominaient le PAIGC51. En Sierra Leone encore, où les Krio(Créoles) ont joué un rôle tout à fait particulier sur le devant de lascène politique, voire au Libéria, où faute de métissage, l'installationd'esclaves affranchis a précipité les antagonismes sur une base quasi­raciale et s'est plus rapprochée d'un rapport de forces colonial.

En Mrique du Sud d'après le Population Registration Act œ1950, le terme de Coloureds comprend plus que les Métis à proprement

51 En revanche. dans l'arclupel du Cap Vert, Étal créole à part entière où loullemonde parle le erlOu/o, la race ou le métIssage ne constilualent pas un problème. Lesourd, Mi­chel : Construction nationale et insularité en milieu sahélien: la République du Cap Vert, ln

ORSTOM, 1989. 421-434.

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parler et est divisé en sept sous catégories: Cape Coloureds, Malay,Griqua, lndians, Chinese, Other Coloureds, Other Asialies. On ytrouve ainsi les Hottentot du Cap qui ont donné naissance aux premiersmétis et que les Blancs ont d'abord appelé bas1aaTds avant de les re­pousser dans l'arrière-pays sous le nom de Griqua, à la limite dlTransvaal, ou de Baxters, en Namibie. On y trouve aussi ces Javanaisqu'employaient les Afrikaners du Cap au XVIIème siècle et qui ont étéles seuls esclaves jamais importés en Afrique.

Beaucoup de Métis sud-africains ne parlent qu'afrikaans. Ils sontperçus comme des alliés potentiels et plutôt conservateurs des Blancs,ce sur quoi le NP a joué en soutenant leur parti travailliste à la Cham­bre des représentants en 1983, en gagnant le gouvernement de la régiondu Cap en 1994 et en remportant la mairie du Cap en 1996. À la fin li:la session parlementaire de 1991, le NP a réussi à rallier 35 des 80 re­putés du parti démocratiqueunifié (UDP) et du parti du travail (LP) à lachambre métisse du Parlement tricaméral, renversant le chef du partilibéral, le pasteur Alan Hendrikse, pour asseoir à sa place un député na­tionaliste52. Le sentiment d'apparlenanceau groupe afrikaner, la crainted'une paupérisation du fait de la politique de rattrapage économiqueprônée par les communistes de l'ANC et l'identification avec la mino­rité blanche par opposition à la majorité noire ont joué en faveur dlralliement des Métis au NP (D. Darbon, in D. Martin, 1992 : 71). Pe­ter Marais, membre métis du Conseil présidentiel de De Klerk, a incar­né cette tendance.

Les Coloureds ont cependant souffert de l'apartheid comme lesNoirs. Dans la région du Cap en particulier, ils ont paru bénéficier li:l'amendement de 1926 au Mines and Works Act, qui a promu une poli­tique de eolour lxJr leur garantissant l'accès aux emplois qualifiés enconcurrenœavec les Blancs mais pas les Noirs et les Indiens. En réali­té, leur position économique s'est dégradéesous les effets conjugués dlSchool Board Act de 1905, qui n'a rendu l'école primaire obligatoireque pour les Blancs, et de l'Apprenticeship Act de 1922, qui a relevéles niveaux de qualification pour l'embauche. Les Coloureds se sonttrès tôt engagés dans des luttes politiques contre le pouvoir blanc. LeDr. A. Abdurahman a fondé une African Political Organisation au re­but du siècle. Sa fille a opéré la jonction avec le parti communiste, quiavait transféré son siège au Cap à la fin des années 1930. Une manifes­tation commune en mars 1939 leur a permis de repousser un projet li:loi sur la ségrégation dans les lieux publics. Avec le Promotion ofBlack Self-Government Act de 1959, les Métis n'en ont pas moinsperdu le droit d'élire des députés blancs. Leur représentation au Parle-

52 Fritscher. Frédéric: Le président De Klerl<. à la conquête de la communauté métisse.Le Monde 14/5/1992.

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ment a complètement été abolie dix ans plus tard. Les partis d'extrêmedroite ont même été favorables à la création de homelands métis. LesColoureds ont bien souvent vécu dans les mêmes conditions que lesNoirs, un peu comme en Namibie où, mis à part Windhoek et Swako­pmund, 90% d'entre eux vivaient avec les Noirs plutôt qu'avec lesBlancs53 .

DU NATIONALISME ETHNIQUE

Les problèmes d'identité métisse le montrent bien. L'étrangerest un terme vague qui, outre l'Indien, le Libanais ou le Blanc, peutcomprendre l'émigré africain ou le migrant originaire d'une ethnie dif­férente. On réduit souvent la politique africaine à cette dimension eth­nique. Les dynamiques conflictuelles ne sont pourtant pas la simplecontinuation d'un passé tribal. "La revendication ethnique, dit J.-F.Bayart, n'est généralement pas la négation de l'État, mais un "m<Xled'accès"à l'État, un mode de partage de celui-ci"54. On peut même sedemandersi l'habitude de vivre ensemble, au sens où l'entend Renan,n'a pas d'ores et déjà constitué des États-nations viables quarante ansaprès la vague d'accessions à l'indépendance et un siècle après les œ.buts de la colonisation. Ou si, au contraire, la résurgence de loyautéstribales précoloniales va refaçonner la carte du continent? Dans cevieux débat sur la nation et le nationalisme considérés comme des"données" ou comme des "construits", deux écoles de penséess'opposent: celle pour qui la nation est une construction idéologiquevolontaire et moderne, postérieure au siècle des Lumières et à la Révo­lution française, et celle pour qui les nations procèdent d'ethnies qui, àtravers mythes et symboles, fournissent aux premières une identité œ.terminée mais malléable55.

En Afrique du Sud, on se plaît à souligner que Buthelezi etl'IFP sont zoulous et que Mandela et l'ANC sont xhosa (D. Darbon,1992: 104; P. Chapleau, 1992: 60). Les conservateurs ramènentles affrontements entre Noirs (black on black violence) à la résurgenced'une animosité ancestrale enracinée dans l' histoire de l'Afrique. ÙI.

thèse ethnique repose sur ''l'idée d'une incapacité foncière des tribus

53 Fritz, Jean-Claude: La Namibie indépendante: les coQts d'une décolonisation rl>­tardée. Paris, L'Harmattan, 1991 : 58-67.

54 Interview par Srmth, S.. dans Libéra/ton 11/5/1992: 15

55 Jaffrelot, Christophe: Les modèles explicatifs de l'ongine des nations et du Natio­nalisme Revue crillque. In Taouteff, Pierre-André. Paris, Kimé, 1991: ISO; Smith, AnthonyD.: The ethnic origins of nations. New York, Basil Blackwell, 1987.

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d' Afrique à cohabiter. La présence blanche et son rôle stabilisateur s'entrouvent ainsi légitimés", souligne P. Chapleau (1992 : 59).

L'Inkatha est au départune organisation culturelle et son recru­tement, mis à part les Blancs du Natal, est quasi-exclusivement mu­lou. n n'a pas d'ancragehors de son terroir d'origine. D'après l'institutde sondage Market Research Africa, le soutien à l' Inkatha dans leTransvaal en 1990 ne dépasse pas 2% (G. Simpson, 1991: 18). Cesont les clivages ethniques qui, en recoupant des rivalités socio­économiques et en opposant les migrants ruraux des hostels aux habi­tants des townships, permettent au parti de Buthelezi de s'implanterdans la grande banlieuc de Johannesburg56. Dans le district de New­castle au nord du Natal, on a mis la main sur des pampWets incendiai­res anti-xhosa émanant très vraisemblablement de l'IFP57. A l'inversedans les townships de l'est du Rand ont été distribués des tracts ano­nymes anti-zoulous dirigés contre les hostels, fiefs de l'Inkatha (A.Minnaar, 1993: 65). A propos d'lU1c guerre de taxis, le Conseil desÉglises du Witwatersrand regrettait ainsi QJe le sentiment ethnique aitservi aux partis politiques à rajouter de l'huile sur le feu, ANC et IFPcompris58. Les membrcs du MK torturés en exil ont presque tous étédes Zoulous qui, de retour au pays, ont fondé lU1 Retumed ExileCommittee. L'alliance contre nature de l'ANC avec le général BantuHolomisa du Transkei, qui n'était guère porté sur le respect des droitsde l'homme, a été interprétée comme un effet de la "Xhosa Nostra"59.Mandela est en effet né en 1918 dans un petit village du Transkei60.

Les Xhosa de l'ANC se sont aussi disputés aux Tswana (S. Ellis,1992: 41-2 & 177-8). Même le SACP, dont le secrétaire général Mo­ses Madhiba était pourtant un Zoulou, et le PAC, dont la directionétait à dominante sotho du Nord, n'ont pas échappé aux biais ethni­ques61.

Le problème est que les approches "tribalistes" ignorentl'influence du milieu urbain, où le sentiment ethnique traditionnel estconcurrencé par les alignements de classe et les appartenances commu­nautaires62. M. Foucher parle de la naissance d'une "onzième ethnie" à

56 Flnancla/ Mal/ 20/3/1992 : 48.

57 Race RelatIOns Survey, 1992: 504.

58 CI/y Press 813/1990.

59 Afnca Confidentla/ vo1.32, n04, 22/2/1991: 1-2.

60 Nelson Rolihlahla, du clan des Madhiba, est le fils d'un chef Thembu, HenryMgadla Mandela, et de sa troisième femme, Nosekeni. Mandela, Nelson: The Long Walk toFreedom. nIB, McDonald Purnell, 1994.

61 Ellis, S, 1992: 146-52; Bosch, A.: L'ANC et le concept de nation, ln DaIbon,D., 1995' 112.

62 Taylor, R. : The Myth of Ethnie Dtvision . Township Conflict on the Reef. Raceand C/ass vol33, n02, oct. 1991 : 1-14; Wolpe, H. : Race, Class and the Apartheid State.Londres, James Currey, 1988. 75

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propos de ces citadins noirs entre tradition et modemité63 . G. Maraissemblait craindre le "péril rouge" plus que le "péril noir": "C'est unegrosse erreur du gouvernement de croire que les Noirs sont des citadinsde passage encore tenus par des liens ethniques, car dans les villes oùils se sont fixés, la différenciation de classe l'a déjà emporté sur les af­filiations tribales" (1978: 280).

Les intellectuels de gauche estiment, eux, que l'ethnicité est lerésultat d'une manipulation coloniale puis sud-africaineen vue de divi­ser pour mieux régner64. Le NP a argué du respect des particularismesrégionaux pour justifier le développement séparé des races et la créationde bantoustans. En réalité, quand le conflit entre l'ANC et l' IFP a œ­marré dans le Natal au milieu des années 1980, il n'a pas opposé desXhosa contre des Zoulous mais plutôt deux générations zouloues,voire deux classes de populations, celle des Anciens attachés à la tradi­tion et celle d'une petite bourgeoisie urbaine plus ouverte aux influen­ces extérieures et à l'économie de marché (D. Reed, 1994: 11). Quandla violence s'est étendue au Reef, le plateau au sud-ouest du Transvaaloù se trouvait la métropole cosmopolite de Johannesburg, d'autresgroupes ethniques ont été impliqués: des Shangaan plutôt pro­Inkatha, des Sotho et des Ndebele pro-UDF. Les Zoulous eux-mêmesétaient loin de constituer un groupe uni, comme en ont témoigné œvieilles rivalités entre les Mtetwa et les Ndwandwe ou les Natal Colo­ny Acts n089 de 1891, nOll de 1896 et n09 de 1897 sur les luttes œfactions (A. Minnaar, 1991).

Les affrontements ne se sont donc pas réduits à une guerre entreZoulous et Xhosa. lis ont aussi opposé les habitants des townshipsaux migrants ruraux des bidonvilles ou des foyers de travailleurs, lesnantis aux déshérités, les Noirs aux forces de sécurité tenues par lesBlancs, les honnêtes gens aux criminels. Le sentiment ethnique, entant qu'agent de mobilisation, était lié au contexte social.L'appartenance au syndicat COSATU, pro-ANC, n'a pas empêchéd'être un guerrier Inkatha (L. Segal. 1991 : 218).

De fait, les logiques politiques sont loin d'être tribales. Le Cis­kei, longtemps opposé à l'ANC, est un homeland xhosa. Sipho Nge­ma, un ancien du MK, raconte qu'il a été torturé en exil parce qu'ilétait suspecté de travailler pour les services de renseignement œl'armée et non parce qu'il était zoulou. La dominante xhosa dans

63 Fouçher, Mlçhel. Hérodote n'46, 1987.

64 Vail, L. : The Creation of Tribalism in Southem Afriça. Londres, James Currey,1989. 422p. ; Comevin, M.. Apartheid Power and Historiçal Falsifiçation. Paris, Unesco.1979. 155p.; Pereis, J.: Before and after Shaka. Grahamstown, Rhodes University, Institute forsocial and economic researçh. 1981 ; Borenstein, R. : "Apartheid et ethnicisme . le cas zoulou"Politique afrlcarne n·25. mars 1987 : 56-66; Lewis, G. : Between the Wue and the wall nIB,David Philip, 1987. 399p., Barter, J.. Is there a South African Nation? nIB, South AfricanInstitute for International Affairs. mars 1987. 18p.

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l'ANC ne prouve pas que le mouvement de Nelson Mandela soit unparti ethnique puisque ce sont les Zoulous <pi sont attirés par l'Inkatha(D. Darbon, 1987: 52). L'ANC a enterré la question ethnique, sujetdésormais tabou, en devenant une organisation centralisée et jacobinehostile à tout débat sur la sécession. TI a condamné le "grand piège"ethnique des bantoustans, qui consistait à diviser pour mieux régnersous prétexte de défendrele droit des minorités et le caractère multina­tional de l'Afrique du Sud65.

Au Nigeria, la pluralité culturelle dans un contexte de crise éco­nomique est bien la cause principale de l'instabilité politique66. Maisle tribalisme n'explique pas tout des alignements politiques car il éludeles conflits internes au groupe et les rivalités d'acteurs sur les instru­ments du pouvoir politique ou du contrôle social. En étudiant lesémeutes tiv de 1960 et 1964 et les désordres de la région Ouest pendantla Première République, R. Anifowose a justement souligné la diffé­renciation des Ijebu au sein des Yorouba et la di vision des Tiventre lessegments Pusu et Chongo (1982). Point n'est besoin du registre ethni­que pour assister à des violences électorales ou à un terrorisme totali­taire. C'est peut-être un problème de culture politique plus qu'ethniquequi a fait chuter les deux premières républiques, la seconde ayantd'ailleurs mieux géré les tensions régionales que la première (L. Dia­mond, 1990: 379 & 387). La coïncidence de clivages religieux, ethni­ques et politiques a favorisé l'accumulation de conflits et a mis à nules incompétences d'un gouvernement incapable de gérer convenable­ment le pays. RJ. Dudley estime que les violences de la Première Ré­publique ont surtout été liées à la corruption grandissante de la classedirigeante (1973 : 48). Pour R. Melson et H. Wolpe, c'est la compéti­tion politique des années 1950 qui a engendré la conscience d'une riva­lité ethnique: "11 est probablement plus juste de penser que le conflitproduit le "tribalisme" plutôt que de prétendre, comme le veut une ana­lyse classique, que le "tribalisme" est la cause d'un conflit" (1971 :21).

La ville, on en revient toujours à elle, a sa part dans les brassa­ges qui défont les explications ethniques trop faciles des affiliations p0­

litiques. Le tribalisme se réduit souvent à la politisation des loyautésethniques par les élites67. E.P. Skinner suggère ainsi l'existence ci:

65 LuthulI, A.: Let my people go. Londres, Fontana, 1989: 178-84; Van Diepen,M (ed.)· The National Question ID South Africa. Londres, Zed Books, 1988: 148-50.

66 Feit, Edward: Milllary Coups and Political Deve1opment: Sorne Lessons fromGhana and Nigeria World Polllles vo1.20, janv. 1968: 179-93.

67 Ake, aaude : A Theory of Political Integration Homewood, The Dorsey Press,1967: 140; Vidal, aaudine . Sociologie des passions (CÔte d'lvoire, Rwanda). Paris, Kartha­la, 1991; Wieviorka: La démocratie à l'épreuve. Nationalisme, populisme, ethnicité. Paris, LaDécouverte, 1993 : 99, Martin, Denis-Constant: Le choix d'identité. Revue françarse descrence polItIque vol 42. n·4, aoOt 1992: 582-93.

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mafias urbaines qui manipulent à l'envi les sentiments politiques etéconomiques de leur clientèle68. Le "démagogue"du roman du NigérianAchebe, le big man incarné par chief Nanga, entretient soigneusementses liens claniques car il a besoin du soutien politique des siens, mêmesi, en ville, il fréquente la bourgeoisie africaine, toutes ethnies confon­dues69. Les Yorouba restent marqués par les guerres qui ont déchirel'empire urbain d' Oyo au XIXème siècle. Les autochtones d'Ibadan, quirejoignent le mouvement Mabolaje d'Adelabu dans les almées 1960,votent NCNC mais les migrants ijebu accordent leurs suffrages augroupe Action, dont le leader Awolowo est des leurs (R.L. Sklar,1963: 284-302 & 399). Les Oyo d'Ogbomosho se méfient aussi œl'influence ijebu au sein du parti d'Awolowo et préfèrent la faction dis­sidente du premier ministre de la région Ouest en 1963, Akintola, quiest originaire de cette ville. Ifé est favorable à l'Action group mais lesémigrants oyo du faubourg de Modakeke penchent pour Azikiwe. Aucoeur du pays yorouba, les Ijesha d' llesha sont un cas remarquable œdissidence politique70.

Les conflits politiques en Afrique subsaharienne se structurentainsi sur la base de clientèles, qu'on envisage celles-ci dans leur dimen­sion ethnique, régIOnale ou rncialc. À cet égard, il n'est pas inutile œs'interrogerlà sur le rôle des clivages de classes, qui souligne certainescontradictions, particulièrement pour ce qui est des mouvements syndi­caux en milieu urbain.

68 Skinner, EIliolt Perclva! : African urban life : the transformation of Ouagadougou.New Jer.ley, Pnnceton Univer.llty Press, 1974. 11-2.

69 Achebe, Chinua : A Man of the People Londres, Heinemann, 1961.

70 Peel, John David' IJeshas and Nigerians: the incorporation of a Yoruba Kingdom.1890's-I970's. Cambridge, Cambridge University Press, 1983. 346p.

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Chapitre 5

LES MOBILISATIONS SYNDICALES: DE LA LUTTEDES RACES À LA LUTTE DES CLASSES

En RSA, race et classe ont longtemps été confondues et sontencore un puissant levier de mobilisation syndicale. En revanche, dansle reste de l'Afrique noire soumise au label "ethnique", les syndicatsn'ont pas joué le rôle qui leur est dévolu par le marxisme, au coeur œprocessus révolutionnaires. Après les balbutiements de l'entre-deux­guerres, ils ont connu leur âge d'or avec la lutte pour l'indépendance,quandles revendications sociales ont été relayées par les mouvementsnationalistes. Récupérés par les partis politiques qu'ils avaient soute­nus, ils ont ensuite donné l'impression de se laisser muscler. La grèvepacifique a perdu de son impact, ce qui, dms une certaine mesure, a pufavoriserla dérive vers l'émeute et le pillage hors du contrôle des syn­dicats. La mobilisation ouvrière dans les grèves des années 1960 cor­respond peu aux mouvements de protestation des années 1990, qui ontplus touché les classes moyennes urbaines (J. Wiseman, 1986).

La faiblesse des syndicats nigérians vient autant de la répressiondes militaires que de l'effondrement de l'économie formelle, œl'ampleur du chômage et des problèmes d'organisation interne (R. Co­hen, 1974: 240). Toutes proportions démographiques gardées, lemouvement ouvrier nigérian, avec 3,5 millions d'adhérents, ne tientpas la comparaison avec les organisations de masse sud-africaines, quicomptent 2,4 millions de travailleurs syndiqués. Le décalage reprendcertes sa juste mesure lorsqu'on le replace dans son contexte économi­que, avec un secteur formel des plus réduits au Nigeria par rapport à ce­lui de l' Afrique du Sud. A l'indépendance, seulement 3% des Nigérianstouchent un salaire et cette proportion est encore moindre dans lescampagnes (R.I. Rotberg, 1970: 773). Mais les syndicats ont pu en­gager jusqu'à 36% de la population salariée, contre 24% de la popula-

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tion active en RSA 1. A cet égard, le prolétariat urbain conserve unegrande capacité d'action politique (J.-F. Bayart, 1992: 96).

LE MUSELLEMENT NIGÉRIAN

Le mouvement ouvrier nigérian, organisé en syndicats à partirdu Trade Union Act de 1939, a une forte tradition de combativité, ainsiqu'en témoignent les grèves générales de 1945, 1963, 1964, 1971,1981 ct 19942. Les commissions Morgan de 1964, Elwood de 1966,Adebode 1971 et Udoji de 1974, cette dernière inspirée du rapport Ful­ton de 1968 en Grande Bretagne, doivent préconiser un rattrapage dessalaires.

Mais les organisations ouvrières sont divisées. Dès mars 1949,sept ans à peine après sa création, la première centrale syndicale àlpays, le TUC (Nigerian Trade Union Congress), est battue en brêchepar les Zikistes et Michael Imoudu, qui la trouvent trop conservatriceet fondent la NNFL (Nigerian National Federation of Labour). Le Ni­gerian Labour Congress, qui naît en mai 1950 et qu'il ne faut pas con­fondre avec son homonyme actuel, est affilié à la fédération mondialedes syndicats et au parti d' Azikiwe, le NCNe. Il est dominé par la di­rection de la NNFL, avec le vétéran du syndicalisme nigérian M.Imoudu pour président, F.O. Coker pour vice-président et le Zikiste N.Eze pour secrétaire général. En aoÜt 1953 est lancée l'ANTUF (AlINigeria Trade Union Federation), qui est présidée par lmoudu et qui fé­dère 45 syndicats en 1956, soit 181.000 des 200.000 travailleurs syn­diqués du pays. Les modérés anti-communistes fonnent le NCTUN(National Council of Tmde Unions of Nigeria) en avril 1957, qui finitpar rejoindre l'ANTUF en mars 1959 pour constituer le TUCN ([radeUnion Congress of Nigeria). M. Imoudu en arrache la présidence œjustesse face au représentant du NCTUN, N.A. Cole. Le TUCN resteen fait divisé entre ces deux pôles: les conservateurs du NCTUN et lesmdicauxde l'ANTUF, qui entretiennent des relations avec les pays œ

1 655.215 travailleurs nigérians sur 1,8 million sont syndiqués au moment des grèvesde 1971. Cohen, R., 1974: 127; Alrica South of the Sahara, 1994. Londres, Europa Publica­tions, 1993. 686-7 ; Race RelaJlOns Survey, 1992 : c; SAIRR: Fast Facts. Johannesburg,Janv 1993.

2 fi Y eut mème une Nigerian CIvil Service Union dès 1912. Cohen, R., 1974: 157­68; Melson, R.; Nigerian Politics and the General Strike of 1964, ln Rotberg, R., 1970: 771­87 ; Oyemakinde, W., 1975: 673-92 ; The Morgan Muddle. West Afnca n'2453, 6/6/1964:308; lroh, Eddie: Nigeria: Umons Aex their Muscles. Afnca 128, avril 1982.

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l'Est. Du coup, chaque région a tendance à fonner ses propres syndicatscar l'impression domine que les rivali tés à Lagos desservent les intérêtsdes travailleurs (R. Cohen, 1974: 84).

La ville joue un rôle crucial dans les mobilisations syndicales,mais à des degrés divers. La grande centrale NLC (Nigeria LabourCongress) recrute aujourd'hui ses adhérents panni les salariés des vil­les. La majorité des ruraux se passent d'organisations du type de la Ni­gerian Union of Fann, Plantation, Agricultural and Allied Workers, œqui ne les empêche pas de se mobiliser, comme en témoignent l'affairedu barrage de Bakolori sur la rivière de Sokoto en 1979 et 1980 ou larébellion Agbekoya des "fermiers-qui-souffrent" en pays yorouba entre1968 et 197()3.

"Le contraste entre le comportement des travailleurs de Kano, et:Lagos, d'Ibadan et de Zaria, écrit D. Remy, attire l'attention surl'importance et l'influence de l'environnement urbain'~. En réactionaux recommandations de chef Simeon Adebo, le rapporteur du gouver­nement qui préconise une hausse rétrœctivedes salaires sur neuf mois,les grèves sauvages de 1971 sont rejointes par le secteur infonnel desvilles du Sud, qui partage un fort sentiment d'injustice sociale alorsque démarre le boom pétrolier. Les grévistes de Lagos sont plus vio­lents à cause de la taille du prolétariat industriel et de sa concentrationdans de grosses entreprises et des banlieues-dortoirs comme Agege.

Au contraire, Zaria et Ibadan comptent peu de syndicats. Lesliens de patronage continuent d' y être considérés comme des garantiesefficaces de sécurité économique. L'économie infonnelle, tenue par lesautochtones, est plus liée à l'agriculture. Pareillement à Kano, les tra­vailleurs en usine ne s'organisent pas en syndicats. Pourquoi se senti­raient-ils plus concernés par les luttes ouvrières que les paysans de lacampagne ou les employés précaires du secteur infonnel alors qœl'islam ne favorise pas les engagements dans des actions de classe?

3 Si les autorités parviennent à intégrer dans un syndicat offiCIelles Icade", asbekoya,devenus les représentants d'une Union des fermie", Agbe Pampo, cela ne met pas fm aux trou­bles et ne permet pas d'échapper à la concurrence d'une association indépendante des fermiCI1l,formée par une personnalité politique d'Ibadan. Labinjoh, J., 1991: 184; Adams, W.M.· Ru­ral l'rotest, Land Policy and the Planning l'roce.. on the Bakolori project, Nigeria. Afncavol.58, n'3; 315-36; Western State of Nigeria (Justice Ayoola). Report of the Commission ofInquiJy into the Civil Disturbances which occured in certain parts of the Western State of Nig.,.ria in the month of December 1968, and mane", concemed thereto. lbadan, Govemment Printer,1969; Peil, M., 1976; 171; West Afnca 2/2/1972; Sambo, Wasihi A.: The Agbekoya upri­sing. a study in political and economic coollict. Journal of AfTlcan Sludles vol.3, n'2, 1976;246-66 , Adeniran, Tunde . The Dynamics of peasant revoit. A conceptual analysis of the Ag­bekoya Parapo uprising in the Western State of Nigeria. Journal of Black Sludles n'4, 1974.363-75.

4 Remy, Dorothy ; Economic Security and Industrial Unionism ; A Nigerian CaseStudy, ln Sandbrook, R., 1975; 163.

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Pour P. Lubeck, "les travailleurs expérimentés, même sans une longuehabitudedela résidence urbaine, sont plus prompts à s'engager dans lalutte des classes que leurs collègues sans expérience. La relation entrel'expérience du travail salarié et la volonté de s'organiser au mveau œl'usine est plus faible lorsqu'on fait intervenir l'habitude de la résidenceurbaine, mais elle ne disparaît pas" (1981 : 38-9). Le prolétariat œLagos, pourtant considéré comme le plus évolué, ne bénéficie pas nonplus d'un statut particulier qui le séparerait des masses paysanes et ur­baines, bien qu'il soit mieux payé, ait un meilleur mveau de vie et soitplus instruit qu'àla campagne. li ne constitue pas une "aristocratie dlprolétariat" et n'entretient pas d'alliance avec l'élite politique au pou­voir pour partager les bénéfices du surplus agricole.

Ce sont, dit P.C.W. Gutkind, les classes moyennes qui, jalou­ses de leurs privilèges, rejoignent les conservateurs, à l'inverse de oc

que pense un P.c. Lloyd, pour qui les artisans, les employés de bu­reaux et les instituteurs sont à la pointe des mouvements de protesta­tion radicaux (1968 : 391)5. A l'indépendance, les syndicats du cheminde fer (avec lmoudu), des dockers (avec Adebola), des postes (avec Nze­ribe), des travaux publics (avec Goodluck) et de l'admimstration sontles plus revendicatifs(R. Cohen, 1974: 211). Entre 1897 et 1939, ondénombre vingt grèves, dont un tiers dans les chemins de fer, un cin­quième sur les ports, un autre cinquième dans le charbon et seulementdeux chez les fonctionnaires6. Entre 1966 et 1971, un tiers des grèvesont lieu dans le secteur industriel, suivi par les transports et les com­mumcations (O. Sonubi, 1973). Dans le privé, les employés des com­pagnies mgérianes doivent se battre pour faire reconnaître leurs droitssyndicaux car, au vu de la faiblesse de l'investissement en capital œces entreprises, la main d' ocuvrc représente une part énorme des dépen­ses, à la différcncedes multinationales7. C'est par "effet de démonstra­tion" que le secteur privé embraye sur les revendications d'un secteurpublic qui emploie environ 40% des salariés pendant les grèves généra­les de 1964 et 1971 (R. Cohen, 1974: 196).

Sur le fond, la conscience de classe n'a pas pris le pas sur lespréoccupations géo-ethIÙques ou confessionnelles. Non que l'on soitdans des sociétés sans classes. Les Haoussa distinguent les notablesmasu sarauta et les roturiers talakawa. Chez les Yorouba, il y a la ro-

5 Uoyd. P.C.. ACriea 10 Social Change. Hannondsworth. Penguin. 1967 316.

6 Hughes, A. & Cohen, Robin. An Emerging Nigerian Working Closs : the Lago.E.perienee, ln Gutkind, P.C.W , Cohen, R. & Copans, J. : Mrican Labor History BeverlyHill., Sage, 1978: 39-40.

7 Remy. D., 1975, op. CIl: 162.

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ture ordinaire mekunnu, les lettrés amawe, les nobles aiola et la classedirigeante aJagbara (G. Williams, 1974: 112). Les nuances touchenttoutes les catégories sociales. Les pauvres diffèrent des indigents mat­siyata haoussa ou ngudi kanouri, démunis de tout. Les premiers peu­vent encore prétendre à un soutien familial, les seconds n'ont pourtoute ressource que la charité (J. lliffe, 1987: 42). Ce qu'un imamhaoussa relate de façon imagée: "la roture takJkawa prépare sa soupesans viande tandis que l'indigent matsiyata est obligé de la faire sanssel"8.

Reste que les organisations de travailleurs échappent aux logi­ques de classes. Pendant la Prerruère République, la centrale ULC(United Labour Congress), formée à Ibadan en août 1961, ne tarde pasà se désintégrer(R. Cohen, 1974: 87). L'année suivante se constitueun conseil des tmvailleurs nigérians dirigé par des Ibo et membre de lafédémtion internationale des syndicats chrétiens. Les Haoussa, eux,quittent l'IULC (lndependent United Labour Congress) lancé par unefaction aceusée de communisme et fondent une Northern Federation ofLabour affiliée à la confédération internationale des syndicats arabes etau NPC. Un comité d'action et de coordination ne rassemble toutes cesorganisations que le temps de la grève générale de juin 1964, dont lesleaders ne sont pas sélectionnés en fonction de leur origine ethniquemais dont le caractère politique n'a pas d'envergure nationale parce qœle mouvement est récupéré par des dissidents de l'Action group et diNCNC contre le NPC9.

Les divisions ne tiennent pas qu'à la fluidité des consciences œclasse ou aux tendances ethno-régionalistes (R. Cohen, 1974: 112).Une réglementation laxiste met en concurrence les syndicats avec œsimples guildes d'artisans. La hiérarchie des entreprises sépare les ca­dres des travailleurs manuels. La multiplication des petites organisa­tions est due aux problèmes de communication dans le pays, à la frag­mentation de la fédération en un plus grand nombre d'États alors que lesecteur public est le premier employeur, et au fait que les patrons pré­fèrent limiter la taille des syndicats dans leur entreprise pour mieux lessurveiller. A cela s'ajoute la responsabilité des leaders locaux, qui neveulent pas rallier une centrale unique pour continuer à percevoir lescotisations et ne pas perdre leur pouvoir.

8 Edwin Ferguson, Douglas: Nineteenth century Hausaland, being a description byImam Imom. Ph.D. thesis, University of California, Los Angeles, 1973: p.286

9 Le secrétaire du comité d'action à Ibadan est un Ibo, celui de Port Harcourt est unYorouba. Melson, Robert, 1970, op CIl.: 782.

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De leur côté, les militaires au pouvoir laminent les organisa­tions ouvrières pendant la guerre du Biafra puis le boom pétrolier lO. liscréent le NLC en 1978 afin de mieux contrôler le mouvement syndicalà l'instar du gouvernement civil de la Première République, qui avaitappuyé en la formation de l'ULe. Le général Babangida n'est guèreplus tendre que ses prédécesseursen uniformes. Un décret de mai 1993interdit la grève dans l'enseignement et punit de renvoi les instituteursqui enfreindraient ce règlement Il. Avec la contestation démocratique œl'été 1993, le soutien du NLC à Abiola démontre une indéniable capa­cité de mobilisation mais se termine par un constat d'échec. A l'été1994, la grève généralc contre Abacha révèle de nombreuses dissen­sions régionales (le Nord et l'Est suivent moins) et sectorielles(l'industrie pétrolière est à la pointe du mouvement tandis que le NLCcède vite du terrain; à Lagos, des affrontements opposent les grévistesaux commerçants qui refusent de cesser leurs activités). Les militairesdémettent les directions du NLC, du NUPENG et du PENGASSAN,les syndicats des employés et des cadres de l'industrie pétrolière. Aprèsdeux mois de grève, le mouvement est suspendu.

LA COMBATIVITÉ SUD-AFRICAINE

En Afrique du Sud malgré la précocité de l'industrialisation, leprolétariat noir a mis un certain temps à s'engager sur la voie du syn­dicalIsme. S. Marks reconnaît que lui ont fait défaut la conscience œclasse et la cohérence organisationnelle qu'avait acquises la petitebourgeoisie (1982: 2). En revanche, la répression et le bannissementde l'ANC ont dans une certaine mesure hâté la constitution de centralesouvrières puissantes qui ont embrayé sur la lutte nationaliste. Malgréses divisions et la crise économique, le syndicalisme noir connaîtmaintenant une position un peu analogue aux organisations ouvrièresailleurs sur le continent au moment deleur âge d'or, celui de la décolo­nisation.

Le racisme de la classe ouvrière blanche empêche les rappro­chements sur le front social, un peu comme en Grande Bretagne où, dIcoup, les Noirs ne s'engagent pas dans les syndicats travaillistes et pré-

la Isamah, Austm : Organized Labour Under Ute Military Regimes in Nigeria. Afriquee/ dévelopmelU voUS, n02, 1990: 81-94.

Il Vlc/lms vol 4, n02, juin 1993: I.

130

férent se tourner vers des organisations plus militantes12. En Afriquedu Sud, les mineurs blancs ne s'allient pas avec les noirs contre lesgrands propriétaires pendantla révolte de Kimberley en 1875. Dans lesannées 1920, leur slogan est: "prolétaires de tous les pays unissez­vous pour une Afrique du Sud blanche"! Les travaillistes attaquentl'Industrial Disputes Prevention Act de 1909 parce que celui-ci priveles Noirs du droit de grève, ce qui risque de déprécierune main d'oeuvreblanche plus revendicative (T.R.H. Davenport, 1991: 507)! Tandisque le Railway Regulation Act de 1908 interdit la grève aux employésde chemin defer de toutes les races, le Native Labour Regulation Actde 1911 ne l'interdit qu'aux Noirs et en fait même un acte criminel. ÙI.

fin de la guerre des Boers et de la première guerre mondiale est une pé­riode de dépression économique. La protestation du prolétariat blanc,mal articulée, dérape facilement vers le pillage ou la violence, JXIfexemple en 1906 lors d'une manifestation de chômeurs organisée parune fédération social-démocrate devant le Parlement au Cap, ou en1922 lors de la grande révolte des mineurs du Rand qui fait 72 mortsdans les rangs des forces de sécurité, 39 chez les grévistes et 42 parmiles civils, dont 18 Européens 13. À partir de l'alliance au gouvernementdes travaillistes et des nationalistes en 1924, qui accorde la prioritéd'emploi aux Blancs sous le nom de civilized labour poUcy, le proléta­riat d'origine européenne est canalisé dans des syndicats et profite alorspleinement des privilèges qui lui sont conférés par les Britanniquespuis le Parti National après 1948.

Du côté des Noirs, les débuts de l'industrialisation sont marquéspar des protestations ouvrières qui n'ont pas recours au syndicalismepour exprimer les revendications: incendies criminels, sabotages, dé­sertions, grèves sauvages du type de celle des mines d'or du Rand occi­dental qui fait huit morts en aoÛt 189214. Les Noirs s'engoufrent en­suite dans les quelques brèches multiraciales qui leur permettentd'adhérerà certains syndicats avant que toutes les portes ne se fermentet qu'il ne reste plus que la grève sauvage ou l'organisation clandestinepour protester. Le nationalisme de l'lCU, l'Industrial and CommercialWorkers Union fondée au Cap en 1919 avec Clement Kadalie, trans­cende les identités ethniques en intégrant les cultures traditionnelles

12 Rex, Jo. Black MtIitancy and Cl..s Conflict, ln Miles, R. & Phizacklea, A. : Ra­cism and Political Acbon in Britain Loodces, Routledge & Kegan Paul, 1979.

13 Hallell, Robin' The Hoohgan Riols, ln Saunders, C., 1984: 1,42-87; Herd, N.,1966.

14 Richardson, Peter & Van Helten, Jean Jacques: Labour in the South African goldmining indu.try, 1886-1914, ln Marks, S, 1982' 92•• ; Dubow, Saul: African Labour at theCape Town Docks 1900-04: l'rocesses of Transition, ln Saunders, c., 1984: IV, 108-34.

131

dans un discours moderne d'inspiration européenne, à l'instar de la li­gue de la jeunesse de l'ANC dans les années 1940 et 195015. D'après1. iliffe, le prolétaire mmabi des townships de l'entre-deux-guerres nedéveloppe pas pour autant une culture de classe (1987). Sa précaritétient moins à l'insécurité de l'emploi qu'à la faiblesse de salaires qui nelui permettent même pas de se prendre en charge s'il tombe malade.L'ouvrier du bâtiment ou le domestique ne se battent que pour ne passombrer dans la misère. ils ne se soulèvent pas contre l'ordre public, sice n'est lors des descentes de police dans les tripots.

L'administration reconnaît que les salaires de l'industrie ne suf­fisent pas à satisfaire les besoins vitaux des nouveaux citadins afri­cains l6 Sur la période 1914-1930, les salaires des mineurs noirs sonten moyenne inférieurs à ceux de 1896 (D.M. Smith, 1982: 19). Lesystème repose sur une telle exploitation. Le rapport de la commissionLandsdown sur les conditions de travail des Africains dans les mines dlWitwatersrand en 1943 estime que le niveau de salaires est adapté parœque toute hausse inflationniste aurait des répercussions catastrophiquessur la bonne marche de l'industrie.

La faiblesse du prolétariat africain ne provient alors pas qœd'une absence d' expérienceen matière de lutte sociale. La revendicationde classe est compliquée par le statut racial et la précarité de résidencedu citadin noir, toujours menacé d'expulsion. Ainsi du port de Durban,qui compte quelque4.000 dockers en 1940. Beaucoup sont des journa­liers, les togt, qui se surnomment eux-mêmes les "hommes forts"(inyati, c'est-à-dire "buffle" en zoulou). Des grèves éclatent en août1941 et juillet 1942 parce qu'ils réclament une paie de huit shillingspar jour comme au Cap. Leur meneur, Zulu Phungula, négocie avec lemédiateur du gouvernement, Ivan Walker, mais les pourparlers durentun an et n'aboutissent pas. Deux logiques s'opposent: pour IvanWalker, les dockers doivent retourner chez eux s'ils ne veulent pas tra­vailler pour ce salaire; pour Zulu Phungula, "le gouvernement doit[alors] montrer aux dockers où aller car [leurs] maisons sont ici, àDurban" (D. Hemson, 1977: 96). Le décret de guerre n086 du 31juillet 1942 permet d'expulser les togt qui refusent de travailler et œleur imposer des peines de six mois de prison ou des amendes œ1:25équivalant à cent journées de travail. La même année, le décret n015 in­terdit carrément la grève, qui est punie d'une amende de E500 ou œ

15 Johns. S.W Trade Unions, Political Pressure Group, or Mass Movement ? TheICWUof Mrica, ln Rotberg, RI., 1970: 695-754.

16 Johannesburg Joint Council of European and Natives: Report of the WagesCornrnillee, 1921: 1, cité ln Bozzoli, B., 1983: 156.

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trois ans de prison. C'est à ce titre que Zulu Phungula est emprisonné,jugé et expulsé. Son absence jusqu'en 1948 pousse les dockers às'organiser en syndicat en créant une branche de la Cape Town Steve­doring and Dock Workers Union.

La reconnaissance des syndicats juste après la seconde guerremondiale ouvre un moment de nouvelles perspectives car le gouverne­ment Smuts cherche des interlocuteurs ciblés pour discuter des salai­res 17. L'African Mine Workers Union, soutenue par le TransvaalCouncil of Non-European Trade Union, revendique 60.000 membres;la grève qu'elle déclenche du 12 au 17 août 1946 dans les mines d'ordIWitwatersrand n'en est pas moins un échec18.

L'arrivée au pouvoir du NP en 1948 resserre le contrôle de lamain d'oeuvre africaine et musèle ses syndicats. La grève est illégalepour les Noirs depuis le décretde guerre n° 145 de 1942, principe enté­riné par le Native Labour SeUlement of Disputes Act de 1953. Celledu 2 mai 1949, organisée à Durban par Zulu Phungula et sa Natal Zu­lu National Workers Union, est un fiasco. Phungula est à nouveaubanni de Durban, cette fois pour dix ans. La grève générale de mars1950, décidéeà l'appel de l'ANC, des communistes et du Congrès in­dien du Transvaal pour protester contre le bannissement de trois syndi­calistes de renom (J.B. Marks, M. Kotane et Y. Dadoo), fait treizemorts. Le Black Labour Regulations Act et le Native Building Wor­kers Act de 1951 cassent le monopole des syndicats blancs mais inter­disent les organisations ouvrières multiraciales. La section africaine dIministère du travail disparaît en 1968. Le SACTU (South AfricauCongress of Trade Unions), créé en 1955, est donc un syndicat noir,secrètement lié au parti communiste interdit depuis 195019. Une initia­tive multiraciale du début des années 1970, l'Urban Training Project,ne fait pas long feu après le départ des radicaux de la Black People' sConvention comme Drake Kola. Les grèves sauvages de Durban, début1973, donnent un second souffle à ce syndicalisme noir et engagentprès de 60.000 personnes à l'échelle du pays20.

17 Hofmeyr, l.F. : The approach to the native problem. Race relatIOn, 3, 1936-7: 36

18 O'Meara, Dan: The 1946 African mine workers' strike and the politica1 economy ofSouth Africa. Journal of Commonwealth and Comparative Polilles vol.l3, n02, juil. 1975:146-73.

19 Douwes Dekker. L.. Hemson, O., Kane-Bennan, J.S., Lever, 1. & Schlemmer, L.:Case Studies in African Labour Action in South Africa and Narrnbia, ,n Sandbrook, R., 1975'212.

20 Du Toit, Brian M.' Strike or you're in Trouble: An analysis of the 1973 LabourUnrest in Duroan, ln Kileff. C. & Pendleton, W.C.. Uroan Man in Southem Africa. Salisbury,Mambo, 1975. 199-230.

133

La paralysie de l'économie montre alors que les citadins afri­cains sont indispensables au développement du pays. L'Artisan AidesAgreement de 1973 augmente les quotas d'emplois qualifiés pour lesNoirs malgré l'opposition du syndicat blanc des mineurs, qui s'appuiesur le Legal Job Reservation Act. La commission du professeur N.E.Wiehahn réussit à faire admettre une forme de représentation syndicalepour certains travailleurs africains (Industrial Conciliation AmendmentAct n094 de 1979). La crispation qui suit les événements de Soweto(interdiction du syndicat des journalistes noirs en 1977 par exemple) serelâche un peu avec le Labour Relations Amendment Act n057 œ1981, qui régularise les syndicats pas encore enregistrés et autorise lesorganisations ouvrières multiraciales.

La répression politique et l'état d'urgence précipitent une culturede classe plus combati ve, forgée dans la lutte et retranscrite au théâtresous le patronage de la Fédération syndicale des artistes noirs (O. C~plan, 1992: 342). La pièce llanga, qui se passe dans un tribunal, re­trace ainsi l'expérience vécue du syndicaliste et avocat Halton CheadJe,qui avait défendu 55 ouvriers zoulous arrêtés pour avoir organisé unegrève Illégale dans une fonderie en 1980. En 1984, 800.000 tra­vailleurs syndiqués font grève pour se joindre aux écoliers et aux habi­tants des townships qui protestent contre les carences du système SC~

laire, la dégradation des conditions de vie et la répression policière (N.Haysom, 1989: 193). L'interdiction faite aux syndicats de participer àdes boycotts et d'établir des liens avec les partis politiques n'y chan­gent rien.

En 1985, l'UDF accouche du COSATU (Congress of SouthAfrican Trade Unions), première centrale syndicale du pays avec envi­ron 1,5 million de travailleurs noirs à l'heure actuelle, près de cinq foisplus que sa rivale la plus proche, le NACfU (National Council ofTrade Unions). L'année suivante, l'lnkatha crée l'UWUSA (UnitedWorkers Union of South Africa) et le mouvement d'extrême gaucheAzapo fonde le CUSA-AZACfU (Council of Unions of South Afri­can-Azanian Congress of Trade Unions). Autrement dit, chaque partinoir a "son" syndicat. Les conflits du travail se doublent alors d'unedimension politique inédite. L'UWUSA, partie prenante œ« l'Inkathagate », reçoit des fonds secrets de la police21 . En décembre1985, des affrontements directs avec le COSATU font neuf morts àPhophomeni près de Pietermaritzburg et Howick (N. Haysom, 1989 :196). La situation est paradoxalement meilleure avec les syndicats

21 Race Re1alwns Survey. 1992: 296-8

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blancs. En mai 1988, une grève suivie par près de trois millions œtravailleurs les réunit pour la première fois au COSATU contre unamendement du Labour Relations Act de 1956.

La période de transition démocratique sous le gouvernement DeKlerk est marquée par une mobilisation ouvrière exceptionnelle. Pourla seule année 1990, il Y a plus d: journées de travail perdues à causedes grèves que pendant les trois années précédentes, 1987 ayant étémarquée par la grande grève des mineurs22. En cinq ans, le secteur in­dustriel du pays perd plus de journées de travail qu'en trois quarts œsiècles23 . Si le nombre de syndicats légalement enregistrés se tasse(212 en 1989, 198 en 1990, 194 en 1992), le nombre d'adhérents rou­ble en dix ans24. A l'heure des négociations pour une nouvelle Afriquedu Sud, la grève générale, ou sa menace sous forme de stay (MtZy, estun instrument de remobilisation pour l'ANC25.

Les syndicats dans la mouvance de Mandela ne catalysent pour­tant pas toujours les aspirations de la classe ouvrière. fis n'organisentdes réunions que sur les lieux de travail, pas dans les foyers zoulous,par exemple. De plus, l'assimilation à l'ANC réduit leur marge de ma­noeuvre. Ils cherchent d'ailleurs à prendre leurs distances et critiquent lefonctionnement autoritaire et secret de cette organisation. Aux élec­tions, s'ils présentent des candidats sur les listes de l'ANC, ils veulentéviter d'être récupérés par un parti qui, une fois au pouvoir, risqued'entreren conflit avec des organisations ouvrières dont la capacité œmobilisation reste intacte, comme le montre la grève du secteur auto­mobile au pnntemps 1994 (D. Darbon, 1993: 16).

Enfin, les syndicats se révèlent incapables de contenir la vio­lence. Autant que les affrontements entre organisations rivales ou avecles forces de l'ordre, les intimidations pendant les grèves sont sourcesd'abus. Ceux qui enfreignent le boycott ou l'arrêt de travail stay awaysont menacés physiquement. Des comrades de l'ANC tranchent lesoreilles aux contrevenants, leur font boire du détergent, les traînent œr­rière leur voiture ou, pis, leur font subir le supplice du collier en lesbrûlant vivants. Certains secteurs sont plus propices à la violence. Lesmines sont, par nature, dangereuses. On y recense en moyenne 600 ac-

22 Race Relaltons Survey, 1992: 322-3.

23 Nupen, Charles, directeur de l'Independent Mediation Service of South Mrica(1mssa) cité par Innes, Duncan: Labour Relations in the De KIck En, ln Moss, Glenn, 1992:338.

24 Il Y a 2,9 millions de travailleurs syndiqués en 1992, soit 22,9% de la populationactive. Race RelallOns Survey, 1992: c; SAlRR: Fast Facts. Johannesburg, janv. 1993.

25 L,béra/lOn 6/611992: 17; Le Momle 1816/1992.

135

cidents du travail mortels chaqueannée26. Depuis 1911, les mines d'ocauraient tué 44.000 hommes doot 3.000 Blancs. R. Malan parle œ50.000 accidents mortels depuis le début du siècle; d'autres chiffresvont jusqu'à 69.000 (1991 : 227). Les grèves de mineurs sont les plusviolentes: on compte 178 morts dans 65 incidents recensés entre sep­tembre 1973 et juin 1976 (D.M. Smith, 1982: 74). Lors de la grèvegénérale des 4 et 5 novembre 1991, pendant laquelle le COSATU re­vendique 3,5 millions de participants et qui proteste contrel'introduction d'une TVA, les seuls incidents à déplorer sont dans lesmines, avec 18 morts et 88 blessés. Les mines ne comptent pourtantplus que pour 10,6% des grèves en 1991, contre 36,4% dans l'industrieautomobile, 16,1 % dans les transports, 9,9% dans la fonction publiqueet 2,9% dans le commerce de détail27.

En bref, les syndicats en Afrique du Sud n'ont pas été capablesd'imposer une logique de classe à des réseaux putisans dont les exigen­ces étaient contradictoires. Bien plutôt, les revendications d'un mondeouvrier de plus en plus minoritaire au Nigeria ont été récupérées par lesclientèles politiques proches du pouvoir. Ce processus a laissé lechamp libre à des mouvements religieux qui étaient mieux à même œcanaliser le mécontentement des exclus et dont la vision idéologique dImonde contemporain était souvent, en fin de compte, tout aussi struc­turée.

26 Bole-RIchard, Michel: L'or le plus meurtrier du monde. Autrement hors-série 15,nov. 1985: 213.

27 Race RelailOTIS Survey, 1992 323.

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Chapitre 6

LES MOBILISATIONS CONFESSIONNELLES:GUERRES DE RELIGIONS ET MORALES POLITI­

QUES

De même que l'urbanisation attise les consciences de classe, lamodernisation précipite la conversion des Africains aux religions uni­verselles. Celles-ci jouent en principe un rôle d'apaisement. La charitémusulmane ou chrétienne est censée alléger le poids de la pauvreté.Mais entre un islam combatif, un christianisme syncrétique et des reli­gions traditionnelles toujours vivaces, l'Afrique est un continent pro­pice aux professions de foi les plus virulentes, voire aux guerres sain­tes.

LA POLARISATION RELIGIEUSE AU NIGERIA

Au Nigeria, les troubles religieux viennent rappeler la précaritéde l'équilibre politique entre un Nord à dominante musulmane et unSud en majorité chrétien. Si la religion mobilise moins dans le Sudque dans le Nord, l'islamisme ravive le spectre de la djihad d'Usmandan Fodio au XIXème siècle.

L'islam du Nord nigérian est traversé par de nombreux conflitsd'interprétation du coran autant que par des compétitions avec le chris­tianisme. Les violences confessionnelles (tab. 5), qui auraient fait plusde 5.000 victimes en douze ans, opposent des sectes islamistes rivaleset des musulmans à des minorités chrétiennes1. On peut distinguertrois sortes d'écoles coraniques. Le courant ilimi est proche des confré­ries soufies et de leurs cellules locales, les zawiya. Les écoles tradi­tionnelles madrasaahliyya ne diffèrent pas beaucoup des "écoles d'État"makarantarallo du califat de Sokoto. Leurs professeurs n'acceptent pas

1 Le Monde 21/5/1992.

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d'être rémunérés car leur récompense vient directement de Dieu. Ceuxqui reçoivent un paiement sous une forme ou une autre sont assimilésaux élites occidentalisés yan boko et sont décriés comme des mauvaismusulmans kalakato ou kalarawi, qui déforment l'enseignement du co­mo2. Les écoles modernes madaris islamiyya nizamiyya, enfin,s'inspirent des idées socialisantes d'Aminu Kano, le leader do':l'opposition prolétaire dans le Nord. L'État de Kano et la Fondation is­lamique ont d'ailleurs entrepris de construire vingt écoles coraniquesintégrant des programmes d'éducation occidentaux pour contrer la"propagation" da'awah des fondamentalistes3 .

Tab. 5 : Les émeutes "religieuses" dans les villes du nord du Nigeriadepuis 1945

Date lieu Protagonistes Victimes &dé!f.its

sept. Zaria (Etat de musulmans 1police 4 morts dont1996 Kaduna) 1 policier30 juin Kontagora musulmans 1police 1 mort1996 (État du Niger)28 avril Kano: Université étudiants musulmans 1 20 blessés1996 Bayero (Flat de étudiants chrétiens (chrétiens)

Kano)7 avril Etat de Taraba musulmans peuls 1 80 morts1996 Karidio30 mai Kano: marché musulmans haoussa 1 entre 5 & 291995 Abubakar Rimi chrétiens ibo morts

(État de Kano)aofit Potiskum (Etat de musulmans 1chrétiens 2 pasteurs1994 Yobe) protestants

tués, égliseset templesbrfilés

12 avril Jos musulmans haoussa 1 6 morts1994- (État du Plateau) autochtones biromjanvier Funtua (Etat de fondamentalistes mu- 60 morts,1993 Katsina) sulmans kalakato 1 dont 2 poli-

mendiants de rues ciersmusulmans almaiirai

2 Na-Ayuba. Alliassan : Yantatsine, an analysis of the Gardawa uprising in Kano,1980-1985. Kano, BUK, M Sc. thesis, Political Science, 1986: 98.

3 The Standard 28/5/1990 ; Republrc 10/1211990.

138

17-18 Zango Kataf (Etat chrétiens Kataf majo- près de 300mal deKaduna) ritaires 1musulmans morts1992 Haoussa-Peulsmars Jalingo musulmans 1chrétiens n.c.1992 (État de Taraba)15-20 Kano musulmans de la entre 50 etoctobre (État de Kano) vieille ville 1chrétiens 500 morts1991 ibo et yorouba du

SabonGarimai Etat du Gongo1a musulmans 1chrétiens n.c.199119 avril Katsina musulmans dits centaines de1991 (État de Katsina) "chiites" 1autorités victimes,

saccagedesédifices pu-blics

20-24 TafawaBaiewa musulmans Haoussa- massacre etavril (État de Bauchi) Peuls 1autochtones lynchagede1991 Sayawachrétiens centaines de

chrétiens;incendiedeséglises, desbordels et deshôtels servantde i' alcool;120 musul-mans abattuspari'armée

7-9 Kafanchan, puis chrétiens Kataf et Ibo 1 19 morts,mars Kaduna, Katsina, musulmans Haoussa- dont 12 sur1987 Funtua, Zaria et Peuls place; 152

Daura (État de maisons, 95Kaduna) véhicules et

169 hôtels oubarsdétruits ;152 églises et5 mosquéesendommagées

29 avril Gombe : quartiers secte islamique Mai- peut-être un1985 de Pantami et tatsine de Yusufu millier de

Yerwa Gana, fief Adamu puis Garba mortsdes insurgés (État Fari 1notables mu-du Gonl!ola) sulmans et autorités

139

27-29 Yola: Mutum secte islamique Mai- plus de 700février Daya, siège ad- tatsine de Musa Mai- morts,1984- ministratif du kaniki / notables mu- 30.000 per-

gouvernement sulmans et autorités sonnes sanslocal de Muri, puis abri, 100.000localité de Numan déplacés et(État du Gongola) 2.000 mai-

sons détruitesoctobre Kaduna : q~tier islamistes Maitatsine / 40 morts1982 Kalakato (Etat de musulmans

Kaduna)

août Maiduguri: quar- islamistes Maitatsine / 500 morts1981 tier de Bulunkutu musulmans

(État du Borno)db- Kano: vicillc sectc islamique de 4.117 mortscembre ville Maitatsine / musul-1980 (État de Kano) mans et autorités29 Kano: gare et soldats haoussa mu- entre 100 etmars aéroport sulmans / chrétiens 200 morts,puis (Région Nord) ibo tous ibomai etoctobre196615-19 Kano: quartiers du musulmans haoussa 36 morts (15mai Fagge et du Sabon du NPC / chrétiens dans le camp1953 Gari ibo et yorouba des des

(Région Nord) partis du sud "nordistes",21 dans celuides"sudistes') et277 blessés

1945 Jos musulmans haoussa / 2 morts(Ré.ltionNord) chrétiens ibo

Menés par Ismaila Idriss, les Izala ("ceux qui refusentl'innovation') sont souvent les premiers à s'en prendre aux infidèles.Ils ont été mêlés à des attaques contre des policiers dans l'État du Pla­teau en septembre et novembre 1980 et à des incendies d'églises dansl'État de Kano en octobre, à tel point qu'on les a confondus avec unesecte encore plus radicale mais hérétique, Maitatsine, et qu'ils ont 01

140

publier des démentis par voie de pressé. Avec des magazines enhaoussa comme Gwagwarmaya ("la lutte"), ils ont critiqué l'alliance œl'Arabie Saoudite avec les États-Unis pendantla guerre du Golfe de lamême façon qu'ils avaient condamné la soumission al-muwalaJ du cali­fat de Sokoto au colonisateur britannique5.

La Société des étudiants musulmans MSS, fondée par des Y0­

rouba à Lagos en 1954, a quant à elle été récupérée au milieu des an­nées 1970 par des Frères musulmans et des ex.trémistes khomeinistesdu Nord comme Ibrahim el-Zakzaky à Zaria, qui a combattu les kettes"alcooliques"et réclamé l'instauration d'une république islamique . LaMSS s'en est prise à la Fellowship of Christian Students lorsd'émeutes à Kafanchan dans l'État de Kaduna en mars 1987. Les con­fréries soufies traditionnelles, la Tijaniyya et la Qadiriyya, sont moinsviolentes contre les chrétiens ou les païens mais se sont longtempsopposées entre elles avant de joindre leurs forces en créant "les soldatsde Dieu" de la Jundullahi, dont l'aile activiste Fityan al Islam estl'Association des jeunes musulmans.

La différenciation religieuse interfère surtout dans les cas où lesmusulmans haoussa se retrouvent minoritaires dans les enclaves chré­tiennes du Nord, chez les Birom de Jos, les Kataf de Kafanchan, lesSayawa de Bauchi, les Joukoun de Wukari et Takum ou les autochto­nes de Yola et Jalingo7. Les disputes à propos de la propriété foncière,du partage des marchés, de la représentation dans les conseils de collec­tivités locales et de l'attribution des titres coutumiers prennent alorsune tournure ethno-religieuse. Ainsi des affrontements entre migrantshaoussa et autochtones birom à Jos (M.-A. de Montclos, 1994 a :173-7). Les émeutes d'avril 1994 font six. morts après qu'un Haoussa aété nommé à la tête dela collectivité locale du Nord de Jos, créée au œ­triment des Birom en 19918.

Le Sud du Nigeria ne connaît pas une telle polarisation reli­gieuse. li y a bien des fondamentalistes chrétiens, les born again, maisla prolifération des églises empêche la formation d'un bloc confession­nel: il y aurait plus de 5.000 dénominations. Malgré les efforts desarchevêques de Lagos, le catholique A.O. Okogie ou l'anglican J.A.Adeliloye, la Christian Association of Nigeria n'a pas réussi à mobili-

4 New N.gertan 29/10/1980, 6 & 22/1111980; Nal.onal Concord 28/2/1981. cités.n Nicolas, G., 1983; Ibrahim, J., 1989.

5 Quick, Abdullah Hakim, The concept of al-muwalal in the Sokoto Caliphate andthe resulting dilemna at the lime of British Conquest Islam el SOClélés au Sud du Sahara n07.nov. 1993: 17-33.

6 Babatope. Ebenezer : Towards the Revolution. Ibadan, Sketch Pub!. Co. Lld.,1981. 2.

7 Bako, Sabo, Urbanization and Religious Conllicts in Nigeria, ln IFRA, 1994: 23.

8 New N,gerlan 18/4/1994; Sha, Dung Pam: The Settler question and the emergenceof ethnic tension and violence in Jos, .n IFRA, 1994 , II, 43-50.

141

ser ses ouailles en vue de constituer un parti politiquë. Le pays yo­rouba en particulier n'a jamais été séduit par les intégrismes, de qœl­que bord qu'ils vinssent10. Importée d'Inde au début du siècle, la secteAhmadiyya du prophète Muhammad Jumat à Ijebu-Ode a été un mou­vement syncrétique incorporant bien des idées du christianisme. Affai­blie par un schisme de 1939, quand en sont partis les dissidentsd' Ansarudden qui ne prêtaient plus allégeance à la ville de Qadian enInde, condamnéepar la Ligue musulmane mondiale et interdite de pélè­rinage à La Mecqueen 1974, elle n'a pas adopté les positions radicalesdes fanatiques du N<IÙll . Les troubles d'une secte se revendiquant dlprophète Maitatsine à Lagos en 1991 ont été une exception, due à laprésence de migrants du N<IÙ12.

D. Laitin explique la résistance des Yorouba à l'intégrisme pardes proportions de musulmans, de chrétiens et d'animistes relativementéquilibrées, bien que ces derniers soient en perte de vitesse et que la dif­férenciation religieuse entre écoles coraniques et missions chrétiennesait pu susciter des divisions socio-économiques à l'indépendance (1985& 1986). Au recensement de 1963, Ibadan et Oyo comptent respecti­vement 61% et 55% de musulmans et 34% et 26% de chrétiens, maisllesha présente une situation inverse avec 19% de musulmans contre79% de chrétiens. Les Yorouba s'identifient plus aux cités ancestralesdu vieil empire d'Oyo qu'aux religions importées par le colonisateurou la djihad peule.

Dans le Sud, les affrontements avec les religions dites animistessont rares, bien que l'Eglise de l'Année du Christ fonnée par un pê­cheur kalabari de Bakana ait pu ordonner de détruire les temples traJi­tionnels de la région du Rivers, ce qui a conduit à des émeutes 13 . Gar­rick Sokari Braide, qui avait des visions, a pris le titre de prophète 8i­jah en 1916. Son hostilité à l'ivrognerie a provoqué une baisse desimportations d'alcool, et donc des revenus du gouvernement. En pleineguerre mondiale, il prédisait la fin de la domination britannique et finiten prison dès novembre 1916.

A défaut d'une polarisation religieuse aussi visible que dans leNord, l'instabilité chronique et le malaise social du Sud se manifestent

9 Enwerem. LM . A dangerous awakening. The politicization of christianity in Nige­ria. Ibadan, !FRA, 1995. 252p.

10 Gbadamosi, T.G.a.: The Growth of Islam Among ihe Yoruba, 1841-1908. Atlan­tic Highlands (NJ), Humamties Press, Londres, Longmans. 1978. 265p.

Il Balogun, 1 AB.: Islam versus Ahmadiyya in Nigeria. Beyrouih, Dar a Arabia,1988. 187p.; Clarke, P.. Mahdism in West Africa. The Ijebu Mahdiyya Movement. Londres,Luzac Oriental, 1995. 224p.

12 Taday's ChOlee MagaZine oct. 1991.

13 Isichei, E., 1983: 463-4; Tasie, G.a.M. : The prophet Garrick Sokari Braide ofBakana, ln Tamuno, T.N. & Alagoa, El. . Eminent Nigerians of the Rivers Slate. Ibadan, Hei­nemann, 1980: 135-46

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à travers le banditisme et les empoignades politiques. On peut aussibien y voir l'effet d'un vide spirituel, d'un matérialisme destructeur,que de l'incapacité des sectes a encadrerles populations aussi bien qœle font l'islam et la sharia dans le Nord. En témoignent les pouvoirsmagiques attribués au fameux bandit Anini, ou l'interprétation selonlaquelle ses crimes reflétaient la montée de l'athéisme, le relâchementdes valeurs religieuses et traditionnelles (O. Marenin, 1987: 272).

Les affrontements religieux s'inscrivent en fait dans le cadre desluttes pour le pouvoir (J. Ibrahim, 1989). Le discours islamiste est re­layé par l'argumentation de l'oligarchie du Nord contre les élites occi­dentalisées, impies et corrompues du Sud. Le comité Donli, qui en­quête sur les pogroms chrétiens de 1987 à Kaduna, souligne ainsil'importance du contexte politique à cette époque, avec le débat sur lasécularité du régime et l'adhésion du Nigeria à l'Organisation de la con­férence islamique, la crispation autour de la sharia et de l'éducation laï­que, le remembrement de la fédération, le militantisme des religieux, lapartialité de la police, l'influence nordiste dans l'armée et le poids deschefs traditionnels dans les luttes partisanes. La question de la sharia aprovoqué des crises d'ampleur nationale lors de débats à l'Assembléeconstituante en 1978 et en 198914.

Le directeur du département d'histoire à l'université de Zaria,Yusufu Bala Usman, dénonce aussi la façon dont les politiciens ontmanipulé les religions pendant la guerre du Biafra. Selon lui, les vio­lences dites religieuses ne reflètent pas des fondamentalismes authenti­ques et popmaires15. Le mallam Liman Ciroma, ancien chef de la fonc­tion publique du temps du général Obasanjo et frère d'Adamu, un am­didataux présidentielles de 1993 et 1983, estime pour sa part que lesconflits dans le Nord ne sont pas religieux mais économiques16. PourG. Nicolas, le mouvement de retour du "religieux", qui reflue sur unmonde tenté un instant par le matérialisme, comble le vide idéologiquedes partis politiques (1983). Musmman laïc, le général Murtala Mo­hammed a par exemple profité des fêtes religieuses de Noël, du Rama­dan, de Pâques ou du Tabaski pour s'adresser à la nation, l'engager àentreprendrede grandes réformes et développer le thème du sacrifice enévoquant aussi bien la passion du Christ que l'épreuve d'Abraham.

14 Kukah, Matth.w Hassan : "An A....m.nt of th. Int.U.ctual R..ponse of th. Nige­rian U1ama to th. Shari'a Debat. Sinc. !nd.pend.nc.... Islam el SOClélés au Sud du Saharan'7, nov. 1993: 35·55; Kukah, M.H.: R.ligion, politics and pow.r in North.m Nig.ria. Iba­dan, Spectnun, 1993: 115-44; Laitin, DD.: 'Th. Sharia d.bat. and th. origins of Nig.ria'sS.cond R.public". Journal of Modern Afncan SludlOs voI.20, 1982

15 Usman, Yusufu Baia: For th. Lib.ralton of Nig.ria. Londres, N.w B.acon Books,1979 : 78-93.

16 The EconomlSl 21/8/1993, surv.y: 13.

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UNE THÉOLOGIE "CONTEXTUELLE" DE LA LIBÉRA­TION EN AFRIQUE DU SUD

En Afrique du Sud, l'apartheid a engagé les religieux sur le ter­rain de la politique et vice versa. Le registre confessionnel a servid'instnuDent de mobilisation, qu'il s'agisse du calvinisme du NP ou œl'humanisme chrétien de l'ANC avec l'hymne NkoSl Sikelel'i Afnka("Dieu bénisse l'Afrique'). D'un autre côté, chrétiens et musulmans sesont impliqués dans les luttes sociales. Les églises indépendantes, dites"africaines", ont suivi une voie un peu différente qui n'a pas exclu uneviolence d'ordre interne.

D'un point de vue politique, l'Afrique du Sud oppose deuxchristianismes, l'WI favorable à l'apartheid, l'autre militant pour sondémantèlement. Au vu de l'évolution du pays, les deux ont fini parétablir des {llsserelles.

Le christianisme afrikaner repose sur la société secrète du Broe­derbond, le Parti national et l'Eglise réformée hollandaise NGK(NederduitscheGereformeerde Kerk). L'idéologie verwoerdienne a affir­mé la pureté de la race à partir d'une interprétation calviniste de la biblequi envisageait les Boers comme le peuple choisi de dieu et qui idéali­sait la trilogie "un Peuple, une Terre, un Dieu" du synode de Dordrechten 1618 (D. Darbon, 1987: 39). Les protestants ont tenu un discoursraciste, de l'Apostoliese Geloofsending van Suid-Afrika à la petiteKerk van die Skeppen, liée à l'extrême droite et au Ku Klux Klan amé­ricain, en passant par les Chrétiens pour la vérité, un groupement qui asoutenu l'établissement en pays zoulou de la Mission Kwasizabantupour contrebalancerl'influence des églises anti-apartheid.

A l'inverse dans la Nederduitsche Hervormde Kerk, seconde enimportance après la NGK, Albert Geyser a refusé dès le milieu des an­nées 1950 de justifier la ségrégation raciale à partir de la bible,s'indignant de ce que l' on interdît aux Noirs d' entrerdans les églises enzone blanche. Le Broederbonda envoyé des espions à ses cours de théo­logie et il fut jugé par ses pairs pour hérésie (1. Wilkins, 1978: 297).De son côté, le fameux révérend de la NGK Beyers Naudé publiait unjournal oecuménique, Pro Veritate, qui fut interdit en octobre 1977 etfermé en même temps que son Institut chrétien. En mai 1982, 123théologiens ont dénoncé l'utilisation des saintes écritures pour expli­quer la ségrégation raciale. En octobre 1986, la NGK a officiellementdénoncé l'apartheid comme un péché.

La conférence nationale de Rustenburg, en novembre 1990, aréuni 285 ecclésiastiques représentant 85 dénominations, soit environvingt millions de fidèles. Pour la première fois se sont rassemblées lesEglises qui avaient soutenu l' apartheid et celles qui l'avaient combattu.

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Albert Louw, un membre de l'establishment afrikaner et de la NGK, aprésidé la conférence aux côtés de Frank Chikane, pasteur noir de laMission apostolique de la foi, détenu sans procès à quatre reprises entre1977 et 1990, acquitté une cinquième fois en 1985 après avoir été ac­cusé de trahison 17. En juin 1991, la NGK a obtenu un statut d'observa­teur au South African Council of Churches, le SACC 18.

A l'autre bout de l'échiquier politico-religieux, on trouve lesadeptes d'une théologie de la libération qui , en Afrique du Sud, a pris lenom de "théologie contextuelle't'". L'évêque anglican Trevor Huddles­ton a participé au Congrès de l'ANC en 1955 et a présidé le Mouve­ment international anti-apartheid depuis l'Angleterre où il était retour­né ; on lui a d'ailleurs reproché d'être revenu en Afrique du Sud en mai1991 alors qu'il avait promis de ne pas y remettre les pieds avant quela ségrégation raciale n'eût été complètement abolie. A Durban,l'archevêque catholique Hurley et des pasteurs protestants formaient en1976 la Diakonia, très engagée dans la défense des Noirs. La créationde l'UDF en août 1983 s'est faite à l'appel du Dr. Allan Bocsak, au­mônier de l'université métisse du Cap et président de l'Alliance mon­diale des églises réformées WARC, qui venait d'organiser la commé­moration des événements de Soweto du 16 juin 19762°. En 1985,l'Association civique de Soweto, pro-ANC, a été fondée dans la pa­roisse catholique de Diepkloof. On connait aussi l'engagement d'unDesmond Tutu, secrétaire général du SACC, prix Nobel de la paix en1984, premier évêque anglican noir en 1985 , chef de l'Eglise anglicanepour l' Afrique australe en 1986 et président de la commission Vérité en1996 . Denis Sengolane, évêque anglican de Lebombo, a, lui, disparuen 1988, sans doute enlevé par des militaires d'extrême droite.

Ces ecclésiastiques se sont opposés à lintervention de l'annéedans les townships pendant l'état d'urgence. Au-delà de l'objection œconscience que demandaient les Témoins de Jehovah, le churche's d­ternative national service project du SACC a proposé d'introduire unservice civil à la place du service miliraircèl . Le document Kairos, ré­digé en 1985 par des catholiques, a été suivi d'un texte de la même te­neur en 1990, The Road to Damascus, qui a dénoncé les compromis œl'Eglise avec l'apartheid, posé les bases d'une théologie de la libération

17 Bonzon, Ariane : Les Eglises dans la tourmente politique. Politique afri cainen·48. déc, 1992 : 58-66.

18 Race Relauons Survey, 1992: 101.

19 La fondation de l'Institute for Contextual Theology remonte à 1975 Un Institutpour une alternative démocratique en Afrique du Sud, l'!DASA, a pria le relais.

20 Boesak, Allan : Black Theology and Black Uberation. nIB , Ravan Press , Lon­dres-Oxford, Mowbray , 1978 ; Le Mond e diplomatique janv 1984 .

21 Winkler, Harald P. & Nathan, Laurie: Waging peace : church resistance to militan ­sation, In Cock, J,. 1989 : 32488.

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et justifié le combat des Africains par l'oppressionêê. Après une réu­nion en mai 1987 à Lusaka des églises anti-apartheid et des mouve­ments delutte armée, le directeur du SAIRR a ainsi critiqué la positiond'un clergé qui "légitimait la violence comme instrument de libéra­tion"23.

Dans un pays où 80% des Noirs sont chrétiens, les musulmans,eux , représentent à peine plus d' 1% de la population. L'islam a eu peud'influence, sauf auprès des Indiens musulmans de Durban, qui comp­tent des prédicateurs virulents comme Ahmed Deedat, ou auprès desMétis du Cap, où il a pu être identifié au combat des exclus et desmarginaux-". Au début du siècle, les Malais musulmans du Cap scsont beaucoup occupés de leurs pauvres, ce qui a été un motif impor­tant de conversion parmi les esclaves libérés.

Le Muslim Youth Movernent, né en 1970 d'après les idées desFrères Musulmans, a des positions centristes et pragmatiques. lamouvance Qiblah, qui date de 1980, est plus radicale. Son discours, in­fluencé par l'Iran, prêche la révolution islamique. Les autres organisa­tions (Cali of Islam, Al Jihad, Muslim Judicial Council) rejettent lesmodèles extéricursé''. Beaucoup de musulmans ont rejoint l'UDF, lemouvement de la Conscience noire, le PAC ou le parti politique qu'ilsont lancé en octobre 1990, le premier du genre à être établi sur unebase purement conlessionnellcê''.

Les mouvements religieux séparatistes ou indépendants, quali­fiés d'éthiopianistes, d'apostoliques ou de sionistes , sont moins politi­sés, bien que certains d'entre eux aient participé en octobre 1986 à lafondation d'un Parti chrétien uni de la conciliation (UCCP), créé pardes hommes d'affaires et des conseillers municipaux noirs comme T .Linda à Port Elizabeth. La RSA compte quelque 6.000 "églises africai­nes", contre 3.000 en 1970 et 30 en 1913 . M. West en dénombre 900rien qu'à Soweto (1975: 2 & 195) . L'Eglise de Sion (ZCC), menéepar J. Mokoena, est la première de par son importance, avec environtrois millions d'adhérents. Le phénomène, qui touche surtout les popu­lations les plus pauvres, ne cesse de gagner en influence, avec un totalde quelque neuf millions de fidèles au lieu d'un million en 1950.D'après le professeur Gerhardus « Pippin » Oosthuizen de l'universitéde Westville à Durban, 14% des Noirs sont dans des églises indépen-

22 The Kairos Document: Challenge 10 the Church. Braamfontein (nIB>, Skotaville,1985

2.1 Kane-Berrnan, John , cité ln Race Relauons Survey, 1992 : 100.

24 Davids, Achmat: Politics and the Muslims of Cape Town, A HistoricaI Survey , ln

Saunders , C., 1984 : IV. 174-220 . Shell, Robert CH ' Rites and Rebellion : lslamie Conver­sion al the Cape, 1808101915, ln Saunders , C., 1983 : V, 1-46 .

25 Esack, Farid : Three !stamic Stran ds in the South Mrican Struggle for Justice. Th srdWorld Quarterly vol.10, 0·2, avr 1988 : 473-98 .

26 Race Relouons Survev , 1992: 108.

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dantes en 1950, 29% en 1980 et 38% en 1990, alors qu'aux mêmes <h­tes 75%,52% et 41% vont dans des églises occidentales.

Les disputes ont lieu à l'intérieur de ces mouvements religieuxplutôt qu'entre eux . Elles tiennent à des questions d'argent ou de pro­motion et aboutissent à une fragmentation toujours plus poussée (M.West, 1975 : 74ss). En dépit des efforts du Joint Council Represen­ting Native Churches, fondé en 1922, et du révérend Beyers Naudé, quia tenté de faire financer les églises africaines par les pays développés,aucun organisme n'est parvenu à coordonner l'explosion des sectes.L' African Independent Churches Association, lancée en 1965, visait àformerles prêtres et a regroupé 400 églises en 1972. Elle a vite dépérià cause de ses rivalités internes (M. West, 1975 : 142ss).

Plutôt conservatrices,les églises africaines ne constituent pasun lobby de pression contre l'apartheid-". Pendant l'état d'urgence, leprésident l'.W. Botha est invité au siège de la ZCC à Moria , dans lenord du Transvaal. Les églises africaines sont attaquées par des mili­tants armés qui leur reprochent de collaborer avec le régime et obligentles Sionistes à avaler leur badge, une étoile en argent.

Historiquement, ces christianismes africains sont pourtant desdissidences des églises occidentales, nées avec la volonté d'affirmer uneconscience noire indépendante.Certes, l'Eglise de la congrégation wu­loue, fondée en 1896 à la suite d'une querelle avec les missions améri­caines à propos de la formation et de l'ordination des prêtres, réintègrel'église mère en 1898 après avoir fait quelques concessions au clergéblanc. Mais ce n'est pas le cas de l'Eglise Tembue de Nehemiah Tileou de l'Union chrétienne du missionnaire américain Joseph Booth,dont le slogan est: "l Afrique aux Africains". Le clergé noir œl'Eglise épiscopale méthodiste est lui-même accusé d'être partie pre­nante dans l'agitation ouvrière et de fomenter la révolte zouloue œBambathaen 1906 (D. Copian, 1992: 129).

Les missionnaires produisent une classe d'Africains occidentali­sés beaucoup plus éveillés, politiquement, que les traditionalistes. Lapetite bourgeoisie africaine du Cap, menacée par la dépression écono­mique des années 1873-1896, place ses espoirs de promotion socialedans l'instruction plutôt que dans le commerce ou la petite entreprise.Pour cela, le canal religieux présente un débouché sûr28. Les convertisMfengu par exemple, dont le nom anglicisé sous l'appellation de Fin­go viendrait du verbe xhosa ukumfenguza (echercher à se mettre auservice de quelqu'un»), deviennent qui instituteurs, qui soldats des ar-

27 Walshe, Peter : South Africa : Prophetie Christiani ly and the Liberation Movernent.Journal of Modern Afrtcan Studies yol.29, nOI. man 1991 : 27·60 .

28 A cette époq ue, le révérend Tiyo Soga est le premier Noir ordonné prêtre parl'~glise presbytérienne en Afrique du Sud . Cf. Copi an, D., 1992 : 47-8 & Copi an, D. : Theemergence of au Africau working-c1ass culture , ln Marks, S., 1982 : 358.

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mées coloniales. Le croyant amak/wlwa s'oppose au "païen rouge"amaqalx1, dont la couleur fait référenceà la pièce de tissu qui lui sert œmanteau et de couverture. Les colons préfèrent employer ces derniers,tels les Xhosa "rouges" de la province orientale du Cap, parce qu'ilssont plus faciles à exploiter.

Les affrontements avec le colonisateur sont rares. Le massacrede Bullhoek fait figure d'exception. En mai 1921, la police sud­africaine rase le sanctnairedela secte du prophète xhosa Enoch Mgiji­ma, qui s'inspirait des baptistes afro-américains et avait appelé ses fidè­les, les Israélites, à se rassembler dans la ville sainte de Ntabelanga. Ledéfi moral, qui était de se retirer du monde, s'était doublé d'un défi àl'État, en ce sens que les Israélites occupaient illégalement des terrains.Mais il s ne cherchaient pas la confrontation et n'avaient pas mesuré lesconséquences de leurs actes29.

L'incident est révélateur de la dimension politique des mouve­ments religieux, que ce soit délibéré ou non. Au Nigeria, un islamcombatif donne sans doute aux luttes confessionnelles un caractèreplusspectaculaire qu'en Afrique du Sud, où les rivalités de ce type sontmoins directement visibles. L'en jeu n'en est pas moins important.

29 Edgar, Robert. The prophel motive: Enoch Mgijùna, lite Israeliles, and lite back­ground ID lite Bullhoek massacre. Internallonal Journal of Afncan HlSloncal SludJe. vol. 15,0" 3, 1982: 401-22; N Herd, 1966.

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Chapitre 7

LES MOBILISATIONS FEMININES: DES LUTTESECONOMIQUES SANS GUERRE DES SEXES

La violence, qu'elle soit d'ordre partisan, racial, syndical ouconfessionnel, est dans tous les cas vue comme un phénomène mascu­lin. Les femmes en seraient exclues du fait de leur soumission socialeet de leur "tempérament" pacifique. En Afrique noire, la chasse, laguerre et les travaux de force sont le domaine des hommes; le foyer etle commerce, celui des femmes 1. Celles-ci "s'efforcentplutôt, dit J.-F.Bayart, d'utiliser les ressources [de l' État] pour mener à bien des straté­gies de promotion individuelle ou familiale, plus rarement collective,et elles désaprouvent la violence qui entache l'activisme des jeunes"(1992: 94). Selon S. Burman, femmes et enfants d'Afrique du Sudconstituent une "majorité invisible, muette et silencieuse" (1986). Lesfemmes prendraient moins de risques et seraient plus "attachées" à lavie, si l'on en croit des taux de suicide qui, d'un continent à l'autre,sont régulièrement deux fois moindres que ceux des hommes2.

Il existe pourtant des "femmes en guerre", pour reprendrele titred'une nouvelle de l'écrivain nigérian C. Achebe3. Les femmes ontconstitué un tiers des effectifs de la guérilla érythréenne. Wangu a étéune figure marquante de la rébellion Mau Mau au Kenyé. Les Rwan­daises ont participé au génocide5. Les femmes étant les plus exploi-

1 Miller, K.A.. The FiTects of lndustrialization on Men 's Attitudes toward the Exten­ded Fanuly and Women's Rights· A Cross-National Study. Journal of Marnage and the Fa­mlly vol.46, nO l, fév. 1984: 153-60.

2 Bien qu'elles puissent se supprimer pour échapper à un mariage malheureux ou àune malédiction mortelle, la pauvreté ne les amènerait pas au suicide, à la différence de l'hommedu fait de sa responsabilité de chef de famille. Le Goff, G. : Les Noirs se suicident-ils enA.D.F.? Bulle/ln du Comaé d'Eludes hIS/onques e/ screlTllfiques de l'AOF vol.21, nO l, janv.1938: 130-39; Dundas, D.C.: Kilimanjaro and its People. Londres, 1924: 171.

3 Achebe, Chinua : Femmes en guerre et autres nouvelles Paris, Hatier, Coll. Mondenoir poche, 1981 160p.

4 LonsdaIe, John & Berman, Bruce J. : Unhappy VaUey : Confiict in Kenya and Afti­ca. Londres, Currey, 1992 : 325.

5 Aftican Rights: Rwanda' not so innocent. When women become killers. Londres,

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tées, elles sont, dans une optique marxiste, les mieux à même IXs'opposer à une bourgeoisie masculine. E. Turner pense ainsi que desrébellions féministes peuvent se produire quand les femmes se rendentcompte qu'elles sont flouées par les classes dominantes mâles (1993 :330 & 341).

Deux images cinématographiques s'imposent: celle du filmCobra Verde de Weroer Herzog, qui met en scène les amazones du Da­homey, et celle du film Fmzan de Cheick OUillar Sissoko, qui conteles déboires de deux Maliennes que l'on veut marier et exciser de force.Si les femmes sont en bas de la hiérarchie sociale, cela ne signifie pasqu'elles soient absentes de la violence publique. Figures hautes en cou­leurs, la marna market des villes de la côte au Nigeria et la shebeenqueen des townships d'Afrique du Sud illustrent ce point. La premièretient les marchés et se situe à l'épicentre de la violence urbaine. En casde vol, elle est pour beaucoup responsable de l'hystérie collective quiembrase la foule. En pays yorouba, le cri ole, ole ("au voleur') provo­que la mise à mort Immédiate du suspect, qui est arrosé d'essence et in­cinéré vivant (G. Nicolas, 1984). Liée aux trafiquants d'alcool et à lapègre, la reine de shebeen, elle, tient les bars clandestins.

Victimes mais aussi instigatrices de la violence, les femmesn'hésitent pas à s'Impliquer directement dans des épreuves de forcelorsqu'on menace les intérêts économiques qui leur sont propres, ainsiqu'en témoignent de façon précoce les émeutes d'Aba dans le sud-estnigérian ou de Durban sur la côte sud-africaineen 1929.

DES VICTIMES

Longtemps tenues à l'écart des villes, c'est-à-dire des lieux mê­mes où se sont décidéesles indépendanceset où résident aujourd'hui lespouvoirs postcoloniaux, reléguées à des tâches ménagères par des as­crimirtations de type religieux ou culturel, occupées aux travaux deschamps y compris dans les communautés matriarcales, les femmesd'Afrique noire sont confinées dans des rôles sociaux subaltemes6 . Pa­ralysées par des taux de fécondité impressionnants (pas facile de postu­ler à un emploi lorsqu'il n'existe pas de congé maternité), elles sontcondamnéesà élever les enfants à la maison, particulièrement dans lessociétés islamiques. Les taux de scolarisation des filles dans le primaireet le secondaire, qui sont pourtant de 63% et 16% au Nigeria selon laBanque mondiale en 1992, restent inférieurs à ceux des garçons. Mêmelorsqu'elle obtient un emploi, la femme fait l'objet d'une discrimirta-

aO(\1 1995. 255p

6 Adeyemo. R. : Women in Rural Areas : A Case Study of Soulhweslem Nigeria. Ca­nadum Journal of Afncan SludleS vol.18. n03. 1984. 563-72.

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tion sexuelle. Son avancement est bloqué à partir d'un certain point.La ville coloniale, organisée pour les besoins d'une économie

de comptoir, compte plus d'hommes que de femmes7. La monogamie,encouragée par la chrétienté, la taxation de la polygamie, la raréfactiondes terres disponibles et la désertion des hommes vers les emplois ur­bains laissent les femmes seules aux champs. En 1911, les femmes neconstituent que 5% de la population noire du Rand sud-africain (0.Copian, 1992: 89). Dans les années 1930, les proportions sont œ30% sur le port de Durban et de 12% dans les mines du Witwatersrand(0. Hemson, 1977). Au Nigeria, deux tiers des hommes vivant à Enu­gu dans les années 1940 sont des célibataires (E. Isichei, 1983: 438).Dans les villes anciennes, où la tradition urbaine a précédé la colonisa­tion, on compte en revanche plus de femmes que d'hommes. Le ratioest de 92 hommes pour 100 femmes à Sokoto et de 96 pour 100 àKatsina en 1952 ; de 87 pour 100 à Ife et de 88 pour 100 à Abéokutaen 19638 .

Dans les villes plus récentes et de facture coloniale, les femmesfinissent par aller s'installer, attirées, comme l'héroïne du roman de C.Ekwensi, par les facilités de promotion sociaIe9. Le nombre de femmesà Lagos dépasse celui des hommes au recensement de 1973. Mais aucontraire de l'Amérique latine, l'exode rural de l'Afrique post­indépendancecontinue de toucher les hommes plus que les femmes 10.

"En matière de transfert des droits, ajoute E. Le Bris, le passage du sta­tut de terre rurale à celui du sol urbain s'accompagne de conflits parfoisaigus entre les principes de filiation matrilinéaire et patrilinéaire [... ]La religion musulmane renforce ce type de conflit en introduisant ledroit au partage et en privilégiant la filiation paternelle. Plus généra­lement, la transmission patrilinéaire tend à devenir prééminente enville et renvoie les lignées utérienes à un statut second sans pour au­tant les éliminer complètement" (1987 : 243).

En Afrique du Sud, la proportion de femmes dans les villespasse de moins d'un cinquième en 1921 à un tiers en 1946, le ratio

7 A Nairobi par exemple, on ne recense que 3.356 femmes sur 25.886 Africains en1939, SOIt un ratio d'un pour huit La proportion est rétablie à 1 pour 2,5 en 1962 et 1 pour2,1 en 1969. Mais le déséquilibre perdure et Nairobi ne constitue pas un cas unique. Davies,RR.St.A. : Municipal Native Affairs Officer, Nairobi, Report, 18/8/1939; O'Connor, A., 1983 .78.

8 O'Connor, A., 1983: 90. Voir aussi Pittin, R . Houses of Women: a Focus on Al­ternative life-Styles in Katsina City ln Oppong, C. (ed.): Male and Female in West Africa.Londres, George Allen & Unwin, 1983.

9 Dans les années 1970, les Zambiennes et les Tanzaniennes des campagnes migrentmême plus que les hommes. EkwensÎ, Cyprian: Jagua Nana. Paris, Présence africaine, 1988.315p. : O'Connor, A., 1983: 71 ; Little, K., 1973.

10 Browning, Harley L. Migrant selectivity and the growth of large cities in develo­ping societies. National Academy of Sciences, 1971: 273-314; Caldwell, John C.: African ru­ral-urban migration: the Movement ta Ghana's towns. Canberra, Auslralian National UniversityPress, 1969; Slren, R., 1982: 74

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hommes-femmes restant constant à l'échelle nationale (D. ü'Meara,1975: 150). La particularité de l'apartheid urbain est d'avoir interditaux travailleurs africains de résider en ville de façon permanente. Àl'âge de la retraite, ceux-ci devenaient revenir dans leur bantoustand'origine, des zones rurales et très pauvres. C'est là que les femmes œ­vaient rester, puisqu'on leur interdisait de s'installer à demeure chezleurs maris citadins. Les droits de résidence urbaine étaient transmisaux fils du mari ou à son oncle au détriment de la veuve. En 1977 àCrossroad, un fameux camp de squatters du Cap, 91 % des femmesétaient en situation irrégulière au regard de la loi sur les déplacementsdes Noirs à l'intérieur du pays, contre 50% des hommes : la police fai­sait des descentes sur les fontaines publiques pour les attraper (1. Wes­tern, 1981 : 295). A tout le mieux, la nanny pauvre et illettrée étaitadmise dans les familles blanches de l'Afrique du Sud coloniale maiselle était exploitée et sa vie privée était très surveillée.

Le refuge massif des citadines dans la religion, telles les sectesde nouveaux chrétIens barn again au Nigeria, témoigne de leur désarroi.Les manyano, assemblées de prières pour les Noires d'Afrique du Sud,organisent le contrôle de la sexualité des femmes et relaient en villel'autorité des chefs traditionnels sur la fixation de l'âge au mariage etdes dots 11. Deux tIers des adeptes des églises africaines de Soweto étu­diéespar M. West sont des femmes (1975: 76 & 88). Celles-ci veu­lent par là échapper à la maladie et au ghetto. En effet, autant leshommes peuvent s'évader de l'atmosphère étouffante des townshipsparce qu'ils travaillent à l'extérieur, autant les femmes doivent rester àla maison s'occuper des enfants 12.

Les femmes d'Afrique subsaharienne apparaissent ainsi commeles cibles relativement passives d'me violence sur laquelle ellesn'influeraient pas, que ce soit dans le sens de la surenchère ou ci:l'apaisement13 . EUes subissent des sévices qui leur sont spécifiques:excisions, meurtres pour adultère, violences conjugales attisées par lapolygamie, mariages forcés ou précoces qui favorisent le divorce et laprostitution, dots trop élevées et proxénétisme de certains parents,bannissement des mères de jumeaux dans les communautés supersti­tieuses, discriminations en matière d'éducation,etc. L'impact de la vio­lence sexuelle est diminué par les mythes de la domination masculine.Les affaires amoureuses prennent souvent une dimension truculente quidésactive en quelque sorte le registre dcla violence. Elles sont peu pri-

Il Gaitskell, Deborah: "Wailing for punty" : prayem unions, African mothers andadolescent daughtem, 1912-40, ln Marks, S., 1982: 338-57.

12 Braudel-Syrier, M.. Black Women 10 Search of God. Londres, 1962.

13 Bonnin, Debby "We are not interrested in old Women. We want to kill the Hus­bands and Sons". Women and the War in Natal Pietennaritzburg, Depl. of Sociology, Umvemi­ty of Natal, 1991. 34p.

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ses au sérieux. Les infections vénériennes, par exemple, sont vécuespar les hommes comme des brevets de maturité sexuelle sous couvertd'humour: le "rhume d'en bas" au Cameroun pour la chaude-pisse; le"syndrome imaginaire des amoureux" au Zaïre ou la "maladie des fem­mes" au Nigeria pour le sida. Le harcèlement sexuel ou les pratiques œcuissage n'ont pas valeur de violence pour le machiste africain, qu'i!soit gendarme, professeur, commerçant, créancier, fonctionnaire oupercepteur d'impôts (A. Mbembe, 1985 & 1990). La presse nigérianene parle jamais des viols du fameux bandit Anini alors qu'elle s'étendlonguement sur ses autres « exploits» (O. Marenin, 1987: 272).

Chez les Noirs d'Afrique du Sud, soutient B. McKendrick, "ilest possible que l'émasculation des hommes par le racisme et le capita­lisme produise un sentiment de rage et d'impuissance qui se reporteavec violence sur les femmes" (1990: 257). Environ 20.000 violssont recensés chaque année. On estime qu'en réalité 5% seulement sontdéclarés à la police car le sentiment domine que le viol n'est pas uncrime grave et que la victime est plus ou moins consentante, sachantd'ailleurs qu'elle est généralement connue par le coupable avant qœl'acte soit perpétré (B. McKendrick, 1990 : 41). La loi sud-africaine nereconnaît pas le viol de l'épouse comme un crime. Avant 1985, lesmariages informels qui n'avaient pas été contractés devant la mairie etenregistrés par l'état-civil soumettaient la femme à son mari,l'assimilant à une propriété 14.

La femme, dans son rôle de victime, n'est pas une criminelle.Les délinquantes, quand délinquantes il y a, ont d'ailleurs droit à untraitement spécial. On croit plus à leur rééducation qu'à celle deshommes, elles sont récupérées par les Eglises 15. Les statistiques de lacriminalité par sexe accusent un fort déséquilibre, avec seulement 5% à10% de détenus de sexe féminin (E. Muga, 1975: 7; A. Milner,1972: 224). Les femmes de Kano, qui auraient une perception plusaiguë du danger, sont complètement absentes de la grande criminalitéavec violence et sont très peu nombreuses dans les centres de désin­toxication et les asiles psychiatriques; peut-être, arguent certains, àcause de la valeur thérapeutique des cul tes traditionnels et de la religionmusulmane 16. Pour prouverleur virilité, les "braves"yantauri des œn­des traditionnelles ne se battent qu'avec les jeunes œleur classe d'âge.Les autres sont considérés comme des femmes avec qui il serait incon-

14 Segel, T. & Labe D : Family Violence: Wife Abuse, In B. McKendrick, 1990:251-87

15 Ourbach, Andrea: Reforming women: a case study of disinlegration, In Davis, D ,1985: 60-71 ; GaitskeU, Debby: "Christian Coumpounds for girls": Church Hostels for Afri·can Women in Johannesburg, 1907·70, ln History Worltshop : The Witwatersrand: Labour,Townships and pattern. of Protes!. University of the Witwatersrand, Johannesburg, 3­712/1978: vol.2.

16 Kano Sludles, n° spécial, 1991 . 9,43 & 57.

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venant de lutter parce qu'il est dégradantd' en venir aux mains avec unepersonne du sexe faible l ?

L. Freed, chef de la justice en Afrique du Sud de 1957 à 1959,estime que le crime est, entre autres, affaire de sexe, les femmes étant"naturellement"moins impliquées que les hommes (1963: 167). Leschiffres de J. Midgley confirment le décalage, dont le rapport est œl'ordre de 1 à 10 dans les taux de criminalité et de détention (1975 :14). Les gangs des townships ne comptent généralement pas de fillesparce que celles-ci sont censées rester à la maison; les copines sontmarquées du signe 'Z" sur l'épaule, le bras ou le front pour attester œleur appartenance au groupe18.

La prostitution en Afrique noire est plus ouverte et moins orga­nisée que sur les autres continents. Elle n'est pas associée au mondehors-la-loi du crime comme en Asie ou à une tradition comme celle desdanseuses de temples devadasi en Inde (M. ainard, 1973: 64-7). Peude bordels existent Les "filles de joie" opèrent en toute indépendance,n'ont pas de proxénètes et s'organisent en corporations19. Plutôt bienacceptées, les femmes adultes non-mariées bénéficient d'un statut œcourtisane ou de maîtresse qui témoigne de leur liberté, telles les vedet­tes de Kinshasa, les karuwai et magajiya haoussa, la mama mokôzi œBrazzaville ou le deuxième bweau du haut-fonctionnaire camerounais.La prostitution est un moyen de s'émanciper de la tutelle des hommeset des Anciens. La grande ville permet plus de liberté. Les prostituéesacquièrent par l'argent une respectabilité que n'ont pas les filles plusvertueuses du village2o. Tout dépend évidemment des traditions et dImaintien des liens claniques en milieu urbain21 .

Ce sont la colonisation et ses armées qui criminalisent la pros­titution (J. Iliffe, 1987: 184). Au Cap, celle-ci est d'abordbien accep­tée parce que, somme toute, les bordels ont toujours été partie inté-

17 Dan-Asabe. Abdulkarim Umar: Yandaba : the '1erronsts" of Kano Metropolitan ?Kano Studles, n° spéCial, 1991 : 94.

18 Glaser, Clive' The Mark of Zorro : Sexuality and Gender Relations in the Tsotsisubculture on the Witswaterand. Afrlcan Swdzes vo1.51, nOI, 1992: 47-67.

19 Kir.;on Weinberg, S. : Female Delinquency 10 Ghana, West Africa : A ComparativeAnalyslS InternatIOnal Journal of the SoclOlogy of the Famlly mars 1973; Balandier, G.,1985.

20 Les prostituées de Pumwani, un quartier afncain de Nairobi où l'on ne comptequ'une femme pour huit hommes avant la seconde guerre mondiale, deviennent ainSi propriétai­res de leur maison malgré les difficultés du couvre-feu, la jalousie du voisinage, la réprobationdes notables musulmans et la menace de finir en maison de redressement à la pri.on de Langata.White, Luise' A Colonial State and an African petty bourgeoisie. Prostitution, Property andClass Slruggle in Nairobi, 1936-40, ln Cooper, P., 1983: 167-194

21 Dans le quartier chaud de Banba à Kampala, les prostituées haya, qui viennent dela région de Bukoba, n'ont pas le. mêmes scrupule. que les femmes ganda à avouer qu'ellesexercent le plus vieux métler du monde. Dans les ville. éthiopiennes, la prostitution, la .télilité,l'avortement et le divorce ne .ont pas considérés comme des tares par les Amhara. lliffe, 1987:181-2; SouthalI, A.W. & Gulkind, P.C W. : Townsmen in the making : Kampala and ils sub­urbs. Kampala. East African Institute of Social Re.earch, East African Studies n09, 1956 : 68.

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grante de la vie des ports. Les maisons closes bénéficiaient même de laprotection cachéede la police, moyennant rétribution22. Mais ensuite,les prostituées, blanches autant que noires ou métisses, sont mises surla touche sous la pression des lois victoriennes et des réglementationscontre les maladies vénériennes23 . Le Contagious Diseases Act œ1885, qui suit celui de 1868, prévoit l'immatriculation des filles pu­bliques, pas encore leur surveillance médicale et donc policière. Lesmouvements féministes s'y opposent en effet parce que les pratiquespolicières portent atteinte à la dignité de la femme, notamment pendantles fouilles. L'arrivée d'émigrantes juives et européennes de l'est hâtela professionnalisation des bordels, désormais liés à la pègre. L'Arméedu salut et les ligues de moralité protestantes se battent pour fermer les"établissements de luxure" et modifier la loi de 1885, qui se contentede contrôler mais pas de réprimer. En 1901, le Betting Houses, Ga­ming and Brothels (ou Morality) Act répond aux attentes du purita­nisme victorien selon lequel les femmes de mauvaise vic protègent leshors-la-loi et incitent à l'émeute24. La nouvelle loi épargne en fait laprostitution occasionnelle, en particulier celle des domestiques, et neconcerne d' abordque la colonie du Cap25.

A Durban, où on ne compte à l'époque que 700 femmes pour20.000 Noirs, dont la moitié de prostituées, on assiste aussi à unecriminalisation du plus vieux métier du monde26. La plupart des Afri­caines qui s'adonnent à la prostitution ont été chassées de leur villagepour cause de stérilité, d'adultère ou de grossesse imprévue. Tant lesAnciens, pour conserver leur autorité traditionnelle, que les Blancs,pour maintenir la main d'oeuvre dans des réserves et respecter la moralevictorienne, sont d'aceordpour s'opposer à l'urbanisatIOn des femmes.Celles-ci ne peuvent visiter leur mari que pour des périodes de 15jours. Un amendement de 1903 à la section 16 du Criminal Law Actinterdit les relations sexuelles entre femmes noires et hommes blancs.

22 Hallett, Robin: Policemen, pimps and prostitutes and police corruption, ln Saun­ders, Chnstopher: Studies in the history of Cape Town Le Cap, Univefl!ity of Cape Town,1984: 1,1-41.

23 Van Heyningen, Elzabeth B. : Prostitution and the Contagious Diseases Acis; theSocial Evil in the Cape Colony, 1868-1902, ln Saunders, Christopher: Studies in the historyof Cape Town. Le Cap, University of Cape Town, 1983 V,80-124.

24 Ce courant d'opinion n'est pas spécifique à l'Afrique du Sud. Les autorités de Nai­robi pensent ausSI que "les proslltuées à la retraite établissent des bordels où s'abritent les clas­ses criminelles". En l'absence de législation à ce sujet, elles détruisent le quartier africain dePangani où les femmes de mauvaise vie, trop visibles, risquent de créer un effel de contagion.Public Records Office, Londres, CO/533/462/28005/B. Demolition to Pangani Village, Wadeto Ormshy-Gore, 1936, CIté ln Cooper, F., 1983: 178; Saunders, C., 1983: V, 116.

25 Prostitutes and Proletarians, 1886-1914, ln Van Onselen, C., 1982: l, 103-162;The Witches of Suburbia domestic service on the Witwatersrand, 1890-1914, ln Van Onselen,C., 1982: II, 1-73

26 Ramsay, S : "Eve noire, a study of the emergence of African prostitution tn Dur­ban atthe tum of the century" Journal of Natal and ZJJlu HIS/Ory vol.14, 1992: 75-111.

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Avec le temps, la prostitution, outil de promotion sociale, œ­vient aussi un moyen de subsistance obligé en période de crise. Elles'étend d'ailleurs à la gente masculine, en l'occurrence ces "gigolos"qui rôdent autour des enclaves touristiques de Gambie ou de SierraLeone et qui vendent leurs channes aux populations "chartérisées" cl.:sexe féminin et d'un certain âge. Elle "s'exporte" en Europe, où Nigé­rianes et Ghanéennes rejoignent les lucioles italiennes. L'idée d'uneprostitution "bon enfant" est fausse. La profession est liée de près oude loin à la pègre, dont elle partage le mode de vie nocturne. Les auto­rités la répriment relativement peu parce qu'elles sont convaincues qœles femmes ne sont pas dangereuses, et donc pas violentes. C'est unehypothèse si bien ancrée que les femmes sont écartées du domaine mi­litaire.

L'armée sud-africaine au milieu des années 1980 ne comptaitainsi que 1.000 femmes, des volontaires jamais versées dans les corpsde combat27. La conscription n'existait pas pour les Blanches, et pourles Noirs des deux sexes. Après l'arrivée au pouvoir de l'ANC, les an­ciennes guérilleros du MK se sont plaintes de ne pouvoir intégrer lesunités combattantes de l'armée du fait de régulations internes quin'avaient pas cours dans les camps en exil. Dans la police, les femmesblanches, admises à partir de 1972, ne pouvaient pas être employéesdans les unités anti-émeutes. En 1982, elles étaient 1.300 à porterl'uniforme, rejointes par quelques Noires. Dix ans plus tard, leur pro­portion ne dépassait pas les 5% (G. Cawthra, 1992 : 22). Une décisionministérielle de 1991 visant à accélérerleur recrutement a plutôt traduitla fuite de la main d'oeuvre masculine (J. Rauch, 1992: Il). IXl'autre côté de la barricade, le machisme des comrades de l'ANC a exclules femmes des combats de rues et de la scène politique malgré lespressions de la hiérarchie28.

Au Nigeria, l'armée est pareillement un domaine masculin. fin'existe pas de service militaire. Le service national NYSC est civil etdure un an. fi ne concerne que les étudiants et étudiantes. Seule la po­lice compte quelques femmes. Dès novembre 1944, les sufragettes ni­gérianes avaient réclamé le droit d'intégrer les forces de police.L'inspecteur général W.c.c. King avait refusé, arguant que les fem­mes seraient incapables de se faire respecter dans les sociétés islami­ques du Nord, d'intervenir en cas d'émeute et de faire face aux gang­sters. Dix ans plus tard, le "parti des femmes" obtenait pourtant gainde cause. Les prenuères "femmes-flics"du Nigeria se sont occupées cl.:

27 Cock, Jacklyn Manpower and militarization : women and the SADF, ln Cock, J ,1989: 51-66.

28 CampbeU, Catherine: Leaming to kiU ? Masculinity, the family and the current po­litical violence. Conftrence, Univernity of Oxford, juin 1991. 2Op.; Report of the lndependentBoard of Inquiry into Informai Repression. JHB, IBIIR, nov. 1992' 29.

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la délinquancejuvénile, de la prostitution et du trafic automobile. Ellesne recevaient pas de formation armée et ne participaient pas aux mis­sions de la police anti -émeute. Jusqu'en 1965, elles durent être céliba­taires au moment du recrutement, obligation que n'avaient pas leurscollègues masculins ([.N. Tamuno, 1970: 135-9 & 172). Le NigeriaPolice Act de 1968 leur a réservé des fonctions subsidiaires et leur a in­terdit de porter une arme. Elles seraient aujourd'hui 15.000 sur un totalde quelque 130.000 policiers29.

Sachant l'importance primordiale des forces armées relativementau pouvoir politique en Afrique, le sexisme des institutions militaireset policières reflète un état d'esprit misogyne30. Ce n'est pas un hasardsi, pour discréditerl' opposant politique, on le traite de "femmelette"31.En avril 1991 à Lagos, quand le major Orkar tente de prendre le pou­voir et s'empare de la radio, il qualifie la junte Babangida de "cliquecomposée d'homosexuels corrompus, sadiques, polygames et oligarchi­ques... " Il est étonnant œvoir que vingt-cinq ans plus tôt, des rebellesaccordent pareille importance à l'homosexualité supposée de leurs ad­versaires. En janvier 1966, quand le major Nzeogu renverse le gouver­nement civil de la Première République, un des dix commandementsradiodiffusés par les mutins condamne à mort toute pratique homo­sexuelle (BJ. Dudley, 1973: 112). Dans le même ordre d'idées, lapresse du Sud ne se prive pas de publier des articles à sensation sur laprostitution masculine dans le Nord musulman. L' homosexualité étantpar excellence un sujet tabou, et le travestissement de l'homme enfemme une dégradation sociale, il n'est pas hasardeux d' y voir là urie

tentative de disqualification politique. Y a-t-il jamais eu une femme àla tête d'un État africain?

DES INSTIGATRICES

A l'instar de ces esclaves qui, dans les cours royales, finissaientà force d'intrigues par s'emparer du trône, la position sociale des fem­mes n'empêche pourtant pas la participation à des manifestations col­lectives de violence, que ce soit sous la forme de l'instigation ou de lamanipulation plutôt que de la confrontation directe. Le rôle machiéva­lique et effacé qui convenait bien aux impératrices romaines a pu être

29 Dansanda vo1.23, n° l, 1993: 6.

30 Mba, N.E. : Kaba and Khaki : Women and the Mi1ilarized State in Nigeria ln Par­part, J.L. & Staudt, KA. (ed.): Women and the State in Mrica. Boulder, Lynne Rienner, 1989.

31 Dans son livre sur la ''Technique du coup d'Etat", C. Malaparte consacr.ut un cha­pitre entier li "HItler, une femme", pour qui il ~prouvait le plus grand mépris, et il comparait ladictature nazie li "une forme de jalousie" parce qu'eUe reposait sur un système polIcier de d~la­tion et d'humiliation (1966).

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interprété par les épouses de chefs d'État africains comme Moussa Tra­oré ou Ibrahim Babangida. On a vu dans les "bonnes oeuvres" de Ma­ryam Babangidaun blanchiment de l'argent de la drogue dont elle étaitun trafiquant notoire. Un adage populaire prétend que dans les foyersnigérians c'est la femme qui tient les cordons de la bourse32.

La figure ambiguë de la sorcière, qui hante toute l'Afrique ausud du Sahara, souligne un point essentiel. Le personnage de la sage­femme ou de la guérisseuse coexiste avec celui de l'entremetteuse desforces du mal ou de la divinatrice qui, désignée à la vindicte populaire,finit sur le bûcher En Afrique du Sud, les victimes des meurtres muti,liés aux accusations de sorcellerie et commis la plupart du temps pardes hommes, sont en majorité des femmes (1. Evans, 1992: 48-9).Celles-ci sont les plus impliquées dans les trafics d'organes humainsdestinés à des pralIques magiques. Dans l'Afrique traditionnelle certes,les femmes étaient généralement exclues des rituels occultes, de lamême façon qu'aujourd'hui les jeunes d'Afrique du Sud se réunissentsans elles pour mettre à mort les personnes accusées de sorcellerie ouque les étudiantes mgérianes sont écartées des cult societies parce qu'onleur reproche de ne pas être capables de tenir un secret et de résister auxrigueurs de l'initiation33. Mais cela ne les empêchait pas d'avoir leurspropres cultes et de jouer un rôle actif dans la violence, comme cetteMbuya qui invoqua l'esprit Kabudu Kagoro du Munhumutapa et la a­vinité shona Mwan pour mener la rébellion de Barue en 1917 contreles Portugais du Monnnbique34.

Les Africaines, comme les Africains, font de la politique, à telpoint que les régimes de parlI unique ont dû créer des branches chargéesde canaliser l'électorat féminin35. Dans le sud du Nigeria, Madame Ti­nubu a été un mythe des nationalistes. Cette riche commerçanted' Abéokutaavait encouragé les soldats egba à repousser les assauts desamazones du roi Ghezo d'Abomey. La ville entière avait assisté à sesfunérailles en 1887, témoignant d'un respect exceptionnel pour unefemme sans progéniture. Toujours à Abéokuta, la mère du chanteur Fe­la, la syndicaliste Funrnilayo Ransome-Kuti, prit en 1948 la tête des

32 Amadiume. 1:: Male Daughtenl, Female Husbands. Londres, Zed Books, 1987.

33 Sunday Trrbune 21/4/1991 : 10; Ritchken, E. : Rural Polilical Violence: TheMeaning of the Anti-Wltcheraft Anacks Johannesburg, Project for the study of violence, Um­venlity of Wilwatenlrand, 29/6/1989.

34 Goldstuck, Arthur: The Leopard in the Luggage. Urban Legends from SouthemAfnca. Londres, Penguin, 1993: 138-44 Voir aussi Behrend, Heike : Violence dans le nord del'Ouganda Le mouvement du Salnt-Esprtt (1986-1987). Polulque Afncatne n"48, déc. 1992:103-16.

35 Lînle, K., 1973: 61-75; Johnson, Cluis: Women on the Frontline. Voices fromSouthem Africa. Londres. Macmillan, 1992. 197p.; Qunta, Christine N.: Women in SouthernAfrica Londres, A1lison & Busby Lld, 1987 256p.; Mba, N.E. : Nigerian women mobilized :women's political actiVlty ID southem Nigeria, 1900-1%5 Berkeley, Unive",ity of Califomia,Institute of Internationa! Studies, 1982

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commerçantes contre le chef traditionnel de la ville, l'akale. Du coup,les autorités refusèrent de lui accorder le titre d iyaJode, la reine desmarchés. Funmilayo Ransome-Kuti n'en a pas moins continué soncombat pour la démocratisation du pays et a été défenestrée par les mi­litaires en 1977. De leur côté, des femmes comme Alimotu PeIewura,reine aJaga du marché d' Ereko et présidente de la Lagos Market WomenAssociation, ont soutenu les travailleurs en concédant des rabais sur lanourriture et en réunissant des fonds pour les syndicats pendant la grèvegénérale de 194536. En 1%4, les marnas markets de Lagos ont conduitdes marches de protestation pour appuyer les grévistes des secteurs pu­blic, parapublic et privé. En revanche, elles ont peu fait pression sur legouvernement pour obtenir de meilleurs services publics parce qu'ellescraignaient une augmentation des impôts. Dans le Nord du Nigeria im­prégné des valeurs islamiques peules, les femmes sont longtemps res­tées en dehors des cercles politiques et ont obtenu le droit de vote bienaprès celles du Sud37.

En Afrique du Sud, J. Cock argue qu'une minorité de femmesblanches a résisté à l'apartheid, tandis que la majorité a participé idéo­logiquement à la répression militaire38. Conseillère municipale œFordsburg, élue en 1914 dès que les femmes blanches en eurent ledroit, Mary Fitzgerald, dite "Marie-la-matraque", a été à la pointe desrevendications sociales du prolétariat de Johannesburg, par exempleavec les Africains de Nancefieldlors de protestations en 1919. Enterréeen grande pompe par l'ANC en janvier 1993, Helen Joseph a pris ladéfense des prisonniers politiques. Plusieurs fois arrêtée et assignée àrésidence bien que Blanche, elle a participé à la fondation du Congrèsdes démocrates, prenant la tête de quelque 20.000 manifestants qui de­mandaient la suppression des pass en aoüt 1956 à Pretoria39.

L'organisation Black Sash ("écharpe noire'), constituée en 1955, afourni une assistance matérielle aux communautés noires et adhéré àl'UDF.

Côté noir, Winnie Mandela n'a pas renoncé à avoir des respon­sabilités politiques malgré sa séparation avec Nelson Mandela et lestortures qu'elle a été accusée davoir ordonnées. Elle a dénoncé les

36 Au Ghana aussi. les grève. dans les chenùnB de fer en 1961 el 1971 sont soute­nues par les mama·markels et les chomeurs. Oyemakinde, W., 1975; Diffe, J., 1987: 179,

37 En générnl, les femmes, les personnes âgées et les jeunes vont d'ailleurs moins vo­ter que les hommes adultes. Lie, N.H. : Politicai participation and the life cycle, ComparallvePOI'llcs 6, 1974. Voir aussi Perchonock, N.: Double oppression: Women and Land Matters inKaduna Slate ln Bappa, s, (ed.) : Women in Nigeria Today. Londres, Zed Books, 1985,

38 Cock, Jacklyn : Keeping the l'ires Burning : Militarisation and the Politics ofGender in South Mrica, RevuJW of Afncan Polllicai Economy n' 45, 1989: 50-64. Sur la mobi·hsation des femmes afrikaners, voir Butler, Jeffrey: Mrikaner Women and the Creation of E\hni­city m a Small South Mrican Town, 1902-1950, ln Vail, Leroy: The Creation of Tribalism inSouthern Africa, Londres, James Currey, 1989 55-81.

39 Le Monde 9/1/1993: 6.

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comproIDIsslOns: "l'élite du NP couche avec l'ANC pour garder sesdraps de soie, et l'élite de l'ANC couche avec le NP pour jouir de œnouveau luxe". Elle a promis "un nouveau cycle de violences" lorsque"les masses, désillusionnées, comprendront qu'eUes n'ont pas été in­cluses dans la nouvelle liberté et la nouvelle richesse dont bénéficientleurs leaders'-w.

Spécifiquement féminine a été la campagne de résitance passivedes Noires contre le passAI. Les Britanniques avaient eu quelques hési­tations avant d'appliquer les directives du pouvoir central aux provincesqui venaient d'être incorporées dans l' Union sud-africaine et où lesblessures de la guerre des Boers n'avaient pas encore été pansées. Ùl

ségrégation foncière du Land Act de 1913 s'appliquait cn principe àl'ensemble du pays42. La commission Beaumont avait dressé la listedes réserves tribales où les Africains devaient rester cantonnés. Maisl'exceptionnelle résistance des femmes de l'État libre d'Orange permitune exemption de fait jusqu'en 1956.

Au début du siècle à Bloemfontein, la capitale de l'État libred'Orange, les Noires étaient, toutes proportions gardées, cinq fois plusnombreuses qu'à Jobannesburg43. Les colons manquaient en effet œgens de maisons et préféraient avoir des servantes plutôt que des valets.Pour leur part, et plutôt que d'être domestiques, les Africaines aimaientmieux être blanchisseuses, parce que cela leur permettait d'élever leursenfants à la maison, et elles essayaient d'éviter un travail à temps pleindans les villas des Blancs. Aussi le lavoir municipal de Bloemfonteindevint-il le haut-lieu de la résistance des "suffragettes" sud-africaines.Aucun responsable local ne voulut prendre la responsabilité d'imposerle port dupass, d'autant que les femmes européennes se joignirent à laprotestation parce que leurs bonnes étaient mises en prison. Le conseilmunicipal, qui s'était adjoint des représentants "indigènes" pourl'occasion, n'eut guère de succès contre les manifestations et les péti­tions. Les clivages sociaux ne divisèrent pas le mouvement car lesfemmes de la bourgeoisie noire ne bénéficiaient pas des privilèges œleurs maris, autorisés à travailler pour leur compte dans les zones blan­ches. Afin de préserver la paix publique, les autorités durent céder alorsque les hommes de la Native Vigilance Association continuaient envain de protester contre les pratiques d'une police qui prenait les cm-

40 Libération 26/111993. 17: Gilbey. Emma: The Lady, the Ufe and Times of Win­me Mandela. Londres. Vintage, 1994.

41 Wells, J. : Passes and Bypasses Freedom of Movement for African Women Underthe Urban Areas Act of South Africa, ln Hay, M.J. & Wright, M.: African Women and the Law:Histoncal Perspectives. Boslon University Press, 1982.

42 MWTaY, Colin: Struggle from the margins. Rural slwns in Ihe Orange Free Slate, ln

Cooper, F., 1983: 282.

43 Wells, Julia C : The War of degradatioD: Black Women's Slruggie againsl OrangeFree Slale pass laws, 1913. In Crurnmey, D .. 1986: 253-270

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preintes digitales des chômeurs pour les ficher. Le Native Urban AreasAct de 1923 dispensa de pass les Mricaines de l'État libred'Orange. La municipalité de Bloemfontein contourna l'obligation pard'autres mesures telles que l'expulsion systématique des locataires afri­cains qui avaient des arriérés de paiement.

Dans les environs du Cap, les femmes se sont aussi rebelléesquandune loi de 1955 a voulu expulser celles dont le mari n'était pasétabli en ville depuis plus de quinze ans. En novembre 1959 à Hugue­not, une banlieue noire de Paarl, des émeutes qui ont fait un mort ontprotesté contre l'imposition du pass aux femmes et le bannissementd'une syndicaliste44.

J. Wells argue que l'activisme des femmes africaines a pu êtreaussi virulent pour deux raisons45. La première est qu'elles ne crai­gnaient pas de perdre leur travail comme les hommes. Elles avaient ra­rement un emploi officiel et n'en dépendaientpas pour avoir le droit œrester en ville. La seconde est qu'eUes étaient protégées par l'idéal dIfoyer familial défendupar le protestantisme ou le catholicisme.

Ce dernierargument est à dooble tranchant car la dislocation œla famille africaine est en partie responsable de la délinquance juvénile46. A cause de la difficulté des mères africaines à obtenir un logementen ville, les concubinages saambly de Pretoria ou vat en sit de Johan­nesburg ont proliféré dès les années 1930 pour demander une aide œl'État ou avoir le droit de rester en zone urbaine47 . Ces unions n'étaientpas régularisées et se constituaient sans dots. Le recul des mariagesformels et la promiscuité sexuelle ont favorisé les naissances"illégitimes", que les missionnaires et les associations de morale tellesque la Bantu Women's Self-lmprovement Association en 1918 ou laPurity League en 1919 ont essayé de combattre. Le phénomène affec­tai t 59% des naissances de couples africains à Pretoria en 1935, 51 % àGermiston en 1937,46% à Bloemfontein en 1932, 33% à Johannes­burg à la fin des années 1930 (J. Iliffe, 1987: 133).

Le système d'apartheidn' est pas seul responsable. Ailleurs dansles villes d'Mriquenoire, les mariages arrangés en vue d'obtenir un lo­gement en accord avec la législation coloniale sont fréquents et frisentla prostitution. Les femmes sans mari à la tête d'lUle famille consti-

44 Lodge, Tom: The Paarl Insurrection, ln Saunders, C., 1984. II, 177-210.

45 WeUs, Julia: 'The Day the Town Stond StiU" : Women in Resistance in Potchefs­troom, 1912-30, ln Bozzoli, B., 1983: 269-307.

46 Le nombre de divorces et de filles-mhes est trh él evé. Une loi de 1979 ayant in­troduit le divorce à l'amiable, les \am de divorces chez les Blancs d'Mrique du Sud comptentdéjà panni les plus forts du monde: un mariage sur 2,24 en 1982 contre un sur 4,5 chez lesMétis et un sur 8,8 chez les Asiatiques. Ptnnock, Don: Breaking the web: gangs and famiIystructure in Cape Town, ln Davis, D, 1985: 21-33; Burman, S., 1986: 116.

47 Koch, Eddie: "Without Visible Means of Subsistance" : Slwnyard Culture in Jo­hannesburg, 1918-40, ln Bozzoli, B., 1983: 158-71.

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tuent 42% des foyers à Freetown au début des années 1950, 59% dansle quartier d'Dssher Town à Accra en 1958, 21 % à Addis Abeba en1960. Cette situation n'est pas toujours en rapport avec la polygamieou la structure matrimOIùale des sociétés traditionnelles. Elle accom­pagne plutôt une tendance au divorce (un taux de 20% à Lagos en1959), à l'instabilité du mariage et à l'infidélité que l'on observe fré­quemment en ville. En effet, le logement urbain cloisonne moinsqu'au village car les espaces sont réduits: l'aménagement de l'habitatintérieur ne traduit pas une division des sexes comme dans la case tradi­tionnelle. La maternité hors-mariage est plus facilement admise en mi­lieu urbain et elle est confortée par une idéologie nataliste pour que lesenfants prennent soin de leur mère pendant la vieillesse. Le célibat et lascolarisation des femmes s'enracinent dans les moeurs, quoique le ce1i­bat masque souvent des mariages coutuoùers qui ne sont pas déclarés àla mairie48.

Pour beaucoup, l'urbanisation est synonyme de dégradation mo­raie et, en ce qui concerne la femme, de prostitution et de crioùnalisa­tion. Les Zoulous appelent la syphilis isifo sedolopi, c'est-à-dire la« maladie des villes »49 Dans les townships sud-africaines avant laseconde guerre mondiale, la mode famo est très répandue chez les sebo­no morao ('1es fesses derrière'), c'est-à-dire les oùgrants sotho qui ontdécidéde ne jamais retourner dans leur pays d'origine et de montrer leurcul au Lesotho! Le terme viendrait de ho re famo: "ouvrir les nari­nes, soulever les vêtements, montrer les parties génitales". Enl'espèce, une danse provocatrice, suggestive et frénétique pendantlaquelle les filles n'avaient pas de sous-vêtements et peignaient des cer­cles autour de leur sexe, qu'elles appelaient "feu de stop" (D. Copian,1992: 153 & 156). La danse facho, plus proche du style néo­traditionnel sotho, signifie "désordre". Malitaba, une des rares femmesqui aient accepté de se faire emegistrer sur disque à l'époque, chantaitalOSI :

Fais lefamo,jeunefilleNe t'en fais pas, jeune fille

Tu as voyagé,Tu es perdue pour les tiens.

Autrement dit, qu'est-ce qui te retient de t'amuser à présent qœtu es en ville et que tu as échappé à la surveillance de tes parents ou œ

48 A Dakar en 1971 ou à Brazzaville en 1984. on a caleulé que seulement un tiers desumons étaient enregistrées à l'état-civil. Antoine. Philippe & Nanite1amio, Jeanne: La montéedu eéhbat fémJnin dans les villes afncarnes Trois cas . Pikine, Abidjan, Brazzaville. Paris, Cen­tre Français sur la PopulalJ.on et le Développement, Les Dossiers du CEPED n012, avril 1990.27p

49 Marks, Shula' Patnobsm, Patriarchy and Purity ; Natal and the Polities of ZuluEthnic Consciousness, ln Vail, Leroy' The Creation of Ttibalism in Southem Aftica Londres,James CUITey, 1989' 229.

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ton mari ? Mais le relâchement de l'encadrement familial en ville n'estpas sem mis en cause dans la délinquance juvénile. L'éducation afri­caine elle-même s'apparente fort à un apprentissage de la violence: gi­fles, fessées, châtiments corporels, les "trois mille bastonnades"qu'aurait reçues de sa mère le chanteur nigérian Fela, sans parler desépreuves d'initiation tribale5O.

Les femmes sont aussi accusées de provoquer indirectement laviolence. Ne sont elles pas l'enjeu des rivalités de mâles, déclenchant àl'occasion de sérieuses bagarres de bars? La frustration sexuelle des cé­libataires zomous parqués dans des hostels à la périphérie des villesd'Afrique du Sud n'est sans doute pas pour rien dans les déchaînementsde violences qui marquent les affrontements de rues entre Inkatha etANC51. Les visites de femmes étaient interdites dans ces hostels, àquelques dérogations près.

Les femmes ne sont pas absentes des mauvais coups. Au Nige­ria, les observateurs notent l'apparition des premières femmes Œ711edrobbers, et pas semement comme complices (O. Marenin, 1987:267). Sur le campus de l'université de l'Etat d'Edo à Ekpoma, on au­rait repéré une société secrète d'étudiantes, les Amazons52. En Afriquedu Sud, les "guetteuses" noasisas servent à repérer les objets de valeursusceptibles d'être volés dans les maisons où elles travaillent commedomestiques (L. Freed, 1963). Les Berliners, un des gangs les plus fa­meux de Johannesburg dans les années 1950, avaient une branche fé­minine. A Sophiatown, les "vierges" brekgaJ ou Wlldeperde savaientdéfendreleur vertu à coups de poings et decouteaux. Au Cap, œrtainesfemmes de la bande œs Mongrels étaient années53. Dans une étude réa­lisée par le professeur Beaty Naudé du département de criminologie œl'université de Pretoria, il s'avère que, sur un échantillon de 800 per­sonnes, 52% des voleurs qui chapardent dans les supermarchés de Jo­hannesburg sont des femmes. Il est vrai que les ménagères font 80%des courses54.

Plus que la délinquance, c'est surtout la position prédominante

50 C.M. Toulabor cite carrément des pratiques de torture; br1llures, demi·noyades, in­ciSions au pili-pili, pnvations de nourriture, enfennement dans des pièces obscures."L'éducation domestique au Togo, et sOrement aiIleulll en Afrique, est essentieUement empreinted'un paternalisme qui peut aller de l'mdulgence notoire aux sévices les plus effroyables [... ] Enmilieu évé notamment où l'éducation est réputée plutôt libérale, il arrive qu'un père de famille,pour sanctionner une fugue nocturne, cherche le plus simplement du monde à introduire du pi­ment en poudre dam l'utérus de sa fille, laquelle est ligotée des quatre membres et suspenduespar les jambes à une poutre". Toulabor, CM. ; Le Togo sous Eyadéma. Paris, Karthala, 1986;184; Moore, C.: Fela, Fela, cette putain de vie. Paris, Karthala, 1982; 31-6.

51 Segal, L. ; The Human Face of Violence; Hostel Dwellers Speak. Journal ofSouchern Afrlcan Sludles vol.18, n"l, mars 1992; 190-231.

52 The Sunday MagaZine 16/1/1994 15 & 13/3/1994; 23-4.

53 Pinnock, Don. Stone's Boys and the Making of Cape Hats Mafia, ln Bozzoli, B.,1987: 428,

54 Nlcra News n"73, sept. 1990.

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dans le commerce qui place les femmes à l'épicentre de la violence col­lective. Si elles se réfugient en masse dans le commerce, c'est qu'ellesn'ont ~as d'autre choix pour s'émanciper, à moins de pa'lser à la prosti­tution 5. La domesticité et la sorcellerie, une activité parfois lucrative,sont moins rémunérateurs en termes de promotion sociale. Les autrestypes d'emplois leur sont généralement fermés, soit de leur proprechef, soit parce que les places sont déjà monopolisées par les hommes.En pays yorouba, le monde des transports routiers est exclusivementmasculin; si quelques femmes sont propriétaires de véhicules, elles nesont jamais cbauffeurs56. Le travail en usine, ultime recours, est sou­vent méprisé, bien que les femmes puissent constituer la moitié desemployés de l'industrie qui viennent des bidonvilles d'lnanda à Durban(C. Cross, 1992). La fonction publique est mieux perçue, comme auNigeria où 31 % des femmes cn âge de travailler sont employées dans lesecteur formel de l'économie selon la Banquemondiale en 1992.

Beaucoup de commerçantcs africaines brassent la bière ou sc

spécialisent dans \cs filières clandestines parce que leur statut les faitbénéficier d'une immunité que n'ont pas les hommes. Les lolema("chauve-souris') de Kisangani organisent le commerce parallèle du rizet du paddy au Zaïre; les mama benz règnent sur le marché aux tissusde Lomé; des veuvcs tiennent les circuits du Cameroun ou les maquisde Côtc d'Ivoire, contrôlent la contrebande de bangui à Abidjan aprèsun arrêté de 1916 qui interdit la fabrication et la vente de vin œpalme57.

A Lagos, P. Marris remarque que les épouses qui restent aufoyer sont rares; la très grande majorité mènent des activités de com­mercequi leur évitent le chômage (1961 : 67). Sur Lagos Island, lesfemmes qui travaillent sont à 77% des commerçantes. Elles vendentdes tissus, des produits alimentaires et des cigarettes. La Lagos CityMarkets and Women's Association, affiliée à l'Action Group, revendi­que 63.000 membres dans les années 1950. Les marchés, du fait de leurpuissance, sont un enjeu politique. En 1958, la NCNC Market Wo­men's Wing et l'United Muslim Women's Wing, qui sont dansl'opposition, demandentune enquête sur les irrégularités financières etles malversations commises dans les marchés par l'Action Group,alors au pouvoir dans la région. L'enquête publique se conclut par le

55 Lacey, L. Women in the Development Process : Occupalional Mobility of FemaleMigrants in Cilies in Nigeria Journal of Compara/Ive Fam./y S/udles vol.17. n'l. 1986. 1·18.

56 Bayo Lawuyi, Olatunde : The world of lhe Yoruba taxi driver. an inlerpretive ap­proach to veruele slogans Afnca vo1.58, n'l, 1988: 1-13.

57 Vidal, Claudme AbIdjan des années 30: landscapes, ln ORSTOM, 1989: 303­9; Willame, Jean-Claude: L'automne d'un despotisme. Pouvoir, argent et obéissance dans leZalre des années quaIre-vingt. Paris, Karthala, 1992: 101ss; Cordonnier, Rita: Femmes afriCaI­nes el commerce Les revendeuses de lIssu de la ville de Lomé. Paris, L'Harmattan, 1987. 19Op.

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renvoi de l'administrateur concerné et la défaite du parti incriminé auxélections locales de 1959 (P. Baker, 1974: 224, 230-1, 235 & 238).

Dans les villes yorouba, le marché est un monde de femmes carl'organisation patrilinéaire du groupe fait que la terre appartient au pèreet incite l'épouse à commercer58. Les marchandes sont aux premièresloges des scènes de contestation. On connaît en effet l'importance dIpetit commerce dans l'émeute ou la révolution, de ces artisans du fau­bourg Saint Antoine qui ont pris la Bastille en 1789, de ces "petitesgens" qui ont été les premiers à participer aux insurrections populairesà Paris au XIXème siècle, de ces commerçants du Bazar de Téhéran quiont été pour beaucoup dans le renversement du Shah en 197959.

En 1908, les femmes de Lagos descendent dans la rue pour pro­tester contre l'introduction d'un impôt destiné à financer des adductionset suspecté de mettre au chômage les porteuses d'eau. En 1911, ellesmanifestent devant le bureau du "commissaire de province", qui veutinterdire les animaux domestiques dans les rues60. Elles sont souvent àla pointe des mouvements de protestation fiscale, comme à Abéokutaen 1918 et Abaen 192961 . En 1958 dans la région Est, les femmes sesoulèvent contre la hausse des droits d'inscription de leurs enfants àl'école. En 1986, les commerçantes d'Ughelli puis de Benin City as­siègent le palais d'un chef urhobo, l' ovie, et obtiennent le retrait d'unprojet visant à étendre aux femmes l'impôt sur le revenu.

En pays urhobo toujours, dans les collectivités localesd'Ethiope et Ukpe (actuel État du Delta), les femmes des clans Ughare­fe et Uvwie se rebellent en 1984 et 1986 contre les expropriations fon­cières et la pollution des compagnies pétrolières (E. Turner, 1993). B­les défient les chefs qui ont avalisé le Lmd Use Act de 1978 et quiémargent auprès de l'État. li faut dire que la colonisation a indûmentprivilégié le conseil des chefs au détriment des Anciens, de l'assemblée

58 Les Yorouba du Nord fonctionnenl sur un modèle patrilinéaire, les IJebu du Sudmellent 10 égalité les familles du côté de la mère cl du côté du père. Uoyd, P.C : Agnatic andCognatic Descent among the Yoruba. Man voU, n04: 484-500; McCall, D.F.: Trade and therole of Ihe wife in a modem Wesl Mrican town, ln Southall, A.W., 1961. 291

59 Cobban, Alfred' The social interprelalion of Ihe French Revolution. Cambridge,Cambridge University Press, 1964' 120-31 ; Chevalier, L., 1958 . 552 ; Farge, Arielle: La vicfragile: violence, pouvom. ct sohdarités 10 Pans au XVillème siècle. Paris, Hachette, 1986.355p. ; Kcddie, Nikk.i R : Rao.. of Revolution. An Inlerpretive History of Modem Iran. NewHaven, Yale University Press, 1981. 321p.

60 A Accra, où 48% des femmes fonl du commerce en 1948, elles résislent 10 l'interdic­tion du fumage du poisson. Robertson, aaire C : Sharing the same bowl: a .ocioeconoDÙcmslory of women and c1ass in Accra. B1aoDÙngton, 1984' 82; Lagos Weekly Record13/5/1911.

61 Little, K., 1973: 62-3; Afigbo, A E.: Revolution and reaction in Eastern Nigeria:1900-1929. Journal of lM Hmoncal Society of Nlgena vol.3, n03, déc. 1966: 539-57 ;Le.th-Ross, Sylvia: African women: a study of Ihe Ibo of Nigeria. Londres, Routledge & Kt>­gan Paul, 1965 (1ère ed 1939) 367p , Van AJlen, J : Sitting on a Man: Colonialism and theLost Political Institutions of Igbo Women. Canadl(jn Journal of Afncan Stud.es vol.6, n02,1972: 165-81; Perham, M.: Native Adnùnistration in Nigeria. Londres, Oxford UniversityPress, 1937

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eghweya des femmes mariées et des réunions ighele ou enwha des jeu­nes de sexes masculin. Pendant la Seconde République, le gouverneurUPN de l'État du Bendel, le professeur Ambrose Alli, a confirmé lapromotion de l'OVle des Uvwie comme chef de première classe.

Début 1984 à Ogharefe, des milliers de femmes ugharefe se sou­lèvent avec les jeooes contre une multinationale américaine, PanOcean, dont elles séquestrent une partie du personnel. Mettant leur me­nace à exécution, elles se déshabillent complètement devant les respon­sables de la compagnie, ce qui, dans la culture africaine, est une insultesuprême risquant de rendre stérile l'homme ainsi compromis. Du faitd'un litige financier avec le gouvernement, Pan Ocean ne peut faire ap­pel aux autorités pour réprimer la protestation et r affaire est réglée àl'amiable. Les femmes, qui négocient seules, obtiennent des compen­sations foncières ainsi que la construction d'adductions d'eau et de li­gnes électriques.

En août 1986 à Ekpan, quelque 10.000 femmes uvwie assiègentla raffinerie de la NNpc62 Elles demandent aux compagnies pétroliè­res le recrutement des autochtones, des compensations, une sous­traitance qui profite aux habitants du cru, des bourses d'études et desprojets de développement. Mais cette fois, elles se font déposséder œleurs revendications, qui sont récupérées par les hommes, traditionnel­lement propriétaires de la terre.

Etonnantes parce qu'exceptionnelles sont les émeutes dont lesfoules sont majori tairement composées de femmes. En décembre 1929et janvier 1930 au Nigeria, les rebelles des provinces d'Owerri et œCalabar étaient persuadées que les forces de l'ordre n'ouvriraient pas lefeu. Armées de machettes, elles marchèrent sur les policiers comme sielles ne redoutaient pas la mort. La réaction affolée des forces œl'ordre, qui les suspectaient d'être sous l'emprise du vin de palme lom­bD, tient en grande partie à cet étonnement: voir des "femmes enguerre". Les affrontements firent 55 morts du côté des femmes, beau­coup plus que dans des manifestations similaires mais mixtes contre lahuI lax en Sierra Leone en 1898 ou contre l'impôt direct au Nigeriaavec la guerre adubl du pays egba en 1918 ou les troubles de la pro­vince de Warri en 1927-192863 .

Le recours à la violence est peu payant alors que les femmespeuvent tirer profit de leur "sexe faible" pour négocier à l'amiable avecles autorités, bénéficier d'une galanterie donjuanesque dont l'homme

62 Da./y T.mes 28/8/1986' 3; Sunday Te/egraph 31/8/1986: l, cités ln Turner, E.,1993. 346.

63 Afigbo, A.E, 1966. op. cil.: 555; Martin, S M. : Palm ail and protest : an eco·nomic history of the Ngwa region, Soulh-eastern Nigeria, 1800-1980. Cambridge UniversItyPress, 1988, Hanna, 1 L Dance, Protest and Women's Wars: Cases from Nigeria and the Uni·ted States, zn West, G. & Blumberg, RL. (ed.): Women and Social Protes!. New York, OxfordUwversity Press, 1990: 333-45.

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africain est souvent généreux, et faire ainsi passer des fraudes gigantes­ques. A la différence des protestations pacifiques des commerçantesd'Abéokuta emmenées par la syndicaliste Funrnilayo Ransome-Kuticontre l'impôt de capitation en 1948, les émeutières de 1929 n'étaientpas organisées. Si les suffragettes de 1948 obtinrent par la négociationl'exil de l'aJake Ademola II pendant 28 mois, les amazones de 1929 fu­rent réduites au silence dans le sang.

Le statut matrimonial de la femme est ambigu. D'une part, ilprotège des forces de l'ordre, qui hésitent à tirer sur des mères de fa­mille. Quelquesjours avant le massacrede21 mineurs à Enugu en no­vembre 1949, la police n'a pas tiré quand les femmes des grévistes ontmanifesté pour soutenir les revendications de leurs maris. Même choselors des grèves de Johannesburg en 1911, 1913 et 1914. La police autilisé des fusils contre les conducteurs de tramways en grève mais desmatraques contre leurs épouses qui bloquaient les voies64.

En revanche, si la "faible" femme s'avise de devenir ''forte'', lepolicier risque de céder à un mouvement de panique. D'habitude, noteO. Marenin, "la police n'est pas à l'aise pour arrêter une femme. Lesforces de l'ordre se sentent obligées de se justifier auprès de la foule quiles entoure et qui ne manque pas de poser des questions. Comme authéâtre, le public se sent concerné et intervient, suppliant la police,rassurant la victime, rameutant les badauds et expliquant la situation aunouveau venu" (1987 : 270).

En Afrique australe, la confrontation est un peu différente parceque les Noires n'ont pas le pouvoir économique des commerçantesd'Afriquedel'Ouest. Le brassage de la bière africaine est cependant uneactivité proprement féminine qui a résisté à une législation victoriennede plus en plus raciste, de plus en plus sévère et de plus en plus"capitaliste", dans le sens où l'apartheid a détruit l'économie de subsis­tance des Bantous et n'a pas permis l'éclosion d'un "secteur informel"aussi puissant que dans les autres pays en voie de développement. En1934, 70% des femmes de Marabastadà Pretoria vivaient des débits œboissons clandestins, les shebeens65.

Dans le Natal, le Native Beer Act avait interdit le brassage et lavente de bière africaine dès 1908. Le Liquor Act de 1928 a renforcé laprohibition et la répression policière. En 1929, la protestation démarreà Ladysmith et se répand sur Weenen, Pinetown, New Castle et Dur­ban66. Les femmes détruisent les bars municipaux pour deux types œraisons. La première est que leurs maris y dépensent en alcool l'argent

64 Brink, Elsabé : Newtown, Old Town. JHB, Musewn Mrica, 1994: 26-8.

65 Koch, E., ln Bozzoli, Belinda: Town and countryside in the Transvaal. Johannes­burg, 1983: 159.

66 Bradford, Helen: "We are now the men": Women's BeeT Protests in the NatalCounttyside, 1929, ln Bozzoli, B., 1987' 292-323

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du ménage destiné à payer le loyer et la nourriture. A cet égard, lesfemmes reçoivent le soutien moral des églises africaines et cela ne lesempêche pas de bénéficier de la solidarité de leurs maris lorsqu'ellessont mises en prison. La deuxième raison est que les bars municipauxfont concurrence à leurs shebeens. ils sont plus propres et permettentd'échapper à l'atmosphère familiale. A Durban en juin 1929, la con­frontation avec la police fait huit morts de sexe masculin et les magis­trats ne voient dans cette affaire qu'un coup monté des syndicalistesmâles de l'Industnal and Commercial Workers Union. Ce sont pour­tant quelques 3.000 femmes qui s'impliquent encore dans les émeutesde Cato Manor à Durban en juin 1959, toujours contre les persécutionspolicières et le monopole des bars municipaux de l'État sur la vented'alcool. Les troubles suivent de peu la répression d'une manifestationde femmes ANC en février à Lady Selborne, dans la banlieue de Preto­ria, et font cinq morts, dont un policier67.

En résumé, si les femmes en Afrique ne prennent généralementpart à la violence que de façon indirecte, sous la forme de l'instigationpar exemple, elles ne sont pas absentes du champ de bataille. Non seu­lement elles participent aux marches de protestations mais, lorsqueleurs intérêts spécifiques sont menacés, elles partent se battre et affron­ter les forces de l'ordre. Ceci dit, elles sont rarement majoritaires dansles gangs ou les manifestations publiques si l'on en juge par le ma­chisme du milieu criminel ou la composition des foules qui prennentd'habitude possession de la rue. Il n'y a pas en Afrique de Phoolan De­vi comme en Inde, cette "reine des bandiL~" qui marie guerre des sexeset combat des castes avec son armée Eklavya Sena. Les émeutes œfemmes africaines, plus réactives qu'offensives, ne permettent pas œcroire à des mobilisations de type féministe, d'autant que les revendica­tions ne sont pas dirigées contre les hommes en particulier mais, leplus souvent, contre des mesures gouvernementales.

67 En mai 1954,2.000 femmes avaient aussi manifesté à Lusaka contre l'interdictionde la bière africaine et, chez les Ndola, contre la répression de la prostitution. Hansen, KarenTranberg: Lusaka's squatters' past and present. Afncan Studres Rev,ew vol. 25, n"2/3, juin1982 124

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DEUXIEME PARTIE

LA VILLE AFRICAINE

Il est indispensable de saisir Tataxie" de la ville en Afriquenoire pour comprendre la spécificité de sa violence. D'un point de vuehistorique, la ville africaine est généralement récente et évoque d'abordun bourg de paysans. L'emacinement urbain de ses habitants est peumarqué. L'évolution du comportement des migrants ruraux en tennesde mariage, d'alimentation, de natalité ou d'habillement est lente (P.Fargues, 1988). Les alignements ethniques résistent à la modernité. Laville coloniale est peuplée d'hommes adultes. Les femmes et les en­fants y sont rares (A. O'Connor, 1983: 78, 80 & 81). Puis l'exoderural, mal contrôlé dès avant les indépendances, donne une impressiond'anarchiecaril se manifeste JXlr un engorgement des sites urbains pla­nifiés, un habitat spontané et une économie infonnelle. Dans des paysen voie de développement souvent dépourvus de tradition citadine, l'ur­banisation se fait sans industrialisation. Les pouvoirs postcoloniauxsont débordéscarils ne disposent pas des mêmes ressources politiqueset financières que le colonisateur.

Les politiques urbaines, là où elles ont prise, développent desprincipes de ségrégation (chapitres 8 & 9). Le système d'apartheid enAfrique du Sud a été le plus efficace!. A l'inverse, l'empreinte œl'urbanisme colonial a été peu marquée au Nigeria (chapitre 10).

L'urbanisation produit des conflits spécifiques: délinquance,ghettos, luttes pour l'accès aux ressources, disputes qui se manifestentaussi bien dans des guerres de taxis à Johannesburg que dans de brutalesempoignades pour monter dans un bus surchargé à Lagos (chapitres Il,12 & 13). Pour préciser ce qui est du ressort de la violence urbaine, ilest utile d'évoquer la défini tion par défaut qu'en donne un peu par ha­sard l'anthropologue L.-V. Thomas (1979: 243). Celui-ci, réfléchis­sant sur les processus de destruction des villes, répertorie des fonnes

! Fair, T.J.D & Davies, RJ.. Constrained Urbanization : White South Africa andBlack AJrica Compared. In Berry, B J L, 1976 145-68.

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"exogènes", telles que la guerre (le bombardement) ou les catastrophesnaturelles (les cataclysmes), et des fonnes "endogènes", telles que ladémolition, l'abandon ou la violence urbaine (délinquance, émeute, ter­rorisme, incendies criminels). C'est bien entendu cette dernière rubriquequi nous intéresse.

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Chapitre 8

L'URBANISATION COLONIALE:UNE LOGIQUE SÉGRÉGATIONNISTE

Le colonisateur, qui s'établit sur le continent à partir de petitscomptoirs, gère la croissance des villes avec une logique ségrégation­niste qui dénote fort tôt une préoccupation sécuritaire. Parce qu'ils'installe en Mrique du Sud précocement et définitivement, il y a lamain plus lourde qu'au Nigeria, où il encadre peu des villes qui exis­taient déjà

DE LA "CITÉ INDIGÈNE" AU COMPTOIR COLONIAL

L'urbanisation précoloniale est rare, à l'exception du Nigeriadans le sud-ouest yorouba et le nord haoussa-peul. La base classique œl'Mrique traditionnelle est le village. Le kraal des Zoulous est ainsi unenclos à bétail. Les agglomérations tswana sont plus des concentra­tions de population que de véritables villes et elles n'offrent pas aux ru­raux les opportunités économiques des cités de la savane ouest­africaine, même si Latakoo, la capitale du Tlhaping, compte 15.000habitants en 1801, autant que Le Cap, et si Ngwato rassemble 30.000âmes, deux fois plus que Tombouctou, autant que Kano (1. niffe,1987: 65ss). Dans un environnement hostile, les catastrophes naturel­les et les invasions de la première moitié du XIXème siècle, par exem­ple celle des réfugiés sotho en 1823, précipitent la dispersion desTswana dans le désert, accentuant le caractèreartificiel de leurs villes.

Le passage de la ville indigène ou islamique à la ville colonialeest subtil. Comptoir fluvial, petit port maritime, gare de campagne,simple mission, camp minier ou militaire, la ville des Européensn'est, à ses débuts, qu'une vue de l'esprit. Les quartiers africains, eux,

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ont l'aspect de "centres urbains, de villages-villes ou, plus grossière­ment, decampsdetravailleurs"(G. Balandier, 1985: xi). C'est néan­moins la colonisation européenne qui, en concentrant ses efforts dansles villes, implante le phénomène urbain sur le continent, processushistorique bien différent de celui de la ville médiévale en Europe (M.Weber, 1982).

Très tôt sont mis en place des obstacles non aedificandi visant àséparerla ville blanche de la ville africaine. Les banières sont naturel­les (rivières, vallées, collines) ou artificielles (équipements publics,camps militaires, espaces verts). Cette sélection sociale par l'espace,déjàexpérimentéc au début du XIXème siècle dans les villes minièresdu nord de la France et de l'Angleterre, est raciale car elle se veut pro­tectrice des Européens qui "civilisent" et "mettent en valeur" le pays.Poussée plus avant jusqu'à la ségrégation, elle n'apparaît guère compa­tible avec l'idéologie républicaine du colonisateur français. J. Poinsotestime que "si la ville blanche s'oppose à la ville indigène, la liberté œcirculation entre les deux demeure, ce qui n'est pas le cas dans certainescolonies britanniques ou belge" (1989: 74).

Le "paternalisme" belge, le "lusotropicalisme" portugais ou lacolonisation allemande cachent des préoccupations policières.L'urbanisme colonial français lui-même est sélectif dans le sens où iln'assimile que les segments les plus "évolués" de la population afri­caine. Celui des Britanniques est le plus ségrégatif, ainsi qu'en témoi­gnent Khartoum-Omdurman, Nairobi, Salisbury ou Johannesburg. Al'inverse des Français qui s'installent dans le centre des villes d'Afriquede l'Ouest, les Britanniques, moins nombreux, habitent à l'écart dansdes cités-jardins, les GRA (Governrncnt Residential Areas). De ce fait,dit M. Peil, "Accra, Banjul et Lagos ressemblent bien plus à des villesafricaines qu'Abidjan ou Dakar"(1981 : 9). Et les agglomérations descolonies françaises seraient aujourd'hui plus vivables que celles des an­glaises '.

"CLASSES DANGEREUSES" ET "CLASSES LABO­RIEUSES"

Pour la puissance coloniale qui organise les villes, la confusionclassique entre "classes laborieuses" et "classes dangereuses" inspire unurbanisme ségrégationniste. Au XIXème siècle, l'opinion bourgeoise

1 McNuIty, ML. West African Urbanization, ln Beny, B.r.L., 1976: 224.

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et les préjugés populaires comparent le prolétaire à un barbare illettréet ivrogne: un "nègre de la côte d'Afrique [qui] vend ses enfants et sevend lui-même, pour une bouteille d'eau de vie" (L. Chevalier, 1958 :452). L'ouvrier est un primitif en marge de la ville. Dans son livre surles pauvres de Londres, publié en 1861, H. Mayhew parle de "tribussauvages"2. A Paris, la même métaphore assimile la lutte des classes àune lutte de races et décritle conflit de deux populations différentes tantsocialement que biologiquement.

L'Angleterre victorienne de la deuxième moitié du XIXème siè­cle réduit la pauvreté à une tare héréditaire. L'opposition de Disraeli en­tre "deux nations", celle des haves et celle des haves not, apparaît irré­ductible. Les peurs et les théories qu'inspire le darwinisme sur la dégé­nérescenceet la démoralisation urbaines façonnent l'organisation de laville (G.S. Jones, 1971: 127-51). Lapovertyopolis de G. Sims per­çoit la violence des pauvres comme un dérèglement généralisé descomportements individuels: brutalité des divertissements, beuveries,bagarres, combats de rats, de chiens ou de coqs, insoumission à la mo­rale, subversion de l'ordre sexuel et familial par l'alcoolisme,l'athéisme ... et les idées républicaines3. Le personnage du braillard auverbe haut et à l'insolence grossière hante des quartiers comme Whi­techapel, The Isle of Dogs ou Paddington à Londres. A l'instar de laCommune de Paris en 1870, les émeutes du pain d'East End pendant ledifficile hiver 1860-1861, les violences de février 1886 et la grève desdockers en 1889 achèvent de convaincre les "bonnes gens" que les pm­vres sont dangereux4. Les plus conservateurs n'hésitent pas à proposerde renvoyer les chômeurs dans des fermes à la campagne, quitte à les yforcer en cessant les activités de la Charity Organisation Society afInde rendre leur situation intenable en ville! Il y eut même une doctrinedite "d'impérialisme social" dont le très controversé programme"d'hygiène nationale" , défendupar lord Brabazon, proposait de réinstal­ler les pauvres des villes dans les colonies de l'Empire5. Ce à quoi lesdétracteurs du projet objectaient que les misérables des faubourgs ne fe-

2 Mayhew, Henry: London Labour and the London Poor. New Yorl<, Daover Publi­cations, 1968: l, 152.

3 Sims, George R. : How the Poor Uve. Londres, 1883.

4 From "Demoralization" to "Degeneration" . The Threat of üutcast London, ln Jones,G.S., 1971. 281-314.

5 "State-directed colonisation, its necessity" ln Brabazon : Social Arrows. Londres,1886. Les États-Unis, eux, ont cherché il se débarrasser de leurs esclaves noirs au Libéria, voireau Congo dans les années 1930 quand l'économiste Stephen Leacok s'est fait l'avocat d'un ré­aménagement des dettes européennes de la première guerre mondiale sur la base de compensa­bons territoriales. Les Italiens, de leur cÔté, souhaitaient freiner l'émigration de leurs compatrio­tes vers l'Amérique en leur donnant des terres il cultiver en Él)'thrte.

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raient pas de bons fermiers, conseillant plutôt de restreindrel'émigration vers les centres urbains et d'envoyeroutre-mer des agricul­teurs6. On sait ce qu'il en fut. Les comptoirs britanniques ne devinrentpas des colonies de peuplement, à l'exception de l'Mrique australe etdu Kenya; seuls les soldats démobilisés furent recyclés dans les ar­mées coloniales.

Le colonisateur et le mendiant

Les principes du XIXème siècle posent que le remède à la IEU­vreté est le travail. En ville, il s'agit surtout d'éviter d'être submergépar les miséreux venus de la campagne. A la différence d'une Mriquetraditionnelle marquée par la personnalisation des rapports sociaux, lecolonisateur européen traite la question de la pauvreté de façon institu­tionnalisée. Pour réduire les frais, son assistance est des plus sélecti­ves, conditionnée par l'idée du mérite.

La loi de 1834 sur les pauvres en Grande Bretagne a peu de ré­percussions dans les colonies de la Couronne7. Les Britanniques à La­gos, par exemple, placent d'abord les indigents en maison d'arrêt! Lecas d'Adeola défraie la chronique en 1888. Cette ancienne esclave li:soixante ans, atteinte d'éléphantiasis, est expulsée de l'hôpital colonialoù la police l'avait laissée parce qu'elle était incurable. Elle n'y revientque pour mourir. Elle personnifie une pauvreté traditionnelle, celle li:la vieillesse, de la maladie et de l'esclavage. La Russey Charity Institu­tion, qui s'occupe de l'éducation des orphelins, date de 1882 et est fi­nancée par des fonds destinés aux esclaves libérés. La Ligue des fem­mes saro, chargée de visiter les pauvres et les malades à l'instigationdu gouverneur de Lagos en 1901, ne dure pas quatre anss. La presses'inquiète des imposteurs qui mendient dans les rues et feignent d'êtreaveugles ou infirmes, ce qui rapporte parfois autant que le salaire d'untravailleur sans qualifications (J. Diffe, 1987: 165-6). Les Anglaissont très réticents à appuyer les initiatives individuelles des Mricains,en lesquelles ils voient des pratiques féodales ou de la corruption. Latradition yorouba inspire cependant de telles largesses lors de la célébra-

6 White, Arnold. Colonization and Emigration. Contemporary Rev,ew vo1.49, mars1886: 375-83.

7 Pour plus de précisions sur cette loi et sur la distribution de l'aumÔne dansl'Angleterre victorienne, VOl!: 'The Deformation of the Gift: The Problerns of the 186O's", ln

Jones, G S 1971: 241-61

8 On désigne sous le nom de Saro les esclaves yorouba libérés en Sierra-Leone.

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tion du Jubilé de la Reine. La monarchie de Benin maintient le specta­cle de sa générosité à travers l'administration coloniale locale. Chez lesIbo, où la pauvreté et la mendicité sont dissimulés car refoulés à lacampagne, les missionnaires catholiques sont plus habitués à tenir desoeuvres de charité que les anglicans du pays yorouba. Ils s'occupentd'abord des handicapés, des orphelins, des vieux, des femmes stériles,des prisonniers de guerre ohù ou oro, réduits à l'esclavage, et des indé­sirables OSU, ces intouchables prédestinés aux sacrifices humains (J.Iliffe, 1987 : 82ss).

Le Nigeria, dont la législation sur le vagabondage date de 1911et est supprimée en 1988, n'applique pas une politique très restrictivecontre ses pauvres. Des pressions municipales obligent les indigents àvivre ensemble mais n'interdisent pas la mendicité. En 1921, Lagos ason chef des aveugles, élu sur le modèle haoussa du sarkin makafi.Tout comme à Ibadan, la plupart des "clochards" sont des Haoussa quigagnent leur vie en demandant l'aumône. A Ibadan, il faut attendre laNative Authority Ordinance de 1951 pour que les municipalités puis­sent bannir les indésirables, vagabonds ou petits délinquants (section29.1).

Pauvreté et discrimination raciale en Afrique du Sud

C'est dans la ville du Cap que la politique sociale du colonisa­teur européen est la plus précoce. Dès 1665, les calvinistes habillent,nourrissent, logent et enterrent les vieux, les handicapés, les veuves,les malades et les femmes de prisonniers. Les Noirs sont d'abord traitésà égalité avec les Blancs. Mais leur position se dégrade au début dIXVIIIème siècle. Les pasteurs khoi se voient interdire l'accès à la terre.En 1809, une loi déclare "vagabond" tout Khoi voyageant sans laissez­passer, et le remet à la disposition d'un employeur européen. Au Cap,celui qui n'a pas d'emploi est envoyé en prison jusqu'à ce qu'on luitrouve du travail. Ces mesures visent à compenser la pénurie de culti­vateurs suite à l'abolition de l'esclavage en 1807.

La prise en charge de la pauvreté par les pouvoirs publics estalors assortie de conditions : bonne volonté individuelle ou incapacitéphysique à travailler. Quand les Xhosa entrent œns la colonie du Cap,affamés par la crise de 1856-1857 qui a décimé leur bétail, le gouver­neur Grey refuse de leur donner de la nourriture s'ils sont en état de tra­vailler, à moins qu'ils ne se mettent au service d'un Européen.

Pour les pauvres "méritants", les institutions privées de la ville

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du Cap sont relativement nombreuses. Une Société de flUlérailles pourles malades européens est fondée en 1796 par des notables afrikaners,une Société des femmes du Cap pour le soulagement des pauvres en1810, une Société de Saint Vincent de Paul en 1858, une Armée dISalut en 1883. Comme leurs prédécesseurs hollandais, les Britanni­ques, qui occupent la ville en 1806, prennent en charge les équipe­ments hospitaliers. Le Old Somerset Hospital du Dr. Samuel Baileyest, en 1818, une institution privée, puis gouvernementale en 1828. TIreste le seul établissement accessible aux non-Européens jusqu'en1927. avant d'être démoli dix ans plus tard. Le premier orphelinat estouvert en 1814, mais il ne s'occupe que des Blancs. pas des Noirs. En1827, ce qui était autrefois la Maison des Esclaves est transformé enhospice de vieux et d'infirmes pour les anciens esclaves du gouverne­ment. Hemel en Aarde ("Paradis et Terre"), première léproserie établieau sud du Sahara en 1817, accueille quant à elle des malades khoi ve­nus de toutes les régions de la colonie.

Malgré la disponibilité de la terre, la paupérisation en Mriquedu Sud prend une ampleur inégalée à cause de la rapidité des change­ments économiques. Tandis que l'instinct familial des Mrikaners prenden charge les indigents du groupe, les citadins noirs sont plus vulnéra­bles parce que déplacés. sans liens de parenté et sans épargne. Le déca­lage des salaires entre les Européens et les Mricains se creuse. Desmanifestations d'Mrikaners en 1897 obligent les autorités à mettre enplace un programme de travaux publics pour les Blancs et à abandonnerles critères multiraciaux d'allocations sociales (J. lliffe, 1987: 114ss).

Le rapport de la Fondation Carnegie et de l'Église réformée œHollande en 1930 réduit la question de la pauvreté à la seule race blan­che: hommes de main dans les fermes de la région du Cap et dITransvaal, chômeurs sans qualification des villes. Le rapport insistesur le caractère structurel et souvent héréditaire de cette misère, quin'est pas due à la dépression internationale mais à l'inégalité de l'accèsà la terre, à la faiblesse des salaires plutôt qu'au chômage, et qui affectejusqu'à 16% des Blancs9. La dispersion dans les campagnes masque lapauvreté; il existe encore des Mrikaners itinérants qui commercentdans les villages africains avec leur chariot de forgeron. Ds ne se rési­gnent à aller en ville que contraints et forcés. Beaucoup préfèrent émi­grer au Bechuanaland ou au Swaziland. La conclusion du rapport Car­negie incite à déplacerla main d'oeuvre européenne vers les centres in-

9 O'Meara, Dan. The 1946 Mriean mine workers' slrike and the politieal economy ofSouth Mriea. Journal of Commonwealth and ComparaJ..ve Polllles val.l3, 0·2, juil. 1975:150.

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dustriels. La discussion qui s'ensuit au Parlement en 1934 est favorableà une ségrégation complète dans les villes et à un rapatriement à lacampagne des Africains.

L'étude sur la pauvreté réalisée en 1933 par le Cape Town Gene­ral Board of Aid est moins radicale. Elle englobe aussi les Noirs.L'assistance municipale porte à 78% sur les non-Européens, qui neconstituent que 48% de la population de la ville. L'enquête du profes­seur EdwardBatson en 1939, une première du genre, découvre que 53%des Asiatiques et 48% des Noirs du Cap vivent en dessous du seuil mi­nimal de pauvreté. La précocité de la mendicité des enfants noirs dansles villes d'Afrique du Sud, comparéeau reste du continent, est signifi­cative. Prétextant que la famille élargie africaine a l'habitude de prendreles pauvres sous sa protection, le National Council for Child Welfareen 1924 et le Chidren's Act de 1937, préoccupés par les taux de morta­lité infantile, concentrent leurs actions sur la population blanche. En1939, seulement 27 des 120 orphelinats du pays acceptent d'accueillirdes gens de couleur.

Ce sont surtout les réseaux familiaux africains qui soutiennentde façon informelle les indigents. Il n'y a <pe les classes moyennessoucieuses de respectabilité pour fonder des institutions de type occi­dental: un Comité de secours bantou pour les chômeurs de Johannes­burg en 1932 ; la Ligue des aveugles et des infIrmes de James Ntshin­ga à Port Elizabeth en 1935, suivie d'une Association d'assistance auxaveugles africains en 1940 et d'une Association pour les handicapésafricains en 1945.

Au niveau gouvernemental et d'après le South Africa Act œ1909, l'assistance sociale est une responsabilité provinciale. Au Cap,le Boardof Aid est financé par la province et la municipalité. De nom­breuses associations caritatives redistribuent les subventions. Dans leTransvaal, les institutions privées, la RandAid Association en premierlieu, occupent le haut du pavé. Dans l'État libre d'Orange, un quart desfonds publics vont aux Noirs. Le Natal, lui, demande qu'on fédéraliseles subventions aux Africains et concentre tous ses fonds sur les Euro­péens de Durban et Pietermaritzburg. L'assistance sociale est aussil'affaire des compagnies minières. A partir de 1911, celles-ci doiventverser des compensations à leurs employés atteints de tuberculose oude silicose, tandis que la prise en charge des invalidités et des accidentsdu travail est étendue au reste de l'industrie par le Workmen's Compen­sation Act de 1934.

La gestion de la pauvreté n'est guère uniforme. La seule politi­que cohérente du gouvernement à l'échelle nationale concerne la méde-

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cine, gratuite pour les plus démunis, et les compensations financièrespour les maladies du travail dans les mines. Le Children's ProtectionAct de 1913 institue des orphelinats et une petite aide pour les mèresde famille. Le versement d'allocations pour les indigents blancs ounoirs commence en 1928. Pour la première fois, la contribution fman­cière de l'État dépasse alors celle des provinces. Le Children's Act œ1937 hausse cette contribution au second rang après les pensions de re­traite. AfIn de mieux coordonner la redistribution de l'aide, la créationd'un département de sécurité sociale au ministère du travail en 1933renforce d'ailleurs le pouvoir central, alors que plus de mille organisa­tions caritatives non-gouvernementales existent en 1939 et que lestrois quarts concentrent leurs activités sur les Européens. Le départe­ment des "affaires indigènes" distribue des rations de nourriture et pro­pose parfois des emplois intermittents. L'État verse aussi une petitepension aux aveugles, disposition qu'un amendementde 1944 au BlindPersons Act de 1936 étend aux Noirs.

En 1940, le gouvernement dépossède les provinces de leurscompétences, sauf le Natal, mais poursuit une politique discriminatoireet restrictive. Les conditions de l'assistance sociale sont plus sévères.L'indigent ne doit pas avoir de famille sur qui il pourrait compter; ildoit, si possible, rendre un service en retour; son allocation ne sub­vient qu'au strict minimum pour ne pas être attractive. Les réticencesgouvernementales à mstaurer un État-providence viennent de ce que lapauvreté chez les Blancs est en voie de disparition, évolution qui n'estpas tant ie résultat de la mobilisation nationaliste des Afrikaners ou desaides de l'État que d'une industrialisation rapide, d'une ségrégation œplus en plus marquée et de la priorité d'emploi aux Européens. letransfert de la misère sur les Africains est indéniable. Les Land Acts œ1913 et 1936 ne laissent que 13% du territoire à une population noirequi triple de 1904 à 1960.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, libéraux et nationalis­tes s'aceordentà dire que la crise urbaine nécessite une intervention ac­crue du gouvernement central: pour les premiers sous la forme d'unÉtat-providencedont les bénéficiaires seraient aussi africains, pour lesseconds sous la forme de l'apartheid. L'action du ministre des fmaucesJan Hofmeyr, de 1937 à 1948, est déterminante pour étendre les avan­tages sociaux des Africains. Le projet d'un Comité de sécurité socialepropose d'aiderles citadins noirs au chômage technique avec des alloca­tions moindres que celles des Européens. C'est déjà trop demander. leParlement rejette le projet en 1944 et adopte des mesures dont seuls lesEuropéens sont bénéficiaires, telles que les allocations familiales. Ho-

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fmeyr,lui, sauve les acquis qui datent de la seconde guerre mondiale etles inclue dans le budget de l'État. L'Unemployment Insurance Act œ1946 stabilise le prolétariat noir des villes.

Mais les fermiers blancs se plaignent de la fuite de maind'oeuvre et Ics nationalistes afrikaners veulent renvoyer les chômeursdans les campagnes qui ont besoin de bras. De pair avec le systèmed'apartheid, le NP met paradoxalement en place le plus vaste pro­gramme de sécurité sociale d'Afrique! Biaisé, celui-ci accentue les cli­vages entre Africains pauvres et Européens riches. Le gouvernementamende l'Unemployement Insurance Act, dont il exclut les travailleursafricains les plus mal payés, tandis que le département des "affaires in­digènes", qui devient le ministère du développement bantou, prend lecontrôle de l'assistance sociale pour les Noirs en 1%0, décourageant laparticipation des Blancs, transférant les institutions dans les homelandset interdisant les organisations caritatives multiraciales en 1%6. Dansles homelands, la protection sociale des Noirs est contrôlée par le mi­nistère de l'aide au développement. A partir de la Constitution tricamé­rale de 1984, celle des Noirs d'Afriquedu Sud, dépendante du ministèrede la santé publique et du développement, redevient l'affaire des provin­ces et est coordonnée par le ministère de l'aménagement territorial 10.

LES GRANDS THÈMES DE LA SÉGRÉGATIONURBAINE

Avant même l'institutionnalisation de l'apartheid en 1948,l'amalgame colonial entre classes laborieuses et classes dangereusespose les bases d'une ségrégation urbaine. On encadreou on expulse les"populations flottantes", on interdit de cité le vagabond et le chômeur,on chasse l'ivrogne... Les questions de salubrité publique servent à sé­parer les races.

"L 'bygiénisme racial"

Au XIXème siècle en Europe, l'épidémie reflète l'inégalité so­ciale, exprime le malaise social. Elle précèdele soulèvement, le cholé­ra une émeute parisienne en 1832 (L. Chevalier, 1958: xix-xxii). La

10 Lund, F. : De la mobilisation de \' identité: paradoxes des politiques SOCIales dansles bantoustans, ln Darbon, D., 1995: 248-9.

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propreté est assimilée à la richesse et la saleté à la pauvreté. Dans lesvilles anglo-saxonnes, les pouvoirs publics réagissent au développe­ment des taudis en prenant des dispositions relatives à l'hygiène, àl'école, à la protection des mineurs, à la police, au logement et à la ré­glementation des débits de boisson, des foires, des jeux et des sports11.

En Afrique, le médecin rejoint bientôt l'arpenteur dans une vaste entre­prise urbaine de ségrégation raciale où la purification de l'airs'accompagne de l'expulsion des indigènes l2 "Les études de la méde­cine coloniale, écrit K. David Patterson, nous apprennent beaucoup surles attitudes, les objectifs et les priorités des Européens" 13 . La maladiemet en relief le "péril noir".

Avant la découverte de la quinine, la question de l'hygiène dansles villes est une réponse au traitement des maladies. Cela se manifestedans la recherche de sites au climat plus clément: déplacement œl'administration française d'Obock à Djibouti en 1892 ; établissementde la capitale camerounaise à Yaoundé au détriment de Douala en1921 ; abandon du fort d'Aumale en faveur de Libreville pour échapperaux fièvres des marais de l'Awondo et de l' Arambo ; transfert de la ca­pitale ivoirienne de Grand-Bassarn à Bingerville en 1900 (Y. Margue­rat, 1991). Les Européens préfèrent s'installer sur des plateaux paxœqu'ils sont mieux aérés et plus "sains", comme à Bamako, Brazzaville,Abidjan, Dakar, Bangui, Yaoundé ou Kinshasa (J. Poinsot, 1989:112-3; Ph. Antoine, 1987: 60-71).

Mais à mesure que l'Afrique n'est plus le "tombeau de l'hommeblanc", il s'avère moins nécessaire de promouvoir les Noirs à des pos­tes de responsabilité et de les intégrer à la ville européenne. Les lois re­

latives à l'assainissement des logements insalubres sont passées aunom de la protection sociale. Elles organisent les villes en périoded'épidémie, réglementent l'eau et la circulation des individus pour cir­conscrire la contagion. La crainte de l'incendie impose aussi des nor­mes de sécurité préjudiciables au rapprochement des Africains et desEuropéens (J. Poinsot, 1989). Les autorités établissent des coupe-feu,interdisent les toits de chaume et préconisent l'emploi de la tuile ou œ

II Barret.DuCTocq. Françoise: Les barbares de l'Empire, ln Body-Gendrot. S.. 1989:15-20.

12 Curlm. Philip: Medical Knowledge and Urban Planning in Tropical Africa. AITI­can H1S/onca/ Rev,ew vol 90, n03, 1985: 594-613; Cali, John W.: Anglo-Indian MedicalTheory and the Origrns of Segregation in West Afnca. Afncan H1S/onca/ Rev,ew vo1.91, n02,1986: 307-35.

13 David Palterson. K. : Disease and Medicine in African History. HIS/Ory In AfricavoU. 1974: 142

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la tôle ondulée, alors même que ces matériaux sont dangereux en cas œtornades. De fait, les marchés d'Mrique noire brillent fréquemment,ainsi qu'en témoigne l'incendie en 1990 du marché central de N'djamé­na ou de Borokiri à Port Harcourt. Dans le sud du Nigeria, c'est sous lapression des Européens que la tôle ondulée fait son apparition à la findu XIXème siècle pour remplacer le bambou, trop inflammable (A.Mabogunje, 1968: 118).

A. Sinou minimise l'impact de "l'hygiénisme" colonial surl'aménagement de l'espace urbain14. L'exclusion des Mricains est coû­teuse. La disparition des épidémies est l'oeuvre des vaccins et non desréglementations hygiéniques. Faute de moyens, les prescriptions sani­taires sont moins rigoureuses dans les quartiers "indigènes". La sélec­tion se fait alors par l'argent et le médecin n'a pas besoin de contresi­gner l'expulsion des indésirables.

Lagos est à l'époque un milieu très insalubre. Un voyageur écritque le consulat de Lagos est "un cercueil de tôle ondulée... qui contientun cadavrede consul une fois par an"15. L'épidémie de choléra de 1832et les écrits d'un docteur sierra léonais, J. Mricanus Horton, font pren­dre conscience de la nécessité d'assainir les comptoirs britanniques. Ùl

presse locale réclame l'inspection sanitaire des marchés d'alimentation,l'élargissement des rues pour limiter la propagation des incendies,l'installation de pompes à eau pour éviter la contamination des puits etl'éclairage public pour prévenirles vols 16. Mais les efforts du gouver­neur Glover, qui étend la Marina et construit Broad Street, sont contre­carrés quand Lagos est administrée depuis Cape Coast sur la GoldCoast, de 1874 à 1886 (T.S. Gale, 1979: 12-3). Malgré une pétitiondes habitants en 1884 et des rapports médicaux catastrophiques, les au­torités refusent d'afTronterle problème pour des raisons financières. Unofficiel argue que les expatriés qui acceptent des postes à Lagos seraientde toutes façons morts chez eux de faim ou "d'ennui", en se suici­dant17 !

Les choses changent avec la découvertede la quinine et l'arrivéeà Lagos d'un gouverneur plus sympathique, William MacGregor, etd'un ingénieur averti, Osbert Chadwick. Un embryon de municipalitédémarre en octobre 1899, avec un conseil sanitaire de neuf membres

14 Sinou, Alain Les moments fondateurs de quelques villes coloniales. CahIersd'études afncames vo1.21. nOI-3. 1981: 375-88.

15 Burton. R.F : Wanderings in West Africa. Londres, 1863: II, 223.

16 Lagos T.mes 1111/1882. En 1898, Lagos pourra se vanter d'obtenir un éclairagepublic à l'électricité quelques années avant Londres.

17 Wingfie1d, CIté ln Gale, T.S., 1979 14.

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présidé par le gouverneur (B. Williams, 1968: 40-1). Les autoritéséliminent les eaux stagnantes, assèchent les marais de Kokomaiko, re­boisent la ville et équipent les bureaux de l'administration avec desmoustiquaires. Le creusement du canal MacGregor sépare Lagos Island,la vieille ville africaine, d'Ikoyi, le quartier résidentiel des fonctionnai­res. Des campagnes de prévention contre le paludisme sont lancéesdans les communautés africaines, par exemple chez les pêcheursd'Offin. Une Lagos Ladies' League, formée en 1901, distribue de laquinine aux enfants. Un dispensaire est ouvert l'année suivante surMassey Street.

La ségrégation résidentielle se durcit avec le successeur œMacGregor, Egerton, qui, sous Uil prétexte d'ordre médical, entreprenden 1906 d'expLÙser2.000 "indigènes" pour établir un quartier européenprès de l'hippodrome. Cela suscite des protestations. Les popLÙationsblanches pensent que le gouvernement devrait décongestionner les tau­dis surpeuplés au lieu de les détruire. Les populations noires, qui œs­cendent dans la rue en 1908, s'opposent à la facturation de l'eau pourfinancer un projet d'adductioncensé réduire la dysenterie et éliminer lamaladie du ver de Guinée mais destiné aux seuls Européens 18.

En 1909 est créé un comité municipal entièrement consacré auxproblèmes de santé. D'après Lugard, la première fonction d'une com­mune est en effet d'ordre sanitaire l9. Le gouverneur général ajoute:"La question de la ségrégation des Européens et des indigènes mérited'être abordée ici. Nous avons appris que les germes de la malaria, etparfois de la fièvre jaune, sont présents dans le sang de la plupart desindigènes, en particLÙier des enfants. Leurs cases sombres et leur envi­ronnement insalubre favorisent les moustiques qui transportent ces ma­ladies. Par conséquent, les médecins conseillent fortement aux Euro­péens de ne pas dormir à proximité des indigènes afin d'éviter toutecontagion [... ].

C'est pour cette raison que les nouveaux établissements hu­mains seront divisés en réserves pour les Européens et réserves pourindigènes, séparées par une zone non-résidentielle, débroussaillée etdésherbée, de 440 yards de largeur. TI sera interdit aux Européens œcoucher dans la réserve des indigènes et à ces derniers de résider dans lequartier européen à l'exception des domestiques et autres employés in­dispensables.

18 Lagos Standard 29/1/1908.

19 Lugard, F D. PolillcaI Memoranda, 1913·1918. Londres, Frank Cass, 1970 (3èmeed.)· 2.

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La ceinture de terre vierge qui sépare les deux quartiers est unmoyen efficace de lutter contre les feux de brousse et les incendies, sifréquents dans les régions sèches et qui se œclarent dans les huttes etles enclos inflammables des indigènes, lesquels abritent aussi des ratset autres vennines. Cette ceinture peut servir de lieu de récréation, œterrain pour les déftlés, pour le chemin de fer, pour les chantiers destravaux publics, ou encore pour des cimetières; et même pour y cons­truire des immeubles dans lesquels ne coucheront ni les Européens niles indigènes; à condition toutefois que ces bâtiments ne deviennentni des relais pour les incendies ni des nids de moustiques [... ]. li fau­drait qu'il soit parfaitement clair que le but poursuivi n'est pas la sé­grégation raciale, qu'il s'agit en fait de séparer deux niveaux de vie. Legentleman indien ou africain qui adopte le niveau de vie plus élevé œla civilisation, et qui souhaite la protection contre les infections qœprocure la ségrégation, sera tout aussi libre que l'Européen de vivredans la réserve civilisée, et tout aussi bienvenu à condition de ne pasamener avec lui une trop nombreuse suite'>2o.

Plus tolérant que Lugard, Clifford laisse les Européens et lesAfricains vivre ensemble dans des quartiers comme Yaba et Ikoyi.Malgré des épidémies de grippe et de peste bubonique à Lagos après lapremière guerre mondiale, notamment en 1925, le taux de mortalitétombe de plus de 40 pour 1.000 au XIXème siècle à moins de 20 après1928 (A. Mabogunje, 1968: 257-9). Mais à l'exception de la malariaet de la construction d'une "cité-jardin" à l'ouest d'Ebute Metta en1929, les efforts de salubrité publique ne portent que sur les quartierseuropéens. Le Lagos Executive Development Board est créé pour faireévacuer les marais d'Oko-Awo et détruire les bidonvilles d'Idumagbosur Lagos Island, ravagés par une épidémie de peste bubonique en192821 . A troi s ans de l'indépendance, un rapport médical officiel pré­conise toujours l'expulsion des logements insalubres pour lutter contreles épidémies de pneumonie et de dysenterie alors qu'est entreprise ladémolition des taudis du centre-ville (P. Marris, 1961 : 83). Avec lePublic Health Act n024 ci: 1957, les permis de construire ne sont déli­vrés qu'après la visite d'un inspecteur sanitaire.

20 Lugard, F. : The Dual Mandate in British Tropical Mrica.Londres, Frank Cass,1965 (1ère ed. 1922) Cité par Vaughan-Richards, Alan: Le Nigeria, ln Soulillou, Jacques:Rives coloniales. Architectures de Saint-Louis li Douala. Marseille, Parenthèses, Paris,ORSTOM, 1993: 280-1.

21 Okoye, T.O. : Urban Planning in Nigeria and the problems of siums. ThlTd Wor/dPlanmng Revlew l, 1979: 71-83.

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Le médecin au service de la ségrégation en RSA

Le danger épidemique peut aller jusqu'à justifier l'établissementde "cordons sanitaires" du type de celui qui sépare Européens et Afri­cains à Leopoldville22. La peste sert souvent de prétexte à la ségréga­tion urbaine, comme à Salisbury dans les années 1900, à Nairobi en1911, à Dakar en 1914 ou à Bissau en 192223 . L'urbanisme colonialdéveloppe une pathologie datwiniste.

L'identification de la maladie aux Noirs est tendancieuse. EnAmérique latine, les colons européens eux-mêmes ont introduit les ma­ladies qui allaient décimer les populations indiennes plus que nel'aurait fait une conquêtemilitaire24. Au sud du Sahara, Eugène Jamot,un médecin-capitaine de la Coloniale, spécialiste de la maladie dlsommeil, remarqUaIt qu'il existait "un parallélisme évident entre la pé­nétration et l'occupation européenne de l'Afrique noire et la marche œl'épidémie [... ] En hrisant les cloisons étanches qui séparaient autrefoisles diverses tribus ct qui permettaient au mal d' évoluer en vase clos, enouvrant des voies de communication, en circulant avec des gardes, desporteurs, des boys recrutés un peu partout, en déplaçant les popula­tions, l'Européen a été le véritahle agent de la propagation du fléau'>25.

En Afrique du Sud plus qu'ailleurs, l'épidémie exprime une mé­taphore sociale et raciale26. L'image de l'infection transposée dans celledu virus social est à l' originc de la philosophie de développement sépa­ré. L. Freed, chef de la justice à la fin des années 1950, fait ainsi unelccture médicale et somato-psychique de la criminalité, qu'il analysecomme un problème d'hérédité, de carrure physique, de sexe, d'âge, œ

22 La Fonlaine, J.S.: Clly Poltlics' A Sludy of LeopoldvI11e, 1962'1963 Cambndge, Cambridge University Press, 1970: 19

23 Gann, L.H. & Duignan, P.: Changmg Patterns of a While 8,te, ln Gann, L.H. &Duignan, Peler: Colonialtsm in Afnca, 1870-1960 Cambridge, Cambridge University Press,1970 : 11 (History and Poli tics of Colonialtsm), 138-9 , Hake, A., 1977 . 39 ; Mbokolo, E. :Peste et sOClété urbaine à Dakar l'épidénue de 1914. CahIers d'éludes africaines vo1.22, n01­2, 1982. 13-46, Belis, Ra)mond F The Problem of the Medina 10 the Urban Planning ofDakar, Senegal. Urban Afncan NoIes volA, n03, sept. 1969: 5-15; Belis, Raymond F. : TheEstablishment of the Medma ln Dakar, Senegal, 1914. Afnca volAI, n01, janv. 1971: 143­52: Frederico da Silveira. Joel La spatialisation d'un rapport colonial: Bissau, 1900-60, ln

Cahen, M, 1989: 84.

24.Chaunu, ~erre : Conquête et exploitation des nouveaux mondes Paris, PUF,Nouvelle Clto, n026 bIS, 1969. 445p.

25 Jamot, Eugène. La malawe du sommeil au Cameroun. Comment nous la combal­Ions. Arch,ves du Centre Muraz de Bobo-Dioulasso, 1929. Cité ln Dozon, Jean-PIerre: Quandles Pastoriens traquaient la malawe du sommeil. ScIences socla/es el santé (pans, CNRS) vol3,n03-4 (nO spécial "anthropologie, sOClélés et sanlé"), nov. 1985: 39.

26 Swanson, M.W . Urban Ongins of Separale Development. Race vol 10, 1968.31-4D, Swanson, M.W : "The Durban System'" Roois of Urban Apartheid in Colonial Nalal.Afrlcan Sludles vol 35, n03-4, déc. 1976' 159-76.

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nutri tion, d'alcoolisme et, bien sûr, de race, sachant que les taux de dé­linquance des Noirs d'Afrique du Sud sont 4,8 fois supérieurs à ceuxd'Europe à cette époque (1963 : 167ss). il recommandeun encadrementmédical et social des populations à problèmes, entendez les pauvres etles Noirs qui auraient réussi à passer à travers les mailles du pass. Lesurpeuplement des taudis, leur manque de ventilation, la promiscuitésexuelle et les risques d'incendie permettent aux gestionnaires de la sa­lubrité publique d'orienter leurs actions en fonction de lignes de classeset de clivages raciaux.

Dès le XIXème siècle au Cap, les conditions de vie insalubresmarquent l'organisation du développement de la ville. Contre la lèpre,les autorités font blanchir à la chaux les habitations des dockers du portet déportent les malades à la campagne. On associe volontiers la mala­die à la pauvreté et la pauvreté au crime27. Les Noirs, qui représententun tiers de la population du Cap à la fin des années 1830, sont plustouchés que les Blancs par les épidémies de variole en 1840 et en 1882­1883. Cette demière fait 4.000 morts, surtout des Métis et des Malais.La loi instaure alors le principe d'une mise en quarantaine des popula­tions infectées. Les Malais, musulmans, refusent d'être vaccinés ouhospitalisés. La médecine occidentale est suspectée d'interférence reli­gieuse. De fait, le Public Health Act n04 de 1883 aboutit à faire fermerleur cimetière traditionnel mais pas celui des catholiques28. Des émeu­tes les opposent à la police en janvier 1896 parce qu'on veut déplacerleurs tombes29.

Les dispositions relatives à la santé publique dans le PublicHealth Act n023 de 1897 constituent les prémices d'une ségrégation ra­

ciale. Malgré les besoins de main d'oeuvre des centres urbains, lesNoirs sont installés à la périphérie, par la force si nécessaire. Ceux d1Cap sont établis sur les champs d'épandagede la ferme d'Uitvlugt, quiprennent en 1902 le nom de Ndabcni. Le Native Labour Locations Actn030 de 1899 autorise l'expulsion des gens de couleur sans pour autantles obliger à habiter dans des quartiers ségrégués. Il exempte d'impôtceux qui travaillent pour les Européens et sont munis d'unpass, im­pose des amendes aux oisifs accusés d'être des "tire-au-flanc", crimina­lise les vagabonds en les menaçant de travaux forcés.

27 Bickford-Smith, V'Vlan . Dangerous Cape Town: Middle-Class Attitudes to Pover­ty in Cape Town in the late XIX·c., ln Saunders, c., 1984: IV, 29-65.

28 Davids, Achmat : The Revoit of the Malays : A Study of the Reaction of the CapeMuslims to the Smallpo. Epidemics ofXIX·c. Cape Town, ln Sauoders, c., 1983: V, 47-79,

29 Bickford-Smith, V., 1984, op. cit.. 50.

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La mise en quarantaine n'est pas encore l'apartheid. Les taudisrestent multiraciaux, avec de nombreux émigrés irlandais. A Johannes­burg, un comité sanitaire créé en 1886 ne parvient pas à imposer uneségrégation raciale. Les taudis du centre-ville (Ferreira, Vredcdotp,Newclare, Fordsburg, Brickfields) comptent aussi bien des Africainsque des Indiens et des Afrikaners ; la misère est leur lot commun et ilsvivent qui dela domesticité, qui de la fabrication de briques, qui du sec­teur des transports, qui de la prostitution.

Les choses changent au début du XXème siècle. La peste chi­noise, qui se répand d' abord dans les ports de Durban, Port Elizabeth etEast London, atteint Le Cap en octobre 1901 pendant la guerre desBoers, à l'occasion d'un transbordement de troupes coloniales, notam­ment de Haoussa du Nigeria. Elle permet de justifier la mise à l'écartdes Africains sous couvert de quarantaine30. Les autorités cherchent àrestreindre les fIux d'immigration étrangère avec l'Immigration Restric­tion Act de 1902 contre les coolies. Elles surveillent les déplacementsdes personnes susceptibles d'être contaminées. Elles profitent de leurssuccès contre l'épidémie pour entreprendre une réorganisation urbaine àgrande échelle. La ségrégation aurait de toutes façons eu lieu. La pressede l'époque le disait: Le Cap "a presque besoin d'une épidémie cl:peste pour nettoyer" ses taudis3l .

Les populatIOns de couleur sont les victimes de la vindicte p0­

pulaire, et non les soldats soignés à l'écart dans des hôpitaux militai­res. La saleté et la prolifération des rats sont mises sur le compte desMétis, alors même que c'est l'armée coloniale, deux fois plus touchéeque les civils, qui a introduit la maladie. La peste catalyse les préjugésracistes. Les Indiens sont d'abord visés. Considérés eomme des intrus,ils n'ont pas pour eux d' être les premiers habitants du pays. Les blan­chisseries chinoises sont suspectées de propager la maladie. La loi nOSdu Transvaal en 1885 avait d'ailleurs privé dc droits de résidence et cl:franchise électorale les Asiatiques qui refusaient de se plier aux règlesde santé publique et d' allerhabiter dans les quartiers qu'on leur réservait(M.W. Swanson, 1971 : 391). Mais les Indiens et les Malais musul­mans du Cap échappent aux déplacements de populations et réussissentà faire admettre un de leurs docteurs dans l'administration colonialepour veiller à l' enterrement religieux de leurs morts.

30 Van Heymngen, Bizabeth. Cape Town and the Plague of 1901, ln Saunders, c.,1984 IV, 66-107.

31 Cape TImes 3/7/1897, cité ln Saunders, c., 1984: 1. 173.

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En revanche, les Africains des black spots sont déplacés manumilitari de6 km à Ndabeni. Les '1:xnIes de Cafres" qui débarquent de labrousse sont accusées de répandre la maladie. Les réfugiés du Transvaalsont placés en quarantaine dans des tentes établies sur le Vieux Outs­pan à Yzerplaats, près de Maitland, une banlieue créée par l'arrêté n° 15de 1902 et détachéede la municipalité du Cap. Sans moyens financiers,Maitland s'avère incapable de gérer les problèmes sociaux qui ne man­quent pas de surgir à mesure que l'on expulse à la périphérie les popu­lations les plus pauvres.

A Port Elizabeth aussi, on ne brûle et on ne met en quarantaineque les logements des Noirs, pas les établissements de commerce desBlancs. La municipalité ne prévoit pas de camps pour recevoir lesAfricains pendant!' épidémie de peste. Ceux-ci s'installent sur des ter­res qui appartiennent à des particuliers, à Korsten et Dassies Kraal,juste au-dclàdes limites du territoire municipal, là où les autorités nepeuvent rien entreprendre contre eux. En mars 1903, l'établissementd'une "location indigène", New Brighton, est d'abord un échec à causede son éloignement, du prix des loyers et du refus des autoritésd'accoroer des compensations financières à ceux qui acceptentd'abandonnerleur maison dans le centre-ville. Les taux de mortalité yrestent supérieurs à ceux du Cap. En décembre 1905, la municipalitédoit abandonnerl'idée d'imposer un pass aux Africains, faute d'avoirconstruit, en contrepartie, des logements à la périphérie (M.W. Swan­son, 1971).

A Johannesburg dès les débuts d'une épidémie de peste buboni­que en mars 1904, on s'empresse de brûler les taudis de Brickficlds(actuelle Newtown) et d'aller installer les Noirs dans le camp œPimville sur les champs d'épandagcde la ferme de Klipspruit (actuelleSoweto)32. Il est difficile de ne pas y voir un prétexte pour se déballas­ser des populations de couleur et profiter de la spéculation immobi­lière. L'épidémie de peste n'est jamais confirmée et la commissiond'enquête C.A. Wentzel avait révélé dès 1902 que les intentions desnouveaux maîtres britanniques de Johannesburg étaient de d6cIarer cesquartiers insalubres pour les exproprier et les reconstruire33.L'introduction d'uopass pour les Africains en 1896 répondait déjà àdes considérations d' hygiène publique et traduisait la peur de la conta­mination de la civilisation blanche (D. Coplan, 1992: 94). En 1904,

32 Maude, John CIty Govemmenl The Johannesburg &perimenl. Oxford, OxfordUniversity Pre... 1938: 70.

33 Drink, 8sabé: NeWiown, Old Town. nIB, Museum Aftica, 1994: IS-21.

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le médecin municipal, l'administrateur de la ville et le président ficomité de santé, le Dr. Charles Porter, le major W.A.J. O'Meara etMr. J.W. Quinn, sont les plus ardents défenseurs de solutions extrê­mes. La plupart des 82 morts de la peste étant des Indiens, leur qrnr­tier, la Coolie Location, est évacué à 20 km de là dans ce qui deviendrala plus grande location africaine de la ville, Nancefields-Klipspruit,avant l'établissement d'une Western Native Township.

L'épidémie de grippe espagnole en octobre 1918 est particuliè­rement meurtrière: 130.000 Noirs meurent sur l'ensemble du pays.Au Cap, elle décime des quartiers africains entiers, tel Ndabeni (4.000morts), et oblige la municipalité à prendre en charge le développementdes natlve locatlOns34. Une commission d'enquête propose de démolirles taudis insalubres et de reloger les Noirs à la périphérie. Elle re­commande aussi la titularisation des propriétaires africains afind'encouragerl'amélioration de l'habitat. Le Public Health Act de 1919,conforté par les dispositions du Housing Act de 1920, donne pouvoiraux autorités locales d'expulser et de raser les quartiers surpeupléscomme District 6. Le Native Urban Areas Act de 1923 charge la muni­cipalité de construire de nouveaux logements grâce aux revenus tirés œson monopole sur la vente de bière. La loi permet d'obliger les Noirsrésidant dans la ville blanche à déménagerà Ndabeni ou Langa. La mu­nicipalité est désormais habilitée à intervenir dans les zones urbainesirrégulières. La moitié des Africains de Ndabeni ont débordé en dehorsdu site initial. Elle décidede Ics réinstaller dans une nouvelle location,Langa, inaugurée en septembre 192735. Malgré une grève des locatairesorganisée en 1930 par un comité de vigilance issu des couches chris­tianisées et instruites, les loyers de Langa (quatorze shillings) sont su­périeurs à ceux de l'idabem (quatre shillings), qui n'ont pas bougé de­puis 1901. La population de la nouvelle township dépasse cependantcelle de l'ancienne en 1932. La destruction de Ndabeni est achevée en1936, alors que les habi tants ont cessé de payer leur loyer car ils saventqu'ils vont perdrelcur procès contre la municipalité ct, de toute façon,devoir déménagerà Langa (W. Scharf, 1990).

Le comité municipal chargé du logement et de la santé publiqueveut étendre son action à l'ensemble des taudis du Cap. Le SIums Act

34 Phillips, Howard: Black Oclober: Cape Town and the Spanish Influenza Epide­mic, ln Saunders, C, 1984 1, 88-106.

35 Saunders, C : The Creation of Ndabeni : Urban Segregation and African Resis­tance in Cape Town. In Saunders, c., 1984: J, 165-93; Saunders, C.: From Ndabeni 10 Lan­ga, ln Saunders, C, 1984 J, 194·230.

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de 1934 oblige les propriétaires de logements insalubres à faire des tra­vaux de rénovation sous peine de destruction. Dans le District 6, uncomité spécial s'occupe de dégagerles logements de ce type en les ra­

chetant à bon prix. La police disperse les camps de squatters à Durban­ville et Parow36. li n' y a plus besoin d' épidémie pour cela. La loi a œ­jà fixé les principes de la ségrégation urbaine.

Si la ville noire d'Afrique du Sud est surpeuplée et insalubre,c'est que les autorités coloniales et médicales ne sont pas tant concer­nées par le sort des Africains que par celui des populations de mecblanche. Les statistiques montrent que les maladies infectieuses tou­chent essentiellement les populations de couleur mais que la fréquencedes épidémies diminue quand la pauvreté recule et quand les autoritésorganisent la distribution cl'eau potable et de lait subventionné37.

Dans les années 1880 à Kimberley, c'est pour ne pas imposerune quarantaine et interrompre le travail des mineurs que les médecinscachent une épidémie de variole qui fait des centaines de morts (S. Kan­fer, 1994: 95). C'est encore pour des questions de productivité qu'uneordonnance de 1905 impose des obligations sanitaires aux entreprises àl'égard de leurs ouvriers de couleur, étant donné les taux de mortalitéeffroyables des mineurs, qui avoisinent 10%. En 1914, la commissionBuckle recommande une amélioration des conditions de logement pourles mêmes raisons. Elle s'inquiète des ravages de la tuberculose et con­damne les taudis africains parce qu'ils constituent "une menace pour lasanté de leurs habitants et, indirectement, pour celle du reste de laville" (M.W. Swanson, 1971 : 409). "Le contrôle de la tuberculose estbasé sur une politique d'exclusion plutôt que d'amélioration", estimeR. Packard38. Victimes du syndrome sanitaire, les Noirs de Pieterma­ritzburg à la fin des années 1920 sont expulsés à Sobantu... près d'unedécharge à ordures! En 1927, deux tiers de la population non­européenne du Cap meurt avant l'âge de vingt-cinq ans! Les taux œmortalité infantile sont de 174 pour 1.000, contre 72 pour lesBlancs39. Port Elizabeth et East London en 1949.

36 PilUlock, Don: From Argie boys to skolly gangsters: the hnnpenproletariat chal­lenge of the street-corner annies in District 6,1900-51, ln Saunders, C, 1984. III, 140.

37 Buirski, Peler: Mortality Rates in Cape Town, 1895-1980. A Broad Oulline, ln

Saunders, c., 1983: V, 125-66.

38 Packard, Randall M. : White Plague, Black Labor. Tuberculosis and the PoliticalEconomy of Health and Disease in South Africa. Pietermaritzburg, University of Natal, JamesCurrey, 1989: 194.

39 Pinnock, D., 1984, op. cil.' 144.

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La lutte contre l'alcoolisme: l'ivrogne dans la ville

A la différence des villes britanniques d'Afrique occidentale, quibénéficient d'une relative tolérance, l'Afrique australe et orientale estsoumise à une législation victorienne qui criminalise la mendicité, levagabondage, l'alcoolisme et tout ce qui pourrait porter atteinte à labonne marche de l'économie urbaine et à la santé morale et physique œses travailleurs. Des comportements admis par la coutume sont répri­més par la loi. Ainsi de la bière, institution traditionnelle, monnaied'échange et aliment nourrissant qui sert à remercier, récompenser, ré­concilier, honorer, divertir, créerdes liens et purifier selon les rites (D.Copian, 1992: 142).

La bière utshwala des Zoulous est faite à partir des surplus de larécolte de mil. Les bars clandestins des environs de Durban s'appellentematsheni ("les lieux de la pierre') parce que les femmes vendentl'alcool près de gros rochers ronds4O. Ceux de Johannesburg prennentle nom deshebeen, qui signifie "petite boutique" en gaélique (B. Boz­zoli, 1983: 159). Le shebeen est le haut-lieu de rencontre etd'épanouissement de la culture prolétaire marabi des années 1930. Pouranimer leurs établissements, les tenancières font appel à des musicienssemi-professionnels, les abaqhafi, grandes gueules et bons bUVeurs.L'Africain marabi de Johannesburg "mange" littéralement de la bière.Elle le nourrit physiquement conune financièrement car l'économie in­formelle survit grâce aux shebeens4t . Les épaves simbamgodi du Randgagnent un coup à boire en creusant des trous pour cacher la bière pro­hibée.

L'alcoolisme favorise la violence. Unc commission d' enquêteauCap en 1937 estime que l'alcool "est un facteur majeur de crirninaii­té"42 Entre 1924 et 1935, près de la moitié des délits des populationsde couleur dans la ville sont liés à l'alcoolisme: 21 % pour ivrogneriesur la voie publique, 4% pour trafic illégal de boissons alcoolisées et15% pour voies de faits en état d'ébriété. Malgré l'interdiction de servirde l'alcool sur les lieux de spectacles pour les Noirs, les concerts sontsouvent interrompus par des bagarres et les dancings sont détruits (D.Coplan, 1992 : 253).

40 La Hausse, Paul: A1cohot, the Ematsheni and Popular Struggle in Durban : theongins of the beer hall in South Africa, 1902-08, ln History Workshop, 1978: m, 2\-41.

41 Koch, EddJe "Without Visible Means of Subsistance" : Slumyard Culture in Jo­hannesburg, 1918-40, ln Bozzoli, B., 1983: 151-75.

42 Commission of Inquiry rcgarding the Cape Coloured Population of the Union.UG54/1937: 23, cité ln Saunders, C., 1983 . m, 144.

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La population blanche de Durban s'inquiète des tavernes africai­nes. Elle y voit un repaire des gangs amaieita qui défient la police etdéfilent en parademilitaire43. En janvier 1909, Durban est la premièremunicipalité d'Mrique du Sud à imposer son monopole sur la vente œla bière, ce qui permet de financer l'administration africaine. Le Trans­vaal, qui prohibe la vente d'alcool européen aux Noirs dès 1896,n'interdit pas encorela production locale. Mais en 1937, la municipali­té de Johannesburg s'arroge le monopole de la production et de la ventede bière dans les locations noires.

Si certaines villes tolèrent plus longtemps que les femmes afri­caines brassent de la bière pour leur propre consommation, toutes fi­nissent par en interdire la vente parce que le monopole de l'État surl'alcool est une source de revenus importante. La prohibition pousseles shebeen queens dans la clandestinité. Diverses concoctions plus oumoins dangereuses élèvent le degré d'alcool de la mixture: isi kil!mikw!ki ("kill me quick", genre de "mort subite" locale), se pa ba lemasenke ("titube contre les palissades'), etc. Par la même occasion,l'illégalité renforce les liens entre citadins africains. Pendant l'entre­deux-guerres, l'action politique la plus importante des Noirs de Sophia­town consiste à boycotter les bars à bière municipaux de Johannes­burg. A Durban, où le boycott des bars municipaux en 1929 est aussiune protestation sociale précoce, les habitants de Cato Manor se soulè­vent régulièrement contre les descentes de police sur les tripots. En1%0, un an avant la fin de la prohibition, neuf policiers sont tués lorsd'une rafle et l'événement n'est pas pour peu dans le déménagement en­tier de ce quartier en banlieue (D.M. Smith, 1992 : 41).

Une commission d' enquête reconnaît dès 1935 l'échec de la luttecontre la contrebande d'alcool44. Le Liquor Amendment Act de 1961met fin à la prohibition de l'alcool pour les Noirs. Les shebeens sontlégalisés à condition d'acheter une licence à l'administration bantoue.Violences et trafics d'alcool hors-licence se poursuivent45.

Qu'il s'agisse de reglementations samtaIres, de pland'occupation des sols ou de lutte contre la délinquance, la prostitution,le vagabondage et l'alcoolisme, l'arsenal législatif qui régit la vie descitadins africains du temps de la colonisation pose ainsi les bases dl

43 La Hausse. P.. 1978. op. cil. : 28.

44 Report of the Unofficial Commtssion of Inquiry into the IIIicil Liquor Trade.SAIRR & the South African Temperance Alliance. Johannesburg. 1935: 29.

45 Schlirf, Wilfried: Liquor, the Slale and wban blacks, ln Davis, D., 1985' 48-59;Schlilf, Wùfried. Shebeeos in the Cape PeninstÙa, ln Davis, D., 1985: 97-105.

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contrôle urbain après les Indépendances. Évidemment, les modalitésd'un tel quadrillage sont bien différentes au Nigeria et en Afrique diSud, opposant presque deux « modèles », l'un révélateur d'un Étatfaible, l'autre d'un État fort.

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Chapitre 9

L'APARTHEID URBAIN EN AFRIQUE DU SUD

La township de l'apartheid, banlieue pour les populations œcouleur, ne ressemble guère à une ville africaine malgré l'aspect irrégu­lier de ses "fonds de cour" (backyards) et de ses bidonvilles (squalterscamps), qui s'en rapprochent plus. Cité-dortoir aux fonctions urbainesincomplètes, elle n'a pas de centre-ville, pas de lieux d'animation, peude magasins, peu d'emplois, et elle est mal desservie; les trains pouraller travailler en zone blanche sont archibondés (D. Coplan, 1992 :279).

Historiquement, P. Maylam considère quatre phases (1990 :69). Pendant la première, l'Afrique du Sud est peu urbanisée. La se­conde, de la promulgation du Natives Urban Areas Act en 1923 à sonamendement en 1952, est marquée par l'industrialisation et l'exode ru­ral. L'État intervient de plus en plus dans l'organisation du dévelop­pement des villes. La troisième phase, de 1952 à 1979, est la plusdure, caractérisée par l'intensification de l'apartheid et des procéduresd influx control qui contiennent l'exode rural: extension des passes,restriction des droits de résidence des familles noires en ville, construc­tion d hostels pour célibataires. En 1970, 631.300 personnes sontpoursuivies par la justice pour avoir enfreint les réglementations sur lepass, contre 280.200 au début des années 1950. L'exode rural appauvritles réserves africaines et incite encore plus à migrer en ville. n est im­possible de briser le cercle vicieux. Lors d'une quatrième phase, les au­torités reconnaissent cet état defait et entreprennent de légaliser défIni­tivement la résidencede certains citadins africains.

DU CAP AUX VILLES MINIÈRES

Le Cap est la première ville d'Afrique du Sud dans un pays où,contrairement au Nigeria, il n'existe pas de tradition urbaine avantl' arrivée des Européens. La Compagnie hollandaise des Indes orientales

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s'établit au cap de Bonne Espérance en 1652. Lorsqu'ils débarquent, lesHollandais appellent Hottentot les pasteurs khoi-khoi à cause de leurlangue à clics (en allemand, hotteren-totteren signifie bégayer). Dansl'arrière-pays, ils découvrent les aborigènes boshimen que les bergerskhoi désignent sous le nom de San ; ce ne sont pas des populationsnégroïdes, ils ne parlent pas une langue bantoue et vivent de la chasseet de la cueillette.

Les BritanIùques arrivent en 1806 et rachètent la colonie du Capaux Hollandais en 1815. La première loi sur les passes, en 1809, estrévoquéeen 1814. Mais l'ordonnanceno49de 1828 encadre l'entrée desXhosa dans la colonie. La libération des esclaves en 1833 suscite lesdoléances d'anciens propriétaires qui ne s'estiment pas "suffisamment"dédommagés. Le renforcement de la présence britannique amène les po­pulations africanisées d'origine hollandaise, les Afrikaners, à entrepren­dre le Grand Trek à partir de 1834 en migrant plus à l'intérieur des ter­res et en profitant du vide laissé par les incursions du roi zoulou Cha­ka l .

La véritable urbanisation du pays commence avec la découverteen 1867 des gisements miniers de Kimberley (la Cité du diamantéDiamani) puis de Johannesburg (la Cité de l'or éGoli). Dès 1871, lapopulation blanche de Kimberley est supérieure à celle qui avait parti­cipé au Grand Trek. Ce qui n'est au départ qu'un campement, "NewRush ", ou "Vooruitzigt" en afrikaans, est baptisé Kimberley en 1873en hommage au ministre britannique des colonies à l'époque. Johan­nesburg dépasse bientôt Le Cap en importance. A leurs débuts, les vil­les minières n'ont rien à envier à celles des aventuriers de la ruée surl'or en Californie. La moitié dela population de Kimberley vit de COll­

trebande de diamant. La ville s'organise ensui te autour de la compagnieDe Beers et devient la première d' Afriquedu Sud à avoir l'électricité, en18852. Les "domestiques", un euphémisme pour désigner les popula­tions de couleur, ont interdiction d'exploiter les gisements de diamantset de vendre des pierres précieuses (S. Kanfer, 1994: 46-7). Les Afri­cains sont parqués dans des compowlds spéciaux. Économique, ce sys­tème permet de contrôler les nux de main d'oeuvre, de décourager lesvols de diamants, d'empêcher la naissance de syndicats, de refrénerl'alcoolisme et de mettre un frein aux désertions3 . Les compoundsn'ont pas de toits mais sont couverts d'un filet pour prévenir les fuites.lis sont reliés à la mine par un couloir souterrain ou des sentiers

1 Coquerel. P L'Afrique du Sud des Afrikaners. Bruxelles, Complexe, 1992

2 Mabrn. A . Labour. Capital, Class struggle and the origins of residential segrega­non in KJmberley, 1880-1920. Journal of HlstoTlcal Geography voI.12, n0 1, 1986: 4-26

3 Van Der Host. S.T.. Native Labour in South Afriea. Londres, Frank Cass, 1971 ;Turrell, R V.. Capital and Labour on the KJmberiey diamond fields, 1871-1890 Cambridge,Cambridge University Press, 1987

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grillagés et gardés par des Zoulous. Deux jours avant la fin de leur con­trat, les travailleurs doivent rester nus et sont purgés; leurs selles sontinspectées pour vérifier que ne s' y cache pas un diamant. Les mineursblancs sont dispensés de ces mesures humiliantes (S. Kanfer, 1994 :79 & 99-100).

LA RÉGLEMENTATION BRITANNIQUE

Après la guerre des Boers, les autorités britanniques cherchent àfixer l'habitat des employés sur leur lieu de travail ou dans des quartiersbien définis. L'inspecteur en chef du département des "affaires indigè­nes" explique ainsi en 1902 que les chômeurs africains qui ne résidentpas là où ils sont autorisés à le faire tombent sous le coup de la loicontre le vagabondage et doivent être arrêtés4. Bien que la pauvreté œ­meure multiraciale, le Native Reserve Location Act de 1902 au Cap,les ordonnances municipales du Transvaal et de Bloemfontein en 1903et le Locations Act du Natal en 1904 créent les premières banlieuesnoires. A Johannesburg, c'est vers l'ouest, avec Sophiatown, Newclareet Martindale, et le nord, avec Alexandra. A Durban, la ségrégation estplus poussée à cause de la proximité des réserves zouloues, créées dès1846 ; les Noirs en ville sont célibataires. Ceux qui vivent sur les ter­res de la couronne sont considérés comme des squatters, ceux qui habi­tent sur les terres des Blancs sont soumis à la corvée, bientôt à desloyers et des expulsions massives5.

Le rapport du ministre des "affaires indigènes" en 1905, GodfreyLagden, préconise une ségrégation foncière dans des réserves, les relea­sed areas ou scheduled areas. Cette même année, une commission œdélimitation donne deux cinquièmes des terres zouloues à des colonsblancs. A l'échelle du pays en 1913, le Native Trust and Land Actpoursuit les expropriations déjà amorcées avant la constitution œl' Afrique du Sud en 1910 et expulse les Noirs de leurs terres en ne leurpermettant de cultiver que 7% du territoire, 13% avec le DevelopmentTrust and Land Act de 1936. Les Africains autrefois métayers devien­nent simples salariés agricoles et constituent un réservoir de maind'oeuvrepour l'industrie minière. Malgré une qualification agraire an­cienne et une main d'oeuvre familiale très bon marché, ils ont le plusgrand mal à continuer de cultiver des petits lopins de terre sur lesquels

4 Moroney, Sean: Mme married quarters, ln Marks & Ralhbone, 1982: 262.

5 Natal Native Affairs Commission. Report of the Natal Native Affairs Commission.Pietermaritzburg, Govemment Printer, 1907: 27

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ils n'ont ni les drOits fonciers, ni les facilités de crédits, ni la teclmo­logie moderne des fermiers blancs6.

Le Native Urban Areas Act de 1923 défend aux Noirs d'allers'installer librement en ville. li permet aux municipalités de les confi­ner dans des quartiers spécifiques, les [oca/ions, bientôt les townships.Les migrants doivent quitter les lieux s'ils ne trouvent pas de travail aubout de quatorze jours. Selon la commission du colonel Stallard donts'inspire la loi et qui est chargée en 1922 de rédiger un rapport sur lescollectivités locales dans le Transvaal, "les populations de couleur nedevraient être admises en ville que si leur présence répond aux besoinsdes Blancs" (D.M. Smith, 1982: 19). Malgré les recommandationsplus modérées de la commission Young-Barrett de 1935, ce systèmeoblige les travailleurs africains à porter un pass et prévoit de les rapa­trier à l'âge de la retraite. Les réserves rurales servent ainsi à parquer lespaysans sans terres autant que les chômeurs des villes. Des amende­ments étendent aux femmes le contrôle des flux de populations vers 1csvilles en 1930 et obligent les municipalités à obéir aux ordres du gou­vernement en matière de démolitions en 1937. Les veuves et les fem­mes divorcées sont à leur tour passibles d'expulsion. Le Native ServiceContract Act de 1932 et un amendement de 1929 au Native Adminis­tration Act de 1927 permettent aux fermiers blancs de maintenir à de­meure leur réserve de main d'oeuvre. L'Afrique du Sud exporte sonmodèle. En 1927, les autorités de Nairobi font venir un juge du Trans­vaal pour qui "la ville attire naturellement les oisifs, les déviants et lescriminels qui cherchent à échapper au contrôle tribal"7 Tout ceci n'estpas sans rappeler les villes d'Angleterre au XIXème siècle, quand la po­lice contrôlait les passages d'une paroisse à l'autre et vérifiait la nuitl'identité des locataires et des étrangers (Brewer, 1994: 23).

La seconde guerre mondiale renforce le quadrillage urbain à par­tir de dispositions sur le couvre-feu et du Trespass Act de 1939. laproclamationno39 de 1940 interdit l'entrée en ville des Africains à larecherche d'un emploi. Mais les besoins de main d'oeuvre d'une indus­trie en plellle expansion, les pressions des représentants blancs desNoirs au Parlement, les recommandations du comité D.L. Smit en fa­veur d'une abolition des passes ct l'inquiétude des autorités devant la

6 Pour un compte-rendu d'époque, écnt par un fondateur de l'ANC qui dénoncel'infamie bntannique, on peut lire Plaatje, Sol T.; Native Life 10 South Africa. Londres,Longman, 1987. Voir aUSSI Willan, Brian; An African in Kimberley; S.L.T Plaatje, 1894-98,ln Marks, S., 1982: 238-58; Keegan, Tiro: The sharecroppmg economy, African class forma­non and the Native's Land Act of 1913 in the highveld maize belt, ln Marks, S., 1982: 195­211 ; Matsetela, Ted : The life story of Nkgono Mma-Pooe ; aspects of sharecropping and proI.,.tarianisation in the northem Orange Free State, 1890-1930, ln Marks, S, 1982: 212-37. Surles conséquences nuales de la ségrégation foncière, VOIr Binart, W. & Bundy, C. HiddenStruggle in Rural South Africa. Londres, James Currey, 1987. 326p. ; Lipton, M. ; Capitalismand Apartheid. Londres, Wildwood House, 1986 472p.

7 Report of the Local Government Commission, 1927, voU' Nairobi and its Envi­rons Londres, 1927, cité ln Hake, A, 1977: 44.

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croissance exponentielle du nombre d'arrestations liées aux procéduresd influx control obligent à relâcher la pression (T.R.H. Davenport,1991 : 307). En 1942, les ministères delajustice et des "affaires indi­gènes"font passer à la police des directives demandant de ne plus arrê­ter que les Noirs suspectés d'avoir enfreint la loi. Le Black UrbanAreas Consolidation Act n025 et l'Urban Areas Act n024 de 1945 nerenouent pas moins avec la politique antérieure. Les sections 28, 29 et29 bis de l'Act n025 autorisent les forces de l'ordre à expulser les indé­sirables sans mandat d'arrêt: mendiants, drogués, alcooliques, chêrmeurs ou activistes politiques (M. Sher, 1985: 75). Le coupable peutretourner dans une réserve africaine avec laquelle il a perdu ses attacheset où il a très peu de chance de trouver un emploi ; travailler dans uneferme de colonat; entrer au service d'un Européen. S'il est expulséparce qu'il a perdu ses droits, ce qui est le cas des retraités, son permisd'occupation d'un logement est annulé.

La construction d'un habitat bon marché pour les Africains restedélibérément très limitée alors que la population citadine noire doublepresque entre 1939 et 1952. La liste d'attente pour obtenir un logementest si longue qu'elle ne laisse pas le moindre espoir de régularisationaux derniers arrivés, tandis que les contribuables œ Johannesburg ré­clament la démolition d'Alexandra et de Sophiatown. Le Housing Actde 1920 laissait le soin aux autorités locales de loger les populationsles plus pauvres, au besoin avec des prêts d'un fonds national, le Na­tional Housing Fund. Un amendement de 1944 institute une Commis­sion nationale de planification dont les critères de solvabilité excluentde fait 95% des demandeurs de logement.

Cette politique s'assouplit un peu à la fin de la seconde guerremondiale, après des boycotts de bus en série à Alexandra et des émeutesdans les banlieues noires à Vereeniging en septembre 1937, à Marabas­tad(Pretoria) en décembre 1942, à Sophiatown (Johannesburg) en oc­tobre 1944 et à Springs en juillet 1945. Le secrétaire aux "affaires in­digènes" D.F. Smit et le ministre des finances J.H. Hofmeyr sontd'avis qu'il faut accepter le développement irréversible des villes afri­caines8. La commission Fagan est prête à reconnaître aux Africains undroit permanent à la ville mais elle ne connaît pas de suite car l'UnitedParty de Jan Smuts est défait aux élections de 1948 et cède la place auxAfrikaners du National Party, dont la victoire repose surtout sur unélectorat blanc et rural9.

8 Hofmeyr, J F : The approach 10 the native problem. Race re/allons 3, 1936: 36.

9 Vatcher, H.W.. While Laager, the Rise of Afrikaner Nationalism. Londres, Pail MalI,1965

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LES DISPOSITIONS DE L'INFLUX CONTROL

Le racisme institutionnalisé baaskap, formulé par l'idéologue dINP, Hendrik VeIWoerd, et consigné dans le volumineux rapport de lacommission Tomlinson en 1956, préconise un développement séparédes races. D'une pensée conservatrice, celle des Britanniques, on en ar­rive à une politique hégémonique de <.bmination et d'oppression,d'exclusion et de dénationalisation des Noirs. La division devient géo­graphique, qu'il s'agisse des bantoustans au niveau national ou destownships au niveau des villes; économique du fait des préférences àl'emploi pour les Blancs et de la décentralisation industrielle; politi­que avec l'octroi d'une citoyenneté de seconde catégorie aux Noirs, lerefus de leur accorderle droit de vote et la constitution de systèmes sé­parés de représentation; sociale et culturelle enfin, avec la ségrégationde l'éducation (D. Darbon in D. Martin, 1992 : 43).

Le "grand"apartheid organise le déplacement forcé des Africainsdans les bantoustans; les partis conservateurs comme le HNP et leCP demandent même que l'obligation soit élargie aux Indiens et auxMétis. Urbanistes et politiques proposent différents types de solu­tions : consolider et développer les homelands pour y attirer les Afri­cains ; déménager les townships dans des zones industrielles à la fron­tière des bantoustans ; promouvoir des liaisons rapides entre les home­land~ et les villes blanches; faire dépendre les municipalités noires œleurs bantoustans respectifs et non des métropoles blanches; établirdes cités-États où les pouvoirs des groupes raciaux seraient bien déli­mités; entreprendre la démarcation géographique et raciale des provin­ces pour mieux départager les compétences des Noirs et des Blancs auniveau du pouvoir central; ériger des homelands blancs et noirs indé­pendants les uns des autres avec des zones "grises" où le pouvoir seraitpartagé; rédiger une constitution quasi-confédérale, au sein d'uneunion douanière dont les membres n'auraient en commun qu'une œn­que centrale, un marché unique, une cour suprême et un code du travail(G. Marais, 1978: 14)...

Le Black Authorities Act de 1951, le Promotion of Black Go­vernrnent Act de 1959, le Bantu Homeland Constitution Act de 1970et le National States Constitution Act de 1971 marquent les étapes œl'indépendance factice qui est finalement accordéeau Transkei en 1976,au Bophuthatswana en 1977, au Venda en 1979 et au Ciskei en 1981.Dans ces États que]' on appelle les TBVC, ce sont près de hui t mil­lions de Noirs à qui l'on retire la nationalité sud-africaine en échanged'une nouvelle citoyenneté qui n'a aucune valeur internationale (M.Sher, 1985: 81). Outre les quatreTBVC, six territoires sont en phased"'auto-gouvernementinterne": le Qwaqwapourles Sotho du Sud, leGaZankulu pour les Shangaan et les Tsonga, le Kwazulu pour les Zou-

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lous, le KwaNdebele pour les Ndebele, le KaNgwane pour les Swazi etle Lebowa pour les Sotho du Nord. Ces créations artificiellesd'archipels sans ressources visent à "blanchir"la RSA et à susciter deszones ethniques concurrentes: le Bophuthatswana avec le Botswana, leKwaNdebele avec le Zimbabwe, le KaNgwane avec le Swaziland, leQwaqwa et le Lebowa avec le Lesotho. Dans le Bophuthatswana, leplus ancien des bantoustans, les Noirs avaient pu s'établir librement en1938 et louer la terreaux Tswana. Après ''l'indépendance''de 1977, lesTswana cherchent à récupérer leur domaine foncier et à chasser les au­tres ethnies, notamment les Ndebele. Le Bophuthatswana refuse en ro­vanched'incorporerWinterveld, un bidonville de Pretoria qui n'est pashabité par des Tswana. Rebaptisé Soshanguve, celui-ci reste donc enRSA et est découpé en quartiers ethniques pour les Sotho, les Shan­gaan, les Nguni et les Venda IO.

Les homelands n'ont pas ou peu de légitimité, avec de faiblestaux de participation électorale. Sous la pression sociale, Pretoria doitrenoncer à créer un cinquième bantoustan indépendant, le KwaNdebe­le l1 . Chef Buthelezi refuse l'indépendance du KwaZulu. Les coupsd'État au Transkei, Bophuthatswana, Venda et Ciskei démontn:ntl'instabilité des régimes en place.

La constitution de homelands sert à se débarrasser des cités·dortoirs. Les partisans de l'apartheid estiment que le coût quasi -nul œla terre y réduirale prix des logements et pcnnettra de financer les in­frastructures de transports vers les zones de travail blanches (1. Wil­kins, 1978: 211). La situation aboutit en fait à un phénomèned'urbanisation de part et d'autre des "frontières"12. Les villes des homerlands qui tombent sous le coup de la proclamation R293 croissent àproximité des zones blanches, telles KwaMashu près de Durban, Ga­Rankuwa et Mabopane près de Pretoria ou Mdantsane près d'East Lon­don. Construi te en1963, Mdantsane a une population qui dépasse celledu Ciskei ou d'East London à partir de 1973. Avec 250.000 habitants,Mdantsane serait la deuxième plus grosse township de RSA après So­weto13 . En 1979,700.000 Noirs, soit 32% dela population active deshomelands, traversent chaquejour une frontière "internationale" pour serendreà leur travail. La plupart (47%) viennent des environs de Pretoria

10 Hattingh. P S & Hom. A.C.: Pretona. ln Lemon, A., 1991 : 146·73; Smith,DM, 1982' 41.

II Bekker, S. & Ramey. P.. Trying to Talk About Talking : A KwaNdebeie case·study, ln Hugo, P. : South African Perspecllves: Essays in Honour of Nic Olivier. Pretoria, DieSuid-Afri.k.aan, 1989. 182-95, TRAC. KwaNdebele : The Struggle Against Independence, ln

Cobbett, W. & Cohen, R. Popular Struggles in South Africa. Londres, James Currey. 1988:114-35; Bo1e-Richard, Michel: La longue lutte du Kwandebele ... contre l'indépendance. LeMonde 12/8/1986

12 Manus, G.: Economie constraints and black mobility, ln Marais, G., 1978: 242-82.

13 Fox, R., Nel, E. & Reintges. C.: East London, ln Lemon, A., 1991' 58·70.

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(Bophuthatswana), d'East London (Ciskei) et de Durban (KwaZulu).Plus dela moitié des jeunes gens de sexe masculin enregistrés dans leshomelands travaillent à l'extérieur. Du coup, les bourgades plus élOI­gnées des "frontières" ne sont peuplées que de dépendants, enl'occurrence des adolescents, des femmes et des personnes âgées (D.M.Smith, 1982: 68,97& 103).

Dans l'Mrique du Sud blanche. l'apartheid "mesquin" (pettyapartheUl), ainsi qu'on a appelé les dispositions les plus tatillonnes dIsystème, consiste à séparer totalement les races : interdiction des rela­tions sexuelles (section 16 de l'Immorality Act de 1957), des liens con­jugaux (Mixed Marriages Act de 1949), des contacts sociaux, économi­ques et politiques (Group Areas Act de 1950, Reservation of SeparateAmenities Act de 1953, Bantu Education Act de 1955, Prohibition ofPolitical Interference Act de 1%8). Le Population Registration Act œ1950 distingue trois races: Blancs, Coloureds et Noirs. La législationpointilleuse qui s'ensuit aboutit à des scènes ridicules telles que le testdu peigne pour juger de la qualité de cheveux crépus, l'interdiction àl'équipe de rugby néo-zélandaise des Ali Blacks d'aller disputer untournoi en Mrique du Sud parce qu'elle comprend des Maoris, la con­troverse sur le sort des enfants de diplomates noirs pour savoir s'ils ontdroit d' aller dans les piscines des Blancs, etc. Puisque l'État n'est pro­priétaire que du sol au-dessus du niveau de la mer, les puritains enviennent à demanderune extension de la loi pour empêcher les popula­tions de couleur de marcher sur la plage à marée basse (1. Wilkins,1978: 170) !

Le Group Areas Act de 1950 fait déplacer les populations enmasse 14. Les autorités y trouvent leur compte à tout point de vuepuisque certaines en profitent pour s'enrichir grâce à la spéculationimmobilière, ainsi que le révèle la commission James à propos œDurban au début des années 1960. Grâce à l' mflux control, assure enmême temps le département des affaires africaines, le nombre de chô­meurs noirs à Durban tombe de 10.000 en 1948 à 6.000 avant la fin œla déœnni.e I5. Un amendement au Natives Urban Areas Act en 1952étend les dispositions de l'influx control à tout le pays sans exception,y compris, donc, les zones péri-urbaines définies plus tard sous leterme de prescnbed areas d'après le Bantu Law Amendment Act œ1964. Les Mricains ont 72 heures pour quitter une ville s'ils ne sontpas qualifiés pour y rester. En avril 1955, Benoni on the Witwatersranddevient la première commune entièrement africaine, financée par la Na-

14 Wilkinson. Peler' The sale of the cenlury? A crilical review of recent deve10pmentsin Mncan housing policy 10 South Africa Carnegie Conference Paper 140. Cape Town, avr1984:10-1.

15 Legasslck, Martm Legislation, ideology and economy in post-I948 South Africa.Journal al Sou/hem Alr/can SlUdles voU. n"l. ocl. 1974: 5-35.

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tional Housing Corporation et divisée en huit zones tribales, avec cha­cune une école dont la langue d'enseignement est appropriée l6. Le Na­tives (Abolition of Passes and Co-ordination of Documents) Act n067de 1952 remplace les passes par des cartes d'identité, ID Book ou œm­pas ('1e stupide passe'), obligatoires à partir de 1958 pour les hommesde plus de seize ans. L'Act nOl6 de 1955, dit Sky Location Act, inter­dit complètement aux Noirs de vivre dans des quartiers blancs. La sur­veillance se resserre avec les Native Law Amendment Acts n054 ce1972 et n° 102 de 1978. Toute personne incapable de produire sa carted'identité dans un rayon de plus de 5 km autour de son domicile estpassible de poursuites en justice. La législation de 1981 fait relever lesempreintes de tous les Sud-africains et les oblige à porter en perma­nence leur carte d'identité.

Le contrôle des Noirs s'exerce depuis le bureau de recrutementen ville ou à la campagne jusqu'au centre d'assistance, l'aid centre. Cedernier, établi par le Black Labour Act n067 de 1964, a pour vocationde traiter des petits délits (infractions au couvre-feu ou aux règlementsdans les lieux publics). TI n'a pas pour objectif d'aiderles Noirs. ficonserve le casit:r judiciaire de tous les délinquants et sert de filtre avantle passage au tribunal 17 .

Face à un tel arsenal législatif, les Africains votent avec leurspieds. L'influx control, qui les empêche de construire en dur, favorisela prolifération de bidonvilles infonnels. Squatters ou illégaux dans lestownships, ils deviennent des citadins de facto et non de jure à la diffé­rence des travailleurs réguliers des zones blanches et des habitants desbourgades dans les homelands. De 1916 à 1983, on dénombre près ce17 millions d'infractions aux passes, soit environ 260.000 personnesen situation irrégulière arrêtées chaque année: 3 millions sont déte­nues; 3,5 millions sont chassées de leur maison, de leur terre ou celeur commerce 18. Quinze millions de Noirs ont leurs empreintes rele­vées afin de pouvoir être identifiés en 24 heures quand ils ne peuventpas produire leur ID Book (M. Sher, 1985: 79). Entre 1960 et 1983,près de 860.000 personnes sont déplacées en vertu du seul Group AreasAct, surtout des Métis 19.

Une analyse plus fine montre que l'apartheid urbain n'est pasappliqué ce façon unifonne. "Dans la ville coloniale britannique dI

16 Hwnphnss. Deryck & Thomas. David G. : Benom. Benoni. A.M. Cowley & J.E.Mathewson, 1968: 123-34.

17 Fn 1977 par exemple, les centres d'assistance traitent 176.797 caS: 38% des con­trevenants ne font pas l'objet de pourSlÙtes judiciaires (20% sont renvoyts dans les homclands"indtpendants", 12% trouvent un emploi) et 47% finissent au tribunal. Cf. Sher, M., 1985:87.

18 Wilson, F. & Ramphe1e, M. : Uprooting Poverty : the South African Challenge.New York, Norlon, 1989: 208.. ; Damon, D., 1987: 16.

19 Race Reklllons Survey, 1992: 341

201

Cap, où les races se mêlaient sans protocole et où l'égalité devant laloi existait, les Métis jouissaient d'un droit de vote restreint et de la ci­toyenneté britannique. Mais à Johannesburg, ils étaient forcés, commeles Africains, de porter un insigne métallique prouvant qu'ils avaientun emploi", rapporteD. Coplan (1992: 84). Historiquement, Durbanprojette une image aussi sévère que Johannesburg à cause de la politi­que paternaliste et ségrégationniste de Theophilus Shepstone dans lesréserves environnantes. Alors qu'au Cap le gouverneur George Greyprend des mesures libérales, fondées sur une égalité des droits limitéeaux citoyens civilisés (equal rights for ail civilized men), et qu'un droitde vote censitaire est accordé aux populations de couleur à partir ~1853, les Noirs et les Indiens du Natal se voient retirer ce droit en1865 et 1896 respectivement. Alors qu'au Cap à partir de 1883 est misen place un système judiciaire unique pour toutes les races, à Durbanon promeut en 1891 un code spécial pour les « indigènes» (T.R.H.Davenport, 1991: 107). Pourtant, Le Cap n'échappe pas aux discri­minations raciales; le School Board Act de 1905 interdit les écolespubliques aux populations de couleur. A défaut de réserves comme àDurban, les guerres frontalières menées par le général Charles Somer­set, gouverneur du Cap de 1814 à 1826, consistent à repousser lesNoirs et faire le vide pour permettre l'établissement de colons blancs.A. Christopher a calculé des indices de ségrégation urbaine qui mesu­rent les différences régionales (1990: 423,429-33 & 436-7). Il en res­sort que si l'ouest de la province du Cap a subi l'apartheid tardivement,le Natal a, en fin de compte, été plus épargné, sans doute à cause de saspécificité zouloue, du respect qu'en avaient les Britanniques et peut­être du fait que c'était la plus petite des quatre provinces.

Étant donné que l'intensité d'une ségrégation urbaine ne se jugepas qu'au nombre d'infmctions aux passes, il est difficile de donner uneéchelle des valeurs pour savoir quelle a été la ville la plus mcisted'Afrique du Sud. On observe de fortes variations à l'intérieur d'Wlemême province. Dans celle du Cap, Grahamstown possède un quartierexclusivement africain dès 1830 et Port Elizabeth dès 1834 mais Paarlest une des dernières localités à subir les réglementations de l'apartheidurbain dans les années 1960.

UN ENRACINEMENT PRÉCOCE

Bien avant l'Afrique tropicale, une culture urbaine s'enracine entout cas dans l'adversité, avec son lot quotidien de violences. Le prolé­taire marabi de Johannesburg dans les années 1930 incarne cette"citadinité"acquise dans la clandestini té ct dans l'illégalité, malgré lesfortes pressions des Blancs pour empêcher la fixation des Noirs dans

202

les villes. Culture profane, multi-ethnique et "détribalisée", le marabt amauvaise presse. On lui associe tous les maux de la ville. Les classesmoyennes des populations de couleur le considèrent comme une per­versité diabolique.

Au début du siècle, les Européens préfèrent la "dignité naturelle"et la docilité des paysans descendus en ville au statut "d'évolué" que Jé.clament les citadins de la première génération. Un terme afrikaner(oorlams) désigne les Khoi et les Métis "civilisés" dont on se méfieparce qu'ils sont rusés, tirant avantage d'être habillés pour se poser enintermédiaires auprès des Noirs de la brousse. Au contraire, ceux qœl'on appelle les Xhosa "rouges", parce qu'ils portent une couverture œcette couleur, gardent leurs lignages intacts dans les villes à proximitéde leur aire traditionnelle comme East London. Ils habitent dans desquartiers xhosa, ne s'insèrent pas du tout à la ville et restent analphabè­tes. Quand ils reviennent chez eux à la campagne, on a l'impressionque l'acculturation urbaine n'a rien affecté de leurs us et coutumes (P.Mayer, 1963: 94ss).

Une telle observation n'est bientôt plus valable. S'il n'est pasjusqu'aux Africains les plus occidentalisés pour conserver des liensavec les campagnes et y envoyer leurs enfants en cas de difficultés, lesdifférences sont vite importantes entre les "Cafres civilisés" des ag­glomérations urbaines et les ruraux amakhaya, avec une catégorie in­termédiaire : les amakumsha zoulous ou makgomocha sotho et tSWâ­na, "ceux qui parlent une langue étrangère", faux citadins à cheval entrela tradition de la brousse et la modernité de la ville, entre paganisme etchrétienté. Ces amakumsha sont méprisés par la petite bourgeoisieafricaine, considérés comme asociaux et arriérés. Ils sont aussi rejetéspar les tenants de la tradition parce que trop délurés. ils réunissent lescaractéristiquesde ces itinérants ivrognes, opportunistes et filous cha­phakalhi, "ceux du milieu" en zoulou, habillés à l'occidentale. Les mi­neurs sotho de retour au village sont qualifiés de "squatters des taudis"(likoata) du fait d'une déculturation qui les a rendus grossiers et barbâ­res. Au Lesotho, le terme est très péjoratif et fait référence à la corrup­tion urbaine: musique hédoniste focho pervertie à partir de rythmestraditionnels, dansefamo à la limite du strip-tease, prostitution, alcoo­lisme dans les bars clandestins, dérèglement des liens du mariage20...

Ainsi naît en ville une culture originale isidolobha, basée surun mode de vie afro-européen21 . Tandis que la philosophie du déve1op-

20 Copian, David: The emergence of an African wodting-class culture, ln Marl<:s, S.,1982 : 363 & 365.

21 De Ridder, J.e. The PersonalJty of the Urban African in South Africa. Londres,1961: p.168; Mayer, P.: 1963; Webh, D.· The growth of the towns, .n Wilson, M. &Thompson, L. : The Oxford History of South Africa. Oxford, Oxford University Pre.., 1971 ;Dubb, Allie: The impact of the Cil)', ln Hammond-Tooke, W.D.: The Bantu-Speaking Peopleof Southem AfOca. Londres, 1974.

203

pement séparé des races décourage l'occidentalisation des citadins afri­cains, en laquelle les Blancs voient une menace contre leur suprématie,les Noirs considèrent la vie en ville comme le chemin versl'émancipation. De cette confrontation quasi-idéologique vient la spéci­ficité de l'urbanisation en Mrique du Sud, à laquelle s'ajoute un pro­blème classique d'ajustement entre la tradition rurale et la modernitéurbaine (G. Marais, 1978: 12).

Les unions tribales sont bien moins présentes dans les citésnoires d' Mriquedu Sud que dans celles d'Mrique tropicale. Cela ne si­gnifie pas que les liens avec le pays natal sont rompus. Les Tonga œl'ouest du lac Nyasa, qui travaillent en Mrique du Sud et en Rhodésie,laissent leur famille à la maison, maintiennent jalousement leurs droitssur la terre et ont la ferme intention de revenir chez eux au terme œleur contrat ou de leur vie active22 . Sur le Rand, on peut mentionnerune Union Bapedien 1937 ou la Witwatersrand Shangaan Welfare As­sociation des migrants du Mozambique. Les réseaux liés à une com­munauté d'origine, les homeboys, structurent en partie la vie citadine(P. Mayer, 1963).

Mais les associations ethniques ayant gardé des liens avec lacampagne restent obscures, sans doute à cause de la répression blanche,peut-être parce que les sociétés précoloniales d'Mrique du Sud s'y prê­taient peu (J. Iliffe, 1987: 135). "Le harcèlement policier et les andi­tians de vie interdisaient les associations politiques et sociales", rap­pelle D. Coplan (1992: 97). Les communautés d'entraide ne pou­vaient qu' être fondées sur la réciprocité et les liens familiaux.

A cet égard, les sociétés de crédit rotati ves stokvel et mahodisa­m ou les sociétés de funérailles sont vigoureuses et témoignent d'uneforme de coopération informelle entre voisins23 . Le stokvel est unesorte de tontine permettant de contourner à tour de rôle les taux d'usurerédhibitoires des shebeens, qui sont de 30% à la semaine. Le phéno­mène débute au Cap puis gagne les femmes qui brassent de la bière àJohannesburg. De pair avec le puritanisme des sectes de type sioniste,qui enseigne la réSIgnation et développe le sens de l'économie, lestokvel combine le profit du crédit, l'entraide et la solidarité du quartier(J. liiffe, 1987: 263-4). Dans des villes plus petites et moins cosmo­polites comme Grahamstown, les tontines umgalela des Xhosa fontbeaucoup appel à l'appartenance ethnique et mettent en jeu les liens dulignage malgré un apartheid rigoureux qui a détruit les cercles tradi­tionnels. L'idéal de l'avancement est de s'enrichir, pas d'échapper augroupe. La redistribution des ressources permet de survivre alors qœ

22 Van Vclson, J.. Labour Migration as a Positive Factor in the Continuity of TongaTribal Society, ln Southall, Aidan, 1961.219.

23 Schârf, Wilfried: Street gangs, survival, and political consciousness in the 80's.Duplicaté, 5th Workshop on the History of Cape Town, Le Cap, 1985: 8

204

les indicateurs socio-économiques sont inférieurs au seuil de pauvretéchez 57% des membres de la communauté noire œGrahamstown (M.Willsworth, 1979: 23).

LA LIBERALISATION DE L'ECONOMIE "GRISE"

Le secteur informel de l'économie des villes d'Mrique du Sudest plus petit mais mieux organisé que dans le reste de l'Mrique subsa­harienne. li s'élèverait à 15% du PIE selon les statistiques officielles,jusqu'à 41% selon B. Kantor, qui calcule ce chiffre en comparant lademande de billets de banque avec la croissance du PIB, sachant qœl'essentiel des transactions du secteur informel se font en liquide24.

L'étroitesse de l'économie parallèle tient à l'expulsion des gensde couleur hors des centre-villes et à l'importance du secteur formel.Même le ramassage des ordures est aux mains du capital. L'artisanatest traditionnellement très faible dans une région sans tissage. La répa­ration de sacs, la fabrication de matelas, la blanchisserie et la couturedisparaissent, confrontés à la conclUTence européenne. Les activités ré­siduelles comme l'herboristerie ou le colportage survivent parce qu'el­les ne peuvent pas être mécanisées. De ce fait, le secteur informel œl'économie urbaine n'a pas beaucoup à offrir aux migrants ruraux et nerésorbe guère qu'une petite partie du chômage. Les activités non ré­glementées sont souvent intermittentes, peu stables et peu lucratives.Elles incluent la contrebande d'alcool, la prostitution, le recel et lavente de dagga (marijuana). Leur clandestinité favorise la criminalité25.

Sur quatre quartiers étudiés au Cap, seuls 10% à 20% des foyersmènent des activités économiques informelles, des taux inférieurs àceux observés d'habitude dans les villes du Tiers monde (D.M. Smith,1982: 132). Les Noirs sont plus dans le commerce que les Métis, quisous-traitent pour la confection. La plupart s'occupent ainsi Jmœqu'ils n'ont pas pu trouver de travail dans le secteur formel, par besoind'indépendanceou pour améliorer leurs revenus26.

A Johannesburg, un arrêté de 1906 réglemente le colportage.Les ambulants surpris à vendre sans autorisation municipale sont arrê­tés. Ceux qui sont munis d'une licence en bonne et due forme doivent

24 Hesketh. MarIene' The Renaissance of Black Enlerprise in South Africa : the Caseof Black Taxi Induslly, ln Ellis, S. & Faur~, Y.-A. : Entreprises el entrepreneurs africaiDll. Paris,Karthala, Orslom, 1995: 519 , Kantor, B. : "Estimaling the value of unrccorded economic acti­vity in South Africa". Journal for Sludles ln economIes and Eeonomelnes vo1.l3, n"I, 1989:33-54.

25 Pinnock, Don, 1984, op. cil.: Il & 15.

26 Erasmus, Z. : Pebls entrepreneurs noirs de la p~ninsule du Cap (Afrique du Sud),.n Ellis, S. & Faur~, Y.-A. : Entreprises et entrepreneurs africaiDll. Paris, KarthaIa, Orstom, 1995:505.

205

pouvoir enlever leur marchandise en permanence pour ne pas entraverla circulation. Le commerce est interdit à certaines heures et dans œr­tains endroits. Un arrêté de 1918 défend aux Mricains de faire du com­merce en dehors des quartiers qui leur sont réservés. Dans lestownships, une circulaire de 1963 limite l'établissement de leurs ma­gasins et les empêche de vendre autre chose que des biens de premièrenécessité, par exemple de l'essence. Dans le centre-ville, celan'empêche pas la prolifération des vendeurs de journaux noirs, :f.?stésaux feux rouges, ou des fleuristes indiens, divisés en deux clans 7. En1964 sont autorisés les stands couverts et fixes afin, entre autres, repermettre un contrôle plus facile des marchands.

Les émeutes de Soweto en 1976 forcent les autorités à assouplirleur politique économique pour favoriser l'émergence d'une bourgeoisieafricaine ralliée au régime. En 1979, la commission Riekert pose leprincipe d'une pcrmanencede la résidenceen ville des Noirs. Elle auto­rise l'établissement de zones de commerce libres, les free trading areos,avec l'espoir qu'elles inciteront aussi au départ les sans emploi quin'osaient pas changer de logement de peur de perdre leurs droits de cita­dins. Avant, la position du gouvernement était de découragerla petiteentreprise des Noirs dans les townships. Les propriétaires de taxis afri­cains, par exemple, ne devaient pas transporter plus de cinq personnes àla fois et se voyaient régulièrement confisquer leur véhicule pour resdélits mineurs. Après 1976 et l'arrivée sur le marché du kombiVolkswagen puis des minibus japonais, le Toyota Hi Ace Zola Budd etle Nissan E20 Mary Decker, les taxis noirs se développent très vitesans recevoird'aidedel'État28. La part de l'utilisation du minibus parrapport aux autres modes de transports passe de 29% en 1987 à 44% en199029. Le pays compte alors entre 60.000 et 80.000 taxis contre45.000 en 1987, avec un capital estimé à R3,5 milliards, environ 6milliards FF30. Rien qu'à Soweto il y aurait quelque 7.000 taxis léga­lement emegistrés, soit 3,5 pour 1.000 habitants, contre 1,5 en 1980.La part de marché des minibus dans la township est montée de 18% en1984 à 29% en 1990, tandis que celle des trains et des bus tombait re50% à 41 % et de 21 % à 19% (M. Khosa, 1992: 241). Les deux prin­cipales centrales de taxis, la SABTA (Southern Mrica Black Taxi As­sociation) et la SALDTA (Southern African Long Distance Transport

27 Tonuselli, Ruth: Indian Flower SeUe", of Johannesburg: A History of People onthe Street, ln Bozzoli, B., 1983: 215-9.

28 Les compa~es de bus continuent, eUes, d'être subventionnées à 13% par les em­ployellnl et à 37% par l'Etat en 1982. McCarthy, J., 1985: 239; Khosa, Meshack M.: TheBlack Taxi Revolution, ln Nattrass, N. & Ardin gton , E : The Political Economy of South Afri­ca. Le Cap, Oxford Unive",ity Press, 1990: 207-16; McCaul, CoUeen: No Easy Ride: theRise and Future of the Black Taxi Industry. Johannesburg, SAIRR, 1990.

29 Race RelallOns Survey, 1992: 175 & 366.

30 Barolsky, J.. "FoUow that taxi !" Indlcaror SA v01.7, n02, 1990. 59-63.

206

Association), revendiquent l'une 68.910 membres en 1991, l'autre28.000. La SABTA, formée en 1979, représenterait 58% du marché.

Les 120.000 shebeens du pays constituent un autre secteur trèsactif de l'économie informelle des Noirs. Soweto en compte 4.000 àplein temps et 4.000 à mi-temps (D. Davis, 1985: 57). Seulement1.460 shebeens ont une licence d'exploitation en règle alors qœl'association nationale des taverniers, la SATA, a rejoint la Chambreafricaine de commerce et d'industrie3 1. La SATA, qui revendique20.000 membres, n'est d'ailleurs pas en situation de monopole; ilexiste aussi une Association unie des taverniers.

Le chiffre d'affaires des colporteurs et des quelque 20.000 épice­ries spaza équivaut par ailleurs à celui de la troisième plus grossechaîne de supermarchés du pays et s'élève à plus de trois milliards œrands, avec un profit moyen de R9.000 par an32. Le Conseil africaindes marchands ambulants et des commerces informels, l' ACHIB, aurait49.000 adhérents et se bat pour obtenir le droit d'installer dans les ruesdes étals couverts afin de se protéger de la pluie33. li est en conflit avecles commerçants des magasins, qui voudraient forcer les colporteurs àdégagerle trottoir et à se fixer dans des marchés spéciaux. Une institu­tion, la SDBC (Small Business Development Corporation), essaied'assurer la liaison entre l'État et le secteur privé africain, mais la coo­pération est encore hésitante et manque de moyens financiers.

Les activités informelles des Noirs n'en fleurissent pas moinsdans les villes blanches, par exemple avec des cantines et des cafétériasambulantes sur les lieux de travail, dans les townships comme Sowerto, où elles fournissent entre le quart et le tiers des emplois au débutdes années 1980, dans les camps de squatters comme Crossroads auCap, où elles emploient deux fois plus d'habitants que dans n'importequel autre quartier34.

31 Race Re/allOns Survey. 1992: 174

32 Rudman, Theo. Directeur de l'Institut des travailleurs indépendants, cité ln RaceRelatIOns Survey, 1992: 174.

33 UaW1"ence Mavund1a, président de l'AClflB, a commencé son combat pour la re­connaissance du petit commerce en 1986, quand il a gagné son procès après avoir été arretépour activité économique illégale A ['époque, les Noin! qui travaillaient à la campagne étaientavantagés parce que les fermiers blancs qui les employaient leur fournissaient des licences à leurnom. Ncobo, Johannes: Hawkers reclaun the city. Afrlca South n022, juin 1992: 9.

34 Maasdorp, GaVIll & Humphreys, A.S.B.. From Shanty Town to Township: AnEconomical Study of African Poverly and Rehousing in a South African City. Le Cap, Juta,1975. 157p.; Webster, D : Struggle for survival in Soweto. Le Cap, Carnegie Conference Pa­per, 1984; Preston-Whyte, E. & Rogerson, C.: South Africa's Infonnal Economy. Le Cap, Ox­ford University Press, 1991.

2rJ7

L'HEURE DE LA RÉFORME

Outre qu'elle donne le signal du développement d'une économienoire plus ou moins formelle, la révolte de Soweto force le secteur pu­blic à construire des logements pour les populations de couleur dansles zones blanches. Un amendement du Black Urban Areas Act en 1978pérennise la tenure des citadins africains avec des baux de 99 ans et nonplus de30 ans comme en 1951. L'aide à l'autoconstruction vise à en­courager une classe moyenne favorable au régime. La commissionRiekert, qui prend acte de ce que la contribution des Noirs à l'économieurbaine blanche est essentielle, recommande en 1979 la suppression cel'influx control et des discriminations dans l'emploi. Elle prônel'émergence de classes moyennes africaines plutôt que la répression. En1980, le projet de loi du ministre des relations raciales, le Dr. Ko­ornhof, n'aboutit pas. Il prévoyait de supprimer le droit de certainsNoirs à habiter dans les villes des zones blanches de façon permanente,droit contenu implicitement dans la législation de 1945. L'année sui­vante, le comité du juge Grosskopf, s'il durcit sa position sur les Eu­ropéens qui emploient des clandestins, est favorable à la légalisationdes citadins noirs qui vivent en ville depuis plus de cinq ans. Il estd'avis qu'il faut les autoriser à faire venir leur famille et condamne lerecours à l'argument de la citoyenneté des TBVC pour procéder à desexpulsions abusives. Les recommandations de la commission Riekertl'emportent. L'inscription à des bureaux de recrutement lorsque l'oncherche un emploi n'est plus obligatoire mais les contrats de travailcontinuent d'être soumis à l'approbation de l'administration.

Alors que le nombre de squatters dépasse le million en 1980, laréforme entreprise par P.W. Botha a plus pour objectif d'ordonnerl'urbanisation des Noirs que de la contenir aussi strictement que l'auraitvoulu l'apartheid verwoerdien. D'un côté, les autorités imposent auxcitadins africains l'obligation de prouver qu'ils occupent une maison enleur propre nom. Autrement dit, la légalisation de leur établissementdépendde capacités officielles de logement que l'on sait insuffisantes.D'un autre côté, le gouvernement annonce en mars 1983 une politiquefavorable à la vente des maisons œjà existantes en ville, au lieu ceconcentrer ses efforts sur la construction de logements neufs dans lesréserves africaines. Le Black Communities Development Act n04 ce1984 promeut un secteur privé qui, entre 1972 et 1976, n'a construitque Il % des logements pour les Noirs en zones blanches. Le marchéreste étroit: 67% de la population n'a pas les moyens d'acheterla terreet 80% d'entreprendrela construction d'une maison35. Les dérogationsau Reservation of Separate Amenities Act n049 de 1953 confmuent

35 Wolfson. Tony: Access 10 urban land, ln SwiUing. M., 1991: 231-57.

208

l'ouverture des zones commerciales des villes blanches aux hommesd'affaires de toutes races. Un amendement de l'Aliens Act en 1984adoucit le contrôle des flux de populations en provenance des home­lands.

En 1986, le livre blanc du gouvernement sur l'urbanisation re­connaît pour la première fois l'irréversibilité du droit à la ville pour lesNoirs et conduit au démantèlement de l'influx controf36 . Les passessont supprimés; les Siums Act et Illegal Squatting Act, amendés. Estadmise la libre circulation œs populations de couleur, qui peuvent ve­nir commercer dans les quartierd'affairesen zone blanche. P.W. Bothapromet de restaurer la citoyenneté sud-africaineaux personnes déplacéesà cause de la création de homelands, deux millions de citadins noirs surneuf, et s'engage à oeuvrer en faveur d'une nouvelle Mrique du Sudavec une seule citoyenneté37. Le département de l'aide au développe­ment, qui administrait les "affaires bantoues", disparaît. Les discrimi­nations dans les transports collectifs se font moins pressantes; descompartiments sont introduits dans les véhicules multiraciaux. Onpropose de former une fédération avec les homelands "autonomes" etune confédération avec les TBVC ; on suggère une participation poli­tique des Mricains au Conseil présidentiel. Le Mixed Marriages Act etla section 16 del'Immorality Act tombent en désuétude, mais pas en­core le Group Areas Act. Autrement dit, les couples mixtes sont auto­risés mais ils ne peuvent légalement vivre nulle part!

Avec F. De Klerk, deux lois œ juillet 1991 pérennisent lesdroits fonciers des Noirs: l'Upgrnding of Land Tenure Rights Act, quisimplifie leur établissement en ville, et l'Abolition of Racially BasedLand Measures Act, qui supprime les Group Areas et Land Acts38. TIs'agit de rattrnperle fossé créé à partir du début des années 1970, quandle pouvoir blanc a quasiment cessé de construire dans les townshipsafin deforcerles Noirs à rester dans les homelands. En 1990 d'après leministre du logement Hernus Kriel, le gouvernement construit 40.464­maisons pour les Mricains, surtout de ces "boîtes d'allumettes", lesmatchbo.xes où l'on ne peut même pas mourir correctement, dit-on,parce qu'il faut pencher les cercueils pour pouvoir sortir les cala­vres39 ! La mode est aux trames planifiées, une solution beaucoupmoins onéreuse que l'opposition anti-apartheid dénonce comme une« politique de chiottes », en référence aux toilettes extérieures qui

36 Buvat, AleXIS: Vers une Afrique du Sud multiraciale ct démocratique? Hérodote0·65-66, juil. 1992' 116-38.

37 Sunday Star 15/9/1985; PrelOna News 1511111985.

38 Race Re1allOns Survey, 1992. 349

39 Race Re1allOns Survey, 1992: Ixxviü; SAIRR. Fast Facts. nIB, janv. 1993;Ruitcrs, Greg: Trouble in the Heartland. Afnca South n·22, juin 1992: 8.

209

marquent désormais le paysage des bidonvilles ainsi encadrés (M.Mayekiso, 1996: 33 & 165-6).

LA CRISE DU LOGEMENT

Avec le démantèlement de l'influx control et la dérégulation,l'offre n'arrive plus à suivre la demande. On construit une maison tou­tes les douze minutes alors qu'il en faudrait une par minute (G.T. d1Preez, 1992: 4-5 & 9). La population urbaine des Noirs, hors œn­toustans, double en cinq ans, passant de 6 millions en 1985 à 13,6 en1990 (D. Darbon, 1992: 100). Selon la Fondation urbaine, 59% des38,4 millions d'habitants en Afrique du Sud, TBVC compris, viventen agglomérations et le pourcentage devrait atteindre 66% d'ici l'an2010 (fig. 5 & 6)40. L'agriculture ne représente plus que 4% du PIB en1991, contre 11% en 1%0 (D. Darbon, 1993: 134). Les estimationssur les zones urbaines informelles varient de 7 millions d'habitants se­lon la Banque pour le développement en Afrique australe à 3,5 millionsselon le ministère du logement, dont 2 dans les arrière-cours destownships41. D'après les autorités, sur 864 sites de ce type recensés en1991, les plus importants sont à Durban (Inanda: 245.000 hab.), àPort Elizabeth (Soweto-KwaZakhele-Zwide: 130.000 et Uitenhage:60.128), dans l'est du Transvaal (EmbaienhIe: 103.600 et KwaGuqa:55.080), à Johannesburg (Diepmeadow à Soweto: 97.314) et dans leNatal (Groutville: 60.000). Dans la région du PWV, il y aurait 1,3million de Noirs établis dans des zones urbaines irrégulières, dont900.000 dans les arrière-cours des townships42 D'après le directeur d:l'urbanisme à la municipalité deJohannesburg, près d'un quart des ha­bitants de la capitale économique du pays vivraient dans des logementsinformels, soit environ un million de personnes43

Selon l'Institut du logement en Afrique australe, 56% des foyersnoirs hors des homeIands, 31 % des métis, 8% des indiens et 2% desblancs n'ont pas les moyens de se loger correctement. En tout, 40%des ménages seraient concemés44. La Fondation urbaine estime qu'ilmanque 1,2 million de logements en RSA, dont 47% dans la région d1PWV ; les autorités parlent d'un million, TBVC exclus, et le SouthAfrican Housing Trust de 3,5 millions en comprenant les habitants des

40 Race RelaJlO7lS Survey, 1992. lxxvii.

41 Race RelaJlO7lS Survey. 1992.332: Thede. Nancy & Heaudel, Pterre: De la lutteanti-apartheld aux mutallons de la culture politique. Polllrque Afnca,ne n'48. déc. 1992: 31.

42 Race RelaJlO7lS Survey. 1992' 338 & 344.

43 Le Monde 411/1996: 4.

44 Le Monde 41111996: 4

210

Les principales villes de RSA

Sisho Ville de homeland

Tzaneen• (l.lsI....)

• Sasoloorg.~

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Colesberg LESOTHO•

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Mmabatho BriIs. Preto~a Enm 1 LouievilleLichtenbu~(~ka"'). ~ Bet~al. eN

Knugers~orp Johannesburg SWAZ NCa~elonville .Vereeniglng 1

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Adelaide. Calhcart• .Stut1emeim

Fort Beaufort. Sisho , =- dan

Grahamstown • .King William's TO'Nn-ln .

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zones inforrnelles45. Durban manque de 160.000 logements, voire œ320.000 si l'on considère que les bidonvilles doivent être reconstruits;90% des Noirs, 60% des Métis, 54% des Indiens et 13% des Blancs lie

peuvent pas subvenir seuls à leur loyer (fongaat-Hulett, 1989).Plusieurs acteurs interviennent sur le marcM immobilier: un

secteur privé plus puissant qu'ailleurs en Afrique noire, des organismesnon-gouvernementaux, des institutions étatiques et para-étatiques.

Dans le secteur public, le South African Housing Trust ftnancedes logements sociaux. En 1990, il construit 12.215 maisons, soit àpeu près 40% du marché. Le prix de vente à l'unité ne dépasse alorspas R25.000, environ 50.000FF46. Cette année-là, un Independent De­velopment Trust est établi par le gouvernement pour réhabiliter lesbanlieues noires avec une enveloppe de R2 milliards. Mais les dépen­ses du ministère du logement, qui sont de RI ,56 milliards, dont R913millions pour les Noirs, ne représentent que 1,8% du budget de l'Étatmalgré la réaffectation des fonds autrefois destinés à soulagerl'économie des effets de l'embargo international. En 1993, cette parttombe même à 1,3% (R2,7 milliards, contre R3 en 1992). Feu JoeSlovo, le ministre du logement issu des élections d'avril 1994, prometdes mesures radicales mais seulement 10.163 maisons sur les 336.000prévues sont achevées en 1995.

Dans le secteur privé, la Fondation urbaine a été lancée en 1977par des hommes d'affaires européens dont les magnats de la De Beers etde l'Anglo-American Corporation: Harry Oppenheimer, Anton Ru­pert, etc. Son objectif était de promouvoir un secteur privé dans laconstruction de logements pour les Noirs en zone blanche, ce qui lui avalu d'être suspectée de vouloir créer une petite bourgeoisie favorableau capital. Dotée d'un fonds d'investissement foncier, d'un organismede garantie en collaboration avec l'Association des créanciers en hypo­thèque et d'une compagnie de crédit qui avait pour vocation de fonc­tionner sur la base d'un stokvel, en accordant des prêts à des collectifsplutôt qu'à des particuliers, elle a fermé ses portes en 1995, rendue in­utile selon elle par les changements en cours.

L'Afrique du Sud post-apartheid se retrouve ainsi confrontée àun gigantesque problème urbain dont la difficile gestion pourrait àterme révéler un certain recul de l'État, quitte alors à évoquerla possi­bilité d'une alrlication quasi-complète des pouvoirs publics comme auNigeria. On est heureusement encore bien loin d'un tel scénario.

45 Race Relallons Survey, 1992' xxxi, !xxviii & 345.

46 Race Relallons Survey, 1992: 352.

213

Les princIpales villes nigérianes

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Chapitre 10

LA VILLE HORS-CONTRÔLE AU NIGERIA

Au Nigeria, l'ampleur de l'urbanisation vient en partie d'uneoriginalité historique: des villes existaient déjà en pays yorouba ethaoussa avant la colonisation. C'est de façon significative en IEYs ibo,où il n'y avait pas de tradition citadine, que les unions tribales ont étéles plus puissantes, faisant le lien entre le village et le bourg. Avec cefortes densités de population et une politique britannique puis postco­loniale peu rigoureuse en matière de contrôle urbain, les villes du Ni­geria étonnent aujourd'hui par leur taille et leur aspect spontané (fig. 7& 8).

La croissance annuelle de la population, bien qu'elle n'ait riend'exceptionnel dans la région, a été de3,2% entre 1980 et 1990. En va­leur absolue, avec près de 100 millions d'habitants, le Nigeria est celoin le pays le plus peuplé d'Afrique. Mais les chiffres précis àl'intérieur du territoire sont très douteux. Les recensements sont mani­pulés car en dépendent la redistribution des ressources et la représenta­tion des régions au niveau fédéral 1. La formidable explosion démogra­phique du pays, notamment dans les villes, est néanmoins certaine.

LES AGRO-VILLES YOROUBA

Le caractère urbain de la tradition yorouba est exceptionnel pan;e

1 Hance, W.A. : Population, nugration and urbanisation in Africa. New York, Colum­bia University Press, 1970' 3-5 ; Ogunlesi, T O. : .. Before and after a population census opera­tion in Nigeria" ln Caldwell, J.C. & Okonjo, C.. The population of troPiCal Mrica. New York,Columbia University Press, 1968: 118; Aluko, S.A. : .. How Many Nigerians: an Analysis ofNigerias Census l'roblems, 1901-1963 ". Journal of Modern Afncan Sludles oct. 1965.

215

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Les taux d'urbanisation par État au Nigeria en 1991

qu'il n'est importé ni par l'islam ni par le colonisateur européen. Lesvoyageurs portugais comme Duarte Pacheco Pereira, qui remonte auXVlème siècle le rio Lagos jusqu'au royaume des ljebu, ou britanni­ques comme James Barbot en 1732, témoignent très tôt de l'existencede villes spécialisées chacune dans un art différent (tissage, teinturerie,travail des métaux), toutes finissant par s'adonnerau commerce des es­claves. La population de Benin est évaluée à 80.000 habitants au débutdu XIXème siècle2. En 1856, les explorateurs qui s'enfoncent dans lepays yorouba comptent douze villes de plus de 20.000 habitants:Ijaye en aurait 40.000 ; Ogbomosho, 45.000 ; Ibadanet Abéokuta dé­passeraient les 6O.000J.

P. Wheatley classe les agro-villes yorouba parmi les sept zonesd'urbanisation primaire qu'il recense avec la Mésopotamie, les valléesde l'Indus et du Nil, la plaine du nord de la Chine, l'Amérique centraleet les Andes centrales4. Par urbanisation primaire, il entend des territoi­res où la ville est une invention indépendante et authentique, par oppo­sition aux autres civilisations urbaines qui seraient, selon lui, secon­daires ou dérivées, telles la Crête, l'Asie du sud-est ou l'Étrurie5.

En revanche, A. Mabogunje incline à penser que les agro-villesyorouba. où l'islam a pénétré au début du XIXème siècle, ne sont passans relation avec l'urbanisme soudanais médiéval (1968: 74-6). LesYorouba viendraient en réalité du Kanem-Bomo et auraient migré versle sud-ouest entre les VII et Xèmes siècles. Mais il reconnaîtl'originalité de la fondation des villes à Dé-Ifé ('1a maison de l'amour')par le père de la nation yorouba, Odùduwà. L'islamisation rested'ailleurs marginale, à Ilorin aux confins de l'empire yorouba.

La ville d'Oyo, où s'établit le pouvoir politique, est créée audébut du XVème siècle par un petit-fils d'Odùduwà, àr6nmfyon, dontle successeur, Shàng6, devint le dieu de la foudre. Chaque ville impor­tante a son roi. l' 000, et ses dieux, les onsha (M.-A. de Montclos,1994: 254-64). L'urbanisation est facilitée par les fortes densités œ

2 Richard Hull, W. : Africau Cities and Towns Before the European Conquest NewYork. W,W. Norton & cie.. 1976. 1381',

3 Bowen, T J : Adventures and Missionary Labors. Charleston, 1857: 265; Hind.,.rer. D . The Yoruba Mission. Chureh MISSIonary [nlelhgeneer. 1854: 251 ; Breese, G.: Ur­banisabon et Tradition. Paris, Tendances actuelles, 1969.

4 Wheat1ey, Paul. The pivot of the four quarters : prelinùnary enquiry into the onginsand character of the ancient clunese city. Chicago, Aldine, 1971 : 9.

5 Dans cene optique, la Mésopotamie s'oppose à l'Egypte agricole où chaque pharaonconstruit des bâtiments près du sile choisi pour sa tombe. Le centre urbain primitif, explique P.Clavai, est un lieu de culte, plus peut-être qu'un foyer économique ou politique, car "une actioncollective a plus de chance de réussir auprès des Dieux qu'une supplication individuelle"(1981: 31). Ainsi des ruines du Grand Zimbabwe.

217

population, un artisanat adapté à la ville, des routes commerciales quifixent les agglomérations et une structure sociale dans laquelle leshommes travaillent la terre pendant que les femmes commercent6.

Les villes de l'empire d'Oyo, très autonomes, sont les instru­ments de domination d'un pouvoir central par ailleurs faible. Leur véri­table origine est sans doute défensive, ainsi qu'en témoignel'emplacement près d'un rocher ou dessus. Malgré une certaine structu­ration par cercles concentriques autour du palais afin de l' oba avec leshabitations des courtisans, les sanctuaires ct le marché jusqu'à un murd'enceinte en boue séchée, les agglomérations paraissent dépolln'ue œtout plan d'urbanisme7. Seule la muraille marque une frontière abrupteavec le monde de la forêt. Sinon, les agro-villes yorouba ne se distin­guent pas vraiment dc l'arrière-pays. Elles sont habitées par des fer­miers. La maison nucléaire î/ù s'étend au-delà des remparts, jusquedans les champs environnants, qui sont à moins d'un jour de marche.Le compound abrite la famille élargie, structurée par âges. Plus que laspécificité économique, c'est la densité de population qui définit laville8 . Malgré la force de son identité politique et religieuse, Oshogbo,par exemple, ne se démarquepas de son environnement rural, avec quielle entretient des liens étroits9.

A cause dcs incursions de la djihad peule depuis Ilorin,l'ancienne capitale d'Oyo est abandonnée vers 1837 en faveur du sited'Ago-Oja. A partir de cette époque, des cohortes de réfugiés conver­gent vers Ibadan, dont les effectifs gonflent jusqu'à en faire vers 1865la ville la plus peuplée d'Afriqueaprès Le Caire, avec quelque 100.000âmes 10. La légende veut qu'un seigneur de guerre venu d'Ifé, Lagelu,ait fondé la ville dans une forêt d 1[XlTa, une espèce d'arbre dont les ra­cines magiques étaient utilisées pour préparer les soldats au combat (J.

Labinjoh, 1991: 13). Ibadan, dont le nom serait une déformation

6 Uoyd, Peter C The Yoruba An Urban People? ln SouthaU, A., 1973' 107-23;Johnson, S. The HJstory of the Yorubas. Londres, 1921: 281.

7 Le schéma rappeUe le peuplement de Foumbam, la "capitale" du Bamoum qui, àl'image du pouvoir royal. était bâtie en cercles lignagers concentriques au centre desquelss'établissaient les familles les plus liées au souverain et au palais. Tardits, Claude: Le royaumeBamoum. Paris, Emtions de la Sorbonne, 1980

8 Southall, Aidan The Density of Role-Relationship as a Universal Index of Urbanl­zation ln SouthaU, A., 1973.71-106.

9 Schwab, William B. Oshogbo: an urban community? zn Kuper, H. 1965: 85-109.

10 Plus au nord. la capitale du pays noupé, Bida, compterait aussi 100.000 habitanlsen 1879 du fait des guelTes contre les troupes du général bomouan Umar Bahaushe. Awe, Bo­lanIe: lbadan, ils Barly Beginnings, zn Uoyd, P.C., 1969: 11-25; Milum, John: Notes of aJoumey from Lagos up the River Niger to Bida, 1879-1880. Proceedmgs of the Royal Geo·graph.cal Society, 1881 . 28.

218

d ebaodan ("près des champs verdoyants" en ègbâ, du fait de la proxi­mité dela savane) devient le principal centre économique de la région,régulièrement attaqué par des sous-groupes yorouba qui empêchent ledéveloppement du commerce d'huile de palme avec son débouché mari­time à Lagos. Fondée vers 1800 par un chef ijesha dissident et connueaujourd'hui pour ses sanctuaires, Oshogbo est elle aussi peuplée de ré­fugiés oyo pendant les guerrespeules. Ilé-lféest détruite en 1882, cettefois à cause de conflits intra-yorouba. Y. Marguerat est d'avis que "cethéritage de longues violences n'est certainement pas absent de l'anïère­plan psycho-cul turel du Nigeria contemporain"Ll.

LES CITÉS-ÉTATS HAOUSSA

Dès les XII, XIII, XIV et XVèmes siècles en pays haoussa etbornouan, le récit des voyageurs arabes El Edrisi, Ibn Battuta ou LooAfricanus atteste de villes commerçantes comme Katsina, Zaria, Ku­kawa, Daura et Kano (A. Mabogunje, 1968: 52). Places fortes tour­nées vers le commerce transsaharien et caractérisées par l'enceinte quicerne leur vieille ville blmin, les cités-États haoussa, ou habe de leurancien nom, sont divisées et subissent régulièrement les attaquesd'empires voisins tels le Songhai au nord-ouest ou le Bornou à l'est12.

Au tout début du XIXème siècle, elles se soumettent à la poussée is­lamiste de Peuls qui descendentdu plateau guinéen du Fouta DjaIon etque les Haoussa appellent Fu/ani.

L'opposition du bimin avec la campagne est plus marquée qœdans l'agro-ville yorouba, dont la muraille en boue séchée nécessitaitde nombreux travaux d entretien et une réfection complète après cbaqœsaison des pluies. La muraille de Kano, qui daterait du roi Gigi en1095, est bien plus épaisse. L'islam, introduit au XVème siècle, in­fluence beaucoup les morphologies urbaines, à l'image d'autres villesmusulmanes avec leur enceinte, leur citadelle, leur mosquée centrale,leur bazar,leurs rues étroites aux murs aveugles et leur fonne générale

Il Marguernl. Yves. Rapport de mission: Nole sur le Nigeria du Sud-ouest. Lomé,ORSTOM, mulligr, 1978 3.

12 Griffelh, R : The Hausa City-Stales from 145010 1804, ln Griffelh, R. & Thomas,Carol G.: The City-Slale in five Cultures. Oxford, aio Press, 1981: 143-80; Heath, Frnnk: AChronide of AbUJa. Lagos, African Vniversilies Press, 1962; Smilh, M.G.: Goverrunenl inZ.azzau, 1800-1950. Londres, Oxford Vniversity Press, 1960; Smilh, M.G.: The Affairs ofDaura, 1800-1958. Berkeley, Los Angeles, Londres, Vniversity of California Press, 1978: Vs­man, Y.B. (ed.). Cilies of the Savannah. Lagos, Nigeria Magazine, Federal Ministry of InfOnDa­

lion, 1977. 125p.

219

compacte sans espaces ouverts 13. L'ensemble rappelle aussi, à certainségards, la ville médiévale d'Europe, où la division en quartiers homo­gènes suivait des critères de regroupement professionnel, ethnique, re­

ligieux ou politiquel4.

La tenure de la terre, du fait de l'interdiction de l'usure parl'islam, montre l'enracinement du citadin haoussa avant la colonisa­tion. Au XIXème siècle, les maisons de Kano ne sont pas louées maisconstruites ou achetées. Le premier calife de Sokoto dit que "l'hommeest urbain par nature" et affiche quelque mépns pour la foi syncrétiqueet rustique des ruraux (M. Hiskett, 1984).

LES UNIONS TRIBALES ET LA FLUIDITÉ DEL'ENRACINEMENT CITADIN

Le sud-est nigérian, lui, se caractérise par la faiblesse de son en­racinement citadin. Ses agglomérations enflées en milieu rural ne sontpas des villes l5. Omtsha n'est d'abordqu'un groupe de villages (obodo)estimé à 13.000 hahitants en 185716. L'urbanisation du delta du Nigersuit le commerce des esclaves puis la pénétration coloniale. Le Portu­gais Pereira ne dénombre que 2.000 habitants à Bonny en 1505 (E. Isi­chei, 1983: 166) E. Alagoa considère néanmoins que les groupe­ments ijaw du Rivers sont des villes (1971: 328). Il estime quel'identité urbaine des Ijaw, tcls les Nembc de Brass, les Elem Kalabaride New Calabar, les Ibani de Bonny et les Wakirike d'Okrika est entre­tenue par le prêtre pere et repose sur lcs dieux dc la terre Amakiri, de ladestinée Ama-teme-suo, de la nation Amanyanaoru, du foyer Wari­auga-am, de la ville Amakubu-aro et de l'océan Abaji-aro (Opuogulaya,1975: 13). Sa thèse est confortée, selon lui, par les anthropologues,qui trouvent que ces États-marchands ne sont pas des sociétés tribales

13 Frishman, A.. 1986: 466 ; Brown, Carl From Medina to Metropolis. Princeton,Darwin Press, 1<rI3 : 24; Hugh Roberts, M.. An Urban Prome of the Middle East New York,St. Martins Press, 1<rI9 , Lapidus, 1 . MJddle Eastern Cilies. Berkeley, University of CaliforniaPress, 1969; CosteUo, U F Urbanizalion in the Middle East. Cambridge, Cambridge Universi­ty Press, 1977; Seljeant. RB. The IslaItÙc City Paris, Unesco, 1980.

14 Sjoberg, GIdeon' The PreindustriaI City. Past and Present. New York, Free Press,1960 100

15 Umor est par exemple un gros village de 10.000 habitants peuplé d'agriculteurs.Morton-William, R . Sorne Factors in the Location, Growth and SurVIVa! of Towns in WestAfnca, ln Duckworth, G. : Man. Settlement and Urbanism. Maryland, 1<r12. 284.

16 Crowlher, S. & Taylor, J.C. : The Gospel on the Banks of the Niger. Londres,1859

220

mais des cités-États car la citoyenneté y est basée sur le critère de la ré­sidenceet non de la parenté17.

En réalité, l'urbanisation de la région Est est bien récente. Desassociations encadrent!' arrivée des migrants en ville: unions tribales,amicales d'originaires, corporations professionnelles 18. Aba, d'abordcamp militaire contre les Arochukwu, siège d'un "tribunal indigène" en1904 puis gare de chemin de fer pour le commerce d'hlÙle de palme en1915 et important carrefour commercial ibo aujourd'hui, compte133.000 habi tants en 1966 et deux cents organisations villageoises.Les trente conseillers municipaux de la Première République ne repré­sentent que les intérêts de leur quartier, en référence à une union clani­que, et empêchent d'avoir une vue d'ensemble du développement de laville, qlÙ est considéré comme du ressort de la région (B. Callaway,1973: 75-8). Le clan local, les Ngwa, s'oppose aux autres Ibo. AEnugu (le "sommet de la colline'), une Indigenous Elements Unionoppose les autochtones udi ou wawa à une Strangers Elements Asso­ciation (R. Sklar, 1963: 207ss). La population d'Onitsha s'organiseaussi en union tribale contre les migrants ibo qlÙ prennent la tête dIconseil municipal en 1955. Les autochtones, à l'instar des Efik de Ca­labar, sont des fermiers ou des chômeurs; les migrants, des commer­çants ou des travailleurs manuels 19. Mais si Calabar décline, Onitshadevient un des plus gros marchés d'Mrique de l'Ouest et relègue sespremiers habitants dans un combat d'arrière garde. De même à PortHarcourt, terreau particulièrement fertile en unions tribales, les autoch­tones sont plutôt effacés et ce sont les migrants ibo qlÙ se constituenten amicales ethniques.

Les unions tribales sont très présentes dans la Middle Belt et lesud-est, deux régions sans tradition urbaine. A. Mabogunje parle dI"facteur ibo", qui fait que les villes de la région Est comptent plusd'animistes, d'enfants et de femmes que le reste du pays parce que leshommes sont partis travailler dans les régions Ouest et Nord (1968 :

17 Dike, K.O : Trade and Po1Jtics in the Niger Delta, 1830-1885. Oxford, aarendonPress, 1956. 25Op. ; Jones, G.r. : The Trading States of the Oil Rivers : a Study of Political De>­velopment in Eastern Nigeria Londres, 1963; Horion, W.R.G.: From Fishing Village to City­State: A Social History of New Calabar, ln Douglas, M. & Kabeny, P.M.: Man in Africa. Lon­dres, 1969; Alagoa, El . The Development of Insti tutions in the States of the Eastern NigerDelta. Journal of Afrlcan HIS/Ory, 1971: 269-78; Alagoa, liJ.: The Niger Delta states andtheir neighbours, 1600-1800, ln Ajayi, J.F.A. & Crowder, M.: History of West Africa. Lon­dres, 1974: II, 26958; Alagoa, El.: A History of Niger Delta. Ibadan, 1972; Alagoa, liJ.:The small brave city-state : A history of Nembe-Brass in the Niger Delta. Madison, University ofWisconsin Press, 1964. 173p.

18 Little, Kenneth: Change and Adaptation in West African Communities, ln Golds­mith, J., 1973: 413-36.

19 Henderson, Richard N. : Generalized Cultures and Evo1utionary Adaptability : AComparison of Urban EtU, and Ibo in Nigeria, 1n Melson, R., 1971 : 228.

221

162). Plus que les Yorouba, les Ibo s'installent à travers tout le Nige­ria car leur région d'origine est surpeuplée: six fois plus que celle dINord selon le recensement de 19522°.W.T. Morrill prétend aussi qœles Ibo s'adaptent mieux à la vie urbaine pour des raisons de traditionculturellc-J. Au contraire des Noupé et des ressortissants du Nord, lesIbo à Lagos ont des unions tribales très organisées parce qu'ils n'ontpas de tradition urbaine et ressentent le besoin de se regrouper pourfaire face ensemble aux difficultés de la ville (B. Williams, 1968 ; P .Marris, 1961 : 40) . Dans les années 1%0, Lagos compte plus de cin­quante unions tribales qui tiennent régulièrement des réunions . A Jos ,L. Plotnicov observe que "plus grande est la distance entre le migrantet son pays natal, plus forte est son union tribale , surtout pour celuiqui vient du Sud" (1967: 67).

Les émigrés yorouba, eux, reproduisent en ville les sociétés œcrédit èsüsü de leur pays natal où ils mettent en commun leur épar­gne2 2 . A Jos au début des années 1960, l'Union Ogbomosho loge gra­tuitement les nouveaux venus. En pays yorouba-même, les unions tri­bales refl ètent les intérêts des autochtones plus que ceux des mi­grants23. A cet égard, elles se rapprochent plus d'associations localescomme les guildes d'artisans, affaiblies par des compétitions internesou des clivages ethniques (G. Williams, 1974 : 116-7). Les associa­tions d'Ibadanenvoient ainsi des pétitions demandant que la moitié descontrats passés par la municipalité soient accordés à des natifs de laville (J. Labinjoh, 1991 : 27) . Des groupements éphémères comme leparti du peuple d'Ibadan ou les croisés de la liberté sc préparent auxélections locales de 1952 pour empêcher les formations politiques na­tionales de capturer le vote des autochtones, la branche locale dINCNC ayant pour elle d'être patronnée par le roi de la ville,l' olubadan. Le groupe Action, bien que dominé par un Ijebu, Awo­lowo, a les faveurs des chrétiens éduqués de l'Union pour le progrèscontre les musulmans illettrés du parti populiste Mabolaje . Au nord

20 Hodder, B.W & Ukwu, U.1. : Markets in West Africa Ibadan University Press,1969 : 116 ; Iro , M.1. Ethni e Stud ies Rep ort (Sri Lanka) volA, n·2, juil. 1986.

21 MorriU, W T Immigrants and Associations : The Ibo in the XXth Century. Cala­bar . Comparat ive Studies ln SOCiety and Htstory vol .S, 1963 : 448.

22 Abéokuta comptait trois cents "mutueUes" de ce type en 1861. L'iwàfà, qUI con­sistait à mettre en gage se. enfants chez un "patron", a été interdit par les Britanniques. Pour uneanalyse historique plu s détaill ée des ville s yorouba, voir : Krapf-Askari, Eva : Yoruba townsand cities. An inqwry into the natun: of urban social phenomena. Oxford, Clarendon Press,1969 195p.

23 Mabogunje, AL. Stranger Comm um ties : the Ijebu, ln Lloyd , P.C. , 1969 : 92;Jenkins, George : Govemment and Politics in Ibadan, ln Lloyd , P.C ., 1969 : 223 & 226-8 ;SkIar, R., 1963 : Post , K.W J. & Jenkins, G.D.: The Priee of Liberty : Personality and Politicsin Colonial Nigeria. Cambridge University Press , 1973 : 92.

222

d'Ibadan,Awolowo soutient aussi les demandes d' autonomie des popu­lations d'Ogbomosho et d'Egbe, regroupées denière l'Ogbomosho Pa­rapo et l'Egbe Irepodun.

Chez les Haoussa, les unions tribales n'existent pas. L'unité re­ligieuse de l'islam sous la houlette du califat de Sokoto s'oppose auxdivisions claniques, encadre les courants d'opinion dans des confrériesmusulmanes et réprime les schismes. Les puissants émirs des nativeauthorities canalisent les revendications face au colonisateur, ce que leschefs coutumiers du Sud sont incapables de faire. Les associations eth­niques des ressortissants du Sud établis dans le Nord se font discrètes.

Les unions tribales ne sont ni de simples associations locales,ni des syndicats modernes, ni des partis ethno-nationalistes, ni des or­ganisations traditionnelles du type de la société secrète Ogboni des Y0­

rouba. Organismes d'entraide pour les ruraux qui déœrquent en ville,leur base est presque toujours urbaine, bien que tournée vers It; déve­

loppement des campagnes (J. Gugler 1971 : 412 ; J. Gugler & W.G.Flanagan, 1979: 46). Elles font crédit, participent parfois àl'administration coloniale, règlent les disputes et ont souvent un rôlemodérateur, comme l'Ibo Central Union pendant les émeutes de Jos en1945 ou l'Union Ibibio pendant la chasse à la secte de l'homme­léoparden 194724. Réunions de notables plus ou moins formelles dansles années 1930, elles s'institutionnalisent dans les années 1950 et w­viennent des associations volontaires de développement. L'Ibo StateUnion, très controversée, est une agence d'emploi active. en particulierdans les chemins de fer (J. Biffe, 1987: 177). De son côté, l'AfikpoTown Welfare Association, formée par un sous-groupe ibo qui com­merce en direction du Cross River, réunit des fonds pour financer desbourses d' études et s'oppose à la tradition obligeant les filles pubères àne porter en public que des colliers de perles autour des hanches avantle mariage25.

Certains auteurs estiment que le rôle des unions tribales estmoins important qu'on a bien voulu le penser26. Ces associations sontcependant un facteur essentiel d'adaptation à la ville. Proscrites en1966 par les militaires, elles reparaissent à la fin de la guerre civile.Dans l'État du Sud-est par exemple, la commission Ali Akilu cherche

24 P1otnicov. L.. 1971 ; Udoma, Udo: The Story of the Ibibio Union. Ibadan, Spec­trom, 1987. 590p.

25 Ottenberg, S . Improvement Associations among the Aftkpo Ibo. Afnca vol.25,nOl, 1955: 1-14.

26 Achebe, Chinua . The Trouble with Nigeria. Enugu, 4th Dimension Publishers,1983 : 47; Peil, M.: Social LUe in the Burgeoning Suburbs, .n Moss, R.P. & Rathbone,R.J.A.R. : The Population Factor in Mrican Studies. Londres, 1975: 173.

223

à s'associer leur concours pour financer la reconstruction d'un pays ID­vasté : jusqu'à cinq sièges peuvent leur être attribués dans un gouver­nement local 27.

Sous prétexte de rassemblements culturels, ces amicales ethni­ques existent encore aujourd'hui. Lors des élections locales de décembre1990, il est même probable que les deux partis en lice, le SDP et leNRC, ont favorisé la formation de nouvelles associations de ce type,lorsqu'ils ne se sont pas contentés de chercher le soutien de celles exis­tantes afin d'élargir leur clientèle politique28. La présence de ces unionstribales en ville, bien que moins influente, démontre toujours une œr­Urine fluidité de l'enracinement citadin.

Ceci va de pair avec l'importance des chefs coutumiers. Le titrede chef reste indissociable de la propriété, même en ville29. Au Nigeriacomme ailleurs dans l'Afrique ancienne, la terre tribale appartenait à lacollectivité et était maliénable30. Les chefs redistribuaient la terre et lepouvoir britannique n'a fait que figer les structures foncières31 . La terreest devenue propriété publique de l'État avec le Land Use Act de 1978.Mais cette loi, qui avait pour objectif d'éviterles concentrations fon­Cleres, a reconnu aux communautés traditionnelles un droitd'occupation à défaut d'un droit de propriété32. Si le pays a échappéaux conflits agraires deI' Amérique latine et latifundiaire, la loi de 1978n'a pas éteint les querelles foncières d'antan.

La fluidité de l'enracinement citadin, enfin, vient d'un exode ru­ral précipité par le boom pétrolier. Jusque dans les années 1930,l'urbanisation est lente. Sur dix-sept villes dont on a les chiffres œpopulation entre 1911 et 1921, sept croissent et dix déclinent33 . Entre1921 et 1931, le taux de croissance moyen des 31 agglomérations Te-

27 South-Eastern Slate of Nigeria: Alulu Conunission of Inquiry ioto the Administra­ti ve Slructure of the South-Eastern Slate : Report and Recommendations. Calabar, 1970 ; IV,62, cité In Gboyega, Alex: Political Values and Local Govemment in Nigeria. Lagos, MaI­thouse Press, 1987: 118-21.

28 Barka, Joel D, McNulty, Michael L. & Ayeni, M.A.O. : "Hometown" VoluntaryAssociations, Local Development and the Emergence of Civil Society in Western Nigeria. Jour­nal of Modern Afncan Srudles vo1.29, n'3, sept. 1991 . 476.

29 Obayiuwana, F.O S : Public Rousing Policy . Formulation and Execution. Ma­nagemenr ln Nlgerra vo1.22, n"3-4, mars 1986.

30 Elias, T.: Nigenan Land Law and Custom. Londres, Routledge & Kegan PaIÙ,1951 ; Lloyd, Peter C. . Yoruba Land Law. Londres, 1962.

31 Comharre, J. : Droit foncier et propriété familiale à Lagos. Cahiers de l'lnsrrrur deScrence économique appliquée vol.5, n"9, oct. 1965: 91-100.

32 Williams, Donald C. : Measuring the Impact of Land Reform Policy in Nigeria.Journal of Modern Afncan SlUdres vo130, n"4, déc. 1992: 587-608.

33 Home, R.K. ; Urban Growlh and Urban Govemment . Contrad1ctions in the Colo­nial Political Economy, ln Williams, C.. Nigeria, Economy and Society. Londres, 1976; 58.

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censées est de 0,5% par an. Au recensement de 1952, on compte quatrecitadins dans l'agriculture pour un dans l'industrie ou les services (A.Mabogunje, 1968: 124-5). Dans le Nord, qui est la région la plus œ­pendante de son agriculture, les grandes villes sont justement lesmoins rurbanisées parce que les cités haoussa ont une longue traditiond' artisanat derrière elles34. Dans le sud-ouest, où l'urbanisation n'estpas non plus un phénomène importé par les Européens, les villescomptent moins de lettrés que les campagnes car l'économie agricoleyorouba offre, à l'époque, plus d'opportunités d'emplois (A. Mabogun­je, 1968: 130-1). En revanche dans le sud-est, où l'urbanisation estun phénomène récent et où il n' y a pas de ville de plus de 20.000 habi­tants jusqu'en 1931, ce sont plutôt les femmes qui travaillent la terre.Beaucoup de villes rurales ou villages urbains, c'est selon, confIrmentun déséquilibre démographique en faveur des hommes, ce qui témoignede leur caractèreartifIciel.

En 1952, Ibadan est encorela plus grosse agglomération du Ni­geria. Les villes yorouba croissent au même rythme que le reste dlpays parce qu'elles sont peu touchées par l'emprise britannique et da­tent d'avant la colonisation. Au contraire, Kaduna, Port Harcourt etLagos sont des créations européennes et connaissent des taux de crois­sance record. Jusqu'en 1960, aucune ville ne domine vraiment le Nige­ria de par sa taille35. Lagos ne se démarque d'Ibadan qu'au début desannées 1970. La population de cette dernière, avec 533.208 habitantsen 1967, diminue même par rapport à celle de 1963 (A. Bamisaiye,1974: 79).

On estime qu'en 1984 le Nigeria compte 32 millions de cita­dins, soit 33% de sa population totale36. La Banque mondiale parled'un taux d'urbanisation de 35% en 1990 contre 17% en 1965, avecune croissance annuelle de 5,7% pendant cette période. D'autres estima­tions montent jusqu'à un taux de 46%, un des plus élevés d'Afriquenoire avec le Congo et la RSA37. Les villes de plus d'un million

34 Cela n'empêche pas les citadins de villes comme Zaria d'entretenir des potagers. Ge­fu, J.O. : Part-Time Fanning as an Urban Survival Strategy, ln Baker, J. & Pedersen, P.O. : Therural-urban interface in Africa. Stockholm, Scandinavian Institute of African Studies, 1992:295-302.

35 Udo, R.K. : The Geographical Regions of Nigeria. Londres, Heinemann, 1970:43-52; Ajaegbu, H.I., 1976.

36 Onibokun, Adepoju G.: Urban Growth and Urban Management in Nigeria, lnSlTen, R, 1989: 69-111 ; Taylor, R.W. (cd.): Urban developmenl in Nigeria. Aldershol, Ave­bury, 1993. 245p.

37 Banque mondiale, Rappor1 sur le dheloppement dans le monde, Washinglon,1992: 272-3; Escallier, R, 1988: 181-2; Etude des perspectives à long tenne en Afrique del'Ouest: Une vision à 1'horizon 2 000. Paris, OCDE, Club du Sahel, dtc. 1994: 12; Peil, M.,1984: 31-4; AfrIque coroemporame n0168, ocl. 1993: 237; Ajaegbu, H.!., 1976: 32;

225

d'habitants représentent 24% des citadins et 8% de la population dIpays. De pair avec une structure fédérale, le réseau urbain reste plutôtéquilibré (fig. 8). Lagos n'attire pas une proportion excessive de la p0­

pulation, quoique 88% des villes et 40% des agglomérations de plus œ250.000 habitants se trouvent dans le sud-ouest38.

LE LAISSEZ-FAIRE

Face à la puissance de la tradition et des identités rurales, et pa­rallèlement à la faiblesse de l'État, le développement urbain au Nigeriadonne l'impression d'un certain laxisme. Les Britanniques font peusentir leur emprise. En pays yorouba, les vélléités urbanistiques du c0­

lonisateur ne se concentrent que sur Lagos. En 1960, seulement 10%des maisons d'llildan ont l'eau courante39. La colonisation affecte peul'organisation ancienne des cités yorouba, qui n'acquièrent pas le ca­ractèreimpersonnel, superficiel, transitoire et anonyme des villes occi­dentales modernes40. En général, les villes traditionnelles restentd'ailleurs plus hybrides, que ce soit à Kumasi au Ghana ou à Ouaga­dougou en Haute Volta. La division entre ville blanche ct ville noiren'y est pas très marquée. En revanche, le développement des villes œfacture purement coloniale comme Port Harcourt, Enugu, KadUIla,Minna, los ou Aba est moins chaotique, tout au moins dans un pre­IIÙer temps (f. Agbola, 1987' 404).

Selon G.!. Nwaka, la planification urbaine des Britanniques seconçOit "au jour le jour"; elle est plutôt "une affaire de bouche àoreille" (1989: 53). Le laissez-faire est le mot d'ordre des libéraux,partisans d'une colonisation au moindre coût. Leur marque consiste es­sentiellement à séparer les quartiers européens et africains par des zonesnon aedificandi de 440 yards41 . En 1927, le gouverneur GraemeThompson supprime les comités de planification urbaine, instituéstrois ans plus tôt ct trop coûteux selon lui (1. Uyanga, 1979: 52).

Stren, s.. 1989' 78, Omoluabi, Ehsabeth . Données de base sur la population, Nigeria. Paris.CEPED, 1994. IIp

38 Olu Sille, RA, 1987: 92; Peil, M., 1984: 77 & 85; Mabogunje, Akin L.:Growth poles and growth centers in the reglOnal development of Nigeria, ln Kuklinski, A. :RegIonal PoliCles 10 Nigena. India and Brazil. La Haye, Mouton, 1978.

39 Mabogunje, A.L. : The prob1ems of a metropolis, ln Uoyd, P.c., 1967: 265.

40 Uoyd, P.C, 1973, op. cit. 116.

41 RoBinson, S.H.A.. Planning in Northem Nigeria. Journal of the Town PlanmngInstllute vol.44, n' 5, 1958: 113: Urquhart, A.W. : Planning Urban Landscape of NorthemNigeria. Zaria, ABU Press. 1977' 25-33.

226

Après la seconde guerre mondiale et avec la recrudescence cl:l'agitation sociale, les autorités s'inquiètent de l'effet de contagion dessans-travail, qui risque de mettre à bas une économie capitaliste nais­sante. La perspective d'une main d'oeuvre bon marché qui ''butine''d'un emploi à l'autre et qui ne cesse de circuler entre le village et lesusines en ville ne séduit plus du tout. La facilité avec laquelle des ar­rêts du travail initiés sans syndicats dégénèrent en grève générale estmise sur le compte de la nature amorphe de ces "populations flottan­tes". On commence à parler de "stabilisation", de possibilités de car­rière. On espère que les modes de revendication des travailleurs africainsvont suivre le modèle européen et devenir prévisibles42.

L'afflux de migrants oblige les Britanniques à enregistrer plusstrictement les chômeurs et à donner une priorité à l'emploi des soldatsdémobilisés (A. Mabogunje, 1968: 261). Le Lagos Employment fu­change, qui date de 1943, détient longtemps un quasi-monopole de re­crutement, même dans le secteur privé. Mais le Restriction Order cl:1944, qui interdit d'employer des Africains établis en ville depuismoins desix mois, n'est pas appliqué (P.C.W. Gutkind, 1968: 364).La Nigerian Town and Country Planning Ordinance n04 de 1946, ins­pirée d'une loi britannique de 1932, n'a aucune vue d'ensemble et con­centre ses efforts sur les nouveaux quartiers plutôt que sur les vieux(R.K. Home 1983). Elle établit des bureaux de planification urbainedans chaque région et un ministère des travaux publics au niveau fédé­ral, ne laissant aucun pouvoir de décision aux collectivités locales.

Les premiers bidonvilles datent des années 1950. Les seIVicespublics municipaux ne satisfont plus la demande. L'Electricity Corpo­ration of Nigeria, ancêlIede la Nigerian Electric Power Authority, a dS­jà des difficultés à approvisionner de façon constante les villes et lesindustries. Les agglomérations deviennent hypertrophiées malgré lemalthusianisme gouvernemental en ce qui concerne la créationd'espaces urbains. Qu'il s'agisse de grands propriétaires, de sociétés in­dustrielles, cl: lotisseurs, de promoteurs ou de squatters, les agents pri­vés savent contourner les réglementations, souvent embryonnaires ouconfuses. L'initiative isolée prend vite le pas sur les rares opérationspubliques d'envergure comme les reconstructions urbaines après laguerre du Biafraou les créations de villes nouvelles, qui nécessitent desexpropriations et une forte coordination43 .

42 Cooper, Frederick : The Dialectics of Decolonization : Nationalism and Labor Mo­vements in Post-War Mrica. Paris, Compte-rendu ronéotypé d'une séance du CERI, 2413/1992:8.

43 Awotona, Adenrele: Approaches 10 Post-War Reconstruction and Development.

227

Le Nigeria se caractérise par la grande part laissée aux particu­liers. On estime que seulement 20% à 40% du développement urbainest régulé par le gouvernement, et encore de façon détournée avec desprojets d'infrastructures, telles les autoroutes du Federal Highway Actde 1971, plutôt qu'avec des mesures de planification à proprement p<\I­

lefl4. Sur quelque3 millions de logements en ville, le pays en compte­rait 2,3 millions dans des bidonvilles45.

Le marché locatif privé, surpeuplé ct insalubre, domine pour lesdeux tiers l'habitat urbain et est peu touché par les décisions du secteurpublic. La délivrance de permis de construire ne constitue pas une diffi­culté majeure. L'administration est si corrompue qu'elle fait attendreson accord un an après la visite de l'inspecteur chargé d'approuver laviabilité d'un terrain, au lieu d'un mois. Les permis arrivent souventaprès que la construction a été terminée! Alors les bâtisseurs s'en pis­sent et sont affiliés à un architecte agréé qui ferme les yeux sur les ir­régularités et prend sa commission. Les propriétaires moins fortunésfont appel à un simple dessinateur, moins cher qU'Wl architecte dontles émoluments reviennent en moyenne à 4,5% d'un devis (f. Agbola,1987 : 403). Les accords avec les artisans se font de la main à la mainet ne laissent pas de trace écrite. Il est fréquent que des imposteurs ven­dent des terrains qui ne leur appartiennent pas ou sans en avertir le restedu lignage.

L'habitat à loyer modéré construit par le gouvernement, lui, estattribué en fonction des allégeances politiques et ne se soucie pas descritères de viabilité économique ou de recouvrement des coûts46. La po­litique du logement a en principe une vocation sociale. Officiellement,l'intention est de faciliter l'accession à la petite propriété. La réalité estque les allocataires n'occupent pas les lieux et sous-louent à des prixcomparables au secteur privé parce qu'ils doivent rembourser leurs em­prunts. Les foyers continuent de consacrer 30% de leur revenu aupaiement des loyers (A.O. Ozo, 1990: 267). Un contrôle des prixs'avère impossible; celui instauré à Lagos en 1973 n'a guère été con­cluant. La solution 'Pi consisterait à verser des subventions aux loca-

Lessons from Mrica. Habilat InternatIonal vol.l6. n04, 1992' 79-98.

44 Okpala. Donatus: Urban Planning and the Control of Urban Physical Growth inNigeria. Habllat InternatIOnal vol.8, n02, 1984: 73-94.

45 Jagun, Adedokun : Urban Housing Need Estimate in Nigeria: Govemmental Ca­pability in its Provision. Journal 0/ BUSlnees and Socral Development Studles v01.4, n02,1983 ; Jagun, Adedokun Housing Particlpatory Policy for the Urban Poor in Nigeria Alterna­tive Strategies. ScandlnavlGn Journal 0/ Development AlternatIves (Stockholm, BethanyBooks) vol.5, n04, déc. 1986: 57.

46 Agbola. Tunde: Mfordabllity and Cost-Recovery in Sheller Projects. The Case ofNigeria. Thrrd World Planmng Revlew vol.l2. nOI, fév. 1990: 59-74.

228

taires risquerait d'entraîner une hausse des loyers et ne permettrait pasde savoir si l'aide de l'État est utilisée à bon escient. Aujourd'hui,lamode est plutôt aux trames planifiées, tels les site and service schemesd' Isheri Olofin à Lagos, de Takun Tawa à Kano et de Rumueme à PortHarcourt47 .

Les ressources du gouvernement limitent par ailleurs le déve,­loppement d'un logement social, malgré la création d'un serviced'allocation de logements pour les fonctionnaires en 1972, d'une Fede,­ral Housing Authority en 1973, d'un ministère pour le logement, ledéveloppement des villes et l'environnement en 1975 et d'une banquespécialisée dans la promotion immobilière en 199248. Al'indépendance,47% des fonds destinés à la planification urbaine par lepremier plan de développement national (1%2-1968) ont été dépensés.Le deuxième plan (1970-1974) a concentré ses efforts sur la reconstruc­tion des régions ravagées par la guerre civile (A.O. Ozo, 1990: 269 ;J. Uyanga, 1979: 54 ; S. Ekpenyong, 1989: 44-5). Mais seulement13,5% des 202.000 logements qu'il était prévu de construire pendant letroisième plan quinquennal (1975-1980) ont été réalisés, et 20% des200.000 du quatrième plan (1981-1985). Les investissements se sontdispersés avec la dislocation de la fédération en dix-neuf États et les re,­

tombées du boom pétrolier, sans compter la part du clash (R. Stren,1989: 57). L'administration Babangida a fixé en 1991 l'objectif uto­pique de loger décemment tous les Nigérians d'ici l'an 2.000.

En 1994, le ministre du logement Lateef Jakande, ancien gou­verneur civil de Lagos, a promis de s'atteler à la construction œ121.000 habitations. En un an, seulement 1.114 ont été achevées, àAbuja, tandis que 38.000 autres étaient en cours. D'après Jakande,l'idée était que le gouvernement fournirait les matériaux de construc­tion aux exécutants et que les particuliers financeraient le logement àhauteur de 20% du coût total, le reste étant relayé par des prêts du Na­tional Housing Fund remboursables sur vingt ans. Mais la contribu­tion obligatoire de 2,5% des salaires, sorte d'épargne-logement dispo­nible au bout de cinq ans, a suscité de nombreuses protestations syndi­cales. surtout de la part des travailleurs du secteur pétrolier logés gra­tuitement par leur compagnie.

47 Republic of Nigeria: National Rollmg Plan, 1990-92. Lagos, Feder.l1 Ministry ofBudget and Planning, janv 1990' Il, B, 1831

48 Décret n'51 de 1992, Ozo, A.O., 1990: 277; Onibokun, Poju (ed.): Rousing inNIgeria. Ibadan, NISER, 1985. 446p. ; Nwaka, Geoffrey I. : Deve/opment Control and ShelterProvision in Nigerian Cities Habllal/nlernallona/ vol.16, n'l, 1991: 95-112.

229

L'échec du Nigeria en matière de contrôle urbain va ainsi de pairavec la faiblesse de l'État central et ne s'arrange guère avec la criseéconomique. Bien entendu, il influence directement les formes que laviolence peut prendre en ville, à l'instar du rôle que joue l'héritage œl'apartheid urbain en Mrique du Sud.

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Chapitre 11

LA DÉLINQUANCE URBAINE

Toute ville génère sa propre pègre et ses trafics inavouables, œla drogue à la prostitution. Pour L. Chevalier, qui étudie les classesdangereuses à Paris au début du XIXème siècle, la criminalité est uncorollaire admis de l'existence urbaine (1958: viii & xxviii)', La œ.linquance africaine a la particularité de se développer dans des villes œplus en plus destructurées. Là, les jeunes viennent grossir le chômageet échappent plus à l'encadrement social et familial.

UNE JEUNESSE EN DANGER

Souvent manipulée par des commanditaires plus ages, la jeu­nesse est au centre de la violence sous la forme de la délinquance ou œl'engagement politique. En 1989, 45,5% de la population a moins œquinze ans au Nigeria et 36,5% en RSA, où la moitié des Noirs sontâgés de moins de vingt-et-un ans,

La récupération politique

Les pouvoirs publics sont conscients de l'enjeu politique et œ.mograpbique que représente la jeunesse. Les brigades de travail, lesbranches des partis et le service national encadrent les classes d'âges qui

, Dans la r~gion d'Accra par e.emple, le banditisme ~merge dans les ann~es 1570, enpüiode de crise rurale et d'expansion urbaine avec la fondation de la capitale du royaumeakwamu à Nyanaose La violence des gangs paramilitaires s'exerce contre les cultivateurs et in­troduit une nouvelle forme de domination sur les campagnes. Kea, Ray A. : Bandits and Bandi­Ir} in the pre-nineteenth century Gold Coast, ln Crummey, D., 1986: 120 & 127.

231

arrivent dans le monde adulte2. En Afrique du Sud, chaque parti a sonorganisation de jeunesse: la Youth Brigade de Temba Khoza pourl'Inkatha, la Youth League de Peter Mokaba et le South African YouthCongress pour l'ANC, l'Azanian Youth Organization ou Azanian Na­tional Youth Union pour l'Azapo, etc. Au Nigeria, chacun des troisgrands leaders de la Première République dispose de ses 'Jeunes turcs".Obafemi Awolowo a ses "Awoïstes", qui s'inspirent des idées socialis­tes de Nkrumah; Nnamdi Azikiwe, ses "Zikistes", qui ne répugnentpas à employer la violence et sont les seuls à se déployer dans tout leNigeria; Ahmadu Bello, sa "Sardaunay outh Brigade", qui est créée enmars 1964 dans la province œKabba pour être à l'avant-garde de lacause nordiste.

En même temps qu'ils sont récupérés par les partis politiques,les Jeunes se rebellent contre la gérontocratie. L'anthropologue M.Last trouve que les conflits de générations plus que de classes structu­rent les luttes politiques dans le nord du Nigeria3. A Zango Kataf,bourgade où des émeutes opposent régulièrement chrétiens et musul­mans, une associatIOn de jeunes transcende les barrières religieusespour combattre les chefs traditionnels4. Au XIXème siècle, la ville yo­rouba, marquée par la guerre, a été un terrain idéal de promotion socialepour les jeunes soldats qui contestaient l'autorité des Anciens5.

En RSA, écrit S. Burman, il n'est pas jusqu'aux enfants quiaient "envahi les arènes d'une histoire qu'habituellement les livres ré­servent aux adultes" (1986: 4). Avec la rébellion née de l'étatd'urgence, les adultes n'arrivent plus à se faire obéir des jeunes6. W.Scharf observe que "dans un contexte où les rites de passage œl' adolescence à l'âge adulte sont toujours très ohservés, la vieille géné­ration n'accepte pas que la jeunesse s'arroge le pouvoir" (1990: 730).Dans les banlieues noires pendant l'insurrection de la fin des années1980, les tribunaux du peuple passent outre aux conseils de modérationdes Anciens, qui se plaignent de ne plus être écoutés. Dans les foyersde travailleurs zoulous, la gérontocratie tradttionnelle perd aussi sonrôle de médiation. Les vieux gardent les foyers pendant que les jeunespartent au combat (L. Segal, 1991). L'opposition entre les ruraux des

2 Mignon. Jean-Marie: Afrique' jeunesses ulUques, jeunesse encadrée. Pans,L'Hannanan, 1984. 26Op.

3 Les émirs qUI ont pamcipé à la djihad d'Usman dan Fodio n'avaient pas vingt-cinqans. Last, Murray: The Sokoto Caliphale. Londres, Longmans, 1967.

4 Afrlcan Guard,an 1/6/1992.

5 Olutayo, A O. Youlh in Urban Violence, ln IFRA, 1994: II, 195.

6 ThIoloe, J.' Le grand fossé. Autrement hors-série 15, nov. 1985: 250-1.

232

hostels et les citadins des townships se double d'un conflit de généra­tions (A. Minnaar, 1993: 63). Les jeunes Zoulous, écoliers de Kwa­Mashu et étudiants de l'Université du Zululand en 1983, émeutiersd'Inandaen 1985, entrent en conflit avec l'Inkatha et rallient l'UDF.Les idéaux démocratiques de l' ANC séduisent plus que l'autoritarismede l'IFP, qui repose sur le respect du père et l'hommage khonza au chef(M. Morris, 1992: 53). L'urbanisation érode la base rurale œl'Inkatha et bouleverse les anciennes structures zouloues. Les jeuness'attaquent aux symboles de l'ordre établi: les chefs, les médecins tra­ditionnels et les sorciers7. L'ANC n'est pas en reste, entre les revendi­cations radicales de ses «jeunes lions» et la hiérarchie plus modéréequi est arrivée au pouvoir. Une partie de la jeunesse des townships a lesentiment d'être trahie par les leaders de l'ANC partis vivre dans desquartiers blancs plus confortables. La menace d'un mouvement débon.Iépar sa base a d'ailleurs forcé le gouvernement De Klerk à faire des con­cessions pendant les négociations constitutionnelles (D. Darbon, in D.Martin, 1992).

La jeunesse africaine paraît souvent ne développer qu'une vio­lence anomique, reflet d'une désintégration sociale plutôt que d'un en­gagement politique. "La catégorie des jeunes marginalisés, vivantd'expédients [et représentant] près de la moitié de la population globaledu continent, est aussi la moins apte à conduire le changement qu'ellecontribue à provoquer, écrit J.-F. Bayart. Elle est la plus sujette à êtremanipulée, au vu des abus auxquelles elle s'est livrée dans le cadre œdiverses milices [... ] La jeunesse, par définition, est une catégorie tran­sitoire, peu à même de capitaliser ses ressources et ses gains politiquessur le long terme" (1992 : 94-5). Si les jeunes Noirs d'Afrique du Sudsont passés de la spontanéité à la conscience politique et de la mobili­sation à l'organisation, on n'a pas assisté à un rassemblement natio­nal ; les clivages ethniques ou sociaux l'ont souvent emporté sur lesconflits de générations8, Les area boys de Lagos ont fait déraper lesmanifestations démocratiques de 1993 en émeutes et en pillages9, Lestouts qui infestaient les gares routières ont profité des protestationsétudiantes pour faire de la casse à Benin ou à Lagos en 1991 JO.

7 Moutout, Corinne: Le Natal, berceau d'une violeoce fratricide. L,blfrallon3/8/1993: 17.

8 Naidoo, Kwru' The Polibcs of Youth Resistance io the 1980's: the DiJemnas of aDiffereotiated DW'ban. Journal of Soulhern Afncan Siudles voU8, 0°1, mars 1992: 160 &165.

9 Sunday T.mes 417/1993 3, New N'gerllln 23/3/1993: 1.

10 The Guardllln 61711991 : 17; N'gerran Tuie 212/1991 : 12; N'gena Siaiesman21711992' 11.

233

Les étudiants constituent un milieu à part. Les Noirs d'Mriquedu Sud sont longtemps exclus de la vie universitaire. En 1968, ilsquittent le syndicat multiracial de la NUSAS et fondent la SASa, d'oùnaît le mouvement de la Conscience noire de Stephen Biko et les idéesreprises par la Black People' s Convention en 1971. Les étudiants et lesécoliers noirs sont à la pointe des émeutes du 16 juin 1976 à Soweto,qui font entre 25 et 100 morts: ils sont 10.000 à descendredans la ruepour protester contre une éducation bantoue séparée de celle des Blancset une imposition de l'afrikaans comme langue d'enseignement11. Danscette mouvance, les troubles d'aofit et septembre 1976 dans les œn­lieues métisses d'Flsies River au Cap sont tout aussi meurtrières, avec128 morts, dont 108 tués par la police. Sur les mêmes lieux, les évé­nements de juin 1980 provoquent une quarantaine de morts et partentencore de problèmes scolaires: manque de livres, coupures d'électricitédans les écoles, vitres cassées, renvoi de professeurs 12 ...

Pendantl' état d'urgence,les étudiants de l'AZASM incarnent laBlack People's Convention, interdite après les émeutes de Soweto en1976, tandis que ceux du CaSAS obéissent ausx mots d'ordre œl'ANC. Les instituteurs du syndicat de la SADTU, proche de Mandela,ne sont pas les derniers à organiser le boycott des écoles sous forme œstay-away ou d'éviction des professeurs jugés conservateurs. Ils décrè­tent des "grèves de la craie"et s'opposent à l'Association nationale des

enseignants professionnels d'Mriquedu Sud, la NAPTaSA.Au Nigeria, les étudiants sont le fer de lance du nationalisme

avant l'indépendancemais ne proposent aujourd'hui aucun projet alter­natif de société 13. De nombreuses analyses dépeignent d'ailleurs lesétudiants comme des nationalistes cyniques, des contestataires oppor­tunistes, une élite facilement récupérée par le pouvoir et plus préoccu­pée de ses propres intérêts que de ceux des masses laborieuses14. De œfait, écrit M. Peil, "la violence estudiantine au Nigeria, comparée à

11 Hin;on. B. : Year of Fire, Year of Ash. The Soweto Revoit: Roots of Revolution?Londres, Zed Press, 1979 184. En 1955 déjà, le gouvernement avait dépossédé les provincesde leurs compétences en matière d'éducation pour les Noirs: programmes scolaires, recrutementdes professeurs, adll1lssion des élèves Lodge, Tom' The Parents' School Boycott, 1955, ln

Bozzoli. B., 1983: 365-95.

12 Dans un cas conune dans l'aulTe (commission Ci1lié en 1976, rapport de février1980), les enquêteurs du gouvernement mettent en cause les autorités et l'enseignement oblig:rtoire de l'afrikaans dans le secondaire. Western, John: The Geography of urban social control'Group Areas and the 1976 and 1980 civil unrest in Cape Town, ln Smith, D.M., 1982 217·29.

13 Beckett, P Education and Power 10 Nigeria' a study of university students,1977.

14 Hanna, Wliharn John UniversIty Students and African Politics. New York, Afri­cana Publishing House, 1975: 66; Fanon. Frantz: Peau noire, masques blancs. Paris, Seuil,1952 19Op.; Mbembe, A , 1985 54.

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d'autres pays, a été bien moindre que ce qu'on aurait pu en attendre"(1976: 174). Les universités d'Ibadanen 1971, d'Iféen 1978, de Zariaen 1986, de Benin en 1989 et de Lagos en 1992 sont les plus"chaudes"15. Les universités du sud sont à la pointe des revendicationssociales contre l'augmentation des frais de scolarité ou contre le pro­gramme d'ajustement structurel. Celles du nord se déchirent plus surdes questions religieuses, bien que l'université de Zaria ABU ait aussiété un vivier de la pensée marxiste au Nigeria et que l'université d:Kano BUK ait abrité des groupuscules gauchistes commel'Organisation pour le salut de Mère-Afrique. Dans le nord islamique,il faut mettre à part les étudiants coraniques et millénaristes almajirai,spécialisés dans la mendicité et très virulents contre le matérialisme, lecolonialisme mercantile, le pouvoir des professeurs mallamai etl'éducation occidentale dispensée par l'État moderne.

Les sociétés secrètes étudiantes au Nigeria

Dans le sud du Nigeria, les conflits étudiants ne s'exercent pastous contre le gouvernement et révèlent une criminalisation grandis­sante à travers des sociétés secrètes telles que la Mafia, les Pirates(Seadogs), les Corsairs, les Vikings, la Black Axe, les Black Berets, leTemple of Eden, le Trojan Horse, l'Eiye Confraternity, les MgbaMgbaBrothers, les Buccaneers, la Family, les Klansmen, les Black Cats, lesMarphites, les Bats, les Dragons, les King Cobras, les Scorpions, lesGentlemen ou les Amazons.

La toute première de ces associations, à l' wllversité d'Ibadan en1950, a été la Fraternité Pyfysy sur le campus provisoire d'Eleiyele,avec des membres prestigieux comme le poète Christopher Okigbo,l'ambassadeur Leslie Harrimanet le professeur Eugene Olufemi Qhm­

jo. Déjà, elle n'avait rien à voir avec un simple club comme le Tombodu dancing local. Bannie, elle céda la place deux ans plus tard àl'Association nationale des Seadogs, aussi appelée Confraternité desPirates. Fondée par "sept samouraïs" (Wole Soyinka, Ralph Opara,Ifoghale Amata, Nath Oyelola, Pius Oleghe, Ikphehare Aig-Imokhuedeet OIumuyiwa Awe), celle-ci avait pour vocation d'organiser l'entraideentre étudiants sur le nouveau campus d'Oyo Road, surnommé '~Jolly

15 Nigerian Students Charter of Demands. Ibadan, 1va VaUey Compug PrintingWorks, 1983; West Afnca 16/5/1983: 1166; Aderinlo, Adekinya: Studenl Umesl and UrbanViolence in Nigeria, ln IFRA, 1994. n, 233·8; Ojo, J.D : Sludenrs' Umesl in Nigerian Uni·versities: a legal and hislorical approach. Ibadan, Spectrwn • IFRA, 1995. llOp.

235

Roger 1". Elle s'opposait aux "snobs" du Club Sigma, les Sigmites.Elle étendit ses ramifications à Nsukka ("Jolly Roger 2''), Ifé("Subamoro''), Benin ("Arabella'') et Zaria ("Kufena''). Vne aile rali­cale, les Buccaneers, s'en séparait après une "mutinerie" à Nsukka en1975. D'autres voyaient le jour, qui n'avaient pas le même idéal hu­maniste et chevaleresque: Black Axe, inspiré d'une idéologie panafri­caniste en vogue au début des années 1970 sur le campus de Benin(nombreuses références au massacre des "vingt-et-unŒ Sharpeville" enAfrique du Sud) ; Confraternité Eiye, bâtie autour d'un proverbe quicirculait dans les réfectoires de l'université d'Ibadanà la fin des années1960 (eiye = naissance en yorouba)16. Ces "cercles de poètes disparus"sont alors devenus des organisations de rackets. Avec l'effondrement dIsystème universitaire, ils ont pris des fonctions quasi-administratives:répartition du logement des étudiants, protection des campus contre lapolice ou les agresseurs extérieurs, etc.

L'université du Nigeria à Nsukka abrite surtout des Bucca­neers ; celle de Port Harcourt (Vniport), des Vikings; celles d'Iœdan(VI), de Lagos (Vnilag) et d'Ifé(Obafemi Awolowo), des Pirates ou desadeptes de la Confraternité Eiye ; celle de Benin (Vniben), des mem­bres de la Black Axe, des Bats et de la Mafia. L'université NnarndiAzikiwe à Awka serait une des plus dangereuses; celle de Benin, laplus infestée. Beaucoup d'étudiants y ont été arrêtés pour vol à mainarmée. En mars 1991, l'un d'entre eux a été découpé en morceaux parles Buccaneers. La Black Axe, dont le siège se trouve à Benin selonl'article 5 de sa Constitution de 1988, a tenté d'empêcherl'établissement d'un commissariat de police sur le campus17. Vn an­cien étudiant, qui faIsait à la fois partie des Bats et de la Mafia pouréviter les eIilluis, raconte comment il a été recruté de force. On lui afait boire son propre sang mêlé à celui d'un oiseau, on l'a saoulé aupunch et on l'a battu jusqu'à l' aubc. D'autres de ses camarades ont étécnterrés jusqu'au cou, fouettés ou tatoués. Il ne reconnaît qu'un mériteà ces sociétés secrètes: un traitement égalitaire pour tous car la ba­garre mêle tout le monde, riches et pauvres, paysans et citadins. Lahiérarchie internc s'inspire du modèle mafioso (les "parrains", les"don", les "capo'') et reprend les noms de gangsters italo-américains cé­lèbres (Al Capone, Bugsy, Dilinger, Maranzano). Le racket de protec­tion finance l'organisation. Les rites d'initiation scellent le secret dansla clandestinité.

16 TSM 16/1/1994: 9-11.

17 The Democra.l Weekly 6/3/1994: 10.

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Chaque cult society a ses signes de reconnaissance: un aiglerouge et un mouvement du doigt qui imite le battement d'ailes d'un oi­seau pour Eiye, une poignée de main où l'on se gratte la paume à lamanière des Franc-maçons pour les Black Cats, un drapeau rouge avecdes os entrecroisés et un salut "aboi" en joignant les deux mains au­dessus de la tête pour les Pirates, un drapeau noir entouré d'une banderouge pour les Vikings, un simple drapeau noir pour les King Cobra.Les sociétés étudiantes ont leurs réseaux clandestins par lesquels circu­lent armes, renforts de troupes et drogues (les kubes). Ainsi correspon­dent les membres de la Mafia: les "Mogadiscu" d'Uniben, les"Villaska" d'Uniport et les "Capone"d'Unilag. On dit aussi que ces ré­seaux ne sont pas sans liens avec les volontaires de la sécurité routièredont les patrouilles sillonnent tout le Nigeria. Deux membres émi­nents des Pirates ont travaillé pour la sécurité routière, l'écrivain prixNobel Wole Soyinka comme ministre, Olu Agunloye comme directeurdu Federal Road Safety Corps18.

Généralement, les bagarres opposent des sociétés rivales. Dès1981, l'université de Lagos a été le terrain de violents combats mettantles Pirates aux prises avec la Mafia et la Black Axe19. li y a eu de telsaffrontements à Nsukka (un mort en février 1990) et à l'université œtechnologie de l'État d'Enugu (Black Axe contre Vikings en décembre1993)20 Plus rarement, deux campus peuvent entrer en guerre. Cela aété le cas en novembre 1993 à l'université d'1badandu fait de la confi­guration du site, quand les Buccaneers et l'Eiye Confraternity se sontalliés pour aller combattre les étudiants du collège polytechnique voi­sin, qui refusaient de participer à une manifestation contre la junte mi­litaire21 .

Ces sociétés secrètes touchent maintenant les lycéens22. Quiplus est, l'augmentation du nombre de viols à ABU suggère une mon­tée du phénomène dans les universités du nord. Sur le campus de Sa­maru à Zaria, on aurait repéré des Scorpions et des Gentlemen; lesétudiantes auraient réduit leurs sorties de nuit, ne se déplaceraient plusqu'en groupes et porteraient des jeans serrés pour décourager les vio­leurs. A l'université de Jos, une guerre de gangs a fait deux morts en

18 TSM 16/1/1994: 13.

19 Afrlcan Concord 14/3/1994: 23-5.

20 Sunday Trlbune 21/4/1991 : 8; TSM 16/1/1994: 8.

21 TSM 16/1/1994: 8.

22 Guardzan 23/3/1994.

237

un 31123 . Et ce sans compter sur les islamistes, comme ceux œl'université de Kano qui, un 1er janvier 1995, ont défiguré quatre syn­dicalistes avec des jets d'acidesous prétexte que des filles avaient vouluentrer dans un bâtiment réservé aux garçons. Les autorités ont alors in­terdit le syndicat étudiant !

La prolifération des sociétés secrètes est expliquée par la réduc­tion des programmes boursiers, le laxisme de la sélection universitaire,le relâchement de la morale, l'apparition de la drogue, le développe­ment de la prostitution, la multiplication des viols, l'exemple des sec­tes musulmanes ou chrétiennes born again et l'interdiction des syndi­cats étudiants24. En 1989, le décret n047 a établi des tribunaux spé­ciaux chargés de réprimer les sociétés secrètes telles qu'elles étaient dé­finies dans la section 35 (4) de la Constitution de 1979. Très critiquépar l'écrivain Wole Soyinka parce qu'il a renforcé la clandestinité descult societies et leur a donné une aura de martyr, ce décret a encouragél'amalgame avec les syndicats étudiants interdits comme la NANS25.Le président du syndicat des étudiants de l'université d'Ibadan a parexemple été suspendu pour sa complicité avec la confraternité Eiye enfévrier 199126. Le syndicat enseignant ASUU a aussi été suspendu parle gouvernement Babangida

Faute d'autorité et de volonté, les professeurs s'avèrent de toutesfaçons incapables d'endiguerles gangs27. La presse dénonce l'impunitédont bénéficient les "fils-à-papa"qui appartiennent à des sociétés secrè­tes et sont relâchés sous caution du fait de leurs relations dans le mi­lieu professoral28. Sur le campus de l'université de Port Harcourt, lescorrecteurs des examens sont corrompus, les fraudes et les tricheriessont courantes, les étudiantes monnayent leurs channes pour avoir lllle

bonne note.

23 The Democra! Weekly 6/3/1994: 10.

240lagunju, Sunday. Sunday Times 515/1991 ; Olaopa, Tunjl. Nigerian Tribune4/6/1991; Ahmed, Gusau. The New Nigerian 8/12/1993.

25 Ifaturoti, T.O. : Delinquenl Subculture and violence in Nigenan Universities, ln

!FRA, 1994: Il, 154.

26 Akande, Adeolu & Johnson, Vomi. Sunday Tribune 21/4/1991 : 9.

27 En 1986, la commission Abisoye, qui enquêtait sur des troubles à l'université deZaria, accusait déjà de laxisme les autorités du campus car les étudiants entraient facilement dansles dortoirs de filles.

28 The Democra! Weekly 6/3/1994: 10.

238

Un système éducatif en crise

Bien que le Nigeria ait des taux cl' alphabétisation et de scolarisa­tion supérieurs à bien des pays d'Afrique de l'Ouest, l'effondrement œson système éducatif explique en partie l'augmentation de la de1in­quance juvénile29. Cette crise implique l'école autant que l'universitéet se mesure à ses taux de déperdition. En Afrique du Sud, les expertsdu gouvernement (la commission Cillié sur les émeutes de Soweto en1976, le comité Lange en 1981) et l'opposition (le comité de crise desparents de Soweto, qui devient le comité de coordination de l'éducationnationale pour l'UDF en 1986) finissent par s'accorder sur la nécessitéd'un système éducatif unique et non racial. La disparité des dépensespar élève entre Blancs et Noirs est réduite de 10 pour 1 en 1980 à 5pour 1 en 1990. La qualification des enseignants s'améliore, ainsi quele rapport enseignant-élève, qui passe d'l pour 36 en 1980 à 1 pour 31en 1990. La taille moyenne des classes diminue, de 54 élèves en 1980à41 en 1990. La scolarisation dans le secondaire s' allonge : les termi­nales représentent 69% des effectifs des sixièmes en 1990 contre 20%en 1980. Mais la proportion de Noirs qui réussissent à passer le hocmatrie tombe de 52% en 1980 à 40% en 199130.

Les problèmes du système éducatifne résultent pas que de ques­tions financières. C.M. Toulabor explique que "l'usage de la violencephysique dans les écoles est un fait général en Afrique... [Elle] fait pu­tie, pourrait-on dire, des moyens pédagogiques dont l'enseignant ds­pose pour accomplir son métier et pour atteindre de meilleurs reDoo.ments"3I. En RSA, la discipline à l'école est plus musclée pour lesNoirs que pour les Blancs et pour les Afrikaners que pour les Anglo­phones32. Les punitions corporelles telles que les exercices physiques,les pompes, les gifles, ou les tiraillements d'oreilles sont cautionnéespar la bible. Les coups de cannes à l'école sont autorisés par la loi etrépriment des actes d'indiscipline: mensonges, jurons, insolences, ba­garres dans la cour de récréation, bruits, balancements de chaises, circu­lation de petits mots pendant les cours, tabagisme, paresse, courses

29 Etude des perspectives à loog terme eo Afrique de l'Ouest: Uoe vision à l'horizoo2000. Paris, OCDE, Club du Sahel. d~. 1994: 36-7; Lebeau, Yano: Dans l'univers fragmeo­té des campus nigérians. Etude des transformations de l'identité sociale et du statut de la popu­latioo étudiante au Nigeria. Paris, EHESS, Thèse de doctorat, 1995.

30 Hartshome, K. ...Dompt.... les "jeunes lions" : comment reconstruire un systèmeéducatif cohérent?", ln Darboo, D., 1993: 192-5.

31 Toulabor. C. M.: La violence à l'école: le cas d'un village au Togo. Pollliqueafnca.ne 0°7, sept. 1982: 43.

32 Nassoo, Bill' Perspectives on Educalton in South Africa, in Burmao, S., 1986:93-114; McKendrick, B., 1990: 345.

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dans les couloirs, absences injustifiées. etc33. Toutes choses qui favo­risent la déperdition scolaire, la multiplication des retards et les senti­ments de haine et de revanche contre le professeur alors que la rigiditéde l'éducation anglaise a pu produire une société disciplinée en GrandeBretagne.

À cela s'ajoutent les tentatives de militarisation et

d'endoctrination, l'embrigadement des jeunes Afrikaners dans le scou­tisme (les Voortrekkers), l'entraînement au pas de gymnastique desétudiants nigérians (Man a War). Au pays de l'apartheid, le service mi­litaire obligatoire et l'éducation paramilitaire de 300.000 élèves blancsen tenue d'uniforme, les cadets, avec des séances d'entraînement pen­dant une heure par semaine, ont concouru à inculquer une culture de ca­seme34.

Outre l'échec scolaire et le chômage, la délinquance juvénile estaussi expliquée en RSA par la violence censée caratériser l'enfant afri­cain avant qu'il ne modère son comportement à l'âge adulte. Ce Q.s­cours, qui a la faveur des thèses ethniques, puise des arguments dans lefait que les mères xhosa, par exemple, encouragent délibérémentl'agressivité de leur progéniture, qui se bat à coups de bâtons dans lesvillages. Dans les années 1930, les gangs amaJaita importèrent cettetradition en ville, où ils organisaient des combats de boxe publics ledimanche après-midi (J. Iliffe, 1987: 137). Le Nigeria n'est pasexempt de telles pratiques, qui vont jusqu'à l'homicide involontaireavec le jeu sharo et la flagellation collective des Peuls ou les bataillesrangées des jeunes Noupé lors du rituel du jour de l'an35.

De fait, l'éducation africaine peut inculquer de « mauvais»comportements. L'étude de M. Willsworth en milieu xhosa résumecette opposition, entre un idéal traditionnel d'humanité (ubuntu), en­seigné aux enfants et garant de solidarité sociale, et un manque de gen­tillesse (ulunya), caractéristiquede la désobligeance du fonctionnaire, œla désobéissance du frère ou de l'animosité du voisin mal luné (1979).Chez les Yorouba du Nigeria, soutient D. Poitou, il semblerait "qœles comportements délictueux soient contenus durant la jeunesse par unsystème éducatif traditionnel très rigide; ils se développeraient cœzl'individu plus âgé sous l'influence d'une pratique sociale valorisant laréussite matérielle sans toujours tenir grand compte des moyens cm-

33 Holdstock, T.L : Violence in schools: discipline, In McKendrick, B., 1990 341-72.

34 Le Roux, Pieter: Growing up an Afrikaner, In Burrnan, S., 1986: 184-207;Evans, Gavin: C1assrooms of war: the militarisation of white South African schoolmg, In

Cock, J., 1989: 283-97.

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ployés pour y parvenir" (1981 : 125). "Dans une société où le respectne vient plus de la réussite mais du seul revenu, il est tentant œs'enrichir illégalement", confirme A. Bamisaiye (1974: 77). Le cOOede bonne conduite omoluabi n'est plus respecté.

La famille élargie africaine

Les attitudes développées au sein de la cellule familiale mettenten avant des facteurs socio-psychologiques. En milieu urbain, les for­tes différences de taux de mortalité entre les "quartiers chics" et les"bidonvilles" peuvent en partie expliquer une certaine propension à laviolence. Le prix de la vie n'est pas le même en bas de l'échelle so­ciale, où se développe une théorie de la nature humaine qui insensibi­lise l'enfant à la violence et où l'on croit à une transmission héréditaired'une culture de la pauvreté.

D'un côté, la famille élargie africaine atténue dans une certainemesure les chocs du développement. Malgré la pénétration de l'islam etdu christianisme, les Mricains préfèrent le bénévolat informel à uneprise en charge institutionnelle des pauvres36. L'insertion sociale œl'indigent témoigne d'une réelle aptitude à la résorption de la pauvretéet à l'apaisement des conflits. Dans les sociétés traditionnelles, la fa­mille est considérée comme la principale source de soutien et de géné­rosité pour les pauvres. Au Nigeria avant la colonisation, la solidaritéet l'interdépendance des membres d'une communauté constituent unélément fondamental de la vie sociale, à tel point que les gens trèspauvres ne sont jamais totalement indigents. Chez les Tswana d'Afri­que du Sud, le mot humanega (pauvre) partage la même racine que leriche (huma), bien que le misérable soit méprisé et rangé dans une ca­tégorie servile.

D'un autre côté, la famille élargie produit des effets pervers. Lescadeaux,les dons, les services et les dots qui s'échangent contre diver­ses gratifications et compensations sont en complète contradiction avecdes logiques de préférence pour les liquidités et la rapidité des rende­ments (A. Mbembe, 1990: 15). Le cercle est vicieux. En mêmetemps que le secteurinforme1 est l'indispensable soupape de sfueté qui.permet de comprimer l'agitation sociale et d'empêcher l'explosion dl

35 Nadel, S.F. : Byzance noire, le royaume des Nupe au Nigeria. Paris, Maspm,1971

36 Aprts la guerre civile du Nigeria par exemple, le. autorités ont plact de. milliersd'orphelin. biafrais dan. des familles plutllt que dans de. in.titutions. lliffe, J., 1987: 187.

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chaudron africain, il est aussi l'élément parasite qui grignote le secteurformel de l'économie, celui-là même qui maintient à flot des appareilsde production sinistrés. Le président du Conseil sud-africain des mar­chands ambulants maintient que les commerces informels "pourraienten partie résorber le chômage et diminuer la criminalité''37. Ce que l'onappelle l'économie "informelle", "parallèle", "souterraine", "populaire"ou "non structurée"joue paradoxalement\ll1 rôle à la fois régulateur etdestructeur.

LES AREA BOYS ET YAN DABA NIGERIANS

La délinquance n'est pas un phénomène nouveau au Nigeria.Mais à la faveur des retombées de la guerre civile et du boom pétrolier,elle prend toute son ampleur pendant la Seconde République. D. Poi­tou répertorie des causes connues: "exode rural massif et urbanisationincontrôlée, importante déperdition scolaire et inadaptation du systèmed'enseignement, chômage, abandon des règles familiales et religieuses,frustrations nées des besoins nouveaux résultant de l'introduction d'unesociété de consommation à l'occidentale, basée sur \ll1e économie mo­nétaire"(1981: 121).

Avant même que les conditions anarchiques de la poussée ur­baine ne produisent une délinquance typique du Tiers monde, lesvieilles villes du Nigeria connaissent \ll1e pègre traditionnelle qui faitpreuve d'une certaine retenue dans l'usage de la violence et s'apparenteà une cour des miracles, avec ses mendiants, ses lépreux, ses épilepti­ques, ses muets, etc. Dans les cités-États haoussa, les aveugles et lessourds vivent dans des quartiers séparés; ils ont leur propre mal/am(professeur) et leur sarh (chef), comme les corporations d'artisans quiorganisent l'entraide en cas de difficultés matérielles. Les lépreux ku­tare, les estropiés gugaru, les aveugles rnakaji, les fous mahankata, leshandicapés physiques kusanti et les je\ll1es étudiants coraniques alrnaJi­rai, organisés en guildes, vivent entièrement de mendicité. Les veuveset les femmes répudiées karuwai, qui pratiquent la prostitution, obser­vent le culte de bari, une tradition pré-islamique habe qui survit à ladjihad peule, que l'on retrouve jusqu'à Tunis et qui est \ll1 peu compa­rable au lPT en Éthiopie. Le rôle politique de ces organisations de pm-

37 Mavundia, Lawrence Cité par Ncobo, Johannes: Hawkem redaim the city. AfncaSouth n"22, juin 1992: 9.

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vres est insignifiant. Les sources n'ont pas laissé trace de leurs actionspopulaires, à l'exception d'une émeute de la faim à Kano en 1908.Seuls les étudiants en religion sont susceptibles de quelque velléité œrébellion. Sinon, il n'y a pas, écrit J. Uiffe, "de milices populaires <btype deœlles que l'on trouve dans les villes de Syrie, pas de carnavalpour se moquer de l'autorité, pas de tradition d'émeute urbaine commeen pays yorouba" (1987 : 41).

Dans les agglomérations yorouba traditionnelles, il y a peu œcriminalité et de prostitution. Une urbanisation poussée renforce lesparticularités sociales et accentue les traits visibles de la pauvreté. Sedéveloppe en même temps une éthique paternaliste à l'égard des escla­ves, qui peuvent connaître de très importantes promotions sociales àl'instar de ceux des maisons royales dans le delta du Niger. Dans unesociété pas encore touchée par l'islam ou la chrétienté, la tradition œmendicité est unique. L'ascète alagbe utilise la figurine d'Eshu et reçoitsa pitance en cauris, et non en nourriture comme chez les Haoussa. Uvit en public, à la différence de l'ermite éthiopien. Les agro-villes yo­rouba permettent aux pauvres de se prendre en charge par eux-mêmes,parfois sous la coupe d'un guérisseur.

La colonisation introduit une nouvelle donne. Des gangs atta­quent Lagos à partir du continent en 186Q38. Les "va-nu-pieds" roga­muffins prospèrent dans les années 192()39. Après la seconde guerremondiale, le gangstérisme des borna-boys fait son apparition. Mais J.lliffe explique que les gamins des rues de Lagos dans les années 1950ne sont pas encore de véritables délinquants. Us ont surtout "peur de lapunition à la maison ou à l'école, peur dela cruauté ou de la supposéesorcellerie de la mère, peur de dormir seul en plein vent, peur d'être en­levé ou tué pour les besoins de la médecine" (1987: 189). Le jeunedélinquant yorouba "a conscience de la désapprobation de ses parentsmais n'a pas de culpabilité morale [...] U fuit les lois de sa maison,pas celles de la terre [ou de] la police", soutient A. Iuett, qui fut assis­tante sociale de l'administration coloniale britannique40. La plupartsont des nouveaux venus dans une ville où plus de 63% de la popula­tion a moins de vingt ans (O.l Fapohunda, 1978 : 32-6). L'explosion

38 The Anglo-Afncan (Lagos), 2217 & 28/10/1865.

39 NlgeTlan PIOneer 161711926.

40 Izzelt, Alison: The Yoruba young delinquenl in Lagos, Nigeria. B. ült Ihesis,University of Oxford, 1955 : 278 ; Izzelt, A. : The fe"", and anxielies of delinquenl yorubachildren. Journal of AfTlcan Stud,es (Ibadan), vol.l, 1964: 26-34.

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urbaine pendant le boom pétrolier achève de disloquer les familles et vafaire du voyou janduku un areaboy41.

Celui-ci se manifeste avec la drogue à la fin des années 1980. nse risque peu à sortir de son aire de reconnaissance, comme son noml'indique. Les areaboys de Lagos Island, le coeur historique de la ville,ne se mêlent pas à ceux des banlieues de Mushin ou Agege. A la diffé­rence des gangs d' Afrique du Sud, ils ne défendent pas pour autant leurquartier. n n'y a pas de noms de bandes, pas de signes distinctifs, pasde codes. pas de guerre des gangs pour se disputer un territoire, bienqu'il puisse y avoir des compétitions au sein d'un même groupe42.Marginaux, déclassés, les areaboys sont rejetés de la population et nesont pas des bandits sociaux43. En février 1994, ils en sont ainsi venusaux mains avec les trafiquants de devises haoussa et les commerçantsibo lors d' affrontements qui ont fait deux morts autour du Bristol Hotelsur BreadfruitStreet44.

Le cinéaste Oladipupo Ladebo, qui prépare le tournage d'un filmsur les areaboys, "On the Streets", explique que "les enfants de Lagos"omo eko ont toujours été élevés à la dur (Eko est le nom yorouba œl'île de Lagos). Ds avaient pour habitude de s'affronter dans la rue au

football ou au ping-pong et de se retrouver à l'occasion des carnavalsreligieux. Les areaboys en sont un peu les héritiers. Ce sont des jeu­nes du cru et non des déracinés ruraux. Mais ils sont coupés de leur mi­lieu social, quoique de façon différenciée. Mises sous la coupe de nota­bles influents, certallles bandes sont issues de milieux plutôt aisés etéduqués; elles sont spécialisées dans les trafics de faux papiersd'Agarawu Street et d'Oluwole Market. D'autres vivent du trafic œdrogue, dont elles dépendent tant financièrement que physiquement45.

L'instabilité politique favorise aussi la dérive criminelle. Desareaboys ont été utilisés comme hommes de mains par les deux fac­tions rivales du SDP qui se disputaient le poste de gouverneur de l'Étatde Lagos en 1992, tandis que le prince Ademola Adeniji-Adele, prési-

41 Oloruntimehin, O.. A study of Juvenile Delinquency in a Nigerian City. BnllShJournal of Cnmrnology vol.13, n"2, 1973: 157-69; Oloruntimehin, O.: The role of the fa­nuly structure in the development of delinquant behaviour among juveniles in Lagos. The NI­genan Journal of Economlc and Socral Studres vol.12, n"2: 185-204.

42 Ainsi d'une bataille entre les rues Okesuna et Patey qui a fait un mort en 1992. NI­gertan Trtbune 11112/1992: 20.

43 Owumï, Bernard E. : New Trends and Attitudes Toward Crime: The Phenomenonof Ar.. Boys in Nigeria, ln IfRA, 1994: Il, 222. On peut aussi lire la pièce qu'en a tiré Soyin­ka, Wole . The beatification of area boy. A Lagosian kaleidoscope. Londres, Methuen, 1995.108p.

44 Na/lonal Concord 9/3/1994: 10; TSM 13/3/1994: 13-4.

45 Omitoogun. Wuyi : The Area Boys of Lagos, ln IfRA, 1994: II, 201-8.

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dent du conseil local de Lagos Island, très respecté des jeunes du fait œson origine royale et locale, a été mis en prison par le régime Abachaen 1994 à cause de son soutien à Abiola. Son remplaçant, un militaireparachuté par la junte, n'a évidemment pas eu la même influence; iln'a fait que promettre de construire des équipements sportifs et distri­buer du poisson frais46 !

A Kano apparaissent des bandes de "terroristes" yan ddxJ, cons­tituées d'une douzaine de membres réguliers, la plupart des Haoussanés en ville. Leur moyenne d'âge est de vingt-cinq ans. Comme lesareaboys, ils se distinguent de la pègre professionnelle, se contententde petits vols sur les marchés, de pickpockets, du profit des jeuxd'argent, et se font plutôt remarquer par leur violence gratuite. Leursactivités ne sont pas toutes illégales et comprennent la réparation et lavente de bicyclettes et de pneus d'occasion, la location de motocyclet­tes, la pêche, la chasse, le déchargement des camions ou le transportdes voitures à bras et des brouettes. Les jeunes de Kano écopent en gé­néral des métiers les plus risqués: chauffeurs sur de longues distances,colporteurs, petits mendiants de rues, gardes du corps, vendeurs de Jm"­fums dont les odeurs inhalées à longueur de journée font tourner latête. D'après leurs témoignages, ils craignent d'avoir faim et de se fairemoquer, battre ou voler par d'autres jeunes ou par la police (M. Last,1991 : 8-15).

Pour A.U. Dan-Asabe, les yandaba ne sont pas des criminelsendurcis (1991 : 97-9). Ils aspirent à devenir des notables respectés. Lecommissaire de police du quartier de Goron Dutse dit qu'une bonne Jm"­tie d'entreeux sont issus de milieux aisés, ce qui ne facilite pas les ar­restations car les familles jouent de leurs relations pour faire libérerleurs rejetons. La réintégration sociale des yandaba n'est jamais com­promise parce que la délinquance est considérée comme une faute œjeunesse. Les yandaba, prétendent certains habitants, renforcentd'ailleurs la morale traditionnelle parce qu'ils obligent les femmes ma­riées à rester chez elles par peur d'être attaquées!

Leur origine remonte au milieu des années 1950, quand Kanoétait une ville d'opposition aux mains de la NEPU. Des gardes dlcorps yanbanga ont protégé les mili tants de ce parti contre les attaquesdu NPC, à la manière des intendants du "chef des jeunes", le sarkinsaman, dans la société traditionnelle haoussa. Ces yan banga, parfoisaussi appelés yan sintlri d' après le nom des veilleurs de nuit, portaientun uniforme, avaient des armes et se conduisaient avec beaucoup œ

46 Darly TImes 11/4/1994' 16.

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brutalité.Les yandaba qui ressurgissent à l'occasion de la légalisation des

partis politiques en 1979 sont plus jeunes et d'une violence plus sC}­phistiquée (A.V. Dan-Asabe, 1991: 89-91). La période des civils aupouvoir pendant la Seconde République est marquée par les affronte­ments internes au parti d'Aminu Kano et entre le PRP et le NPN, riva­lités qui permettent la floraison des voyous yan lxmga ou yan ddxz etdes jeunes marginaux yan iska. Les compétitions électorales enflam­ment le problème, ainsi que le raconte un ancien "sergent-recruteur"quitravaillait alternativement pour le NPN et le PRP en distribuant desbillets de cinq naira aux supporters conviés à participer aux rallyes desdeux partis. Le PRP, au pouvoir dans l'État mais divisé entre la fac­tion dissidente du gouverneur Abubakar Muhammad Rimi et celle or­thodoxe d'Aminu Kano, s'oppose au NPN de Shehu Shagari, qui a lepouvoir au niveau fédéral. Les fidèles d'Aminu Kano emploient deschefs de gang comme Change, Dagazaet Gogarma. Change devient cé­lèbre en janvier 1984 pour sa résistance aux unités anti-émcutes de laMopol, lorsque cclles-ci mettent une bonne heure à le déloger de soncamp avant de le traîner en prison blessé et enchaîné. Muhammad Da­gaza, lui, est tué par la faction Rimi et est relayé par un mal/am,Nainna. Gogarma, enfin, suit les campagncs électorales du parti avec laJeep Nissan Patrol qu'on lui a fourni et finit à son tour en prison aprèsle coup d'État militaire. La faction Rimi n'est pas en reste et rallie à sacause mal/am Hadi. Réputé pour son adressc au combat et sa protec­tion magique layar:.ana, celui-ci manque de peu assassiner son rivalGogarrna cn brûlant sa voiturc en 1983. La bande d'Ibrahim Lawalcouvre aussi la campagne électorale de Rimi avec un bus qui lui a étéalioué à cette occasion. Ibrahim Lawal devient le garde du corps d'undéputé PRP, alhadji Ali Adamu Rijiyar Zaki, qui est ensuite élu à latête de la collectivité locale dc Minjibir. D'autres membres de songang, comme Goma Na Gidan Kwano, se mettent au service du NPNsans craindrela police puisqu'ils sont sous la protection du parti gou­vernemental (A.V. Dan-Asabe, 1991 : 100-3).

Initialement fmancés par les partis politiques, les dabobl(<< membres des yandaba ») échappent à tout contrôle et se criminali­sent. lis s'attaquent les uns les autres, organisent des cambriolages àmain armée et servcnt de tueurs à gages. Les yan daukar amarya ne s'endistinguent que par leur spécialité: ils kidnappent, violent et prosti­tuent les femmes avec la complicité des chauffeurs de minibus, sur­nommés les yan hiace en référenceau véhicule fabriqué par Toyota. Legouverneur Rimi les met tous hors-la-loi en mars 1983. Hadi, qui au-

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rait pourtant été son garde du corps personnel, est condamné à sept ansde prison pour meurtre et viol. Début 1984, le nouveau gouverneurmilitaire, le capitaine Hamza Abdullahi, impose un couvre-feu de mi­nuit à Sh du matin. L'armée commence la chasse aux yandaba, dont lesleaders les plus connus sont arrêtés et mis en prison.

Les nervis des partis politiques réapparaissent lors des électionslocales en 199047. Des yandaba du quartier de Dururnin Zungura et d:Yalwa sont arrêtés48. Une guerre de gangs commence entre les yandabade Mandawari et de Kofar Naisa49. Si la Troisième République ne gé­nère pas une violence analogue à celle de la Seconde, cela tient à plu­sieurs raisons. Auwalu Abdullahi Kawu, sociologue à l'université d:Kano, souligne d'abord la brièveté de cette période. De plus, le jeu p0­

litique est mieux encadré. Des régulations internes aux partis interdi­sent l'emploi de la force. L'organe de propagande gouvernemental, leMAMSER, prend l'initiative de fournir un uniforme de garde aux yan­ddJa et de les rémunérer un peu. Enfin, les partis sont si élitistes qu'ilsne mobilisent guère les foules. L'argent plus que les allégeances idéo­logiques est le moteur du système, à la différence d'un PRP autrefoisbien implanté en milieu haoussa défavorisé.

Au-delà de ces conjonctures politiques, le gonflement d:l'urbanisation a disloqué la pègre traditionnelle et le contrôle qu'elleexerçait sur les jeunes délinquants. L'industrialisation de Kano a dégra­dé le statut des élèves coraniques, les almajirai qui avaient jusque làleur place dans le système socio-économique haoussa5O. Avecl'immigration urbaine, des prostituées akwalo non-haoussa sont ve­nues se joindre aux karuwaï traditionnelles51.

Autrefois, le "roi des voleurs" sarkin barayi coordonnait les dif­férentes bandes, sachant que chacune avait son territoire. Il punissaitles infractions, redistribuait le butin et en restituait une partie aux pro­priétaires venus le lui racheter. Pour ses "services", il était rétribué par

47 Trrumph 6/11/1990; Na/lonal Concord 19112/1990

48 DOlly Star 1/1111990; New N,gerlOn 3/11/1990, Trrumph 8/1111990.

49 Trrumph 21/12/1990

50 Lub«k. P.. Islamlc Nelwooo and Urban Capitalism : An instance of articulationfrom Northem NIgeria. CahIers d'Eludes Afncalnes yol.21, n03, 1981 : 67-78 ; Chambertin,J. ; The Deye10pment of Islanùc Education in Kano City, Nigeria. New York, Columbia Uniyer­sity, Ph. D. thesis, 1975, Ityayyar, D.A.: The deepening crisis in Nigerian Education; a con­tnbution to the debate on the deJ11lse of Uni versa! Primary Education (UPE). Afnka Speclrumyol.21, n02, 1986; Csapo, M.. Religious Social and Economic Factors Hindering the Educa­tion of Girls in Northem Nigeria. Comparallve ELlucallOn yol. 17, n03, 1981; 311-9; Pittin,R. : Selectiye Educallon : Issues of Gender, Class and Idelogy in Northem Nigeria. R.O.A.P.E.n048, 1990; 7-25.

51 Na'aiyya, Mainasara Mohammed. Women and Crime: A Case Study of Prostitu­bon in Sabon Gari. Zana, ABU, B. Sc. Sociology, 1987. 61p.

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les chefs traditionnels, notamment au moment de la fête du Salah à lafin du ramadan. Mais devenu trop puissant, le tenant du titre, ShuaibuGaya, a été arrêté une première fois en 1990 et assassiné par le gouver­nement en 1993 parce que la justice n'arrivait pas à le faire inculper.Shuaibu Gaya, dit "Makahon England", "No baga" ou "Kurata", avaitla particularité de flirter avec les yandaba de Durumin Zungura parcequ'il était lui-même un ancien boxeur dandambe, sport local que prati­quaient beaucoup de voyous. Sa mort a laissé un vide.

Les yandaba échappent d'autant plus à la tutelle des banditsclassiques qu'en dehors de la vieille ville, ils ne sont pas tous haoussaet n'ont aucun lien avec les bandes yaJltalm traditionnelles. Contraire­ment à eux, les "invulnérables" yantauri sont plutôt bien intégrés,quoiqu'ils puissent s'en prendre aux passants qui ne sont pas de leurterritoire. La prison gidan maza ('1a maison des hommes') fait partiede leur parcours initiatique. ils n' y séjournent pas pour avoir volé maispour avoir troublé l'ordre public par des bagarres. Les yantauris'honorent des cicatrices de combat qui "décorent"leur visage et prou­vent leur virilité. Une grande partie de leur temps se passe à se battreavec les alliés abokm et kawaye contre les bandes rivales abokan gabadu quartier voisin (A.U. Dan-Asabe, 1991 : 94-6).

DU MARAB! AU TSOTS! SUD-AFRICAIN

En Afrique du Sud, une pègre organisée à l'américaine se consti­tue bien plus précocement que sur le rcste du continent. Des bandescriminelles existaient déjà avant la première guerre mondiale. La socié­té des Ninevites, qui comptait entre 750 et 1.000 hommes en 1912,réunissait cinq gangs. Elle occupait le gros des activités de la policenoire llonqam et avait des ramifications jusque dans les prisons. Bleétait en majorité composée de Zoulous vaincus qui vivaient àl'extérieur des compounds miniers, refusaient de travailler sur des terresne leur appartenant pas et préféraient s'engager comme domestiques,dans la tradition des jeunes valets izindibi qui servaient les guerriers encampagne. Dans les années 1890 à Johannesburg, l'un d'eux, Jan Note,avait créé une société secrète, le "régiment des collines", qui se char­geait de faire respecter la justice et de protéger les Africains qui habi­taient cette "ville sans pitié et sans loi"52. Organisé en gangs paramili-

52 Van Onselen. C. . The Witches of Suburbia : domestic service on the Witwa­tersrand, 1890-1914, ln Van Onselen. c., 1982: 56ss

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taires izigebengu qui portaient des pantalons bouffants et multicolores,le "régiment des collines" infligeait des corrections aux employeursblancs qui maltraitaient ou escroquaient leurs boys. Il attaquait aussiles Noirs. Pendantla guerre des Boers (1899-1902), on n'en a plus en­tendu parler. Mais il est ensuite resurgi sous le nom de Ninevites,c'est-à-dire les "hommes de la pierre", ou /Wngoloza, "ceux qui ont lesyeux perçants". Son nom l'indiquait. Il était désormais lié aux gangsdes prisons, aux murs, à l'obscurité des cellules, en bref à la ville dansce qu'elle pouvait avoir de plus sordide. Jan Note était le "Grand Roi"de la prison (Nkosi Nkuku) et il commandait une véritable hiérarchie:le "gouvemeur"(Meshine), le "général"(Jinoyi), le "docteur" (Charlie)et le 'Juge" (Jim Dunde). Les agents recruteurs ma si/vers étaient char­

gé d'embrigaderles futurs soldats ninevites amakhehla. Leur principalquartier général était la prison Cinderella à Boksburg, dans la banlieuede Johannesburg53 . Le déclin des Ninevites a commencé après 1912quand l'un d'eux, recherché par la justice, a tué un policier blanc. JanNote a changé de camp et s'est mis à aider les forces de l'ordre. Les au­torités carcérales ont démantelé le réseau grâce à lui. Les survivants ontfonné en prison un gang connu plus tard sous le nom de 28's.

Dans l'entre-deux-guerres, les rejetons directs des Ninevites sontles amakuta ou amaleita, les "types biens", de la façon dont les poli­ciers zoulous prononcent allnghters. Ces gangs formés de voyous ske­bengas étaient d'abord apparus dans les années 1890 autour de Durbanet Pietermaritzburg. Il s'agissait de déracinés zoulous en milieu urbain.Rompus à l'art umgangela du combat rituel de bâtons à l'occasion d'mmariage, ils se distinguaient par des insignes, des uniformes et descouvre-chefs bien particuliers, ainsi que des mots de passe secrets (A.Minnaar, 1991 : 27). A la fin du XIXème siècle, des missionnaires al­lemands avaient aussi regroupé les jeunes Africains des bidonvillesdans des brigades chrétiennes dont l'organisation s'inspirait de l'année(D. Copian, 1992: 133). Les bandes amaJaita des Sotho du NooljOuaIent des percussions et de la fanfare en habit écossais pour imiterles régiments britanniques à la parade. Ils chantaient des cantiques mé­langés à des mélodies africaines traditionnelles et au ragtime américain.

Dans les années 1930, ces chrétiens sotho ou zoulous devien­nent des délinquants. Ils transgressent les passes et remettent en causel'autorité de leurs aînés Ninevites dans les prisons. Encoreplus jeunes,les "négrillons" piccanins n'ont pas de soutien familial et se consti-

53 Van Onselen. C. "UmkoSI Wezintaba": the Wit's lumpenproletarian anny, 1890­1920, ln Van Onse/en, C, 1982 171-201

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tuent en bandes qui parlent le sepedi et non l'anglais. Leur organisationamalgame des grades militaires européens et des modèles pedi tradi­tionnels par classes d'âge. Elle s'inspire du régiment écossais des Seo­t1anders et s'accompagne d'une musique kwela ; les filles portent desjupes plissées.

L'émergence d'une délinquance proprement urbaine s'inscritdans le contexte de répression ct de précarité dû à l'apartheid. Apparaîtle marobi, un prolétaire bien particulier des slumyards (les "cours destaudis "). Le mot viendrait du sotho ho raba rdxi , c'est-à-dire"papillonner", ou de Marabastad, du nom d'une banlieue noire de Preto­ria, ou encore du pluriel de lerabi, qui en argot signifie "hors-la-loi " (J.I1iffe, 1982 : 128) . Mode vestimentaire moderne, tenue rouge pour lesfilles , pantalons bouffants pour les garçons, la culture marabi se déve­loppe sur fond de jazz américain, de ragtime, de tubes à succès descrooners métis du Cap, de rythmes africains traditionnels et de chan­sons afrikaans, le tout joué à l'orgue, au piano, au violon ou au banjo.Queenstown est surnommée "Little Jazz Town", la Western NativeTownship de Johannesburg est rebaptisée "Tula n'divile", du nomd'une chanson xhosa célèbre. Sophiatown est le "petit Paris du Trans­vaal ", ou encore "LIttle Harlem"54. Une anthropologue dénombre cpa­tre gramophones pour 33 familles dans un taudis de Doornfontein prèsde Johannesburg-ô. Le roman "Marabi Dance " de M. Dikobe, qui a vé­cu cette époque à Sophiatown, fait référence à des gangs comme lesBlue Nines et les Russians'v. Le marabi en vient à désigner un com­portement en général, un symbole de liberté pour la jeunesse des vil­les, un "individualisme extravagant" et , par extension, tout ce qui estrépréhensible par la moralité publique : amours illicites, alcoolisme,délinquance(D. Coplan, 1992: 146ss).

Les prisons, qui comptent 2.554 adolescents de moins de dix­hui t ans en 1938, sont l'école du crime ct de l'homosexuali té par excel­lence. Les maisons de correction sont trop brutales pour favoriser uneréadaptation sociale A partir de la fin des années 1940, des gangs tsot­si terrorisent les banlieues noires de Johannesburg (jusqu'à Springs,Brakpanet Benoni), Durban (Cato Manor), Pretoria (Lady Selbome) etPort Elizabeth (Bethelsdorp, Summer Strand). Le jeune tsotsi marie

54 Proct or, Andre A Hislory of Sophiatown, 1905-40. History Workshop, 1978:III.

55 Hellrnann, BIen : Rooiyard . a sociological surve y of an urban native sIum yard.Le Cap, Rhodes-LIvingstone Papers 13, 1948.

56 Dikobe, Modikwe : The Mar abi Dance . Londres, Ibadan, Nairobi , Heinemann,1973 . 118p.

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argent facile et tenue voyante zoot suit, comble du raffmement urbainpantsula emprunté aux gangsters américains des années 1930 (L. Freed,1963: 123, 142, 144 & 146). L'appellation tsotsi, en sotho, désigneun pantalon en forme de tuyau de poêle57. Le gang des Russians est àl'origine composé de tailleurs de pantalons.

Le nom des skollles du Cap, lui, vient du hollandais schoelje("charognard'), un cri que lançaient les capitaines pour écarter lesmouettes et les colons pour chasser les vagabonds ou les mendiants (L.Frecd, 1963: 138-9). Les skollies apparaissent dès les années 1920,avec des bandes comme le Z Gang, les Red Cats ou les Black Cats quisont relayées dans les années 1940 par le Globe, les Jesters, les Sta­lags, les Yakkies, les Goofies, le Kettang, le Starlight ou les Mon­grels58. Ces gangsters s'affublent de ceintures voyantes sur le modèlede celles de la maison de correction de Porter et chaussent de longuesbottes pour, croient-ils, échapper plus vite à la police. ils ont leur pro­pre argot59. Les T-shirts reproduisent l'emblème du quartier et dIgang60.

Les voyous du Cap, contre-société bien organisée, ne consti­tuent pas de simples associations de malfaiteurs. Ce ne sont pas deszombies, ces clochards sans abri qui sont souvent des personnes âgéesou des infirmes ayant perdu leur famille. Certes ils trafiquent de la <to­gue, rackettent les shebeens et ne se mêlent pas aux mouvements d:libération. Mais ils sont les premiers à se battre contre la police. ils at­taquent le bourgeois de Hanover Street, Somerset Road ou Woodstocket se réfugient dans District 661 , Ils évoquent le banditisme décrit parE.l. Hobsbawm comme "une forme primitive de protestation socialeorganisée"(1966: 27). Sincères ou non, ils se justifient par la néces­sité de redistribuer aux pauvres et certains prétendent reverser aux misé­reux plus d'un tiers de leurs gains. il ne leur est pas difficile de trouverdes raisons politiques à leur existence de hors-la-loi. Il n'y a pas d:bandes à District 6 au début du siècle, quand patrouillent des policiersd'origine irlandaise démobilisés après la guerre des Boers. L'apparitiondu gangstérisme est une réponse directe à l'aggravation des conditions

57 Manqupu. W.S SWr 2212/1962.

58 Schoelrulll. Chns: District 6, the spirit of Kanala. Le Cap, Human & Rousseau,1994: 45-53.

59 McComUck, Kay: The Vemacular of District 6, ln Jeppie, S., 1990: 88-109.

60 Pinnock, Don: From Argie boys ta skolly gangsters: the lumpenproletariat chal­lenge of the street-corner annies in District 6, 1900-51, ln Saunders, c., 1983: III, 150; WoO­heim, 0.0.: The Cape Skolly. Race Relallons Journal 3/411950: 49.

61 Pinnock, Don, 1983, op. cit.: 152, P1nnock, Don' 1984; Pinnock, Don:Stone's Boys and the Making of Cape Flats Mafia, ln BOllOli, B, 1987: 418-35.

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de vie. A partir des années 1940, les bandes s'arment de gourdins, cèsacs de boulons, de lanières de cuir, de bâtons pointus, de pangas, cèfourches, de couteaux, de coup-de-poing américains, de chaînes et cèrevolvers. La suppression du service militaire et des Cape Corps en1946 leur fournit de nouvelles recrues alors que le chômage bat sonplein. Avec la répression policière, la dernière grande guerre de gangsdu District 6 a lieu en décembre 1951, entre le Globe et les Killers.

Le Globe, qw compte trois cents membres en 1948, est une or­ganisation très hiérarchisée, avec des grades de général, sergent ou sol­dat. Pour y entrer, il faut subir des épreuves d'initiation: tenir unecorde dans sa bouche tout en se bagarrant au couteau. Le premier quicrie lâche la corde et perd le combat. Le gang maintient l'ordre dans lequartier sans coopérer avec la police. Il attaque les riches, "protège" lescommerçants et vi t de la contrebande d'alcool et de marijuana. Face auxJesters, qui sont des immigrants issus des couches sociales les moinsfavorisées, les gangsters du Globe sont des citadins de souche plutôtaisés, indiens et musulmans62. Au centre du Globe se trouve la famillelsmail, dont un membre est conseiller municipal ...

Les bandes du Rand aussi sont intégrées au milieu social, admi­rées même. Elles fournissent des héros courageux dont le mérite est cès'enrichir aux dépens du Blanc. Leur argot, le tsotsllaal, devient la lan­gue de la culture ouvrière. A Sophiatown, "beaucoup de résidents nevivaient que du crime et du trafic de l'alcool", constate D. Copi an. DestaudiS marabl jaillit une nouvelle culture africaine synthétique, "pauvresur le plan matériel, mais d'une grande intensité sociale; hantée par lacriminalité et la violence, mais conviviale et autoprotectrice ; fière,éclatante de musique et d'écriture, débordantede personnalité, bouillon­nante de militantisme intellectuel et politique" (1992 : 221).

En 1951, Johannesburg compte 20.000 adolescents africains quine vont pas à l'école et n'ont pas de travail (f. Lodge, 1981: 120).Les banlieues blanches comme Jeppe, Mayfair, Bellevue ou Fordsburgont aussI leurs bandes, tels les Batmen et le Dip Gang. Les tripotsclandestins sont les repaires des "rats et des souris", ainsi qu'on sur­nomme les mauvaises graines de l'époque. La mode japonaise des ki­monos donne lieu à des geisha parties pendant les bals, où des demi­mondaines se déshabillent à moitié, tandis que des fêtes improvisées(come-as-you-are-parties) défient la morale victorienne (L. Frecd,1963 : 85-92).

62 Chez les Asiatiques, on renwntre aussi des gangs d'adultes à Kimberley dès lesannées 1870, el d'adolescents en 1906 au Cap Pinnock. Don, 1983. op cil.: 156

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Dans les banlieues noires, les Americans de Sophiatown for­ment le gang le plus important63 . fis sont menés par Kort Boy, un vé­téran de l'armée qui lance des attaques contre les magasins et dépouilleles convoyeurs de fonds quand ils vont chercherla paie des employés levendredi. Les Americans ont une branche à Alexandra, tout comme lesBerliners, qui sont aussi des soldats démobilisés ayant conservé leursarmes et avec qui ils s'associent d'ailleurs64. Les AlI Americans œNcwclare ne s'entendent pas avec les Co-operative Lads de la WestemNative Township, qui "travaillent" au terminus des bus. Des guerres œgangs opposent les Vultures et le Dead Man' s Gulch à Genniston. LesVultures rackettent les enfants riches et les commerçants indiens œSophiatown. Le Torch Gang est à Pimville et Orlando; les Fast Ele­ven et les Black Hawks, à Genniston. La bande à Otto vient de Mlam­lankunzi, un quartier d'Orlando. Celle de Maxie, un Métis, est spécia­lisée dans l'effraction des cabines téléphoniques à Coronationville (L.Freed, 1963: 109-123).

Certaines gangs ont un caractère ethnique prononcé. A New­clare, les Russians ma Rashea sont à l'origine composés de Sotho dlnord avec des Hlubi de Matatiele contre des Zoulous. A Pimville, lesSotho du sud, qui détroussent régulièrement le train nOS, fonnent lesJapanese. Ils se scindent en deux groupes à cause de rivalités histori­ques entre deux familles princières, les Matsieng du centre du Lesothoet les Matsupa de Ha Molapo au nord-est du Lesotho. Les premierss'établissent à Newclare ; les seconds, à Litenteng, un camp de Beno­ni, et Moroka, un bidonville de Sowet065.

Entre 1944 et 1949, les crimes avec violence augmentent œ20% à Johannesburg. D'abord un filou astucieux, le tsotsi devient unvéritable bandit dans les années 1950. Il s'attaque à sa propre commu­nauté. Les Blue Nines, par exemple, sont issus des cours à taudis œJohannesburg. Ils parlent le mensetoal ou flytoal (<< le langage futé»),un "verlan"compris d'eux seuls. Ils font peur parce qu'on ne peut leurappliquer aucune fonne de contrôle social. Contrairement aux amalaita,ils sont complètement coupés dela société africaine et ne vivent que œvols.

La dégradation est certaine après que les lois de ségrégation ra-

63 Drum sept. 1954; Nicol, Mike: A Good Looking Corpse. The World of Drom:Jazz and Gangsters, Hope and Defiance in the Townships of South Africa. Londres, Minerva,1995 402p.

64 Venables, LI. : Report on Crime in Johannesburg. Journal of RaCial A/faITS(Stellenbosch) vol.2, n02, janv. 1951: 5.

65 Guy, Jeff & Thabane, Motlatsi: The Ma-Rashea: A Participant's Perspecbve, ln

Bozzoli, B, 1987' 436-56.

253

ciale déracinent les communautés noires en banlieue. "Pour ceux quisont expulsés des taudis qui leurs étaient familiers, les nouvellestownships sont horriblement violentes", rapporte J. Iliffe (1987:265). Les meurtres y triplent entre 1960 et 1977. Lors du déménage­ment, les habitants de Sophiatown perdent leurs voisins et sont relogésdans des maisons individuelles. Cet environnement étranger développeun sentiment de méfiance et d'hostilité. L'atmoshère désolée des cités­dortoirs empêche toute identification aux lieux et ne favorise pas lacréation d'un "chez-soi". Au Cap, la reconstmction urbaine détmit desgangs comme le Globe mais en encourage d'autres. La bourgeoisie mé­tisse, expulsée de Mowbray, ne se sent guère en sécurité dans les CapeHats (J. Western, 1981 : 236).

L'enracinement social des œlinquants achève de se disloquer à lafaveur du soulèvement populaire contre l'apartheid dans les années1980 (G. Straker, 1992). Les jeunes des fermes du Cap, les boerejongs ou BJs, tournent mal. Envoyés à la maison de correction Porterde Tokyo dans le quartier de Tokai, ils sont chargés de "dealer"un peude cannabis garn. Les gosses des mes du Cap fuient leur maison et nevont pas à l'école66. Ils n'entretiennent même pas de liens avec lesgangs, qui eux gardent contact avec le milieu familial et exercent unfort contrôle social67. Des estimations parlent de 80.000 adolescentsdans des gangs au Cap, soit 5% de la population68. Les banlieues mé­tisses sont les plus touchées. Il y a les Americans ou les Fancy Boys àAtlantis et les Hard Livings à Manenberg, un quartier rebaptisé« Murdererberg» ou « KiB Me Quick Town». Sur l'ensemble desCape Hats, on dénombre 280 gangs en 1982, parmi lesquels les CapeTown Scorpions. les Mongrels, les Dixie Boys. les YumCats, lesNaughty Boys, les Vietnam Rats, les Terrible Schoolboys, les CobraKids, les Sexy Boys, les Sicilians, les Playboys, les Mafias et lesCrazy Cats. Chacun a ses règles, ses signes de reconnaissance, sa de­vise, son sigle ct son graffiti: BFK pour les Born Free Kids, JFKpour les Junky Fllllkies. S17 pour les Stalag Seventeens, Y$K pourles Young Scorpion Kids, Y$A pour les Young Americans, USA pour

66 Scharf, Wilfried, PoweU, Marlene & Thomas, Edgar: SlroUers-Street Children ofCape Town, ln Bwman, S, 1986: 262-87; Stone, G.L. : Culture and Deprivation among 10­wer-class uman Cape Coloureds in South Africa Groote Schuur Hospital, 1970.

67 Sur un échantillon de trois cents gosses des rues par exemple, seulement vingt ap­partiem,ent à un gang. Reed. D, 1994' 159: Burman, S., 1986: 265.

68 Pinnock. Don: Breaking the web: gangs and family structure in Cape Town, lnDaVIS, D., 1985: 21-33, Pinnock, Don: Stone's boys and the making of Cape Hals mafia, ln

Bozzoli, B, 1987: 418-35, Scharf, W.' The Resurgence of Urban Street Gangs and Commu­mty Responses m Cape Town during the late Eighties, ln Hansson, D. & van Zyl Smit, D.,1990

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les Ugly Americans, YOK pour les Young Organization Kids, NfKpour les Nice Time Kids, BSK pour les Back Street Kids, GTV pourles Genuine TV Kids, HL pour les Hard Livings, etc. Le gang le plusimportant, celui des Americans, a ainsi sa constitution, son président,son cabinet, une Maison Blanche et un slogan: In God we trust, Inmoney we believe (à l'inverse, la devise des Hard Livings est: RaJherwisdom than gold). ils comptent leur argent en dollars et leur étendardest évidemment le drapeau américain, tandis qu'en réaction celui œleurs opposants est l'Union Jack. Les membres de ces gangs se sur­nomment eux-mêmes les sand1rappers (les "trappeurs du sable') }E"l:e

que le quartier n'est rien d'autre qu'un vaste "bac à sable" (D. Reed,1994: 139-63). S'ils défendentun territoire l'arme à la main afm d'enexploiter les ressources, ils n'ont plus le caractèrepolitique d'antan (D.Pinnock, 1984: 3,4 & 62). Le gang des Terrible Josters, reconnais­sable à son tatouage 'TI" sur l'épaule, entretient de bons rapports avecles forces de l'ordre, à qui il sert d'informateur>9.

Au milieu des années 1970, Soweto est pareillement infestée cCbandes comme les Big Fives, les Haizels, les Fast Guns, les Vikingsou les Varados. En 1972, la police y recense chaque week-end 15 meur­tres et 80 attaques à main année70. Les cambriolages Jwusa housa (œl'anglais house) sont très fréquents. La culture de rue mapantsula, uku­tabalaza, uguphanda ou ugucrivula est fondée sur la débrouillardise (S.Mokoena, 1991 : 3). Ces bandes utilisent d'abord la ruse plus que laviolence. Grâce à un albinos, le Wire Gang imite la police pour entrerchez les gens et il utilise du fil de fer pour les ligoter, ainsi que sonnom l'indique71 . Mais à la fin des années 1980, des gangsters commeMakhusha, Jeff Brown et Morambula prennent le relais et se font con­naître à cause de leur brutalité72. Avec leur argot ischamtho, ils for­ment des bandes célèbres telles que les Jackrollers à Diepkloof, lesAmajapan à Pimville, les Amaninja à Emdeni-Zola, les Mfezane àRockville ou la Zebra Force à Meadowlandset Killarney.

La ville met ainsi en exergue la fragilité de la jeunesse et la fa­cilité de sa dérive vers la délinquance, voire le banditisme armé. Le

69 Scharf, Wilfned' Shebcens in the Cape Peninsu1a, ln Davis, D., 1985: 97-105.

70 Wilson. Francis: Southem Africa, ln Crowder, Michael: The Cambridge History ofAfrica. Cambridge, 1984: VIII, 309

71 Rand DaI/Y MaIl 2315/1982 ; &ouart-Siad, Patrick: Afrique du Sud, Blanc hono­raire. Paris, Ramsay. 1985: 251

72 Mokocna, S., 1991: 13 & 24; Star 20110/1994.

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problème présente une dimension sociale qui est bien spécifique au mi­lieu urbain.

256

Chapitre 12

LES CONFLITS TERRITORIAUX

Avec la délinquance et sur fond de compétition politique, lesvilles d'Afrique du Sud et du Nigeria connaissent des guerres de quar­tiers, des batailles de rues et des affrontements pour le contrôle desprincipaux axes routiers. Le ghetto, la route et les litiges fonciers met­tent en valeur des notions de territoire et de frontière. S' y ajoute uneopposition ville-banlieue et/ou autochtones-migrants qui se déclineavec de nombreuses variantes: Haoussa du birnin contre étrangers desnouveaux quartiers waje à Kano, avec en prime le clivage entre la terre

de paix dmal-islam et la terre de conquête dm al-harb des païens ; au­tochtones de Lagos Island submergés par les migrants d'une périphérieautrefois sous contrôle de la région Ouest; Okrika du Port Harcourtcolonial contre Ikwerre des banlieues rumue; quartiers d'affaires CBDdes Blancs d'Afrique du Sud par opposition aux townships et aux bi­donvilles des Noirs, etc.

LE GHETTO

La township est le ghetto des populations de couleur dans lesystème sud-africain. A l'inverse, elle est le quartier européen et nonafricain du Nigeria colonial d'après une ordonnance de 1917. Le ghettose définit d'après son territoire et à travers la solidarité de ses habitants.D' abord quartier de résidence forcée des Juifs à Venise puis, par exten­sion, lieu où une communauté vit séparéedu reste de la population, ilpeut être le produit d'une ségrégation de jure, comme en Afrique dJSud, ou le résultat d'un processus social de facto, quandles musulmanssur la côte à dominante chrétienne du Nigeria se rassemblent d'el1X­mêmes dans des sortes de caravansérails, les zongo. La différenciation

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spatiale traduit la présence de "l'étranger". Elle est porteuse de violen­ces sectaires.

Le ghetto noir sud-africain se rapproche du cas américain, à ladifférence qu' il a été plus codifié l . Les principes qu'appliquent les ur·banisles de Durban en 1951 définissent le ghetto idéal en terre

d'apartheid: il est séparé de la ville par des zones-tampon qui découra­gent les contacts entre les races en dehors du quartier des affaires et ~la ceinture industrielle; il a accès directement aux lieux de travail sansavoir à traverser d'autres zones résidentielles, quitte à ce que les usinessoient dispersées; il doit être conçu en fonction des besoins de la villeblanche et prévu pour pouvoir s'agrandir sans avoir à déménager leshabi tants ; il prend en compte la topographie de l'espace urbain et estgéré par une administration autonome (1. Western 1981 : 88-9).

La théorie de la friction vise à réduire au strict nécessaire lescontacts entre races. Formulée par l'idéologue de l'apartheid, HendrikVeIWocrd, elle s'inspire de ces digues que les Hollandais construisirentcontre les inondations oorstroommg pour repousser les assauts de lamer. En l'occurrence, la stratégie sud-africaine de containment vise àrepousser le péril noir swart gevaar et trouve ses racines en 1905 lors­que le ministre britannique des « affaires indigènes», Godfrey Lagden,établit des réserves. A l'intérieur même du ghetto noir, le zonage eth­nique vise à diviser pour mieux régner, ce qui aboutit parfois à des af­frontements tribaux2.

Nourri de cette théorie de la friction, le rapport gouvernementalErika Theron après les événements de Soweto en 1976 admet néan­moins que le développement séparé des races éveille le sens ~

l'injustice et dégrade les relations sociales intercommunautaires3. Uneautre commission gouvernementale soulignait déjà que l'enfermementdes Noirs dans des compounds pour célibataires avait beaucoup contri­bué aux émeutes de Durban en 194~. Avec le Group Areas Act, lesdéplacements de population ont eu pour effet d'éroder les solidarités,d'affaiblir la supervision parentale sur les enfants, de perturber la vie

1 Body-Gendrot. Sophie . Conlùls de pouvoir dans Jes villes américaines en crise :l'émergence des minorités Paris, lEP, thèse de doctorat, [984.

2 Phimister, [an & van Onselen. Charles : The Political Economy of Tribal Animosi­ty : A Case SlUdy of the 1929 Bulawayo Location "Factions Fight". 10llrluli of SOlllhemAfr.can SIIld.es vol.6, n" 1. 1979 : (-43

3 Van der Horst, S.T : The Theron Commission Report. Johannesburg, SAIRR,1976 . 62 , Gordon, L. A survey of race relations in South Africa. Johannesburg, SAIRR,1979 : 393.

4 Report of the Commission of Enquiry into the Riots of Durban. UG36/1949 : 20.

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sociale en milieu urbain, de rallonger le temps passé dans les trans­ports publics pour se rendre à son travail et, en fin de compte,d'augmenter 1es taux de criminalité5.

L 'hostel

A l'intérieur des townships, le foyer de travailleurs, ou hoste/,est un dortoir réservé aux célibataires. En 1991 selon le SAIRR, envi­ron un million de Noirs habitent dans des logements de ce typé.Ceux-ci sont les héritiers des compounds miniers de la fin du XIXèmesiècle, eux-mêmes inspirés des maisons de redressement de la De Bœrs,qui employait des détenus de la colonie du Cap. Après la secondeguerre mondiale et du fait de la pénurie de main d'oeuvre, le patron œl'Anglo-American, Ernest Oppenheimer, s'est engagé à loger avecleurs familles 10% des travailleurs noirs sud-africains. Mais en 1970, àpeine 1% de ceux-ci vivaient de façon permanente sur le site des minesd'oc7 . Si le nombre de logements familiaux construits par l'Anglo­American passait de 876 à 2.653 entre 1975 et 1980, aucune autrecompagnie n'arrivait à atteindre le ratio de 3% recommandé par le gou­vernement et la commission Du Randt sur la violence dans les mines.La situation a un peu changé avec les grandes grèves de la NationalUnion of Mineworkers au début des années 1980, quand le patronats'est rendu compte que la concentration de population facilitait le tra­vail des syndicats8 . Malgré cela, seulement 1,1 % des travailleurs noirsde l'Anglo-American avaient pu bénéficier de contrats de location-ventepour leur logement en 19899.

En ville, et à la différence des compounds miniers, les hostelssont gérés par les municipalités plutôt que par les employeurs la. Sur411 hostels recensés par le HSRC en 1993, 214 dépendent des provin-

5 We.tem. John The Geography of urban .ocial control : Group Areas and the1976 and 1980 CIvil unre.t ln Cape Town. zn Smith. D.M.• 1982 : 227.

6 Le. e.timatlOns varient enlre 308.345. 529.784 et 604.000 lits et entre 220 et 411foyers Race RelatIOns Survey. 1992 . 354.

7 Wil.on, F. Labour in the South African Gold Mine•. Cambridge. Cambridge Uni·versity Press, 1972

8 Crush, J . Jeeve•. A. & Yudelman, D. : South Mrica'. Labor Empire. A H1story ofBlack Migrancy to the gold mine•. San Francisco, We.tview Pre••, 1991.

9 Wentzel, Marie . "Historical origins of ho.tels in South Africa : Migrant Laboursand compound.... zn Minaar. A., 1993 (a) : 1-9.

la La mumclpalité de Paarl par exemple. qui vil de l'industrie agro-alimentaire et a he­.om de travailleurs .aisonniers l'été. construit un ho.lel à Mbekweni en 1951 : quatre bloc. demaisons dont chaque chambre abrite six honunes, avec sanitaires et cuistnes collectifs. Lodge,Tom: The Paarl1nsurrection, zn Saunders. C., 1984 : n. 177-210

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ces ou des municipalités et 197 appartiennent à des compagnies privées(A. Minnaar, 1993 : 64). Leurs habitants n'ont pas nécessairement lemême emploi du temps et le même employeur. Leur différenciationtribale ne relève pas de dispositions concertées. Pour les autorités,\'ethnicité ne commande pas la résidence, contrairement aux mm­pounds nùniers jusque dans les années 1970. C'est à cause de leursliens ruraux très forts que les Zoulous en ville ont préféré rester dansles foyers pour célibataires alors que les Xhosa se sont mieux intégrésà la vie urbaine 11. Le système de tenure en pays zoulou oblige en effetle migrant à maintenir sur place sa famille pour ne pas perdre ses droitsfonciers. Sinon, les terres laissées vacantes sont redistnbuées.

D'où une assimilation des hostels à \'Inkatha, renforcée par lacoupure physique qui les sépare des townships plutôt pro-ANC. Lesfoyers, qui évoquent des camps de concentration aux allures de forte­resse, découragenttout contact avec l'extérieur. Leurs habitants ont lesentiment d'être des parias et restreignent leurs relations sociales auxsquatters les plus pauvres qui conservent de fortes attaches rurales (L.Segal, 1991). Ils sont exclus de la scène politique et rejetés par lesjeunes des townships, qui les dédaignent. Les militants de l'ANC neleur demandent pas leur avis pour imposer un boycott des loyers (A.Minnaar, 1993: 64).

Le conflit autour des hostels prend toute son ampleur avec lacompétition politique au début des années 1990. Il eXIstait des précé­dents, comme ces affrontements de septembre 1957, qui fIrent 33morts entre les Zoulous de l'hostel de Dube et les Sotho de Meadow­lands, ou ces épreuves de force de l'hiver 1976, quand les jeunes œSoweto voulurent forcer les occupants des foyers à faire grève 12. Latransformation des hostels en bases paramilitaires, du fait de leur appa­rence de casernes, a toujours été tentante, et pas seulement pourl'Inkatha, puisqu'à Mbekweni en novembre 1962, ce sont 250 poqo duPAC qui sont allés hbérer des prisonniers retenus au commissariat œPaarl et piller \' armurerie du lieu après avoir tué un employé municipalaccusé d'informerla police et avoir perdu trois hommes lors d'une atta­que contre les forces de l'ordre13 .

1t Morns. Mike & Hindson. Doug . Polittcal VIOlence and Urban Reconstruction inSouth Afnca. Université du Cap. Econonuc Trends and Research Group. Wooong paper n03.1990 . 9.

12 Dans les compounds mime",. on note de pareils affrontements dès 1897 : Sothocontre Shangaan en 1913. Pondo ct Xhosa contre ressortissants du Nyassaland en 1935. etc.

13 Lodge. Tom: The Paarllnsurrection. ln Saunde",. C. 1984 : Il, 177-210.

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La violence de la "guerre du Reef" en juillet 1990 ne surprendpas moins. En dix jours à la mi-août, les affrontements font 500 mortset 3.000 blessés dans les banlieues-est de Johannesburg: Tokoza, Vo­sloorus, Duduza, Katlehong, Wattville, Tembisa, Daveyton et Kwa­Thema (G. Simpson, 1991 : 19). De juillet 1990 à avril 1992,l'IBIIRrecense 261 affrontements autour des hostcls du Reef et 1.207 victi­mes; le conflit déborde sur les voies de chemin de fer qui longent lesfoyers, avec 23 attaques de trains et 23 morts pendant la même pé­riode 14. A l'approche des élections de 1994, on assiste à une recrudes­cence des affrontements de ce type: un record de 141 morts en cinqjours pendant le mois d'août 1993 et de 500 au cours du mois et:juillet15.

Le Transvaal, parce que s'y concentrent les activités économi­ques du pays, est l'épicentre des violences liées aux hostcls. Le HSRCy recense 153 foyers de travailleurs en 1993, contre 162 dans la pro­vince du Cap, 68 dans l'OFS et 28 dans le Natal (A. Minnaar, 1993b : 64). Le Natal, qui compte peu de foyers, est relativement épargnécar l'environnement zoulou et les liens ruraux des citadins diminuentl'intensité des clivages. La moitié des hostcls du Grand Durban ~n­dent d'ailleurs du KwaZulu (26000 des 52 000 occupants), les autresétant gérés par la province et une minorité par des compagnies privées(4560 lits). À Durban même, seul le foyer de SJ. Smith connaît et:graves problèmes, d'abord contre la "commune libre" de Lamontvillequi refuse d'être incorporée au KwaZulu en 1984, puis contre les civicsd'Umlazien 1985.

Sur le Rand, les célibataires des hostcls veulent gagner et:l'argent en ville pour retourner ensuite au village, tandis que les fa­milles de squatters sont prêtes à dépenser sur place une partie de leurfaible revenu pour améliorer l'habitat. Les occupants des hostels nes'opposent donc pas qu'aux jeunes des townships mais aussi aux squat­ters de Phola Park en mars 1990, Zonkesizwe en novembre 1990 ouSwanieville en mai 1991. A Soweto, les clivages avec les bidonvillessont similaires: foyer de Merafi contre habitants de Naledi Extensionen septembre 1990 (4 morts), de Nanceficld contre Klipspruit en avril1991 (4 morts), de Jabulani contre Jabavu et Mshenguville en septem­bre 1991 (6 morts). A Tokoza, petite township établie dans la zone in­dustrielle d'Alrode à Alberton, les affrontements sont redoutables car

14 Olivier, Johan L. : Politieal Conniet in South Mrica A Resouree MobilIsationApproach. In Bekker, 5., 1992 . Il.

15 Libération 5/811993 : 16 ; Le Monde 31811993 : 6.

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les camps de squatters comme Phola Park, Holomisa Park, MandelaPark, Crossroads et Zonkesizwe ont proliféré à cause de la crise du lo­gement. Les Xhosa ont préféré quitter les hostels pour s'installer enfamille dans les campements de squatters, à la différence des Zoulous.La différenciation ethnique, puis politique, s'est ajoutée au critère de larésidence16. Les divergences culturelles, par exemple à propos des ri­tuels de circoncision qui marquaient le passage à l'âge adulte, ont ac­centué l'antagonisme.

Avec cela interfère le banditisme. L'abolition de l' mflux controls'est accompagnée d'un relâchement du contrôle municipal et policiersur les hostels. Le surpeuplement, le chômage ct la prostitution ontfait1curapparition. Le massacre de janvier 1991 à Sebokeng s'est pro­duit pendant l'enterrement d'un militant de l'ANC qui avait mené unecampagne contre la criminalité. il est probable qu'un gang local, le Fi­ve Star, a inspiré l'attaque des travailleurs de l'Inkatha (D. Everatt,1992). Le massacre de juillet 1993 à Tembisa, une banlieue en majori­té favorable à l'ANC, a été perpétré par deux cents Zoulous dont lefoyer de Vusimuzi servait de base à un gang, les Toasters, chassé pardes partisans de Mandela et venu chercher protection auprès d:l' Inkatha.

L' ANC réclame aujourd'hui que les hostels soient évacués pourfaire place à ses mI1i tants en exil de retour au pays, qui seraient jusqu'à60.000 (A. Minnaar, 1993 b: 65). La transformation des foyers enHLM pour familles permettrait, selon les habitants des townships en­vironnantes, d'intégrer les travailleurs ruraux aux banlieues et de ré­duire les confrontatIons. Mais la South Africau Hostcl Dwellers Asso­ciation, fondée en septembre 1990 par des officiels de l'Inkatha, s'yoppose. Elle change d'ailleurs son nom en Hostel Residents Associa­tion pour montrer que ses membres ne sont pas de simples "occupants"mais bien des "habitants" à part entière. D'après un sondage dans leshostcls de la municipalité de Johannesburg, sewemellt 30% des per­sonnes concernées expriment l'envie de vivre en famille, la majoritépréférant continuer à se loger en dortoir parce que ça leur coûte moinscher que de louer une chambrel7. Lorsqu'il y a cohabitation, les cétiba­urnes se plaignent de ce que1es familles utilisent leurs sanitaires et les

16 Lawye... for lIuman Righls : Phola Park, 10-13/9/1990 as Wimessed by the Resi­dents. Johannesburg. 1990 13. Commission Go!dstone : Report Into the VlOlence at To·koza. Pretoria, 17/11/1992 64p

17 Le Natal confirme sa spécificité. A Durban, un autre sondage montre que la moibédes céhbataires mterrogés dans les hostels souhaitent vivre en faoulle dans une maIson detownship. Race Relations ""rvey, 1992 354; Zulu, Paulus . "Hoste!s in the Greater DurbanRegion A case study of the Kwa Mashu and Umlazi lhoslels", zn Minaar, A., 1993 (a) : 94.

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familles reprochent aux œlibataires de courir après les jeunes ftlles l8.

Les parties réservées aux couples continuent d'être appelées "les cham­bres à quatorzejours" en référenceà la réglementation de l'apartheid quine donnait droit aux épouses légitimes qu'à deux semaines de visite paran, les obligeant à calquer leur fécondité sur ce rythme...

Le saho et le zongo

Au Nigeria, les ghettos résultent peu d'une volonté coloniale œségrégation urbaine19. Ils reflètent plutôt des clivages ethniques, c0rpo­

ratistes ou commerciaux (A. Cohen, 1969: 184). Camps réservés auxcommerçants musulmans et parfois plus peuplés que l'agglomérationoù ils se trouvent, les zongo datentd'avantla colonisation20. A Kano,les mendiants et les infirmes habitent traditionnellement des quartiers àpart. A Ibadan, Haoussa et Yorouba vivent séparés de leur plein gré etnon par la volonté du colonisateur21 . La création par les autorités c0­

loniales d'un quartier haoussa en 1917 est la reconnaissance d'un faitaccompli. Le Sabo d'Ibadan, diminutif de sabon gari ('nouvelle ville"en peul), perd son statut en 1952, quandle groupe Action et le NCNCproclament l'abolition des ghettos ethniques et l'égalité de toutes lescomposantes de la population.

Les séparations spatiales dans les villes du sud semblent moinsprononcées que dans le nord. En dehors des clivages ethniques, les df­férenciations sociale et résidentielle suivent surtout les prix œsloyers; les salariés des banlieues populaires se fournissent auprès œspetits commerces de rues tandis que la bourgeoisie se ravitaille dans lessupermarchés (R. Cohen, 1974: 249). Dans les bourgs ruraux du sud­est, il n'existe pas de tradition architecturale comme celle de l'enceintede la vieille ville haoussa. Les quartiers de Port Harcourt sont assezmélangés. Une loi de 1956 supprime en pays ibo la catégorie des àsu,ces esclaves des dieux constitués en caste intouchable et souvent muti­lés de force afin d'empêcher leur fuite. A notre connaissance, il n' y a

18 Payze. Cathanne & Keith. Trevor' Like Fish ill a Till. IndlCtl/or SA vol.10, n02.1993 69.

19 Construit au début du SIècle pour les esclaves affranchis dans le quartier de Maifo­ni il Maiduguri. le "village de la hberté" est une e.ception ambiguë.

20 Steel. R W The Towns of Tropical Afnca, ln Harbour, K.M. & Prothero. R.M, :Blsays on African Population. Londres. Routledge & Kegan Paul, 1961 : 273.

21 Les Ijebu, un sous-groupe yorouba. sont mieux intégrés a10l'll qu'ils ne sont pasoriglDalfes d'Ibadan mais que leur spécialisation éconoRÙque diffère moins. Cohen, A. : TheHausa. ln Lloyd, PC., 1969 . 117ss . MabogunJe, AL: The Ijebu. In Lloyd, pc., 1969 :85-95.

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pas dans la région Est de violences sectaires qui soient franchementmarquées par des phénomènes de ségrégation résidentielle comme enpays yorouba et, surtout, haoussa22.

Les émeutes de Jos en 1945 sont, selon L. Plotnicov, les pre­mières du genre en milieu urbain (1971). Elles mettent aux prises lesHaoussa, qui constituent la majorité de la population, et le ghetto ibodans le quartier musulman. Les affrontements font deux morts à partird'une banale dispute entre deux vendeurs de patates sur un marché. Ilss'inscrivent dans un contexte de grève générale et de dépression écono­mique après la seconde guerre mondiale. Les Haoussa se sentent mena­cés par la montée en force des partis du Sud tandis que les Ibo repro­chent aux Britanniques de les harceler à cause de leurs revendicationsnationalistes: ils n'ont plus droit d' organiserdes processions religieu­ses à Noël et pour le Nouvel An, sous peine d'amendes, et ils sontméprisés par les Haoussa, qui les traitent de cannibales nyamiri. Ùl

création ex nihilo de Jos a facilité la partition ethnique de la ville.Les ghettos dans les villes du nord à dominante musulmane,

tels le Sabon Gari de Kano, le Tudun Wadade Zaria ou le quartier ci:Làlemi à Bida, sont plus affirmés. Tandis qu'à Ibadan ce sont lesHaoussa eux-mêmes qui se regroupent ensemble, à Kano en 1912 œsont les émirs qui interdisent aux non-musulmans de vivre dans lavieille ville. Les densités de population du blrnin de Kano n'en sontpas moins similaires à celles de la périphérie, où logent les ressortis­sants du sud (B. Trevallion, 1966). Au contraire à Zaria, on observedes densités jusqu'à six fois plus fortes dans les quartiers d'immigrantsque dans la vieille ville. Le Tudun Wada de Zaria, qui date d' avant lacolonisation, accueille les ethnies non-haoussa du nord. Le Sabon Gariest réservé aux Ibo, qui le peuplent à 60% avant l'exode de 1966, con­tre 1% seulement de Haoussa23

Le colonisateur a certes son mot à dire. Lugard était persuadéque la pathologie belliqueuse des Yorouba allait corrompre les Haous­sa-Peuls et leur apprendre à défier les Européens24. Les rapports desmissionnaires qui avaient vu de près les guerres fratricides de l'empired'Oyo au XIXème siècle décrivaient les Yorouba comme une popula-

22 Les violences entre Efik el Ibo à Calabar en 1946 sonl de nature ethnique, mais lephénomèoe du ghello en moins. Post, K W.J. & Vickers, M. : Structure and Conflict in Nige­ria. 1960-66. Londres. Heinemann, 1973 31.

23 Bedawi, H.Y : Variation in residential space standards in Zaria. Savanna volS,n·l. Jwn 1976 - 75-8. VOIr aussi Schwerdtfeger, F.W. : Traditional Housing in African Ci·ties : a comparative study of houses in Zaria, Ibadan & Marrakech. Chichester. John Wlley.1982. 480p.

24 Lugard, F D . Annual Report for 1900-1901 : 20.

264

tion "possédée par l'esprit du démon et sujette à des troubles psychi­ques''25. A Kano, les Britanniques ont poussé à l'établissement d'unSabon Gari : en 1914, ils en expulsaient les musulmans, qu'ils dépla­çaient à Tudun Wada(C.N. Ubah, 1982 ; E. Osaghae, 1994: 32). Se­lon le professeur E. Ayandele, le premier resident britannique de Kano,c.L. Temple, avait "une interprétation de l' islam beaucoup plus rigideque les émirs eux-mêmes''26! Le colonisateur, qui tablait surl'oligarchie musulmane, avait une vision sélective des bienfaits de lacivilisation. Selon les auteurs de l'époque, l'indirect nde, pour être ef­ficace, devait "éduquerpar le haut, et non par le bas comme dans le suddu Nigeria''27. Dans son discours d'inauguration du collège de Katsinaen mars 1922, le gouverneur Hugh Clifford estimait qu'il s'agissait œ"former les jeunes mahométans de bonne famille et leur apprendre àbien pratiquer l'islam".

D'après l'ordonnance de 1917 sur les townships, les seuls Noirsadmis dans les quartiers européens étaient les domestiques et les fonc­tionnaires du gouvernement, essentiellement les employés des prisons,de la police ou des chemins de fer. Ces enclaves blanches échappaientaux tribunaux coutumiers de la native authority. Le quartier des affairesde Kano a par exemple servi de zone-tampon entre les Nordistes et lesSudistes, entre les autochtones et les Européens, Libanais inclus (J.N.Paden, 1971: 124). Ainsi que le disait un responsable britannique œl'urbanisme à Kano, "deux civilisations se sont littéralement dévelop­pées côte à côte''28.

Les batailles de (plaques de) rues

Le ghetto est un phénomène urbain, hormis peut être le campde réfugiés à la campagne. Pour leur part, des quartiers d' apparenceplusnormale peuvent aussi prendre une dimension patrimoniale qui leurdonne un sens collectif. Les conflits symboliques à propos des nomsde rues ou de bâtiments révèlent alors des identités territoriales bien ci­tadines.

25 Ayandcle, E.A. : The Yoruba Civil Wars and the DahOlman Confrontation, ln

Ayandele, E A. Nigerian Histonca! Studies. Londres, Frank Cass, 1979 : 43.

26 Ayandele, E.A.. The Missionary Factor ID Modem Nigena, 1842-1914. NewYork, Hwnanities Press, 1966 . 139.

27 Currie, James : 1ndIrect Rule and Education in Africa. Unrted Empire nov. 1932 .64, elté ln Whitaker, c.S : Poli tics of Tradition. New Jersey, Princeton University Press, 1970.

28 BaU, D.R . Vers un plan pour Kano. Nairobi, Conférence interafricaine sur le lo­gement et l'urbanisation, 2ème session, 1959 : 14.

265

II existe, il est vrai, une tendance qui n'a rien de fondamentale­ment urbaine et qui consiste à affitmerles identités ethniques en reven­diquant un nom originel ou une nouvelle orthographe par opposition àceux imposés par le colonisateur ou les groupes dominants. Ainsi auNigeria des Obolo qui refusent le nom d'Andoni donné par les Britan­niques en référence à Dony Town, des Ijaw (ou Ijo) qui arguent œl'existence d'une nation izon, des Igbo qui rejettent l'orthographe Ibo,des Gwari qui préfèrent qu'on les appelle Gbagyi et des Joukoun (ouWagan) qualifiés de Kwararafaou Kororofa par les Haoussa. Les qœs­tions linguistiques peuvent d'ailleurs prendre une tournure violente.Mais contrairement à la Grèce vis à vis de la Macédoine, les Edo dJNigeria n'en ont jamais voulu à la république du Dahomey d'avoir prisen 1975 le nom de leur vieux royawne de Benin. Après les indépendan­ces, les pouvoirs africains ont en effet cherché à se démarquer du colo­nisateur en changeant le nom des États (Bénin, Burkina, Zaïre, Ghana,Mali, Botswana, Tanzanie, Zambie, Zimbabwe, Centrafrique) et des

capitales (N'djaménaà Fort Lamy, Maputo à Lourenço Marques, Kin­shasa à Léopoldville, Malabo à Santa Isabel, Banjul à Bathurst, Harareà Salisbury). Le nom d'Abuja, la nouvelle capitale fédérale du Nigeria,vient d'une bourgade voisine, Suleja, mais aurait pu être celui d'tmerivière locale, Gutara, si le choix du comité du juge Owen Fiebai en1978 avait été respecté. Après les élections d' avril 1994 en RSA, il estquestion de changer les noms des villes. Bloemfontein deviendraitMangaung ('1e lieu du guépard') ; Durban, Thekwini ; Pretoria, ePi­toli ou Tshwane ('1e lieu des singes") ; Le Cap, eKapa; Port Biza­beth, Ibhayi (en xhosa) ; Johannesburg, eGoli ('1a cité de l'or') ouGauteng (en sotho); Maritzburg, eMgungundlovu (d'après le vieuxpalais du roi Dingaan brûlé par les Boers en 1838), etc29. L'enjeu na­tional est tel qu'au Nigeria, le décret n046 de 1989 a créé un Comiténational de géographie pour fixer les toponymies controversées. Un œ,.cret de 1975 a substitué le nom de golfe de Bonny à celui de golfe dJBiafra.

En ville, la dénomination des rues transcrit parfois des conflitsfonciers. A Port Harcourt, l'establishment ibo, qui contrôle la villedans les années 1960, rebaptise ainsi les rues du nom de personnalitésdu NCNe. La défaite biafraise remet cette situation en cause. Lesnoms ibo des rues, dans les quartiers chics d'Amadi Rat et de ForcesAvenue en particulier, cèdent la place à la toponymie vernaculaire. Laquestion oppose alors les deux minorités autochtones okrika ct diobu

29 Star 9/5/1994

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qui revendiquent un droit du sol. Les Okrika prétendent que les Diobuont abusé de leurs positions au conseil municipal pour rebaptiser lesrues de noms à leur convenance. La gare routière de Leventis, sousl'échangeur routier, est devenue Abali Motor Park; la route d'ImamaAmepakabo, Eastern By-pass. Un chef okrika remarque que ''Borokiri,dans le vieux Port Harcourt, a beau être habité à 90% {ID" les Okrika,des lieux comme Olumogbogbo et Bisiekalama sont maintenant appe­lés Reclamation Layout et New Layout. La zone industrielle de Trans­Amadi aussi était okrika : on y trouvait les villages d' Azuabie, Okuru,Mesiba, Somiari et Okwukalama"30.

La toponymie vernaculaire serait bafouée afin de nier les droitsfonciers des autochtones. C'est dans ce sens qu'il faudrait interpréter lechangement du nom de la première raffinerie du Nigeria, Okrika-Eleme,en faveur d'Alesa-Eleme, l'appellation du port d'Onne sur des lieuxokrika, Ogu ou Ikpokiri, et le choix de Nchia comme chef-lieu de col­lectivité locale au détriment de la ville d'Okrika, alors que celle-ciconstituait plus de la moitié de la population de la juridiction31 . De­puis, les notables okrika se sont empressés d'affirmer leur implanta­tion historique dans les quartiers lagunaires du sud de Port Harcourt:Olomu, Ibikiri et Firisika à Marine Base, Wakirike, Amatari et Ibidokisur Okrika Waterside(ou Sekeni-ama), Ibiapu, Yikabo et Okujagu surOgu/Okujagu Waterfront (ou Abo-ama), Ala ct Deinma sur EnuguStreet, Setari ct Tarikoro à l'emplacement de l'école secondaire baptiste(Igbikiseikalama-ama), Tamunoimama sur Ndoki Street, Jeinyebari­miema sur Orupolo Waterfront, dont le nom viendrait d'une boîte œnuit, Kaladakiri sur Captain Amangala Street (ou Alase-ama),Amagboripipi sur les rues Bishop Johnson ct Ibadan, Fe sur CreekRoad, Olomuogbogbo à Borikiri, Fibcresima-ama (Ikpukulubie), Nge­ri-ama ct 19ukiri32.

La dispute a même donné lieu à une véritable bataille de graffi­tis avant les affrontements entre Ogoni ct Okrika qui ont fait WlC

soixantaine de morts en décembre 1993, événements dans lesquels leporte-parole des Okrika a voulu voir une manipulation des ennemis sé­culaires diobu. Les Ogoni ont été accusés d'avoir remplacé les JIDl­neaux indicateurs par des noms de leurs villages ou de leurs leaders,

30 Agboeze. AInaech•. Port Harcourt· War Over Ownersmp. Newswave 16/3/1990.

31 Ogan. Charles UnitY of a People . Search for Peace in Okrika. Rivers Slale, Nige>­ria. Port Harcourt. C Ogan, 1988 . 45-7.

32 Memorandum submined on 6th January. 1994, by the cmefs and people of Oknkaclan 10 the comnùssion of inquiry inlo the disturbances al Ihe waler-fronls in Port Harcourt: 1­3.

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tels que Gwara Waterfront, Gokana-tuka et Ken-Sara33 . Cela leur aurnitpermis de revendiquer un droit de propriété à la faveur de certificatsd'occupation temporaires accordés avec un peu trop de laxisme. Il fautdire que les bidonvilles de Port Harcourt comme Okrika, Abonnema,Bonny, Brass et Nembe tirent souvent leur nom de l'origine de leurshabitants.

L'enjeu toponymique et patrimoniale n'est pourtant pas tou­jours évident et révélateur des identités citadines. Ce type de querellepeut se produire en milieu rural. Ainsi du litige frontalier entre l'Étatdu Rivers, dont Port Harcourt est la capitale, et celui du Cross River,actuel Akwa Ibom à dominante ibibio. De nombreuses pétitions œl'Union Ibibio réclamaient le nom vernaculaire d'Ibekwe pour Opobo,une île de la rivière Ikot Abasi qui avait été occupée en 1879 par unancien esclave autoproclamé roi, Jaja. En 1979, le gouverneur militairedu Cross River, le capitaine M.A.B. Elegbede, a concédé au RiversState le tenitoire disputé, rebaptisé Ikot Abasi pour la circonstance34.

A Kano, la toponymie informelle des Haoussa n'est pas écrite.Face au Rimi Market, le marché kroda, par exemple, est une transcrip­tion de crowd ("foule'). Les ruelles de la vieille ville musulmane neportent pas de noms, à la différence du quartier à angles droits des chré­tiens du sud, le Sabon Gari. Là, le nom des voies fait référenceaux vil­les d'origine des migrants, qui ne sont pas tous ibo: rues de Warri, œBenin, d'Abéokuta, des Yorouba, d' Aba, de Nnewi, etc.

La plupart des villes africaines n'ont ni plaques de rues ni ca\as­tres ; les jalons sont ailleurs. Le romancieflbo C. Achebe se moquaitjustement des rues qui portaient le nom d'obscurs conseillers munici­paux ou de petits chefs locaux35 De mêmc en ce qui concerne d'autresrepères urbains. La symbolique du renversement de la statue de Léninelors du printemps démocratique en Europe de l'Est aurait pu avoir qœl­qu'écho dans des sociétés africaines où la destruction des totems par lesmissionaires avait déjà eu une portée considérable. Au Gabon, Bongo afait déboulonner ses statues de façon préventive. Au Togo, la statued'un Eyadéma moins malin a été renversée par les manifestants de Kpa­limé, En Erythrée, la statue de Hailé Sélassié dans le port de Massoua

33 TeI/311111994 16, The AjTlcan Guardzan 31/111994 .8; Memorandumsubnutted by the Port Harcourt Aborigines (Walurike) in Port Harcourt Local Government Areato the commission of inquiry mto the communal clashes in the polos of Captain Amangala.Orupolo, Baptist/rmugu, B.shop Johnsonllbadan Waterfronts and the burrung of Creek RoadAbo-ama/Sekeni-ama Market, Port Harcourt, 6/111994 : 8.

14 .- Udoma, Udo The Slory of the Ib,blO Urnon Ibadan, Spectnun, 1987 252-7.

35 Achebe, Chinua : Le Démagogue. Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1977 .84.

268

n'avait bizarrement pas été enlevée après la révolution de 1974. A Mo­gadiscio pendant la guerre, la statue de Mohammed Abdille Hassan, fi­gure nationaliste du début du XXème siècle, a tout simplement été dé­montée et revendue en ferraille dans les Emirats arabes unis. En dépitd'une statuaire développée au Nigeria, particulièrement en pays ibo, lesstatues des figures nationalistes à Lagos, comme Macaulay ou Tinubu,sont passées inaperçues au milieu des foules émeutières tandis que,faute de temps ou de volonté, les généraux au pouvoir n'ont jamais puimposer un culte de la personnalité à une société civile aussi remuante.

En Mrique du Sud, le débat toponymique a longtemps été refuséaux Noirs. Au Cap, on a abandonné un nom de township comme Nqu­bela ("succès') à cause du "clic" que les Blancs n'arrivaient pas à pro­noncer et on lui a préféré Langa, en référence à Langalibalele, chefxhosa emprisonné sur Robben Island pour sa résistance à la colonis&­tion. La question des noms de rues ou de villes a surtout opposé lesMrikaners aux Britanniques. Lors de la commémoration du centenairedu Grand Trek en 1938, les Mrikaners se sont mobilisés pour rebapti­ser des places entières en l'honneur des Voortrekkers. La base militairede Roberts Heights, au sud de Pretoria, a ainsi pris le nom de Voor­trekkerhoogte. Des années plus tard, cn 1976, un document du Broe­derbond se plaignait toujours de l'anglicisation des lieux-dits, parexemple de Copperton à la place de Vogelstuisbult (1. Wilkins, 1978 :99 & 147 ; T.R.H. Davenport, 1991 : 295).

Dans les villes sud-africaines soumises à l'apartheid, on distin­gue trois ensembles: la ville blanche, la township et les zonesd'habitat spontané. Le plan de Durban édité par Map Studio est révél&­teur de l'indice des valeurs urbaines. La ville blanche est bien signalée.Les banlieues noires comme Umlazi n'ont pas de noms de rues sousprétexte qu'elles appartiennent au KwaZulu. Tout en bas de l'échelle,les camps de squatters sont mentionnés... par des pages blanches ! i.eplanificateur européen n'a t-il pas pu trouver de symbole pour légenderdes zones d'habitat informel? De leur côté, les communautés noiresn'ont pas attendu son bon vouloir pour opérer une relecture de la villeségréguée, soit en arrachant le nom des rues, comme à Soweto afmd'induire en confusion la police, soit en donnant naissance dans les bi­donvilles à une topographie poétique, humoristique et mouvante.

Les townships, anonymes au possible, sont souvent découpéesen sections qui portent des lettres ou des numéros. Les habitants leurdonnent d'autres noms. Dans les banlieues noires au sud de Durban,ceux de la section Z à Umlazi ont rebaptisé leur quartier Amaphasin,transcription zouloue du mot "phase"qui décrit les étapes d'un chantier

269

(cf. fig. 13, tome 2). L'Inkatha et les officiels du KwaZulu se sontplaints de ce que la jeunesse pro-ANC avait rebaptisé en l'honneur œdeux avocats assassinés le collège technique Mangosuthu -nom officielfaisant référence à chef Buthelezi- et la portion de l'autoroute N2 quitraversait la township. Le premier était devenu "Mxenge Tecbnikon" etla seconde "Griffith Mxenge Highway''.36. Cette question n'a pas étépour rien dans les tensions avec l'ANC dans un bidonville adjacent,Uganda,qui ont fini par aboutir sur des violences en 1991. Toujours àUmlazi, le bidonville de Chimurenga était une place forte de l'ANCqui portait le nom de la grande rébellion de 1896 au Zimbabwe. Quandl'Inkatha a regagné le contrôle de ce site, le bidonville a été rebaptiséZimeleni (<< indépendance» en zoulou), en référencecette fois à la œ.daration unilatérale d'indépendance par les colons blancs de Rhodésieen 1965 !

Autre bidonville d'Umlazi, Malukazi présente une situation desplus étranges en ce qui concerne son identité territoriale. Alors qu'ildépendait officiellement du KwaZulu, ses habitants, y compris ceux œl'Inkatha, étaient persuadés de vivre en territoire sud-africain, la"frontière"étant symbolisée par la route goudronnée M35. La partie estde Malukazi, empiétée sur des terres indiennes, tombait en effet sous lajuridiction de la police sud-africaine à Isipingo. En l'absence de servi­ces publics, et l'intervention de l'État se limitant à des opérations p0­

licières ponctuelles, c'est la présence des forces de l'ordre qui, dans lamémoire collective, a désigné le responsable des lieux, le souverainterri torial37 !

Les habitants des zones informelles, tout comme ceux destownships, réécrivent ainsi la carte mentale des lieux, sans rapport aveccelle des planificateurs. A Crossroads, fameux bidonville xhosa dICap, le camp de Mgababa signifie approximativement: "le lieu oùl'on est libéré des règlements". Dans les zones informelles d'Inanda au

36 Zulu. Paulus "Hostels in the Grealer Durban Region: A case study of the KwaMashu and Umlazi Hiostels', ln Minaar, A., 1993 <a) : 88-9.

37 FJl réalité, la partie est de Malukazi avait beau être sous la juridiction des forces desécurité sud-africames, la police du KwaZulu y entraIt régulièrement en arguant d'un droit depOunlwte el en justifiant ses raids par la défense des militants Inkatha qui l'appellaient au se­cours Au contraire, la polIce sud-africaIne ne s'engageait jamais très profondément dans leKwaZulu En juin 1992, elle a retiré le casspir qui stationnait en permanence sur le chemin decrête qui séparait les belligérants. En juillet, elle envisageait de se retirer entièrement destownslùps du KwaZulu autour de Durban En octobre, il a même été quesbon que la police duKwaZulu prenne le relais pour des raisons de proximité: le projet n'a pas connu de suite àcause, notamment, de la pression des organisanons de drOits de l'homme

270

Figure 9

Durban: Les secteurs de la township de Ntuzuma

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Source: relevé à la main, 1993.

271

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nord de Durban, Umshayazafe est une enclave Inkatha dont le nomévoque une lutte à mort. Un peu plus loin dans ce qui est en principel'unité A de la township de Ntuzuma, Zenzele est un bidonville genredo il yourself en version zouloue (fig. 9). L'unité B est divisée en plu­sieurs sous-quartiers: Sakhisizwe ("construire la nation'), Phaphama­ni ("réveillez-vous'), Nkanïni ("celui qui n'est jamais d'accord", en ré­férence à l'entêtement des squatters qui refusent de déménager) et Man­cinza ("pincer", d'après le surnom donné à un commerçant par sesclients).

Toujours dans les bidonvilles d'Inanda, la liste des lieux-dits œBambayeest tout aussi fluctuante (fig. 10). Au nord, Congo ou Mzu­musha ('1es nouvelles maisons'), dont le titre formel est Newfarm etqu'il ne faut pas confondre avec un "quartier"homonyme plus à l'ouestsur la rivière Groene. Le Newfarm de Bambaye fait sans doute référenceau bidonville qui a été détruit au début des années 1970 pour faire placeà une township indienne adjacente, Phoenix. Diphini est situé surl'emplacement d'une mare où du bétail venait s'abreuver et dont lenom rappelle le désinfectant qui servait à tuer les tiques des animaux.Emaplangweni est fondé dans des bois dont le matériau a été utilisépour fabriquerles cabanes. White City côtoie Pollen City, en référenceà la marijuana que cultivent ses habitants. A l'ouest du petit ruisseauqui part de la route M25 et qui oblique en direction d'Ohlange, mar­quant la "frontière"avec Congo, se trouve Siyamazulu, qui a été rebap­tisé Chris Hani par une faction radicale de l'ANC, les Reds, enl'honneur du leadercommuniste assassiné. Entre le ruisseau et le sen­tier qui mène au mémorial de Gandhi sur la colline, il y a Chancele,dont le nom vient d'un fameux guérisseur du Transkei car l'endroit ser­vait de point de départ aux bus qui se rendaient dans ce homeland. Avecla lutte anti-apartheid,les militants ont rebaptisé les différents endroitsde noms folkloriques ou exotiques tels que Jeniva (Genève), Angola,Cuba et Russia.

LA ROUTE ET L'ACCES A LA VILLE

La route tout autant que la rue constitue une forme particulièrede conflit territorial. D'une part parce que le droit à la ville a été trèsréglementé, comme en Afrique du Sud. D'autre part parce que la libertéde circulation reste réduite à l'intérieur des agglomérations subsaha­riennes. Le taux de mobilité urbaine, mesuré en nombre de déIiace­ments par jour et par habitant, est cinq fois inférieur aux standards

273

d'Asie ou d'Amérique du Sud. Connaissant l'étendue des villes africai­nes, la faiblesse structurelle des moyens de transports rend difficilel'accès aux emplois, favorise l'absentéisme et grève le budget des mé­nages. Les transports collectifs représentent 60% des déplacements mo­torisés. Les employés du secteur formel sont un peu avantagés parceque les entreprises assurent souvent un ramassage de service. Sinon, leprix à payer de la liberté en ville, celui de la mobilité, est rarement ac­cessible au nouveau venu. Le nombre de véhicules par habitants dimi­nue; il est bien inférieur aux moyennes des autres continents en voiede développement. Avec ceci, le trafic automobile consti tue souvent laprincipale source de pollution et de congestion, et ce serait la secondecause de mortali té en milieu urbain. Le coût des accidents de la circula­lion est estimé à 2% ou 3% du PNB38.

Guerre des taxis dans les townships d'Afrique du Sud

En Afriquc du Sud, les problèmes de sécurité routière résultentdans une large mesure de la violence des conducteurs et non du hasardde l'accident; ils mcluent le vandalisme contre les panneaux indica­teurs ou le fait de jeter des objets sur les voitures à partir des pontsd'autoroute39. Le paysage n'est pas jalonné de carcasses de voitures ac­cidentées comme au Nigeria. Mais 8.000 personnes sont tuées enmoyenne chaque année par la route, c'est-à-dire autant qu'au Nigeriapour une population presque trois fois moindre, avec certes plusd'automobiles par habitanrtO. La route est la première cause de mortviolente pour les Blancs (35% des décès non naturels), avant les meur­tres (23%), ce qui n'est pas le cas des Indiens (respectivement 26% et45%), des Métis (26% et 51 %) et des Noirs (22% et 55%)41. Les sta­tistiques du NRSC, le Conseil national de la sécurité routière, mon­trent qu'au regard du nombre d'accidents au kilomètre, il est moinsdangereux de voyager en minibus qu'en voiture ou en bus. En revan­che, les collisions de minibus sont plus mortelles: onze morts pour100.000 km contre six en général. Elles sont dues à des excès de vites-

38 Cure, Chnstian . Transport, circulahon et mobilité dans les villes d'Afrique sub­sahanenne. Le Coumer ACP / CEE nOl3I, janv. 1992 : 70.

39 Bolhws. H. Violence on the road -a new approach, ln Van Der Westhuizen, 1.,1982 : 117-71.

40 Central Slatistical Services, 1989 : 13-31.

41 South Afnca Barometer vol.6, n017, 28/8/1992 : 252.

274

ses (52% des cas) ou à des surcharges (32%) et non à des conduites enétat d'ébriété (2%)42.

Historiquement, les accès à la ville sont longtemps contrôlésdans le cadre de l'influx control. Les grands axes de communicationsont pensés en fonction des besoins de l'économie blanche. Dans lesannées 1920, le gouvernement favorise le train pour transporter les tra­vailleurs noirs. A la suite de la commission Le Roux, le Motor CarrierTransport Act n039 de 1930 crée des comités locaux chargés de faireappliquer des quotas d'exploitation et de limiter la compétition dans lesrégions qui ne sont pas desservies par le train. En 1945, plusieurscompagnies de bus fusionnent au sein de la PUTCO (Public UtilityCompany). Le Bantu Service Levy Act n064de 1952 admet le principede subventionner les transports pour les Noirs car ceux-ci sont expul­sés de plus en plus loin par la politique d'apartheid. Les employemsqui ne logent par leurs employés africains paient une redevancehebdo­madaire aux municipalités. Le Bantu Transport Services Act n053 œ1957 confie la redistribution des subventions au ministère des trans­ports, et non plus à celui des "affaires indigènes". Après les proposi­tions folles de l'extrême droite en 1970, qui visent à déménagerl'ensemble du prolétariat noir dans les homelands pour peu qu'un ré­seau de transports ultra-rapides les relie aux unités de production enzone blanche, les commissions Driessen en 1974 et Welgemoed en1983 recommandent l'élaboration d'une politique à l'échelle nationaleet non plus locale.

Pendant l'insurrection populaire des années 1980, les haussesdes tarifs de bus deviennent des enjeux politiques. La petite bomgeoisieafricaine du sectem des transports ne s'allie pas pour autant avec le pro­létariatcomme dans les années 1940 et 1950 (T. Lodge, 1983: 153­88). Nombre de syndicalistes se plaignent de ce que les taxis noirs pro­fitent des boycotts pom augmenter leurs tarifs. Les intérêts divergent.Les couches sociales défavorisées sont préoccupées par l'accès au tra­vail ; celles qui le sont moins, par l'atteinte à la propriété. Selon unsondage réalisé à Mdantsane en 1981, la question des transports consti­tue le principal problème des deux tiers du prolétariat; le crime, celuides deux tiers dela petite bourgeoisie (1. McCarthy, 1985: 244).

Des conflits moins politiques apparaissent aussi entre les taxislégaux et les pirates, entre les membres d'un même syndicat ou entreles chauffems de longue et de comte distance. Ds ont surtout pom en­jeu l'exploitation d'itinéraires fixes dont les plus rentables sont bien

42 Race RelallOns Survey. 1992 : 368-9.

275

sûr les plus disputés. li s'agit de se partager des territoires, des trajetsou des priorités d' accès à une gare routière alors que le marché est satu­ré, que les prétendants obtiennent de plus en plus facilement une li­cence d'exploitation et qu'ils ont tendance à voler la clientèle de leursprédécesseurs. Plusieurs acteurs sont en concurrence: le "propriétaire"qui conduit lui-même son véhicule, le ''baron'' qui a des employés àplein temps, le "contrôleur" amakhu mashali qui est rémunéré par unsyndicat de taxis pour organiser la rotation des minibus dans les garesroutières et le "pirate"qui n'obéit à aucun règlement, n'a pas de licenced'exploitation et change souvent d'itinéraire (M. Khosa, 1992: 236 &248).

Une des premières guerres de taxis a lieu à Soweto dans les an­nées 1960, quand des pirates qui se font passer pour des passagers as­sassinent les conducteurs depuis le siège arrière. En 1982, des conflitséclatent entre les associations de taxis de Soweto et de Naledi, puis en1987 entre celles de Johannesburg et de Baragwanathet Meadowlands àpropos de la traversée d'Orlando. Toutes sont pourtant affiliées à unefédération, la SABTA, mais ne respectent pas ses consignes;l'Association des taxis de Johannesburg s'en sépare d'ailleurs et c'estun syndicat dissident qui commence les hostilités à Sinamuva enjuillet 1991. En mars 1989, l'ouverture d'une nouvelle route de Sowe­to à Pretoria relance les disputes. Le bilan d'une guerre entre des taxisde Katlehong et de Bosatu dépasse les 45 morts en 1990. En février, unstock-car de troi s cents taxis de Katlehong et de Germiston laisse sur lecarreau quelque quatre-vingts véhicules et fait par extension six mortsdans une école. Les conflits de ce type touchent alors la lointaine œn­lieue de Johannesburg: Brakpan, Vosloorus, Springs, Midrand etmême des petites villes en zone rurale comme Groblersdal43 . Depuis1980,35 membres éminents de syndicats de taxis ont trouvé la mort,dont Dan Morometsi en février 1983 et Moffat Zitha en mai 1988,respectivement trésorier général et membre fondateur de la SABTA, ouPat Mbatha en novembre 1990, président de la Soweto Taxi Associa­tion et premier Sowetan à avoir obtenu une licence de shebeen (M.Khosa, 1992: 240).

Les syndicats se plaignent de ce que les permis sont délivréstrop facilement et de ce qu'il n' y a pas assez de stations de taxis. Cer­tains membres des comités locaux chargés de faire appliquer les quotasd'exploitation ont été démis de leurs fonctions à la sui te de cas de cor-

43 2nd Intenm Report on the Violence in the Taxi and MlOibus Industry. Pretoria,Commission Goldstone, 2n/l992. 3p ; 4th Interim Report on the V.olence in the Taxi andMinibus Industry Pretoria. Commission Goldstone, 23/2/1993. 14p

276

ruption. Maintenant qu'elle est établie, la SABTA, qui autrefois se œt­tait pour une dérégulation du marché, est favorable à la constitutiond'une commission de contrôle habilitée à retirer les permis et confis­querles véhicules. Le problème d'infrastructures est tel qu'en 1991 lamunicipalité de Johannesburg a décidé de construire six grands termi­nus à la place de dix-huit stations de taxis rivales. En février 1993, Jo­hannesburg a été déclarée "zone de troubles" après des affrontements en­tre policiers et chauffeurs de taxi à cause de contrôles vétilleux44. Lesminibus ont bloqué le centre-ville et ont été dégagés par une charge œpolice. Des chauffeurs ont été arrêtés et leurs collègues ont œtnandéleur libération. La protestation a tourné à l'émeute, avec 2 morts et 38blessés. La fédération syndicale de la South African Taxi Drivers'Union a demandé des subventions: les minibus, qui transportaient44% des passagers noirs, ne recevaient aucune aide tandis que les bus etles chemins de fer, qui transportaient 40% des voyageurs, bénéficiaientd'allocations gouvernementales d'un montant annuel de 1,5 milliard œrands45. Les protestataires, qui ont gagné le droit d'utiliser les couloirsdes bus municipaux, ont obtenu d'un comité de médiation LDRC qœles agents de la circulation cesseraient d'arrêter plus d'un véhicule à lafois et de demanderles papiers des chauffeurs aux heures de pointe.

La compétition se fait aussi contre les compagnies de bus, qœles syndicats de taxis forcent à boycotter (J. McCarthy, 1985). EagleLiner est ainsi une compagnie d'autocars du KwaZulu qui assure laliaison de Durban à Johannesburg pour R4ü en 1993. Les minibusnoirs font payer le trajet R6ü et le car des Blancs, qui remplace le che­min de fer, coCUe R100. Mais la Durban Station Taxi Associationoblige manu militari les voyageurs à boycotter le car. Ses hommes œmain viennent stationner avec leur Mercedes blanche en tête de la filed'attente. Peu d'explications suffisent à intimider les candidats au œ.part, qui se dispersent dans la nature. La Mercedes suit le car vide jus­qu'à Pinetown, à une quinzaine de kilomètres de là, afin de s'assurerqu'aucun voyageur ne profite de la bande d'urgence de l'autoroute pourarrêterle bus et avoir une place. Le syndicat de taxis prétend qu'il a si­gné un accord réduisant de trois à un le nombre de cars quotidiensd'Eagle Liner pour Johannesburg. Les propriétaires de la compagnien'auraient pas reconnu la validité de l'accord. La pratique œl'intimidation est courante, raconte Stephanie Miller, une responsable

44 Marion, Georges : Johannesburg "zone de troubles". Le Monde 41211993 : 6.

45 Report of the Independent Board of Inquiry ioto lnfonnal Repression nIB, IBIIR,fév. 1993 : 18-9.

277

du comité de paix LDRC de Durban. En avril 1993,les comradesn'ontmême pas eu besoin d'ériger de barricades pour empêcher les habitantsd'aller à leur travail et respecter le stay-away en l'honneur du leadercommuniste assassiné Chris Rani. Les bus n'ont pas fonctionné~que les chauffeurs étaient affiliés à l'ANC et les trains sont restés videsparce que les gens avaient trop peur de représailles s'ils sortaient ~chez eux.

A l'échelle nationale, le trafic de bus décline46. L'Associationdes compagnies de bus, la SABOA, se plaint de ne pouvoir augmenterses tarifs de plus de 20% sans aussi tôt susciter des émeutes et des œ.gradations de matériel alors que les subventions gouvernementales nesuivent pas les coOts. Un nombre de plus en plus grand de lignes ~bus a dO fermer.

Pendant les boycotts de compagnies de bus appartenant à desBlancs, certains taxis noirs essaient de se gagner la sympathie des pas­sagers en transportant gratuitement les personnes âgées ou en réduisantleurs tarifs. En novembre 1990, une guerre de taxis à Port Elizabethest partie d'un cadeau de Noël empoisonné, certains chauffeurs ayantdécidé de réduire leurs tarifs pour attirer la clientèle. Les conflits fontparfois apparaître un clivage racial47. Selon les estimations, la propor­tion de taxis noirs appartenant à des Blancs va de 14%, selon leSAIRR, à 60%, selon la SABTA, en passant par un chiffre plus mi­sonnable de 25%, selon J.B. BarolsIcy48.

A cela s'ajoute un clivage de classe qui oppose les propriétairesdes véhicules et les chauffeurs49. Ces derniers se plaignent des cadencesde travail et des véhicules surchargés ou en mauvais état. Ils sont sou­vent victimes d'attaques de gangsters ou de guérillas entre compagniesrivales, certains syndicats étant liés avec des gangs de rue cooune lesRussians50 Même avec une licence légale, les nouveaux chauffeurs ~taxis sont rackettés par les mafias51.

46 Race ReiallOns Survey, 1992 : 3'10 , Khosa, M.. 1992 : 242.

47 En 1989, trOIS chauffeurs nOlfS de Prelona ont été tués parce qu'ils conduisaientpour des Blancs. Cf. Khosa, M., )992 . 250.

48 Barolsky, J,B. : FolJow that Taxi! Success Story of Infonnal Sector. {nd,calor SA17, 1990 63; McCaul, Colleen. No Easy Ride: the RIse and Future of the Black Taxi In­dustry Johannesburg, SAIRR, 1990 : v.

49 Matiko, J. : Taxis. Confùet Between Drivers and Owners Soulh Afrlcan LabourBulletIn 14, 1987 ' 77·83

50 Bank, L.J : The Making of QwaQwa "Mafia"? Patronage and Protection in lheMigrant Taxi Business. Afncan Siudles 49, 1990 : 71-93

51 Race ReiallOns Survey, 1992 : xxxvi,

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Le contexte politique et les différenciations ethniques achèventd'enflammer les guerres de taxis. Les chauffeurs de Genniston, affiliésà la SABTA, sont en majorité des Zoulous du Natal qui vivent dansdes hostels tandis que ceux de Kaùehong, dans la mouvance de l'ANC,ont rejoint un syndicat rival. En octobre 1991, la foule s'en est prisaux chauffeurs de la KAPTA (Kaùehong People' s Taxi Association),accusés de sympathiser avec l'Inkatha et de n'avoir pas participé austay-away en l'honneur d'un militant assassiné de l'ANC52. Deuxmembres de la KAPTA ont alors participé au massacre qui a fait 18morts peu après. En février 1992, les victimes ont pris leur revanchelors d'une embuscade sur la vieille route de Vereeniging, quand quatrepassagers d'un minibus Inkatha qui transportait des employés du ser­vice d'eau du Rand ont été tués et achevés à coups de pierre par uncommando de trois hommes armés d'AK47.

Le train de la mort

La commission Goldstone estime que la violence dans les trainsvient aussi de la situation politique dans les townships53. Les voiesferrées passent à proximité des hostels et les travailleurs des foyerssont souvent identifiés comme les agresseurs, quoique ce ne soit pasune règle générale. Certaines des attaques ont été interprétées commeles manoeuvres d'une "trOlsième force" en vue de déstabiliser le pays54.

Les accidents ferroviaires tuent désormais moins que la violencepolitique dans les trains, Cette dernière a fait 216 morts dans l'enceintedu chemin de fer en 199255. La faiblesse des contrôles à l'entrée et à lasortie des gares, la surcharge des trains aux heures de pointe, l'absencede portes entre les wagons, la dégradation des installations et les pro­blèmes de statut entre les policiers et les agents des chemins de fer sud­africains ont facilité les affrontements de foule. Les autorités ont œprocéderà l'installation de détecteurs d'armes, faire patrouiller les quais

52 Conumssion Goldstone, 17/11/1992 : op. cit.

53 Interim Report into Tram Violence Pretoria, Commission Goldstone, 81711992.14p.

54 Le Sème commando de reconnaissance de l'armée aurait participé au massacre de lagare de Jeppestown en septembre 1990. IBIIR : BloOO on the Tracks. Report into TrainKiUings liB, IBIlR, 1991.

55 On a assisté il une progression très rapide du nombre de décès: 91 passagers tuésentre ao(lt 1990 et octobre 1991 ,138 de juillet 1991 il avril 1992 rien que dans le sud duTransvaal. Report of the Independent Board of Inquiry into Infonnal Repression. liB, IBIlR,fév. 1993 : 20 ; Race RelaIlOns Survey, 1992 : xxxvii; Commission Goldstone, 817/1992,opcit'7

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par la police, améliorer l'éclairage public, équiperles locomotives œsystèmes radios et entourer les gares de fil de fer barbelé. La fenneturedes portes entre les wagons n'a rien résolu car les passagers pris aupiège ont sauté par la fenêtre56.

Le problème n'est pas que politique. Il vient aussi des structureset des institutions. Avec le Legal Succession to the South AfricauTransport Services Act n09 de 1989, le réseau de chemin de fer natio­nal, autrefois tenu par les SATS, est privatisé et passe entre les mainsde Transnet. Mais les lignes de banlieue restent un service public, gérépar le ministère des transports et la SARCC et exploité par Spoomet,une branche de Transnet. Depuis, aucun règlement ne codifie la coopé­ration entre la polIce et la SARCC, qui n'est pas satisfaisante. LeControl of Access to Public Premises and Vehicles Act n053 de 1985autorise la Rail Gwrd de la SARCC à fouiller les passagers mais avecdes effectifs insuffisants: 130 hommes pour plus de mille trains œbanlieue à Johannesburg chaquejour57. Avec 1.200 hommes en 1992,trois fois plus qu'en 1991, la police, elle, patrouille sur les quais et nedispose que de postes préfabriqués, dits cabanes 202058.

Les contrôleurs, qui vérifient les tickets des voyageurs aux 00­rières métalliques, sont débordés aux heures de pointe. La foule regardepasser les trains sur les passerelles au-dessus des voies et attend généra­lement le dernier moment pour se précipiter dans les wagons, ce quirend impossible les fouilles. La confusion permet d'ailleurs à de nom­breux fraudeurs d: passer. Les tsotsis infestent les trains. Ils immobili­sent leur victime en lui plantant Wl rayon de vélo dans la cuisse avantde s'enfuir avec le butin. Pour se défendre, les passagers s'arment etcontribuent encore plus à l'escalade de la violence. Les plus habilescontournent les fouilles à l'entrée des gares en aiguisant les baleines œleur parapluie pour en faire des armes meurtrières. "Les passagers, ex­plique un rapport de la commission Goldstone, sont des proies facilesparce qu'au cours des années ils ont pris l'habitude de voyager ensem­ble dans le même wagon. Les groupes se sont formés pour se défendreou pour des raisons politiques, religieuses et criminelles. Du coup,toute personne qui entre dans le mauvais wagon est une victime dési­gnée"59 "Alors que près de 240 trains emmènent chaque matin près

56 Report of the Independenl Board of Inquiry ioto Infonnal RepreSSIOn. nIB, IBIIR,sepl 1992 : 16.

57 TTlbule, HIB, mai 1994 : 82-5.

58 Report of the Independent Board of Inquiry lOto Infonnal Repression, sepl. 1992,op. cil : 17.

59 CommiSSIOn Goldstone, 817/1992, op. cil. : 8.

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d'un million de Noirs vers Johannesburg, [l'ANC et l'IFP] se sont ha­bilement partagés les horaires de chemin de fer, raconte la correspon­dante de libération. Les trains après 7 heures à l'ANC, ceux avant 6heures à l'Inkatha. Et pour ceux qui n'ont pas le choix, il reste le6h43, au risque d'être pris entre les deux camps hurlant à chaque boutdu train leur allégeance'w.

Les tensions de la route au Nigeria

Le Nigeria ne connaît pas de telles violence du fait d'un réseauferroviaire obsolète et moribond. Bizarrement, il est aussi épargné parles guerres de taxis. Les principaux syndicats de la profession, la Nige­rian Motor Transport Owner's Union ou la Nigerian Association ofTransport Owners, défendentdes intérêts collectifs. A Kano, la compé­tition entre la Road Transport Employers Association et la NationalUnion of Road Transport Workers à propos du contrôle des gares rou­tières d' Unguwa Uku et de Kofar Mata n'a pas dégénéré1. Si les taxisspéciaux de l'aéroport de Lagos barrent l'accès du site à ceux de la ville,cela n'a pas débouché sur des affrontements. A Aba, les rivalités ontsimplement conduit à multiplier le nombre de gares routières, à telpoint qu'il y en aurait presqu'autant que de taxis62 ! Les taxis au noirkabu kabu n'ont jamais été victimes d'attaques de la part des taxis ré­guliers qlÙ paient une redevance aux municipalités, sans doute pan:eque le marché est suffisamment vaste pour tous.

Il arrive certes qu'il y ait des confrontations directes avec lespassagers, comme ces écoliers et ces lycéens de Port Harcourt en sep­tembre 1993 face à des chauffeurs de taxis qlÙ avaient la mauvaise ha­bitude d'augmenter leurs tarifs le week-end, au moment où la demandeétait la plus forte. Il existe aussi des clivages de classes au sein de laprofession. Les propriétaires de minibus ou de taxis-brousse n'ont pasconfiance dans leurs chauffeurs et les soupçonnent de garder une partiede la recette journalière. Ils préfèrent louer leur véhicule au jour le jour.Ils sont souvent liés aux hommes politiques, aux policiers et aux fonc­tionnaires qu'ils doivent corrompre pour exercer leurs activités63. Mais

60 Moutout, Corinne . Le train de la violence s'embaUe à Soweto. Llbérallon11/411992 : 26.

61 Standard 2112/1991.

62 Obioha, l.K. : The Contribution of Touts to Urban Violence in Southem Nigeria,ln IFRA, 1994 : Il, 173.

63 Peace, Adrian' The Poilhes of Transporting. Afnca vol.58, nOl, 1988 : 14-28.

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le système n'est pas bloqué. Le chauffeurpeut économiser et devenir àson tour propriétaire, tandis que le propriétaire ruiné peut redevenirchauffeur. L'apprenti agbero, lui, reste dans le minibus pour collecterl'argent et surveiller les passagers; il sert aussi de clignotant en agi­tant le bras à l'extérieur quand le chauffeur va tourner.

L'essentiel des tensions de la route s'exprime plutôt à traversles accidents, le banditisme armé et les émeutes contre l'augmentationdu prix de l'essence Les autorités sont conscientes de l'enjeu des axesde communication, ainsi qu'en témoignent les barrages routiers œl'armée ou de la police. Elles savent que les problèmes de transports encommun sont un ferment d'émeutes. Les hausses du prix de l'essence,voire leur simple annonce, ont provoqué des troubles en mai-juin 1989(quelque deux cents morts), en mai 1992 (une dizaine de morts à La­gos), à l'été 1993 et en novembre 1993 (une grève générale).

Le banditisme de grand chemin est un autre point fort. M. CIi­nard rapporte qu'au début des années 1970, le Nigeria connaît déjà undes plus forts taux mondiaux de vols de voitures avec l'Ouganda(1973 : 43). L'automobile, symbole de richesse et de puissance, exciteparticulièrement les convoitises64. Les braquages de voitures représen­teraient 80% des attaques à main armée (S. Idowu, 1980: 28). Quel­ques fois, il ne s'agit que d'un divertissement pour des bandes de jeunesen mal de sensations fortes, qui abandonnent le véhicule après leur vi­rée ou leur mauvais coup. Ainsi de cet imprimeur de Lagos qui fut at­taqué sur le pas de sa porte alors qu'il rentrait chez. lui. Les bandits luiassurèrent qu'ils ne faisaient "qu'emprunter" sa vieille voiture pui s luifracassèrent une bouteille de bière sur la tête. Le lendemain matin, lepropriétaire retrouva sa 504, qui n'avait aucune valeur marchande (plusde fenêtres, plus de peinture, plus de kilométrage). Elle avait servi à œ.­rober la 505 toute neuve d'un Libanais.

Plus généralement, les voitures volées sont revendues en piècesdétachées ou passées en contrebande dans les pays voisins, qui en écou­leraient60% (S. Idowu, 1980: 88). Sur le marché national, la multi­plication des collectivités locales, qui sont chargées d'immatriculer lesvéhicules, a facilité les changements de plaques et le recel des voituresd'occasion tokunbo. Le vol peut se produire au niveau du garagiste, quiprofi te d'une réparation pour changer un moteur et remettre un vieux àla place. Les gares routières sont aussi les repaires de filous, les touts

64 Daloz, Jean-Pascal : Voitures el prestige au Nigeria. Po/tllque Afncame n038, juin1990 : 148-53 ; Nwankwo, Nkem : Ma Mercedes est plus grosse que la tienne. Paris, Hatier,collection monde noir poche, 1982 159p.

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qui profitent de la confusion pour escroquer les passagers65. Le gou­vernement Abacha a tenté de les chasser avec l'espoiï<pe cela entraîne­rait une diminution du prix des transports. Mais le risque a été de lespousser dans les bras d'une pègre professionnelle, car l'action des mili­taires n'a en rien éliminé le problème social.

Le nombre d'accidentsde la route est par ailleurs éloquent (tab.7). Selon la Fédération routière internationale, le Nigeria détiendrait unrecord dans les pays en voie de développement où l'on compte moinsd'une voiture par centaine d'habitants66. Les accidents d'avion et lesnaufrages de bateaux., assez nombreux, peuvent être mis sur un manqued'entretien. Pour la voiture, il en est autrement. Le comportement desconducteurs reflète une incapacité à se discipliner et un manque de ci­visme. C. Vidal parle au sujet de la Côte d'Ivoire d'une "déterminationculturelle négative en matière de sécurité routière: la difficultéqu'éprouvent les Abidjanais à dégager un intérêt commun dans leur pra­tique de l'espace public" (1986 : 32). Le monde des transports est révé­lateur d'un malaise social67. Les autocollants collés sur les voituresportent des sentences du type "la vie, c'est la guerre" ou "pas d'argent,pas d'amis". Les proverbes yorouba expriment la dureté des temps(Aiye le), le fatalisme de la destinée ori, la fragilité du statut social (NoConditIOn is Permanent)68.

Le prix Nobel Wole Soyinka, devenu ministre fédéral de la sé­curité routière en 1987, a essayé de réagir. Une Federal Road SafetyCommission, la FRSC, a été établie par le décret n045 de 1988 à lasuite d'une organisation similaire dans l'État d'Oyo, créée par l'éditn018 de 1977. En 1990 a été lancée une campagne visant à introduirede nouveaux permis de conduire infalsifiables. Mais on a reproché àSoyinka de se compromettre avec la junte militaire, qui lui aurait dm­né un poste honorifique pour faire taire une voix de l'opposition. Desaccusations de corruption, jamais prouvées, ont visé à l'évincer (J.Gibbs, 1995).

Quoiqu'il en soit, la morphologie urbaine commande en grandepartie les fonnes de la violence en ville. Qu'on l'envisage dans sa mo­bilité (la route) ou dans son immobilité (le ghetto), elle s'impose à la

65 Sunday Vanguard 14/11/1993 : 5 & 14 ; GuardlQn 91111994 : 1-2.

66 Selon le Federal Road Safety Corps, le pays compterait plus de 900.000 ythicules.NatIOnal Concord 9/3/1994 , L,bératlOn 17/311988.

67 Soyinka. Wole . La route Paris, Haber-Ceda, 1988.

68 Bayo Lawuyi, Olatunde : The world of the Yoruba taxi driver: an interpretiveapproach to vehicle slogans Afnca yol.58, nOI, 1988 : 1-13.

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fois comme une cause et une manifestation de œtte violence. À cetégard, elle a sans doute plus d'importance que les luttes pour un pou­voir municipal dont la conquête peut être violente mais dontl'organisation influence peu la forme urbaine.

Tab. 7 : Les accidents de la route au Nigeria

Source: S. Ehindero, 1986 86; statistiques de la NPF à Lagos (Kam Selem House).

Année Nombred'accidents Morts de la route1975 32.657 5.5521976 40.881 7.7611977 35.351 8.0001978 36.111 9.2521979 29.271 8.0221980 32.138 8.7361981 33.777 10.2021982 37.094 11.8821983 32.109 10.4621984 28.892 8.8301985 28.976 9.921

1990 (Juil.-Déc.) 6.425 1.9231991 22.632 9.2211992 22.489 9.3861993 20.141 8.958

284

Chapitre 13

LES LUTTES POUR LE POUVOIR MUNICIPAL

Le banditisme urbain et les conflits territoriaux à propos de latenue d'un quartier ou de l'exploitation d'un itinéraire visent à obtenirune part des richesses de la ville. Ds ne sont pas politiques en tant qœtels, si ce n'est lorsqu'on en fait rétrospectivement une lecture par mp­port au rôle des autorités ou lorsque des luttes partisanes viennent s'ygreffer. Ou alors, ils sont politiques pour la simple raison que l'enjeudu pouvoir en Afrique est rapporté à une distribution de ressources la­

res l . A cet égard, les manifestations de la contestation urbaine sontsouvent envisagées comme des émeu!es de la faim.

De fait, les batailles qui ensanglantent les bidonvilles sud­africains viennent pour beaucoup de problèmes d'accès aux ressources.Les affrontements de Katlehong à l'est de Johannesburg en avril 1991,qui font quinze morts, démarrent par exemple entre deux camps xhosaet ANC à cause d'une pénurie de sanitaires qui oblige les squatters œHolomisa à faire la queue pour utiliser les installations du bidonvillevoisin, Mandela2. Au Nigeria, les revendications urbaines de la pre.­mière heure portent sur le droit des pauvres à commercer dans le centredes villes, à s'y nourrir et à s'y loger bon marché. M. Peil recensedeux catégories d'émeutes: celles dont le caractèreest économique, !el­les que la révolte des femmes d' Aba en 1929 contre l'impôt ou la grèvedes mineurs de charbon d'Enugu en 1949, et celles dont le caractère estpolitique, tels que affrontements de Maiduguri en 1958 contre le NPCou les violences électorales de l'Est en 1961 et de l'Ouest en 1965(1976: 169ss). Les griefs politiques sont plus durables que les doléan­ces économiques, estime cet auteur. Au départ les protestations démar­rent à cause de problèmes locaux: taxes, prix, injustices dans la ds-

1 Martin, Denis-Constant : La politique en Mrique. Pouvoir, compétition, invention.Paris, CERI, Etudes, mai 1989 : 593-602.

2 Race RelallOns Survey, 1992 : 506.

285

tribution des emplois. Ensuite, elles s'élargissent et dénoncent le rôledes autorités.

Comme enjeu, la municipalité africaine n'a pourtant pas lepouvoir administratif et l'influence politique du maire français. Malgrél'héritage de l'indIrect rule, l'autonomie des collectivités localesd' Afriqueanglophone n'a cessé de se dégrader.

LES LOCAL GOVERNMENT AREAS (LGA)NIGÉRIANS

Jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale, la Township Otdi­nance de 1917 régit les municipalités du Nigeria. Seule Lagos est unecommune de premier rang, avec un conseil municipal de dix membresdont trois élus. Sur dix-huit communes de seconde classe, douze sontdans le Sud, dont Port Harcourt, et six dans le Nord, dont Kano. Surcinquante communes de troisième classe, trente-huit sont dans le Sudet douze dans le Nord. La promotion de l'me ou le déclassement œl'autre n'est pas fonction de la taille et met surtout en avant les ag­glomérations où les Européens ont quelqu'intérêt, généralement le longdu chemin de fer ou des côtes (A. MabogWlje, 1968: 113).

Dans la région Est, une ordonnance charge les municipalités œcontrôler l'expansion des villes et de fournir les infrastructures œbase3 . Mais les réformes des années 1940 et 1950 continuent de subor­donnerles municipalités à des conseils de comtés dominés par des inté­rêts ruraux4 . Faute de pouvoirs locaux, les élites urbaines préfèrent dé­fendre leurs intérêts au sein d'unions tribales ou d'associations de nota­bles comme le Rotary Club, le Lions Club et le People's Club (G.1.Nwaka, 1989: 55) Après l'abolition des comtés, impopulaires et tropétendus, une loi de 1960 oblige les villes del'Est à se doter d'Un maireet à élire au moins son adjoint si le conseil municipal est présidé parun chef traditionnel.

Le pays yorouba n'est pas beaucoup mieux loti malgré sa lon­gue tradition urbaine. Capitale d'une région Ouest aux mains rugroupe Action, Ibadan vote NCNC par opposition aux Ijebud'Awolowo. Du coup, les actions de sa municipalité sont systémati­quement contrecarrées. L'Union d'Ibadanpour le progrès, un groupe-

3 Ames, Cecil Geraint : The Laws of Eastern Nigeria. Enugu, Govemment Printer,1964 : chap. 126, The Town and Counlty Planning Ordinance.

4 La réforme de 1951 mstitue trOIS échelons: le comté (un revenu annuel d'au moinsf30.000 et une population moyenne de 50.000 habitants), le district (un revenu d'au moins1:5.000, un territoire il l'inténeur duquel une heure de bicyclette suffit pour se rendre au chef·lieu) et le conseil local proprement dit (il l'écheUe du village). Les divlSIons regroupent plusieursnative authontres autrefois distinctes. Le ,esident britannique devient ministre des collectivitéslocales.

286

ment fondé dans les années 1930 et rallié à l'Action Group, ne parvientni à convaincre de la corruption du Mabolaje, un parti populiste, ni àmettre la main sur le conseil municipal, qui est contrôlé par le NCNCde chef AdegokeAdelabu5. En dépit d'une loi régionale de 1952 sur lescollectivités locales, l'Action Group cherche à écarter la municipalitéNCNC-Mabolaje des grands projets de développement, par exemple àpropos de la construction d'écoles, qui doit en principe être prise encharge à 60% par les conseils de districts. En 1954, l'enquête de lacommission E.W.J. Nicholson ne trouve pas de preuves substantiellesde malversations contre Adelabu. La région se venge en supprimant leconseil municipal deux ans plus tard. L'administration de la ville estconfiée à un membre de l'Union d'Ibadanpour le progrès, l'olubadanIsaac Akinyele. Adelabu devient le chef de l'opposition et sa mort dansun accident de voiture en 1958 déclenche de violents affrontements carses partisans y voient un attentat: 75.000 personnes se déplacent àson enterrement. Cette année-là, tant Azikiwe qu'Awolowo viennenten campagne à Ibadan pour les élections locales, fait exceptionnel quidémontre l'enjeu particulier de cette municipalité. La victoire dlNCNC est sabotée par le gouvernement régional Action Group, qui a­vise pour mieux régner et profite de l'isolement du parti d'Azikiweaprès le ralliement du Mabolaje au NPC. Aux élections de 1961, boy­collées par le NCNC, A.M.A. Akinloye s'empare du conseil munici­pal et rejoint la dissidence d'Akintola avec son prédecesseur et rivalA.M.F. Agbaje, un ancien camaradede classe lui aussi avocat. La per­sonnalisation des conflits politiques au niveau local entre ces deuxhommes n'empêche pas les tensions avec le gouvernement régionalpuis militaire de persister.

Dans le Nord peu avant l'indépendance, les conseils de districtsn'ont, eux, aucun pouvoir car l'indirect nde laisse la IID1 belle auxémirs. En ville, les conseils municipaux ne disposent que de déléga­tions de pouvoir par les native autJwrities6. Ils ne se démocratisent pascomme dans le Sud mais disposent traditionnellement d'une réelle as­sise financière et reçoivent la moitié des impôts perçus. La NEPU de.­mande en vain une commission d'enquête sur les abus des native au­tJwrities et leur collusion avec le NPC.

Aujourd'hui, les local government areœ LGA sont le parentpauvre de l'administration territoriale, après le gouvernement fédéral etles États7. Minés par une fragmentation excessive, des fraudes et un

5 Jenkins. George : Govemment and Politics in Ibadan, ln Lloyd. P.C., 1969 : 223& 226-8.

6 Le rapport K.P. Maddocks et D.A. Pon de 1950 avait suggéré que les conseils lo­caux g~rent eux-mêmes l'adnùnistration de leur juridiction. mais l'idée fut jugée prématurée parl'aristocrabe traditionnelle.

7 King, Mae C. : Locahsm and Nation Building. Ibadan, Spectnun. 1988, 216p. ;Gboyega. Alex Political Values and Local Governrnent in Nigeria. Lagos, Malthouse Press,

2'ir7

manque de personnel qualifié, ils ont connu un "mouvement pendu­laire'.g. Avec l'indirect mie coloniale, l'autonomie des native authori­lies a été forte9. Depuis, un fédéralisme biaisé a couvert le processus œcentralisation des militaires, et ce malgré la grande réforme de 1976 quia unifié le système des gouvernements locaux dans le pays. Dès le mi­lieu des années 1960, les régions dépossèdent les collectivités localesdu pouvoir de police et s'approprient la gestion des prisons. Les mili­taires nomment eux-mêmes des administrateurs provisoires(caretakers), de 1966 à 1976, des administrateurs uniques (sole adminis­trators), de 1984 à 1990, et des directeurs (healis of personnel manage­ment), de 1993 à 1996. Les élections de décembre 1990 démontrent lediscrédit et l'impuissance des organes de gouvernement locaux, surtoutdans le sud et dans l'État de Kano, avec un taux d'abstention d'aumoins 85% contre environ 70% en 197610. Les municipales de mars1996 ont tout aussi peu d'incidence alors que les partis politiques nesont pas autorisés par la junte Abacha et que les conseillers élus sontrévocables par la junte.

A l'intérieur d'un gouvernement local, les fonctions exécutivesdu président sont bien séparées des pouvoirs législatifs du conseil mu­nicipal\\. Les militaires ne rétablissent aucune fonction judiciaire auniveau local du fait des mauvaises expériences de la 1ère République,quand les édiles à la tête des native authorilies ont été accusésd'emprisonnerleurs opposants à tort et à travers. Les Constitutions œ1979 et 1989 précisent les attributions des LGA par rapport à cellesdes États12. Les fonctions exclusives des collectivités locales com­prennent l'entretien des lieux publics (marchés, centres de loisirs, ci­metières, jardins et gares routières), l'inspection sanitaire(boulangeries, restaurants et lavoirs), le contrôle de la vente d'alcool, latenue des registres d'état civil, la surveillance des pâturages et du bé­tail, le règlement des manifestations sur la place publique (haut-

1987, 200p ; Adamolekun, Ladipo : Politics and Administration in Nigeria. Ibadan. Spectrum,1986, 203p ; Adebayo, Augustus : Principles and Practice of Public Administration in Nige­ria. Ibadan. Spectrum, 1984, 219p. ; OIa. Robert F. : Local administration in Nigeria. Londres,Kegan Paullntemational, 1984, 185p. ; Adamolekun, L. & Rowland, L. : The New Local Go­vemement System in Nigeria. Ibadan, Heinemann, 1979. 312p.

8 Mawhood, Philip : Local Govemment in the Third World : The &perience of Tro­pical Africa. Mawhood, 1983 : 8.

9 Voir, à tilTe de comparlUson, le "Statement of Policy on the Apportionment of Dutiesbetween the Govemment of Nigeria and the Native Authorities" qui, en 1941, établit les parta­ges de fonctions enlTe collecbvités locales et régIOns Wraith, R.E. : Local Govemment, lnMackintosh, J.P. : Nigerian Govemment and pohlics. Londres, George Allen & Unwin Itd.,1966.

10 Newswatch 18/2/1991.

11 Un aIltté muniClpal doit obtenir l'approbation du président du LGA ou des deuxtien! des conseillers locaux pour avoir force de loi. Ebeku, K.S.A. : The separation of powen! inLocaI Govemment in Nigeria. Journal of Afncan Law vo1.36, n·l, 1992 : 43-51.

12 Bello-Imam, 1 B , 1990, op. cit. : 200 ; Constitution of the Federai Republic ofNigeria (Promulgation) Decree n·12. Supplement to Officiai Gazette &traordinary vol. 16,0·29, 315/1989 : section 1 de l'annexe n·4

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parleur, publicité), le nom des rues et des routes, la numérotation desmaisons, l'immatriculation des charrettes et des vélos, l'évacuation desordures et la perception des taxes locales. L'instruction primaire estthéoriquement de leur ressort, en concurrence avec les États. En revan­che, la gestion des hôpitaux, des maternités, des bibliothèques, desabattoirs et des établissements commerciaux parapublics, ainsi que ledéveloppement rural, la construction de routes secondaires etd'équipements publics, le service des eaux et des pompiers, l'allocationde bourses d' études, les affaires culturelles, le contrôle de la pollution,la surveillance des mendiants et des prostituées, la prise en charge desindigents, des orphelins et des infirmes, la régulation du trafic automo­bile, le logement social, l'urbanisme et la planification sont des tâchespartagées avec les États.

En ce qui concerne la répartition des revenus de la fédération, lecomité Aboyade tente en 1977 de proposer 10% pour les collectivitéslocales, contre 60% pour le pouvoir central et 30% pour les États 13.

Le gouvernement fédéral et les États consacrent en fait 5% et 10% œleurs revenus aux collectivités locales. Le rapport de la commissionprésidentielle Okigbo, révisé en décembre 1981, est plus favorable auxÉtats, dont la part de l'allocation fédérale monte à 35%. L'Assembléenationale augmente cependant de 5% à 10% la contribution du gouver­nement fédéral pour les collectivités locales. Avec Babangida,cette partatteint 15% puis 20%. Le pouvoir central continue de collecter 85%des revenus de la fédération, ce qui est significatif de la dépendance fi­nancière des gouvernements locaux.

Les revenus internes des collectivités locales ne cessent en effetde diminuer. Dans l'État de Lagos par exemple, ils passent de 60% œleur revenu total en 1980 à 50% l'année suivante et 23% en 1988. Lesrelations avec les États sont quant à elles souvent tendues, quoique La­gos fasse justement exception puisque la ville se confondavecl'État l4.

En 1991, les gouvernements locaux doivent prendre en charge le salairedes instituteurs du primaire et du personnel des centres de santé, ce quialourdit le budget de ceux qui se trouvent en zone urbaine, avec uneplus grande concentration d'écoles 15. Dans les collectivités localesd'Oredo (Edo), Calabar (Cross River) et Okpe (Rivers) fin septembre

13 BeUo-Imam, LB. : Local Goverwnent Finance in Nigeria. Ibadan, NISER, 1990 :163-4.

14 Olowu, Dele . Urban Local Goverwnent Fmance in Nigeria : the Case of LagosMunicipal Arca. Publ,c AdminIStra/IOn and Developmem vol.12, nOl, f~v. 1992 : 31.

15 Auparavant, d'aprns le National Primary Education De<=<: n031 de 1988, l'Étatcentral finançait 65% des salaires des maltres d·~coles. Nereus, 1. Nwosu : The Miljtary and Lo­cal Goverwnent Reforms in Nigeria. Learning from the P2st. [nd,an Journal of Polurcs vo1.28,nOl-2, 1994 : 1-15 ; New Nlgerran 2811011991 : 16.

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1991, cela suscite de telles protestations que les unités anti-émeutes in­terviennent16.

A l'instar des États, les conditions d'accès au "gâteau national"incitent à la division, partois violemment. A Modakeke, un faubourgd'Ifépeuplé de migrants originaires d'Oyo, les habitants réclament leurpropre municipalité. ils manifestent en mars 1980 alors que l'Étatd'OYo crée 53 collectivités locales sans en prévoir une pour eux. larépression policière est suivie d'un couvre feu et d'enquêtes judiciaires.En mars 1981, les Modakeke comptent dix victimes. Leur contre­attaque fait vingt-six morts et soixante-quatre blessés dans les dwxcampsl7 Dans l'Akwa lbom, quand les habitants d'Itu réclament lacréation d'un LGA d'Ibiono Ibom en 1991, la police tire et fait unevingtaine de morts l8. Le règlement de la question n'est guère mieuxgéré dans le Rivers en octobre 1994, quand les jeunes d'Egbema­Angalabiri demandent la création d'une collectivité locale de Tobu­Torul9.

En fait, les considérations électoralistes priment sur les qœs­tions de viabilité financière pour créer des LGA. Celles-ci servent eneffet de circonscriptions électorales, à raison d'un siège au niveau fédé­ral et de deux dans les assemblées législatives de États, ce qui expliquebien des redécoupages et des manipulations. La Commission des fron­tières nationales, établie en 1987, n'a guère son mot à dire. Rares sontles cas (les Arogbo ijaw de l'Ondo, les Sayawa de Bauehi) où les œ­mandes de modification répondent à de réelles aspirations culturellesou, dans les agglomérations urbaines (Lagos et Jos), résistent à lafragmentation20. La commission Ogunnaike, qui ramène de 19 à 7 lenombre de collectivités locales dans l'État de Lagos en 1970, fait ex­ception. Avecla Constitution de 1989, le Nigeria hérite de 449 collec­tivités locales, puis de 500 et 589 en 1991 et de 593 en 199221 . Al'occasion du remodelage de la fédération en 1991, le général Babangidadéclare qu'aucun État ne doit comprendre moins de dix collectivités lo­cales.

16 The Guardlall 15/10/1991 : 20-1 & 27/9/1991 ; Dal1y TImes 28/9/1991 : 3.

i? Akorede, V.EA. : Perceived Images of Communities as a factor in Urban PoliticaiAttitude: the Case of Ile-Ife, III Aborisade, Oladirneji : Local Govemment and the TraditionaiRulers in Nigeria. I1e-ife, Urnversity of Ife Press, 1985 : 327-36 ; Nicolas, G., 1984 . 13 ;The PUllch 9 & 12m1983, 5/8/1983.

18 Newswalch 21/10/1991 . 18.

19 CLO : Annual Report, 1994.

20 The PUllch 11110/1991 .7 , Montclos, M.-A. (de), 1994 : 173-7 ; NyemutuRoberts, F.O : Metropolis under stress. Lagos, ln IFRA, 1994 : II, 384

21 Un projet de 600 unités a avorté. Décret n041. OffiCIal Gazette Exlraordlnaryv01.54, n078, 2110/1991 . A287-A303 , Vanguard 21110/1991 . 17 ; Newswalch21110/1991 : 20 ; TImes Week 2112/1994 : 9.

290

Les subventions du chef-lieu administratif

Les élections municipales sont peu violentes du fait œl'absence d'enjeu politique, qui se juge d'après la capacité œ redistri­buer les ressources. C'est l'emplacement des chefs-lieux de collectivi­tés locales et, surtout, des capitales d'États qui suscite des polémiques,ces dernières étant généralement des LGA à elles seules. Lors de lacréation d'une unité fédérée en effet, le siège administratif bénéficie œsubventions spéciales en vue d'être doté des infrastructures nécessairesà son nouveau rôle (R.T. Suberu, 1992: 4 & 25). La tentative dIgouvernement de limiter à sept le nombre de portefeuilles ministérielsdans chaque État, au lieu de quinze, n'a guère permis de limiter les d&­penses.

L'enjeu flllancier alimente donc les rivalités. En principe, lechef-lieu administratif devrait être commodément accessible aux <V:hnï­nistrés, dans l'optique du département français dont la taille a été fixéepar la capacité de faire un aller-et-retour à la préfecture en moins d'unejournée. Mais chacun tente d'obtenir un statut de chef-lieu pour la villedont il est le ressortissant et où il a sa clientèle politique. Peu importel'emplacement central ou la neutralité ethnique. Kanouri du Bornod'abord opposé à un éclatement de la région Nord dont il était le gou­verneur, Kashim Ibrahim réclame que la capitale de l'État du Nord-Esten 1967 soit Maiduguri et non Bauchi, ce qu'il obtient quelques moisplus tard22 . L'alaafin d'Oyo, lui, se plaint car sa ville est '1e seul chef­lieu de province du Nigeria colonial qui ne soit pas devenu une capitaled'État"23.

Le remaniement de la fédération en 1991 donne lieu à de sérieuxdébats. Pour le nouvel État d'Oshun, il y a trois "prétendantes". Os­hogbo, siège administratif de la division d'Oshun à l'époque coloniale,a pour elle d'être une ville historique et centrale. Ife défend la positionde son chef traditionnel, l' ooni, et fait valoir qu'elle abrite le campusde l'université Obafemi Awolowo. Ilesha se veut plus neutre politi­quement24. Alors que les Ijesha d'llesha dominent l':t:tat d'Oshun, lacapitale est finalement à Oshogbo.

L'emplacement en pays ibo de la capitale de l'État du Delta,Asaba, provoque la colère25. Le vice-président de la fédération, Augus­tus Aikhomu, souhaitait une division verticale du Bendelavec deux ca-

22 Osuntokun, Akinjide : Power Broker, a BlOgraphy of Sir Kashim Ibrahim. Ibadan,Speclrum, 1987.

23 New NIgerian 5/8/1991 : 3.

24 Sunday Tribune 18/8/1991 : 9.

25 The GuardUJn 22/9/1991 : A4 , Afrrcan GuardUJn 9/9/1991 : 19.

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pitales en pays edo, Benin et Ekpoma26. Lui-même était un Edo maisson point de vue ne prévaut pas. Celui des partisans de Warri ou Sape­le non plus. L'olu de Warri, Atuwatse II, a d'ailleurs rallié tardivementles Itsekiri à la cause d'un Delta State parce qu'il craignait la domina­tion de ses ennemis séculaires, les Urhobo, qui emportent la directionde l'État en 1992 avec le gouverneur Felix Ibru. Pour certains, le choixd' Asabaest une punition contre les Urhobo, qui ont joué un rôle im­portant dans la tentative de coup d'État d'avril 1990. C'est, pourd'autres, l'effet de l'influence des femmes du président Babangida et dlgouverneur du Bendel, qui sont nées dans cette ville. Ce serait aussi uneffet de la colonisation du Delta par les Ibo, qui revendiquaient un Étatd'Anioma. "Les habitants du Del~ ont obtenu un État sans c;ritale etceux d' Anioma une capitale sans Etat", résume un journaliste2 .

Dans le Nord, les habitants de Hadejia se révoltent, eux, parceque Dutse est devenue la capitale du nouvel État de Jigawa28. De nom­breux bâtiments et véhicules officiels sont brûlés, parmi lesquels lesbureaux de la commission de recensement, de l'office de développementdes rivières Hadejia-Jamaare,du ministère des affaires sociales, des tri­bunaux, de la poste et de la permanence du NRC.

LES BLACK LOCAL AUTHORITIES (BLA) SUD­AFRICAINES

A la différence des Nigérians, la très grande majorité des Noirsd'Afrique du Sud n'ont pendant longtemps aucun droit de regard surl'administration de leur township. Les Bantu Advisory Boards de 1923,tout comme les Urban Bantu Councils de 1961, n'ont qu'une fonctionconsultative. Seule la petite bourgeoisie noire du Cap obtient un droitde vote en 1910. En 1936, elle doit élire sur une liste séparée les troisdéputés blancs qui la représentent au Parlement. Tandis que les qualifi­cations nécessaires aux franchises électorales sont toutes suppriméespour les Européens cn 1931, les Africains du Transvaal et de l'État li­bre d'Orange restent complètement exclus des processus électoraux.L'ANC, qui admet le principe d'un suffrage censitaire en fonction dlrevenu, de la propriété foncière et du niveau d'instruction, demandel'élection (séparée) de représentants noirs en 1943. Les Africains nesont qu'indirectement représentés par quatre sénateurs blancs choisispar des collèges électoraux qui comprennent des Native Advisory

26 Tell 27/5/1991 . 12.

27 Akala, K. : To Anioma, a slale ; To Delta, a capital. The Guarduln 21/10/1991 :8.

28 Dally TImes 2/9/1991 : 18 , CI/Ilen 2/9/1991 : 13 ; NIgerian Tribune29/8/1991 : 1·2 ; New NlgerUln 31/8/1991 : 1 & 14.

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Boards. Ceux-ci sont supprimés en 1951 parce cp' ils ne servent à rien.Leurs avis sont systématiquement rejetés et ce sont en réalité les mu­nicipalités blanches qui administrent les quartiers noirs. Dans la logi­que du Promotion of Bantu Self-Government Act de 1959, qui abolittoute représentation des Noirs par des parlementaires blancs, les autori­tés préfèrent nommer dans les townships des représentants des chefs deshomelands. Avecla fin de la prohibition de l'alcool pour les Noirs en1961, les townships doivent reverser aux homelands 80% des profitstirés de leurs bars municipaux. Une loi de 1971 achève de dénaturer lesUrban Bantu Counci1s en créant seize Administration Boards qui lessupervisent et rendent compte directement auprès de Pretoria. A cetteépoque, la décision du gouvernement de pratiquement cesser de cons­truire des logements en ville pour les Noirs va de pair avec l'arrêt dessubventions aux townships, qui doivent prendre en charge les salairesdes fonctionnaires blancs chargés de les administrer. Les difficultés fi­nancières des townships vont s'aggravant, d'autant que les salaires desemployés absorbent presque la moitié de leur budget.

Il faut attendre les émeutes de Soweto pour que les Noirs puis­sent élire leurs conseillers municipaux grâce au Community CouncilsAct n° 125 de 1977. On compte 227 "conseils communaux" en mars1981. Le Black Local Authorities Act n0102 de 1982 et le BlackCornmunities Development Act n04 de 1984 établissent des conseilslocaux, ce qui équivaut à une reconnaissance juridique de l'existence œcitadins africains en zone blanche. Avec la Constitution de 1983 et leRegional Services Council Act n° 109, des conseils régionaux multira­ciaux et composés des représentants de toutes les municipalités tra­vaillent à l'échelle des métropoles. Dans les homelands, les villes de laproclamation R293 continuent d'être gérées par le ministère œl'administration et du développement bantous.

Les autorités locales noires, les BLA, n'ont pour autant ni légi­timité ni représentativité ni autorité. Au Cap, le taux de participationdes Noirs aux élections locales de novembre 1983 n'atteint pas 12%.Les conseillers municipaux africains sont si impopulaires qu'ils <bi­vent démissionner sous la pression de la rue ey./. Scharf, 1990: 717­9). Ceux qui refusent sont tués. En octobre 1988, il n'y a que huitcandidats pour vingt-deux sièges à Guguletu, Langa et Nyanga. Le cpo­rum n'étant pas atteint. le gouvernement est obligé de nommer un ad­ministrateur. qui prend pour adjoints les huit infortunés candidats.

Entre aofit 1984 et aofit 1986 à l'échelle du pays, pas moins œdeux cents conseillers noirs démissionnent; cinq sont tués et cent-dix.molestés. Seulement 5 conseils municipaux sur 38 fonctionnent (N.Haysom, 1989: 193). Le mouvement se précipite. Entre janvier 1990et février 1991, ils sont 760 conseillers à démissionner. dont 85% à

293

cause de pressions populaires29. Sur 636 sièges dans la province dICap, seulement 358 (.56%) sont occupés en 1991, et sur 93 conseilsmunicipaux noirs, 39 (42%) sont dirigés par un administrateur fauted'avoir obtenu le quorum nécessaire. Dans l'OfS, seulement 180(41 %) sièges sur 442 sont occupés; 45 (63%) conseils municipauxnoirs sur 71 sont dirigés par un administrateur. Dans le Transvaal, lesproportions respectives sont de 53% (368 sur 692) et de 47% (39 sur42). Dans le Natal proprement dit, les conseils municipaux africainsqui tombent sous la juridiction de la province, à l'exclusion, donc, œceux du KwaZulu ou du département de l'aide au développement, sontmoins touchés, avec des proportions de 76% (79 sur 103) et Il % (2sur 17)3°.

Le pouvoir parallèle des civics

"Privées de revenus, affaiblies par la forte abstention lors desélections locales, bnsées par le boycott des loyers et des charges loca­tives et la grève de l'éducation, déstructurées par les menaces et les at­taques organisées contre les élus locaux, et concurrencées par des struc­tures de gestion sOCiale locales parallèles (eivics), [les administrationsdes townships sont] rapidement marginalisées avant d'être politique­ment lâchées par le gouvernement", résume D. Darbon (1992: 101).

Les comités de citoyens, ou civics, naissent au début des années198()31. La Soweto Civic Association, lancée en septembre 1979, estla première du genre, suivie en octobre d'une Port Elizabeth Black Ci·vic Organisation (PEBCO), puis d'associations similaires à Kru·gersdorp, Tembisa et Duduza sur le Rand, d'un Cape Areas HousingAction Committee (CAHAC), d'une Western Cape Civic Association(WCCA), d'une Federation of Cape Civic Associations, d'une Uiten­hage Black Civic Organisation. d'une Cradock Residents Association(CRADORA), d'un Housing Action Committee (DRAC) et d'un JointRent Action Committee (JORAC) à Durban (J. Seekings, 1992:218).

29 Dans la première moillé de l'année 1990, 6 sont tués et 111 attaqués: 150 démis­sionnent dans la province du Cap, 1 dans le Natal, 119 dans l'OFS et 132 dans le Transvaal.Race RelatIOns Survey. 1992 : 455 & 469

30 Le ministre du logement et de la planification Hemns Kriel donne en avril 1991des chiffres légèrement différents. avec des taux d'occupation de 55% (346 sur 629) dans laprovince du Cap, de 78% (74 sur 103) dans le Natal, de 40% (177 sur 442) dans l'OFS et de53% (367 sur 692) dans le fransvaal, soit une moyenne nationale de 52% de conseils munici­paux noirs en état de fonctionner Race RelatIOns Survey, 1992 : 470.

31 Cobben, W. & Cohen, R : PopuIar Struggles in South Afnca. Londres, J. Currey,1988 ; Heymans, Chns . Towards People's Development? Civic Associations and Develo­pment in South Africa. Urban Forum vol.4, n° l, 1993 : 1-20 ; S"iUing, Mark : Civic Asso­ciations ID South Afnca. Urban Forum v0\.4, n02, 1993 : 15-36.

294

A partir de 1985 et de l'imposition de l'état d'urgence, des fédé­rations régionales supervisées par l'UDF favorisent la naissance œnouveaux comités de citoyens comme la Vaal Civic Association oul'Atteridgeville-Saulsville Residents Organisation (ASRO) à Pretoria.Mais les liens entre les organisations nationales et locales restent fai­bles. Beaucoup, comme les Associations civiques de Soweto ou œMamelodi, se rallient tardivement à des organisations régionales. APort Elizabeth et Uitenhage, les comités de citoyens sont moins im­portants que les brigades de jeunes, très radicales.

L'accent est mis sur la mobilisation plutôt que surl'organisation: grève des loyers, boycotts. manifestations ... En 1986,on estime que le boycott des loyers coüte Rl88 million à l'État et im­plique 300.000 personnes, 75.000 foyers rien qu'à Sowet032. Les c0­

mités de citoyens ne parviennent pas à négocier un accord avec le gou­vemementet le mouvement faiblit à partir de 1987. Il crée des tensionsentre les locataires et les propriétaires, qui ne paient plus de chargesaux municipalités mais augmentent les loyers de leurs sous-locataires.La hausse du prix des cours à taudis contribue d'ailleurs à la formationde camps de squatters.

Les protestations se déclenchent désormais sans hausse desloyers et s'installent dans la durée. Il s'agit de rendre le pays ingouver­nable. L'initiative est surtout locale. Elle n'obéit pas aux ordres œl'ANC en exil ou de son relais sur place, l'UDF. Les civics en vien­nent à étendre leurs fonctions, rendant la justice à travers des tribunauxdu peuple, organisant le ramassage des ordures. Ceux de Mangaung,une banlieue de Bloemfontein, organisent par exemple l'occupation desterrains de "Freedom Square", qu'ils considèrent comme une zone semi­libérée, bien délimitée par ses constructions en zinc différentes de cellesen mortier et brique de la township officielle33 . Les civies de la régionde Pietermaritzburg et Durban jouent un rôle crucial pour refuserl'incorporation des townships au KwaZulu et la mainmise de l'Inkatha.

En février 1988, les associations civiques de Soweto, de PortElizabeth, de Cradock, du triangle du Vaal et du Westem Cape sont in­terdites. A Soweto, des comités de rues prennent le relais. L'année sui­vante, les civies resurgissent et certains se forment même dans les 000­tous tans. Après la dissolution de l'UDF en 1991 s'impose l'idée œpromouvoir des associations nationales sur le modèle de la centralesyndicale COSATU. Celles qui existent déjà sont purement nominales.Les anciens de l'UDF cherchent à lancer des organisations qui représen­tent les intérêts des habitants et qui soient dégagées des contraintes po­litiques en ne participant pas aux élections (D. Darbon, ln D. Martin:

32 Suruiay Tribune 3118/1986 ; Mashabela. H.. 1988 : 144.

33 Krige, D.S . Bloemfontein, ln Leman, A.• 1991 : 112.

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79-80). L'Organisation civique nationale d' Afriquedu Sud, la SANCO,est créée en mars 1992 à Uitenhage, avec des dirigeants comme MosesMayekiso, le responsable de l'Association des Civics du Transvaal ruSud (CAST). Ce dernier critique la structure centralisée de la SANCOet voudrait en faire une fédération; il souligne que la CAST ad'ailleurs gardé son nom, refusant de supprimer le "s" de civic dans sonsigle34.

La répression ayant échoué, l'État est amené à négocier. Les ci­vics aussi car dans de nombreuses townships les boycotts ont inter­rompu les services publics comme l'eau ou l'électricité. La plupart desassociations civiques s'orientent donc vers une politique de développe­ment plutôt que de protestation. Soweto et les banlieues noires dItriangle du Vaal ont les arriérés de paiement les plus élevés. L'accordde Soweto, signé avec la province du Transvaal, est le premier rugenre. Il établit un organisme permanent de discussion, la Witwa­tersrand Metropolitan Chamber. Un accord similaire est signé en mars1991 avec l'Organisation civique d'Alexandra. Le boycott des loyerscontinue néanmoins sur sa lancée. Dans le PWV, il est encore appliquédans vingt-deux townships, dont sept ont négocié des accords avecl'État à travers leurs civics35.

Grâce à leur popularité et à leur capacité de mobilisation, les ci­vics sont de facto devenus des interlocuteurs officiels. L'abolition en1991 du Black Communities Development Act n04 de 1984 laisse unvide que les comités de citoyens entendent bien combler. En négociantavec l'État, les civics acquièrcnt un rôle de canalisation des ressourcesmatérielles et de médiation judiciaire. Même si la société civile ne serésume pas à ces comités de citoyens, ceux-ci deviennent de véritablesinstitutions. Sont-ils pour autant capables dedépasserleur rôle de con­tre-pouvoir et d'autogérerles townships? La culture du boycott est sienracinée que la campagne Masakhane (<<Construisons-nous») lancéepar Nelson Mandela et Desmond Tutu en 1995 n'a obtenu aucun résul­tat.

Les civics sont confrontés à plusieurs types de problèmes. Leurinfluence se limite à une politique de protestation. Ils ne font que retar­der la hausse des loyers, ne proposent pas d'alternative de gestion etsont mal organisés. Us diffèrent des organisations de bidonvilles, quiaccomplissent des tâches administratives et représentatives, quoique œfaçon plus autoritaire et brutale. Ils ont d'ailleurs rarement réussi às'implanter dans les camps de squatters. Johnson Ngxobongwana, pré­sident de la Western Cape Civic Association, s'est même associé aux

34 Mayeklso. Mzwanele : "Institutions that Themselves Need to Be Watched Over".A ReVlew of Receot Writiogs 00 the Civic Movemeot. Urban Forum volA, 0°1, 1993 : 30.

35 Urban Focus voU, 0·9, oov. 1990 & vo1.2, 0°2, fév. 1991

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forces de sécurité pour détruire les bidonvilles alentours . Les civicsn'ont pas non plus pris en compte les habitants des foyers, à quelquesexceptions près comme cette Hostel Dwellers Association au Cap ouces quatre hostels de Durban qui se sont joints au Southern Natal Inte­rim Civic Committee.

Pour J. Seekings, les civics bénéficient d'un soutien populaireindéniable mais n'ont pas été capables de prendre en charge la gestionquotidienne des townships (1992 : 217 & 226) . Ils ont réagi plusqu'agi . Ce sont des pouvoirs sans administrations, à l' inverse des con­seils municipaux institués par Pretoria, qui étaient des administrationssans pouvoirs. Les collectifs ont été dominés par des employés de bu­reau et des militants professionnels, au détriment des ouvriers, deshommes d'affaires, des commerçants, des fonctionnaires et des institu­teurs . Quelques-uns ont été corrompus. Divisés par des querelles inter­nes, ils n'ont pas manqué d'être autoritaires. Bien qu'encouragés parl'opposition démocratique parce qu'ils constituaient un réseau alterna­tif, les civics ont parfois été aussi conservateurs que les conseillersmunicipaux populistes. Certains, comme ceux de Port Alfred en 1983,se sont présentés aux élections municipales pour s'opposer à des grou­pements inféodés à Pretoria. A Durban, Harrison Dube, figure locale œl'ANC et fondateur assassiné du JORAC, était lui-même un conseillermunicipal .

En outre, les civics doivent faire face à un problème structurel.Les services publics ne sont assurés que dans les quartiers blancs parceque les townships sont trop pauvres. Les seize conseils régionaux œservices tirent leurs ressources de la vente de services aux municipalités(eau, électricité, égouts), d'un impôt de 0,25% sur les salaires et d'uneparticipation patronale équivalant à 0,1 % du chiffre d'affaires des entre­prises3 6 . Nés au milieu des années 1980 et maintenus après 1994, ilssont mieux dotés que les collectivités locales. représentées en fonctionde leur consommation de services urbains. Mais faute de système œpéréquation. les municipalités riches continuent de louer leurs servicesaux municipalités pauvres en se faisant directement rembourser par lesconseils régionaux, quitte à ce qu' un jeu d'écritures prive les townshipsnoires des dotations en capital dont elles bénéficient en principe. IXplus. les conseils régionaux doivent désormais subvenir aux besoinsdes townships des homelands, qui en avaient été écartés en 1971. Lespartisans du fédéralisme arguent quant à eux que les grandes métropolesdevraient avoir les mêmes pouvoirs que les gouvernements régionaux,étant donné que certaines ont un budget équivalent. Celui de Durban

36 Onana, Jean-Baptiste : Les contraintes budgétaires et gestionnaires des "RegionalServices Couuci ls" sud-africains, Marchés Tropicaux 18/1111994 : 2420·1.

297

avoisine les 5 milliards de FF et égale celui de la province du KwaZu­lu-Natal avec une population à peu près similaire37.

Enfin, les civics sont aux prises avec une violence qui handi­cape tous les efforts de développement et que leurs milicesd' autodéfensesont incapables d'encadrer. Des neuf membres à la tête d.Jcomité de ci toyens à Tokoza par exemple, il ne restait en 1993 qu'unsurvivant en activité. Deux avaient préféré quitter la township et tousles autres avaient été tués, à commencer en septembre 1991 par SamNtuli, président de ce comité et secrétaire général de la CAST38

Les élections municipales de novembre 1995, censées consacrerla nouvelle légitimité des structures de pouvoir locales, sont J'une cer­taine manière décevantes pour l'ANC. Le taux de participation dépasseà peine 51 % alors qu'il était de 88% aux élections d'avril 1994. Lescandidats indépendants noirs, avec un score de 8,5%, grignotent les po­sitions del'ANC, qui n'emporte que 45 circonscriptions sur 145 à Jo­hannesburg mais qui fait une percée dans le Cap occidental, grâcc auvote indien et métis, et qui obtient 66% des sièges attribués à la pro­portionnelle dans le pays, la majorité dans 400 conseils municipauxsur 66139. Dans les 61 villes du KwaZulu-Natal, les tensions obligentles autorités à reporter les élections en juin 1996. Mesure transitoire,l'accord dit de Kempton Park réserve le même nombre de sièges auxquartiers blancs qu'aux banlieues noires, malgré les déséquilibres 00­mographiques.

Sur la scène des conflits urbains en Afrique subsaharienne,l'enjeu municipal n'est somme toute qu'un élément parmi d'autres, endépit de l'importance qu'il pourrait revêtir. Sa dimension urbaine estmise en évidence du fait de la vocation d'un tel pouvoir. Mais elle nesaurait occulter des facteurs autrement plus déterminants, de la de1in­quance juvénile à la colère du ghetto. Ceux-ci soulignent tout autant laspécificité d'une violence proprement urbaine. A fortiori, les pratiquessécuritaires en milieu citadin, qui font l'objet du deuxième tome de cetouvrage, témoignent à leur façon de l'originalité de la violence enville.

37 Le mane de Dwi>an. Jan Venter, s'est d'ailleurs vanté d'être il la tête de la seule mu­nicipalité du pays il ne pas être endettée Sunday Trrbune 1411011990, n" SpéCIal: 35 ; Hum­phries, Rlchard & Shubane, Khehla : WIll the Tai! wag the Dog? Ind,calOr SA vol.9, n"4, prin­temps 1992 : 87-92.

38 Marion, Georges' Louis Sibeko, héros de Thokoza. Le Monde 1516/1993.

39 Johnston, A. & Spence, J.E. ; South Afnea's Local Government ElectIOns. TheRoyal Intltute of InternatIOnal AffOlrs Bnefing Paper (Londres) n027, nov. 1995. 5p.

298

LISTE DES CARTES DU TOME 1

Fig. 1 : L'étiquetage ethnique en RSA: les 10 homelands 76Fig. 2 : Nigeria: les trois régions à l'indépendance 78Fig. 3 : Nigeria: les 19 États de 1976 79Fig. 4 : Les principales ethnies du Nigeria 80Fig. 5: Les principales villes de RSA. 211Fig. 6: Les taux d'urbanisation par province en RSA en 1985 212Fig. 7 : Les principales villes nigérianes 214Fig.8: Les taux d'urbanisation par État au Nigeria en 1991 216Fig. 9 : Durban: Les secteurs de la township de Ntuzuma 271Fig. 10 : Durban: Les points chauds de Bambayi et ShembeàInanda 272

LISTE DES TABLEAUX DU TOME 1

Tab. 1 : Nombre de délits. de meurtres et de vols à main armée auNigeria 43Tab.2 : Comparaison des taux de criminalité en RSA, en France,en Grande Bretagne, aux USA et au Nigeria 45Tab.3 : Les principaux partis politiques au Nigeria 81Tab. 4 : Les massacres de la transition démocratique en Afrique duSud, 1990-1994 99Tab.5 : Les émeutes "religieuses" dans les villes du nord duNigeria depuis 1945 138Tab.6: Les accidents de la route au Nigeria 284

299

TABLE DES MATIÈRES

Sommaire 9Avant-propos IlChronologie historique de l'Afrique du Sud 17Chronologie historique du Nigeria 23Introduction 29

La comparaison par les extrêmes: du Nigeria à l'Afrique du Sud 31Deux objectifs et quatre parties 32

Première partie

CONFLIT ET VIOLENCE

Chapitre 1: Nigeria et Afrique du Sud, un état des lieux de laviolence 39Le Nigeria en état d' hostili té permanente , 39L'Afrique du Sud dans un conflit de "basse intensité" 46

Chapitre 2: Une définition politique de la violence 51De la légitimité de la violence 53La thèse de l'agression-frustration 56

Pauvretéetdélinquance 58Le rendement de la violence 61

L'échec de la non-violence 62Le bandit et le révolutionnaire 65

L'ambiguïté du rebelle 69Le voleur et le policier 74

Chapitre 3: Les mobilisations partisanes: l'enjeu du pouvoir. 77Du tripartisme au « zéropartisme » à la nigériane 77

Des violences électorales 83Une faible mobilisation 84

Une scène sud-africaine en noir et blanc 86La lutte armée 93Les conflits entre partis politiques 97

Chapitre 4: Les mobilisations raciales: la peur de l'autre 107Une décolonisation en douceur au Nigeria 107L'affrontement racial en Afrique du Sud 109Les Indiens, les Libanais et les Métis 114

301

Du nationalisme ethnique 120

Chapitre 5: Les mobilisations syndicales: de la lutte des racesà la lutte des classes 125Le musèlement nigérian 126La combativité sud-africaine 130

Chapitre 6: Les mobilisations confessionnelles: guerres dereligions et morales politiques 137La polarisation religieuse au Nigeria 137Une théologie "contextuelle" de la libération en Afrique du Sud 144

Chapitre 7: Les mobilisations féminines: des luttes économiquessans guerre des sexes 149Des victimes 150Des instigatrices 157

Deuxième partie

LA VILLE AFRICAINE

Chapitre 8: Une urbanisation coloniale et ségrégationniste ...... 171De la "cité indigène" au comptoir colonial................................ 171"Oasses dangereuses" et "classes laborieuses" 172

Le colonisateur et le mendiant ' .. . 174Pauvreté et discrimination raciale en Afrique du Sud 175

Les grands thèmes de la ségrégation urbaine 179"L'hygiénismeracial" 179Le médecin au seIVice de la ségrégation en RSA 184La lutte contre l'alcoolisme: l'ivrogne dans la ville 190

Chapitre 9: L'apartheid urbain en Afrique du Sud 193Du Cap aux villes minières 193La réglementation britannique 195Les dispositions de r influx control 198Un enracinement précoce 202La libéralisatIOn de l'économie "grise" 205L'heurede1aréfonne 208La crise du logement. 210

Chapitre 10: La ville hors-contrôle au Nigeria 215Les agro-villes yorouba 215Les cités-États haoussa 219

302

Les unions tribales et la fluidité de l'enracinement citadin 220Le laissez-faire 226

Chapitre 11: La délinquance urbaine 231Une jeunesse en danger 231

La récupération politique 231Les sociétés secrètes étudiantes au Nigeria 235Un système éducatif en crise 239La famille élargie africaine 241

Les areaboys et yaJl(jaba nigérians 242Du marabi au tsotsi sud-africain 248

Chapitre 12: Les conflits territoriaux 257Le ghetto 257

L' hoste! 259Le sabo et le longo 263Les batailles de (plaques de) rues 265

La route et l'accès à la ville 273Guerre des taxis dans les townships d'Afrique du Sud 274Le train de la mort 279Les tensions de la route au Nigeria 281

Chapitre 13: Les luttes pour le pouvoir municipal 285Les Local Govermnent Areas (LGA) nigérians 286

Les subventions du chef-lieu administratif 291Les Black Local Authorities (BLA) sud-africaines 292

Le pouvoir parallèle des civics 294

Liste des cartes et des tableaux du tome 1 299Table des matières du tome 1 301

303

Ache vé d 'i mprimer le 14 févr ier 1997sur les presses de Dom in ique G uéniot,imprimeur à Langres - Saints-Geosmes

Photocompositi on : L'H arm attan

Dép ôt légal : mars 199 7 - N° d' imprimeur : 2855

VIOLENCE ET SÉCURITÉ URBAINESEN AFRIQUE DU SUD ET AU NIGERIA

Un essai de privatisation - tome 1

La violence urbaine est relativement nouvelle et peu étudiée au sud duSahara, ne serait-ce qu 'à cause d'un e urban isation tardive en grande partieimportée par le colonisateur. Les pouvoirs publ ics commencent à prendreconscience du problème, ainsi qu 'en témoignent les conclusions de laconférence d'Habitat II à Istanbul. Les citadins africains, eux, n' ont pas autantattendu pour s'organiser à leur façon. Leur inquiétude se manifeste dans milledétails : ouvrir soi-même avec un poinçon les bouteilles de Coca-Cola serviesdans les boîtes de nuit, de peur qu ' on y mette du poison ou un somnifère sielles étaient décaps ulées au préalable ; se promener dans la rue avec sa montreà quartz bloquée sur la position 0 du chronomètre afin de laisser croire qu'i ls'agit d' une fausse et de ne pas se faire arracher le bracelet par des voleurs;rouler en pleine canicule toutes vitres fermées, les loquets tirés, etc. Lesréactions à la violence criminelle ou politiqu e en ville ne sont pas toutes aussianecdotiques. Tandis que l' appareil sécuritaire de l'État durcit sa répression,les lynchages, les protecti ons magiques, les chasses aux sorcières, les chiensde garde, les veilleurs de nuit, les sociétés de surveillance, les patrouillesd' îlotage et diverses milices parfois constituées en véritables armées privéesenflamment le paysage urbain et concourent à leur tour à la violence.

Le libéralisme triomph ant des années 80 et la politique d'ajustemen tstructurel de la Banque mondiale ont par ailleurs imposé à l'Afrique uneprivatisation de l' économie qui, somme toute, n' a fait que consacrer le reculd' un État déliquescent. Dans ce contexte, il ne faut pas s'étonner que laviolence des villes empire et s'accompagne d' un recours grandissa nt auxpratiques d'autodéfence.

L'Afrique du Sud et le Nigeria, qui comptent les mégalopoles les plusimportantes et les plus turbulentes du sous-co ntinent, sont représentatifs deces phénom ènes. À cet égard, l'ouvrage de Marc-Antoine de Montclos est unprécis de violence urbaine qui fourmille de renseignements et contentera lesconnaisseurs. Aux autres, il ouvrira de nouvelles perspectives. La violencebouleverse en effet les modes de vie citadins et conduit à un grandrenfermement urbain. Le cloisonnement en ghetto fait perdre à la villemoderne sa fonction de rencontre socia le et de brassage des populations,comprome ttant par là même le rôle qu 'elle doit jo uer dans le déve loppement.

Marc-Antoine DE M ONTCLOS est diplômé de l' Institut d'études politiquesde Paris, où il a soutenu sa thèse de doctorat sur la violence et la sécuritéurbaines en Afrique du Sud et au Nigeria. Il a travaillé deux ans à PortHarcourt pour l'ambassade de France et a effectué de nombreux séjo urs àJohannesburg et Durban dans le cadre de diverses missions. Chargé derecherches à Nairobi pour l 'Institut français de recherche scientifique pour ledéve loppement en coopération (ORSTOM), il enquête à présent sur lesréfug iés de la Come de l'Afrique.

ISBN : 2-7384-5206-X

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VIOLENCE ET SÉCURITÉURBAINES

EN AFRIQUE DU SUDET AU NIGERIA

Un essai de privatisation

TüME2

Durb an

Johannesburg

Kano

Lagos

Port Harcourt

VIOLENCE ET SÉCURITÉ URBAINESEN AFRIQUE DU SUD ET AU NIGERIA

Un essai de privatisation

TOME 2

© L'Harmattan, 1997ISBN: 2-7384-52Ü6-X

Marc-Antoine Pérouse de Montclos

VIOLENCE ET SÉCURITÉ URBAINES ENAFRIQUE DU SUD ET AU NIGERIA

Un essai de privatisation

TOME 2

Durban

Joharmesburg

Kano

Lagos

Port Harcourt

Éditions L'Harmattan5-7, rue de l'École-Polytechnique

75005 Par is

L'Harmattan IDe.55, rue Sai nt-Jac ques

Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9

Collection Logiques Politiquesdirigée par Pierre Muller

Dernières parutions:

FAURE Alain, POLLET Gilles et WARIN Philippe, La constructiondu sens dans les politiques publiques, 1995.SPENLEHAUER Vincent, L'évaluation de politique, usages sociaux,1995.LE GALÈS Patrick, THATCHER Mark (ed.), Les réseaux de politi­que publique, 1995.DROUIN Vincent, Radiographie des générations, 1995.JOURDAIN Laurence, Recherche scientifique et construction euro­péenne. Enjeux et usages nationaux d'une politique communautaire,1995.PETITEVILLE Franck, La coopération décentralisée. Les collectivi­tés locales dans la coopération Nord-Sud, 1995.URFALINO Philippe, VILKAS Catherine, Les fonds régionaux d'ancontemporain. La délégation du jugement esthétique, 1995SMITH Andy, L'Europe politlqut au miroir du local, 1995Stephano ZAN, Massimo FERRANTE. Le Phénomène orgamsation­nel, 1996CHAUSSIER Jean-Daniel, Quel territoire pour le Pays Basque"? Lescanes de j'identité, 1996.THOMAS H. Vieillesse dépendante et désinsertion politique, 1996.GAUDIN JP, Négocier d'abord; la contractualtsation des pohtlquespubliques, 1996.MARCOU G., THIEBAULT J.c., La déciSIOn gouvernementale enEurope, 1996,Textes sous la direction de: L. DEBLOCK, C. EMERY, J. C. GAU­TRON, A. MACLEOD, Du libre échange à l'union politique, 1996JOSSELIN Daphné, Les réseaux en action, 1996MASSARDIER Gilles, L'Etat savant, Expertise et aménagement du ter­ri toire, 1996.BOURGEOIS Catherine, L'attribution des logements sociaux. Politi­que publique et jeux des acteurs locaux, 1996.LACASSE F., THOENIG J.-c., L'action publique, 1996.CHATY Lionel, L'administration face au management, 1997.DELOYE Yves, HAROCHE Claudine, IHL Olivier, Le protocole oula mise en fonne de l'ordre politique, 1997.PAOLETTI Marion, La démocratie locale et le référendum, 1997.SAEZ G.,LERESCHEJ.-Ph., BASSAND M.,(dir.) Gouvernance mé­tropolitaine et transfrontalière. Action publique territoriale, 1997.

SOMMAIRE

TOME 1

Première partie: Conflit et violence

Chapitre 1: Nigeria et Afrique du Sud, un état des lieux de laviolence , 39Chapitre 2: Une définition politique de la violence 51Chapitre 3: Les mobilisations partisanes: l'enjeu du pouvoir 77Chapitre 4: Les mobilisations raciales: la peur de l'autre 107Chapitre 5: Les mobilisations syndicales: de la lutte des racesà la lutte des classes 120Chapitre 6: Les mobilisations confessionnelles: guerres dereligions et morales politiques 137Chapitre 7: Les mobilisations féminines: des lutteséconomiques sans guerre des sexes 149

Deuxième partie: La ville africaine

Chapitre 8: L'urbanisation coloniale, une logiqueségrégationniste 171Chapitre 9: L'apartheid urbain en Afrique du Sud 193Chapitre 10: La ville hors-contrôle au Nigeria 215Chapitre 11: La délinquance urbaine 231Chapitre 12: Les conflits territoriaux 257Chapitre 13: Les luttes pour le pouvoir municipal 285

Liste des cartes et des tableaux du tome 1 299Table des matières du tome 1 301

TOME 2

Troisième partie: Sécurité urbaine, les actions de l'État

Chapitre 1: La Nigeria Police Force (NPF) : corruption, loide la jungle et méthode du kill and go Il

7

Chapitre 2: La South African Police (SAP) : du racismeinstitutionnel au commumty policing 39Chapitre 3: L'armée sur le front urbain 73Chapitre 4: Justice en perruques et têtes couronnées 119Chapitre 5: De la sanction à la prévention 135Chapitre 6: Le biais urbain 157Chapitre 7: L'aménagement du territoire 187Chapitre 8: L'urbanisme sécuritaire 203

Quatrième partie: Securité urbaine, les acteurs privés

Chapitre 9: L'imaginaire et l'irrationnel: l'image de la ville 241Chapitre 10: Les rapports à la mort du citadin 263Chapitre 11: La sorcellerie et la justice spontanée 285Chapitre 12. Du chien de garde au veilleur de nuit nigérian 303Chapitre 13: La sophistication sud-africaine: des compagniesde sécurité « blanches» aux milices « noires» 323Chapitre 14: L'l restructuration de la ville par le bas: le grandrenfermement................. . 369Chapitre 15: La recomposition urbaine: les flux depopulations... . 387

Bibliographie 427Glossaire sud-africaIn .457Glossaire nigérian intégrant un petit lexique de pidgin 461Liste des sigles 465Liste des cartes du tome 2 471Liste des tableaux du tome 2 473Table des matières du tome 2 475

8

Troisième partie

SECURITE URBAINE:LES ACTIONS DE L'ÉTAT

Réponse immédiate des autorités à la violence urbaine, la policejoue un double rôle: lutte contre la criminalité et répression politique(chapitres 1 & 2). C'est aussi le cas de l'année, qui intervient fré­quemment pour régler des questions d'ordreinterne (chapitre 3). La p0­

liorcétique, art dans lequel a excellé un Vauban, n'est pourtant guèreafricaine. Quand l'État s'emploie à jouer du bouclier et du canon, laforce qu'il affirme témoigne en réalité de sa faiblesse.

Les modalités de surveillance et de punition telles que le codepénal et la prison sont des solutions à moyen terme (chapitre 4). EnAfrique, celles-ci ne reposent pas non plus sur des bases solides. Ellesn'ont pas l'assise sociale nécessaire pour jouer un rôle dissuasif et lesactions de prévention restent à l'état embryonnaire (chapitre 5).

Le traitement au long terme de la violence urbaine est plus es­sentiel en ce qui concerne notre propos. L'organisation administrativeet territoriale du réseau urbain est fonction des intérêts du pouvoir en sacapitale (chapitre 6). La ville fait l'objet d'une attention particulièreparce que s' y concentrent les instruments de la domination (chapitre 7).L'urbanisme sécuritaire, hérité cl:: la période coloniale, crée des ségréga­tions socio-spatiales plus ou moins formelles, avec le recours à la me.nace ou à la dissuasion physique pour protéger les quartiers "chics".Les mesures de sécurité peuvent prendre une apparence plus bénigneque les "déguerpissements" de bidonvilles en Afrique de l'Ouest; lesbancs du métro parisien, après tout, sont spécialement conçus pourempêcher les clochards de dormir dessus! Le cas de l'Afrique du Sudest le plus flagrant parce que la ségrégation a été institutionnalisée parl'apartheid (chapitre 8).

9

Chapitre 1

LA NIGERIA POLICE FORCE (NPF):CORRUPTION, LOI DE LA JUNGLE ET MÉTHODE DU

KILL AND GO

Ni le Nigeria, avec une police corrompue, ni l'Afrique du Sud,avec des forces de sécurité marquées par un passé raciste, ne savent gé.­rer les manifestations de rues et juguler la criminalité. Les ouverturesen direction d'une relève par les particuliers (opération Business Watchsud-africaine, dash nigérian indispensable à la poursuite d'une enquêteet à la location de policiers annés) ou par les autorités locales (policesdes homelands et des municipalités noires en RSA) ont achevé de dé.­manteler le monopole étatique alors que se multipliaient spontanémentdes milices de quartiers. À l'extrême, le modèle américain accorde uneplace primordiale aux polices locales et aux initiatives privées. Les casbritanniques et français sont plus hybrides, avec une centralisation quisuit la consécration de l'État au XIXème siècle mais qui cède au­jourd'hui le pas devant la poussée des idées libérales et des polices mu­nicipales l . Le Nigeria, qui a supprimé ses polices locales dans les an­nées 1960, continue de reposer sur un système très centralisé et bienpeu efficace, tandis que l'Afrique du Sud connaît des évolutions plusvariées.

La NPF (Nigeria Police Force) tient d'un héritage victorien parses agents de la circulation gantés et ses fanfares anachroniques où despoliciers en grande tenue jouent de la cornemuse. Elle se revendique en

1 En France, pays centralisé par e"cellence, la loi Darlan de 1941 a étatisé les policesmunicipales, qui disposaient auparavant d'une certaine autonomie locale honnis les questionsde maintien de l'ordre. Les polices municipales ont de nouveau été autorisées en 1983, avec unrôle limité, les compétences judiciaires restant du ressort de la police nationale. Au" Pays-bas,l'heure est plutôt à la régionalisation. Cf. Vogel, Marie: Politiques policières et systèmes 10­caUl<. Les polices des villes dans l'entre-deUl<-guerres. Revue jrança'-'e de SOCIOlogie vo135,n·3, juil. 1994: 413-34, Be.."" Hans : Regionalization: The Dutch Police Forces after tbeirreorganisation. The PolIce Journal vo1.67, n·4, oct. 1994; Reiner, Robert: Cmef Constables.O"ford Unive",ity Press, 1992; Joyce, Peter: Local Governrnent and Policing: The end of anmstoric relationsmp ? The PolIce Journal vo1.67, n'2, avr. 1994; Loveday, Barry: The Com""ting Role of Central and Local Agencies in Crime Prevention Strategies. Local Governmer'JStudles vol.2O, n'3, automne 1994.

11

même temps d'une certaine tradition africaine avec l'éléphant blanc quisymbolise la force et qui orne ses Land Rover peintes en bleu marine.Très mal acceptée, elle est connue pour sa corruption et sa brutalité, àtel point que la population a surnommé ses unités anti-émeutes kiltandgo parce qu'elles "tuent et puis s'en vont".

FORCE DE POLICE ET FAIBLESSE DE L'ÉTAT

L'encadrement des foules est un excellent test pour juger de lavaleur démocratique d'une police. A la différence de l'Europe occiden­tale, il n'y a en Afrique ni droit ni tradition de la manifestation de rueet celle-ci n'est pas considérée comme une forme normale d'action re­vendicative. Or, souligne P. Favre, "moins le groupe manifestant a unrecours usuel à la manifestation et plus souvent celle-ci peut dégénérer"(1990: 57). La démocratie de la polts, en tant que système de résolu­tion pacifique des conflits, passe par un apprentissage de l'occupationdes espaces publics. Le mot police ne vient-il pas de la cité grecquepo­liS et de l'autorité étatique latine politia2 ?

La violence est un désordre qui révèle la faiblesse de l'État, qu'ils'agisse du recours constant à la force comme moyen de régulation po­litique, du soulèvement populaire ou de la criminalité comme indica­teur d'anomie sociale. Avec le terrorisme, "la vie quotidienne est œplus en plus menacée. Plus les policiers, les bastions, les postes œcontrôle, les tours de guet, les voitures blindées sont visibles, plus lesuccès des terroristes est réel. L'État révèle ainsi non sa force, mais safaiblesse", constate D. Apter (1988: 233). La violence, renchérit P.Chabal, est "une indication de l' impuissance du pouvoir car l'inégalitéest plus productive si elle peut faire l'économie de la violence" (1991 :56).

L'État africain est mal placé pour combattre la criminalité.L'absence de légitimité qui le caractérise rejaillit sur sa police3. 11 nebénéficie d'aucune caution morale face à un banditisme qui donnel'impression d'être social pour deux raisons au moins. La première estque les exactions de la police justifient a contrario l'existence de vo­leurs "populaires", tandis que la collusion des forces de sécurité avec lapègre démontre la criminalisation du pouvoir. La deuxième raison estque les tactiques territoriales du bandit en milieu urbain ménagent descomplicités de voisinage: ses aires d'opération diffèrent de ses lieux œrésidence.

2 Sullivan, J.L. Introduction to police science. New York, McGraw-HiIl, 1977 : 1 ;Clift. R.E. . A glÙde to modem police thinking. Crncinatti, Anderson, 1956: 1.

3 Bent, A.E. & Rossum, R.A. : Police, crimina1 justice and the community. New York,Harper & Row, 1976: 191.

12

La présence policière en tant que telle ne diminue pas la crimi­nalité. Elle effraie l'honnête citoyen pour assurer le respect des loismais ne réduit pas une délinquance résiduelle et incompressible danschaque société. Pour A.A. Adeyemi, l'escaladede la violence du bandi­tisme anné au Nigeria dans les années 1960 répond à une répression œplus en plus féroce des forces de l'ordre4. Même chose au Cap à partirde 1939, quandles gangs imitent la police qui s'est équipée d'annes àfeu et de chiens de chasseS. Selon R. Fried, '1a corrélation tend à êtrenégative: plus il y a de policiers, plus la criminalité empire. Le nom­bre de policiers a probablement moins d'impact sur les activités crimi­nelles que celles-ci n'en ont sur le renforcement de la présence poli­cière''6. Ce paradoxe peut trouver un semblant de justification dans lefait quel' augmentation de la fréquencedes patrouilles de police aboutità gonfler les chiffres de la délinquance en révélant des phénomènes surlesquels l'appareil de sécurité n'avait pas prise auparavant? Le gouver­nement Mandelale sait bien, qui a préféré investir dans le domaine so­cial plutôt que d'augmenter de façon conséquente la présence policière.A l'inverse, une réduction des forces de police, voire une grève, ne d­minue pas la criminalité... et ne l'augmente pas non plus8.

Le Nigeria comme l'Afrique du Sud, qui sont pourtant aux pri­ses avec une violence débridée,ne comptent pas parmi les mieux lotisen matière d'effectifs policiers. En 1960 au Nigeria, il n' y avait qu'unpolicier pour 2.876 habitants contre environ 400 dans le monde œve­loppé. C'était à peine mieux que dans des pays pauvres du Sahelcomme la Haute Volta ou le Mali, et inférieur à la Côte d'Ivoire, auLibéria, à la Sierra Leone, à l'Ouganda et au Kenya (M. Oinard,1973: 218ss; T.N. Tamuno, 1970: 107 & 162). Aujourd'hui, lerapport est d'un pour 1.000 selon un inspecteur général à la retraite,d'un pour 899 selon un ancien commissaire de police du Bendelet d'unpour 684 selon nos propres estimations, qui incluent le personnel ad­ministratif avec 130.000 policiers pour 89 millions d'habitants en19919. Ces chiffres sont des plus douteux, non seulement à cause des

4 Adeyemi, A.A. : The Challenge of Criminology in a Deveioping Country: A CaseStudy of Nigeria. Annales Inlerna/lOnales de cnmlnolog,e vol 10, nOl, 1971, n° spécial, Pro­ceedings of the XXth International Course in Criminology. Lagos 4-11/8/1970: 168.

S Pinnock, Don: From Argie boys to skolly gangsters: the lumpenproletariat chal­lenge of the street-corner amûes in District 6, 1900-51, ln Saunders, C., 1983' III, 131-74.

6 Fried, Robert C. : World Handbook of aties: Comparative Indicators of the Quali­ty of City Life. Los Angeles, University of Califomia, Department of Political Science, 1981 :ch. 1.

7 Freed, L., 1963: 12-3; Dupuy, G. & Pouthier, J.-L. : Penser la sécurité. L,béra/ron81111994: 31-4.

8 Pfuhl, E.H.: Police strikes and conventional crime. Crrmlnology vo1.24, n04, nov.1983.

9 Inspecteur général Inyang, E., 1989 . 82, Commissaire Akagbosu, Cashmir, cité lnSunday TImes 7/2/1988: 14; Da.ly TImes 13/11/1992: 22; Guard,an 21110/1992.

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déficiences statistiques et des unités fictives destinées à gonfler lamasse salariale, mais aussi à cause de la proportion très variable des af­fectations, qui relativise la présence de la police visible. D'après laCLO, 86,5% du personnel est constitué de policiers de base occupés àpatrouillerle pays (1993 : 29). Mais pour la police, la moitié des ef­fectifs sont occupés à des tâches administratives et un sixième sont descadres supérieurs t0.

Avec un officier de police sur six de garde dans la rue, la RSAest mieux fournie11. Elle compte un policier pour 693 habitants au re­but du siècle, un rapport alors comparable à ceux d' Europe 12. Les es­timations vont à présent d'un pour 870 en 1991 à un pour 526 en1992, voire un pour 400 d'après le porte-parole de la police dans leTransvaal en 1993 13. Le ratio tombe évidemment si on n'inclut pas leshomelands TBVC. il serait alors d'un pour 377 habitants en 1989, œqui équivaut aux moyennes oceidentales l4. A l'époque, le nombre ci:policiers ne dépassait pas celui d'une ville comme New York. Depuis,avec le doublement très rapide des effectifs du fait de l'intégration deshomelands et de la montée du banditisme, ce ratio observe une tendanceà la baisse. il était d'un pour 323 en 1995 et devait être d'un pour 250en 1996 d'après nos calculs: 164.000 policiers pour 41 millionsd'habitants (M. Shaw, 1996: 14). On peut même arguer qu'en réalitéla police est au service des seuls Blancs, ce qui ramènerait le ratio à unpolicier pour 43 habitants: 114.000 policiers en 1992 pour 4,9 mil­lions de Blancs. Mais ce serait oublier qu'aujourd'hui les commissa­riats établis en zone blanche sont aussi en principe au service des p0­

pulations de couleur. Par comparaison, la France est plus surveillée,avec un policier ou gendarme pour 243 habitants, en troisième posi­tion dans la CEE derrière l'Espagne et l'Italie, devant des pays àl'image plus "sécuritaire"comme l'Allemagne et la Grande Bretagnel5.

L'Afrique du Sud ne dépense que $99 pour chacun de ses policiers, con­tre $556 en Grande Bretagne, $447 en Hollande et $1247 aux États­Unis l6. Ces chiffres n'ont certes qu'une valeur relative car l'armée aassuré une grande partie de la sécurité interne du pays.

10 Dansanda v01.23 , nO l, 1993: 6.

II F.nanc.a/ Ma.1 21110/1994.

12 Freed, L., 1963 : 12; Brewer, 1994: 29

13 Secunry Focus mars 1993 : 2; SAP Annua! Report, 1992.

14 Commission of Inquiry Re the Prevention of Public Violence and Intimidation.Memorandum prepared by the South African Police re the control of the illegal import, distribu­tion and use of flreanns in South Africa. Pretoria, 4112/1992: 2.

15 Le Monde 13/5/1992 ; 9.

16 Siros, F.A. SeCUnly Focus mars 1993 : 2.

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LA POLICE NIGÉRIANE: UN PASSÉ COLONIAL

Une petite centaine d'esclaves haoussa affranchis constituent en1862 les premières forces de police de Lagos (A. Mabogunje, 1968 :243). Un tribunal est établi à Tinubu en 1869 et une prison en 1875avec de simples cases de boue séchée. A ses débuts, la police de la pe­tite colonie évoque plutôt une sorte de garde conslÙaire, à moitié mili­taire, dont la fonction n'est que de protéger les biens des Européensaprès le départde la canonnière qui avait bombardé Lagos en 1861. Dé­jà la chronique déplore des incidents. Le premier commissaire de p<>­lice, un certain Isaac Willoughby nommé en 1862. a cherché à protégerson frère, qui avait volé des fonds publics. li démissionne puis revientà son poste. On lui reproche aussi de ne mettre en prison que les pm­vres, les illettrés ou ceux dont la tête ne lui revient pas (T.N. Tamuno,1970: 23). La presse se plaint de ce que les recrues de la police vien­nent des plus basses classes, celles des porteurs dont la brutalité leurvaut l'inimitié de la population. Les journaIistes accusent les forces œl'ordre de collusion avec les voleurs 17.

Une ordonnance de 1895 établit une véritable police à Lagos. Samission est très large: "la prévention et la détection du crime, la ré­pression des troubles à l'intérieur du territoire et la défense de la colo­nie contre une agression extérieure". Les fonctions de police incluent lasurveillance des frontières contre les Français du Dahomey et les con­trebandiers, puis les pompiers en 1897 et les chemins de fer en 1899.Les premiers "préfets de police" sont des mili taires de carrière. Les Y0­

rouba remplacent petit à petit les Haoussa (T.N. Tamuno, 1970:28ss).

La police nigériane au début du siècle imite le modèle irlandaiset non les bobbies britanniques, qui ne sont pas armés. C'est d'a!x>rdune sorte de gendannerie constituée à partir de la garde conslÙaire à La­gos, des troupes qui menèrent l'expédition de 1901 contre les Aro enpays ibo et de la WAFF dans le Nord, la West Africau Frontier Forcefondée par Lugard en 1898. La police d'alors relève plus de la milice enuniforme, avec pour mission de décharger les armées coloniales œleurs tâches civiles 18. Pendant la première guerre mondiale, elle estimpliquée dans des opérations militaires contre les territoires alle­mands. Elle ne se "civilise" que tardivement. En 1917, une ordonnanceuniformise les forces de police au Nord et au Sud, trois ans après la fu­sion administrative des deux protectorats. Les attributions sont préci­sées: lutte et enquête contre la criminalité, service de pompiers, sur-

17 The Lagos Observer 151311883 & 311111884.

18 Shirley, W.R. : Hi.tory of the NIgerian Police Lagos. Govemment prinler, 1955 ;Ukpabi, S.C.: The Origins of the Nigerian Anny. Zaria, Gaskiya Corporation, 1987.

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veiUance des frontières et des chemins de fer, régulation routière. En1930 est créée une police nigériane unique, la NPF, dont les effectifsatteignent les 5.000 hommes en 1939. Son premier inspecteur général,Claude Woodruff Duncan, n'est pas un militaire de carrière. Cependant,les policiers continuent de vivre dans des casernes et d'être entraînés œla même manière que les soldats.

La NPF est un instrument de la colonisation19. Le maintien œl'ordre est assimilé à celui de la pax britannica, par exemple lors de larépression de la protestation fiscale des Mumuye dans l'Adamawa. Lestaux de désertion restent très bas, œl' ordre de 2% ou 3% (A. Clayton,1989. 182). Mais les officiers se plaignent d'avoir à effectuer des tâ­ches qui ne sont pas, selon eux, de leur ressort: mise en quarantainependant les épidémies de peste dans les villes du Sud, campagne œvaccination du bétail dans le Nord, contrôle de l'immigration aux fron­tières, lutte contre les incendies, etc. C'est dans le domaine des pom­piers que les déficiences de la NPF sont les plus criantes. L'incendie dlmarché d'Onitsha en 1937 ou du cinéma El-Dunia à Kano en 1951 ré­vèlent l'inadéquation des forces de police en la matière. Le rapportA.V. Thomas de 1955 souligne que, mis à part Lagos, Port Harcourtet Kano, le Nigeria ne dispose pas de services de pompiers suffisants.A l'indépendance, les pompiers sont détachés de la NPF et pris encharge par les gouvernements régionaux. L'immatriculation des véhi­cules et le contrôle des passeports passent aussi tardivement sous con­trôle fédéral. Le ministère du commerce ne relève qu'en 1958 la NPFde sa responsabilité en matière de poids et mesures. En 1965, le cahierdes charges est réduit aux tâches traditionnelles d'une police occiden­tale. N'en dérogent que l'emegistrement des étrangers,l'immatriculation des annes à feu et les fonctions de magistrat (shérif)dans le Nord.

POLICE NATIONALE ET MILICE LOCALE

L'ordonnance n04 de 1916 confère aux native authorities unpouvoir de police qui est renforcé en 1924. La région Est est la seule àne pas avoir de milices locales malgré l'existence d'une police Annes­leyen 1889, d'm corps de messagers royaux en 1892 et d'une gendar­merie en 1894 dans les protectorats des 0i1 RiveTS et de la NigerCoast. Cela tient aux difficultés d'application de l'indirect ruJe chez dessociétés dépourvues de chefferies centralisées alors que dans le Nord lesémirs conservent leur garde personnelle dogarai et leurs messagers dm-

19 Alemika. E.. 1993 ; Ahire. Philip Terdoo : Imperial Polieing : the emergence androle of the police in colonial Nigeria. 1860-1960 Milton Keynes, 1991.

16

koka. En 1925 est établie une police de yan gadi à Kano, qui est leprécurseur des milices de "représentants de la loi" yan doka dans les au­tres émirats, tels queles zubm et harisin du Borno. Ces polices urbai­nes n'éclipsent pas la garde dogarai, qui sert de gendarmerie en milieurural. En pays yorouba, les polices locales se trouvent à la campagnesaussi bien qu'en ville (T.N. Tamuno, 1970: 90-3). Ce ne sont, au œ­part, que les messagers akoda des chefs traditionnels. Peu considérés,illettrés, mal entraînés, sous-payés et déjà corrompus, ces "agents œpolice à temps partiel" olopa sont des "volontaires honoraires" ajamacosurnommés agbaja-maponmo, littéralement "ceux qui portent une cein­ture et n'ont pas d'enfants". La presse de l'époque se plaint du manquede coopération entre la NPF et les polices locales, s'inquiétant œl'augmentation du nombre de voleurs à IbOOan20. T .N. Tamuno consi­dèreque la faute en revient plutôt à la faiblesse des effectifs policiers etaux lacunes de leur formation (1970: 107 & 162).

Pour des raisons politiques et fmancières, les autorités britanni­ques préfèrent améliorer l'entraînement, la discipline et l'organisationdes polices locales plutôt que de les centraliser sous un commandementunique. Par crainte d'un soulèvement africain, et à la suite des recom­mandations de Lugard, les milices des émirs ne peuvent être armées etne bénéficient pas de la formation de la NPF à l'école de police de Ka­duna. Elles n'ont droit qu'à la matraque. Accusées de corruption dèsleurs débuts, une réforme de 1944 leur interdit de faire du commercependant le service; leurs effectifs ne doivent pas comprendre plus œ10% d'analphabètes. En 1952, le gouvernement décide de prendre encharge les dépenses des native authorities en matière de police.

Le major A. Saunders, qui commande la NPF au milieu des an­nées 1930, est favorable à l'établissement d'une école de police uniqueà Lagos. li cite l'exemple de la police palestinienne, où Juifs et Arabeschrétiens et musulmans sont formés ensemble, mesure qui a permis œsusciter un esprit de corps capable de résister aux émeutes de 1936 surce territoire. Mais la région Nord s'oppose à ce projet, citant cette foisle cas de la Malaisie, dont la police suit un entraînement à Singapourou à Kuala Lumpur (T.N. Tamuno, 1970: 179). Les membres de laNPF continuent donc d'être formés dans chaque région: à Enugu, Ka­duna ou Lagos. li manque un creuset national.

Le recrutement est un enjeu à cause de ses implications ethni­ques. Le système de quotas, esquissé dans les provinces du Sud en1928, est abandonné en 1930 car il ne permet pas d'assurer un niveaude qualification suffisant. En 1954 avec l'adoption de la ConstitutionLittleton, la NPF devient une force fédérale. A mesure que l'échéancede l'indépendance se rapproche, les effectifs sont "nigérianisés". Le

20 WeSl Afncan P,lol 4/6/1949 : éditorial.

17

processus est hâté par le départ précipité des officiers britanniques après1%0. Le premier chef nigérian de la police, en mai 1964, est un Efik,qui n'est donc pas issu des trois groupes dominants yorouba, ibo ethaoussa (tab. 1). Le débat sur l'introduction de quotas est relancé parles députés parce que l'incapacité de certains policiers à parler la languede la région où ils servent est source de problèmes. A cette époque,l'affectation du personnel de la NPF dépend de la région d'origine dIpolicier dans près de 85% des cas ([.N. Tamuno, 1970: 152). Avant1%7, les Ibo dominent le gros de la troupe, alors qu'au tout début dIsiècle c'était le cas des Yorouba et surtout des Haoussa. ils sont majo­ritaires dans la NPF pour trois raisons au moins: facilité à se déplacerà travers le pays parce que les provinces d'Owerri et d'Onitsha sontsurpeuplées; bon rnveau d'éducation qui répond aux exigences du re­crutement dans la police; préférencedes Yorouba à faire du cormnerce,à être employé de bureau dans le privé ou à intégrer la fonction publi­qœ21. Les membres de la NPF incapables d'écrire et de lire l'anglais,principalement les Haoussa, sont postés dans le Nord. Quant aux Y0­

rouba, on les retrouve plutôt dans les polices des native authorities crl'Ouest.

Tab. 1 : Les inspecteurs généraux de la NPF depuis l'indépendance

Source. Sunday Times 7/211988: p.13.

Années de service Inspecteur l!énéral1964-1966 Louis Orok Edet1966-1975 Kam Selem (alhadii)1975-1979 M.D. Yusuf (alhadii)1979-1981 Adamu Suleiman (alhadii)1981-1984 Sundav Adewusi1984-1986 Etim Okon Invanl!1986-1990 Muhammadu Gambo (alhadji)1990-1993 Aliyu Atta (alhadji)

1993- Ibrahim Ahmadu Coomassie (alhadji)

La commission Willink de 1958 sur les minorités recommandel'établissement d'une police fédéraleet l'absorption des milices localesdans la NPF. A la conférence constitutionnelle de Londres, en septem­bre de la même année, Awolowo se prononce en faveur d'une régiona­lisation de la NPF, à laquelle s'opposent la NEPU et le NCNe. LaConstitution de 1960 confirme le contrôle fédéral de la NPF. La Pre-

2i Aujourd'hui encore, les habItants de l'Étal d'Ogun sonl réputés êlre panni les plusréticents à s'engager rlans la police. Dai/Y Times 1415/1984: 18.

18

mière République institue cinq commandements régionaux: Lagos,l'Ouest, l'Est, le Nord et le Midwest. Les premières années d:l'indépendance sont marquées par la "provincialisation" des forces d:police locale, sous l'autorité de comités financiers qui contribuent pourmoitié au versement des salaires. La région Ouest inaugure ce système,qui s'intègre à celui des tribunaux coutumiers et qui précise dès 1957les attributions des polices africaines: "prévention et détection œcrime, arrestation des délinquants, maintien de l'ordre, protection despersonnes et des propriétés, application de la loi" (T.N. Tamuno,1970: 118).

Les représentants des minorités, tel Joseph Tarka pour la MiddleBelt, ne parviennent pas à faire admettre le principe d'une intégrationdes polices locales dans la NPF, alors que le rapport de la commissionWillink de 1958, accepté par le NPC, l'Action Group et le NCNC, re­jetait l'idée d'une régionalisation. C'est le gouvernement militaire, nédu coup d'État de janvier 1966, qui nationalise et place toutes les for­ces de police locales et fédérales sous le commandement unique d'uninspecteur général. En 1972, les polices locales fusionnent avec laNPF.

En février 1978 est repoussée une motion du Dr. Ibrahim Tahir,représentant de Bauchi, qui propose à la Constituante d'établirdes poli­ces d'États sur le modèle américain. La section 194 (1) de la Constitu­tion de 1979 accordeà la NPF une fonction exclusive et met un traitsur les possibilités de polices locales. En février 1983, le gouverneurdel'Ondo, Michael Ajasin, relance le débat en demandant un amende­ment de la Consti tution afin de permettre la création de polices d'États.Dans l'Ogun, le gouverneur Bisi Onabanjo crée son propre service d:sécurité22.

En octobre 1986, Babangidaréorganise la NPF en sept zones d:commandement23 . Le chef de la NPF, l'inspecteur général, est nommépar le président et chef des armées (sections 151 et 213 de la Constitu­tion de 1989). Chaque État a son commissioner of police, qui est à latête de deux ou trois areacommands (huit à Lagos) découpés en divi­sions. Chaque commissariat de division supervise des petits postes d:police, dernieréchelon de la hiérarchie. Les trente États de la fédérationcompteraient quelque8.000 postes de police24. Généralement, une col­lectivité locale correspond à peu près à une division de police. Mais,vu la densité de population en milieu urbain, il arrive qu'un LGAcomprenne plusieurs commissariats.

22 Dally Sketch 31/811983

23 The GuardUJn 5/1011986.

24 Guard.an 21/10/1992.

19

Depuis l'époque coloniale, la NPF poursuit en même tempsune politique de déconcentration de ses institutions: un collège à los,une académieà Wudil près de Kano, une école de détectives à Enugu,un centre d'instruction de la Mopol à Maiduguri, un campd'entraînement du "désert" dans les collines bornouanes de Gwoza. En1992, le siège de la police est transféré de Lagos à Abuja25. Force na­tionale, la NPF poste ses effectifs en fonction des promotions internesà l' insti tution. Du coup, nombre de policiers ne parlent pas les langueslocales. Des directives recommandent un maximum de 30% d'officiersde police servant dans leur État d'origine26 . Avec la Troisième Répu­blique réapparaissent des propositions en faveur d'une décentralisationet de la création de polices d'Btats. L'idée est d'éviter que la police fédé­rale ait la tentation de désobéir à un gouverneur qui serait dansl'opposition, ce qui a été le cas de Kano en 198027.

DES INTERFÉRENCES POLITIQUES

Politiquement, la NPF n'est pas impartiale. En 1958, on doitinterdire aux agents des polices locales d'adhérerà un parti politique, àune société secrète ou à un syndicat. Dans le Midwest en 1964, lanouvelle région du Centre-Ouest démantèle les polices locales sur sonterritoire car celles-ci, très impopulaires, sont accusés de collusion avecl'Action Group et la société yorouba des Ogboni contre l'oba de Beninet le NCNe. Si l'interdiction faite aux membres de la NPF d'avoir desactivités syndicales et politiques remonte à 1939, c'est seulement en1%5 que l'appartenance à une société secrète est explicitement prohi­bée.

La NPF ne participe cependant pas au coup d'État de janvier1%6. Pendant les pogroms anti-ibo de 1%6, elle maîtrise rnieuxla si­tuation que les polices locales, trop impliquées dans le camp des émirs(BJ. Dudley, 1973: 132 & 165-70). K. Saro-Wiwa s'étonne mêmeœla loyauté des policiers ibo à la veille de la guerre du Biafra (1989 :91). Le responsable de la NPF dans la région Est ne bénéficie pas de laconfiance d'Ojukwu, qui fait bombarder le QG de la police à Lagos.Mais le rôle dela police en faveur du NPN pendant la Seconde Répu­blique témoigne d'un parti-pris. La NPF, à qui la section 30 de laConstitution de 1979 accordeune immunité de fait, subit en effet danschaque État le système des dépouilles, qui consiste à distribuer les pos-

25 Dazly Times 31/8/1992

26 Sunray 24/111994. 16

27 Guardlan 28/10/1993 & Nlgerran Tnblme 21110/1993 5.

20

tes de direction en fonction des affiliations politiques (S. Ikoku,1984: 77).

Outil œrépression, la police sert à mater l'opposition. La pu­ticipation à des rassemblements séditieux de plus de trois personnes ouà des émeutes est en principe punie de trois ans de prison (c.a. Okon­kwo, 1980: 349ss). Le Riot Damages Act de 1963 impose des amen­des. Les sections 50 et 51 du code d'instruction criminelle et le chapi­tre 27 du code pénal précisent que la "sédi tion" comprend les conspira­tions, les atteintes à l'État par voie orale ou écrite et les importationsd'oeuvres subversives (K.S. Chukkol, 1988: 254). La sédition est œ­finie comme une incitation à se rebeller contre le gouvernement, àpousser les citoyens sur la voie de l'illégalité, à semer des troubles et àcréer des tensions tribales. Toute tentative est punie de deux ans de pri­son et d'une amende. En revanche, ne sont pas considérées comme sé­ditieuses les actions visant à corriger une erreur du gouvernement, à ré­former le système par des voies légales et à diminuer les antagonismesethniques. D'après le décretn05de 1979, c'est le gouverneur d'un État.ou son chef de la police à partir de 1981, qui autorise les assembléespubliques. Le décret nOl9 de 1985 exempte d'une demaOOed'autorisation les services religieux réguliers, musulmans ou chrétiens.Sinon, les autorités doivent être prévenues de tout rassemblement œplus de cinq personnes au moins 48h à l'avance. Ceux qui ont lieumalgré un refus de la part de l'administration sont illégaux et leurs pu­ticipants sont passibles d'une amende ou d'une peine de six mois œprison (S.G. Ehindero, 1990: 29-33).

Sous le régime colonial, il n'y a d'abord pas eu de police anti­émeute. En 1922 à Lagos, ce sont les pompiers qui ont mis fin à unebataille de factions devant la mosquée centrale (A. Adefuye, 1987 :296). Les émeutes pendant la seconde guerre mondiale ont été répri­mées sans faire de morts, à coups d'arrestations. Il n' y a pas de tuésmais près de vingt-cinq blessés à Burutu en juin 1947, pendant unegrève des employés de l'DAC (LN. Tamuno, 1970: 219). Lors despogroms de Kano en 1953, ni la police ni l'armée n'ont ouvert le feu,elles ont plutôt tenté de séparer les émeutiers avec du fil de fer28. Ce­pendant, avec la grève des mineurs de charbon à Enugu en novembre1949, un mouvement de panique et une charge de police ont fait vingt­et-un morts, tous du côté des grévistes, bien qu'aucun membre des for­ces de l'ordre n'eût été attaqué par les manifestants29.

Les Britanniques ont alors constitué dans la police des escadronsde cinquante hommes correspondant à la capacité de transport d'un

28 Northem Regional Govemmenl: Report on the Kano Disturbances 16-19th May1953. Lagos & Kaduna, Govemmenl Prinlers, 1953: 21.

29 Smock. D.R. . Conlùcl and Control in an African Trade Union. Slanford, Califo!'­nia, Hoover Insbtution Press, 1969: 33.

21

avion ou de trois Land Rover et d'un camion (A. Clayton, 1989: 28­9). En 1950, les forces de l'ordre ont été dotées d'un réseau de commu­nication par radio. Le premier escadron de gardes mobiles Mopol a étécréé en 1962. Ce sont des unités de ce type qui sont intervenues pourrétablir l'ordre en pays tiv (1960-1964) et okrika (1961).

Aujourd'hui, chacun des 26 escadrons de la Mopol comprend enprincipe 640 hommes et est divisé en quatre unités de 160 hommes et6 véhicules30. A elle seule, Lagos en monopolise cinq: les escadrons2 et 23 sont basés au siège de la police à Obalende, l'escadron 24 estaffecté à la présidenceet les escadrons 20 et 22 sont chargés de réprimerles émeutes. En 1989, la police a engagé 3.536 recrues qui, avec les6.552 Mopol déjà existants, devaient porter les effectifs des unités anti­émeutes à 10.088 hommes3l. En sus, le général Babangida s'est cons­titué une Garde nationale très controversée et censée comprendre jus­qu'à 12.000 hommes triés sur le volet pour les cas de crise. Arrivé aupouvoir, le général Abachaa entrepris de briser ce dernier carré de fidè­les à son prédécesseur en uniforme. Il a fait reverser dans l'armée, lapolice ou les Mopol les 500 officiers et 2.500 hommes qui avaient eule temps d'être intégrés dans la Garde Nationale32.

La répression des manifestations au Nigeria est fonction du con­tenu de celles-ci. La rapidité des forces de l'ordre à réagir contre desmanifestations étudiantes à Ibadan en 1971, Lagos en 1978, Ifé en1981 et Zaria en 1986, ou contre des jacqueries paysannes à Bakolorien 1980, contraste avec les massacres de chrétiens à Kaduna en 1987,quandla police et l'armée ont mis 24h pour arriver sur les lieux. Lors­qu'en juin 1986, la centrale syndicale NLC a annoncé une manifesta­tion pour protester contre le massacre des étudiants de l'université d:Zaria (ABU), la réaction a été disproportionnée. C'est un "conseil d:guerre"qui a annoncé que les forces dei' ordre tireraient à vue et procé­deraientà des arrestations préventives. Les armées de terre et d: l'air, etjusqu'à la marine, ont été mobilisées! A Kaduna au contraire, la p<>­lice a assisté passivement aux pogroms anti-chrétiens de mars 1987 etle couvre-feu n'a été instauré qu'un jour après le début des troubles33 .

La commission Abisoye, qui enquêtait sur les troubles de mai 1986 àABU, a dénoncé la brutalité des forces de l'ordre (S.G. Ehindero,1986: 14Oss). Les Mopol, selon elle, Ile devraient être armés que d:pompes à eau, de bâtons et de boucliers lorsqu'ils attaquent la popula­tion civile. Ils devraient être munis de fil de fer barbelé, de mégaphones

30 Cene organisalion esl assez iUusoire. En 1983, chacun des 24 escadrons disposailde son canùon·cilerne. TI n'en mainlenanl resle plus que cinq en étal de rouler el trois horsd'usage. Guardran 21110/1992.

31 Guardran 15/11/1989.3.

32 Guardran Express 27/111994.

33 West Afnca 27/4/1987.

22

et de clairons pour contenir la foule, et être assistés d'ambulances avecsuffisamment de civières pour transporter les blessés.

La répression peut aussi être affaire de tactique. Lors des mani­festation pro-Abiola de l'été 1993 à Lagos, la police n'a pas employéque la force. Flle a cherché à casser les grèves en mettant en place desservices de transports gratuits pour permettre aux employés de se n:ndreà leur travai134. De quoi reconnaître là la patte du général Babangida,qualifié de« Maradona» de la politique par la presse nigériane. En re­vanche, la répression étant moins visible à la campagne, on s' y estmoins inquiété des répercussions des bavures policières sur l'opinionpublique35.

Instnunent de domination aux mains du pouvoir, la police as­pose d'une branche politique chargée du renseignement, le départementE. Le décretn016 de 1976 en a fait une organisation à part, la NSO(Nigerian Security Organization), qui était chargée d'analyserla situa­tion politique du pays et avait un rôle préventif en matière de sécurité.Responsable d'abus divers sous le régime BOOari, elle a été réorganiséepar Babangidaen 1986 et a pris le nom de SSS (State Security Servi­ces), historiquement bien choisi au vu des activités d'une telle policesecrete36. Avec Abacha, elle a semblé avoir moins les faveurs du pou­voir que les services de renseignement militaires. Coordonnés parl'état-major pendant la Seconde République, les agences de renseigne­ment (directoratesof mtelligence) de l'armée de terre (DMn, de la ma­rine (DNn et de l'armée de l'air (DAn ont été remplacées en 1984 parune organisation unique, la DefenceIntelligence Agency, qui dépendaitdirectement du ministère de la défense et qui allait devenir la NationalIntelligence Agency avec le décretn° 19 de 198637.

Par rapport à la junte militaire, la police regrette d'être "mal­aimée", un "parent pauvre", une "quatrième force" sans pouvoirs aprèsl'armée de terre, l'armée de l'air et la marine38. Le plan de 1990 pré­voyait pour l'armée un budget de N2 milliards étalé sur deux ans, con­tre 420 millions pour la police, dont un million pour réparer le toitd'un bureau d'Ikoyi troué par les balles du golf voisin39 ! Les militai­res sont mieux équipés et moins impopulaires. Les successeurs du gé­néral Gowon, qui avait la réputation d'être favorable à la police, n'ont

34 Dansanda vol.23. n 0 1, 1993: 10.

35 V.elllnS vo1.4. n° 1, mars 1993 : 3.

36 Iwe~e, Brig. c.e. : Inslnunents of internai Security and an Alternative Force, inEkoko, A.E. & Vogt, M.A.. Nigerian Defence Policy. hues and Problems. Lagos, Ma1thousePress, 1990: 241-2.

37 Peters, J. : Intelligence: lis Role and Future in Nigeria's Externa1 Relations. N,ge·rran Journal of Inlernat.onal Alfarrs vol 12, nOI-2, 1986. 150-61.

38 Sunday T.mes 712/1988: Il.

39 Republic of Nigeria. National Rolling Plan, 1990-92. Lagos, Federal Ministry ofBudget and Planning, Janv. 1990, vol.2, part. B: 1986,2010 & 2015.

23

pas fait taire les rivalités avec l'armée. En 1981, des militaires ont at­taqué un commissariat de Kawo dans la banlieue de Kaduna et ont dlrembourser les dégâts40. L'inspecteur général Inyang a ensuite établiun comité de coordination. Celui-ci prévoyait qu' aucunmilitaire ne se­rait détenu, à moins d'avoir commis un meurtre ou un vol à main ar­mée, et que dans tous les cas son supérieur hiérarchique serait immédia­tement prévenu41 .

Les relations sont restées tendues. En 1990, l'arrestation d'unmilitaire qui conduisait sans papiers une voiture de luxe a provoquéune bataille rangée autour du commissariat de Pedro à Shomolu dansune banlieue de Lagos et s'est soldée par trois morts (deux policiers etun soldat) et la mise aux arrêts de treize militaires42. En septembre1992 à Lagos, le colonel Ezra Rindam a été tué à un check-point et lapolice a été obligée de retirer tous ses barrages routiers. L'armée, venuevenger son colonel, a mis à sac le commissariat d'Adekunle et blesséun caporal. Pendant deux semaines, la police a gardé un profil bas. Sesmembres n'osaient plus sortir en uniforme et des soldats ont remplacéau pied levé les agents de la circulation disparus dms la naturé3 .

L'arrestation des trOIS officiers de police responsables de la mort du c0­

lonel Rindam a remis l'affaire entre les mains de la justice pour réduireles tensions. L'un d'eux, que nous avons pu rencontrer dans sa prisond'Ikoyi, plaidait la légitime défense. Le colonel aurait refuséd'obtempérer à ses ordres et de décliner son identité, il aurait dégainéson arme le premier. Par la suite, les check-points de la police ont étéremplacés par des opérations search mut stop et des tol! gales plus lé.­gers.

Avec le régime Abacha, la situation n'a guère changé. En fé.­vrier 1994 encore, un caporal de police a abattu un officier des SSS eta été poursuivi par la justice44. En avril 1995 ont été mises en placedes patrouille conjointes de l'armée et de la police pour combattre lebanditisme grandissant des soldats. Mais en mai à Lagos, la police etl'armée échangeaient des coups de feu en plein Awo!owo Road à pro­pos de la réquisition d'un bus privé appartenant à des militaires45. Enjanvier 1996, la police s'est plainte de servir de bouc émissaire alorsqu'un de ses officiers avait été exécuté un peu trop rapidement pour

40 Ig,ebor. Nasa ln the Teelh of the Dog. Newswatch 22/211988. 16.

41 NIgerian Standard 3/5/1984 3.

42 NIgerian Tribune 27/2/1990, Republlc 1/2/1990.

43 Da,ly Sketch 9 & 17/9/1992; NIgerian Tribune 16/9/1992; Vanguard 11 &12/9/1992; Punch 9/9/1992.

44 TSM 13/3/1994: 15-6.

45 Pinto, Jacques. Dépêche AFP du 8/5/1995.

24

banditisme armë6 .

UNE FORCE INEFFICACE ET CORROMPUE

Au vu de ses pratiques et de bavures si fréquentes qu'elles fontsystème (tab. 2), la NPF a aussi une image de marque exécrable auprèsdu publié7. Un ministre de l'information rapporte que 75% des Nigé­rians détestent leur police48. Un président de la centrale syndicale NLC,Pascal Bayfau, estime que la NPF tue plus d'innocents que de œn­dits49. Les lois sur le vagabondage, telle la section 10 (i) du CriminalProcedures Act qui permet d'arrêterles chômeurs et les sans-abri "sansmoyens de subsistances connus", sont ainsi utilisées pour rafler lespassants et les rançonner en échange de leur libération (M. Peil, 991 :137). Les procédures judiciaires ne sont pas respectées et les peIquisi­tions se font sans le mandat de la form D.

Tab.2 : Quelques "bavures" célèbres de la NPF

Source: CLO : A Report on the Human Rights Violabons of the MilitaI)' Regime of GeneralIbrahim Babangida. Lagos, CLO, 1993 214p.; Vlctllns (CDHR, Lagos); Tamuno, TN., 1970;CLO Anoual Reports, Alemika. E.O . 1993.

Date Lieu Observations1933 Afikpo torture de cinq personnes suspectées de

meurtre par l'agent de police George Dia-nyi, condamné à sept ans de prison et à une

forte amende18/11/ Enugu charge contre des mineurs en grève: 211949 morts1971 Lagos condamnation de chef Samuel Taiwo Ore-

dcin et de trois autres officiers de police quiavaient participé à un hold-up de (20.000

dans une banque Barclay

46 Guardwn 201111996: 7.

47 Carter, Marshall H. & Marenin, Otwin: Law Enforcement and Polilical Change inPost-Civil War Nigeria. Journal of Crtmmal JustIce, Ann Arbor, vol.9, 1981: 125-49; 19bi­novia, Patrick E. . The Police in Trouble: administralive and orgarnsalional problerns in the Ni­gena Police Force.lnd.an Journal of PublIC AdmInistratIOn (New Delhi) vol.28, 1982: 334­72 ; Odekunle, 0 . The NPF: A Prehminary Assessment of Funclional Performance. lnlerna­tlonal Journal of the SoclOlogy of Law n07, 1979: 61-83.

48 Guardwn 21/10/1992.

49 NIgertan Trtbune 10/9/1992.

25

1/2/ IOOdan mort d'un étudiant, Adekwùe Adepeju, lors1971 de la répression d'une manifestation pacifi-

que; la commémoration de cet événementprovOQue chaque année des incidents

1978 Lagos viols et mort d'un étudiant, Akintunde Ojo,lors de la campagne « Ali must go » con-tre les réformes du ministre de l'éducation

12/ Barragede affrontements qui font officiellement 251979 Bakolori morts avec des paysans refusant de quitter

(État de So- leurs terreskoto)

4/3/ Lagos mort par étouffement et déshydratation de1980 50 suspects dans des fourgons cellulaires

blackmaria12/ Kano répression sanglante des émeutes Maitatsine

19801981 lfé mort de quatre étudiants de l'universi té

Obafemi Awolowo qui protestaient contrele meurtre rituel d'un camarade

23/5/ Zaria 4 morts (officiels) lors de la répression1986 d'une manifestation sur le camous d'ABU

4/1987 los répression d'une manifestation étudiantecontre le FMI, qui fait selg morts dont deux

enfants11/ meurtre des frères Dawodu par l'agent de

1987 police Eze Ihe, qui les rackettait; l'affaire acausé une émeute pendant deux jours et ce

dernier a été condamné àmort51

6/3/ Ikeja rafle du commissaire Achung Udong sur le1988 (Lagos) "Shrine" du chanteur Fela pour attraper et

tuer sur le coup un suspect qui y avait trou-vé refuge (Fela a intenté et perdu un procèscontre la police et, depuis, le gouvernement

a interdit aux particuliers de poursuivrenommément les forces de l'ordre en justice

sans passer par l'intermédiaire de l'État)

50 Alemika, Etannibi B.O.: Colonialism, slale and policing in Nigeria. Cnme, Lawand SOCial Change vol.20, n"3, oct. 1993: 209

51 West Afnca 1987: 2334 & 2464; Na/lOnal Concord 24/4/1993: 24, Oally TImes29/4/1993 40; Punch 24/4/1993: 1; Vlc/lms (CDHR, Lagos) vol4, n"2, juin 1993. 3.

26

24/12/ BendeJ. mise à sac d' Irri pour venger le meurtre de1988 policiers que les villageois avaient pris pour

des bandits armés3/1989 Lagos émeute autour d' un commissariat à cause du

comportement d'un agent de la circulationqui avait causé la mort accidentelle d' unvieil homme, écrasé par un camion ; la

oolice tire et tue trois versonnes52

5/1989 Lagos répression des émeutes étudiantes contre leSAP; une cinquantaine de morts53

1991 ltu répression d'une manifestation réclamant la(État de création d'une collectivité locale; une

l'Akwa Thom) vingtaine de morts6/3/ Agege "les sept morts d'Oko Oba", assassinés1991 (Lagos) froidement lors d'un raid de la NPF. Les

avocats ont réussi à obtenir des compen-sations pour les familles des victimes trois

ansaprès54

5/1991 Lagos mort du Dr. Nwogu Okere, tué à un barragede police auquel il n'avait pas voulu

s'arrêter parce qu'il croyait qu'il s'agissaitd'une attaque de bandits

7/1992 Lagos meurtre de deux chauffeurs de camions ci-ternes à trois semaines d'intervalle, qui

provoque une l!fève sauvage55

9/1992 Lagos mort du colonel Ezra Rindam à un check-{Jomt

8/3/ Okene trois morts lors de la répression d'une mani-1993 (État de Kogi) festation d'élèves du primaire et du secon-

daire contre le non-paiement du salaire deleurs instituleurs56

15/2/ Patani représailles de la police après le meurtre1994 (Bomadi d'un de ses agenls par des bandits armés:

LGA, État du sept villageois sont tués57

Delta)

52West Afnca 1989: 453.

53 West Afnca 1989: 956.

54 Na/lOM/ Concord 15/3/1993: 1; CLO: Annual Report, 1994: 9

55 Punch & Guardlan 2n11992.

56 V,Clllns volA, D'l, mars 1993. 3.

57 LIberty janv. 1994: 6-7

27

26/8/ lfiaY~:)Dg Obot représailles de la police après le meurtre1994 (Etat de d'un de ses agents: le village est brillé;

l'Akwa Ibom) 3.000 sans -abris58

9/1994 Emevor trois morts lors d'une manifestation contre(Isoko North les compagnies pétrolièresLGA, État du

Delta)2/12/ Ijebu-Ode meurtre d'un musicien; le policier est1994 (État d' O!!Ull) poursuivi par la iustiee3/12/ Nsukka Une femme est victime de la balle perdue1994 (F~t d'un policier qui tirait sur le chauffeur d'un

d'Enugu) bus30/10/ Auchi (Flat répression d'une émeute; 25 morts dont 21996 d'Edo) policiers

Dès les années 1960, un sondage des forees de l'ordre exprime ladéfiance du citoyen et ses doléances contre les abus de pouvoir,l'incapacité à gérer de façon pacifique les manifestations de rues, le re­fus de donner suite à une plainte et les brutalités pendant les interroga­toires59. Les pots de vin aux check-points, les extorsions, les insultes,la menace de se faire tuer, le calvaire qui attend le témoin venu rappor­ter un crime: telles sont les récriminations portées à l'encontre d'unepolice qui se garde d' intervenir ou d'enquêter sur les l)'TIchages expédi­tifs de la foule, une police partiale, une police soudoyée par les Inn­dits, voire complice a::tive, une police inefficace dont le principal reve­nu est le racket (O. Marenin, 1987: 277). Le quidam se plaint. "Lespoliciers vous arrêtent en tendant la main. Si vous faites semblant œnc pas comprendrc, ils vous demandent vos papiers, persuadés que vousy aurez glissé de l'argent'"60. What do you have for me today? est laritournelle habituelle.

De l'avis même de l'inspecteur général Atta, les barrages rou­tiers sont les sources les plus visibles de la corruption61 . Ils rapportentle plus. Être instructeur de police est un poste qui paie moins car il y apeu de possibilités d' être corrompu par les élèves. On fait d'ailleurs ré­férenceaux collèges de police comme à une "traversée du Sahara"62 !D'après nos propres estimations, un policier peut multiplier jusqu'à

58 Newswateh 21/11/1994: 29-30.

59 How Good 1. your PolicefPublic Relation. The N'gena Paltee Magazzne déc.1962' 27, cité ln Okonkwo, O., 1966. 31.

60 Sunday T,mes 7/2/1988: 12.

61 Dansanda v01. 2.1 , n'l, 1993: 3.

62 Vanguard 28/12/1992: 7

28

cinq fois son salaire. Il faut savoir que "l'esprit de corps" fait partagtl"les bénéfices entre ceux qui sont placés sur les routes et ceux qui cou­vrent les rackets. Dans une petite étude réalisée dans l'État de Kaduna,une majorité (63%) de policiers interrogés reconnaissaient que la NPFétait corrompue du fait des bas salaires, et une minorité (38,5%) al­laient jusqu'à admettre qu'eux-mêmes ne dédaignaient pas un petit"cadeau"de temps en temps63.

La police se justifie en disant que si elle est corrompue et cor­ruptible, cela arrange bien les populations aussi (C. Okonkwo, 1966 :6-7). L'inspecteur général Inyang déclarait: "une société corrompuedonne naissance à une police corrompue. Une police indisciplinée estainsi le produit d'une société indisciplinée''64. Parce que la police esten contact permanent avec les citoyens, sa corruption est prus visibleque celle de l'armée ou des autres secteurs de la société civilés.

Les officiels mettent tous les problèmes sur le compte du man­que de moyens: pas de budget adéquat, pas d'effectifs suffisants, pasd'essence pour faire patrouiller les voitures, pas de pièces de reclJange,pa~ d'équipement informatique66. La NPF est forte de 139.812 hom­mes alors qu'elle en comptait 12.315 en 1960 et 15.000 en 196667.

Les autorités en voudraient 182.00068. Pendant la Deuxième Républi­que, elles se plaignaient de n'avoir que 100.000 hommes pour sur­veiller 160.000 bureaux de vote au moment des élections (S. Ikoku,1984: 83). Les effectifs ont été augmentés puis ont diminué avec lacrise économique en dépit de recrutements irréguliers69. Lagos, qui estpatrouillée par 6.200 policiers en temps normal avec des possibilitésde renforts de 3.000 hommes, n'a environ qu'un agent pour 1.000 ha­bitants70. Le poste de police à l'aéroport international n'a même pas letéléphone! L'État de Kano, avec 5.943 hommes et trois unités anti­émeutes mais une proportion d'officiers moindre que dans le Sud, est à

63 Hadejia, Rabi Hassan. Atbtudinal Analysis of Public-Relations in Kadwta. Kano,BUI<, B. Sc of Sociology, 1985 69p

64 New NlgerlLln 16/6/1984: 9.

65 Dansanda vol 23, nOl, 1993: 7; Newswatch 28/8/1989 & 25/9/1989.

66 En 1990, 3.237 des 6.171 véhicules et 185 des 344 bateaux de la NPF étaienthors d'usage. En 1992, 2.385 véhicules étaient en état de marche et 3.805 en réparation. En1993,la brigade criminelle s'est cependant achetée un hélicoptère. Vanguard 28/12/1992: 7;Dal/y Sketch 26/3/1993. 16.

67 CLO, 1993 : 29 ; Inyang, E, 1989: 67. Les chiffres sur les effectifs de la policevarient énonnément: 180.000 (Dansanda vol.23, nOI : 6), 160.000 (Dally Times 8/10/1993:12), 150.000 (Dansanda vol.24, nOl, 1994: 10; Guardlan 21/10/1992), 120.000(Guard,an 1419/1989; Dally T.mes 4/11/1992: 17), 112.444 (Sunday TImes 7/2/1988 :14)... et 50.000 (sans doute une erreur typographique du New Nigerian 2/6/1992). Les agentsde la circulation, forces auxiliaires qui datent de 1972 (quand le Nigeria adoptait la conduite ;l,drOite), sont normalement compris dans ces chiffres.

68 Guardlan 15/211990: 24.

69 ThIS Week MagaZine 2/5/1988 18; Guardlan 14/9/1989.

70 Nigenan Concord 22/10/1992.

29

peine mieux loti, avec un policier pour 948 habitants. Le Rivers, quicompte 5.400 policiers selon le porte-parole local de la NPF, disposed'un agent pour quelque 740 habitants, un rapport sans doute un peumeilleur à cause des ressources pétrolières de la région.

La modicité du salaire de base d'un agent de police, qui était d:N780 en 1994, à peine plus de 100FF par mois, est en soi une incita­tion à la corruption. Les retards dans le versement des salaires sont fré­quents, atteignant deux milliards de naim d'arriérés de paiements fin1993 alors que les autorités avaient promis une augmentation d:45%71. Avec cela, un policier peut travailler jusqu'à douze heures parjour au lieu de huit à cause du manque de personneI72. Les services so­ciaux de la NPF sont très restreints73. Les casernes de police sont insa­lubres, ouvertes à tous les vents et même pas protégées des voleurs74.

Trois quarts des polIciers ne sont d'ailleurs pas logés et leur allocationde logement n'est pas versée75. Les uniformes ne sont pas toujoursfournis et les policiers doivent les acheter par eux-mêmes, sachantqu'ils seront une source de revenus et d'exactions76. La NPF n'a qu'unbudget de N560 millions en 1992, environ 122 millions Ff77. Maiselle était déjà incapable de juguler la criminalité avec un budget de N87millions pendant la Deuxième République, un milliard de francs àl'époquen .

D'après les statistiques de la police elle-même, et si l'on s'enrapporte aux valeurs comparées des propriétés déclarées volées et re­trouvées,le taux de recouvrement est de ... 0,4%79 ! La performance endit plus long sur l'ampleur de la corruption de la NPF, car les mar­chandises saisies sont revendues en sous-main, que sur une impuis­sance invraisemblable, sachant la collusion des forces de l'ordre avec lapègre. En 1987 dans le seul État de Lagos, plus de 105 policiersétaient derrière les barreaux sous l'accusation de banditisme armé, d:meurtre, de viol ou autre80. Dans le Bendel, 81 officiers de police sus­pectés de connivences avec la pègre et le gang Anini étaient transférés

71 Guardlan 10/11/1993. 28 & 19/11/1993: 9-10; Rewane, A.O. Nlgenan Tri­bune 12/11/1993: 20.

72 Dansanda vol.23, 0°1, 1993: 6.

73 Après dix ans de service, un policier à la retraite 0 'a droit qu'à un an de salaire. lifaut être âgé de plus de quarante-cinq ans et avoir quinze années de service pour obtenir unepeosioo de retraite équivalant à 30% du salaire Uoe sécurité sociale a vaguemeot été mise eoplace eo 1992. Sunday TImes 7/2/1988: 13; Dansanda vol.23 , 0°1, 1993: 3.

74 Dansanda v01.24, 0°1, 1994: 9.

75 Vanguard 28/12/1992: 7.

76 Sunday T.mes 7/2/1988: 11.

77 Guardlan 21110/1992.

78 Sunday TImes 7/2/1988: 12.

79 Statistiques de la NPF. MSD, Kam Selem House, Lagos. Moyeone 1988-1990.

80 Sunday TImes 7/2/1988: 14.

30

et remplacés par des ressortissants du Nord. On raconte que des poli­ciers de Lagos ont carrément loué un bus molue pour racketter les JX\s­sagers81 . Moyennant finances, une mafia policière aidait quant à elleles détenus à s'échapper de la prison d'Eket dans l'Akwa Ibom82. En1995, le deuxième escadron des Mopol, basé à Keffi, a même dû êtredémantelé à cause de ses activités criminelles notoires83 .

Le nombre de policiers tués par des bandits armés donne la me­sure du respect qu'inspirent les forces de l'ordre. Selon la presse, ilsétaient de 252 en 1989, 483 en 1990,575 en 1991 et plus de 1.000 m.1992&4. La police, elle, ne reconnaît que 63 morts pendant le serviceen 1992 mais 232 en 199085. Selon son porte-parole dans le Rivers,un État qui n'est pas le plus dangereux de la fédération, entre 3 et 6 p0­

liciers sont tués chaque année. La police aurait plus d'autorité dans leNord. A Kano, aucun représentant des forces de l'ordre n'est assassinécomme dans le Sud, hormis en période d'insurrection -32 policiers tuéspendant les émeutes de la secte Maitatsine entre 1980 et 1982 (E. 10­yang, 1989: 79). Un comité de relations publiques de 90 membres aété inauguré à Kano en 1990 et un sondage révélait que les besoins deshabitants d'un quartier populaire se portaient d'abord surl'établissement d'un poste de police, de préférenceà celui d'un centre œsoins ou d'une école86. En revanche dans le Bendel en 1987, l'affaireAnini a démontré l'impuissance des forœs de l'ordre, à tel point que lasaga de ce bandit a été interprétée comme une véritable conspirationcontre le gouvernement militaire (O. Marenin, 1987). Les rôles étaientinversés: c'était la police qui harcelait l'innocent et le bandit qui étaitapplaudi parce qu'il défiait un État corrompu. "Anini tuait des poli­ciers. Que la population ait blâmé les forces de l'ordre et non Aniniétait très démoralisant pour la police", déplorait l'inspecteur-généralGambo87.

DE TIMIDES RÉFORMES

Les autorités n'ont pas manqué de réagir à cette situation en es­sayant de réformeria police et en s'ouvrant du côté de la société civile.Dès 1937, le recrutement dans la police a été soumis à un relevé

81 Sunday T.mes 7/2/1988' 12.

82 New NlgeTian 9/3/1994. 13.

83 The News 6/6/1995: 21.

&4 Vanguard 28/12/1992' 7.

85 Dansanda vol.23, n'l, 1993' 5; Statistiques de la NPF en 1990.

86 Home. R.K. 1986 235; Tnumph 12 & 13/11/1990.

87 Vanguard 9/12/1986.

31

d'empreintes pour empêcher les criminels d'intégrer les forces œl'ordre. En mai 1963 était établie une police des polices, la "X" Squadpuis le Special Enquiry Bureau, pour surveiller les abus et les glisse­ments vers la délinquance (f.N. Tamuno, 1970: 171,254 & 259).Pour être recruté dans la police aujourd'hui, il faut avoir moins œvingt-cinq ans, être titulaire d'un certificat de scolarité, avoir des lettresd'attestation de bonne conduite du président ou du secrétaire de songouvernement local et, en principegf0uvoir se recommander du cheftraditionnel de son village d'origine . On subit un stage de six moisavant d'être définitivement engagé et de suivre un entramement d'unan89. On ne peut pas porterd'anneavant le grade de caporal.

L'inspecteur général Inyang a sans doute été un des plus réfor­mateurs. En 1984, il a interdit aux policiers qui tenaient des check­points d'avoir plus de cinq naim en poche, sous peine de sanctions9O.

Après s'être débarrassé de 741 officiers véreux, il a menacé de renvoiimmédiat tout policier surpris en train de brutaliser un civil, de procé­der à une arrestation arbitraire ou de provoquer un accident de laroute91 . Il a mis un coup d'arrêt aux recrutements pour se concentrersur la formation. A la fin de la guerre du Biafra, l'intégration de 74.000hommes avait été source de problèmes, en particulier en 1975 quand10.000 soldats démobilisés et illettrés avaient été formés sur le tas entrois mois au lieu de six (E. Inyang, 1989: 76). Inyang a supprimé2.995 postes avec l'intention de réduireles effectifs de2% par an en neremplaçant pas les policiers qui démissionnaient, qui partaient à la re­traite ou qui mouraient pendant le service (E. Inyang, 1989: 81). Sonsuccesseur, Gambo, a tenté de supprimer les barrages routiers. Du faitdes pressions internes, il a dû revenir sur sa décision et se contenter œles limiter à des endroits "stratégiques'"92. En 1988, UIl comité interneconstitué sous l'égide de l'amiral Nyako a vainement tenté d'améliorerles performances de la NPF'H. La commission d'enquêtede 1994, qui afait suite au renvoi de 699 policiers accusés de malversations, n'a guèreété plus brillante. Elle était composée de quatre anciens chefs de la po­lice à la retraite94.

Du côté de la société civile, l'inspecteur généml Edet a créé en1964 un bureau de relations publiques et un service de presse. Vingt

88 NallOnal Concord 11/5/1984' 7.

89 Sun<kJ.y TImes 7/2/1988: 13.

90 NatIOnal Concord 1415/1984' Il

91Punch 1714/1984. 1, Nlgenan Herald 12/511984: 8; Nlgenan Tribune141511984' 5.

92 Sun<kJ.y TImes 712/1988: II.

93 DOlly ChampIOn 1411211988; NIgerian Tribune 1711011988.

94 0_0: Annual Report, 1994: 14

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ans plus tard, Inyang établissait dans chaque État des comités de rela­tions publiques, les public / police relations committees95. Ceux-ciexistent aussi au niveau des aires de commandementet des divisions œpolice, mais pas encore au niveau fédéral. Ds sont censés améliorerl'image de la police et ont un petit rôle de médiation sous forme œjustice traditionnelle pour les affaires mineures. Le président d'un œces comités dans une lointaine banlieue de Lagos explique par exemplequ'ils tempèrent les doléances de la société civile en négociant lescompensations versées aux familles des victimes de bavures policièresau lieu de passer par le tribunal. On peut douter de leur efficacité. LaNPF nomme les quelque soixante membres d'un comité, à raison d'untiers de policiers et de deux tiers de civils choisis en fonction de leurmérite personnel, du respect qu'ils imposent et de leur autorité tradi­tionnelle. Le président est un civil ; le vice-président, l'officier de po­lice en charge de l'endroit, sujet à de fréquentes mutations administrati­ves. Les comités n'ont aucun pouvoir de remontrance contre la policeet ne peuvent pas surveiller ce qui se passe à l'intérieur des commissa­riats.

UNE POLICE "À LOUER" AU SERVICE DES RICHES

Fondamentalement, la police continue d'être accusée de ne pro­téger que les puissants. En fait de service public, elle est perçuecomme une combinaison, en pire, de la corruption des douanes et œl'inefficacité de la compagnie d' électricité96. L'ordonnance de 1930, quicrée la Nigeria Police Force, stipule que les policiers peuvent être ré­quisitionnés pour escorter des particuliers, moyennant rétribution. Uneordonnance de 1937 prévoit même de recruter des agents spéciaux œs­tinés plus particulièrement à cette tâche. En pratique, il s'agit de poli­ciers à la retraite, qui portent le même uniforme et sont soumis à lamême discipline que dans la NPF. A la fin des années 1940, la compa­gnie UAC réclamc la gratuité de la protection policière sous prétextequ'elle sert indirectement le gouvernement en organisant les achats œproduits agricoles dans les offices de commercialisation de chaque ré­gion. Mais les autorités refusent d'accoroercette faveur parce que laprotection policière risquerai t d'être étendue à l'ensemble des opérationscommercialesdel'UAC (T.N. Tamuno, 1970: 125-6).

De même que la police coloniale était au service des Britanni­ques, la police fédérale est aujourd'hui au service des riches, c'est-à-direde ceux qui ont les moyens de s' acheter une immunité en "dashant"ou

95 Punch 10/5/1984

96 Sunday TImes 7/2/1988· 11.

33

de faire surveiller leurs propriétés en s'offrant une protection rappro­chée (E.O. Alemika, 1993). Abiola, raconte un ambassadeur en poste àLagos, aurait ainsi mobilisé une véritable petite armée de policierspour déloger les occupants d'une maison qu'il convoitait sur VictoriaIsland. Les compagnies font de même pour éliminer un concurrent gê­nant. A Kano, le riche homme d'affaires Isiyaku Rabiu a fait déména­ger le commissariat de Dala en le faisant rebâtir à côté de son impo­sante demeure, sur Aminu Kano Road. A Lagos sur la péninsule œLekki, le promoteur immobilier de Victoria Garden City a fait cons­truire pour N25 millions un commissariat de police dans l'enceinte œla résidence97. Le CDHR fait remarquer cpe la levée des barrages rou­tiers en 1992 n'a été due qu'au meurtre accidentel d'un colonel, ce qœn'aurait pas obtenu un simple citoyen98. A Lagos, l'emplacement descommissariats montre que les forces de police sont concentrées dans lesquartiers aisés, sur Victoria et Ikoyi, ou stratégiques, sur Lagos Island,et non dans les banlieues populaires du continent, où vivent pourtantla majorité des citadins (tab. 3). C'est sans doute moins vrai à Kano etPort Harcourt, mais dans ces deux cas l'emplacement des commissa­riats montre alors que la surveillance des villes est privilégiée par rap­port à des campagnes plus pauvres (tab. 4 & 5).

La misère du policier moyen aboutit à une "mercantilisation" œsa fonction, que ce soit sous la forme de la corruption ou de la recher­che d'un emploi mieux rémunéré comme garde du corps. Il peut mêmes'essayer dans r entreprise. Gabriel Igbinedion a ainsi été dans la policede 1958 à 1964 avant de se lancer dans les affaires avec la compagnieaérienne Okada. Nombre de policiers Ufantômes" vaquent à leurs activi­tés au lieu d'être à leur poste.

Officiellement, les particuliers et les entreprises ont la possibi­lité de recruter des policiers aux côtés d'anciens soldats de la NigerianLegion ou de scouts. A Port Harcourt, Michelin, comme Elf, rémunèredes policiers qui patrouillent dans les Land Rover de la compagnie etqui sont reliés par radio à la centrale de sécurité de leur "employeur".Shell entraîne et fournit en armes de poing un contingent de la NPFdétaché spécialement à son attention99.

La déliquescencedu pouvoir de police au Nigeria aboutit ainsi àun processus de privatisation par défaut Paradoxalement en Afrique <ilSud où les forces de sécurité étaient ô combien plus performantes, latransition démocratique et l'explosion de la criminalité ont provoqué le

97 Darly ChamplOn 30/3/1995' 9

98 CDfIR: 1992 Annual Report. Human Rights Situation In Nigeria. Lagos, CDIIR,1992' 38.

99 The Observer 28/1/1996

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même geme de phénomène, à la différeoce cependant cp'il reste encadrépar l'État et qu'il a été initié par œs policiers ou œs militaires.

Tab. 4 : Les 33 commissariats du Rivers State

Aire de commandement Commissariat (Police Division)(Area Command)Ahoada -24 commissariats,

dont Okrika et AirportBori dans la lointaine banlieue de Port HarcourtPort Harcourt -Borokiri

-Township: Central Police Station(General Hospital)-Old GRA (Forces Av.)-Diobu (Mile 1, Rumuokwuta)-Olu-Obasanjo-Rumuokoro-Transamadi-Elimgbu-Mini-Okoro (Elekohia, Rumumasi, Elelen-wo)

35

Tab.3 : Les 38 commissariats de Lagos

Aire de commandement Commissariat (Police Division)(Area Commant!)A . Lagos Island -Maroko (Victoria Isl.)

-Bar Beach (Vic. Isl.)-LIOn Buildings(Lagos Isl., ancien QG)-AdeniJi-Adele (Lagos Isl.)-Ikoyi-Onikan

B: Apapa-Ajegunle -Apapa *-Ajegunle-Trinity (Kiriktri)

C' Surulere -Surulere-Bode Thomas-Iponri-Saba (Yaba)-Denton (Ebite Metta)-Adekunle

D: Mushin -Olosan-A lakara-1Il re

E: Festac -Festac Town-Ojo-Alaba-Festac Satelhtc-Badagrv

F: IkeJa -Ikeja *-Maktnde-Oshodi-lIupeju-Alausa-International Airport MMA

G: Agege -Ogba-Iso-Ikoko-Elerc-Oko-Oba-Alakuko-Idlmu

H Ojota-Ikorodu -Ketu-Gbogbo (Ikorodu)-Garage (Ikorodu)-Pedro (Shomolu)-Alade (Shomolu)

* Une polJce portuaIre, placée sous un conunandement dtfférent, s'occupe spécialementdu port d'Apapa, à l'mstar de la police de l'aéroport Murtala Mohammed, qlÙ bénéficie d'un sta­tut à part.

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Tab. 5: Les 43 commissariats de Kano

Aire de commandement Commissariat (Police Division)(Area Command)Metropolitan Kano -Kwalli Diu(26 divisions) -Nassarawa

-Sabon Gari-Airport-Jakara/Goron Dutse-Warawa-Hotoro-zaria Road-Bompai-Gwagwarwa-Dawakin Tora-Bagwai-Bichl-Gabasawa-Gezawa-MinJibir-Ungogo-Danbatta-Kumbotso-Tsanyawa-Faggc-Rlmin Gado-Tora-Madobl-DaIa-Sharada

Rano -Gwarzo(17 dlVlsions) -Shanono

-Rano-Karaye-TudunWada-Dawakin Kudu-Kura-Bebeji-Sumaila-Wudil-Takai-Albasu-Kabo-Gaya-Bunkure-Doguwa-Kiru

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Chapitre 2

LA SOUTH AFRICAN POLICE (SAP):DU RACISME INSTITUTIONNEL AU COMMUNITY

POLICING

En Afrique du Sud, la police perd du terrain alors qu'eUe a sansdoute été la plus efficace du continent. Le colonel Dave Bruce, sonporte-parole dans le Transvaal en 1993, admettait qu'il était difficile œgagner la confiance des Noirs à cause du rôle politique et répressif jouépar les forces de l'ordre pendant l'apartheid. De l'aveu même œl'historien officiel de l'institution, un tiers des effectifs de la policeétaient occupés à la répression dans les townships; seulement undixième enquêtaient sur des affaires criminelles, et ce alors que la vio­lence politique ne comptait que pour 10% des homicides 1. La police aaussi perdu beaucoup de crédit auprès de la communauté blanche, quilui a reproché ses mauvais résultats dans la lutte contre la criminalité.

UN RÔLE RACISTE ET POLITIQUE

Fondée par le Police Act n 0 13 de 1912, la SAP a employé desBlancs peu qualifiés qui n'arrivaient pas à trouver de travail ailleurs, unpeu comme dans les chemins de fer2. A la fin de la guerre anglo-boer,l'engagement des Afrikaners dans la police a pu être interprété commeune manoeuvre d'infiltration pour avoir accès à des armes. Mais c'estla police qui devait tuer, axidentellement d'ailleurs, le chef de la re'bel-

1 Dippenaar, M.: The History of the South African Police, 1913-1987. Silverlon,Promedta, 1988.

2 La police montée du Natal, elle, avait accueilli des aventuriers et des "ratés" issus debonne famille mais ayant souvent échoué leur carrière militaire pour désobéissance. Cela provo­qua des tensions internes et des problèmes de discipline ou d'ivrognerie, voire des mutineries etdes désertions à cause de la ruée sur l'or. Cf. Brewer, 1994: 19-20.

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lion afrikaner au début de la première guerre mondiale, le général de laRey, tandis que les commissariats, symboles du pouvoir britannique,étaient les cibles privilégiées des rebelles (Brewer, 1994: 64-5). Bienqu'issus d'un milieu ouvrier afrikaner, les pohciers se sont mis au ser­vice du patronat, hormis en 1918 lors d'une grève suscitée par les res­trictions budgétaires de l'après-guerre3.

Avant l'année, la SAP a cependant commencé à recruter desNoirs4. Dans la crainte d'une mutinerie, ceux-ci devaient certes laisserleur anne au commissariat après le servicc. En bas de la hiérarchie,avec des salaires inférieurs, ils n'avaient pas le droit d' arrêterdes Blancset ne portaient pas les mêmes unifonnes. En 1910, les différentes poli­ces sud-africaines employaient déjà près de 39% de Noirs, dont 700pour le seul Transkei. Au début des années 1980, la SAP comprenait49% de Noirs. Un officier noir obtenait pour la première fois le droitde commander à Ull Blanc(K Grundy, 1983: 143). Les écoles de p0­

lice se trouvaient à Pretoria pour les Blancs, à Hammanskraa1 dans leTransvaal pour les Noirs, à Bishop Lavis dans la province du Cap pourles Métis ct à Wentworth puis Chatsworth dans le Natal pour les In­diens. Elles préparaient les cadets de la SAP et les auxiliaires, assis­tants ou policiers noirs des townships et des home1ands. Au début desannées 1990, les Noirs composaient plus de 60% de la SAP mais prèsde 95% des officiers étaient blancs. Quatre cinquièmes des policiersnoirs étaient de simples gardiens de la paix, contre moins de la moitiédes blancs5.

L'apartheid a favorisé une "culture de flic" raciste, anti­communiste, violente, machiste et imprégnée dc calvinisme (M.I3rogden& C. Shearing, 1993: 43-58) 11 a fait de la SAP une forceparamilitaire parmi les plus organisées du continent, à telle enseignequ'elle a entraîné les polices kenyane et zaïroise ct qu'elle a aidé lesRhodésiens à faire le coup de feu contre des guérilleros sur la frontièrede Zambie à la fin des années 1960. La police avait carte blanche et sepennettait toutes les libertés: état d'ébriété pendant le service, pilla­ges, brutalités, provocations, tortures, etc6 Les abus les plus grossiers

3 Lombaard, D.. id· 'The Cape Town Police Strike of 1918, ln Saunders, C, 1983:V, 167-88

4 Les premiers Bntanniques au Cap avaient déjà employé des Khoi-Khoi A la fin duXIXème SIècle avaient ausSl été recrutés des Chinois et des Indiens pour surveiller leurs congé­nères. Sachs, A Jusl1ce in South Africa Londres, Chalto Heinemann, 1973; Brogden, M.E. :The OrigULS of the SAP. 1nstilutiona1ist versus Structuralist Approach Acta lundlca, 1989.

5 En 1991, la SAP comptait 108.000 hommes avec 49.000 Noirs dont 10.330 assis­tants, 47000 Blancs, 8.500 Métis et 3.500 Indiens. Cawtbra, G., 1992: 21.

6 Foster, D, Davis, D & Sandler, D.: Detention and Torture in South Africa. Le Cap,DaVId Plullip, 1987, Van Heerden, T.J.: Introduction 10 police science Pretoria, Universite de

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ont même servi de matière au romancier Tom Sharpe pour déchaînerson humour dévastateursur l'apartheid et mettre en scène une sorte lXgigantesque Poltce Academy7.

Les policiers prenaient systématiquement partie pour les Blancs,ce qui n'incitait pas au respect de la loi. La prison, étape inévitable d1parcours de l'Africain, n'a plus été vécue comme une honte. ''La situa­tion, constatait J.H. Coetze, est devenue explosive quand les crimesont été considérés comme des actes d' héroïsme et les représentants de laloi comme des ennemis''8. Les jeunes, surtout, ont manifesté une fran­che hostilité à l'égard de la police9. Ceux du Cap avaient affublé lesflics de noms colorés: "ceinture bleue" (bluebell), "serviteur" (diener),"Jean-la-loi" (John Law), "hibou" (owl), "chien du gouvernement"(goewermentshond) , "oryx" (gemsbok) ou "gars du Transvaal"(TrOJ1SValer) ; le panier à salade était le "ramasse-moi" ou "embarque­moi" (opskep, pick-me-up), voire "le taxi à deux livres" (twee pondtaxi), en référenceau montant de l'amende pour ivrognerie sur la voiepublique10.

L'état d'urgence et un amendement au Police Act en 1979 ontdonné un "permis de tuer". Ds ont abusivement protégé la police souscouvert de "bonne foi ", à preuve du contraire par le plaignant11.

L'accusation de meurtre a été étendue à tous ceux qui participaient àune manifestation, même s'ils n'étaient pas directement responsablesdes dégâts commis par les casseurs. C'est ainsi que les "six" de Shar­peville en 1984 et les "quatorze"d'Upington en 1989 ont été cœdam­nés à mort, les premiers pour le meurtre d'un conseiller municipal in­féodéà Pretoria, les seconds pour celui d'un policier. Ils ont été graciésdu fait des pressions internationales et, dans le cas des "six" de Sharpe-

Pretoria, 1986 106 Voir ausSI Cizankas, V.I. & Hanna, D.G.: Modem police management andorganization. Englewood ClIffs, NJ, Prentice-Hall. 1977: 52.

7 Sharpe, Tom' Mêlée ouverte au Zoulouland Paris, Editions du Sornier, 10/18,1986. 310p.; Outage public à la pudeur. Paris. Editions du Sorbier, 10/18, 1987. 354p.

8 Cootze, J.H.: A sociologlcal view of a new society, ln Marais, G., 1978: 68-9.

9 Brewer, J.D., Guelke, A , Hume, L, Moxon-Browne, E. & Wilford, R. : The police.public order and the slate. Hong Kong, McMillan, 1988: 182.

10 Schooman. Chris : Dtstricl 6, the spirit of Kanala. Le Cap, Human & Rousseau,1994: 53.

11 Sheanng, C.D. : Policing the Police: The Ombudsman Solution. SA IndlcatorvoL8, n04, 1991: 11-4; Dendy, M.: When the Force Frolics: A South Mrican History ofSlat. üability for the Delicls of the Police Acta Jundlca, 1989: 20-43; Haysom, N.: Licenceto KilI : The SAP and the Use of Deadly Force. South Afncan Journal of Human Rlghts 2,1987: 3-27; Foster, D. & Luyl, c.. The Blue Man's Burden: Policing the Police in SouthMrica. Soulh Afncan Journal of Human RIghls, 1986; FrankeI, P.H. : South Mrica : The Poli­tics of Police ControL Comparallve PolltlCS voU2, n·4, 1980: 481-9; Milton, J.R.L : TheVicarious Liability of the Slate for the Delicls of the Police. Soulh Afncan Law Journal 93,1967.

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ville, en même temps que quatre policiers blancs accusés d'avoir tuédes prisonniers.

Juridiquement, le Public Safety Act n0 3 de 1953 a mis en placeune législation d'état d'urgence. fi répondait à la campagne de résis­tance passive des mouvements anti-apartheid et fut employé pour lapremière fois en mars 1960 après les événements de Sharpeville. Dansle contexte d'une opposition insurrectionnelle aux élections tricaméra­les, aux lois sur les municipalités africaines et à l'augmentation desloyers, les autorités ont à nouveau eu recours à l'état d'urgence enjuillet 1985, quatre mois après un massacre qui avait fait vingt-et-unmorts à Uitenhage. En juin 1986 a été proclamé un troisième étatd'urgence, renouvelé en 1987, 1988 et 1989.

Les forces de l'ordre se sont inspirées des spécialistes américainsde la lutte anti-insurrectionnelle, avec des blindés dont les lances proje­taient de l'eau violacée purple min sur les Noirs mais verte sur lesBlancs afm de maintenir les manifestants à distance (R. Malan, 1991 :244). Les autorités ont joué sur les clivages raciaux ou ethniques enpostant à Soweto des policiers noirs qui venaient de la campagne etn'étaient pas familIers des lieux. Dans les médias, la foule africaineétait présentée comme une masse anomique, sans but politique, tandisque l'armée et la police étaient analysées comme des organes du main­tien de l' ordre qui, pris dans l' engrenage de la violence, étaient poussésmalgré eux à commettre des abus 12.

Les manifestations de rues n'ont pourtant pas toutes été violen­tes. Entre 1970 et 1984, 54% des manifestations publiques dans lePWV se sont déroulées sans incidents (S. Bekker, 1992: 39). Entrefévrier 1989 et juillet 1991, affirmait le juge Richard Goldstone lorsd'un passage à Paris, seulement trois manifestations sur dix mille ontdérapé. Mais, depuis les événements de Sharpeville en 1960, la policea été tenue pour responsable de la mort de quelque 660 manifestantsnoirs selon le SAIRR13. La HRC estime quant à elle que 323 person­nes ont été tuées et 3.390 molestées par la police pour la seule année1990, tandis que cette dernîèren' a "revendiqué"que 203 morts et 1.229blessés (G. Simpson, 1991 : 24). Le colonel Dave Bruce, porte-parolede la SAP dans le Transvaal, expliquait que, malgré les recommanda­tions dela Cour suprême, les forces de l'ordre tiraient sans sommation

12 Posel, Deborah; A "battlefield of perceptions" ; stale discourses on political vio·lence, 1985-88, ln Cock, J., 1989; 267-9.

13 Kane-Bennan, J., 1993; 19. Selon ses propres chiffres, eUe a tiré sur des manifes­tants dans 203 cas en 1987, 164 en 1988, 175 en 1989,448 en 1990 et 374 en 1991. DuPreez, GT, 1992; 3

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parce que les tirs de semonce (warning shots) étaient dangereux. Lesballes auraient pu tuer des innocents en retombant sur la foule! J.L.Olivier trouvait pour sa part que "la police contribuait à l'escalade destroubles"14. Son étude montre que la seule présence œs forces œl'ordre faisait augmenter de 68% le nombre de manifestations, chiffrequi s'élevait à 107% si les unités anti-émeutes tiraienl sur la foule. Laconfrontation a renforcé la capacité de mobilisation de l'opposition15.

Police politique responsable de l'ordre à l'intérieur des frontiè­res, la Security Branch était quant à elle dirigée depuis le Compol àPretoria. Elle comprenait quelque 4.000 hommes et femmes, sanscompter les informateurs rémunérés. Selon ses propres calculs, elle aespionné 314.000 Sud-africains et 9.500 organisations (G. Cawtbra,1992: 17). Son bureau C était le plus connu parce qu'il s'est occupédes partis anti-apartheid il était subdivisé en plusieurs unités. La CI,basée à Vlakplaas, était spécialisée dans la contre-insurrection avec lesaskaTlS, ces agents retournés du MK. La C2 était chargée œl'interrogation des suspects de l'ANC et du PAC.

Ce lourd passé a accréditéla thèse d'une "troisième force" selonlaquelle la police était impliquée dans des actes de sabotage allant œl'assassinat politique pur et simple au coup monlé en vue d'arrêter desopposants. Mandela semblait se contredire quand il condamnait les ac­tions dela police tout en lui demandanldemeltre fin à la violence. Lacontradiction venait de ce que l'État cautionnait les abus des forces œl'ordre l6. Buthelezi,lui, s'est plaint de l'incapacité de la police à re­trouver les assassins de ses militants17. II y a vu une preuve de mau­vaise volonté légitimant les enquêtes de l'IFP via la police du KwaZu­lu.

L'armée, malgré son rôle pendant l'étal d'urgence, aurait étémoins partiale que la police, réputée favorable à l'Inkatha. Des officiersblancs de la SAP s'en défendaientet dénonçaient une tentative de désin­formation de l'ANC visant à opposerles unités anti-émeutes à l'armée.Avec l'instauration d'un état d'urgence dans la province du Natal enjanvier 1994, le gouvernement a quand même fait relever les unités an­ti-émeutes de la police par l'armée. Dans la banlieue de Johannesburg,

14 Olivier. Johan L. : The SAP: Managers of Conllict or Party to the Conflict ? Preto­ria, Ccnm: for Conllict Analysis, BSRC, 1991 : 7

15 Scckings, Jeremy: Identity, Authority, and the Dynamics of Violent Conllict:Duduza Township, 1985. Conference on Political Violence in Southem Africa, University ofOxford, juin 1991. 19p.

16 Ainslie, Ar1hur Roy. Sunday Tribune 14/10/1990. n° spécial: 17.

17 Sabclo, Mzwandile : Assassination of IFP Leaders. Subrnission by the InkathaFreedom Party at the Prclirnin"'Y Bearings of the Goldstone Commission. Durban, 4/1211992.

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les habitants de Katlehong qui fuyaient une guerre de taxis ont de leurcôté préféré se réfugier dans une caserne de l'armée. Ils ont demandé leretour des soldats dans les towllships avec l'espoir que ceux-ci pour­raient éteindre le conflit et ils se sont plaints des carences de la police(M. Khosa, 1992 : 246).

Un exemple parmi d'autres: quand en 1992 les habitants d'unbidonville de la lointaine banlieue de Johannesburg ont été désarméspar la police pour assister aux funérailles d'un militant de l'ANC etqu'ils se sont ensuite faits attaquer par un commando, ils y ont naturel­lement vu une manoeuvre des forces de l'ordre. Ils ont contrecarrél'enquête de la police, dont les inspecteurs étaient de toutes façons desBlancs ne sachant parler aucune langue africaine. Les policiers noirsqui habitaient dans les environs ont dû camoufler leur identité. Leursmaisons ont été brûlées et ils sont allés vivre dans des camps retran­chés18.

Des sondages ont montré que plus la violence augmentait,moins la population des townships avait confiance dans la police19. En1991,37% des Noirs trouvaient légitime de se battre contre la police,contre 16% des Blancs; 21% considéraient aussi qu'il était normald'acheter des biens volés, contre 4% des Blancs (D. Darbon, 1993 :227). Le nombre de policiers tués en RSA donne la mesure du pro­blème: 4 au milieu des années 1920, 70 en 1990, 145 en 1991, 226en 1992 et 259 en 1993, chiffres qui peuvent être comparés avec laGrande Bretagne, où 29 policiers ont été tués dans l'exercice de leurfonction ces dix demièresannées2o.

Il ne faut cependant pas croire que l'ensemble des populations œcouleur rejettent l'autorité des forces de l'ordre. Certains groupes con­servateurs les soutIennent par conviction. D'autres y font appel en œs­espoir de cause. La plupart pensent que la police est nécessaire: prèsde 58% des étudiants noirs selon une enquête d'opinion (L. Glanz,1993: 93). D'après un sondage réalisé par le HSRC en mars 1990,59% des habitants des townships considèrent la SAP comme une pro-

18 Commission Goldstone Report Into the Violence at Tokoza Pretoria,17/1111992. 45-6.

19 De Kock, Chris, Schulle, Charl, Rhoodie, Nic & EhIers, Diana: UA quantitativeanalysis of sorne possible explanalions for the hostel-township violence, in Minnaar, A.,1993: 188·91.

20 Brewer, 1994: 91; WeeklyMalI171711992; Sunday T.mes 24/1111991, SundayStar 1511211991 ; Citizen 2913/1993. Les chiffres diffèrent selon les sources: 24 pohciers tuésen 1989,68 en 1990, 50 en 1991,96 en 1992 et 176 en 1993, soit un taux 25 fois supérieurà celui des civils vicbmes de la violence politique. L'augmentation est en tout cas indéniable,au rythme d'I policier tué par mois dans les années 1970, de 2 dans les années 1980, de 13 en1991 et de 19 en 1992. Star 515/1994: 3; Kane-Berman, J., 1993: 40.

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tectionet 21% comme une oppression (A. Jeffery, 1991: 67-9). Lessympathisants de l'ANC sont évidemment les plus critiques. Ds repré­sentent 24% de ceux qui considèrent la police comme un ennemi, bienque leur attitude soit en passe de changer maintenant que Mandela estau pouvoir21 . H. Varney, un avocat qu'on ne peut guère suspecter œsympathie pour les forces de l'ordre, estime que les Noirs destownships de Durban sont favorables à un retour de la SAP: "il nes'agit pas d'un élan du coeur mais d'une condamnation du rôle joué parla police du KwaZulu. Malgré son lourd passé, la SAP est indiscuta­blement plus efficace et impartiale parce qu'eUe est assujettie à un con­trôle centralisé et à une meilleure discipline" (1992 : 9).

UNE POLICE CENTRALISÉE

Historiquement, la SAP est née d'un amalgame de polices ré­gionales et de forces paramilitaires mais a vite reposé sur une structurecentralisée. En 1913 sous la férule de Truter, le premier chef de laSAP, sont réunies sous un même commandement des forces d'originediverse: dans la province du Cap, une police montée et des fusiliershéritant d'un régiment d'auxiliaires hottentot qui, encadré par des &1­tanniques, avait absorbé la police des frontières en 1878 et recruté desMétis; dans la province du Natal, une force de police qui avait succédéen 1894 à une police montée établie en 1874 avec son équivalent dansle Zululand ; dans la république du Transvaal, les zarps neunes flicsboers') d'une police fondée en 1881, légalisée en 1895 et disparue avecla guerre anglo-boer ; dans les provinces du Transvaal et de l'Étatd'Orange, une gendarmerie sud-africaine formée en 1900 par Baden­Powell pour couvrir les territoires boers et démantelée en 1908 pourlaisser la place à des institutions similaires en concurrence avec des po­lices de villes ... Truter réussit ensuite à absorber les South MricanMounted Rifles en 1926 puis les polices municipales de Pietermaritz­burg en 1927 et Durban en 1936, qui avaient pu se maintenir grâce àleurs connections en Grande Bretagne et qui, grâce à l'appui de leurmaire, gardent en fait une fonction de lutte contre la criminalité. La p0­

lice portuaire de Durban passe aussi dans le moule intégrateur de Tru­ter. Seule y échappe la police des chemins de fer et des ports au niveau

21 Les résultats de ce sondage sont d'aiUeurs plus favorables qu'en 1983, quand51 % des Asiatiques, 36% des Métis mais 5% des Blancs avouaient ne pas respecter la police,voire pensaient à 52%, 48% et 7% que celle-ci discréditait l'autorité étatique. Glanz, L., 1993 .93

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national, qui a assimilé les polices privées des différentes compagniesdu réseau ferroviaire lors du Railway Act de 1916 et qui n'est récupé­rée ... qu'en 1986.

Aux débuts de la colonisation, les modalités d'un contrôle poli­cier ont été difTérenciéesen fonction des besoins des milieux urbain etrural, qui n'étaient pas les mêmes: en ville, lutte contre la criminali­té ; à la campagne, défense de communautés blanches isolées contredes attaques extérieures (Brewer, 1994: 15ss). Dans ce dernier cas, lemodèle était celui de l'Irlande. Un peu à l'instar de la gendarmerie fran­çaise, il avait un caractère militaire que n'avaient pas les policiers desvilles. Dans le Natal, ceux-ci n'étaient pas assujettis au service mili­taire parce qu'ils étaient en partie payés par les municipalités et ne ~pendaient pas que des autorités coloniales. Leur modèle était celui de lapolice métropolitaine de Londres, dans l'esprit de la loi britannique œ1835 qui avait établi des polices municipales22. Durban et Pietenna­ritzburg s'inspirèrent de Scotland Yard pour se doter en 1894 d'un œ..partement d'investigation criminelle. Les deux types de polices en­traient d'ailleurs parfois en conflit, par exemple lorsque des agents de lamunicipalité de Pietermaritzburg voulurent arrêter des officiers de lapolice montée du Natal dans un bar clandestin. Dans les deux cas ce­pendant, la participation des citoyens aux opérations de police était ap­préciée, voire même encouragée, posant ainsi les germes d'une parami­litarisation de la société civile blanche.

Les premiers pas de la SAP reproduisent la même dichotomieurbaine et rurale. Les South Africau Mounted Rifles font office de gen­darmerie en milieu rural, avec cinq régiments répartis entre KingWilliam's Town, Pietennaritzburg, Dundee, Pretoria et Kimberley.C'est une force dont la vocation militaire est de régenter les Noirs. Ré­gie parle DefenceAct et non le Police Act, elle est entièrement rever­sée dans l'armée pendant la première guerre mondiale, laissant à laSAP seule le soin de policer le pays, campagnes comprises, ce quipermet ensuite à cette dernière de revendiquer l'absorption des fusilierssous prétexte d'économie budgétaire. La confusion entre armée et po­lice reste importante, puisque la première a un rôle de police selon lasection 76 du DefenceAct de 1912, réglementation q.ri justifie son in­tervention dans les townships pendant l'état d'urgencedes années 1980,tandis que la seconde a des devoirs militaires en cas de guerre d'après la

22 JeweIl. Jack: A Hi.tory of the Durban City Police. Duroan, City Council, 1989:123.

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section 8 du Police Act de 1912, dispo sition qui lui donne des ouvertu­res vers la Namibie après la seconde guerre mondiale.

La réforme de 1991 , la plus significative depuis la création de laSAP en 1913, décentralisela police (J. Rauch, 1991: 1). Les 19 ro­nes sous-divisées en 82 districts de police sont remplacées par Il terri­toires qui coïncident avec les "régions de développement" d'une futurefédération. Les partisans de la réforme soulignent les inconvénientsd'une centralisation trop pesante : distribution inégale des effectifsdans chaque région, difficulté du recrutement à cause des réticences àêtre posté loin de son pay s natal, rallongement des délais pour obtenirdes équipements au niveau local, incapacité à s'intégrer aux popula­tions à cause de fréquents transferts, etc . Certains se font mêmel'avocat d'une plus grande autonomie des polices régionales, chacuneavec un chef élu, qui ne laisseraient à une petite police nationale qœdes fonctions très spéc ifiques comme la sécurité du territoire et desfrontières ou la lutte contre le trafic de drogue.

D'autres au contraire, telle vice-président du comité de sécuritéde la chambre de commerce sud-africaine, insistent sur les avantagesd'une police nationale, qui pourrait très bien s'insérer dans le alàed'une fédération : uniformité du niveau d'instruction, économiesd'échelle, possibilité de transfert rapide des effectifs d'une région àl'autre suivant les besoins, réduction de la multiplication des structu­res, gains du contribuable, ete23 .

LES AUXILIAIRES

Au vu de l'ampleur des tâches de la SAP, le paradoxe ci:l'apartheid, malgré sa vocation centralisatrice, est d'avoir passé le relaisà des particuliers, avec l'opération Business Watch, ou à des troupesauxiliaires plus ou moins bien contrôlées : défense civile, assistants,polices de homelands.

Business Watch est une des initiatives les plus réussies dIgenre, puisqu'elle aurait permis de réduire de 60% le nombre de cam­briolages dans un quartier chaud de Johannesburg comme Hillbrowè",

23 Heine, Gerald, cité dansSecunty Focus vol.lO, n011, nov . 1992 : 336.

24 Dans le centre-ville en 1992 . les cambriolages de commerces et d'appartements ontdiminu é de 15,7% et 37 ,5%, les agressions dans la rue de 20,6 %, les hold-up de 79,6%, lesvols de voitures de 14,2% et les attaques d 'automobilistes de 31 ,7%. Contac t, newsletter of theCJP, n03 , avr, 1993: 3.

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Son succès repose sur la visibilité des patrouilles et la participation descommerçants, qui ont équipé la police de radios25 . L'opération a étélancée fin 1988 à Johannesburg par le major Kobus P.1. Peché, promucapitaine depuis . L'expérience ayant été satisfaisante dans le centre­ville, elle s' est propagée à Fordsburg et Mayfair sur une zone de38 pâ­tés de maisons avec deux ou trois agents par bloc . Des postes mobilesont été créés sur la colline de Hillbrow, rues Bank City et Simmondset dans la petite allée commerçante en face du Carlton Centrc26.

L'opération s'est ensuite étendue au reste du pays, touchant 15.890magasins-" .

Dans les banlieues nord de la capitale économique du pays, lesmunicipalités blanches se sont mises de la partie. La mairie de Rand­burg a financé une police municipale de 60 agents dont le recrutement,la formation, le contrôle et le déplcicment ont continué d' être assuréspar la SAP28. Les habitants de Sandton et de Randburg ont réuni desfonds pour se payer un poste de police mobil e dans une roulotte-".Ceux de Gallo Manor ont contribué à la construction d'un commissa­riat30 . Les milieux d'affaircsont fourni des voitures et des caméras vi­œoJl.

Il existe par ailleurs une organisation de défense civile de qœl ­que40.000 hommes, principalement des Blancsê- . Elle se compose œvolontaire s et de réservistes de la police. Son objectif initial était œlutter contre le « terr ori sme » . Etablie en 1961, la Foree de police œréserve comprenait des volontaires civils réparti s en quatre groupes: lacatégorie A pour les tâches ordinaires, qui nécessitaient un entraîne­ment de six moi s ; la catégorie B pour ceux qui étaient prêts à pa­trouiller deux heures par jour dans leur quarti er ; la catégorie C pourles employés qui , en cas d'urgence, devaient garderies lieux stratégi­ques du pays, les key points; et la catégorie D pour assister à la ré-

25 Créé en Janv ier 197 9, un bure au de rel ations publiq ues cherchai t déjà à impliquerla population dan s la lull e contre la crirrunalit é. La principale iruti at iv e, limit ée aux villes deDurban, Johannesburg ct Le Cap, co nsista à faire patrouiller des voitures jaunes que les pas­sant s pouvaient arrêter en cas de besoin Gru ndy , K.. 1983 , Ndabandaba, G , 1987 : 98: Bre­wer, 1994 288

26 Co nta ct , n ewsletter of the Cl P, n03 . avr 1993 : 3 , S ta r 24 /1/1995.

27 SAP Annu a! Report. 1991 : 88

28 Fabn cius , Pe ter. S ta r 11/3/1 993 : 2 .

29 Ra ce Relauons Survey . 1992 : xxxviii.

30 Le Monde 28 '1/1996: 3

31 Fo un e, Andre & Mhangwana, VIctor : Business against crim e. l nd icat or SACrime & Con fl ia n° 5. 1996 ' 6-7

32 Du l'r eez, J A Ideol ogical Cri mes of Violence in South Africa 1950.79, ln VanDer W esthui zen , 1982 210-2 6.

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pression des émeutes en zone rurale. Les populations de couleur nepouvaient servir que dans les deux premières catégories. Une fois qu'uncitoyen s'était porté volontaire, il ne pouvait plus échapper à ses obli­gations sous peine de poursuite judiciaire (J. Van Der Westhuizen,1982 : 247-8). Cette police de réserve comporte aussi des unités spé­cialisées dans la plongée sous-marine ou les liaisons radio ainsi que desJuniors pour les volontaires de moins de 18 ans33 . Elle compte au­jourd'hui entre 12.000 et 22.000 membres et 471 ont été employéspendant des émeutes en 199()34

Les volontaires côtoient des réservistes de la police. Parmi cesderniers, les membres actifs (7.500 hommes) sont ceux qui ont moinsde dix ans d'état de service dans la SAP. Ils peuvent être appelés à larescousse jusqu'à trois mois par an. Les membres inactifs (15.000hommes) sont des policiers libérés de leurs obligations parl'ancienneté. Une campagne contre le banditisme en mars 1993 a mo­bilisé 22.500 réservistes et volontaires avec une enveloppe spécial œRIO millions35. Le plan envisageait un triplement des effectifs de laréserveactivedela SAP.

Du côté des populations de couleur, les forces auxiliaires de laSAP ont été composées de polices municipales et d'agents spéciauxappellés "assistants de police". Créées au début des années 1980, ellescomptaient pour près de la moitié du nombre de policiers noirs. Leurssalaires et qualifications étaient bien inférieurs à ceux de la SAP. Malentraînées et indisciplinées, elles ont parfois refusé d'obéir aux onires,abusé de leur pouvoir et fait grève A Soweto en 1986, elles ont refuséd'expulser les habitants qui boycottaient les loyers. A Lekoa et Dtm.canen 1987 ou à Katlehong, Kagiso et Sebokeng en 1990, elles se sontmutinées à propos de salaires36.

Les polices municipales africaines, autorisées par la section 5du Police Act n07 de 1958, ont été introduites pendant l'état d'urgencede 1986 pour défendreles conseillers municipaux noirs inféodés à Pre-

33 DepuIS 1973, les conducteurs d'un véhicule équipé de la CB peuvent communi­quer tout événement suspect à la police par Je système Aspol. Les radioamateurs de laWachthuis Radio Reserve sont reliés am réservistes de la police. Plus récemment, le dévelop­pement du téléphone cellulaire chez les particuliers a renforcé ces réseam. Van Der Westhuizen,J.• 1982. 248; Cape T.mes 28/11/1994.

34 La sAP n'y fait appel qu'en cas de coup dur. Selon elle, chaque volontaire n'aconsacré en moyenne qu'une nùnute à son service en 1990 alors qu'i! peut en pnncipe être re­tenu jusqu'à huit heures par semaine. Annual Report of the Corrunissioner SAP, 1990' 12;Rauch, J., 1991: 6, Jeffery, A., 1991: 90; Brogden. M. & Shearing, c., 1993.71

35 Star 26/311993 : 1.

36 Brogden, M. & Shearing, C, 1993 79; Cawthra, G., 1992: 19, Weekly Ma.l19/1111987; BUSIness Day 2313/1990; Darly D.spatch 11/8/1990; E.P Herald 8/8/1990:Cape T.mes 22/3/1990.

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toria. L'expérience a d'abord porté sur seize townships et prévoyaitd'entraîner 8.000 Noirs qui ne seraient pas intégrés dans la police etdont le fmancement devait être pris en charge par les municipalitésconcernées37. Le lll1nistre Chris Heunis a annoncé la formation rapidede 5.000 community guards en trois semaines38. La population n'a euaucune confiance en eux et s'en est moqué en les appelant du nom d'msavon (sunlights) ou d'une bière (Amstel), quand ce n'était pas "nensde boeufs", "haricots verts" (greenbeans) , "mouches à merde"(greenfltes), "opposants" (magodolos), "rats sauvages" (magundawane)ou "bandes de zoulous" (Zulu Boysp9. Ces polices municipales étaientplus axées sur la répression politique que sur la lutte contre la crimina­lité, même si le gros oeuvre était laissé à la SAp40. Là où elles arri­vaient, les forces de sécurité blanches se retiraient comme par hasardDe 1984 à 1990, 440 de ces community guards ont été tués et 25.000blessés (M. Brogden & C. Shearing, 1993 : 82). ils ont finalement étéintégrés à la police nationale par le Police Third Amendment Act œ1989. Avec 256 commissariats et 10.000 hommes à travers le pays,ils composaient alors 12% des effectifs et 20% des éléments africainsde la SAp41.

Les "agents de police spéciaux", eux, ont été considérés par lapopulation comme de véritables bandits (bloudoeke). Souvent analpha­bètes et corrompus alors que leur niveau d'instruction minimum devaitêtre équivalent au "standard6", ils étaient payés moins de 50 FF lajournée et ne bénéficiaient d'aucune sécurité sociale. On les appellaitkitskonstabels, "prêts à l'emploi", parce que leur entraînement ne œ­rait qu'entre six et douze semaines selon la section 34 (1) du PoliceAct. Ces assistants de police, au nombre de 12.000, formaient 10% œla SAP en 1990 (J. Rauch, 1991 : 8).

Dans les homelands TBVC, les polices des territoires"indépendants"ont été secondées et encadréespar la SAP, avec quelque10.000 à 20.000 hommes42. Au Transkei, où le général Bantu Holo-

37 Local Authorities : township amlÎes. Fmanclal Mail vo1.95, n' 5, 112/1985: 52­3; Township police. Fmanc.al Mail vol 99, n'10, 7/3/1986: 61; Gnmdy, K., 1988: 118.

38 Work ln Progres 29, 1986: 40.

39 Malan, R., 1991: 255; Fme, D.. Kitskonstabe1s: A Case Study in Black onBlack Policing. Acla Jund.ca, 1989 ; Brogden, M. & Shearing, C., 1993' 80.

40 Black Sash : "Greenflies" : the municipal police in the Eastern Cape. Le Cap, BlackSash, 1988.

41 Annual Report of the Commissiooer SAP, 1990: 10

42 Celles du Bophuthatswana et du Transkei sont les seules à s'être retirées des cooù­tés de coordination, en 1990. Le Venda et le Ciskei ont continué d'y participer. L'isolement in­ternational des homelands <xplique cette dépendance. Le Lesotho, lui, entretenait d'étroits coo-

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misa ne cachait pas ses sympatlùes pour l'ANC, elles ont abandoméla chasse aux "terroristes" du MK pour se recycler dans celle des oppo­sants au régime43. Le Venda du général Ramushana a plus ou moinssuivi la même voie. Au contraire, le Ciskei du général Dupa Gqozoétait très hostile aux militants de l'ANC et il est tombé sousl'influence de l'année sud-africaine. La police du Bophuthatswana œLucas Mangope, qui a maintenu un état d'urgencejusqu'en mars 1991,était aussi alignée.

Les polices des homelands étaient censées être de nature ethni­qœ44. Pourtant, celle du Bophuthatswana avait des officiers ne parlantpas setswana ; celle du Transkei, des agents zoulous et sotho malgrésa dominante xhosa. Celle du KwaZulu, la ZP, a en revanche été trèsfùtrée par l'lnkatha. Elle a été la plus décriée car impliquée dans lesopérations de sabotage de ce que l'ANC a appelé la "troisième force",cette nébuleuse de partis hostiles aux négociations multiraciales de laCodesa, de l'lnkatha à l'AWB. En mai 1990, le parti de Mandela a lan­cé une campagne nationale contre la ZP. Harry Gwala, chef œ l'ANCdans l'arrière-pays du Natal, a affirmé que celle-ci n'était rien d'autreque la branche année de l'lnkatha45. A l'université de Durban,l'anthropologue Mary de Haas bataillait pour que les unités anti­émeutes de la SAP, moins partiales que la ZP, continuassentd'intervenir dans les townships du KwaZulu. Au parti démocrate, Ar­thur Roy Ainslie demandait, lui, le démantèlement complet de la ZP etson remplacement par la SAp46.

LA KWAZULU POLICE (ZP)

Fondée en vertu du KwaZulu Police Act n014 de 1980 et de lasection 31 (2) du National States Constitution Act n021 de 1971, laZP a commencé avec 400 agents. A l'époque, le KwaZulu était lepremier homeland autonome à avoir sa propre police47. En 1989, legénéral Buchner, qui venait d'arriveren poste, a décidé d'accélérer le Je-

tacls avec la police britannique. Marais, Etienne: Policing the Periphery. Police and Society inSouth Africa'...Homeland.... Johannesburg, Centre for the Study of Violence, 1992. 19p.

43 Da,ly Dupa/ch 9/12/1994.

44 Marai., Etienne: Policing the Periphery. Police and Society in South Africa '."Homelands". Johannesburg, Centre for the Sindy of Violence, 1992: 17.

45 Sunday Tribune 14/10/1990, n' spl!cial: 37.

46 Sunday Trtbune 14/10/1990, n' .pl!cial: 17.

47 Da,ly News 19/411978.

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crutement, se plaignant de n'avoir que 3.000 hommes et un policierpour quelque 1.600 habitants alors qu'il en aurait eu besoin de 10.000pour arriver à un niveau occidental. il tenait KwaMashu avec 150 poli­ciers pour 300.000 habitants48. il a programmé la mise en place de 74commissariats au lieu des 21 alors en fonction49. La ZP a atteint4.500 hommes en 1991. Avec dix instructeurs blancs à Ulundi, la"capitale" du KwaZulu, leur formation durait six mois et les candidatsdevaient avoir un niveau scolaire équivalent au "standard 10".50. La ZPétait financée par le département sud-africain d'aide au développement,avec un budget de 59,2 millions de rands en 1991, contre 46,5 en 1990ct 25,8 en 1988 (H. Varney, 1992: 16). Le député kwazulu SimonConco a milité en vain pour le droit du homeland à choisir son proprechef de police, déplorant que les nominations, décidées par le ministèresud-africain de l'intérieur, se soient toujours faites sur une base racialect non en fonction du mérite ou de l'ancienneté51 . Avant l'arrivée au

pouvoir de l'ANC, tous les chefs dela ZP ont été des Blancs: le lieu­tenant colonel J .M. Fontini (1980-84), le colonel S.M. Mathe (1984­1985), le général A.M.J. Lass (1985-1989), le général J.H. Buchner(1989-1992) ct le lieutenant général R.P. During (1992-1994). Le gé­néral Jacques Buchner, qui a pris la tête dela ZP en mai 1989, était unvétéran de la Security Branch. Il aurait été formé par les Français enAlgérie. Il a servi dans le renseignement en Rhodésie avant d'être baséà Pietermaritzburg.

La ZP n'avait pas, en principe, de fonction exclusive dans saju­ridiction La SAP, dont vingt-quatre commissariats avaient été transfé­rés au KwaZulu depuis 1980, conservait un rôle en cas de troubles. Sielle ne pouvait poursuivre ses enquêtes en territoire zoulou qu'àl'invitation dela ZP, les sections 3 ct 5 du Police Act n07 de 1958 et 4(d) du National States Constitution Act n021 de 1971 lui donnaientpouvoir d' entrerdans les homelands autonomes. Son droit de poursuitelui permettait d'efTectuerdes arrestations pour son propre compte quandle délit avait été commis en territoire sud-africain. Sinon, elle devaitremettre les suspects aux autorités locales, alors qu'on savait bien queceux qui appartenaient à l' Inkatha seraient relâchés (H. Varney, 1992 :35-7).

48 interview dans Sunday Tribune 14/10/1990, n· spécial: 31.

49 Nalal Mercury 219/1989.

.50 L'académie de police, ouverte à U1undi en mai 1988, fonnaitles officiers en deuxans. La moitié des officiers au-dessus du grade de major ont été secondés par la SAP. NalalMercury 4/611986.

51 Nalal Mercury 23/5/1985.

52

Le KwaZulu Police AmendmentAct n022 de 1989 a renforcé lespouvoirs de la ZP en lui accordant un droit de poursuite en territoiresud-africain conditionné par la signature d'un accord bilatéral avec laRSA52. De son côté, Pretoria, avec le Police Amendment Act n023 œ1992, a élargi à toutes les polices des homelands l'autorisation d'arrêterdes citoyens sud-africains sur le territoire de la RSA sous réserve œl'approbation du ministère de r intérieur. En vertu dJ principe de réci­procité, le prix à payer pour que la SAP puisse entrer dans les home­lands était bien élevé. Des juristes estimaient que cette disposition ex­tra-territoriale n'avait aucune validité au regard des lois fondatrices desbantoustans53. La justice sud-africaine a considéré que l'arrestation œtrois suspects à Johannesburg par la police du KwaNdebele était illé­gale (H. Varney, 1992 : 42).

C'est heureux car la ZP a été mêlée à la mort de 219 personnesd'après le Legal Resources Centre de Durban (H. Varney, 1992: 86).La police du KwaZulu, dont Buthelezi était le ministre en tant que chefdu homeland, affichait son parti-pris politique de façon flagrante54. Larelation qu'elle a entretenue avec l'Inkatha était comparée par les offi­ciels du KwaZulu à celle de la SAP avec le Parti National. Bien qu'ils'en soit défendu, le général Mathe, responsable de la ZP, était membredu comité central de l'IFP alors qu'en principe les policiers ne devaientpas adhérer à un parti politique. Le général Buchner, qui commandaaussi la ZP, a argué que pendant longtemps l'Inkatha n'a pas été unparti politique mais une organisation culturelle55 Au moment de lacréation de la ZP, Buthelezi soulignait que son peuple, au vu de sa tra­dition militaire, s~rait "désemparé"s' il avait un gouvernement sans p<>­lice: "quelquesoit son âge, un Zoulou ne peut pas marcher sans sonbâton"56. En 1984, il réclamait une force paramilitaire pour œfendreson homeland contre les attaques de l'ANC, accusé d'avoir placé desbombes dans les locaux de son gouvernement à KwaMashu et Ngwele­zane l'année précédente57.

52 Cette année-là. la police zouloue élargissait sa juridiction aux territoires de Mpwna­langa, KwaNdengezi, KwaMsane, Mpungamhlophe. Bhekithemba et Mbongolwane. En 1992.ene obtenait deux autres postes de la sAP dans le Maputaland alors que la commission Golds­tone avait recommandé l'arrêt des transferts de juridicllons. Nalal Wllness 24/111989.

53 Natal Mercury 6/2/1992 ; Pursholanl. RJ : Will the KwaZulu Police Force SaonAcquire Extra-territorial Jurisdiction? SA Journal on Human Rlghls vol.7, n02. 1991.

54 Irish, Jenny & Varncy. Howard: The Kwazulu Police: Obstacle ta Peace ? ln Min­naar. A., 1992: 49-56. La police du Lebowa aussi s'est faite remarquer pour avoir servi les inté­rêts des chefs traditionnels et avolT éliminé les opposants.

55 Sunday Trrbune 14110/1990 31.

56 Natal Mercury & Da,ly N{ry{s 7/5/1980.

57 Da,ly News 29/5/1984.

53

La ZP a été entraînée par l'armée à des opérations de guérilla àHippo sur les berges de la rivière Cuando dans la bande namibienne œCaprivi; à Mkuze, dans la montagne dite du fantôme sur la frontièremozambicaine; à Amatikulu, au nord de Durban; et même jusqu'enIsraël. Deux cents hommes de l'Inkatha, intégrés au Bureau for SpecialInvestigation de la ZP avec des fausses identités, ont participé à des as­sassinats politiques dans le Natal ou dans des townships du Transvaalcomme Wesselton et Ermelo, où le gang des Chats Noirs a attaqué lesresponsables locaux de l'ANC58. En 1995, Daluxolo Luthuli a confes­sé avoir été le "chefd'état-major"des escadrons de1a mort de l'Inkatha,notamment des "deux cents de Caprivi". Ce petit-fils d'Albert Luthuli,président de l' ANC dans les années 1940, avait rejoint le MK à 14 anset avait été détenu dix ans à Robben Island. na opéré un retour auxsources en quittant avec fracas l'IFP et en se disant prêt à témoignerdevant la justice59.

Dans sa juridiction, la police de Buthelezi a interdit ou perturbéles manifestations de l'opposition60. Elle a manqué à ses devoirs lesplus élémentaires en n'emmenant pas les blessés de l'ANC à l'hôpitalmais au commissariat, a refusé de protéger les habitants qui n'étaientpas inféodés à l'Inkatha, a interféré dans les actions de la justice sud­africaine quand celles-ci concernaient ses propres membres ou des parti­sans de Buthe1ezi, a facilité l'évasion de ces derniers lorsqu'ils étaientinculpés et a participé à l'assassinat des sympathisants de Mandela61 .

Elle était trop politisée pour être capable de poursuivre normalementune enquête, ce qui s'est traduit par un nombre élevé d'affaires nonclassées62. Les officiels prétendaient que ces mauvais résultats étaientdus aux restrictions territoriales qui affectaient leur juridiction (H. Var­ney, 1992: 21-2).

La criminalisation des forces de l'ordre du KwaZulu ne laissaitpas d'être inquiétante. La commission Goldstone a renoncé des activi-

58 Trenle-dew< membres de ce gang auraienl suivi leur fonnation à Mkuze. WeeklyMari 712/1992.

59 Weekly Mail 17/2/1995: 2

60 En 1991. elie a aggravé les conflits dans 55% des cas, contre 27% pour la sAPalors que cene dernière avail élé la cible d'attaques dans 6% des événements recensés el la ZPdans 2% seulement. Lauw. Anloinene: Monitoring Conflict in Natal. Ind,calor SA vol.9, n'l :45.

61 Varney, H, 1992: 64-71; New Afncan 2/411992; Dar/y News 2919/1989;Weekly Mali 29/9/1990, Dally News 6 & 7/5/1992; Weekly Mali 8/5/1992; Varney, H.,1992' 129.

62 Près de la moitié en 1989: 17.997 sur 37.029,2.483 meurtres sur 3.813 contre366 sur 2.012 en 1982. Nalal Mercury 29/5/1990; Daily News 30/3/1983.

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tés de racket, de vols et d'extorsions de fonds63. Les plaintes contre œpareils abus se sont accumulées dans les bureaux du Legal ResourcesCentre à Durban. Buthelezi a estimé qu'il s'agissait d'une tactique œl'opposition pour "discréditerle KwaZulu et rendrele homeland ingou­vernable''64. L'IFP a prétendu que les assaillants étaient souvent desmilitants de l'ANC ayant revêtu des uniformes de la SAP ou œl'armée65.

L'impopularité de la ZP était flagrante si l'on en jugeait d'aprèsle nombre d'attaques dont celle-ci était victime dans les banlieues œDurban. En 1990, plus de 25 policiers zoulous ont été tués et 38 bles­sés66. KwaMashu a battu des records67. A Umlazi en mai 1993, le fa­meux policier Siphiwe Mvuyane a été tué dans sa voiture à l'universitéindienne de Westville. Il était sous inculpation de meurtre. Poursuivipar la justice en octobre 1990, il avait été suspendu de la ZP en 1991mais était revenu en poste et avait été promu sergent. En mai 1992, ilavait été arrêté par la SAP pour constitution de cache d'armes, racket œprotection et extorsion de fonds. Selon le Legal Resources Centre, ilétait impliqué dans 19 meurtres. Lui-même se vantait d'avoir tué entre20 et.5O personnes68.

LE TEMPS DE LA 4( PRETORIASTROÏKA »

Du côté de la SAP, le démantèlement de l'apartheid va de pairavec une remise en ordre mais n'extirpe pas entièrement le mal. Unecommission présidée par un juge de la Cour suprême, Louis Harms,est chargée en février 1990 d'enquêter sur les escadrons de la mort dansla police et ne trouve aucune preuve de collusion entre les forces œl'ordre et l'extrême droite, ce qui lui vaut les critiques sévères de l'As-

63 En 1989. 210 réclamations ont été déposées contre la ZP, W1 chiffre en augmenta­tion; 7 officien ont démissionné, 27 ont été renvoyés, 16 ont été sll8pendus et 182 faisaientl'objet de sanctions disciplinaires. Varney, H., 1992: 23

64 New Afrlcan 10/9/1990.

65 TiUe«, Bd: Cal.a1ogue of Incidents Invol ving the Use of Security Forces Unifonns.Submission by the Inkatha Freedom Party at the PreliminaJ)' Hearings of the Goldstone Commission Durban, 4/1211992.

66 Sunday Tribune 14/10/1990, n· spécial: 31 ; KwaZulu PolIce MagalJne déc.1990.

67 Naral MOnl/or v01.2, n·11-12, nov. déc. 1992: 3; Inkatha Institute: MonthlyReport on Violence. DBN, janv. 1993: 17, fév. 1993: 18 & mars 1993: 3.

68 Sunday Tribune 17/11/1991; Naral Mercury 15 & 18/5/1992; Sunday Tribune17/5/1992; Varney, H., 1992: 201-10.

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sociation nationale des avocats pour la démocratie69. L'année suivante,les investigations de la commission Victor Hiemstra sont plus fruc­tueuses. En août, le ministre de l'intérieur Adriaan Vlok, victime dIscandale de l'Inkathagate, doit céderla place à Hernus Kriel. En août1992, 13 des 54 généraux de l'état-major de la police sont mis en re­traite anticipée afm d améliorer l'image des services d'ordre et laisserdes places pour la promotion de Noirs au sommet de la hiérarchie70.

En septembre, un policier blanc est pour la première fois condamné àla prison après avoir battu un détenu noir7!. En 1990, 1.871 policiersavaient certes été poursuivis par la justice et 5.314 frappés de sanctionsdiSCIplinaires; Il étaient coupables de meurtres et 35 d'homicide in­volontaire, dont un tiers dans des accidents de la route72. En mars1994, trois hauts responsables sont relevés œleurs fonctions parce qœla commission du juge Richard Goldstone les accuse d'avoir fourni œsarmes à l' Inkatha. Il s'agit du général Basie Smi t, chef-adjoint de la po­lice et directeurdela sinistre Security Branch, du général Krappies En­gelbrecht, chef des renseignements généraux, et du général Johan LeRoux73 . Le lieutenant colonel Eugene de Kock est inculpé avec unsergent pour quatre meurtres74. Cet ancien commandant de la ferme œVlakplaas, autrefois chargé de retourner 1cs guérilleros du MK, appar­tenait à une organisation d'extrême droite, la BadgerUnit, qui était op-­posée aux purges dans les forces de l'ordre. Il a vendu des armes à l' IFPen dépit d'une réglementation interdisant aux policiers de tenir uncommerce sans une autorisation spéciale75. La ferme de Vlakplaas, oùl'on avait entraîné des escadrons de la mort, est reconvertie dans la luttecontre le braconnage et devient le quartier général du département de laprotection des espèces en voie d'extinction! Les anciens du bureau C œla police secrète sont récupérés dans la section des narcotiques.

A la suite du rapport du général De Witt en 1989, la réforme œ1991 a réorganisé la SAP en quatre branches (G. Cawtbra, 1992: 16).Deux, la gestion du personnel et la logistique, sont purement adminis­tratives. La branche criminelle est la police en civil, qui ne porte pasd'uniforme pour mener à bien ses enquêtes. Elle résulte de la fusion œs

69 Intemallonal Board of Inquiry mlo Informai Repression: Who lied? A Discussionof the findrngs of the Harms Conunission of Inquiry. Johannesburg, 1992.

70 Le Monde 29/8/1992: 22.

7! Le Monde 24/9/1992.

72 Race ReiallOn5 Survey, 1992 xI; Sowetan 7/2/1991

73 Weekly Mali 18/3/1994; Le Alonde 19 & 20/3/1994.

74 S!ar 6/5/1994: 1 & 3.

75 Star 2911/1993.

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Crime Intelligence Service et Crime Investigation Service, ancienne­ment la Security Branch et la Detective Branch. La police visible, enuniforme, comprend quant à elle des branches active et réactive. Lipremière est la plus importante: agents de police en patrouille ou dansles commissariats, opérations Business Watch, services de protectiondes touristes sur les plages. Les 852 commissariats du pays sont cha­cun placés sous l'autorité d'un commandant responsable devant uncommissaire de district lui-même dépendantd'un commissaire régional.La seconde branche, formée en 1989, rassemble les unités paramilitai­res anti-émeutes, les ISU (Internal Stability Units).

Celles-ci ont pour tâche, selon le livre blanc du gouvernementen 1990, "d'empêcherles infiltrations de terroristes et de rétablir l'ordreen cas d'émeute, d'insurrection ou de grève". Soutenues par l'Unit 19et la Special Task Force basées à Pretoria, elles sont formées dans desétablissements spécialisés à Maleoskop, Verdrag, Slagboom et Koe­berg76. Leurs effectifs, passés de 2.000 hommes à 7.000, doivent at­teindre un total de 17.500 quand un projet de police anti-émeute spé­ciale, dotée de son propre uniforme, est annoncé en novembre 1991 parle ministre de la loi et de l'ordre Hernus Kriel77. Les blindés casspirs ethippos de couleur vert kaki sont remplacés par des nyalas ("lièvres" enzoulou) et des mambas ("serpents') plus petits et d'aspect moins me­naçant après avoir été repeints en jaune.

La «pretoriastro'lka}} amène un changement d'attitude. Licommission Goldstone, chargée d' enquêtersur les violences publiques,pousse à la régularisation et à la légalisation des manifestations œmasses78. Elle critique l'utilisation de gaz lacrymogènes, de canons àeau, de ehiens et de fil de fer barbelé qlÙ risquent de blesser les manifes­tants innocents, et pas seulement les fauteurs de troubles79. Bleblâme le manque de professionnalisme et de sang froid de ces forces œl'ordre qui ont paniqué et tiré sur un cortège funéraire à Tokoza en août1993, faisant cinq morts avant que la situation ne dégénérât en bataillerangée80.

76 L'Unit 19, une force d'intervention rapide de 2.700 hommes, et la Special TaskForce, un petit commando d'élite établi en 1976 pour traiter des prises d'otages. snivent uneformation nùlitaire

Tl Rauch, J. 1991 7, Race RelaJlOns Survey, 1992: uxvi.

78 loternztiona! Hearing Doc 9' Statement read by Justice Goldslone, Pretoria,61711992 Londres. Anti·apartheid Movemenl and UN Special Commiltee againsl Apartheid, 14­1517/1992 9.

79 Commission Goldslone : Report Inlo Ihe Violence al Tokoza Pretoria,17/11/1992: 64.

80 Moulout, Corinne L,bératlOn 9/8/1993: Il.

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Si l'esprit de la loi contre les assemblées séditieuses (RiotousAssemblies Act nOI? de 1956) est maintenu, de précédentes disposi­tions en la matière sont annulées (Gatherings and Demonstrations Actn052 de 1973 ; Demonstrations in or near Court Buildings ProhibitionAct n071 de 1982; Gatherings and Demonstrations at or near theUnion Buildings Act n° 103 de 1992). En juillet 1992, un accord oon­du au Cap entre la police, l'ANC, le COSATU, le SACP et l'IFP en­cadre le déroulement des manifestations. Celles-ci doivent être précé­dées six jours avant d'une notification aux forces de l'ordre indiquant lenom et l' adresse des organisateurs, le but, l'heure et le lieu du rassem­blement, son itinéraire, le nombre de participants prévus, les effectifsdu service d'ordre et, si possible, les nwnéros d'immatriculation œleurs véhicules. Essentielles sont les consultations préalables entre lesorganisateurs, les monitors ("observateurs') des comités de paix, lesagents de la circulation qui ouvrent la route, les forces de sécurité enuniforme (pour éviter les confusions avec des civils en armes œl'AWB), les autorités municipales, les services de santé et les commer­çants dont les magasins se trouvent sur le trajet des manifestants. Lesarmes à feu, les inCItations à la haine raciale, tribale ou religieuse, lesprovocations et les menaces en vue de forcer des citoyens à participerau rassemblement sont bien entendu interdites, ainsi que le port œmasques ou cagoules sauf à l'occasion des carnavals et des processionsreligieuses. Le service d'ordre de la manifestation, composé œmarshals, doit veiller à ce que la foule ne pénètre pas dans l'enceinte œbâtiments publics. La police peut empêcher le cortège de dévier œl'itinéraire prévu et lui barrer la route pour laisser le passage à une am­bulance, protéger le voisinage ou faciliter la circulation automobile.Elle est aussi chargée d'écarter toute personne qui s· opposerait au ~s­

sage des marcheurs. Les organisateurs et le service d'ordre sont tenuspour responsables des pillages avant, pendant et après le rassemble­ment. Pour leur défense, ils ont la possibilité de démontrer qu'ils n'ontpas permis les débordements, qu'ils les ont désapprouvés et qu'ils ontcherché à les contrer.

La commission Goldstone recommande en théorie un marshalpour cinquante manifestants. A Alexandra par exemple, le comité œpaix estime donc qu'il faudrait former quatre cents marshals pour enca­drer une marche commémorative comme celle qui a rassemblé vingtmille sympathisants en hommage à Chris Rani le 18 avril 1993. Lesparticipants réclament quant à eux que la tête du cortège soit dirigée parune voiture-pilote donnant le rythme de la marche. Les vieux se plai­gnent que les jeunes forcent toujours l'allure: aller d'Alexandra jus-

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qu'au centre de Johannesburg fait douze kilomètres; le toyi-toyi (''pasde gymnastique dansé') a de quoi en essouffler plus d'un. Ds demandentdes points d'eau, des ambulances en cas de nécessité et des haut­parleurs diffusant de la musique pour faire patienter la foule pendant leslongues heures d'attente au soleil.

Au niveau national, le débat sur les manifestations publiquesporte essentiellement sur le port d'armes traditionnelles, dites"culturelles". Buthelezi soutient que les boucliers, les lances, les ha­ches d'armes et les bâtons font partie du patrimoine zoulou et ne peu­vent pas être interdits. La majorité des victimes de la violence politiquesont d'ailleurs tuées à la kalachnikov81 . Le gouvernement prohibe enprincipe les arcs, les flèches, les haches, les briques, les chaînes, lesgourdins, les poignards, les armes à feu, les perches, les râteaux, lesmarteaux, les pioches, les houes, les faux, les fourches, les faucilles,les bêches, les clés à écrous, les couteaux, les tubes, les barres de fer,les pangas, les cocktails molotov, les tournevis, les bâtons taillés enpointe, les pierres, les sabres, les pneus et les chambres à air. Mais enaoût 1990, il supprime la section 115 (1) (d) du code pénal du Nalal,transcrite dans le KwaZulu Act n016 de 1985, qui interdisait le portd'armes "culturelles" à moins d être policier ou d'en avoir la permis­sion expresse. Les armes dangereuses sont autorisées dans sept cas, enaccord avec "les usages, coutumes et religions traditionnels des Zou­lous", tandis que les chefs tribaux et leurs gardes du corps continuentde recevoir des G3, une arme automatique qui est la version moderne dlfusil d'assaut RI. En novembre 1990 est modifié le Dangerous Wea­pons Act sud-africain qui réprimait strictement le port d'armes en pu­blic (H. Varney, 1992: 72-6). Pour l'ANC, cet amendement sert àjustifier le refus de la police de désarmerles partisans de l' IFP82.

Amnesty International continue ainsi de dénoncerles tortures enprison, le racisme et la collusion de la police de De Klerk avec l' IFP83.Treize policiers suspendus de leurs fonctions en juillet 1991 pour abusde pouvoir et sévices corporels reprennent leur service à Carletonvilleen octobre 199284. Le général Johan van der Merwe commande tou­jours des généraux blancs et en majorité afrikaners. Seules les aalé­mies supérieures de police, à Paarl et Graaf-Reinet, deviennent mixtes

81 Commission Goldstone : Report on the Regulation of Gatherings. Pretoria,151111993 : 7.

82 Race Re1aJlOns Survey, 1992: 500.

83 LIbératIOn 10/6/1992: 20.

84 Report of the lndependent Board of lnquiry into lnfonnal Repression. nIB, lBUR,oct. 1992: Il

59

d'un point de vue racial. On n'entraîne que des Mricains à Hammans­kraal en prétextant le fort nombre de recrues noirs (J. Rauch, 1992: 6­8). La poursuite de la ségrégation est présentée comme un choix de lapart des cadets. Elle traduit en réalité la peur d'un nivellement par lebas. A l'exception de Harnmanskraal, les Noirs représentent Il % desétudiants dans les trois autres collèges, les Métis 14%, les Indiens 9%et les Blancs E6%.

La facihté avec laquelle l'AWB occupe en juin 1993 le WoodTrade Centre, où se déroulaient des négociations dans le cadrede la Co­desa, révèle la passivité, voire la complicité des forces de l'ordre, quin'ont pas empêché les manifestants annés de s'approcher des lieux etde défoncerles vitres du bâtiment. La mort de Victor "Khetisi" Kheswadans des conditions douteuses pendant une garde à vue relance le de1:ntsur la collusion entre l'extrême droite et la police8S. Cet agent provo­cateur noir, surnommé "le monstre de Sebokeng" à muse de son rôledans des tueries en 1993, faisait partie de l'IFP et d'un obscur groupus­cule néo-nazi, le Mouvement mondial pour l'apartheid WPM. Malgréla suspension de trois policiers et les éléments d'une enquête confiée àdeux généraux, l'ANC affirme que Kheswa a été liquidé pour éviterqu'il ne témoignât devant la justice. Koos Vermeulen, fondateur dIWPM, dont r organisation avait pris en charge les frais de défense desassasslOS du chef du parti communiste Chris Hani, aurait fait partied'une ancienne umté de la police spécialisée dans le retournement cl:mili tants anti-apartheid et la fonnation d'escadrons de la mort.

Scion la presse, 70% à 90% des policiers blancs ont des sympa­tilles pour l'AWB Les autorités reconnaissent en privé que le pourcen­tage peut excéderlcs 50% et qu'il est bien plus élevé parmi les 12.000réservistes de la police, qui sont presque tous des volontaires blancs(G. Cawthra, 1992: 22). Une loi d'avril 1991 interdit aux policiersd'être membre d'un parti politique mais aucun manc n'a jamais étérayé des cadres pour cette raison. Les actions contre l'extrême droiten'ont pas convaincu, alors qu'à quelques jours d'intervalle en août1991, la SAP a tué trois mili~ts del'AWB qui voulaienl démolir uncamp de squatters africains près de la fenne de Goedgevonden el empê­cher le président De Klerk de faire un discours à Ventersdorp, une petiteville de r ouest du Transvaal où Eugene Terre Blanche avait son qœr­tier général86.

8S Marion. Georges, Victor Kheswa noir el agent provocateur. Le Monde 1617/1993.

86 Race RelallOn5 Survey. 1992: xxxv; Simpson, G., 1992: 24.

60

UNE NOUVELLE POLICE EN FORMATION?

Après les élections d'avril 1994, la SAP est appelée à connaîtredes transformations en profondeur, prévues sur une durée de cinq ans.Rebaptisée SAPS (South African Police Service), elle est superviséepar un ministre membre du comité central du parti communiste, Syd­ney Mufamadi, qui se dit bien décidéà en faire un service public et nonplus une force de répression87. La rationalisation administrative et lafusion des onze forces de police du pays sont censées être achevées enseptembre 1995. Mais à la différence de l'armée, le budget dela SAPS,qui était de R7,2 milliards, est revu à la baisse de 4% en termes réelspour 1995 et ne bénéficie pas d'une allocation spéciale malgré le coûtd'une intégration ~valué à RI ,3 milliards88.

Des éléments disparates prétendaient avoir une vocation poli­cière, parmi lesquelles les guérillas, les forces de sécurité des home­lands, les polices municipales, les milices noires et les sociétés de gar­diennage. Exemple pouvait être pris sur la Nampol, ancienne branchedcla SAP qui avait intégré avec l'aide d'experts britanniques les gué­rilleros du PLAN, l'aile armée de la SWAPO en Namibie89. En vued'intégrerla police, une partie des 3.000 volontaires du service d'mirede l'ANC avaient subi un entraînement en Grande Bretagne, au Zim­babwe et en Inde avec l'assentiment tacite de Pretoria90.

Porte-parole de la police à Johannesburg en 1993, le colonelDave Bruce était d'accord pour intégrer les membres des unitésd'autodéfenseSDU de l'ANC sur une base individuelle et en fonctionde leur niveau d'éducation. Mais ces recrues ne devaient pas menerd'activités syndicales et ne pas adhérer à un parti politique. Le chef œparti communiste Chris Hani, peu avant son assassinat, était aussi plf­

tisan d'une collaboration entre la police et les SDU pour combattre lacriminalité, à condition qu'un conseil exécutif de transition supervisâtles agissements des forces de l'ordre91 . La fusion des SDU avec le MK

87 Mufamadi, Sydney: "Rethinking sAP architecture". Africao Defence Review 0°19,oel. 1994: 44-6.

88 Sous le gouvernement De Klerk, les salaires avaient été augmentés avec des fondsrécupérés sur les crédtts de l'armée et le budget de la police avait progressé de 21 % en 1991,passant il 5,6 milliards de rands. F.nancial Mali 2215/1992: 44; Sunday Srar 2/2/1992; Srar17111/1994.

89 Nathan, Laurie: Marching ta a different drurn. A description and assessment of theformation of the Namibian Police and Defence Force. Université du Cap, Southern Africa pers­pectives, working paper series n04, fev. 1990. 41p.

90 Weekly Mati 14/5/1993' 5.

91 New NalJon 8/4/1993: 1. Voir aussi Soweran 20/6/1994.

61

pour former l'embryon d'une année et d'une police démocratiques dansune Afrique du Sud multiraciale a été envisagée par le SACP à partir lX1990 (J. Cronin, 1991: 36). L'ANC, pour qui les SDU ne devaientpas "dupliquer" la police mais constituer une force supplémentaire,lançait même l'idée de créer une force de paix en collaboration avecl'IFP.

L'Accord de paix de 1991 prévoyait plusieurs points: rédigerun code de conduite pour les forces de l'ordre; encadrerla police pardes représentants de la société civile, un service d'inspection et des of­ficiers régionaux chargés de recevoir les plaintes des citoyens ; établirune commission d'enquête sur la violence publique; constituer des tri­bunaux spéciaux traitant plus rapidement des affaires à caractère politi­qœ92. Un projet pilote, qui visait à rendre plus transparentes les OCr

tions de la police dans les townships de Tokoza, Katlehong et Dél.Vey­ton, permit à des comités de civils d'inspecter à toute heure du jour et

de la nuit les cellules des commissariats locaux pour s'y entretenir avecles détenus93 . La police devait désormais tenir à jour un registred'écrou indiquant l'identité, le chef d'accusation et la date d'arrestationdes détenus. Les personnes placées en garde à vue pouvaient disposerd'un avocat dans les plus brefs délais.

Parallèlement, l'attitude du parti de Mandela à l'égard de la pa­lice a changé dès avant les élections. Pendant les négociations de laCodesa, l'ANC a assuré que les fonctiOIUlaires blancs, les militaires etles policiers ne verraient pas leur emploi remis en cause par l'accessionau pouvoir de la majorité noire et qu'ils ne seraient pas poursuivis parla justice pour leur rôle dans la répression. En avril 1993, l'ANC aremis à la SAP un des suspects de la tuerie d'Eikenhof dans laquelleune Blanche et ses deux enfants avaient été tués depuis un pontd'autoroute94. En aoüt lors d'un rassemblement à Daveyton, TokyoSexwale, dirigeant de l'ANC pour le Transvaal, a annoncé le débutd'une campagne visant à intégrer les policiers noirs au sein des structu­res de paix locales95.

Après les élections, alors que le NP se met logiquement à œ­mander une régionalisation des forces de l'ordre pour contrôler la policedans son fief du Cap occidental, l'ANC reste favorable à une structure

92 Race RelatIOns Survey, 1992 : lxyüi ; International Hearing Doc.1 : National PeaceAccord, 1419/1991. Londres, ADti-apartheid Moyement and UN Special Committee againstApartheid, 1991.

93 Le Monde 251711993 : 5.

94 CIlllen 8/4/1993: 1-2.

95 Le Monde 11/8/1993 4.

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centralisée, proposant même d'intégrer les polices municipales96. Lesonze régions créées par la réforme de la SAP en 1991 sont adaptées auxneuf provinces nées de la nouvelle Constitution, dont le chapitre 14répartit les fonctions de police aux niveaux provincial et national. ÙI.

controverse entre le NP et l'ANC porte surtout sur la nomination deschefs de police dans chaque province, qui est finalement soumise àl'approbation des gouvernements régionaux selon les sections 214,217 et 218 de la Constitution97.

Le débat porte aussi sur le sort des polices municipales, dontl'établissement est autorisé par le Police Act n068 de 199598. Certai­nes, comme celle de Durban depuis 1854, existaient déjà et n'avaientpas la mauvaise réputation de la SAP. Beaucoup de villes se sont <b­tées d'agents de la circulation quand la sécuri té routière en zone urbaineest devenue une affaire municipale dals les années 1930. Sortes de shé.­rifs à l'américaine, armés, ceux-ci avaient des pouvoirs d'arrestation etde poursuite judiciaire. Les grosses agglomérations comme Johannes­burg et Pretoria ont aussi créé des départements de sécurité chargés d:faire respecter les décrets municipaux et de surveiller les propriétés d:la ville, en particulier les parcs. D'autres ont sous-traité avec des socié.­tés de gardiennage payées grâce aux impôts locaux99.

L'idée est à présent de donner aux agents des polices municipa­les un rôle de gardiens de la paix au sens où l'entend la section 1 fiPrisons Act n08 de 1959, c'est-à-dire une fonction essentiellement pré.­ventive qui laisserait à la SAPS le soin de mener à tenne les enquêtescriminelles. Avec un budget de quelque R60 millions en 1994 et undoublement de ses effectifs depuis 1990, la police de Durban n'utiliseainsi pas de mandats et n'arrête que les délinquants pris en flagrant ~lit. Elle entretient des relations cordiales avec la SAPS, à qui elle re­met les suspects. Le risque, soulignent ses détracteurs, serait de ne p0­

licer que les municipalités ou les quartiers les plus riches. Mais elleargue qu'elle a étendu ses opérations aux townships noires d'Umlazi etKwaMashu. Historiquement la plus ancienne et la plus vindicativecontre le pouvoir central, elle dit jouer un rôle complémentaire et ~fend avec vigueur ses compétences exclusives en matière de circulationautomobile, à l'exemple d'autres grandes villes du monde occidental.

96 Shaw. Mark: "SAPS Future in Balance". TransAct (Johannesburg) voU, nOl, oct.1994: 9 & 12.

97 Shaw, MarI< : "Point of Order. Policing the compromise". South Afncan Reviewn07, 1994: 217-8.

98 Shaw. M : Metropoblan and Municipal Policing, in Shaw, M., 1996: 41-50.

99 Securuy Focus vol. 12, n° 10, oct. 1994.

63

La SAPS, au contraire, critique la dispersion des fonds publics et ladifficulté à coordonner le travail de polices municipales qui dépendentdu ministère de la sécurité avec les fonctions routières qui dépendent dIministère des transports.

Au niveau national, la fusion des onze polices du pays en uneseule institution, avec un nouvel uniforme unique, reste à l'ordre dIjour. Mais l'intégration des milices comme réservistes ou dans des sys­tèmes d'îlotage dn type neighbourhood Waldl ressort plus d'initiativeslocales lOO Aucune structure d'accueil officielle n'est mise en place auniveau national. C'est l'Église qui lance une campagne de restitutiondes armes légales et illégales, ce que la police incitait déjà à faire pardes amnisties ou des primes.

Les problèmes d'intégration sont d'ordre politique et fmancier.Les miliciens au chômage doivent être rémunérés alors que les réservis­tes sont en principe des bénévoles lOl . En octobre 1994, les SDU cl:Voslooms remettent symboliquement leurs armes à Mandela. Mais àTokoza et Katlehong, 225 miliciens de l'ANC et de l'IFP censés deve­nir des réservistes de la police en profitent pour régler leurs comptes,avec deux morts à la clé ; les expulsions décidées par le conseil muni­cipal, qui visent des squatters Inkatha, rajoutent de 1'huile sur le feu lO2.

A Doornkop, un bidonville de Soweto, les militants de l'ANC enviennent même à manifester contre les exactions des SDUI03 Àl'inverse, Robert McBride, un responsable du MK condamné à mort,anlnistié et devenu député de l 'ANC dans la province de Gauteng, prendpartie pour les SDt· contre la police. Celle-ci se montre réticente à ac­cepter les rares candidats du MK qui ont choisi d'entrer dans ses rangsplutôt que dans l'année. Il y a des tensions avec les anciens gardes dIcorps de l'ANC, intégrés dans l'unité chargée de la protection desmembres du gouvernement104 Quant au sénateur lnkatlla Philip Po­well, li réclame l'mtégration dans l'armée de 6.000 membres des mili­ees zouloues105

100 il Y a même eu un projet de reconversion des SDU de Katorus en tour-operators'Dans le l\lIdrand. c'est un capiume de réserve, Roley Noflke, qui, sur ses deniers personnels etavec 320 réservIstes, a entrepris de former les habitants du bidonvllle d'Ivory Park à la luitecontre la crinunalité. obtenant de bons résultats pour retrouver les objets volés. Cillzen141911994; Star 3110/1994; BUSIness Dav 26110/1994.

lOI BUSIness Dav 14/9/1994 .102 .

Weekly Mali 13/1/1995 & 13/12/1996; Finance Week 10/2/1995; Clt/zen 14/9& 14/1111994.

103 Sowetan 23.1/1995.

104 Clt.zen 5112/1994

105 Sunday TImes 16/1011994

64

Les difficultés de recrutement viennent aussi de ce que les poli­ciers sont mal rémunérés et qu'il est plus intéressant de travailler dansune société de gardielUlage privé. Les agents de la circulation, rétribuéspar les municipalités, sont mieux payés que les policiers qui risquentleur vie dans les townships. Après le fameux discours de De Klerk quia donné le signal du démantèlement de l'apartheid début 1990, les poli­ciers ont démissionné au rythme de 22 par jour106. Ds étaient encore

2.600 à suivre cette voie en 19951m. Les recrutements, bienqu'accélérés, ont eu du mal à compenserles pertes. Le problème a alorsété que les cadets entraient en service avant d'avoir reçu une formationcomplète (J. Rauch, 1992: 10). Malgré le relèvement des critèresd'admission, du "standard8" au "standard 10", seulement 48% des adju­dants avaient le bac (A. Jeffery, 1991 : 90). Les Noirs attendaient enmoyenne deux ans avant de suivre une formation régulière qui ne duraitque 18 semaines. La majorité des nouvelles recrues ont été de simplesassistants. En 1990,40% d'entreelles étaient entraînées pour les poli­ces deshomelands et non pour la SAP (J. Rauch, 1991: 11 & 14).

De 1988 à 1992, les effectifs de la SAP ont doublé au rythmed'environ 10.000 nouveaux policiers cllaqueannée. Outre les assistantset les cadets ont été admis des membres autrefois affectés à des tâchesadministratives et remplacés par des civils lO8. En 1991, la SAP avait114.000 hommes, personnel administratif compris, contre 77.000 en1990. Mais la police visible n'avmtque95.000 gardiens de la paix. Lecolonel Dave Bruce calculait qu'il y avait un policier pour 781 habi­tants à Johannesburg, alors qu'il en aurait fallu près de trois fois plus.Le rapport était pire d:ms les townships noirs. Il n'y avait que 1.500policiers en poste à Soweto au milieu des années 1980, dont ISOBlancs109. A Tokoza, épicentre de la violence dans le Transvaal en1993, les forces de l'ordre n'avaient que 600 hommes pour contrôler latownship alors que l'on estimait qu'il en aurait fallu 18.000ll0. Onconsidère justement que la VIOlence a décru pendant les élections d'avril1994 à cause de la présence de renforts de police très visibleslll . De-

106 HalaI \Iluness 14/3/1990

107 Le Monde 28 /1/1996 3

108 Les 7000 hommes de la poliçe des chemins de fer aVaIent déjà été intégrés dansla SAP en 1986, où lis aVaIent reJomt Jeun; collègues de la police des ports et aéroports. Secun­ty Focus vol.11, n"3, mars 1993 2 & vol 10. n"l1, nov. 1992 336; Dte Burger 8/5/1991.

109 Erouart-Stad, Patnck Afrique du Sud, Blanc honoraire Paris, Ramsay, 1985:252.

110 L,béra/lon 9/8/1993' Il

III Weekly MaIl 6/5/1994. 4.

65

puis, le ratio du nombre d'habitants par policier s'est bien amélioré;il est tombé à 249 dans la province de Gauteng l12.

LA BATAILLE DE LA LÉGITIMITÉ: UNE POLICE DEPROXIMITÉ

La SAPS a d'autant plus besoin de se renouveler qu'elle est à larecherche d'une nouvelle légitimité afin de regagner la confiance despopulations et d'améliorer son rendement. Ses pertOImances sont enbaisse, bien que supérieures à celles de nombre de ses homogues occi­dentales. Si elle continue de retrouver plus de la moitié des véhiculesvolés, elle ne met plus la main que sur moins de 5% des auteurs œmeurtres et elle ne résout plus que 52% des crimes en 1991, contre75% en 1975113 . Seulement 33% des crimes lui sont rapportés et 10%des suspects arrêtés sont poursuivis en justicell4. Pour se justifier, ellea argué que 99% des appels au secours étaient de fausses alarmes quilui faisaient perdre du temps 115. La télévision, lancée tardivement en1975, n'avait commencé qu'en 1986 à diffuserles signalements de per­sonnes recherchées. Mais les problèmes de fonds sont ailleurs.

Dans une Afrique du Sud prise au piège de la violence, il s'agitdésonnais de transformer les policiers en pompiers, la lutte contrel'incendie étant mieux acceptée par la population que la répression. Lesexperts proposent de casser le monopole étatique pour impliquer davan­tage les collectivités locales et les citoyens (M. Brogden & C. Shea­ring, 1993). Seraient admis le principe d'organisations d'autodéfensedans les quartiers pauvres et un relais par des sociétés de gardiennagedans les plus riches puisque 80% des commissariats desservaient 20%de la population, essentiellement les Blancs, et que seulement 8% con-

112 Star 15/611996' 3

113 La RFA connall un taux de 92%, les Étals-Unis de 31 %, la Grande Bretagne de31 % pour les vols, de 75% pour les crimes avec violence et de 92% pour les homicides dansles années 1980 En France, le taux d'élucidation des affaires pénales est de 32% en 1994, con­tre 50% en 1954, il est de 14% pour les vols sur la voie publique et de 12% pour les cambrio­lages en 1993. Le Monde 16/11/1995' 9; Glanz, L., 1993: 315; WeeklyMal1 22/11/1991;Seeunty Foeus vol.10, n'IO, oct. 1992: 313 ; Nell, Victor & Williamson, Gerald: CommuniySafety and Cornmunity Policmg : Bottom-up and Top-down Accountability Initiatives. JHB,Centre for the Study of VIOlence, Université du Witwatersrand, 1993 : 4; SAP Annuai Report.JHB, 1991: 98.

114 Zwane, PuJe: "The need for Cornmunity Policing". Afnean DeJenee Rey,ew n'18,aoQt 1994 38.

115 Major Opperman, Eugene. CIté ln Cillzen 29/3/1993.

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trôlaient les townships noires 116. L'augmentation des salaires etl'amélioration de la fonnation viseraient à relever le niveau de la policenationale, qui est aux prises avec une corruption grandissante117. ÙI.

révision de l'échelle salariale prévoit ainsi des augmentations au bas œla hiérarchie, œrtes moindres pour les policiers du Transkei parce qu'ilsétaient autrefois les mieux payés, et des diminutions au sommet 118.

Pour acquérirune nouvelle légitimité, la SAPS a mis en placedans la juridiction de chaque commissariat des réunions de consultationavec les habitants, les police-community forums 119. Chaque partie estreprésentée à parité. Les problèmes sont divers: trop forte politisationpour les forums mis en place avant les élections d'avril 1994 ; compé­titions ; manque de coopération ou de coordination au niveau provin­cial; infiltrations par les compagnies de sécurité privée; manque œfonds dans les quartiers pauvres où il s'agit de payer le transport deshabitants et de rémunérer les membres à plein temps, alors que le pré-­cédentministre de la loi et de l'ordre avait promis R20 millions pourco-financer avec les communautés concernées des projets de ce genre.Une meilleure approche des besoins de la population explique peu lefait que, pour la première fois en cinq ans, le nombre de policiers tuésa diminué : '137 en 1994, 22 de moins qu'en 1993 120. La baisse géné­rale du niveau de violence et les espoirs placés dans l'ANC au gouver­nement sont des facleurs d'explication plus convaincants.

Parallèlement à sa nouvelle vocation de community policing,équivalent local de notre concept de "police de proximité", la SAPSveut se démilitariser en se débarrassant d'une hiérarchie calquée surcelle de l'armée. Réduites à 3.000 hommes, ses tristement célèbresunités anti-émeutes ISU ont été rebaptisées d'un nom plus«joyeux », POP (Public Order Police), et sont promises à être ci&­mantelées ou reversées dans les corps de réserve. Une nouvelle philo­sophie du maintien de l'ordre, inspirée des recommandations de lacommission Goldstone sur l'encadrement des manifestations et obéis­sant aux directives des gouvernements de province à qui revient cette

116 Cape Times 3118/1994, Sowelan 27/10/1994; Fmanclal MalI 10/2/1995.

117 Uo officier de police sur quatre dans la régioo de Johannesburg était sous le coupd'accusations de ce type eo 1994 Star 29/1111994, 12 & 13/12/1994, 29/6/1996; SundayTimes 12/3/1995.

118 Slar 29/10/1994 & Dally DlSpalch 29/10/1994.

119 Lue, Melanie: "Crossing the Divide". Conf/lct 0·4: 9-11, supplémentd'/nd,calor SA vol.12, 0·1, déc. 1994; Nell, Victor & WI1liamsoo, Gerald: Communiy Safetyand Community Policiog : Bottom-up and Top-down Accouotability Initiatives. Johannesburg,Ceotre for the Study of Violeoce, Université du Witwatersrand, seminar 0·6, 1993.

120 Slar 12/1/1995.

67

tache, est censée voir le jour. Il ne s'agirait plus d'intervenir sans con­sultation préalable mais de répondre aux appels au secours des commu­nautés en détresse l21 .

Dans le même ordred'idécs, la police secrète, passée de 4.000 à300 hommes, s'est dépolitisée et a recentré ses activités sur la luttecontre le crime. D'après les Intelligence Services Acts n038, n039 etn040 de 1994, les services secrets du gouvemement sont supervisés parle Parlement. Ds se dédoublent avec une National Intelligence Agencypour le contre-espionnage et des South African Secret Services pour lesopérations de renseignement hors du territoire, ces derniers accueillantnombre d'agents de l'ANC formés par la lutte en exil tandis qœl'armée maintient son propre Military Intelligence Service122.

D'une mamère générale, la police est désormais placée sous lacoupe des civils. Le Police Board, créé par l'accord de paix de 1991mais purement honorifique car composé pour moitié de membres desforces de sécurité, a été supprimé. Un Secrétariat à la Sécurité, sembla­ble à son homologue à la Défense, est chargé de tracer la politique qœdevraexécuterle chef dela police nationale. D s'inspire d'universitairesspécialistes de l'intégration, COfIllne Janine Rauch ou Etienne Marais,et répond aux attentes du député DP qui surveille les transformations œla SAPS, Peter Gastrow l23 Ceux-ci proposent par exemplel'institution d'une Police Foundation civile dont les pouvoirs de re­commandation et la juridiction seraient élargis par rapport à ceux œl'ancien Police Barrel124

En janvier 1995, Il a même élé question qu'ml civil remplace àla tête dcla police le général Johan Van der Merwe, démissionnaire et

121 lIeymann, Ph1Jp B Towards Peacefu! Protest mSouth Afnca. Pretoria, HSRC,Goldstone Commission, 1992 197p ,Nel, F. & Bezuidenhout, J . Human Rights for the Po­lice. Le Cap, Jula, 1995 3ü3p

122 Deux mOlS après les électIOns d'avril 1994, le directeur de l'ex-National InteUi­gence Service, ~ke Lou\\-. avouaIl que le processus d'intégration n'avait pas encore commencéEn septembre, 11.andela a alors chargé De Klerk de réorganiser les services secrets avecl'mtention de construire une '"unIversité de l'État" sans pouvoir de décision politique. TI estprobable que les anciens agents du régime de r apartheid, purgés des éléments les plus réaction­naues, resteront à leur poste de la même façon que les services secrets américains et est-allemandsont pu recruter d'anciens nazis après la seconde mondiale ou que le gouvernement Mugabe a pucontinuer d'employer Ken FIower, le chef de la Central Intelligence Organisation rhodésienne,alors que le plus haut gradé blanc acceptant de rester dans la nouveUe armée nationale àl'indépendance était un colonel. Shaw, Mark' "Spy meets spy. Negociating new intelligencestructures", South Afncan Revlew n'7, 1994 257-75.

123 Marais, EtIenne & Rauch, Jarune Pohcing South Afriea: Reform and prospects.Johannesburg, Centre for the Study of Violence and Reconciliation, d'après un papier présentéà une conférence de l'lDASA à Vanderbijlpark, oct 1992.211'.; Gastrow, Peter: "Police andSecretariat, anew partnerslùp", Servamus vol 88, n'2, fév. 1995' 16.

124 Rauch, Janme, Lev Ill, NadIa, Luc, Melanie & Ngubeni, Kindiza: Creating a newSAPS pnorities mthe post-electlOn penod. Joharulesburg, Centre for the Study of Violenceand ReconcLliation, 1994 9

68

très controversé pour avoir couvert trois de ses adjoints mis en causepar la commission Goldstone avant les élections. Le général GeorgeFivaz a fInalement été nommé mais il est significatif qu'il n'ait jamaisfait partie de la Security Branchet qu'il ait été un technocrate de la re­structurationl25. Il a depuis proposé des départs en pré-retraite aux offi­ciers blancs qui refuseraient les réformes l26.

DES MUTINERIES À CRAINDRE

Les problèmes structurels de la police restent énormes, essen­tiellement de deux ordres: l'absorption de la ZP et la résorption d'uœcontestation syndicale inteme.

Les polices des homelands, issues de la SAP, étaient plutôt fa­vorables à leur réintégration dans la police nationale, à l'exceptionpeut-être du Bophuthatswana 127. C'est surtout la fusion des 5.000membres de la ZP avec les 15.000 agents de la SAP dans la provincedu KwaZulu-Natal qui a suscité des réticences, tant de la part de l'IFP,qui dénonçait une police nationale aux mains d'un ministre commu­niste, que dela part de Mufamadi ou de Fivaz, qui ont refusé d'acœpterdes Zoulous au casier judiciaire chargé car impliqués dans des escadronsde la mort. En février 1995, la cérémonie pendant laquelle 500 poli­ciers sélectionnés par l'Inkatha devaient prêter serment a été annulée,les nominations ayant été refusées par le pouvoir central. L'affaire a re­flété les tensions entre la SAPS et les responsables IFP de la pro­vince: le premier ministre Frank Mdlalose, le ministre de la sécuritéCelethane Mthethwa et le chef de la ZP, le général Patrick ComoMzime1a l28. L'Inkatha a rejeté les conclusions des enquêtes menées surla ZP par un avocat accusé d'être acquis à l'ANC, Howard Varney, etpar un inspecteur de police, le major Frank Dutton, qui s'était renducélèbre pour avoir révélé au grand jour un massacre commis par laSAP. Pire, Mufamadi a ouvertement été défié quand la ZP a réinstallé àson poste un commissaire qu'il avait suspendu à Sundumbili dans lenord du Natal l29 Les tentatives de former un comité conjoint sur la

125 Weekly Mail 3/2/1995. 6

126 Slar 812/1995 8

127 Marais. Ellenne. 1992. op cil. 15.

128 Afr/ca Confuientlal vo1.35. n·18. 919/1994: 5-7.

129 Mclean. Linda 'The politics of policing". Confi.cr. supplément d'End,calor SAvol. 12. 0'1. été 1994' 19-22

69

question de l'intégration ont échoué malgré l'accord de principe des of­ficiels de l'Inkatha, du chef local de la SAP, le général Colin Steyn, etdes leaders de l' ANC dans la province, tels que Jacob Zuma et le députéBhekiCele.

Les violences politiques de la ZP étaient pourtant avérées auplus haut niveau. Le demier chef blanc de la ZP, le général Roy Du­ring, a reconnu ces activités souterraines. Al'été 1994, il a dfi démis­sionner sous la pression de l 'Inkatha pour laisser la place à son adjointnoir, le général Sipho Mathe, dont le nom a été cité à propos des esca­drons de la mort. Ancien ministre de la justice du KwaZulu, CelethaneMthethwa, lui, a été impliqué dans des trafics d'armes avec le colonelEugene de Kock, ce responsable de Vlakplass qui a fini en prison. Fin1995, il a dû démissioner à son tour .

li ne faut pas pour autant croire que l'ensemble de la ZP ralliel'Inkatha. De même qu'une grande partie de la cour du roi zoulou a prisses distances avec Buthelezi, les grèves de juillet 1994 dans les com­missariats de la ZP en milieu urbain (Umlazi et KwaMashu dans labanlieue de Durban) comme en milieu rural (Nongoma et Ulundi) ontété l'expression d'un rejet manifeste de l'emprise de l'IFP. Les syndi­cats de la SAP ont participé à ces grèves.

Là se pose une deuxième difficulté majeure de la SAPS, à sa­voir une contestation syndicale interne. En septembre 1989, le lieute­nant Gregory Rockman, renvoyé pour avoir dénoncé la brutalité desméthodes de la police anti-émeute au Cap, a fonné un syndicat policiernoir, la POPCRU. li a lancé une grève nationale en mars 1990, avecdes centaines de gardiens de prisons mais seulement quelques douzainesde policiers. li revendiquait 2.300 membres en 1991, qui faisaient pres­que tous partie des institutions pénitentiaires étant donné la difficultéd'être syndiqué dans la SAP. En octobre 1993, 88 policiers noirs de laPOPCRU ont été arrêtés après Wle grève sauvage à Port Elizabeth. Lesmarches de soutien, notamment avec le MK, l'APLA et Winnie Man­delaà Soweto, ont entraîné 375 arrestations supplémentaires alors qœGregory Rockman était sur la liste des candidats de l'ANC aux élec­tions d'avril 1994. En octobre, Mufamadi en personne a dû aller à Ve­reeniging calmer quelque 200 policiers qui occupaient le siège de la p0­

lice locale et réclamaient de meilleurs salaires. Le mois suivant, unemanifestation à Pretoria s'est soldée par 70 autres arrestations l3o. Dèslors on a assisté à une escalade des violences. Au Cap, le commandantdu commissariat de Langa a été pris en otage. En janvier 1995 à Sowe-

130 Sowelan 211211994.

70

to, une mutinerie du commissariat d'Orlando a été réprimée par les ISUet a fait un mort dans les rangs des grévistes de la POPCRU13l.

Reconnue en janvier 1994 avec officiellement 335 membres, laPOPCRU, qui aurait désormais 20.000 sympathisants, est bon gré malgré devenue un interlocuteur incontournable de la hiérarchie policière,laquelle a tenté de réagir en lançant un "syndicat maison", la SAPU,d'abord composé de Blancs l32. Bien que fondé par des généraux de laSécurité d'État. celui-ci n'a pas tardé à leur échapper, à accueillir desNoirs et à participer à des grèves sauvages, notamment pour demanderdes augmentations de salaires133.

En résumé, la question de la police paraît plus incertaine qœcelle de l'armée, qui bénéficie d'un gros budget et où la contestationprovient d'éléments extérieurs, à savoir les anciens guérilleros. La pro­testation travaille la SAPS de l'intérieur, ramenant les mesures de as­cipline à un acte de racisme de la part d'officiers blancs. Une politiqued'affirmative action, qui vise à promouvoir les Noirs à des postes œresponsabilité grâce à des quotas, ne calmera pas forcément la situa­tion. Et ce au moment où les besoins du pays se recentrent sur la luttecontre la criminalité plutôt que sur la défense du territoire contre unagresseur extérieur.

131 WeeklyMaI/I0I211995: 4; Star 21,27 & 281111995.

132 Le Monde 291411994 4

133 Weekly Mail 1712/1995. 4; Cape TImes 29/11/1994; Star 25/11/1994.

71

Chapitre 3

L'ARMÉE SUR LE FRONT URBAIN

En Afrique, le maintien de l'ordre est assimilé à une guerre in­terne dans laquelle le manifestant est un ennemi et non un opposant.Les polices, débordées par la répression politique et la lutte contre lacriminalité, sont ainsi relayées par des armées mieux disciplinées et d:>­tées d'armements plus sophistiqués. Les effectifs des forces de policen'en sont pas moins souvent supérieurs à ceux des militaires, excep­tion faitedela RSA pendant l'état d'urgence des années 1980 et du Ni­geria après la guerre civile. En 1964, ils étaient respectivement &23.000 et 8.300 hommes au Nigeria et de 34.000 et 15.000 hommesen Afrique du Sud1. Ils sont maintenant de 130.000 policiers et 80.000soldats chez l'un ; de 164.000 et 80.000 chez l'autre.

En principe, la mission des militaires est d'abord externe, auxfrontières d'un pays. L'intervention de l'armée dans le domaine civilsouligne la vulnérabilité de l'appareil étatique. "La police défend l'Étatcomme si c'était une ville; les militaires attaquent l'État comme sic'était une forteresse", ironise un Malaparte (1966: 110). Le recours àl'armée, qui permet de juger du degré de militarisation d'une société,favorise la violence: prolifération d'armes lourdes, exactions, dérivevers le banditisme, renversement par la force des pouvoirs civils en ar­guant qu'ils ne sont pas démocratiques et ne représentent pas l'intérêtnational, etc.

Le Nigeria, où armée et pouvoir se confondent, présente une si­tuation classique. La RSA, au contraire, s'est engagée dans une re­forme qui mérite réflexion.

1 A titre comparatif, ils étaient de 21.000 et 8.000 au Ghana, de 20.000 et 3.500 auLibéria, de 1.500 et 1.000 en Haute Volta et au Niger, de 1 950 et 400 au Tchad et de 900 et600 au Gabon. En RSA, il fallait ajouter 51000 hommes dans les forces de sécurité intérieure,les commandos, et 20.000 conscrits. Cf. Bicnen, H., 1985. 125.

73

LA MILITARISATION

L'Afrique noire compte une moyenne de 3 militaires pour 1.000civils, soit un rapport supérieur à celui de l'Asie mais inférieur à celuide l'Amérique latine (H. Bienen, 1985: 172). Les tâches des arméesafricaines sont surtout internes, du fait des gros besoins de sécurité œl'État. Avec 9 soldats pour 1.000 km2

, moins que sur les autres conti­nents, il ya place pour une expansion des effectifs mais pas de fondspour cela.

L'étude des dépenses des gouvernements africains en matière œdéfense montre que ni le Nigeria ni l'Afrique du Sud ne se situent entête de liste2. Hormis le Zimbabwe, c'étaient des pays "pauvres"commele Mali, la Mauritanie, le Burundi, l'Éthiopie et l'Ouganda quiconsacraient la plus grosse part de leurs deniers au domaine militaire àla fin des années 1980. Le Zaïre, le Ghana, le Burkina et le Botswanaétaient les pays dont l'effort fmancier avait le plus augmenté. Relati­vement à leur population ou à leur surface, les "petits" pays, tels qœla Guinée Bissau, la Guinée équatoriale et le Rwanda, ou les États lesmoins densément peuplés, telle que la Somalie, étaient les plus milita­risés.

En 1%6, alors que l'armée de terre nigériane comprenait 10.500hommes, le ratio était d'un militaire pour 5.500 habitants, contre2.500 en Sierra Leone, 1.700 en Tanzanie, 800 au Ghana, 480 au Zaïreet 120 en Égypte et Syrie (B.1. Dudley, 1973 : 89). Avec la guerre dIBiafra, les effectifs de l'armée sont passés de 8.000 hommes avant1966, soit un pour 7.143 habitants, à plus de 250.000 après 1970, soitun pour 238 habitants (T.O. Odetola, 1978: 71). Après la fin de laguerre civile, la part des dépenses militaires dans le budget de l'État ru­gérian est tombée de 42,6% à 10,1 % entre 1%9 et 1975, mais ellen'était que de 3,7% à l'indépendance3. De par ses effectifs, qui étaientde 222.000 hommes en 1980, l'armée nigériane restait la troisième dIcontinent après celles de l'Égypte et l'Éthiopie. A cette date, le cpa­trième plan de développement prévoyait encore de consacrer 10% desinvestissements en capital à l'armée pour en faire la premièred'Afriqué. Mais tandis que l'Éthiopie consacrait 9,7% de son PNB et

2 African Development Indicators. Washington, Banque Mondiale, 1990: 189 &190; Bienen, H., 1985' 174 & 175.

3 Adeksou, J. 'Bayo : Nigeria in Search of a Stablc CiviI-MiIitary System. Boulder,Colorado, Westview Press, 1981: 71-2.

4 Entre 1986 et 1991, le pourcentage se maintint à 9,2% en moyenne malgré la criseéconomique. Bassey, Celestine O. : Defense Planning and the Nigerian Anned Forces Modemi·

74

42,6% du budget de l'État au secteur militaire, les contributions dINigeria et de l'Afrique du Sud ont été plus modestes, respectivement re2,6% et 9,3% et de 3,2% et 13,9%. Alors que les effectifs des forcesannées d'une majorité de pays africains augmentaient, ceux du Nigerian'ont cessé de diminuer. Depuis 1980, les dépenses en termes réels dINigeria dans ce secteur ont baissé de plus de la moitié tandis que cellesde l'Afrique du Sud stagnaient pui s diminuaient de 27% entre 1989 et

1992, tombant de 4,3% du budget en 1989 à 2,6% en 19935.

Ceci dit, l'importance d'une année ne se mesure pas seulementaux effectifs. Le moral des troupes, leur qualification, l'organisation rela hiérarchie, la logistique, la mobilité et une puissance de feu jugéed'après la qualité et la quantité d' annes ont leur importance. Entre aussien compte la mobilisation de ressources politiques, économiques etidéologiques, qui s'appuie sur une éthique militariste légitimant uneviolence instrumentale et glorifiant des valeurs guerrières telles que lahiérarchie, la discipline, l'obéissance et la centralisation de l'autorité.

LE NIGERIA AUX MAINS DES PRÉTORIENS

La vie politique au Nigeria est souvent résumée en termes rerégimes civils et de dictatures militaires, sans d'ailleurs qu'on sachetrop lesquels sont plus démocratiques ou violents. BJ. Dudley soutientmême que le principal choix de gouvernement au début de l'ère colo­niale a été entre un pouvoir civil ou militaire et non entre une adminis­tration directe ou indirecte (1973). Cependant, l'arrivée au pouvoir rel'armée six ans après l'indépendancepuis son institutionnalisation à latête de l'État rendent les relations avec la société civile plus complexesqu'une simple alternance, sachant le discrédit des démocraties parlemen­taires et les liens de clientélisme entre la junte et ses administrés.L'armée est perçue comme la seule institution capable de diriger et pu­rifier le pays. Fin 1993, c'est l'opposition au gouvernement intéri­maire de Shonekan qui réclame le retour des militaires pour mener àbien la transition démocratique vers la Troisième République, ébranléepar l'annulation des élections présidentielles du 12 juin.

zation l'roce.s, 1970-1991: An Instilutionol Anoly.i•. Armed Forces and SOCiety vol.19, n02,1993: 267: Afrtcan Guardliln 1411/1990: 29-37.

5 Race RekulOns Survey, 1992: 455, SAIRR' Fast Facla. JHB, janv. 1994.

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L'année reproduit évidemment ce type de discours quand elle ditvouloir discipliner la société et combattre la corruption des élites6. Lespurges de Murtala Mohammed, qui licencie Il.000 fonctionnaires en1975, vont dans ce sens. La guerre contre l'indiscipline de MohammedBOOari, dite WAI, sanctionne 150.000 travailleurs auxquels le décretna 16 de 1984 interdit tout recours administratif contre le gouverne­ment. Avec le décretn0 31 de 1987, Ibrahim Babangidalance un orga­nisme de mobilisation des masses pour l'auto-suffisance, la justice so­ciale et la reconstruction économique, le MAMSER, dont la tâche estsurtout d'expliquer à la population le programme d'ajustement structu­rel mis en oeuvre afin de résoudre la crise économique. En panned'idéologie, le régime de Sani Abacha n' hési te pas à déclarer rétrospec­tivement que le coup de novembre 1993 a été une "révolution mili­taire" et soutient une Agence d'orientation nationale, la NOA.

A cet égard, les coups d'État de Murtala Mohammed en 1975,MohammedBOOari en 1983 et Sani Abacha en 1993 n'ont pas été œsimples révolutions de palais et ont eu un certain prolongement ens'appuyant sur les réseaux clientélistes de la société civile. Ils ontmême pu être populaires pendant des périodes d'état de grâce qui ont ra­rement dépassé six mois. Si Murtala Mohammed continue d'être re­connu comme un "sauveur" et un "martyr", c'est qu'il a été assassinéavant d'être éreinté par le pouvoir.

L'institution militaire, grandie par le conflit biafrais, se vanted'être par essence centralisatrice et donc de garantir l'unité du pays.Ainsi du décretde l'unité en 1966, de l'institution d'un service nationalNYSC par Gowon en 1973, du programme d'éducation universelleUPE en 1976, du Land Use Decree de 1978, de la création d'États ré.­duisant les autonomies régionales, de "l'indigénisation" de l'économieau début des années 1970, de la prise de contrôle par le gouvernementfédéral des ressources naturelles et notamment pétrolières au détrimentdu principe de dérivation qui renforçait les pouvoirs régionaux, etc7. Lepremier coup d'État au Nigeria n'a pas tant été un sursaut ethnique ibo

6 KIeh, George K1ay & Ag!>ese, Pita Ogaba . From Politics Back ta the Barracks inNigeria: A Theoretical Exploration. Journal of Peace Research, vo1.30, n'4, nov. 1993: 420;Duke, Bajoa Zainab 1.: The Revolutionary Potentials of the Nigerian Military, 1886-1986. La­gos, Jeromelaiho & Associates, 1987; Dally T,mes 21111984 (pour le discours du général Bu­hari).

7 OnyeolUl, Fred E.C : The Nigerian Military and National Consciousness. PluralSOCieties vo1.20, n'3, déc 1990, 80-92; Olowu, Dele : Bureaucratie Corruption and PublicAccountability in Nigeria an assessment of recent developments. lnler1Ul1lOnal Rev,ew of M­mlnls/rallve SCIences vol 51, n'l, 1985: 7-12

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qu'une entreprise idéologique à vocation révolutionnaireS. AdewaleAdemoyega, un des putschistes, n'était pas ibo, alors qu'un des offi­ciers victimes du coup l'était9 .

Pour T. Falola cependant, le putsch de Nzeogwun'a pas mis finà la Première République "parce que l'armée était plus moderne, pluscompétente et mieux éduquée [que la classe politique] mais Jmœqu'elle contrôlait les moyens de la violence" (1985: 255). La petitetaille de l'armée, avec 10.000 hommes et 500 officiers, a été impor­tante pour le succès du putsch. Elle a facilité les relations personnelles,ce qui n'a plus été possible après la guerre civile, quand les effectifsont dépassé 250.000 hommes ([.0. Odetola, 1978: 10).

Il n'est pas évident que l'esprit de corps des militaires transcendeles clivages ethniques, au contraire. L'armée est dominée par les ressor­tissants du Nord, ce qui est en grande partie un héritage de l'indirectrule lO. En juillet 1966, le coup d'État de Danjuma a été perçu commela revanche du Nord contre les Ibo et contre un Ironsi qui avait libéréles militants de l'Action Group mais emprisonné ceux du NNDP, lesalliés du NPC dans le SudIl. Danjuma a argué que le coup avait dérapédans le sang contre sa volonté et celle de Gowon. L'élément religieuxinterfère: 90% des militaires exécutés pour avoir trempé dans les ten­tatives de coup d'État de 1986 et 1976 étaient des chrétiens. ils étaient9 avec Vatsa en 1986, 38 avec Dimka en 1976. Dans le premier cas,50% venaient de la Bénoué ; dans le second, 59% venaient du Plateau(B. Takaya, 1987: 90-1). A l'intérieur même de la Middle Belt, cettedistinction est d'importance puisqu'on prétend que Vatsa, qui avait faitpasser par les armes les hommes de Dimka, a été exécuté par Babangi­da pour satisfaire et venger le puissant lobby militaire du Plateau.

8 Luckham, Robin A. : The NIgerian Milit:uy : a sociological anaIysis of authorityand revoit, 1960-67. Londres, Cambridge University Press, 1971 376p.; Miners, N.J.. TheNigerian Arroy, 1956-66. Londres, Methuen, 1971. 290p. , Sklar, Richard L.: Nigerian Politics10 Perspective, ln Melson, Robert & Wolpe, Howard, 1971: 49; Dudley, BiUy Joseph, 1973:98.

9 Ademnyega, Adewale Why We Strnck. The Story of the First Nigerian Coup. Iba­dan, Evans Brothers, 1981 ; Gbulie, Ben: Nigerias Five Majors. Onitsha, Mrican EducationalPublishers, 1981; Saro-Wiwa, K.. 1989: 26-7.

10 Jusque dans les années 1950, le langage de commandement dans les armées duNigeria et de la Gold Coast était le haoussa. C1ayton, A., 1989: 180.

lt BarreU, Lindsay: Danjuma, the Making of a General. Enugu, 4th Dimension,1979. 127p. ; Madiebo, Alexander A . The Nigerian Revolution and the Biafran War. Enugu,4th Dimension, 1980; Oluleye, James J.: Milit:uy Leadership in Nigeria, 1966-1979. Ibadan,University Press, 1985. 26Op. ; Kirk-Green, A H.M. : Crisis and Conflict in Nigeria. Oxford,Oxford University Press, 1971,2 vol.; Luckham, Robin: The Nigerian Military: a sncinlogi­cal analysis nf authority and revoit, 1960-67. Londres, Cambridge University Press, 1971.376p ; Miners, N.J.: The Nigerian Arroy, 1956-66. Londres, Methuen, 1971. 290p.

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La tentative de coup d'État d'avril 1990 a aussi révélé au sein d:l'armée des rivalités qui n'étaient pas sans rappeler les querelles des ci­vils. Babangida venait de renvoyer un chef d'état-major ibo, EbituUkiwe, et un ministre de la défense originaire de la Middle Belt, Dom­kat Bali. Le major Orkar, lui-même un Tiv de la Bénoué, a joué sur lesentiment ethnique en appelant le Sud à se débarrasser de cinq États liNord (1. Ihonvbere, 1990). li n'a pas voulu provoquer une guerre reli­gieuse et profiter de la cérémonie du Sallah pendant laquelle les offi­ciers musulmans de haut rang quittaient Lagos pour se rendre dans leNord12. Mais il a prétendu suspendre de la fonction publique les ressor­tissants du Nord dans le Sud et remplacer le controversé sultan de So­koto, Dasuki, par son rival, Maccido. Pire, il a donné une semaine auxNordistes établis dans le Sud pour partir. La perspective d'une guerrecivile l'a d'ailleurs privé du soutien des milieux d'affaires, alors qu'ilavait lancé un appel du pied en direction de l'ancien ministre du pétroleTom David-West et d'un haut responsable de la NNPC, Aret Adams.La tentative de coup d'État a été une des plus sanglantes qu'ait connule Nigeria puisque 69 officiers ont été exécutés.

Une popularité par défaut

Les Nigérians ne portent pas un amour immodéré pour leursmilitaires mais craignent encore plus le désordredes civils. L'armée nebénéficie que d'une popularité par défaut. L'échec de la Seconde Répu­blique a largement contribué au regain de faveur des militaires après lelong interlude Gowon puis Obasanjo (1966-1979). En 1983, Azikiweproposait un système de dyarchie dans lequel les militaires auraient euun pouvoir de veto sur le conseil des ministres l3. Avec des variantes,le PDG de la maIson d'édition 4th Dimension allait dans le mêmesens l4. L'ancien chef d'état major David Ejoor envisageait quant à luil'établissement permanent d'un conseil militaire chargé d'organiser lesélections des régimes civils, d'assurer la sécurité et de veiller à la cor­ruption l5. S. Ikoku, vétéran de l'Action Group rallié au PRP, imagi-

12 Le coup du 27 aoftt 1985 avait eu lieu alors que les musulmans fêtaient le sallah;celui du 15 janvIer 1966 alors qu'ils observaient le ramadan: ce ne sont pas des co·Ùlcidences.

13 Democracy with MJlitary Vigilance. Sunday Trtumph. Kano, 28/8/1983. Voir aus­si son livre plus ancien: Democracy with Military Vigilance. Nsukka, African Book Company,1974. 104p.

14 Nwankwo, Arthur A. : Civilianized Soldiers : armY'civilian government for Nigeria.Enugu, 4th Dimension, 1984. 70p.

15 Guard,an 19/3/1984: 1

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nait même l'élection au sein de l' armée d'un général de plus de 40 ansdont la candidature, sélectionnée par les seuls officiers, serait soumise àratification par une assemblée nationale (1984: 135) !

La transition de 1979 avait donné l'illusion que l'armée pouvaitavoir un rôle démocratique. Olusegun Obasanjo a cédé le pouvoir auxcivils au moment où Jerry Rawlings en faisait autant au Ghana. Il n'apas cherché à repousser les échéances, au contraire d'un Gowon en1974, d'un Babangidaen 1990, 1992 et 1993 ou d'un Abacha en 1994et 1995. Babangida, surnommé « Maradona» par la presse locale àcause de son habileté à dribbler entre les écueils de la vie politique, apeut être été le plus retors. Après le brutal intermède Buhari, de 1983 à1985, son régime a évoqué les "démocratures" latino-américaines, mé­langes de démocratie et de dictature. Babangida a soutenu les groupesqui militaient pour le maintien des militaires au pouvoir, à savoirl'Association pour un Nigeria meilleur, le Comité national contrel'anarchie, le Comité des patriotes inquiets et l'Organisation dl"troisième oeil".

Les militaires au pouvoir ont pu en toute impunité être plusviolents que les civils dans une société qui applaudissait la manièreforte quand il s'agissait de corriger un chauffeur récalcitrant, un mar­chand qui avait augmenté les prix indûment ou un spéculateur16. S.Oyovbaire trouve ainsi que son pays a été gouverné de façon plus"paisible" par la coercition que par un concensus introuvable 17. Forceest de reconnaître que les grèves, les insurrections populaires et les as­sassinats politiques ont plutôt diminué pendant les régimes militaires(I.O. Odetola, 1978: 80-1). Les décrets interdisant la grève, la confis­cation des passeports des syndicalistes et l'arrestation des journalistesont, par exemple, maté le mouvement Adebo de 1971. Après la guerredu Biafra, les exécutions publiques de bandits armés ou d'officiers cor­rompus ont permis de contenir la criminalité et ont fabriqué une imagede respectabilité et d'intégrité favorable à l'armée. Le retour à l'ordreavec les putschistes militaires fin 1983 a été accueilli avec soulage­ment par la majorité silencieuse, fut-il brutal et arbitraire.

Si l'armée bénéficie d'une telle popularité, c'est aussi qu'elle ale goût du secret. Les détournements de fond sont moins visibles qœdans un régime civil, quandle jeu parlementaire permet à l'opposition

16 Luckham, R.A., 1971, op. cil. : 288; Agbese, P., 1990: 256.

17 Dyovbaire, Sam E. : Leadership in Nigeria: The Living Legacy of the Laie MurtalaMohanuned Univet'llity of Benin, discours pour l'ASUU, 13/211984: li, cilé ln Graf, William:Issues and Substances in the Prescription of Liberal-Democratie Fonns for Nigeria', Third Repu­blic. Afncan Alfa"s vol.88, n·350, janv. 1989: 96.

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de dénoncerles scandales du parti au pouvoir. En réalüé, insi ste le fa­meux écrivain prix Nobel Wole Soyinka, de passage à Paris aprèsavoir quitté clandestinement son pays, "le régime militaire est cent foisplus corrompu que n'importe quel régime civil"18. Lajunte Babangida,dont Abacha était le numéro deux, a été mêlée à des trafics de drogue.Douze des quinze gouverneurs militaires de Gowon ont été inculpéspour corruption par le régime Murtala Mohammed19.

Au bas de la hiérarchie militaire, la dérive criminelle estd'ailleurs beaucoup plus visible. Bien que l'armée prétende que lesvoies de fait soient l'oeuvre de faux soldats, il s'avère qu'une moyennede cinq militaires sont renvoyés chaque jour pour des cas de désobéis­sance, d'insubordination ou de vols20. La guerre du Biafra a habitué lessoldats à la gratuité des transports ou de la poste et les a autorisé à ré­quisitionner voitures et maisons, voire à enrôler de force les popula­tions (P. Agbese, 1990: 255). La paix revenue, ceux-ci se sont crustout permis et ils ont eu une fâcheuse tendance à se faire justice eux­mêmes. En 1975 à Ugep, ils tuaient 13 civils suspectés d'êtreimpli­qués dans le meurtre d'un des leurs; en 1977 à Kano, ils bloquaient laroute de Katsina, passaient à tabac les automobilistes et brûlaient 36voitures pour venger la mort d'un soldat écrasé par un chauffard; lamême année, ils mettaient à sac la "république de Kalakuta" du musi­cien Fela à Lagos et défenestraient sa mère; fin 1983, ils mettaient àprofit le coup d'État de Buhari pour piller des entrepôts; en 1988, lemême scénario qu'à Kano en 1977 se répétait à propos de la femmed'un soldat dans la banlieue d'Oshodi à Lagos, tandis qu'ils allaientemprisonner Abiola et sa famille à la base aérienne d'Ikeja parce queson fils était impliqué dans un accidentde voiture avec un caporal ; en1989, le saccage du village de Ntcha Eleme par des matelots du collègenaval d'Onneà Port Harcourt faisait un mort à cause de la bastonnadequ'avait reçu le frère d'un des marins, soupçonné de vo121 .

18 Voir aussI Ejoor, David Akpode: Reminiscences, Lagos, Malthouse Press, 1989174, Madunagu, EdWIn Nigena, the Economy and the People: The Pohtical Economy ofState Robbery and its Popular-Democratic Negation, Londres, New Beacon Books, 1983.

19 Dudley, Bill) An 1ntroduchon to Nigenan Govemment and Politics. Londres,McMillan, 1982

20 Le porte parole de l'armée le nie mais la police militaire le reconnaît. lorsqu'un sol­dat est convaincu de meurtre, il est exécuté sur le champ et enterré à la sauve"e. Nonnalement, lerecrutement d'un soldat exige, comme dans la police, un certificat de bonne conduite délivré parle chef de village ou le préSident de la collectivité locale dont est originaire le candidat. TSM13/3/1994 9-12.

21 Newswalch 8/2/1988.21 & 22/2/1988: 13-6; West Afnca 17/4/1989' 618

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L'AFRIQUE DU SUD EN ÉTAT DE SIÈGE

En RSA, ce sont la chute du colonialisme portugais en 1975, larelève cubaine en Angola, les émeutes de Soweto en juin 1976,l'embargo des Nations Unies sur les livraisons d'armes en novembre1977 et l' indépendancedu Zimbabwe en 1980 qui ont placé le pays enétat de siège sous la coupe de son armée, la South African DefeoceForce (SADF).

Après l'échec d'une alliance militaire avec les Occidentaux con­tre la menace communiste dans les années 1950, la nouvelle Républi­que sud-africaine, proclamée indépendante en 1960, s'est éloignée de sapolitique d'alignement sur l'Occident et a pris elle-même en charge sesproblèmes de défense. En 1966, la SADF a lancé une organisation œdéfense civile, qui est passée sous contrôle provincial en 1977 (J. VanDer Westhuizen, 1982: 247). Héritage des commandos boers, l'arméede terre a fonctionné sur une base décentralisée avec de nombreux réser­vistes, à l'inverse de l'armée de l'air et de la marine qui, sur le modèleanglais, étaient des organisations plus centralisées avec des militairesde carrière, respectivement 15.000 et 10.000 hommes22.

Du fait des antécédents historiques dans la guerre des Boers et laconquête coloniale, la SADF a reposé sur l'idée d'une nation en armes,celle de la population de souche européenne. Aux côtés d'une forcepermanente d'environ 90.000 hommes en 1993, composée de militai­res de carrière et à 60% de conscrits exclusivement blancs, les réservis­tes étaient mobilisables trente jours par an soit dans leur unitéd'origine avec les cltlzenforces (120.000 hommes formés à des opéra­tions conventionnelles), soit sur place pour assurer la défense de leurcommunauté avec les commandos (120.000 home guards qui, commeen Suisse, gardaient une partie de leur armement à demeure). Les mili­taires de carrière pouvaient s' engager pour des périodes de2 à 6 ans, œ10 ans ou jusqu'à l'âge de la retraite à 65 ans. Les conscrits, après 2ans de service militaire, devaient rester à la disposition des citizen for­ces pendant 12 ans ou des commaJUios pendant 20 ans. Ces sortes œmilices à temps partiel comprenaient à la fois des conscrits et des vo­lontaires, à 88% blancs en 1986. Parmi les 200 commandos existant,certains dataient des républiques boers tandis que des régiments des citi­zen forces étaient plus que centenaires, tout ceci ayant développé un

22 Sass, Bill (Brig): "An Overview of the Changing South Africau Defence Force".Soulh Afncan Defence Rev,ew nOl3, nov. 1993' 18.

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esprit de corps plÙsqu'on y retrouvait plusieurs générations d'unemême famille. Les adultes de moins de 55 ans étaient régulièremententraînés pour des périodes de trente à soixante jours dans les dad's (1"­

my commandos. li y avait même des milices aériennes, les air comdosquadrons, qlÙ étaient constituées de volontaires pilotant des avionsprivés. Les fC(xes étaient quant à eux des commandos de reconnaissancespécialisés dans des opérations de guerre non conventionnelles.

Après la rébellion de Soweto en 1976, la RSA, s'est préparéetout à la fois à mener une guerre conventionnelle et à repousser les at­taques d'un mouvement "terroriste". Elle a lancé des raids contre lespositions del'ANC dans les pays voisins, en 1981 à Maputo, en 1982à Maseru, en 1985 à Gaborone, en 1986 à Lusaka et au Zimbabwe.Elle a aussi soutenu l'UNITA en Angola contre le FNPLA, la RE­NAMO au Mo:zmnbique contre le FRELIMO, les troupes auxiliaires œl'évêque Abel Muzorewa contre la ZANU au Zimbabwe et jusqu'à une"armée de libération du Lesotho" contre le gouvernement de JonathanLeabua. En 1983, l'ANC a dû qlÙtter Maseru. En 1986, le blocus dILesotho a abouti au renversement du gouvernement Leabua. Un cessez­le-feu a été signé avec l'Angola en février 1984, slÙvi d'un accord œnon-agression avec le Mo:zmnbique le mois slÙvant23 . Un pacte simi­laire datant de 1982 liait le Swaziland à la RSA: le roi Sobhuza ns'est engagé à ce que les exilés de l' ANC n'utilisent pas son pays pourattaquer l'Afrique du Sud et certains furent même déportés par son pre­mier ministre BhekImpi en 1984.

Sur le front intérieur, le prélèvement de l'armée et du servicemilitaire sur la population blanche a été de plus en plus lourd, de 3,1 %en 1970 à 6,5% en 1975 et 8,6% en 1983. Cela a suscité la créationd'un mouvement d'objecteurs de conscience très virulent, l'End Cons­cription Campaign24 En 1978, le service militaire a été prolongé d'unà deux ans, la réserve active à douze ans. Le nombre de cadets a étémultiplié par deux. Plus de 300.000 élèves blancs ont été entraînés àl'école et pendant les vacances d'été. Le service militaire était d'autantplus pesant qu'il n'était obligatoire que pour les Blancs. A raison œ30.000 conscrits par an et de 150.000 hommes en réserve active, il aaffecté 75ü.000 jeunes gens âgés de 18 à 35 ans, soit 40% des actifs,au grand dam des milieux d'affaires. Le manque d'hommes, qui était œ

23 Joster, Robert S : South Mncan Defense Strategy and the Growing Influence of theMilitary, ln Bienen, H., 1985: 121-52.

24 TI était dirigé par Laurie Nathan, qui est depuis devenu conseiller de l'ANC pour lesquestions de sécurité. Southall, Roger: 'The integration of annies and civil-military relations inpost-apartheid South Mrica" South Afncan Defence Revlew n·S, 1992: 28; Nathan, Laurie:Anned Forces and Defence Policy in a Democratie South Mrica. Pretoria, HSRC, 1995. I6Op.

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2.000 en 1978, a été comblé grâce aux nouveaux émigrants blancs, quiont été 30.000 en 1982, surtout des chômeurs de Grande Bretagne etdes "réfugiés"du Zimbabwe. Cette année-là, les effectifs sont montés à60.000 conscrits, 100.000 à 150.000 dans la réserve active, 35.000dans la police et 90.000 dans les commandos. Les soldats profession­nels de la SADF, à 76% des Blancs en 1986, constituaient le quart destroupes (J. Cock, 1989: 19). Les Noirs, eux, ne représentaient qœ22% del'année(K. Grundy, 1988: 24).

Fondée par l'Act n° 13 de 1912, l'année s'est en effet constituéesur une base raciale. Les Métis et les Indiens n'y ont occupé qu'uneplace marginale, les premiers dans le Cape Corps, les seconds dans lamarine à Durban. Les Noirs, bien qu'ayant joué un rôle non négligea­ble pendant les deux guerres mondiales, n'ont été affectés qu'à des tâ­ches auxiliaires25. A la fin des années 1970, alors que la RSA s'enga­geait dans un "système de sécurité total" et entreprenait de "guerroyer"contre les pays de la ligne de front qui abritaient les mouvements de li­bération nationale, des bataillons ethniques ont été créés26. Le 21èmebataillon d'infanterie à Lenz, près de Johannesburg, a été le premier en1973, recrutant essentiellement à Soweto, suivi du 114ème à Pretoriaet du 116ème (des unités multi-ethniques), du lllème pour les Swazi àNew Amsterdam, du 113ème pour les Shangaan à Phalaborwa (LetabaRanch), du 115ème pour les Ndebele à Sustershoek, di 121ème pourles Zoulous à Josini (Dukuduku), du 112ème pour les Venda à Ma­dimbo, et des 116ème (à Messina), 117ème, 118ème et 151ème (dansle Qwa Qwa) pour les Sotho27. Un des plus controversés a été le32ème, établi dans le plus grand secret en 1976 à partir d'éléments lu­sophones, en l'occurrence des rebelles du FNLA angolais venus se r6­fugier dans le nord de la Namibie. Les Vasekele, qui avaient fuil'Angola parce qu'ils avaient collaboré avec les Portugais, ont aussi étéembrigadés dans le 201ème bataillon bushman, sous peine d'être ex­pulsés du Sud-ouest africain. Ds ont été les plus exposés pendant laguerre contre l'Angola28. En Namibie, les chasseurs bushmen avaient

25 Star 1111211985 & 201611988. Gnmdy, Kenneth W., 1983. Les premiers cadetsnoirs n'ont ttt admis à l'acadtmie militaire de Saldanha qu'en 1991. Les Mttis du Cap, eUl<,n'avaient ttt mnttgrts dans les forces armtes qu'en 1963.

26 Seegers, Annette: "South Africa's National Security Management System, 1972­1990". Journal of Modern Afncan Stud.es vo1.29, n02, 1991 : 253-73.

TI MiUs, Greg & Wood, Geoffrey: °Ethnicity, Integration and the South African Ar­med Forces". South Afncan Defence ReVlew n012, 1993: 24-7.

28 Sur la fronti~re avec le Zimbabwe, ce sont les Sotho et les Shangaan qui ont com­post 90% des troupes. Breytenbach, J.: They Uve by the Sword. A1berton, Lemur, 1990;Race Relations Survey, 1988: 518.

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la réputation d'être les meilleurs traqueurs du monde29. La police bri­tannique avait déjà l'habitude de les employer et ils ont été emôlés dansle 31ème bataillon pour combattre la SWAPO. Ces unités ont été œ..mantelées après l'indépendance de la Namibie30.

Poursuivant la logique de l'apartheid, la SADF a encadré la for­mation des armées des q.mtre homelands à qui Pretoria avait acconléune indépendancefactice31 . L'armée du Ciskei, la première, est née en1981 des 141ème et 21ème bataillons; celle du Venda, du 112ème. Lequartier général de l'armée du Ciskei s'est installé à Bisho après avoirété à Zwelitsha et dans le couvent d' lzele à Jong' umsobomvu près œKing William's Town. Les hommes du rang se sont d'abord contentésde tentes dans la base d'entraînement de Sandile, puis ont été répartisentre Bisho et Keiskammahoek avec deux bases à Alice et Ka­ma/Whittelsea près de Queenstown et une compagnie de parachutistes àl'aéroport de Bulembu dans la "capitale". L'armée du Transkei, elle,s'est établie à Umtata, Port St. Johns et Maluti/Matatiele sous le con­trôle du président Kaiser Matanzima. au pouvoir de 1979 à 1986. Celledu Bophuthatswana a occupé les localités de Molopo (un bataillond'infanterie et une école militaire). Lehuru Tshe (un bataillon de para­chutistes), Mankwe (un bataillon d'infanterie), Bafokeng, Odi, Tha­ba'Nchu, TalUlget, bien sûr, Mmabatho, où s'est installée l'arméeœl'air après avoir quitté l'ancienne base de Mafikeng. L'armée du Venda,enfin, a établi son quartier général à Sibasa et ses deux bataillons àManenu et MalUlavhathu.

Ces armées ont toutes joué un rôle politique en fomentant descoups d'État. parfois même d'un homcland à l'autre conune en février1987 depuis le Transkei contre chef Lennox Sebe au Ciskei32. Aprèsdeux autres tentatives de coups, menées l'lUle par un responsable desservices de renseignements du Ciskei (Kwane Sebe), l'autre par un of­ficier de l'armée de terre (le colonel Andrew Jamangile), Lennox Sebe adû céderIa place au général Gqozo en mars 1990. Jusqu'à l'arrivée aupouvoir de l' ANC en 1994, ce derniera su se défendre contre une atla-

29 Gordon, Robcrt : Bushman banditry in XXth ccntory Namibia, ln Crummcy, D.,1986: 173-89.

30 Les Khwc ct les !Xu du bush namibien font un peu figure de harkis et ont été ins­tallés par l'armée dans le nord du Transvaal et du Cap, non sans problèmes Weekly Mati17/2/1995: 14-5 & 12/7/1996: III & vi.

31 Israël a cependant fourni avions et instructeurs au Ciskei jusqu'en 1985 ; le Nig~ria al1ra1t été impliqué dans la formation de l'armée du Transkei après l'expulsion en 1987 desanciens Rhodésiens qw l'encadraient. Afnca News vol.21, n021, 21111/1983: 6-8; Berkeley,Humphrey. The Mission that Failed. The Spectator n0243, 4/8/1979: 12-4.

32 Cilliers. Jakloe "An Overview of the Anned Forces of the TBVC Countries"South AJTlcan DeJence Rev,ew n013, nov 1993. 1-10.

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que similaire en janvier 1991, montée par le colonel Zantsi et parCharles Sebe, l'ancien ministre de la défense qui était déjà derrière leraid du Transkei en 1987 et qui fut tué peu après par les hommes œGqozo.

Côté Transkei, chef George Matanzima, frère du précédent prési­dent, dut démissionner fin septembre 1987 après avoir relâché le géné­ral Holomisa sous la pression populaire. Celui-ci, qui avait été détenupour avoir protesté, entre autres, contre la présence d'officiers blancsdans l'année du Transkei, fut libéré au moment même où l'on expul­sait les conseillers rhodésiens, parmi lesquels l'ancien commandant desSelous Scouts, le général Ron Reid-Daly. Holomisa succéda en œ­cembre à une éphémère premier ministre élue, Stella Sigcau. Quant auVenda, le colonel Ramushwana prenait le pouvoir après un coup d'Étatsans effusion de sang en avril 1990. Seul le Bophuthatswana a tou­jours connu des régimes civils, malgré une tentative de coup en février1988 qui devait conduire au démantèlement de l'unité de sécurité natio­nale créée deux ans avant.

Ces mutineries, qui ont obligé la SADF à intervenir pour main­tenir un régime civil au Bophuthatswana en 1988 ou rétablir l'ordre àMdantsane lors du coup d'État de Gqozo en 1990, n'ont jamais menacél'Afrique du Sud. Les frontières des homelands n'ont été bornées qœpour des problèmes internes comme les vols de bétail, les violations œclôtures et la délocalisation des Noirs. Des traités de non-agression ontété signés avec les États TBVC. En 1978-1980, la rupture des relationsdiplomatiques et militaires entre le Transkei et Pretoria n'a eu qu'uneportée symbolique. Les revendications frontalières et irrédentistes œKaiser Matanzima sur le Ciskei et le Griqualand n'ont pas été satisfai­tes. L'idée d'une confédération des homelands anti-apartheid n'a jamaisvu le jour: le Bophutatswana et le Ciskei étaient dirigés par des régi­mes conservateurs et hostiles à leur réintégration dans l'Afrique dISud; le Transkei du général Holomisa était réputé favorable à l'ANCet accusé de prêter abri aux terroristes du PAC.

La politisation de l'armée pendant l'état d'urgence

La militarisation de l'Afrique du Sud a atteint son point culmi­nant à partir de l'état d'urgence en 1985. Environ 20% des dépenses dIgouvernement ont alors été consacrées à la défense (P. Frankel, 1984 :73; H. Bienen, 1985: 127). La proportion est montée jusqu'à

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28%33. Avec Israël et la Suisse, la RSA avait, toutes proportions gar­dées, le plus grand nombre de réservistes au monde (J. Cock, 1989 :17). Au total, son armée a pu compter sur 400.000 à 500.000 hom­mes. Celle-ci avait déjà recensé 334.000 volontaires sous les drapeauxpendant la seconde guerre mondiale, période qui avait permis la créationd'une industrie militaire, un élargissement de ses pouvoirs grâce auWar Measures Act de 1940 et une augmentation de son budget sous lecontrôle direct d'un comité de défense peu regardantà la dépense et peusoucieux de l'avis du Parlement.

La puissance de frappe de la SADF dans les années 1980 a aussireposé sur un complexe militaro-industrie1 qui, en tant que groupe or­ganisé de production d'armements, de recherche militaire et d'intérêtd'État, a échappé au contrôle de la société civile. Sous l'autorité dlministère de la défense d'après l'Act nOS7 de 1968, Armscor a été letroisième conglomérat industriel du pays et le cinquième producteurmondial d'armements, avec 23.000 employés et un capital de 1.617milliards de rands34. Ses achats d'armements étaient fmancés par un"compte spécial" qui a parfois accaparé plus de la moitié du budget crl'armée et qui n'était pas soumis au contrôle des parlementaires en ver­tu des dérogations accordées par l'Act n06 de 1974. En incluant sesneuf filiales et les 1 SOO entreprises qui sous-traitaient pour son comp­te, Armscor a employé jusqu'à 100.000 personnes35.

Les sanctions ont poussé Annscor à multiplier les liens avec lesecteur privé. Les Defence Manpower Liaison Committees, ou Demal­coms, créés en 1982 et chargés de gérer les ressources humaines crl'industrie, et le National Key Points Committec, préposé à la protec­tion des installations non-militaires vitales pour la sécurité de l'État,ont renforcéla tendanceau cross-over de l'armée en direction de la so­ciété civile. Selon le général Magnus Malan, à l'époque ministre de ladéfense, le secteur privé fournissait 7S% des équipements de laSADP6 L'armée a conseillé et coordonné les compagnies de sécuritéqui protègeaient les usines, telle Pritchards Security à Bishop Lavisou, au niveau national, la Security Association of South Africa. C'estdans les mines que la "privatisation de la répression" s'est le plus faitesentir37.

33 Weekly Mail 15/7/1988.

34 Star 7111/1988, Grundy, K., 1988: 46.

35 Race Re/allOns Survey, 1992: 461.

36 Star 1615/1986.

37 Philip, Kate: The private sector and the security establishment, ln Cock, J., 1989:202-16.

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La société civile blanche, elle, a été contaminée par le milita­risme de médias sous contrôle. La SADF a fait pression sur la télévi­sion pour diffuser des films de guerre et neutraliser l'opposition parle­mentaire. Les familles blanches, qui cultivaient déjà le gofit des (madeset des défilés en uniforme, se sont mises à acheter des jouets, desbande-dessinéeset des jeux video militaires38.

Après l'intervention de l'armée dans les townships noires dIVaal en septembre 1984, l'Afrique du Sud est en fait passée d'un État"policé", pour ne pas dire "fliqué", à un "état de guerre". Les militairesont dfi gérer une guerre de basse intensité qui n'était pas convention­nelle, où les conflits étaient épisodiques et dans laquelle l'ennemi œportait pas d'uniforme (J. Cock, 1989). Le général de brigade Herma­nus Stadler affirmait par exemple être en guerre contre l'Angola maispas contre l'ANC, qui n'était selon lui qu'un "mouvement terro­riste''39. Mais pendant le procès qui a opposé la SADF à l'End Cons­cription Campaign, le général Jan Van Loggerenberg, chef de l'arméede l'air, a assuré que l' armée menait bien une guerre en Afrique du Sudmême4O. L'End Conscription Campaign, qui se battait contre le ser­vice militaire obligatoire, a été la première organisation blanche à êlreinterdite en RSA, en aofit 198841 .

Les autorités se sont vite rendues compte que la répression seuleétait insuffisante. Selon les stratèges de Pretoria, la solution des révol­tes urbaines était à 20% militaire et à 80% politique. Aussi ont-ils en­visagé une contre-insurrection, dite "COIN". Le colonel américain J.McCuen a eu une influence certaine. Son manuel sur la guerre contre­révolutionnaire s'inspirait de l'expérience du Viêt-nam42. Il préconisaitla formation d'une police spéciale, la création d'une contre-guérilla, lacooptation des leaders de la rébellion et un effort accru en matièred'éducationet de développement économique.

L'armée a ainsi cherché à se débarasser des édiles noirs corrom­pus, à desserrerles filets de l'influx control, à légitimer les structuresétatiques, à former des polices municipales africaines, à coopter les lea-

38 Jochelson, Karen & Buntman, Fran : Shopping for war : an analysis of consurneristmilitarism, ln Cock, J., 1989: 298-306.

39 The Star 2/8/1988, 29/1111989

40 Cock, J. : Pohtical Violence, ln McKendrick, B., 1990: 44-72.

41 Nathan, Laurie: "Marclùng to a different beat" : the history of the End Conscrip­tion Campaign, ln Cock, J, 1989 : 308-23.

42 McCueo, John J. : The Art of Counter-revolutionary War. Londres, Faber & Faber,1966. 349p.

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ders des camps de squatters tel un Johnson Ngxobongwana à Crossro­ads, un peu comme en Amérique latine, et à favoriser l'émergenced'lUle bourgeoisie de couleur en libéralisant certains secteurs économi­ques43. L'opération WHAM (Winning hearts and minds) a été unecampagne de propagande en vue de rendre l'armée plus populaire, dis­tribution de soupe à l'appui. En 1987, le général Magnus Malan a an­noncé que l'armée allait assumer des responsabilités dans la réhabilita­tion des townships, notamment à Alexandra, Mamelodi, Bonteheuwelet New Brighton44 Les "coups de coeur" de l'armée, transformée enagence de développement, se sont portées sur 34 zones sinistrées et200 townships. Uu effort particulier a été fait à travers la NationalHousing Commission.

N. Haysom en tirait lUle conclusion: "Le retrait de l'armée etde la police dans les townships et leur remplacement par des vigiles,des polices municipales, des planificateurs et des ingénieurs a directe­ment été lié à la militarisation croissante de la société civile" (1989 :199). Cette politique a reflété l'influence grandissante d'lUle armée quiest sortie de ses atL;butions militaires, allant jusqu'à pénétrer les insti­tutions gouvernementales et prendre des décisions politiques (P.Frankel, 1984: 103). La presse a dénoncé le "gouvernement extra­parlementaire", le "coup d'État silencieux'>45. Le State Security COlUl­cil, créé en 1972 et chargé de mettre en oeuvre lUl National SecurityManagement System, a symbolisé la collusion des militaires et des ci­vils. Au niveau régional, on trouvait des Joint Management Centresdont onze directeurs sur douze étaient des officiers de l'armée. Les L0­cal Management Centres ont été conduits par des commandants de laSADF à partir des commissariats de police. Ils constituaient un réseaude cinq cents comités secrets. L' étenduedes tâches était si grande qu'unJoint Management Centre pouvait se saisir de problèmes d'urbanismes'il considérait que la crise du logement dans une township était sus­ceptible de provoquer une émeute. Autrement dit, l'armée s'est retrou­vée impliquée dans la construction de toilettes aussi bien q.te de mai­sons!

La confusion sur les rôles respectifs de la police et de l'armée aété significative de r empiètement des militaires dans le domaine civil.D'après le Defence Act n044 de 1957, la SADF devait se contenter

43 Swilling, Mark & PIùlJips, Mark: Slale power in the 1980's: frorn "total strategy"to "counter-revolutioruuy warfare", ln Cock, J., 1989: 134-48.

44 Borame, Andrew The militarisation of urban controls: the security managemenlsystem in MarneladJ, 1986-88, ln Cock, J., 1989: 159-73.

45 Vale. The Star 121211988: Weekly MaIl vol.2, 0'39,3-811011981: 1.

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d'assister la police et sa première mission -mener une guerre conven­tionnelle- était externe. En principe, la SAP était la seule institutionchargée de réprimer "les troubles internes et les soulèvements dans lesvilles". En réalité, dit J. Cock, l'armée a collaboré à "démolir lessquats, tenir des barrages sur les routes, écraser les manifestations etles grèves, occuper les campus et patrouiller dans les townships"(1989 : 27). Les soldats ont été utilisés pour mener des opérations p0­

licières: expulsion des locataires qui refusaient de payer leur loyer, oc.­cupation des classes dans les écoles boycottées, surveillance des bu­reaux de vote pendant les élections municipales pour Africains, respectde l'apartheid sur les plages, perquisition des cliniques pour identifierles blessés, etc. En même temps, la police a acquis une fonction para­militaire46. La radicalisation de l'armée et de la police est allée de pairavec celle des townships, qui se sont organisées en milices et en comi­tés de défense.

L'état d'urgence en 1985 était partiel mais il a donné un avant­goût de loi martiale. Ce n'était pas la première fois, après Sharpevilleen 1960 et Soweto en 1976, que l'armée était déployée dans lestownships. La section 3 (2a) du Defence Act de 1957 précisaitd'ailleurs qu'une fonction subsidiaire de la SADF était "la préventionet la suppression des désordres internes '>47. Mais c'était la premièrefoisque l'intervention de l'armée atteignait une telle ampleur. Dès 1983­1984, jusqu'à 43.000 soldats ont été employés à des tâches de police48.

Rien qu'à Sebokeng, avec l'opération Palmiet ("Jonc') en octobre1984, 7.000 policiers et soldats ont cerné la township. En 1985,35.000 soldats ont été mobilisés pour contenir dans les townships lacolère des Noirs exclus du système de Parlement tricaméral réservé auxBlancs, aux Métis et aux Indiens. A Soweto, dans les banlieues est dlCap ou à Grahamstown, ce sont même des conscrits qui ont suppléé lapolice et réprimé les manifestations contre la hausse des loyers. Ledeuxième état d'urgence, en 1986, a été plus offensif. Les véhiculesblindés défensifs, les fameux Casspirs, ont été remplacés par des jeepsdécouvertes et munies de mitrailleuses. Selon un docteur de Soweto quien jugeait d' après les types de blessures, '1'armée tirait pour tIler"49.

46 Brewer. J.D. : The police, public order and the slate. Londres, McmilJan, 1988:177.

47 Nathan, Laurie: Troops in the townshtps, ln Cock, J., 1989: 68-78.

48 Cape T.mes 19/511984

49 Nathan, L., 1989, op cil.. 73.

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Même après le discours du président De Klerk en février 1990,qui a annoncé la fin de l'état d'urgence et de l'apartheid, l'armée a con­tinué d'intervenir dans les townships. Le 32ème bataillon a été déployédans le Reef en aofit50. Remarqué pour sa répression brutale des squat­ters de Phola Park en banlieue de Johannesburg, la commission Golds­tone a recommandé son retrait complet des opérations de sécurité sur lesol national51 . Dans le Natal ont été mis en place quelque 4.000 sol­dats, y compris le 121ème bataillon zoulou52. Sur l'ensemble du pays,le généraI Kat Liebenberga estimé que 10.000 soldats venaient en aideà la police53 . En août 1993, à l'approche des élections et face à la re­crudescence des violences dans les banlieues est de Johannesburg,l'armée a décidéune intervention massive. Des propositions ont mêmefait mention d'un projet de déploiement des troupes dans les banlieuesblanches de Johannesburg. Les commandos de réservistes auraient étéfusionnés avec la police afin d'établir des unités urbaines spécialiséesdans la lutte contre la criminalité; le banc d'essai, à Randburg et San­dton, aurait pu s'étendre à l'ensemble du Reef et à Pretoria54.

Les basses oeuvres de la SADF

L'armée s'est laissée emportée par la puissance grandissante qœlui conférait le régime d'apartheid. Elle a organisé des opérations de db­stabilisation et de sabotage politique, comme en a témoigné en 1992 lelimogeage de 23 officiers supérieurs ou le remplacement du généraIMagnus Malan, le ministre de la défense de Pieter Botha, trop impliquédans la répression et inculpé de meurtre par la commission Vérité troisans plus tard. Les révélations de transfuges comme Dirk Coetzee, capi­taine de police, Nico Basson, major à la tête d'une "organisation dessoldats de la paix", ou Gert Hugo, colonel dans le renseignement mili­taire, ainsi que les enquêtes du juge Richard Goldstone et le rapport dlgénéraI Pierre Steyn, le chef d'état-majorplacé en novembre 1992 à latête des services secrets de l'armée DMI pour remplacer le très contro­versé généraI "Joffel" van der Westhuizen, ont mis le doigt sur la plaie.La commission Goldstone a montré qu'un ancien chef du DM!, le gé-

50 Race Re1allons Survey, 1992: 469.

51 COmmiSSIOO Goldstooe : Interim Report 00 the Cooduct of membe... of 32 Balla-lioo at Phola Park 00 8 April 1992. Pretoria, 10/6/1992' 3.

52 Sunday Tribune 14/10/1990, 0° spécial: 18.

53 New Nallon 12/2/1992: 12.

54 BUSIness Day 27/5/1991.

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néral Rudolf Badenhorst, avait utilisé un certain Ferdi Barnard, con­damné pour deux meurtres, afin de compromettre l'ANC avec les syn­dicats du crime dans une opération appelée "Echos". Que ces bassesoeuvres de la SADF soient mises sur le compte de dérapages indivi­duels ou, au contraire, de l'existence d'une troisième force visant à sa­boter les négociations constitutionnelles ne change rien au fait que leprésident De Klerk a révélé au grand jour qu'il ne contrôlait pas lesagissements illicites de services liés à l'extrême droite blanche, ou toutau moins qu'il ne les admettait plus.

Pendant l'état d'urgence, l'année s'est appuyée sur les milicesconservatrices noires vigilantes, les polices municipales et des gangscomme les Chats Noirs, qlJi auraient été encadrés par le DMI afin œfomenter des attentats dans les townships pro-ANC. Elle a été mêlée àdes assassinats politiques exécutés par des escadrons de la mort55. Desmilitants anti-apartheid à l'étranger (Abraham Tiro au Botswana en1974, Joe Gqabi à Harare en 1980), ou dans le pays (Matthew Goniwe,Fort Caiata, Sparrow Mkhonto et Sicelo Mblawuli à Cradock en1985), le sociologue Rick Turner en 1980, le diœcteur de l'Institutpour une alternative démocratique en Afrique du Sud Eric Mntonga etl'anthropologue David Webster en 1989 sont tombés sous les ballesd'hommes de main commandités par des militaires trop zélés. DavidWebster, qui travaillait justement à l'université du Witwatersrand surces "escadrons de la mort", était vice-président du groupe d'oppositionextra-parlementaire Five Freedoms Forum. li a été assassiné devant sondomicile à Johannesburg. En février 1991 encore, un avocat de l'ANC,Bheki Mlangeni, a reçu par la poste un magnétophone piégé qui ra tuésur le coup et qui était destiné à Dirk Coetzee. La même année ont ététués Jeff Wabena, dirigeant du syndicat des domestiques, Mziwonke"Pro" Jack, militant ANC dans l'ouest de la province du Cap, et Jo­seph Thwala, viœ-président de la branche de l'ANC à Mbhayi. En 0c­

tobre, Nelson Mandela a annoncé que, depuis 1981, 225 militants anti­apartheid avaient été tués et 9 étaient disparus sans que l'on ait jamaisretrouvé la trace des assassins56

55 Le cas du député blanc Robert Smit en 1977 est différent. Celui-ci a été éliminéparce qu'il en savait trop sur le scandale de Connie Mulder, ce ministre de l'information et chefdu NP dans la province du Cap qui avait abusé de fonds publics en vue de prendre contrOle dela presse pour le compte des militaires. Auparavant, c'étaient les Z-squads des services de sécuri­té du BOSS et non de l'armée qui effectuaient les basses besognes. Voir les confessions d'unancien agent du BOSS: Winter. Gordon: lnside BOSS, South Africa's Secret Police. Londres,Penguin, 1981.

56 Race ReiallOns Survey, 1992: 491. Voir par exemple le témoignage de cet opp<>­sant victime d'un attentat à la bombe en 1988 alors qu'il était en exil au Mozambique. Sachs,Albie : The Soft Vengeance of a Freedom Fighter. Londres, Harper Collins, 1990. 203p. Ou en-

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Des wùtés spéciales de l'armée, comme le groupe Hammer dansl'est de la province du Cap, ont été chargées de "retourner" les guérille­ros du MK à l'instar de ce qu'avait fait le régiment des Selous Scoutsrhodésiens pendant la guerre d'indépendance au Zimbabwe57. Al'instigation du général "Joffel" van der Westhuizen, le groupe Ham­mer a agi en civil avec le CCB (Civil Co-operation Bureau), fondé en1983 et spécialisé dans les opérations de déstabilisation politique. Dansla "ferme" de Vlakplaas près de Pretoria, où a travaillé Dirk Coetzee,on a entraîné des escadrons de la mort ainsi que des commandos Cl(Charlie One) de la police, spécialisés dans la contre-insurrection. On ya aussi fourni des armes aux Badgers, sorte de noyau dur des forces cCsécurité, constitué fin 1991 en une sorte de syndicat de défense contreles purges dans l'arrnée58. Après la fermeture du CCB en juillet 1990,l'armée a continué ce geme d'activités sous le couvert d'un organismebasé à Pretoria, Pan Afrik Industrial Consultants59.

La caisse noire de la SADI' a ainsi financé de nombreux "sous­marins" pour faire avancer ses intérêts. Le scandale le plus connu estcelui de l'Inkathagate, dans lequel les forces de sécurité ont versé desfonds secrets au parti de Buthelezi. Le Ciskei a été aussi infiltré que leKwaZulu. Le colonel Jan Anton Nieuwoudt a dirigé les services secretsdu homeland, d'abord baptisés International Researcherspuis Ciskei In­telligence Services Le général Johan Viktor, un ancien de la policerhodésienne et de Vlakplaas, était à la têtc de la police. Le brigadierMarius Oelschig, un fondateur des koevet en Namibie, a conunandél'armée de Bisho ct le colonel Horst Schubesberger, un mercenaire au­trichien qui avait servi en Rhodésie, en a été le chef d'état-major60.L'objectif était d' influencerle gouvernement Gqozo contre l'ANC et leTranskei. Des sociétés financées par la SADI', Dynamic Teaching etInternational Rescarehers, ont participé à la formation de l'ArricauDemocratie Movement, qui aurait voulu être l'équivalent local cCl'Inkatha. Prétendu organisme d'éducation institué dans le cadre cCl'opération WHAM, Adult Education Consultants avait des branches àPort Elizabeth et East London, en l'occurrence Dynamie Teaehing. il a

core' Mumaar, Anthony. Liebenberg, lan & Schutte, CharI. The Hidden Hand. Covert Oper...tians in South Africa Pretoria, HSRC, 1994. 474p.

57 Voir le témOIgnage du fondateur de ce régiment, le LI. Col. Daly, Ron Reid, lnSllff, Peter: Selons Scouts Top Secret War. Alberton (Johannesburg), Galago, 1982. 751p.

58 Weekly MarlI311111992; Star 231111993.

59 Weekly MaIl 231211996. 5.

60 Les militaires rhodésiens ayant fui à l'mdépendance du Zimbabwe ont souventtrouvé à s'employer dans les armées ou les polices des homelands. Au Bophuthatswana, le por­tefeuille de la défense était tenu par un ancien ministre de lan Srruth, Rowan Cronje.

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formé des groupes de provocateurs noirs comme les vigilantes AmaA­frika, qui ont été entraînés dans des camps à Stutterheim (East London)et Rosmead (Middelburg) pour attaquerles organisations anti-apartheid.

La liste est longue de ces couvertures clandestines: une entre­prise de relations publiques (Dixon Soule Associates); un lobby(l'International Free Foundation) basé à Washington et financé par leministère de la défensejusqu'en 1993 ; des groupes étudiants d'extrêmedroite (la Students' Moderate Alliance et la National Students Founda­tion) ; une société de sécurité privée (Longreach) ; un joumal (leNewslin ï publié à Gaborone et dont les fonds transitaient par une corn­

pagnie fant ôme sur l'île de Jersey (Strelley Investments) ; une associa­tion de guérisseurs traditionnels ; une banque (Europa) qui a servi àacheter des armes et qui a été fondée à Bisho par un Sicilien échappédes prisons suisses; une compagnie aérienne (Chieftain) dont lesavions atterissaient aux Comores et aux Seychelles pour exporter clan­destinement des armes au Moyen Ori ent ; une compagnie offshore éta­blie aux Seychelles par un Italien lié à la loge P2 et enregistrée CIl

Afrique du Sud par un policier, etc6 1.. .

Avant l' arrivée au pouvoir de Mandela, pas moins de douze ser­vices secrets se partageaient le "marché" sud-africain, entre les Depart­ments of Military Intelligence (DMI) des armées de terre et de l'air etde la marine, le National Intelligence Service (NIS) du gouvernement,la SAP, le Department of Intelligence and Security (DIS) de l'ANC,les limiers de la commission Goldstone ainsi que les agences de ren­seignement de la KwaZulu Police et des États TBVC62. Toutes ces or­ganisations se concurrençaient et se menaient une guerre larvée. Lesdécouvertes de la commission Goldstone dans les archives du DMI, quiont mené au limogeage de 23 officiers en décembre 1992, ont été ai­dées par le NIS. Les rivalités intemes au DMI entre le eolonel GertHugo et le colonel Anton Niewoudt, à propos de la mainmise de laSADF sur les services de renseignements du Ciskei, ont facilité lesfuites, notamment en ce qui concerne l'implication du général "Joffel "van der Westhuizen et du CC B dans l'assassinat d'activistes anti-

6 1 La SADI' a aussi placé des pions dans un parti politique namibien, la DemocratieTumhalle Alliance . On peut encore mentionner Betapers à Louis Trichardt, Creed Consultants àDurban, Montage (Go High) au Cap, DiaIPlus Hestuurskonsultante (Joset) à Kimberley, 'l'sojaEnterprises (Laborel) à Johannesburg, l'United Municipalities of South Africa (Umsa), l'UrbanCouneils Association of South Africa (Ucasa), le National Forum el la Federal lndependent De­mocratie Alliance . Star 21/12/1992 & 25/7/1991 : Marion, Georges. Le Monde 3/111993 : In­dependent Board of Inquiry 11110 InfonnaJ Repression : Special Report on Bisho . nrn, !BrrR ,sept. 1992: 9-12.

62 Koch , Eddie & Garson , Philippa ; A cloak-and-dagger war. Weekly Mail2911 /199 3 : 10-1 : Roherty , J. ; State Security in South Africa. New York, Sharpe Inc, 1992 .

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apartheid comme Matthew Goniwe. Le DIS de Joe NWanhla n'a pasété en reste puisqu'il a réussi à infiltrer les services secrets de la policeau moment même où ceux-ci démontaient l'opération Vula, projetd'insurrection armée du MK en cas d'échec des négociations entrel'ANC et le NP.

Les services de renseignement de l'armée (DMl) ont pendantlongtemps eu meilleure réputation que ceux du gouvernement (NIS),trop liés aux milieux politiques, au State Security Council et à la so­ciété secrète du Broederbond63 . Sur le modèle de la ClA, le NlS a suc­cédéau OONS (Directorateof National Security), lui-même héritier dIBOSS (Bureau for State Security) et du RIS (Republican IntelligenceService). A 1'heure des grands déballages et à la faveur du revirement dINP, le NlS s'en est mieux sorti que le DMI. Son directeur, Niel Bar­nard, qui avait rendu visite à Mandela en prison, a proposé dès 1988 œlégaliser l' ANC et d'entamer des négociations. Le nom de son succes­seur, Michael James Minnaar Louw, n'était pas taché de sang. En re­vanche, l'image de marque du DMl s'est détériorée avec l'arrestation àLondres de deux agents qui tentaient de faire assassmer par des groupesprotestants irlandaIs d'extrême droite un renégat de la police, le capi­taille Dirk Coetzee, réfugié en Grande Bretagne.

Des officiers en réserve de la République?

L'émergence en avril 1993 d'un comité de généraux à la retraitea mis en exergue la mentalité droitière de l'année64. Ce comité avaitpour ambition déclaréede rassembler l'extrême droite et éventuellementd'entamerune résistance armée si les droits des Blancs étaient bafouésdans l'Afrique du Sud post-apartheid. II était composé de personnalitésen vue: le général Constand Viljoen, ancien chef de la SADF; le gé­néral Lothar NeetWing, ancien responsable de la SAP; le général Co­bus Visser, autrefois à la tête d'un "deuxième bureau" impliqué dansl'assassinat du député Robert Smit et de sa femme; le général TieDieGroenewald,ancien directeur du DMl militant pour un homeland afri­kaner au sein d'une association, le Volkseenheidkomitee ou Vekom,qui était membre du groupement COSAG hostile aux négociations œ

63 Chaque président sud-africain a accordé sa confiance à un service plus qu'à un au­tre: Vorster à la police secrète, Botha au DM!, De Klerk au NIS Grnndy, K.. 1986: 44; Wil­kins, L, 1978.

64 Weekly Ma.130/411993 : 1-2; Howe, Herbert M. : The South African DefenceForce and Political Refonn. Journal 01 Modern Alrlcan Srudles vo1.32, n01, mars 1994: 29­51.

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la CODESA ; et le général Koos Bischoff, qui a dirigé l'effort de ID­

mobilisation du CP après l'assassinat du dirigeant communiste ChrisHani et l'arrestation de son commanditaire, le député conservateurClive Derby-Lewis. Nombre de ces militaires ont ensuite participé à lafonnation de l'AVF du général Viljoen pour les élections de 1994.

Réapparaissait ainsi ce groupe de "sécurocrates" qui avaientpoussé à l'imposition de l'état d'urgence et dela loi martiale. Si la p0­

litique de De Klerk, un président qui n'avait même pas siégé au StateSecurity Council, était allée dans le sens de l'ouverture, et si les JointManagement Centres n'étaient plus présidés par des militaires, ces ro.seaux de "sécurocrates" étaient restés en place à travers le Mécanismenational de coordination, dirigé par un sous-comité à la sécurité plusdiscret mais où se retrouvaient les personnages clés des services de ren­seignement et des ministères. La police secrète était encore financée parun budget de près de 4 milliards de FF, voté par le Parlement et contrô­lé, en principe, par le gouvernement. Les réseaux des anciens des For­ces spéciales (4.000 hommes), de la police politique (3.000 hommes)et d'unités de la SADF comme le 32ème bataillon, entièrement œ.­vouées à la lutte contre l'ANC, avaient des attaches du Zaïre jusqu'auxSeychelles et continuaient de prétendre constituer un gouvernement pa­rallèle en cas de coup dur.

Les forces de l'ordre bénéficiaient toujours d'une certaine protec­tion. En 1992, un amendement au code pénal avait autorisé des peinesd'emprisonnement de dix ans pour condamner la participation à des or­ganisations menaçant l'armée et la police. En septembre, la Cour su­prême à Pretoria avait rejeté un recours de l'End Conscription Cam­paign qui tendait à invalider le service militaire réservé aux Blancs enfaisant valoir que la population sud-africaine n'était plus officiellementdivisée en groupes raciaux.

On était là 10iD des voeux pieux visant à fusionner les sept"armées"du pays: celles des TBVC, la SADF, le MK et l'APLA. Apartir de 1990, le gouvernement avait cherché à encadrer l'organisationet l'équipement des mouvements armés de libération plutôt que de lesinterdire, ce qui aurait été impossible à moins d'envisager un retour àl'illégalité pour les partis dont ils émanaient65. Sous l'égide du Comitéexécutif de transition, le TEC, et d'un commandement militaire con­joint, la question de l'intégration des forces armées a surtout été un jeuà trois entre la SADF, le MK et les TBVC, ces derniers sur un stra­pontin, hormis peut-être pour l'armée du Transkei, la plus ancienne, la

65 FlnanCla/ Ml1I/ 19/6/1992: 36.

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plus importante et la mieux formée des homeiands66. Pour M. Shaw,ces négociations ont été initiées par les militaires et le ministre de ladéfense Kobie Coctsee, qui, à la différencede ses prédécesseurs MagnusMalan et Roelf Meyer, a pour la première fois accepté l'idée d'une inté­gration du MK en bloc et non sur une base individuelle67. D'un autrecôté, on peut arguer que ces négociations ont pu voir le jour grâce auxchangements entrepris par le gouvernement au début de la décennie:retour à une vie politique plus démocratique avec la légalisation despartis d'opposition; reprise en main de l'appareil de sécurité; réduertion du hudget et des effectifs de l'armée; adoucissement des lois sur lacensure, le terrorisme et les détentions arbitrd.Îres au nom de la sécuritéd'État; mise en place de commissions d'enquête sur les abus de la po­lice et de l'armée; percées de la diplomatie régionale avec l'accord œpaix de 1988 en Angola en échange de l'accession de la Namibie à l'in­dépendance68.

Pour r ANC, le revirement est aussi impressiOImant, entre lesaceordsde Groote Schuur début 1990, quandont été suspendues les ac.­tivités de son aile militaire, et le démantèlement officiel de celle-ci endécembre 1993. A la table des négociations, le parti de Mandela s'estfait conseiller par le Military Research Group, un Ih!1lk-tank compre­nant des chercheurs, tels que Laurie Nathan de l'université du Cap etJacklyn Cock du département de sociologie de l'université du Witwa­tersrand, et des "intellectuels" du MK, tel que Rockland WIlliams, cb­venu depUIS colonel dans la SANDF. Favorable au démantèlement d:commandos notoirement de droite, l'ANC soutenait une armée démo­cratique et multiraciale fondée sur le volontariat, à la différence du NPct du CP, qui préconisaient le vieux système des milices de réservistes,et du DP, partisan d'une solution mixtc69 La population noire, eUe,

66 Mills. Greg & Wood, Geoffrey ''The Present and Future Role of the Transkei De­fence Force In a Changing South Mrica". Journal of Concemporary Afncan SwdleS vol.1:.n02, 1992

67 Le chef d'état-major de la SADF, le général Andreas Jacobus "Kat"liebenberg, serefUSaIt personnellement à une intégration en bloc, esllmant que les critères de sélection desçombattants du Ml( ne devaient pas qu'être techniques -savoir manîer un fusil, avoir un certaInnivcau d'instrucllon- maIS aUSSI qualitatifs -le sens des responsabilités, une certaine étluque, ilconsidéraIt qu'il serait "très difficile d'lDtégrer le MI{ tant que celte organisation [n'aurait] pasdéfinitivement renoncé à la lutte armée" Suite à une demi-douzaine de recontres infonnelles entrela SADF et le },of](, les preuùères négOCiatIons officielles ont néanmoins eu lieu à Simon's Townen avril 1993 Shaw, Mark: "Biting the bulle!. Negoclating democracy's defence", Sourh Afn­can Revlew n07, 1994 237; New NaclOn 1212/1992: 11-3,

68 Il est l'raI que comme en Angola, la guerre en Nauùbie était devenu un fardeau in­gérable dans les années 1980 alors qu'elle ne coOtait pas plus que la colonie ne rapportait dansles années 1970 Nathan, Laurie & Phillips, Mark: "Security Reforms' The Pen and theSword" lndlcalor SA vol 8, n'4, pnntemps 1991: 7-10.

69 Baynham, Sunon The Defence Debates IndlcalOr SA vol.8, n"4, printemps1991 21-2.

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était majoritairement favorable au contrôle d'un gouvernement intéri­maire NP-ANC sur les forces de sécurité (D. Darbon, 1993: 20).

L'échec de la National Peace Keeping Force (NPKF)

Une étape importante de la négociation a été l'expérience de laNPKF. Son échec a permis à l'arméc de mener l'intégration à sonrythme et non de façon précipitée, à tcl point que les forces de sécuritéont été accusées d'avoir sabordé la NPKF en l'envoyant au "casse-pipe"sans l'encadrercorrectement70.

Dès avant l' arrivée au pouvoir de Mandela s'est concrétisée l'idéede mettre en place une formation paramilitaire multipartite qui seraitl'embryon d'une nouvelle armée démocratiqueet qui serait capable de sesubstituer aux ISU, détestées par la population noire. Le vice-présidentdu Comité de paix national, l'évêque méthcxliste Stanley Mogoba, et lenégociateur de l'ANC à la CODESA, Cyril Ramaphosa. ont suggérél'établissement d'une formation conjointe aux mouvements de luttearmée et à la SADF. Le concept est resté flou. S'agissait-il d'une unitéclassique de maintien de l'ordre ou d'une organisation de promotion œla paix, comme l'ont laissé croire certains sous-entendus quant à unéventuel rôle international dans des opérations du type ONU, c'est-à­dire sans la possibilité d'ouvrir le feu? Le projet s'est vite avéré oné­reux71 Mise en place en décembre 1993, la NPKF a été placée sous lacoupe du sous-comité des questions de défense du TEe, ct non de celuidu maintien de l'ordre car la police n'avait pas la logistique de la SADFpour encadrerct former en six semaines quelque 4.500 hommes théori­quement répartis en trois parts égales pour le MK, l'armée et les forcesde sécurité des TBVe. Trois bataillons ont été constitués à De Bmg.près de Bloemfontein, puis un autre à Koeberg, au Capn. Le QG œKasteel Park, à Pretona, s'est trouvé être très éloigné des troupes ct le

70 La NPKF a été envoyée dans la région de Kalorus alors qu'un membre IFP du comi­té de paix local, Jeff S.blya, venait d'être tué par l'armée. L'expérience a aussi pennis à la SADFd'échapper à une surveillance multipart'le toul en obligeant le MK à faire ses preuves. Shaw, M,1994, op. cil. . 244-6 ; Anglln, D G.. "The Llfe and Death of South African's National PeaceKeeping Force". Journal of Modern Afnean Studles vo1.33, nOl, mars 1995: 21-52.

71 BUSIness Day 14/6/1993 & 4/8/1993; Sunday Star 13/6/1993; CiUiers, Jakkie:"A South-Afncan Peace Keepmg Force, is lt practicable ?" South Afnean Defenee Revlew n· 1l,1993: 31-5, Cilliers, Jakkie & MIlIs, Greg "What Future fOI the NPKF?" South Afnean De­fenee Rev,ew n·14, janv. 1994. Afnea ConfuJent,al vol 35, n02, 15/1/1994.

72 Chaque batail10n disposait de cmq compagnies de 190 hommes réparties en cinqsecbons elles-mêmes comprenant trois groupes de combat "The NPKF, violence in the EastRand and Public Perceptious of the NPKF in Katorus". IDP & HSRC. Supplément d'Afnean De­fenee Rev,ew n·21, Jwn 1994 51p

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commandant en chef de la NPKF, le général Gabriel Ramushwana, n'aété nommé qu'avec un mois de retard: personnage controversé, ils'agissait du président et chef des forces armées du Venda. Il avait dlrenoncer à être candidat de l'ANC aux élections, ceci expliquant lessuspicions de l'IFP, qui n'a pas participé à la NPKF.

La Force nationale de maintien de la paix a été confrontée auxmêmes types de problèmes que ceux qu'allait connaître l'armée aprèsles élections. Les membres du MK portaient des noms de guerre etn'avaient pas de papiers d'identité, ce qui les empêchait d'ouvrir uncompte en banque et d'être payés. De plus, leur hiérarchie interne necorrespondait pas aux grades de la SADF, ce qui leur a valu de recevoirdes soldes inférieures à ce qu'ils estimaient être en droit d'attendre. Les

cas d'indiscipline se sont multipliés. ce qui a valu à la NPKF le sur­nom de "National Peace Keeping Farce"73. Souvent plus soucieuses œla quali té de la bière et du montant des soldes que du respect de la disci­pline, les recrues n'ont pas hésité à se mettre en grève ou à démission­ner74. Censée compter à terme quelque 30.000 hommes, la NPKFn'était pas prête à la date des élections. Seulement 3.500 soldatsavaient été entraînés à De Brug et 1.200 à Koeberg. En avril 1994, ledéploiement des bataillons de De Brug dans les townships en ébulitionde Katlehong, Thokoza et Vosloorus, au sud-est de Johannesburg, a étéun fiasco: 19 morts dont un journaliste du Star abattu par erreur et unmembre de la NPJ(F75. Les milices SDU de l'ANC ont dénoncé la"National Party Killing Force" ; les milices SPU de l'IFP, la coni­vence de la NPKF avec le MK. Les experts se sont accordés à reconnaî­tre le manque d'entraînement de la NPKF, le laxisme de la sélection aumoment du recrutement, les problèmes de commandement et de logis­tique, le manque de chauffeurs par exemple, ainsi que le mauvais moraldes troupes, qui ne pouvait qu'empirer avec les dénigrements de lapresse et l'hostilité de la population locale.

Après les élections, la baisse du niveau de violence, l'absence œdéfinition précise du mandat de la NPKF, une meilleure acceptation desforces de sécurité traditionnelles et la volonté d'éviter de multiplier œgenre d'expériences ont mis un terme à l'affaire. La NPKF a été déman­telée en juin. La base de Koeberg est revenue à la police, celle de IXBrug a été destinée à recevoir les guérilleros de l'APLA.

73 Weekly MalI 221411994 : 3-4.

74 Le salaire mensuel (R2.389) était pourtant deux fois plus élevé que celui d'unagent de police ou d'un soldat de base (R859). Le Monde 91211994: 5 & 1013/1994: 4;Sunday T,mes 24/411994 12-3

75 BUSIness Day 20/411994

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De l'intégration à la rationalisation

La SADF, quant à elle. est devenue la SANDF (South MricaNational Defence Force) avec pour ministre de la défense l'anciencommandant en chef du MK, Joe Modise. Elle a été confrontée à plu­sieurs types de réfonnes dans la perspective d'une démocratisation dIpays. La première a été de promouvoir la représentation de la majoriténoire, concept d affirmative action importé des États-Unis, où ils'agissait là d'assurer par des quotas les droits civiques de la minoriténoire. Le processus s'est inscrit dans un cadre plus général puisquel'administration, pourtant pléthorique, devait elle aussi intégrer res a­zaines de milliers de fonctionnaires provenant des anciens homelands.et ce tout en préservant la paix sociale et en garantissant les privilègesdes fonctionnaires blancs mieux payés.

Second volet de la réfonne: un plus grand contrôle des civilssur l'appareil de sécurité76. A l'instar des pays occidentaux où la"civilisation" des armées s'est traduite par une réduction de la part desactivités strictement militaires au profit de l'administration et de la te­

chercheet développement R & D, l'idée à terme est même de démobili­ser et de réduire le budget de la défense, quitte, par exemple, à commer­cialiser et reconvertir l'industrie militaire d'Armscor en société d'expor­tation77.

L'intégration avait pour risque d'être assimilée à une simple ab­sorption, la SADF étant la seule véritable force conventionnelle capa­ble d'accueillir les différents groupes armés en présence et les l'BVeétant quantité négligeable au regard des effectifs de leur appareil de œ­fense. De nombreux problèmes se sont posés et les "sécurocrates" quitravaillaient autrefois pour le régime de l'apartheid, désormais ralliés à

76 C'est plutÔt le modèle anglo-saxon qui est choisi, privilégiant le Parlement et nonles régions comme les cantons suisses ou les institutions spécialisées comme le Militicombus­man suédois, la commission Wehrbeauftrag1er allemande et le bureau des réclamations de Tsahalen Israël. Le Parlement vote le budget de l'armée, légifère sur les questions de défense, a unefonction de contrôle, peut lancer des procédures d'enquêtes et c'est un ministère responsabledevant les députés qui nomme et promeut les gradés. Foutie, Dean : "Control of Anned Forcesin South Africa Constitutiooal FormlÙae". South African Defence Revlew n° 5, 1992: 9-18;Huntington, S.P.; The Soldier and the State. New York, Random House, 1957; Perlmutter,A. : The Military and Politics in Modem Times. New Haven, Yale University Press, 1977.

77 Harries Jenkins, G. (ed): Armed Forces and the Welfare Societies: Challeoges inthe 1980's. Londres, McMillan, 1982; Downey, J.C.T. : Management in the Anned Forces: AnAnatomy of the Military Profession. Londres, McGraw-HiU, 1977; Janowitz, M.: The New Mi­Iitary: Changing Patterns of Organization. New York, Russel Sage Foundation, 1964.

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un discours neutre sur le "professionnalisme" de !'année, ont t:>ujourspris soin de distinguer les difficultés d'ordre politique des difficultésd'ordre militaire78

Le processus d'intégration est passé par plusieurs phases et aprévu de "gonfler" les troupes de la SANDF de 80.000 militaires aumoment des élections jusqu'à 121.000 avant la réduction envisagée parla phase de ratÏonnalisation à partir de 1996, avec un plancher cr60.000 hommes. Dans les faits, quelque 18.000 anciens membres <ilMK ou de l'APLA et 10.000 soldats des ex-bantouslans ont été inté­grés, portant les effectifs de la SANDF, personnel civil compris, jus­qu'à 135.000 hommes, chiffre que les autorités or.t envisagé de rame­ner à 90.000 d'icI 1999.

Sur le terrain, le décompte a été opéré par l' ANC ou le PACdans les reporting pOIlUS de chaque province. Les guérilleros volontai­res ont été envoyés à partir d'aires de transit (transit aretE) dans despoints de rassemblement (assembly areas) tenus par l'année. Là, ilsont été sélectionnés en vue d'être formés dans une des 24 training umtsdu pays, un stage de 42 semaines éventuellement renouvelables, puisd'être rattachés à une unité conventionnelle, leur parent unit. Les deuxprincipaux points de rassemblement ont été W,ùlmannsthal, au nord crPretoria, et De Brug, à Bloemfontein. Le premier, qui était le plusgros, a accueilli \cs candidatsdu MK ; le second, ceux de l'APLA79.

Forte de son expérience dans les pays frontaliers, à savoir leZimbabwe, le Mozambique et la Namibie, une équipe britannique, laBMATT, a argué de sa neutralité pour avoir un rôle de conseil, voired'adjudicatlOn s'Il y avait litige entre le MK et la SADF à propos d:l'attribution d'un grade à un ex-guérillero, ce qui ne s'est produit quedans 2% des cas. F'aisant référence aux erreurs du Zimbabwe, qui avaitdiversifié ses conseillers militaires en faisant aussi appel à des Chi­nois, des Tan7..anÎens et des Nord-Coréens, ces derniers ayant formé laSème brigade qui devait réprimer dans le sang la rébellion des dissidentsde la ZAPli dans le Matabele, un aneien responsable de la BMATT àLondres a incité l'Afrique du Sud à ne choisir qu'un pays pour l'aider àse constituer une année nationale80. Déjà, le gouvernement De Klerk

78 Phillips, Mark From partisanship to neutrality? Changing perspectives on therole of the SA security forces during transition Johannesburg, Centre for the Study of Violenceand Reconciliation. 1990 21 p.

79 &ott, Timothy' "Marching to a New Tune" BBC Focus on Afnca juil. 1995. 45-8.

80 Dennis, AllistaIT W (Maj. GenL) : ''The Integration of GuerriJla Annies into Con­venliona! Forces Lessons Leamt from BMATT III Africa" South Afrlcan Defence RevIl'w n° 5,1992' 36 Voir aussI le commentaire de l'ancien commandant de la BMATT au Zimbabwe:

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avait implicitement soutenu la formation de guérilleros du MK en Inleet au Zimbabwe, deux pays membres du Commonwealth avec une tra­dition militaire britannique, plutôt qu'en Europe de l'Est81 . Le SCTIP,une institution française fondée en 1962 et d'aborddestinée à former lespolices dans les anciennes colonies d'Afriquefrancophone, a donc dû secontenter de participer à la formation de la NPKF puis à celle de laSAPS.

Pour les "recalés"de la sélection ou ceux qui n'étaient pas ten­tés par une carrière militaire a été lancé en décembre 1994 un ServiceCorps. Avec à sa tête le général Lambert Moloi, un ancien chefd'opérations du MK, celui -ci visait à préparerle retour des combattantsà la vie active par des programmes de formation professionnelle un peusimilaires à ceux proposés par le Special Service Battalion pour lesBlancs au chômage pendant la dépression des années 1930, par leYouth Training BatLalion pour les soldats démobilisés à la fin de la se­conde guerre mondiale, voire à l'actuel Service Militaire Adapté dansles DOM-TOM français comme La Réunion82 . Bien que ses responsa­bles s'en soient défendus, puisqu'ils disaient n'accueillir que des volon­taires ayant accompli une formation militaire au préalable, le ServiceCorps a été une soupape de sûreté pour ne pas relâcher immédiatementdans la nature les guérilleros qui n'auraient pas rempli les conditionsrequises pour entrer dans l'armée, souvent de jeunes combattants pro­mis au chômage, voire au banditisme. Au premier régiment de cons­truction de Dunnottar, au sud de Springs, les formations, femmes in­cluses, duraient douze semaines et comprenaient des cours de secou­risme, de lutte contre l'incendie, de boulangerie, de couture, de méami­que, etc. Sans liens avec le secteur privé, les débouchés professionnelsont donc été réduits. L'armée a prévu d'élargir son champ d'action à lajeunesse des townships avec des fonds provenant de l'aide étrangère.Mais elle n'a fourni que le personnel et les infrastructures du ServiceCorps. Les coûts de fonctionnement ont été pris en charge par le mi­nistère dela reconstruction, le RDP.

En ce qui concernait les autres candidats à un poste dansl'armée, il y a eu des problèmes d'identification à l'instar de la NPKF,

Bng. Toyoe-SeweU, T.P . "Zimbabwe and BMATI" Army Quarterly and De/ence Journaljanv. 1991. Ou eOcore; Mills, Greg: "BMATI and Mtlitary Integratioo io Southem Afnca".South Afnean De/enee Rev,ew 0°2, 1992; 1-10.

81 L'année mwenne avait aUSSI pour elle d'avoir hérité d'une tradition britannique enmatière de régiments ethniques fonnés sur uoe base religiewe ou sur des castes Oes Sikhs, lesJats).

82 Cock, Jackie; 'The social iotegratlOo of demobilized soldiers in cootemporarySouth Africa". Afnean Defenee Revlew 0°12, 1993: 1-17.

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alors que le ministère de l'intérieur, aux mains de Buthelezi, tardait àdélivrer des papiers d'identité. La situation n'est pas allée ens'améliorant car à mesure que les cadres du MK étaient intégrés, le per­sonnel manquait pour assurer une permanence dans les reportingpoints. Comme le disait un colonel à Wallmansthal, les ordinateurs dIministère de la défense pouvaient tout de suite "cracher" la liste desemployés de la SADF, TBYC compris. En revanche, les chiffres four­nis par les mouvements de libération sur leurs branches militaires ontété très fluctuants, pas tant à cause de la clandestinité de celles-ci qœpour faire une entrée en force dans l'armée. Les effectifs du MK ont étégonflés par quatre fois: 12.000 en janvier 1994, 16.000 en février,23.000 en mars, 25.137 après les élections, alors que pendant les an­nées d'état d'urgence ils étaient au mieux évalués entre 8.000 et 10.000hommes entraînés83. Près de la moitié du personnel qui s'est présentéaux portes des casernes de l'armée n'avait pas son nom sur les registresdu MK et 80% était sans emploi84. D'un côté, des chômeurs et desmembres d'unités d'autodéfensejamais reconnues par l'ANC ont tentélà de trouver du travail. De l'autre côté, de véritables guérilleros ontpréféré se reconvertir dans le secteur privé, tel feu Mandla Maseko qui alancé une société de gardiennage à Alexandra, ou gravir plus rapidementles échelons de la hiérarchie du parti. L'APLA, quant à elle, a revendi­qué une liste de 6.000 noms au lieu des 1.000 d'abord prévus alorsqu'elle avait tout au plus 200 membres entraînés au combat. Dans lemême ordre d' idées, les armées des TBYC, dont la masse salariale ab­sorbait entre 55% et 75% de leur budget, ont connu des promotions œdernière heure avant leur incorporation dans la SANDf8s.

Le niveau d' éducation des combattants était par ailleurs insuffi­sant. Deux tiers des guérilleros du MK n'avaient pas le bac matric oul' équivalent du standard8 requis pour entrer dans l'armée. On a dû leurfaire passer des tests de QI. En altendantde se voir attribuer un grade etde toucher un salaire avec effet rétroeatif, les plantons devaient se con­tenter d'une maigre solde journalière d'environ 50 FF. L'ANC, se

83 Au moment des élections d'avril 1994, il restait encore 4000 guérilleros du MK enexil selon l'ANC. MaYlbuye mai 1994: 12-4, CIty Press 12/1/1986; Sunday TImes8/5/1994: 1; L,bératIOn 17/5/1994; Mills, Greg, South Africa and Southem Africa Securityafter apartheid. Lancaster University, Center for Defence and Internai Security Studies, BailriggPaper n"12, 1993: 50-2; Shaw, Mark: Brother in arms. Towards Democracy (Institute forMuJtiparty Democracy. Durban) vol3, n02, 1994. 18; Motumi, Tsepe : "Umkhonto we Sizwe :Structure, Training and Force Leve/s", Afncan Defence Revlew n"18, aoQt 1994: 1-11,

84 Sunday T,mes 16/10/1994.

85 Star 26/1111994; Reichardt, Marks: "Defence Expenditure of the TBVC States".South Afrlcan Defence Rev,ew non, nov, 1993: 12 Voir aussi MilIs, Greg & Wood, Geof­frey : "A HandfuJ of Annies : The Future Prospects of the Home/and Defence Forces" SouthAfncan Defence Rev,ew n° 5, 1992: )- 8

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plaignaient-ils, leur avait promis un pactole en récompense des annéespassées bénévolement en exil. Mais à lem retour, le Comité de coonli­nation nationale des réfugiés du parti ne leur a versé qu'une allocationdeR4.000 pour six mois, environ 6.500 FF.

Les premières intégrations ont conduit à une petite mutineriecontre le chef d' état-major du MK puis de la SANDF, Siphiwe Nyan­da, à propos de retards dans le versement des salaires. En septembre1994, quelque 500 ex-guérilleros venus manifester devant le siège œgouvernement à Pretoria n'acceptaient de regagner Wallmannsthalqu'après l'intervention directe de Mandela. Du fait des lenteurs adminis­tratives, seulement 31 recrues avaient été acceptées dans l'armée en oc­tobre. Lors de la crise qui a alors éclaté, 11.000 insoumis ont refusé œretourner dans leurs casernes, demandantla démission de Joe Modise etSiphiwe Nyanda86. Au-delà des revendications matérielles sur la nourri­tlU'e, les soldes, les locaux, le paiement des indemnités promises et lespiètres conditions de vie à six par tente, sans électricité, sans draps,sans même avoir le droit de porter un uniforme, le mécontentement atémoigné des difficultés de recyclage du MK. Beaucoup d'hommes ontété intégrés au rang de simple soldat car les grades gagnés dans la lutteen exil n'ont pas été reconnus valides. Ils se sont plaints de subir uneformation qu'ils jugeaient superflue de la part d'officiers blancs, leursennemis d'hier. Après ces mutineries, le processus d'intégration a Gl.être ralenti au rythme de 1.500 recrues à chaque fois, au lieu de 3.000.En février 1995, on assistait encore à des manifestations d'ancienscombattants à Dmban et au Cap.

Aussi inquiétant que les problèmes pratiques a été le choc desmentalités entre des formations de guérilla noires et une armée conven­tionnelle blanche.

Les optimistes arguaient qu'au début du siècle les soldats bri­tanniques et boers avaient réussi à former une armée commune, lespremiers ayant été formés dans des académies militaires, les secondsayant appris le métier sur le tas, à commencer par le général JanSmuts. Certes la SADF, héritière des commandos boers, s'est rompueà des tactiques de guérilla. Aux côtés d'une armée de terre convention­nelle comprenant trois divisions de deux brigades chacune, les unitéscontre-insurrectionnelles, réparties dans dix régions militaires, se sontcaractérisées par une extrême mobilité87.

86 Le Monde 15/10/1994: 5.

87 La réputation des commandos n' étalt plus à faire. Au plus fort de la guerre desBoers, les Britanniques ont mis jusqu'à 448.000 hommes dans la bataille contre 70.000 Afri­kaners en annes, dont sans doute pas plus de 40.000 en état de combattre sur le terram. Or

103

Mais c'était oublier un pcu vite les tensions entre Afrikaners etBrilanniques que l'armée sud-africaineavait dû gérer après sa fondation.Son engagement dans la première guerre mondiale a suscité une muti­nerie du côté afrikaner. La question a été encore plus dramatique pen­dantla seconde guerre mondiale, quand le "serment rouge", qui consis­tait entre autres à porter un brassard.. orange, a désigné ceux quin'étaient pas volontaiïes pour aller combattre aux côtés de la GrandeBretagne, obligeant bien des Afrikaners à quiuerl'armée88. L'arrivéeaupouvoir du NP en 1948 a inversé la situation. Le ministre de la défenseF.e. Erasmus a activé la mise à la retraite des officiers d'origine bri­tannique, ce qui a d'ailleurs incité les anciens combatlants à créer unmouvement extra-parlementaire en 1951, le l'orch Commando, qui aconstitué ml Front démocïdtiqueavec les unionistes et les travaillistes.Les cours de l'aeadémiede défense se sont désormais faits en afrikaansct non plus en anglaIS, alors que jusqu'à 98% des officiers de l'arméede terre étaient afrikaners mais que la marine et l'aviation restaient d0­minées par les Bnlanniques. Une situation que bien évidemmentl'ANC a remis en cause en privilégiant l'anglais comme langue œcommandement.

En outre, le passé franchement raciste de la SADf, les coupsd'État à répétition des armées des homelands TBVC et la lutte de libé­ration des formations de guérilla ont opposé des organisations très po­litisées. Chaque unité du MK était encadrée à la fois par un comman­dant militaire et par un commissaire politique, souvent formé CIl

Union soviétique ou en Europe de l' 1~sl. Des tracts de l' ANC ont circu­lé à Wallmannsthal alors qu'en principe les activités partisanes étaientinterdites aux militaires en caseme. La question d'admeure un syndicatde soldats sans droit de grève, COIfIllle daI1S la polIce, s'est d'ailleursvite posée. Un tel projet a vu le jour en août 199-t, avec 4.500 mem­bres revendiqués, mais la hiérarchie y a mis son veto, et pas seulementl'establishment blanc89.

Au sein même des mouvements de libération noirs, l'APLA asui vi une fonnation fort différente de celle du MK: un ent.aînementen Libye et un recrutement auprès des musulmans du Cap, dont legroupe fondamentaliste Qibla, qui avait participé au lancement du PACdans les années 1960, a connu un second souffle après la révolution

7000 soldais bntanmques sonl morts, contre seulement 4 000 Boers Pakenham, Thomas' TheBoer War Johannesburg, Jonathan Bali, 1979, Heitman, Helmut· South African War MacluneJohannesburg, CNA, 1985

88 Mills, Greg & Wood, Geoffrey, op. cit., 1993 . 23.

89 Malan, Mark 'The ImplicatIOns of Uniomsation for the Combat-Effectiveness ofthe Anned Forces". Ajncan De/ence Revlew 11·16, 1994; Star 29110/1994, 16 & 31/1/1995

104

iranienne9O. Avant que l'APLA ne se lance dans des attentats racistes etaveugles à partir de 1990, ses objectifs étaient purement militaires, à ladifférence du MK. Ses "soldats" utilisaient des armes de poing pour descombats rapprochés, comme le Scorpion, alors que le MK mitraillait àl'AK47 et disposait d'une véritable capacitéde sabotage. L'APLA a re­joint le processus d'intégration au dernier moment car les désaccordsétaient nombreux entre ses cadres et la direction politique du PAC, quele gouvernement avait fini par convaincre de rejoindre la table des né­gociation après plusieurs rencontres secrètes au Nigeria.

Les membres de l'APLA sont apparus comme plus profession­nels que ceux <il MK91. Ces derniers, de qui on se moquait parce qu'ilsne savaient pas marcher au pas lors des défilés officiels de l'ANC, sefaisaient souvent attrapper en territoire sud-africain pour conduite enétat d'ivresse, excès de vitesse, port d'armes illégal et autres vantanlisesqui, dans les shebcens, révélaient leur véritable identité aux informa­teurs de la police. ils se sont battlis pour libérer leur pays du joug œl'apartheid, pas par vocation militaire. Us ont rejoint les rangs œl'armée pour échapper au chômage et auront du mal à s'adapterà la GS­cipline militaire: il est possible que la phase de rationalisation se tra­duise par une vague de démissions. Les vétérans de la génération œ1976 sont sans doute moins enclins à rester dans l'armée que les"jeunes lions" qui ont rejoint la lutte dans les années 1980.

Le choc des mentalités est donc énorme, que ce soit entre unearmée aux mains des Blancs et des mouvements de libération noirs, ouque ce soit entre les formations de guérilla elles-mêmes. Psychologi­quement, il reste très difficile pour un militaire blanc d'accepter œprendre ses ordres auprès d'un supérieur hiérarchique noir. Les guérille­ros se plaignent du racisme, de ce peti t caporal blanc qui se permet œprendre à parti un général noir, ancien du MK; les problèmes sontmoindres avec les officiers supérieurs. Wallmannsthal a reproduit leplan des townships sud-africaines, sans doute inconsciemment puisquel'installation existait déjà en l'état pour recevoir les appelés blancs <ilservice militaire et que le MK, qui redoutait des attaques de l'extrêmedroite au moment des élections d'avril, a laissé la SANDF assurerseule la sécurité à l'extérieur des camps mais pas à l'intérieur. Les ten­tes des recrues ont été plantées à l'écart du quartier des officiers, sépa-

90 Van Staden, G : "Retum of the Prodigal Son". SAlIA Inlernatzonal AffaIrs Bullellnvol.12, n03, 1988: 42 Sur l'engagement des islamistes du Cap dans la lutte de libération na­tionale, on peut lire le roman en partie autobiographique d'un vétéran du MK Afrika, Tatam­khulu: The Innocents. Le Cap, David PlulJp, Mricasouth New Writing, 1994. 185p.

91 Nalal Wilness 13/1/1995 & Slar 14/10/1994.

105

rées par une route de l'autre côté de laquelle se trouvaient la police mi­litaire et les blindés, ce qui a entretenu chez les guérilleros la crainted'un écrasement militaire pendant leur sommeil. Cette route avait uneentrée qui n'étai t pas contrôlée, pennettant à des particuliers de passerdes caisses de bière et d'établir des shebeens illégaux dans l'enceinte œcamp92 . Autrement dît, on retrouvait cette dualité de l'ordre urbain sé­grégué : d'un côté des quartiers blancs très structurés avec quelques ré­

sidents noirs filtrés à titre honoraire, de l'autre des quartiers noirs sur­veillés au moindre coût, en l'occurrence avec ces immenses lampadai­res typiques de l'état d'urgence dans les townships et avec des militai­res des TBVC qui, dans leurs containers, ont un peu joué le rôle deskttskonstabels et des polices municipales noires de l'apartheid. Là, unecertaine dose de désordre était tolérée (beuveries, mixité sexuelle) œmoment que l'indtscipline ne rejaillissait pas sur le côté présentable œla caserne.

Un changement de mandat

Pour gérer son adaptation à la nouvelle Afrique du Sud, l'arméea bénéficié de fonds considérables: RlO,6 milliards en 1994, cinq foisplus que les R2,5 milliards du Programme de reconstruction et de déve­loppement93 . Mais l'establishment militaire a argué que l'apport desarmées des TBVC, avec un budget total de quelque RSOO millions,était négligeable et que si l'on retirait les dépenses occasionées parl'intégration, évaluées à R7,1 milliards, le budget de la défense avaitété réduit de 13%, approchant les 2% du PNB recommandés par la Ban­que mondiale. Depuis le désengagement des conflits angolais et namî­bien, le budget de la défense a diminué de 44% en tennes réels. passantde 15,7% du budget de l' État en 1989 à 8,2% en 1993. Cette diminu­tion serait la deuxième plus importante au monde après celle œl'ancienne armée rouge94. Avec cela, la part du budget consacrée auxinvestissements en capital est tombée de41 % en 1987 à 28% en 1994,au profi t de la masse salariale et des dépenses de fonctionnement95 .

92 Pace fév. 1995: 76-8.

93 Afnca Confrdennal vol.35, n017, 26/8/1994: 5.

94 The Defence Budget and ils Implications. Pretoria, SANDF, juin 1994. 5p. EnChine, l'Année de Iibéranon du peuple a bénéficié d'une augmentation de son budget pour g~rer la démobilisation d'un million d'hommes.

95 Sass, Bill, op. cil. 1993: 14

106

Ce budget ne permet que le mamtIen d'une force minimale(affordable force), et non plus d'un noyau dur (core force), ni mêmeévidemment d'une année capable de combattre en temps de guerre (WlU'force)96. Aussi la SANDF a t-elle proposé de faire payer ses services œmaintiendel'onIre97 !

Etant donné la réduction des menaces extérieures et la prioritéaccordéepar l'ANC au RDP, le Programme de reconstruction et de do>veloppement qui était la cheville ouvrière de la politique du gouverne­ment d'unité nationale, le mandat de l'année a beaucoup évolué. ÙI

démilitarisation du pays s'est accompagnée d'une réduction du nombrede militaires de carrière touchant jusqu'à 25% des effectifs dans la ma­rine, 12,6% dans l'année de l'air et 10,5% dans l'armée de terre depuis199098. L' armée de l'air, qui fêtait en 1995 son 75ème anniversaire, avu le nombre de ses avions « chuter» de 890 à 390 en cinq ans, lenombre de ses bases et de ses escadrons passer respectivement de 12 à 8et de 36 à 17, et le nombre d'heures de vol diminuer de 110.000 à75.00099. La marine de guerre a désormais un simple rôle de garde­côtes avec 3.000 km à surveiller pour défendreles droits de pêche sur lazone économique exclusive et arraisonner les bateaux de contrebande.

Avant l'arrivée au pouvoir de l'ANC, le chef d'état-major de laSADF, le général Andreas Jacobus "Kat" Liebenberg, considérait qu'ilétait "trois fois plus coüteux d'entretenir une force permamente [... ]plutôt qu'une force à temps partiel avec la possibilité d'appeler des ré­servistes pour quelques semaines ou quelques mois", en fonction desbesoins100. Le budget des forces armées diminuant au profit de celui œl'éducation ou du logement, on devait s'orienter vers une année de ré­serve, sachant que les appelés, les citizen forces et les commandosconstituaient 88% de la SADF mais ne lui cofitaient que 3% de ses re­penses. Supprimé à la suite du moratoire de Modise en août 1994 pourles insoumis, le service militaire obligatoire des Blancs a été remplacépar un service multiracial de douze mois censé incorporer quelque4.000 volontaires àla fin de l'année101 . La loi prévoit d'opérer un ti­rage au sort au cas où les volontaires viendraient à manquer, ce qui n'a

96 The Defence Budget and ils Implications Pretoria, SANDF, juin [994. 5p.

97 Sunday Times [8/[2/[994.

98 Cape Times [7/10/1994.

99 South Afnca Yearbook. 1994. 188; Week/y Mail 3/2/1995: 13; Afrlca Confi­dentlal vo\.35, n'17, 26/8/1994: 6.

100 New NatIon 12/2/1992: 1[-3.

101 ~jà, la moitié des 25.000 jeunes appelés sous les drapeaux ne se présentaientplus à l'armée, contre un cinqui~me dans les années 1980.

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pas été le cas vu la crise de l'emploi. Quant aux citizen forces, ilsétaient maintenus pour ceux qui auraient achevé leur service militaire,avec l'obligation de consacrer à l'armée 30 jours par an pendant 8 ansavant de devenir réserviste jnsqu'à l'âge de la retraite.

En l'absence d'agresseur extérieur, on suggérait de limiter lasurveillance des frontières à l'arrestation des contrebandiers, dcs trafi­quants d'armes ou de drogue et des immigrants clandestins. L'ANCproposait que les futurs soldats se missent au service de la communau­té en construisant des ponts ou des écoles et en organisant les secourslors de catastrophes naturelles 102. Du point de vue international,l'année pourrait avoir un rôle d'assistance en encadrant la formation desarmées d'Afrique noire, voire en intervenant directement pour des opé­rations de la paiX comme il en a un moment été question pourl'Angola. Concrètement, et malgré les répugnances des militaires àremplir une fonction anti-émeute, l'armée continue d'avoir un rôle œmaintien de l'ordre à l'intérieur du pays. En février 1994, c'est en ac­cordavecl' ANC qu'un plan de pacification des cités noires prévoit leretrait des ISU et la relève par l'armée sous l'autorité d'un grouped'intervention spéciale commandé par un ancien chef de l'armée œl'air, le général Jan Van Loggerenberg103 En avril, 3.000 soldats sontdéployés dans le Natal, où l'état d'urgence est proclamé. En août 1995,l'armée revient sur les lieux pour une enième mission œ"pacification", l'opération Jambu 3 104. Elle intervient aussi à Tokozapour réprimer des troubles, à Port Elizabeth pour assister la brigade an­ti-gangs de la police et à Johannesburg en août 1996 pour lutter contrela criminali té avec l'opération Anvil, qui est menée par deux vétéransde la guerre d'Angola, dont un ancien du 32ème bataillon 105.

Parallèlement à cette redéfinition de mandat, l'ANC demandaitla "civilisation" du ministère des forces armées, la constitution d'uncomité parlementaire sur les questions de défense, l'élargissement de lajuridiction de la Cour des comptes à toutes les dépenses œ l'année etl'établissement d'un ombudsman militaire lO6. Le Conseil de Défense,qui datait de 1912, ne jouait plus aucun rôle. Le général à la retraitePierre Steyn, celui-là même qui avait mené en 1992 une enquête in­terne sur les abus commis par certains officiers, a été placé à la tête

102 Williams. Rocky: Integration of the Armed Forces. Johannesburg, Centre for tlleStudy of Violence. seminar n'6. 1992. 6.

103 Le Monde 31211994: 3.

104 LIbératIOn 10/1111995' 8.

105 Star 19/1/1995' 10; Weekly Mari 17/211995: 15.

106 WiUiams. R. op CIl., 1992: 15.

108

d'un Secrétariat à la Défense chargé de renforcer le contrôle des civilssur les forces années 107.

La reconversion de l'industrie d'annement participe du mêmeprincipe. La crise économique et les coupes dans le budget de la &fenseont obligé Armscor à licencier 10.000 employés en 1991 et ses sous­traitants 26.000. Entre 1989 et 1993, la moitié du personnel œl'industrie de défense aurait été mis au chômage. Armscor, qui a crééun centre de formation technique pour les Noirs à Atteridgeville dans labanlieue de Pretoria, affiche néanmoins l'intention d'ouvrir ses portesaux populations de couleurl(~

Outre les dégraissages d'effectifs, Armscor a cherché à promou­voir ses exportations et à commercialiser les technologies militairessusceptibles d"êtreutilisées pour un usage domestique, par exemple ladétection des explosifs, de la drogue ... et des cornes de rhinocéros auxfrontières, ou encore ce projet de déchargede produits toxiques et de re­cyclage de vieilles bombes à Alkantpan près de Prieska, dans la pro­vince quasi-désertique du Nord-ouest109. L' Afrique du Sud est le numé­ro un mondial du déminageIl O. Le boycott de l'ONU a poussél'Afrique du Sud à produire ses propres armements: le Cheetah, copiésur le Mirage 3, les blindés Kasspir et Mamba, le tank Rooikat œ105mm, l'ambulance Samil, les canons autotractés de 155mm G5 etG6, découverts par les alliés pendant la guerre du Golfe, l'hélicoptèred'attaqueRooivalk, etc. Ce matériel, certes limité à 0,3% du marchémondial, a depuis trouvé preneurs auprès des pays du Sud ou d'Europede l'Est à la recherche d'un nouveau fournisseur bon marché et sans vi­sées hégémoniques Ill.

Institution d'État qui ne paie ni impôts ni droits de douane maisqui fonctionne suivant les principes de l'économie marchande, Armscorcontinue d'être le fournisseur de l'année (80% de son chiffre d'affaires),son expert-qualité et son laboratoire de recherche. Elle sous-traite 60%de ses commandes avec Denel, la manufacture d'annes qui s'en est ID­tachée en 1992 et qui est classée au 63ème rang mondial. Cette dernièreest désormais gérée par le ministère des entreprises publiques et paie

107 Salva mars 1994: 1-4; Salul nov 1994: 19-22.

108 Salva janv. 1993. 24-6.

109 Weekly Mali 28/11/1994.

110 Le contrat passé par la compagnie Mechem avec les sociétés britanniques Lonrhoet Royal Ordnance pour le programme de déminage du PNUD au Mozambique, d'un montant de$4,8 millions, a d'ailleurs suscité une certame controverse \'U le soutien que Pretoria avait ac­cordé à la Renarno. Marchés lraplcaux 18111/1994: 2425.

III Moutout, Corinne. L,béraltOn 19/9/1994.

109

des impôts, mettant fin aux récriminations des industriels en matière œconcurrencedéloyalealors que le secteur privé approvisionne 75% desbesoins de l'armée.

Annscor est aussi chargée de délivrer les permis d'exportations(ou d'importations) d'armements. Ironie du sort, l'ANC a promis de neplus fournir d'armes aux mouvements de libération. Le vice-ministrede la défense Ronnie Kasrils a annoncé que l'Afrique du Sud cessait œfabriqueret de vendre des mines. Mais Annscor a été mise sur la sel­lette par la commission du juge Edwin Cameron, qui enquêtait sur lestrafics irréguliers de la compagnie. L'ouverture des dossiers a révélé qœl'Afrique du Sud vendait des armes à la Somalie de Syad Barré, au Sou­dan islamiste, au Rwanda de Habyarimana, au Yemen en guerre, à ladictature haïtienne et à des pays d'Europe de l'Est avant même la chutedu murl12. Dorénavant, l'idée est que, tout en rendant des comptes pu­blics au contribuable, Annscor doit promouvoir ses exportations, quine représentaient qu' 1%de son chiffre d'affaires, pour réduire ses coûtset fournirla SANDF sans débourserde devises113.

Un certain consensus

La réussite du processus de restructuration des forces de sécuritédoit être remise en perspective à travers le défi politique majeur de lanouvelle Afrique du Sud, gage de la stabilité du pays: une réconcilia­tion nationale "digérant"le passé de l' apartheid mais ne pouvant pas sepermettre d'exclure certains groupes extrémistes.

En Amérique latine comme en Europe de l'Est, les politiques œréconciliation ont pris le pas sur des révélations compromettantes. EnAfrique aujourd'hui, l'Éthiopie, le Malawi et le Rwanda, à l'instar œla Centrafrique avec Bokassa autrefois, ont intenté un procès contre lesprécédentes équipes au pouvoir. Le fameux juge sud-africain RichardGoldstone, qui dirigea la commission d'enquête sur les violences pu­bliques pendant la période de transition, a été nommé procureur du tri­bunal des Nations-Unies sur les crimes de guerre en Bosnie et auRwanda. En Afrique du Sud, il a d'abordété question de mettre en placeune commission Vérité qui ne pourrait révéler que les noms des per­sonnes ayant demandé une amnistie pour les crimes commis au nom œ

112 Weekly Mail 2/12/1994.

113 Slar 17 & 3[/[/1995.

110

l'apartheid (ou contre), les auditions se faisant à huis clos114. Mais laloi de promotion de l'unité nationale et de la réconciliation, votée enmai 1995, a rendu les auditions publiques et n'a pas clarifié le flou quientourait la notion de crime politique, en particulier la disproportion d:l'acte par rapport à la cause et l'appartenanceà une organisation politi­que ou à une structure d'État, au grand dam de l'extrême droite115.

L'ANC, et pas seulement le NP, a intérêt à maintenir secretscertains dossiers puisque certains de ses membres ont été retournéscomme "informateurs" par le précédent régime et que d'autres ont étéreconnus coupables de tortures dans les camps de détention du MK enexil, comme Steven "Kofifi" Kobe, aujourd'hui colonel dans l'armée.En 1984, la mutinerie du camp de Quadro en Angola a été provoquéepar les exactions du service de sécurité de l'ANC, surnommé imbokodopar allusion à un moulin à maïs qui aurait broyé les hommes. Les r6­vélations des exilés de retour ont permis d'en apprendre plus sur cespratiques 116. En octobre 1992, Nelson Mandela a reconnu que l'ANCavait pratiqué la torture dans ses camps d'entraînement en Ouganda,Tanzanie et Angola117. La Société internationale des droits de l'hommea compté 500 "disparus" et a reproché au Haut commissariat de l'ONUpour les réfugiés d'avoir forcé ceux qui fuyaient la RSA à rejoindre leMK118. De son côté, la commission internationale nommée parl'ANC et présidéepar un éminent homme d'affaires sud-africain, Mat­suenyane, aidé de deux avocats zimbabwéen et américain, a recensé 29morts. Elle a nommément mis en cause Jacob Zuma, ancien chef desrenseignements du mouvement et secrétaire général adjoint du parti,ainsi que Joe Modise. Mais l'ANC a refusé de sanctionner ces deuxhommes et de reconnaître leurs responsabilités individuelles 119.L'ANC a par ailleurs argué qu'il n'avait pas d'existence légale à cetteépoque, puisqu'il était banni en Afrique du Sud, et qu'il n'avait dœcpas à répondre de ces accusations. Et en juin 1994, Modise, une foisministre, a essayé de faire censurer le Weekly Mail parce que celui-ciallait publier les confidences de deux anciens agents secrets qui dévoi-

114 Boraine. Alex, Janet, Levy & Scheffer, Ronel: Dealing with the Past: Troth andReconciliation in South Africa. Le Cap, ldasa. 1994. 175p.; The Economist 41211995: 39·40

115 LibérallOn 2415/1995: 19.

116 Twala, Mwezi & Benard, Ed: Mbokodo. Inslde MK, a Soldier's Story. Johannes-burg, Jonathan BalI, 1994. 16Op.

117 Le Monde 21/10/1992.

118 Race Relanons Survey, 1992 503.

119 Le Monde 2/9/1993: 6; Lodge, Tom: "Spectres from lhe Camps: The ANC'sCommission of Enquiry". Soulhem Afr.ca Report (Toronto) vol. 8, n'3-4, janv. 1993: 19·21.

III

laient les noms des hauts responsables de l'ANC utilisés comme in­fonnateurs par la police de l'apartheid.

Le syndrome de Nuremberg a surtout touché le NP, provoquantune crise gouvernementale. En janvier 1995, le ministre de la justiceDullah Omar a révélé qu'en vertu d'une loi de 1990, le gouvernementDe Klerk avait accordél' immunité à 3.500 responsables des services cCsécurité, et ce quelques jours avant les élections d'avril 199412°. Laliste comprenait le général Magnus Malan (ministre de la défense cC1980 à 1991), Adnaan Vlok (ministre del'intéricur de 1986 à 1991), legénéral Johan Van der Merwe (chef de la police), son adjoint le généralBasie Smi t et le colonel Eugene de Kock (le commandant de Vlakplaasd'ores et déjà poursuivi par la justice avec un procès retentissant). Lalevée de leur immunité a un moment remis en cause la participation fiNP au gouvernement d'union nationale. Réuni en congrès, le parti cCDe Klerk soulignai t qu'en contrepartie aucune mesure similaire n'avaitété prise à l'encontre des milliers de rnili tants de l' ANC relâchés par lajustice pour des raisons politiques. Pour sa part, le général Johan Vander Merwe a refusé que les policiers fussent les seuls à devoir rendre descomptes sur l'apartheid et a menacé d'impliquer les politiciens quiavaient commandité leurs actions 121.

Les exigences de la justice risquent en fait d'être sacrifiées surl'autel de la réconciliation nationale pour une raison bien simple, prô­née par Mandela en personne: relancer la machine économique, etdonc éviter de déstahiliser le processus de transition démocratique avantl'adoptiond'lUleConstitution définitive en 1999.

Il est d'ailleurs étonnant de voir comment l'ANC a pu soutenirla nomination d'un député de l'extrême droite parlementaire, PicterGrocnewald, à la tête de la puissante commission dc défense, ou com­ment certains des ses memhres se sont si vite ralliés au lohby militaro­industriel, parmi lesquels les ministres de la défense Joe Modise, desaffaires étrangères Alfred Nzo et dc la police Sidney Mufamadi, le vicc­président Thabo Mbeki, le chef d'état-major Siphiwe Nyandaet le vice­ministre dela défense Ronnie Kasrils. Modise et Nyanda, qui ont faitpartie des huit commandants du MK aussitôt intégrés avec le rang cCgénéral, ou Kasrils, un temps "ennemi public numéro un", étaientpourtant des faucons de l'ANC122. TI faut croire qu'une certaine frater-

120 De la même façon, les archives compromettantes du CCB, cette officme secrète del'armée, ont été délrUJ'es avant les élections. C1/1zen 27110/1994.

121 Star 25/1 & 8/2/1995: 1 & 8

122 VOIr le témOIgnage de Kasnls. Ronnie: Armed and Dangerous. My UndercoverS'ruggle agains' ApartheId a.ford, Heinemann, 1993 374p

112

nité d'armes avec l'establishment militaire a joué, voire des raisonsplus obscures (la rumeur court selon laquelle Modise serait tenu par undossier compromettant sur ses trafics de mandrax alors qu'il était enexil). Le fait est que ces faucons se sont opposés à des colombescomme les ministres du RDP et du logement, Jay Naidoo et feu JoeSlovo, ou le secrétaire général de l'ANC Cyril Ramaphosa123. Leurdiscours a été de dire que l'armée était plus que toute autre institutioncapable de maintenir l'ordre, donc de rassurer les investisseurs étran­gers, et de proposer mie industrie de haute technologie, avecArmscor l24. Ils ont aussi vu d'un mauvais oeil les perspectives de ré­duction de l'appareil militaro-industriel parce qu'ils y suspectaientquelquemanoeuvre du NP, dela même façon que l'autodestruction de lacapacité atomique militaire en 1993 et la signature du traité de non­prolifération nucléaire en juin 1991 avaient été interprétées comme lavolonté d'empêcher le parti de la majorité noire d'avoir accès au"bouton rouge".

La détenninatioll du ministère de la défense, tout au moins en œqui a concerné les écarts au processus d'intégration et la répression desrévoltes du MK, a sans doute rallié une partie des colombes de l'ANC,qui n'avaient jamais été dupes des risques de dérive interne de la luttearmée. La stratégie de l' ANC en exil, basée sur une insurrection popu­laire, était de rendre le pays ingouvernable, ce qui a favorisé le phéno­mène des comtsots/s, ces camaradesdu parti devenus gangsters. A pré­sent que Mandela est au pouvoir, on observe un changement completde discours sur la violence politique, qui est ramenée à une dimensionpurement criminelle et condamnéeà œ titre l25. Fin octobre 1994, Mo­dise a fait montre d'une grande fermeté à l'égard des insoumis du MKqui avaient quitté leur caserne sans autorisation. Les 2.221 rebelles quirefusaient d'y retourneront été chassés de l'armée tandis que les 4.084retardataires ont été sanctionnés par une amende de R75 prélevée surleur solde. Le mois suivant, le même ministre de la défense a en vainessayé d'empêcher la divulgation de la liste des pays ayant violél'embargo des Nations-Unies sur les ventes d'armes à l'Afrique du Sud,arguant qu'une telle révélation donnerait l'impression aux investisseursétrangers que le pays n'était pas un partenaire sûr.

1234fnw Confulentwl >'0135, n017. 26/8/1994: 5.

124 Voir par e<cmple les propos de Joc Modisc dans Sa/vo fév. 1994: 1-3.

125 Rauch. Janine Policing Discourses and the Problem of Violence in South Afnca.Joharulesburg, Centre for the Study of VIOlence and Reconciliation, 1994 25p.

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Le risque existe alors d'un écart grandissant entre la base et sesleaders. Il avait clairement été mis en évidence au Venda en 1991 lorsdela première et dernière conférence nationale du MK. Comme en Pa­lestine, le retour des combattants de l'exil a par ailleurs suscité des fric­tions avec les militants de l'intérieur I26. Les anciens du MK ont étéaccusés de vouloir prendre le pouvoir au détriment des civics, ces comi­tés de citoyens nés dans les townships pendant les années d'étatd'urgence. Il y a même eu des affrontements à Tokoza, Phola Park etSebokeng l27.

Ce sont surtout les exclus de la nouvelle armée qui posent pro­blème, l'extrême droite blanche etl'Inkatha notamment.

Il y a d'abord les "recalés"de l'intégration, qui traînent dans lescamps et dont la démoralisation risque d'être contagieuse: vétérans ceplus de 60 ans pour qui aucune pension de retraite n'a été prévue, in­firmes, mutins d'octobre 1994 dont la séléction a été bloquée, analpha­bètes qui n'ont pas réussi les tests de QI128. Leur impatience grandis­sante pourrait s'ajouter aux griefs de ceux qui ont été incorporés avecdes contrats courts de deux ans, et ils sont la majorité, à 85%. Cescontrats, qui ne donnent aucun avantages sociaux et dont le renouvel­lement est alléatoire, donnent l'impression que les nouvelles recruesseront les premiers visées par les dégraissages d'effectifs lors de laphase de rationalisation.

Un autre facteur pesant sur la restructuration des forces de sécu­rité est la représentativité au sein de l'armée des différents éléments œla population sud-africaine, et pas seulement en termes de ratio Blancs­Noirs. La garde rapprochée de Mandela est essentiellement composée œXhosa. Les services œ logistique du MK auraient été dominés par lesTswana ; l'état-major du mouvement, par des Sotho et quelques Métis.Tout ceci au détriment de Zoulous comme Mwezi Twala et Patlliongwane qui, torturés en exil, ont fondé l'un le Relurned Exile Co­ordinating Committee en 1990, l'autre le Retumed Exile Committeeen 1991. Ce que raconte Sipho Ngema, un ancien du MK maintenanttrésorier du second de ces comités: parti en septembre 1988 rejoindre

126 D'après les canons maoïstes, une guérilla doit bien s'entendre avec la populationpour s'y fondre et être aussI à l'aise qu'un "poisson dans l'eau". Mais que se passe-t-illors­qu'on retire le poisson de l'eau? La question a été posée au Zimbabwe à l'indépendance, quandla popuIabon s'est demandée pourquoi récompenser davantage les guérilleros que les massessans lesqueUes ils n'auraient jamais pu libérer le pays. Ranger, T. : HeaIing the Land. HOrizonocl. 1992. 16-22.

127 Weekly Mml 10/411992: 19, 8/5/1992 & 5/6/1992; Star 16111/1994.

128 A la date du 13 février 1995, ils étaient 2.648 sur 7.213 à être dans ce cas àWaIlmannsthal.

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la branche année de l'ANC, il a aussitôt été interrogé et transferré dansle camp de Quadro en Angola, où il a vu succomber deux de ses cama­rades avant d'être libéré en 1991. Un troisième groupe composéd'anciens exilés zoulous, la South African Republican Army, est appa­ru fin 1992 et s'est spécialisé dans l'assassinat de militants de l'ANCsuspectés d'avoir pratiqué la torture dans les camps du MK àl'étranger129.

On sait ce qu'il en est des risques de déséquilibre ethnique àl'intérieur d'une armée130. Que ce soit dans le cas de Tethnocratie mi­litaire" ougandaise, du Nigeria avant la sécession biafraise, de la Soma­lie où les Hawiyé constituaient 60% de l'année de Syad Barré, du Cen­trafrique où les Yacoma du général Kolingba auraient accaparé 80% despostes, du Togo où les Kabyè du président Eyadéma composaient 70%des forces années, un tel élément a contribué à faire éclater des guerresciviles 13 1. En Namibie après l'indépendance,les Ovambo du district ~Kwanyamase sont taillés une place de choix dans l'appareil de sécuri­té, ce qui n'est pas allé sans susciter des protestations de la part des au­tres groupes de la SWAP0132. Pour l'année sud-africaine, le dangerpourrait être de pas ne contrebalancer par des quotas la prépondéranceafrikaner et xhosa.

Un autre risque, lié aux possibilités de népotisme, est quel'intégration des guérillas aboutisse à une baisse qualitative du profes­sionalisme de l'armée133. Les départs en pré-retraite de quelque 200 of­ficiers blancs se sont faits au prix forts (congés payés, pensions, in­demnités diverses) et ont laissé le sentiment pénible de céder la place àdes réformateurs ou à des cadres du MK "incompétents" dont les nomi­nations étaient purement politiques 134. Les anciens militaires blancssont pour beaucoup devenus des consultants en entreprise ou se sontreconvertis dans le marché de la sécurité privée, voire comme mercenai-

129 Report of the Indcpcndent Board of Inquity into Informal Repression. Johannes·burg, IBIIR. f~v. 1993: 22.

130 Dietz, H., Ellon, J. & Roumani. M. : Ethnicity, Integration and lbe Military.Boulder, Westview. 1991.

131 Mazrui. Ali Al' Amin: Soldiers and Kinsmen in Uganda. The Making of a MilitaryEthnocracy. Beverly Hills, Sage, 1975: 30-40, L.béra/wn 27/2/1993 & 251511996. Sur leGhana, on peut aussi trouver de tels ~l~ments ln Baynham, SJ. : The Military and Politics inNkrumah's Ghana Boulder, Westview. 1988.

132 Afnca ConfidenlUll vol.31, nOl0. 18/5/1990.

133 Cilliers, JakJoe : "Rethinking Soulb African Security Architecture". Afncan De­fence Revlew n020, d~c. 1994: 17-27.

134 En d~ccmbrc 1994 par exemple, le chef de l'arm~e de terre,le gw~ra1 J.H. Preto­rius. d~missionnait pour "raisons de sant~" et ~tait remplac~ par le gtn~ Reginald Otto. Sonp~d~cesseur, le g~n~ra1 Georg Mciring, ~tait marqu~ à droite et s'~tait oppost aux enquêtes dePierre Steyn, alors son su~rieur hi~rarchique en tant que chef d'~tat-majorde la SADF.

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res en Sierra Leone, en Angola et même à la frontière soudano-kenyaneavec la société Executive Outcomes, fondée par des anciens dICCB135. Il ne faut pas sous-estimer la force de résistance œl'establishment blanc au sein de l'année, surtout depuis que le généralMalan a été inculpé par la commission Vérité. En octobre 1995, lamort mystérieuse de MU7iwendodaMdluli, haut responsable de la nou­velle National Intelligence Agency et ancien membre des services ren­seignements de l'ApLA, est venue rappeler de mauvais souveIÙrs. Ilaurait été assasiné par une Z Squad, résurgence du CCB ct de l'unité C­10 de Vlakplaas Plus réçemment, la presse a révélé que le nouveauchef de la police, Fivaz, avait été mis sur écoute tandis que d'anciensespions des services secrets de l'armée avaient entrepris de saboter legouvernement ANC en orgaIÙsant des fuites et en vendant des do;;u­ments confidentiels sous couvert d'une société d'expertise, ExecutiveResearch Associates 136.

Du côté des anciens mouvements de libération nationale, lesrisques de dérapages sont aussi réels. Des déserteurs du MK ont été ar­rêtés pour port d'armes illégal et attaques à main armée137. SiphiweNyanda a en vain ordonné au MK de rendre les armes qui avaient étécachées, alors qu'Il s'était d'abord opposé à leur restitution à laSADF138. Et l' IFP s'est inquiété du retour dans les townships de Dur­ban d'anciens du MK rejetés de l'armée et versés dans le banditisme139.

Tout aussi inquiétante serait la constitution d'un grouped'anciens guérilleros mécontents de l'échec de leur intégration dansl'année, le MKAPLA, amalgame des deux principales fOIDlations œguérilla. Le projet a été annoncé par un porte-parole, Salvador Mkhari,qui a menacé le gouvemement d'une reprise de la lutte année l40. AUlundi, la "capitale"du KwaZulu, Pat Hlongwane, président du Comi­té des exilés dc retour, s'est vanté d'avoir accueilli quelque 1.500 déser­teurs du MK, vraisemblablement dix fois moins l41 .

135 Dès les années 1960, le groupe De Beers avail d'ailleurs employé des mercenairespour combattre la contrebande de diamants en Sierra Leone et au Uberia Kanfer. S., 1994:274; Dal/Y Nallon (Nairobi) 17/10/1996: 17; Le Monde dlp/omallque ocl. 1996: 22-3.

136 Star 13/611996: 1-2

137 EP Heml 4/11/1994; SCar 4 & 12/11/1994. En 1993,3.258 membres du MKavaient été arrêtés pour des crimes avec violence, selon des sources officielles. South AfncaYearbook. 1994: 185

138 BUSIness Day 19/12/1994

139 NaJa/ W!lness 1211111994.

140 Star 15 & 16/1111994.

141 Weekly Mari 25/11/1994 & 2/1211994

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Une telle dérive du MK a néanmoins peu de chances d'aboutir,faute de fonds et de soutiens politiques. Même l'Inkatha au gouverne-­ment aurait du mal à appuyer cette démarche. La grande majorité de lapopulation soutient le processus œ paix et la cote de sympathie dIprésident Mandela plafonne à 80% dans les sondages. Au vu œl'immense patience de l'électorat noir, tant à l'égard des changementsstructurels à venir que par le passé en endurant l'apartheid, l'état œgrâce du gouvernement d'uni té nationale a quelque chance de perdurerœfaçon à éviter que les mécontents ne rejoignent les extrémismes œgauche (le PAC) ou de droite (l'AVF).

À cet égard, le contrôle grandissant des civils sur l'institutionmilitaire en Moque du Sud suit une tendance exactement inverse àcelle du Nigeria. Dans un cas comme dans l'autre cependant, l'annéeest amenée à assurer des opérations plus ou moins ponctuelles œmaintien de l'ordre en milieu urbain, et ce du fait des graves problèmesde police.

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Chapitre 4

JUSTICE EN PERRUQUES ET TÊTES COURONNÉES

Si les forces de sécurité sont perçues comme des organes de re­pression, le simple citoyen a plus de facilité à s'identifier avec le poli­cier qu'avec un juge qui porte la perruque dans le monde anglophone.Le tribunal est plus rare et plus distant que le commissariat. La loi estobscure. Ble est ressentie comme un outil aux mains des <bminants.

Alors que la justice coutumière recule particulièrement dans lesvilles, la justice moderne du colonisateur ne réussit pas à s'imposer.Pour brutale que soit l'interprétation qu'en ont faite les gouvernementspostcoloniaux, elle a peu d'emprise, ce qui se manifeste, entre autres,par de forts taux de récidive et par la difficulté de trouver des témoinsau tribunal.

UN CODE PÉNAL INADAPTÉ

Le passage d'un droit traditionnel oral à un droit colonial écrit aété plus rapideque l'évolution des sociétés africaines, parfois en moinsd'un siècle comme au Nigeria. D'où une inadaptation qui rime d'autantplus avec inefficacité que la loi moderne est très rigide alors qu'en Eu­rope elle est en passe de dépénaliser la prostitution, l'homosexualité,l'avortement et les drogues légères mais de criminaliser la pollution etles conditions de travail préjudiciables à la santé l . N. Rouland. pourqui la ville est « source de déculturation et de paupérisation crimino­gène », déclare que les codifications juridiques ont creusé «un fosséentre le droit officiel occidentalisé (appliqué par une élite urbanisée) et

1 Abel, R.L. : ''Western Courts in Non-Western Settings : Patlerns of Court Use inColonial and Neo-Colonial Africa", ln Bunnan, S & Harrell-Bond, B. : The Imposition of LawNew York, Academie Press, 1979: 167-200

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les droits officieux, d'inspiration traditionnelle» (1990: 34). L'entréedans l'économie de marché a créé de nouvelles catégories de délits etdes litiges quc les modes de régulation antérieurs n'avaient pas prévus.D'un point de vue historique, E. Le Roy signale qu'on est passé d'undroit traditIOnnel il un droil coutumier, dénaturé par l'administration c0­

loniale, puis à un droit local, au moment des indépendances, et au­jourd'hui à un droit populaire, qui innove et se forme en dehors desinstances étatiqucs2 R. Marchal souligne à ce propos "la forte perma­nence de structures de règlement des conflits propres à des collectivitésd'où l'Etat est délibérément tenu à l'écarl"(1991 : 46). Les chefs tradi­tionnels ne sont pas les seuls à intervenir. A. Bozeman distingued'autres types d'intermédiaires, tels que les "médiateurs invisibles et lesagents rituels", les "députés et les diplomates", ou les "étrdIlgers",c'est-à-direles tierces parties (1976: 259-303). Y. Brillon en dresse letableall. "Les personnes qui disposent d'un leadership reconnu, que con­fèrent l' âge, la sagesse, la puissance, le prestige, le sens de la justice,la capacité d' mtervention en matière du sacré, [ont pour rôle] de neutra­liser l'influence néfaste des puissances occultes, d'apaiserle courrouxdes divinités ou des ancêtres et de ramener la paix, entre des familles enlitige, en proposant une solution équitable apte à redresserles torts, etacceptable pour l'ensembledela population" (1980: 33).

La justice moderne dans l'Afrique postcoloniale

"Les nouveaux États, écrit N. Rouiand, ont souvent adopté lesconcepl1ons unitaIres du Droit léguées par l'excolonisateur, avec d'au­tant plus de vigueur que leurs dirigeant~ redoutent que l'unité nationalesoit mise en péril par la reconnaissance des identités elhniques et cultu­relies" ( 1990: 43). Les gouvernements africains ont cherché à fairejouer au droit pénal une fonction de protcction des intérêts économi­ques et politiques de l'État en luttant contre les particularismes ethni­ques3 Ce parti-pns a conduit les autorités à incriminer les comporte­ments coutumiers contraires à l'idée de l'État-nation et à sanctionnerles pratiques qui allaient à l'encontre du développement économique.

2 Le Roy, E & Wane, M. : Les techniques traditionnelles de création des Droits. In

Encyclopédie juridique de l'Afnque. Dakar, 1982: 1 (L'État et le Droit), 353-91.

3 COlssy, DM La politique crimmelle des États d'Afrique noire Genève, EditionsMédecme et Hygiène. 1974. Costa-Lascoux, Jacqueline: Le droit pénal. l'unité nationale et ledéveloppement économJque. Pans, A. Pedone, Archives de politique criminelle l, 1975: 93­119, Rives, G Les problèmes de l'évolution de la politique criminelle au Sénégal depuisl'mdépendance Paris, A Pedone, Arcluves de politique criminelle l, 1975: 179-213.

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Dans le premier cas, le Nigeria, le Centrafrique, la Haute Volta et leTchad ont interdit les associations régionales tandis que la Côted'Ivoire, le Congo et le Centrafrique ont prohibé les signesd'Identification tribale comme les scarifications ou les marques c0rpo­

relles. Dans le second cas, le Sénégal, le Cameroun et le Dahomey ontproscnt les dépenses somptuaires liées à des funérailles, des mariageset des cérémonies religieuses ou communautaires. Le Gabon, la Côted'Ivoire et le Centrafrique en ont fai t de même avec la dot, qui est res­tée très réglementée au Mali, au Cameroun et en Guinée.

La répression du vagabondage, de la mendicité, de l'alcoolismeet de l'absentéisme scolaire a aussi visé à sanctionner les comporte­ments antisociaux qui apparaissaient responsables du sous­dévcloppement4 . Y. Brillon constate que "denombreux législateurs, enréprimant ainsi les infractions liées à l'oisiveté, s'attaquent moins à ladangerosité de l'acte (le vagabondage étant de nature à favoriser lacommission de délits) qu'à l'infraction économique (le travail étantconçu comme une obligation, un devoir, unc nécessité pour accéder àla modernité)" L'ohjectif est de changer les habitudes de vie qui nesont pas conformes au dessein économique des gouvernements africains(1980: 212). L'inspiration coloniale, ajoute F. Odekunle, se mani­feste par "la criminalisation des comportements acceptés culturelle­ment, l~ prédominance des droits et des intérêts de l'individu sur ceuxde la collectivité, une procédure dc type accusatoire axée sur la répres­sion, une administration judiciaire et des procédures pénales très rigideset teclmiques, l'incarcération et les pnsons comme unique outil œsanction" (1991: 177). La préoccupation dominante est le respect œl'ordre puhlic.

La sévérité des punitions est considérée comme efficace, senti­ment que partagent souvent les populations africaines elles-mêmes,tant par jalousie contre la richesse mal acquise des bandits que contreun système pénitcntiaire qui assure le gîte et le couvert gratuitement(Y. Brillon, 1980: 287 & 89 ; W. Clifford, 1964: 484-5; A. 13on­nassieux, 1987: 123). Pour R.E.S. Tanner, les Africains soufriraientpeu des privations physiques en prison parce qu'ils seraient habitués àla pauvreté et que les standards des établissements pénitentiaires se­raient meilleurs que ceux des masses rurales5 ! La presse nigérianesemble partager cet avis quand elle ose écrire que l'on vit mieux en pri-

4 Alliot, M . L'État et le dToit pénal. Paris, Cours d'institutions privées africames etmalgaches, Faculté de dToit, 1964-65

5 Tanner, RES. An East Afncan Pnson. Uppsala. The Scandmayian Institute ofAfricau Studles, 1970 142-7

121

son qu'en liberté6 . L'étude de W. Clifford réfute un tel argument car laprison est considérée comme une honte, une atteinte à la dignité dJgroupe, exception faite des détenus politiques (1964: 483). La prisonest d'autant pIns infamante qu'elle n'existait pas avant la colonisation(P Kipré, 1985: II, 208).

Le système carcéral européen s'éloigne en effet du principe de lajustice coutumière selon laquelle l'offenseur doit réparer l'offensé. Tra­ditionnellement, la justice africaine insistait sur la réparation des tortset non sur la punition. Elle cherchait à amenerles parties sur le terrainde la conciliation. Le voleur n'était pas exclu de la communauté. Lajustice traditionnelle, dit Y. Brillon, faisai t "disparaître la cause du con­flit, soit en accordantune compensation à la victime pour le préjudicesubi, soit en neutralisant le délinquant s'il constituait une menacepennanente à la bonne entente entre les membres du clan ou de la tri­bu" (1980: 106). Par souci d'équité entre la partie lésée et le coupa­ble, elle visait d'abord à la réinsertion sociale plutôt qu'au châtimentou à l'élimination. Son sens du compromis et de la palabre, au détri­ment parfois de la décision judiciaire, reposait sur la nécessité du con­sensus social dans l'application de la peine. La mort n'était utiliséequ'en dernicr ressort, et encore, dans la majorité des cas, avecl'approbation du clan de celui qui devait être exécuté, afin d'éviter desreprésailles ultérieures et l'engrenage ruineux des vendettas familiales.Le droit traditiOillle1 admettait la responsabilité collective du grouped'appartenance de l'auteur du délit. La faute était ainsi étendue dansl'espace et dans le temps; il n'y avait pas de prescription: on pouvaitêtre tenu responsable d'un acte commis par un ancêtre. Le cas de forœmajcure n'était pas reconnu7. Dans le Borno, l'ensemble du groupe dervait payer des réparations collectives si le meurtrier n'était pas retrouvé(T.N. Tamuno, 1970: 81).

La justice moderne, elle, ne sert pas la victime parce qu'elle nela dédommage pas. On pourrait arguer que l'État est responsable de lacriminalité parce qu'il n'a pas su maintenir l'ordre et faire respecter laloi. Or celui-ci collecte les amendes et prévoit rarement de compensa­tions financières pour les familles des victimes. Personne ne paie lesdégâts si, faute de preuves, un suspect est innocenté par un tribunal œl'État. La justice moderne se contente de condamner le délinquant à laprison. Au Nigeria, la section 270 du code d'instruction criminelle

6 Guardwn 281711984.

7 Rob<:rt, A.P.. L'évolution des coulumes de l'Ouest africain el la légIslation fran­~aise. Paris, Encyclopédie d'Outre-Mer, 1975: 157-8.

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pennet au juge d'ordonner la restitution de biens volés à leur proprié­taire légitime mais les cas de compensation et de réconciliation sontplus fréquents avec la justice dspensée par les native authorities (c.a.Okonkwo, 1980: 304; A. Milner, 1972: 112-37). Le juge sud­africain s'en tient à une conception plus orthodoxe de la loi occidentaleavec les sections 300 et 301 du Criminal Procedure Act de 19778.

Les connïts de droit avec la tradition

Bien qu'amendés, les codes pénaux du Nigeria comme de laZambie, du Malawi, du Kenya, de l'Ouganda ou de la Tanzanie rep0­

sent encore sur le modèle colonial des codes du Queensland (1899),d'Italie (1889), de l'État de New York (1881) et de la Sardaigne (1858).On Yretrouve des dispositions typiques de l'ère victorienne: cœdam­nations de l'ivrognerie dans les lieux publics, du jeu, de la drogue, œla prostitution, de l'homosexualité, répression de la délinquance juvé­nile pour des délits qui, commis par un adulte, ne conduiraient pas à laprison ou en maison de redressement (M. Clinard, 1973: 266).L'indirect nde des Britanniques a pourtant laissé plus de place à la jus­tice coutumière que l'administration directe des Français. L'applicationde la coutume dépendait du système administratif et non judiciaire pan:eque les pouvoirs exécutifs des chefs traditionnels faisaient de ceux-cides administrateurs avant d' être des juges (Y. Brillon, 1980: 59).

B.W. Morse distingue plusieurs cas9. La séparation complètedes droits autochtones et coloniaux, par laquelle les contacts ne se pro­duisent que par émigration ou conflits de lois, est rare. La situation desréserves africaines en Afrique du Sud pendant la colonisation britanni­que se rnpproche plus d'une coexistence biaisée. Les droits autochtonesne s'appliquaient pas aux Européens qui se rendaient dans les réservestandis que la justice occidentale sanctionnait les Noirs qui travaillaientdans les zones blanches. Dans un système de coopération, des critères

8 Milner, Alan: Mrican Penal Systems. Londres, Routledge & Kegan Paul, 1969.45; Hiemstra, V.G.: Compensationists Make no Progress, ln Midgley, J., 1975: 143·8; Scott·Macnab, D. & Khan, M.S.. Mediation and arbitration as forms of dispute settlement in SouthMrican crimmallaw. South Afncan Journal of Cnm.nal Law and Cnmmology vol.9, n·2,1985' 103·28; McQuoid·Ma8on, DJ. : The role of legal aid clinics in assisting the victirns ofcrime, ln Schurin\c, W., Snyman, I. & Krugel, W. (ed.) : Victirnisation : nature and trends. Preto­ria, HSRC, 1992.

9 Morse, Bradford W. : Indtgenous Law and Slate Legal Systems: Conflict and Campatibility, ln Morse, Bradford W. & Woodman, Gordon R.: Indigenous Law and the Slate.Dordrecht, Foris Publications. 1988: 101·20. Voir aussi: Gonidec, P.F.: Les droits africains:évolutions et sources. Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1968; Hutchinson,Thomas W.: Mrican Law. Developing legal systems in Mrican Commonwealth nations. Madi·son, The University of Wisconsin Press, 1968. 181p.

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territoriaux ou matériels détenninent la compétence des juridictions enprésence, à l'instar des native authorities du Nigeria colonial où rivali­saient sharia ct droit occidental d'inspiration chrétienne. L'incorporationpartielle, q.ù a été dans une certaine mesure le cas du Nigeria postcolo­nial où les Britanniques avaient laissé derrière eux une magistratureplus puissante que du côté francophone, intègre le droit autochtonedans les domaines où les contradictions ne sont pas trop flagrantes. Lasolution du rejet, par exemple celle des tribunaux australiens à l'égarddes Ahorigènes, est la plus extrême car elle interdit un droit autochtoneconsidéré comme trop primitif.

Les différences avec le droit traditionnel portent sur le contenudes règles religieuses ct morales, sur la nature plÎvée ou publique chpouvoir habilité à faire appliquer les sanctions et sur la notion de res­ponsahilité objectIve ou subjective, individuelle ou collective, qui 00­finit la transgression (Y. Brillon, 1980 : 42). Le vol de bétail, la con­trebande d'alcool et le braconnage n'étaient pas condamnés par la loicoutUlnière. Les autorités coloniales, qui dénoncent les pratiques"archaïques"des peuplades assujetties à leur mission de civilisation,ont le plus grand mal à faire cesser les meurtres rituels et à imposerleur loi 10. Le léglslatcur britannique essaie d'interdire la sorcellerie ens'inspirant du Witchcraft Act de 1735 et du Fraudulent Mediums Act ci:1951, qui punisscnt ce déli t d'un an de prison Il .

Au Nigeria, malgré le souci de Lugard de respecter la coutume,les autorités colomales refusent d'adrnettreles aspects les plus rétrogra­des et les plus cruels dc la tradition: le sacrifice humain à la mort deschefs, le mcurtre de jumeaux, la mutilation pour p\mir les vols (LNTamuno, 1970: 85). En décembrc 1903, l'ordalie ct la sorcellerie JUJusont mterdites l2 l,e code d'instruction criminelle barnut toute associa­tion de plus de dix adhérents qui troublerait la paix publique en incitantles populations à se soulever et à commettre des actes de violencescontre les personnes ou la propriété. Sont rangées dans cette catégoriela plupart des sociétés secrètes qui pratiquent la sorcellerie, tels les Ek­pc dcs Ibibio, les patrons Chukll lbinokpabi du culte Aro en JXlys ibo,

lOTI est vr:u que l'ancIen esclavagiste n' en était pas à une contradiction près. Le Codenoir sous Louis XlV traitailles esclaves de propriétés meubles tout en ayant le souci d'en fairede bons chrétIens. Sala-Molins, Louis. Le Code noir. Paris, PUF, 1987. 292p.

Il Kato, L L Re-Thinking Anti-Witchcraft Legislation in East Aftica. Kampala, Uni­versIty of East Aftica, SOCIal Sciences Council Conference, Makere University, 30/12/1968­3/111969, Milner, Alan African Penal Systems Londres, Routledge & Kegan Paul, 1969;Tanner, R E.S. The W,tch Murders in Sulrumaland A Sociological Cornmentary. Uppsala,Scandinavlan InslItute of Afncan StudIes, Cnme in Afnca Seties n"4, 1970.

12 Ojo, J D : The Place of Supematural Powers in the Crlminal Law Wlth ParticularReference to Nigeria NIgerian BehavlOTal SCiences Journal vol.l, n"1, 1978: 26-38.

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les Sànponn6 en pays yorouba... Chez certaines tribus de la provincedu Plateau, le principal ressentiment contre la loi britannique concernel'interdiction de la sorcellerie. Les Rukuba, par exemple, pensent queles sorciers, privés de leur impunité, vont se venger et c'est ainsi qu'ilsinterprètent une invasion de sauterelles au début des années 193013. Ilscontinuent de tuer le second né de jumeaux pour éliminer les mauvaisesprits. En pays ibibio au sud-est du Nigeria, les Annang abandonnentleurs dieux traditionnels mais craignent toujours les sorciers 14. Nom­bre de sociétés secrètes survivent dans la clandestinité. L'élite yorouba,fonnée à l'école des missions, parvient à faire enregistrer légalement lafraternité Ogboni réfonnée en 191415

En RSA, la sorcellerie fait l'objet d'une loi particulière, le Wit­chcraftSuppression Act n03 de 1957. La croyance en la sorcellerie estreconnue comme une circonstance atténuante pour l'accusé mais lescoupables ne sont pas distingués des autres criminels l6. Est responsa­ble celui qui déclare avoir "une connaissance en matière de sorcellerieou de tout autre pouvoir surnaturel" (1. Evans, 1992: 54). Malgré unamendement de 1970, la définition légale est suffisamment floue pourne juger au tribunal que les affaires ayant entraîné des blessures ou lamort. Une nouvelle loi, qui devait être votée en 1996, est censée re­connaître les mérites des guérisseurs traditionnels l ?

LE RÔLE DE LA CHEFFERIE

Les chefs coutumiers, qui rendaient autrefois la justice, ont per­du en Afrique du Sud un pouvoir que le Nigeria a mieux conservé.L'autorité politiquc et morale qui leur reste est-elle donc susceptibled'encadrer les populations en ville, hors du terroir traditionnel 18 ?Alors qu'en milieu urbain Taccèsà l'instruction représente une chargede plus en plus lourde pour des familles entières, [... ] penser qu'un œn-

13 Muller, J C : Droit coutumier et structures juillciaues nouvelles: quelques consi­dérations L'Afrique occidentale. développement et société. Université de Montréal, Centre In­ternational de Criminologie comparée, 1972 372

14 Messenger, J.C. : ReliglOus acculturntion among the Annang Thibio, ln Bascom,W.R. & Herskovits, M J.: Continuity and change in Mrican Cultures. Chicago, 1959.

15 Dally TImes 3n/1993.

16 La sorcellerie, assimilée à une simple mamfestation de la superstibon, pennet en ef­fet aux accusés de se servir de la croyance populaire comme d'un élément de défense. Motshek­go., M. : The Ideology behind Witchcraft and the Principle of Fault in Criminal Law, ln Hunt,J. Law and Justice in South Mrica. Institute for Public Interest Law and Research, Centre forIntergroup Studies, 1992

17 Weekly MaIl 14/6/1996. 10

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forcement des mécanismes de contrôle traditionnel suffirait à maintenirla délinquance juvénile dans des formes et des proportions tolérables"apparaît illusoire à I. Thal:md19. En revanche, l'influence des chefspeut être porteuse de violence, soit de façon active, par exemple à pro­pos des conflits de succession, soit de façon passive, quand la montéede la délinquance est interprétée comme une conséquence du relâche­ment de l'encadrement tribal20.

RSA: des chefs de pacotille dans des réserves africaines

Comme au Nigeria où la politique coloniale d'administrationindirecte respecte plus les structures traditionnelles dans le Nord qœdans le Sud, les chefferies d'Afrique du Sud gardent un certain pouvoirchez les Zoulous et dans les homelands mais sont quasi-inexistantesdans le reste du pays. En pays xhosa, la politique d'administration d­recte des gouverneurs du Cap Benjamin D'Urban (1834-1838), HarrySmith (1848) et George Grey (1854-1861) s'oppose à celle du gouver­neur du Cap oriental en 1836, Andries Stockenstrom, qui consiste àconclure des traités avec les chefs noirs. Elle conduit à entreprendre desguerres frontalières, à remplacer les agents diplomatiques de Stockens­trom par des magIstrats, à réduire le salaire des chefs traditionnels, àpermettrel'établissement de colons blancs et, finalement, à annexer laprovince de Victoria en 1847 et de la reine Adelaiôe en 1835, l'actuelCiskei, qu'on appelle alors la Kaffraria. Malgré les réticences britanni­ques à engager des fonds pour s'avancer au-delà de la rivière Kei, lesThembu, les Bomvana, les Gcaleka et les Pondo subissent un pareilsort en 1885.

A l'arrivée des Européens, les chefs tswana qui savent s'adapteret maintenir leur autorité perdent aussi leur indépendance économiqueet, à terme, politique21 . Le prestige d'un Jantje Mothibi, chef desTlhaping dans le sud du pays tswana, est rogné par le commerced'alcool, la "subversion" religieuse des missionnaires et la spéculation

18 Gulkind, Peler C W. : African Urban Chiefs : Agents of Stability or Change? 1nMeadows, Paul & Mizruch!, Ephraim H. : Urbanism, urbanization and change: comparativeperspectives. Reading, Mass., Addison-Wesley Pub. Co.. 1969.

19 Thabard, 1. : QueUes approches de la délinquance juvénile en Afrique? EnvITon­nement afncalll 39, 1979 1-53.

20 Voie par exemple Leakey à propos de l'apparition de hors-la-loi "Jangln en payskikuyu au Kenya. Leakey, L.S.B. : Mau Mau and Ihe Kikuyu. Londres, Methuen, 1952: 78.

21 Shillinglon, Kevin. The impact of the diamond discoveries on Ihe Kimberley hin­terland: da.. formation, colonialism and resistance among Ihe Tlhaping of Griqualand West inIhe 1870's, .n Marks, S., 1982: 99-118.

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des colons européens sur la terre. La rébellion de son fils en 1878échoue. D'autres chefs traditionnels, comme ceux des Tsonga, prolon­gent leur contrôle, notamment par le biais de la fixation du prix desdots et de l'âge au mariage. Mais dans les années 1890, la moitié de lamain d'oeuvre masculine tsonga du sud du Mozambique émigre enAfrique du Sud, et 30% à 40% ne revient pas. La pénétration portu­gaise hâte ces déIEts22. Les chefs kwena en pays sotho, déterminés àconserver leur pouvoir militaire, envoient délibérément, eux, des jeu­nes gens travailler dans les mines pour en rapporter des armes23 . Aprèsl'établissement d'une colonie anglaise au Cap et une résistance mas­sive aux campagnes dedésannementdes années 1880, les chefs kwenas'allient aux Britanniques pour perpétuer leur domination. Les dynas­ties Khama des Ngwato du Bechuanaland et Dhlamini du Swazilandchoisissent la même voie. Les tribus rebelles, elles, voient leurs terresconfisquées, comme les H1ubi de chef Langalibalele en 1873.

A l'aube du XXème siècle, la société zouloue apparaît commeun "anachronisme"bien qu'elle ait connu l'expérience d'une économiede production avant la colonisation et que la prolétarisation des Noirsdans le reste du pays soit loin d'être achevée (S. Marks, 1982: 19). Ala différencedes Tswana, des Sotho ou des Tsonga après leur conquêtedans les années 1880, les Zoulous restent plus longtemps à l'écart œla mainmise coloniale et de la nouvelle donne économique. Le systèmede Theophilus Shepstone, l'administrateur britannique du Natal dansles années 1840, préserve la loi coutumière avec quelques modifica­tions. La défaite anglaise de 1879 vaut aux Zoulous un respect qui,dans la littérature coloniale comme dans les agissements des représen­tants de la Couronne, va en faire un peuple à part.

Le gouverneur du Natal, Gamet Wolseley, impose un accord œpaix qui divise l'empire zoulou en treize chefferies et fait nommer leschefs par l'administration britannique. Une telle politique suscite biensûr des conflits internes au sein des 102 tribus répertoriées officielle­ment, voire créées de toutes pièces par les autorités coloniales24. Cel-

22 Banie., Patrick: Kinslùp, ldeology and the nature of pre-colonial labour migra­tion: labour nugration from the Delagoa Bay hinterland to South Mrica, up to 1885, .n Marks,S., 1982. 142-66

23 Kimble, Judy: Labour migration in Basutoland, 1870-85, .n Marl<s, S., 1982:119-41

24 Sur 173 chefs ou têtes de clans, 74 avaient été nommé. directement ou créés pourprendre en charge des tribus dispersées Natal Native Affairs Commission: Report and evidenceof the Natal Native Affairs Comnu8SÏon. Pietermaritzburg, Govemment Printer, 1882: 33 ;Welsh, O.: The mols of segregation: native policy in colonial Natal, 1845-1910. Le Cap, ox­ford University Press, 1971 : 116 & 119; Brookcs, E.R. & Webb, C. de B.: A history of Na­tal. Pietermaritzburg, UnivefSlty of Natal Press, 1979; Bryant, A.T.: The Zulu people as theywcre bcfore the white man carne. Shutcr & Shooter, 1967 ; Davenport, T.R.H., 1991 : 152.

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les-ci mettent en place des indulla qlÙ n'ont rien de traditionnel et dontle titre n'est pas héréditaire. Les régiments I1npl sont démantelés. Unetaxe d'habitation, la hut tax, est imposée en 1889, après que Dinuzulu,fils et successeur du dernier roi zoulou Cetshwao, a été exilé25 Encer­clé, le pays zoulou succombe alors à la pénétration de l'économie œmarché. Les jeuncs migrent à la vil1e malgré le contrôle des chefs œvil1ages sur le mariage et le maintien d'une éducation traditionnelle.Les lois d'exemption de 1865, qui permettent aux Noirs civilisés etchristianisés amakholwa d'échapper au contrôle trihal, creusent le cli­vage cntrc un Natal urbanisé et moderne et un Zululand rural et tra(li­tionaliste. Les Britanniques rattachent leur protectorat zoulou à la pro­vince du Natal en 1897 après avoir absorbé la république boer de Nata­lia.

l.cs autontés coloniales laissent donc peu de pouvoir aux chefstraditIOnnels, relégués cn milieu rural au plus has niveau de la hiérar­chie dcl 'État. Les hanlu COImmSSIOners courts, créés en 1927, coexis­tent avec la justH':C occidentale. En milieu urbain, ies chefs se com­promettent dans des tribunaux informels makgotla, en même tempsqu'ils scrvent d'informateurs aux autorités coloniales désireuses œtrouver un relaiS tribal daJls les compounds miniers puis lestownslups2G Dans la banlieue du Cap par exemple, les six chefs dIquartier de Langa encadrent l'arrivée des migrants du Ciskei et dITranskei ; dans les foyers pour hommes, des conseils d'Anciens rè­glent les disputes27 Pour M. Brogden et C Sheanng, cette tentativede reVitaliser la justice traditiomlel1e dans les townships est de la mêmevcine quc la constitution de polices municipales nOires pendant l'étatd'urgence (1993: 143). Elle vise à restaurer l'ordre par procuration ct àmOindre coût. Elh: échoue à cause de la pression populaire des CiV1CS

hien que la justice informelle reste la première façon d'adjuger les dis­putes pour les moins évolués (W. Seharf, 1990 : 706).

Aujourd'hlll regroupés au sein d'1ll1e Confédération des leaderstraditionnels d'Afrique du Sud, la CONTRALESA, les chefs coutu­miers n'ont gardé quelque pouvoir qu'en milieu mral, principalementd,ms les homelands à travers les réseaux de l'Inkatha, du Parti national

25 Guy. Jeff '1 he destruction and reconstrucbon of Zulu society. ln Marks, S.,1982 167-94

2G Bunnan. S Il The Role of Street Committees: Conbnuing South Afnca's Praeticeof AlternatIVe Justice, ln l'order. If . Democraey and the Judiciary. Le Cap, IDASA, 1989:Coder. H Cluefdom PoIlhes and Allen Law Londres, McMiIlan, 1981; Hund, J. & KolU­Rammopo. M Jusbce JO a South African Townslup : The Sociology of Makgotla Journal 01C'omparculve Ju'tlce 0/ InternatIOnal La... III South Afnca vol 16. juil 1983

27 Wilson. Mon". & Mafcje. Arcluc : Langa • study of SOCIal groups in an afncan10\\TIslup Le C.p, OxforJ UnivenHty l're'5. 1963.

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indépendant au Transkei, des mouvement Bafokeng au Bophuthatswanaou Dikwanakwetla de Charles Mopeli dans le Qwaqwa, du Parti dJpeuple de Cedric Phatudi dans le Lebowa ou du Parti populaire indé­pendant de Baldwin Mudau au Venda. Dans les villes de l'Mrique dJSud blanche, les chefs sont concurrencés par les partis politiques mo­dernes. Une loi de 1977 autorise le ministère du développement et de lacoopération à conférer aux conseils municipaux noirs des pouvoirs d:juridiction civile et criminelle aussi étendus que ceux des chefs lIali­tionnels dans les homelands. Les homelands eux-mêmes présentent dessituations diverses. Au Transkei, premier des bantoustans à obtenir uneautonomie de gouvernement en 1%3, le futur président Kaizer Matan­zima est le favori de Pretoria, qui lui a taillé une Assemblée sur me­sure, constituée de 64 chefs traditionnels et de 45 membres élus.L'opposition du Parti démocratique pour le progrès, qui remporte doocen vain la majorité des sièges aux élections de 1963, est tenue par lechef des Thembu, Sabata Dalindyebo, et demande la réintégration àl'Mrique du Sud. Dalindyebo, menacé d'arrestation en 1980, doits'enfuir en Zambie, où il prend contact avec l'ANC. Au contraire dansle KwaZulu, c'est le premier ministre Buthelezi qui refusel'indépendance et qui s'oppose à ce que Pretoria manipule le roiGoodwill (f.R.H. Davenport, 1991 : 362-3 & 376-7).

A la différence de l'ANC, l'Inkatha cultive des clientèles lIali­tionalistes. L'induna, tête de clan en pays zoulou, joue un rôle impor­tant28. Sur quelque300 chefs amakhosi dans le Natal, seulement 5 ontrejoint les rangs de l'ANC29. Le modèle du roi Chaka est régulière­ment invoqué. li s'agit, selon F. Lafargue, d'un "mythe guerrier mé­thodiquement inculqué et proclamé"30. Lorsqu'ils manifestent, les Zou­lous s'habillent avec leurs anciennes parures de combat, brandissentleurs armes traditionnelles, poussent leur cri usuthu et entonnentl'lzibongo, leur vieux chant de guerre3 1. Les impi, groupes de jeunesmilitants issus des Youth Brigades de l'Ink:atha, font clairement allu­sion aux régiments de Chaka. Ils sont recrutés dans les zones rurales,parmi ces travailleurs célibataires qui vivent dans des hostels à proxi-

28 Selon un sondage effectué par l'Institut de l'Inkatha dans les bidonvilles de Dur­ban au début des années 1980, 33% des résidents estiment que l'induna a une fonctiond'adjudication des disputes et de lune contre la criminalité, 48% Y ajoutent une fonction admi­nistrative et politique qui va de la redistribution des terres à l'organisation des camps de squat­ters. Schlemmer, L., 1985: 41.

29 LibératIon 3/5/1995.

30 Lafargue, François; Les Zoulous etl'Inkatha. Hérodote n·65-66, juil. 1992: 140.

31 Moutout, Corinne: La nation zouloue se replie sur sa tradition guenière. Libéra-tIOn 4112/1992.

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mité des grandes villes. L'inkatha, dont le parti de Buthelezi tire sonnom, désigne "un cercle tressé en tissu ou en herbe utilisé pour letransport des charges sur la tête des femmes". II s'agit aussi d'un"anneau magique composé d'herbes choisies par un sorcier. Cet anneauassure à la tribu la loyauté de son porteur. L'Inkatha ya ka lulu signi­fie ainsi l'anneau symbole du peuple :wulou"32. Conformément auprotocole, M.G. Buthelezi, petit-fils du roi Dinizulu, est devenu am­

seiller du roi Cypnan qui a accédéau trône en 1951. Sa formation juri­dique et son éducation occidentale ne lui ont rien enlevé de son auratraditionnelle.

Si ButheleZl a su manipuler la royauté zouloue, nombre œchefs se sont laissés prendre dans la spirale de la violence politique.Ceux qui se sont rangés dans un camp ou dans l'autre sont devenus descibles de choix33 Le roi zoulou Goodwill Zwelithini n'a pas eud'influence suffisante pour sen'ir de médiateur entre l'ANC etl'Inkatha34. En mars 1994, il a proclamé sa souveraineté sur la pro­vince du Natal et s'est placé du côté de l'Inkatha quant il a appelé sessujets à ne pas voter aux élections multiraciales d'avril. Puis il s'estquerellé avec son oncle et "premier ministre" Buthelezi, ce qui a laisséla voie libre au prince Mcawyizeni Zulu, l'aîné des membres de la fa­mille royale mais un membre de l'ANC qui avait été régent avantd'êtremis sur la touche par le chef de l'Iokatha. En septembre le roi aboudé la fête annuelle de Chaka car Buthelezi y avait refusé la présencedu président Mandela.

A cet égard, les autorités coutlunières n'ont même plus la neu­tralité qui aurait pu leur valoir de partiL'iper aux affaires publiques à œ­faut de rendre la justice. Elles n'en restent pas moins des enjeux, sur­tout dans le Natal, qui là encore fait exception. Pour contrebalancerl'influence de l'IFP en vue des municipales de 1996, le gouvernementcentral a en effet décidéde rétribuer directement les chefs zoulous. Maisceux-ci peuvent choisir comme par le passé d'être rémunérés par laprovince, aux mains de l' IFP. La Cour électorale a sauvegardé leur in­fluence en refusant d'intégrer les circonscriptions tribales dans les vil-

32 Lafargue. François. 1992. op. cil. : 142.

33 Chef Ampie Mayise a ainsi été assassiné par des vigiles de droite en janvier 1986 ilLeandra. une townslùp de r est du Rand où il avait pris la tête d'un comité d' action contre lesexpulsions En février 1991 dans le Natal ont été tués il Pietermaritzburg et il Wasbank un an·cien président de la CONTRALESA. chef Mlùabunzima Maphwnulo, proche de r ANC, et chefMzomdanza Mpungose. Haysom, N., 1989' 192: Sunday Tribune 14/10/1990, n° spécial:20-1

34 Trlbute, JHB, mai 1994: 38-42 & 118.

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les35. Dans les collectivités rurales, ces chefs se sont vus attribuer au­tomatiquement 20% des sièges, au prorata de leur nombre, de pair avecles 10% réservés aux fenniers blancs du Natal, ce qui, connaissant lessympathies pro-Inkatha des uns et des autres, a désavantagé le parti lXMandela, mieux implanté en milieu urbain36.

Nigeria: le poids de la tradition

Au Nigeria, les chefs coutumiers sont encore plus influents, enparticulier dans le Nord. Dans le Sud, où les unions tribales accapa­raient le devant de la scène, ils ont été incorporés dans des mouvementsmenés par des notables éduqués dans les écoles de mission, notammenten pays ibo. Les associations ethniques y ont joué un rôle de média­teur, à l'instar de l'Union Ibibio avec les autorités coloniales en 1947pour mettre fin aux meurtres commis par une Société de l 'homme­léopard37. L'Union Ibibio a mené sa propre enquête et organisé des pa­trouilles de nuit dans les villages. Grâce à son implantation, elle a in­voqué les rituels traditionnels et fait prêter aux populations le sermentmbiam, qui consistait à éradiquer le mal en répétant des incantationsjurées sur la tête d'une poupée. En se mettant au service de la loi colo­niale, elle a ainsi reçu les félicitations du gouverneur de la région Est,F. BernardCarr, lors d'une tournée officielle. Son très controversé se­crétaire généml, Usen Udo Usen, était même de notoriété publique uninformateur permanent de la police. D'un autre côté pourtant, l'UnionIbibio a critiqué les abus de l'état d'urgence et du couvre-feu imposésdans les régions d'Abak, d'Opobo et d'Uyo ; la police se nourrissaitsur la population et la justice acquittait d'autant plus rarement les sus­pectsqu'elleempêchaitceux-ci d'apporterla preuve de leur innocence.L'intervention de l'Union Ibibio a permis à l'obong (chef) d'IkpaNungAsang, arrêté à Esene, d'êtrerelâchéfautedepreuves. L'Union Ibibio atoujours cherché à sauvegarder la culture locale, niant ses aspects lesplus rétrogrades, en l'occurrence les sacrifices humains, et refusantd'admettre l'existence de de sociétés secrètes liées aux cultes tradition­nels.

Une bonne partie de la population continue aujourd'hui d'avoir

35 Le Monde 1911211995: 6.

36 Weekly Mali 21/6/1996: 9-10 & 121711996: iii.

37 Udoma, Udo : The Story of the Ibibio Union. Ibadan, Spectnun, 1987: Il 6-47.

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recours aux chefs de lignage ou de quartiers pour régler les différends38.

Pour les petits délits, cela pennet aux solidarités familiales d'exercerleurs talents de conciliation. La palabre fait taire les tensions nées œl'agression verbale et résoud bien des conflits. Le citadin ne s'adressede lui-même à la police que lorsqu'il ne peut pas obtenir réparation au­trement (Y. Brillon, 1980: 167-8). La justice de l'État entraîne en ef­fet trop de frais et dramatise les litiges au lieu de les régler à l'amiable.Les procédures d'aide judiciaire, limitées aux seules affaires criminel­les, restent rarissimes. Au contraire, la justice traditionnelle constitueun garde-foucontre la violence et a une fonction de maintien de l'ordre(A. Bozeman, 1976: 166-174; T.N. Tamuno, 1970: 84).

A l'indépendance, les chefs traditionnels du Nigeria perdent lesfonctions exécutive, législative et judiciaire dont ils avaient pu bénéfi­cier avec le système ffindirect rule. L'arrivée au pouvoir des militairesréduit leur participation aux affaires publiques. Les tribunaux, les pri­sons et les polices des native authorities sont abolis par la commissionGobir en 1%7, pnvant surtout les émirs du Nord d'une grande partie œleur pouvoir39. A la même époque dans la banlieue de Mushin à Lagospar exemple, les militaires imposent de nouveaux chefs, les adugbochoisis en fonction du lieu d'habitation, pour représenter les migrants,et les idile choisis en fonction du lignage, pour représenter les autoch­tones awori (ST. Barnes, 1986: 109ss). Cette situation favorise lacompétition entre les deux factions, qui se disputent le titre de baba!Sale ("père du quartier").

Le cosmopolitisme et la modernité du milieu urbain balayentl'influence des chefs. Ainsi d'Ibadan, ville traditionnelle où le vassalbaie de l'alafin avait réussi à obtenir son indépendanceà la faveur de ladécomposition de l'empire d 'Oyo, 1ui qui n'étai t au mieux que le doyenkakanfo des guerriers et un conseiller principal bashorun auprès de lacour. Quand les Britanniques prirent possession d'Ibadanen 1894, ils ytrouvèrent une hiérarchie traditionnelle typique du pays yorouba: deschefs bale, des seigneurs de guerre balogun, des jeunes guerriers seriki,des princes mogajl et une reine des marchés lyalode. Trois ans après, lepremier gouverneur d'Ibadan, F.C. Fuller, réduisait de plus de moitié lenombre des membres au conseil des chefs. En 1936, alors qu'un redé-

38 Hérault, G., 1995: 401-19. il s'agit d'un résumé en fran~ais d'Isaac, A.O., Awe, T.,Hérault, G. & Omitoogun. W.. Informai channels for conflict resolutioo amoog the urban poorin Ibadan, Nigena. Ibadan, !FRA, 1995. 114p.

39 Marenio, OtMn . Policing Nigeria. Afncan Slud,es Revu"" vol. 28, 0°1, mars1985.83-7; Lawal, NaJeem Ade. The positioo of chiefs, In Panel, 1989: l, 69-88.

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coupage administratif séparait Ibadan d 'Oyo, le baIe devenai t l'olubadande la ville avec la qualité d'un 000 mais sans le respect qu'inspirait au­trefois un tel titre. Les nominations d'olubadan, contrôlées par les &i­tanniques, furent très souvent contestées par des associations locales oula chefferiede la région, qui voyait d'un mauvais oeil les autorités c0­

loniales accorder des titres au mérite pour récompenser des hommesd'affaires dynamiques ou des autodidactes. Dans les années 1940 et1950, la division d'Ibadanen 62 quartiers et la mise en place d'un con­seil municipal en partie élu achevèrent de rogner l'influence des chefstraditionnels en plaçant à des postes de pouvoir une nouvelle élite occi­dentalisée et éduquée. En 1952, le comité Hayley, qui réorganisait Iba­dan en 47 unités administratives, a directement mis en conclUTence leschefs nommés par la native autJwrity avec les conseillers municipauxélus, sept fois plus nombreux (J. Labinjoh, 1991: 19ss, 28 & 49).

Dans les villes haoussa, les émirs sont en revanche restés puis­sants. Bryan Sherwood-Smith, gouverneur du Nord de 1952 à 1957,n'a pas réussi à se débarrasser d'émirs autoritaires et corrompus pourdémocratiser la région. Malgré la fragmentation des émirats après1966, le personnel administratif des nouvelles collectivités locales estresté le même que celui des native autJwrities et a continué à prêter al­légeance aux chefs traditionnels. Les mariages entre les familles desémirs et celles des gouverneurs militaires ont pérennisé les réseauxd'influence traditionnels.

Le titre de chef reste recherché même dans le Sud. Il est prisépar les hommes d'affaires, tel Gabriel Igbincdion, l'esama de Benin, caril consacre leur réussite'ID. Il sert de tremplin électoral aux hommes p0­

litiques qui manipulent les affiliations tribales. La possession d'un ti­tre de noblesse est presqu'un préalable à une campagne électorale etNnamdi Azikiwe s'honorait ainsi d'être l'owelle d'Onitsha. Une loi œ1981 dans l'État de Lagos punit d'ailleurs d'une peine allant jusqu'àdeux ans de prison les usurpateurs dont le titre n'aurait pas été reconnupar le gouverneurH .

Malgré cette influence, on peut douter des capacités de média-

'ID Voir aussi Hanna, W J . Influence and Influentials in Two Urban-Centered AfricanCommunilles . Polyethnicity and Political Integration in Umuahia and Mbale. Comparallve Po­illles vol.2, n"l, oct. 1969: 31

41 0u1Te les titres héréditarres comme ceux de l'oba de la ville ou des Idl1e awori dansla banlieue de Mushin, les chefs de qwu1iers sont nommés au mérite avec une cérémonied'intronisation publique """ye. Bames, ST.. Patrons and power: creating a political communi­ty in metropolitan Lagos Londres, Manchester University Press for the Intemationa1 Africau Ins­tilule, 1986.

133

tion des autorités coutwnières auprès du gouvernement. Les divergen­ces politiques ont pu aboutir à la déposition de chefs traditionnels auNigeria ou à leur élimination physique en Afrique du Sud. Dans un cascomme dans l'autre, le courant favorable à leur abolition est toujoursfort42. Des chefs ont certes servi d'intermédiaires entre les villageoiset les compagnies pétrolières. Dans l '!mo par exemple, le nse obid'Egbema se plaignait que "la Shell extrayait du pétrole [dans son vil­lage] depuis 21 ans et n'avait distribué que 21 bourses d'études secon­daires". Mais il n'a pas pu empêcher que les villageois prennent enotage une quarantaine d'employés de Shell en avril 198643 . Les chefsdu Rivers ont même été accusés d'empocherles prébendes au détrimentdes communautés, ils se sont faits traiter de "vautours" par les jeunesen pays ogoni44. À Onitsha, le comité de paix mis en place par un an­cien gouverneur de l'Anambra pour mettre fin à une guerre entre com­merçants n'a jamaIs réussi non plus à réconcilier les partis parce qu'ilassociait en son sein des chefs traditionnels ayant chacun des intérêtsdans une desfaclJons en présence45.

De toutes façons, la fonction de contrôle des chefs surl'administration se base sur un pouvoir d'enquête ou de recommanda­tion publique plutôt que sur un droit d'appel contre une décision gou­vernementale. Au Nigeria, il existe depuis 1990 une Public Com­plaints Commission ... qui fait statistiquement apparaître les Yoroubacomme étant les plus "râleurs" ! Elle a repris l'idée de créer une com­mission des réclamations publiques, déjà établie sans succès par le 0&­cret n031 de 1975. Mais elle touche surtout les élites urbaines et nejoue pas de rôle médiateur dans les conflits46. D'après la section 8 de laConstitution nigériane de 1989, le Conseil national des chefs tradi­tionnels n'a quant à lui qu'un rôle consultatif.

42 Bitiyong, BIlly' The Chiers. In Panel. 1989: l, 140-61.

43 Sunday SlaleSman 11/5/1980; Nlgenan T.de 18/4/1986.

44 Saro-Wiwa, Ken. Interview dans Tell 31/1/1994: 19.

45 TSM 16/1/1994' 13-4

46 Le modèle suédois de l'ombudsman en 1809 a pourtant fait des émules. Le Parliacmentary Commissioner Act britannique de 1967 a été étendu awt coUectivités locales en 1974,l'Ombudsman Act australien de 1976 a été amendé en 1983 pour élargir ses compétences àl'armée L'Afrique a connu des tentatives de ce genre, peu probantes: un ombudsman en 1984au SwaZLland, aboli trOIS ans plus tard par un décret royal; un autre au Zimbabwe en 1980 avecune Juridiction (mutée et peu de moyens; un cabinet d'avocat en Namibie, régi par une loi de1990 et l'article 89 (4) de la Conshtution... Cf. Ayeni, V . The Adoption of the OmbudsmanPlan. Background and Aftennath of Deceee 31 of 1975. The Ombudsman Journal (Alberta) 4,1984-1985; Ayem, V. Complaints and Management in Nlgeria's Urban Society, ln Onajide,M.O.. Adedeji, B o. & Awotokun, AM RevitalisUlg the Urban and Rural Centres of Nigeria.Ile-Ife, Obafenu Awolowo University Press, 1990: 289

134

Chapitre 5

DE LA SANCTION A LA PREVENTION

Le droit d'inspiration occidentale, lui, revendique un monopoleque contrecarrentdes pmtiques populaires plus ou moins liées à la tra­dition. Parndoxalement, il met en place plusieurs sortes de justices:une pour les Noirs et une pour les Blancs dans une Afrique du Sud sé­gréguée, une pour les pauvres et une pour les riches dans un Nigeriacorrompu, ou encore une pour les musulmans et une pour les chré­tiens 1. Les méthodes de prévention sociale de la criminalité restent, el­les, marginales.

AFRIQUE DU SUD: LA LOI DES BLANCS

L' apartheid ne respecte pas l'habeas corpus, notamment ce prin­cipe de base de la loi anglo-saxonne selon lequel toute personne arrêtéeest innocente jusqu'à ce que sa culpabilité soit prouvée. A la différencedu système inquisitorial français, explique un adjoint du procureur gé­néral à la Cour suprême de Johannesburg, le suspect est innocent dansle modèle britannique. C'est à la police d'apporter la preuve de sa cul­pabilité. L' accusé a le droit de ne pas répondre aux questions tant qu'iln'y a pas de preuves formelles contre lui.

Or l'imposition du pass oblige les citadins noirs à apporter lapreuve de leur innocence, sous peine d'être expulsés. D'après la section10 de l'Urban Areas Act de 1945, ils doivent montrer qu'ils résident enville depuis au moins quinze ans, qu'ils ont trnvaillé de façon continuepour le même employeur pendant une période minimale de dix ans,qu'ils ne sont pas employés ailleurs, qu'ils n'ont jamais été condamnésà une amende de plus deR500 ou à une peine de prison de plus de sixmois, ou qu'ils sont la femme, la fille non-mariée ou le fils de moinsde dix-huit ans d'un Africain qualifié à rester en ville. Un arrêté œ

1 Odekunle, O. : Capitalist &onomy and the Crime Problem in Nigeria. Con/empara·ry CrISes 2, 1978: 86-94.

135

1968, la proclamation R74, considère qu'Wl contrat de travail renouve­lé tous les ans ne valide pas la période de dix ans nécessaire pour pré­tendre habiter en ville. En d'autres termes, cela contraint le travailleurmigrant à retourner chaque année dans son homeland afin d' Yêtre recru­té à nouveau en vertu du système dit de call-ill-card, qui permet à Wl

employeur européen de stabiliser sa main d'oeuvre. Si des juges finis­sent par admettre que les dix années continues d'emploi sont plus unequestion de substance que de forme et ne sont pas interrompues par uncongé maladie, des vacances ou le renouvellement annuel d'un contratde travail, ils ont généralement une intelprétation stricte et très for­melle de la loi alors que, sous d'autres latitudes, on évite de diviser lesfamilles et de briser les mariages parce que ce serait contre les ''bonnesmoeurs". Le droit d'appel contre les décisions administratives relativesà l'expulsion est des plus limités. TI n'existe pas de délai de grâce pourprouver ses droits (M. Sher, 1985: 74-8).

Avec l'apartheid, les juges sont bien entendu exclusivernentblancs. Cela n'empêche peut-être pas les associations d'avocats d'être àla pointe de protestations contre la ségrégation2. Mais l'assise du sys­tème judiciaire est compromise par un problème de légitimité qui nuità son efficacité. Dans le Natal par exemple, seulement un accusé sursix est convaincu coupable de meurtre3 . La justice a un impact limitéen milieu noir à cause des barrières linguistiques, de l'impréparationdes dossiers et de la méfiance des populations. Celles-ci sont convain­cues que le tribunal est raciste de la même façon que la police est liée àl' Inkatha et à l'extrême droité.

La prison des Noirs

La preuve en est que les Noirs vont plus facilement en prisonqueles Blancs. En 1968, le tribunal pour enfants du Cap condamnait60% des délinquants noirs au fouet, contre 12% des blancs. En 1987,les chiffres pour les adultes dans la région du Cap étaient respective­ment de 72% et 16%5. De juin 1982 à juin 1983, sur 81 Noirs con­vaincus d'avoirtué des Blancs, 38 ont été condamnés à mort et exécu­tés, tandis que sur 52 Blancs convaincus d'avoir tué des Blancs, un seul

2 Abel, R.L Politics by other means : law in Ihe slruggle againsl apartheid, 1980­1994. Londres, Routledge, 1995 664p.

3 Kockoll, Fred: Breakdown of Law and Order. Sunday T71bune 14/10/1990, nOspécial' 8.

4 Marais, E. : Police Community Relations in the Natal Conflict. Uruversilé du Cap,Association of Sociologisls of Southem Africa, Conference Paper. 1991.

5 Slolh-Nielsen. J.: Legal Violence: corporal and capital punishmenl, ln McKendrick,B,1990:80.

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a été pendu et sur 21 Blancs convaincus d'avoir tué des Noirs, aucunn'a été exécuté. En 1993 encore, un fermier blanc n'était condamnéqu'à une amende pour le meurtre d'un paysan noir qui avait tué sonchien!

La commission Lansdown en 1949 recommandaitla flagellationdans les ~risons parce que c'était la punition "la plus efficace"contreles Noirs . En 1952, le NP mettait en place une législation qui rendaitle fouet obligatoire dans bien des cas. Cinq ans plus tard, l'applicationde la peine de mort était élargie aux rapts d'enfants, aux kidnappings etaux vols avec circonstances aggravantes. Les périodes de troubles,quand l'hégémonie de l'État a été menacée, ont favorisé le recours auxpunitions corporelles en milieu carcéral.

Pour les hommes de moins de vingt-et-un ans, le Criminal Pro­cedure Act n051 de 1977 prévoit une bastonnade à huis clos de septcoups de cannes maximum après la délivrance d'un certificat d'aptitudephysique par un chirurgien agrémenté et avec la possibilité de la pré­sence des parents ou tuteurs. Pour les adultes entre vingt-et-un et trenteans responsables de vol, d'effraction, de meurtre, de sédition ou de vio­lence publique, la punition consiste en un maximum de sept coups cl:fouets ... contre cent au début du siècle. Chaque année, jusqu'à 40.000personnes sont ainsi fouettées dans les prisons, en majorité des jeu­ness.

Avec cela, la RSA de l'époque a un des plus forts taux mon­diaux de population en prison: 440 détenus pour 100.000 habitants(B. McKendrick, 1990: 255 ; J. Midgley, 1975). La moyenne journa­lière en 1990 est de 97.666 prisonniers dans quelque 80 établissementsprévus pour n'en accueillir que 83.986. On procède à 333 incarcéra­tions par mois, contre 97 en Grande Bretagne9. Les services péniten­tiaires, avec 6.638 employés, sont surchargés. L'Afrique du Sud necompte qu'un gardien pour 12 prisonniers, contre un pour 0,99 enAustralie, 1,2 en Grande Bretagne, 1,7 au Swaziland et 3,1 au Botswa­na10. En 1991, les 107.500 prisonniers du pays coûtent chaque jourR5 millions et il faudrait construire 24.000 places supplémentaires, àraisondeR75.000 parcellule(L. Glanz, 1993: 457; G.T. du Preez,1992: 11).

Beaucoup de prisonniers, Blancs y compris, appartiennent à desgangs, reconnaissables à leur tatouage et à leur argot. Il y a la société

6 Weekly MaIl 17/1111989.

7 Lansdown CommissIOn of Inquiry on Penal Policy. UG 47/47. cilé ln McKendrick,B., 1990' 75.

S Slolh-Nielsen, J, 1990, op. CIl.; 78; Niero Annual Report, Johannesburg, 1990­91: 14.

9 Niero Annual Report, 1990-91 ; 5 & 13.

10 Clllzen 3/9/1994.

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secrète des Ninevites au début du siècle, puis ses héritiers les 26' s, les27' s et les 28' s, ou encore les Gennans, le Kettang et les Scorpionsmétis du Capll. Les Air Force, équivalent chez les Noirs de l'équipe œrugby des Springboks chez les Blancs, aident les 28' s en provoquantdes mutineries pour favoriser les évasions. La mafia des Big 5 organisele monopole du racket et collabore avec les autorités pénitentiaires.Pour l'écrivain afrikaner B. Breytenbach, qui a passé sept ans de sa vieen prison sous l'inculpation de terrorisme, les gangs de Pollsmoor auCap sont spécialisés qui dans la contrebande pour les 26' s, qui dans lemeurtre igazi ("sang') pour les 27's, qui dans la prostitution homo­sexuelle pour les 28' s12. Ds sont organisés avec une hiérarchie mili­taire et ont leurs "tribunaux" pour juger les traitres. Ds pratiquent desmeurtres rituels et l'anthropophagie. En l'absence d'armes à feu, ra­conte un ancien détenu à Johannesburg, on tue à main nue en piétinantà plusieurs le corps d'un ennemi ou d'un "mouton" plaqué au sol. lavie carcéraleest ponctuée de règlements de compte et de viols. On ap­pelle les violés wyfie ("petite femme'). Les nongolos des 28's, qui ti­rent leur nom d'un fondateur mythique, portent la couleur du noir pmœqu'ils pratiquent l' homosexualité la nuit. Ds vivent après le coucher dlsoleil utshonalanga et on les appelle aussi itole elimyama, "les mol­lets noirs". Par opposition, "les mollets blancs" itole elimhlope des26' s travaillent après le lever du soleil mpwnalanga. Leur couleur estle blanc et le rouge; leur domaine, l'argent et le sang. Le symbole des26's consiste en deux couronnes, celui des 28's en un livre ouvert etun coucher de soleil (D. Reed, 1994: 143-4). Les tatouages de prison­niers sont des marques d'identification et parlent des dangers de la viedans un monde sans pitié: Born to lose; Once convlcted, always acriminal ; Son of the Devi! ; This World hales colour13 .

Les mesures d'exception

L'état d'urgence et la criminalisation des luttes politiques sup­plantent les dispositions humanistes du droit romain hollandais puisbritannique qui avait inspiré les Criminal Procedures Acts de 1955 et1977, le Cbild Care Act de 1974 et le Prisons Act de 1959 par exem-

Il Haysom. N : Towards an understanding of prison gangs. Université du Cap. citéln Pinnock. Don . From Argie boys to skolly gangsters: lbe lumpenproletariat challenge of thestreet-corner armies in Thstrict 6, 1900-51, ln Saunders. c., 1983: Ill, 151.

12 Breytenbach, Breyten: The True Confessions of an Albino Terroris!. Londres, Fa­ber & Faber, 1984: Z72-5. ([rad. fr. : Confession véridique d'un terroriste albinos. Paris,Stock, 1984).

13 Slabbert, M & van Rooyen, J.H.. Sorne Implications of Tatlooing in and outsidePrison Université du Cap. 1978.

138

pie, qui interdisaient la détention d'enfants en prison14. Les lois sur leterrorisme et sur la sécurité d'État ont introduit de nombreuses déroga­tions au codepénal. Celui-ci limite normalement à 48 heures le tempsdes gardes à vue. Mais dès 1953, le Public Safety Act n03 réduit lesdroits des prisonniers tenus au secret dans le cadre d'une législationd'urgence. La clause des 90 jours de la section 17 du General LawsAmendment Act n037 de 1%3 permet des détentions en isolementcomplet pour interrogatoire poussé. La section 215 du Criminal Proc~

dures Amendment Act nO% de1965 rallonge le délai à 180 jours. lasection 22 du General Laws Amendment Act n062 de 1%6 introduitdes détentions préventives et renouvelables de quatorzejours.

Suite aux émeutes de Soweto, les sections 10 et 12 de l'InternaiSecurity Amendment Act n079 de 1976 prolongent de telles détentionsà douze mois ; six mois pour les témoins potentiels. La section 6 dlTerrorism Act n083 de 1977, d'abord destiné à contrer la SWAPO enNamibie puis appliqué aux mouvements anti-apartheid clandestins surle territoire sud-africain, prévoit des détentions pour un temps indéfini.L'Internai Security Act n074 de 1982 autorise les arrestations préventi­ves pour interrogatoire ou témoignage et soumet les visites des pa­rents, avocats, médecins ou religieux à l'obtention d'un permis spécial.Les détentions préventives à long terme peuvent durer douze mois(section 28) ; celles à court terme, quatorzejours (section 50). Le délaipeut être étendu pour les besoins de l'instruction (section 29) mais ilest limité à six mois pour l'interrogatoire des témoins potentiels(section 31)15. La section 50 de l'Internal Security Amendment Actn066 de 1986 établit des peines de prisons de 180 jours pour les fau­teurs de troubles. Des législations parallèles sont mises en place dansles homelands avec le Venda Terrorism Act de 1977, le Transkei Pu­blic Security Act n030 de 1977, le Bophuthatswana Internal SecurityAct n022 de 1979 et le Ciskei National Security Act nO 13 de 1982.

Les lois d'exception multi plient les détentions sans procès. Onen compte 1.130 en 1984,8.000 pendant les sept mois d'état d'urgenceen 1985 et 30.000 de juin 1986 à décembre 198716. Entre 1984 et1988, il yen aurait eu un total d'environ 51.000, soit 60% du nombrede détentions depuis 196017. La torture est pratiquée sur les prisonnierspoli tiques: passages à tabac, électrochocs sur les parties génitales,

14 Kahn, E1hson : Law and Criminal Procedure in South Africa, ln Midgley, J.,1975: 99-126.

15 The Hurnan Rights Commission: Violence in delention, in McKendrick, B.,1990. 405-35.

16 Delainees' Parents Support Committee: A Year of Emergency, A Year of Repres­sion. Rev,ew of Afncan POll1lCal Economy n04O, déc. 1987: 101; McKendrick, B., 1990:410-2.

17 Hwnan Rights Commission: A Free Choice. Memorandum on Repression and theMunicipal Elections. Special Report SRI, 1988.

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étouffements dans des sacs, privations de sommeil, de nourriture oud'eau, exercices physiques éprouvants, stations debout forcées, nuditépendant les interrogatoires, suspensions en l'air, étranglements, brûlu­res de cigarettes, aveuglements avec des projecteurs, immersions dansl'eau, expositions au froid puis à la chaleur, marches pieds nus sur œverre, négligences médicales, etc l8. Et ceci sans compter les morts endétention, dont le "suicide" de Steve Biko en septembre 1977 est uncas célèbre. On recense 63 morts en détention et 6 "suicides"de 1963 à1984, dont 15 dès le premier jour de prison (J. Kane-Berman, 1993 :19-20). Après la levée de l'état d'urgence en 1990, on calcule que surun total de 200 cas, 90% ont probablement été causés par la police 19.

Le chiffre s'élève à 153 cas pour la seule année 1991. En 1992, laHRC recense encore 123 personnes mortes en garde à vue; 160 au­raient décédéau moment de leur arrestation20.

Au beau milieu del'état d'urgence en 1987, la RSA détient unrecordmondial en matière d'exécutions, avec un chiffre quatre fois su­périeur à celui de l'Iran et trente-deux fois supérieur à celui de la Chine,deux pays dont la population est pourtant beaucoup plus importante21 .

Les condamnés sont pendus, méthode que le Dr. Chris Barnard, un fa­meux chirurgien du coeur, décrit comme "lente, sale, horrible, brutaleet barbare"parceque la mort n'est pas instantanée22. De 1985 à 1988,101 personnes sont condamnées à mort pour des raisons politiques (B.McKendrick, 1990 : 57 & tab. 6).

Si la répression diminue les risques d'atteinte à la sécurité œl'État, il n'est pas évident qu'elle soit efficace à terme. IL. Oliviermontre que l'augmentation des taux de détentions politiques a pour ef­fet de multiplier les manifestations publiques et les risques de confron­tations violentes avec les forces de l'ordre. La corrélation entre résis­tance politique et nombre de détenus dans les prisons est évidente23 .

Après l'arrivée au pouvoir du président De Klerk, certaines Jllf­ties des lois d'exception sont supprimées. L'immunité œ la policen'est plus assurée que dans les "zones de troubles" où sont instaurésdes états d'urgence localisés. Elle ne protège plus complètement contred'éventuelles poursuites judiciaires. La section 29 de l'Internal SecurityAct de 1982, qui permettait de détenir indéfiniment un suspect sansprocès, est amendée en juillet 1991 et son application est soumise,

18 Foster, D. : Detention and Torture in South Africa. Le Cap, David Philip, 1987.

19 Ouvier, Johan L. : Political Conflict in South Africa. A Resource Mobilisation Ap-proach, ln Beklcer, S., 1992: 6.

20 HRC: Hwnan Rights Review. JHB, HRC. 1992: 1

21 Weekly Mali 111211987.

22 Rand Dally MaIl juin 1978, cité ln McKendrick, B., 1990: 87.

23 Ou vier, Johan L. : Slate Repression and CoUective Action lD South Africa. SouthAfncan Journal of SoclOlogy vol 22, n'4, 1991: 109-17.

140

après un délai de dix jours, à l'approbation d'un juge de la Cour su­prême. La section 50, qui autorisait des détentions sans procès pendant180 jours, est supprimée. Une organisation ne peut plus être interditesans l'accord de la Cour suprême, alors qu'auparavant un arrêté minis­tériel suffisait.

Tab. 6 : Condamnations à mort suivies d'exécutions en RSA

Source: J Midgley, 1975: lab.2. J. Van Der Wcsthuizcn, 1982: 182 ; Race Relallons Sur­vey, 1992' xxxix; lIRC, 1992.

Année Nombre1935-1946 18/an (movenne)1963-1967 95/an (moyenne)

1968 12*1969 22*1970 18*1971 19*1972 17*1973 9*1974 26*1975 35*1976 28*19TI 33*1984 1151985 1371986 1211987 1641990 suspension des exécutions1991 84 condamnations1992 294 en attente d'exécution1995 abolition de la peine de mort

Mais la HRC dénonce l'utilisation d'états d'urgences détour­nés24. Le Public Safety Act est maintenu en place. Dans les "zones œtroubles", il autorise toujours les forces de sécurité à disperser les ras­semblements publics par la force, à pénétrer chez les particuliers sansmandatd'arrêtou de perquisition, à détenir des suspects sans procès, àinstaurer des couvre-feuxet à restreindre la liberté de mouvements. lasection 23 du Criminal Law Second Amendment Act de 1992 permet

24 lIRC, 1992, op. cil.: 1

141

des gardes à vue de trente jours dans le cadre d'une enquête sur les tra­fics d'armes. Le détenu, qui ne peut recevoir que la visite de son avo­cat, doit être amené devant un juge dans les 48 heures suivant son ar­restation, puis tous les dix jours. Le témoin qui refuse de répondre auxquestions sans une "excuse valable" encourt une peine de deux ans œprison qui peut s'élever à cinq ans dans le cas d'un procès relatif à unmeurtre, à une trahison d'État, à une menace physique, à un soulève­ment ou à un pillage.

NIGERIA: LA LOI DU NORD ET LA LOI DU SUD

Au Nigeria, deux types de lois coexistent sans qu'il y ait eu be­soin d'apartheid25. Dans le Sud, un code d'instruction criminelle intro­duit en 1904 et fonnalisé en 1916 sur le modèle de celui du Queenslandélaboré par Griffith pour l'Australie. Dans le Nord musulman, où lecodepénal n'est étendu qu'en 1960, un droit basé sur le code soudanais,lui même inspiré du code pénal indien de 1860 rédigé par les Britanni­ques. Le Nord incorpore une partie de la loi islamique sharia, enjeuéminemment politique26.

La loi modemedu Sud ne définit pas le crime d'après des consi­dérations religieuses mais politiques, telle que la sédition, et économi­ques, contre les taux d'usure trop élevés, la contrebande ou les détour­nements de fonds 27. La peine de mort, par pendaison ou par balles,s'applique dans les cas de trahison, d'homicide, de vol à main armée, œfalsification de billets de banque, de sabotage des installations pétroliè­res, de pillage des hiens publics et d'importations frauduleuses.

Le système pénitencier est très dur, y compris pour les femmeset les enfants28. Les prisons ne connaissent pas de gangs aussi organi­sés qu'en Afrique du Sud mais chaque cellule a son "président", quirackette les détenus et organise la vie carcéraleen distribuant les tâcheset les places (K. Saro-Wiwa, 1995: 40). Le surpeuplement est telqu'il oblige certains détenus à dormir dans les toilettes. Avant 1966,les 52 prisons fédérales accueillent environ 60.000 détenus, dont prèsde la moitié dans l'attente d'un procès, un faible pourcentage pour œt-

2S Kanbi-Whyte, A.G. 1974; Karibi-Whyte. A.G.: Cultural P1uralism and the fonnu­lation of crirninal policy, ln Adeyerni, A., 1977: 9-25; Osinbajo, Yerni: Unification and Re­fonn of Criminal Laws and Procedure Codes of Nigeria. Lagos, Federal Minislly of Iustice,1990, 276p.

26 Kukah, Matthew Hassan : An Assesment of the Intellectual Response of the Nige­rian Ularna to the Shari'a Debate Since !ndependence. Islam et SOCiétés au Sud du Sahara n'7,nov. 1993 . 35-55.

27 Karibi-Whyte, A.G. , Groundwork of Nigerian Criminal Law. Lagos, Nigerian LawPublication Ud, 1986: 22-30.

28 CLO: Prisoners in the shadows : A Report on Women and Children in Five Nige­rian Prisons. Lagos, CLO, 1993. 264p.

142

tes et l'autre moitié pour purger leur peine29. Le rapport de deux ex­perts britanniques en 1969, N.A. Cameron et J.P. Bradley, et le livreBlanc du gouvernement en 1971 préconisent l'intégration des prisonsfédérales et locales, notamment des établissements sous la férule desnative authorities. Le décret n09 de 1972 crée une autorité fédérale, leNigerian Prisons Service, qui compte 13.600 employés en 1988.

Selon un rapport de l'ONU, la population pénitentiaire du Nige­ria est au seizième rang mondial et au douzième pour ce qui est des ID­tenus dans l'attente de leur procès, soit un ratio de 45 prisonniers pour100.000 habitants, dix fois moins qu'en RSA30. La population carcé­rale dépasse de 30% la capacité prévue des 121 prisons fédérales en1980, de 97% celle des 127 établissements du pays en 198431 . La pri­son d'Enugu par exemple, construite pour 800 détenus, en contient1.20032. Avec 200 gardiens, celle d'Ikoyi à Lagos, prévue pour 540 œ­tenus, en abrite 1.400. Le QHS de Kirikiri, toujours à Lagos, a étéconstruit pour 1.000 détenus et en contient 3.000; les proportionssont de 400 et 1.500 dans le reste de l'établissement33. La capacitéd'accueil au niveau fédéral a peu augmenté, de 25.622 places en 1960 à28.151 en 1984. Cette année-là, les autorités annonçaient le projet œconstruire 47 nouvelles prisons d'ici 1992 et débloquaient N70 mil­lions34. Sur les 39 prisons fmalement retenues, 10 seulement avaientété réalisées en 199Q35. Le plan du ministère du budget prévoyait alorsla construction de 4 quartiers de haute sécurité, de 43 prisons intermé­diaires, de 40 prisons satellites et de 9 fermes de rééducation36.

Le surpeuplement tient encore au fait que les prisons accueillentles fous dangereux, faute d'hôpitaux psychiatriques. L'engorgement dlsystème judiciaire n'y est pas pour rien non plus. En 1975, 60,3% desdétenus sont dans l'attente de leur procès, contre 43,5% en 1%1. En1992, 35% des 25.000 détenus dans ce cas ne sont toujours pas jugéssix ans après leur arrestation37 ! Le surpeuplement des cellules, lestortures et les mauvais traitements conduisent d'ailleurs à l'émeute dl

29 Milner. A.• 1972: 220.229 & 241 ; Elias. T.O.: The Prisons System in Nigeria.Lagos. Unilag. 1968.

30 5th U.N. Congre.. on the Prevention of Crime and Treatment of Offenders. U.NPublication, Congre.. Worlang Paper A/Conf. 56/6. 1974: 68-72

31 TI y aw-ait aujourd'hui un total de 233 prisons si l'on inclue toutes les maisonsd'arrêt. National Prisons Service: Annua1 Report, 1981: 8-12; Tamuno, T.N., 1989: 103

32 V,Cllms volA, nOl, mars 1993: 8.

33 Pour Ikoyi et Kirikiri, d'autres chiffres donnent 800 et 926 places et 2.325 et4.398 détenus. Peil, M., 1991: 135.

34 New Nll'lerran 30/8/1984

35 NatIOnal Concord 8/2/1990: 6.

36 Republic of Nigeria: National Rolling Plan, 1990-92. Lagos, Federal Minîstry ofBudget and Planning, janv. 1990. 11, B, 1999.

37 Guardlan 3/1/1992

143

QHS de Kirikiri en février 198438. La presse parle de 5.000 morts enprison en 199139. Le ministre de l'intérieur Tunji Olagunju en 1992admet un chiffre de 300 prisonniers morts en détention dans les sixpremiers mois de l' année4O.

La loi martiale

A l'instar de ce qui s'est passé en RSA pendant l'état d'urgence,les militaires nigérians dépossèdent la magistrature de ses compétenceset créent des tribunaux spéciaux41 . Le code criminel instituait quatrecas de peine de mort, ils en créent huit autres. Le Robbery and Fi­rearms (Special Provisions) Decree n047 de 1970 prévoit vingt-et-unans de prison ou la peine capitale pour les vols à main armée et qJa­

torze ans de prison ou la perpétuité pour les tentatives. il permet à lapolice ou à l'armée d'arrêter les suspects sans mandat d'arrêt. En sep­tembre 1971, 103 bandits sont ainsi exécutés, tous dans le Sud et prin­cipalement en pays ibo (N. Nkpa, 1976: 83). La même année, plus œquarante personnes d'un coup sont fusillées devant des milliers de gens.A Lagos, deux hommes sont mis à mort pour un vol de quelque 50FI;42. En moins de deux ans, le chiffre monte à 184 exécutions publi­ques43. A la suite de la Seconde République, qui réintroduit la prison àperpétuité pour les vols à main armée, le régime du général Moham­med Booari reprend une politique de répression: droit de détention il­limité, tribunaux d'exception jugeant à huis clos et sans avocats, vas­tes campagnes contre l'indiscipline, la fraude et le marché noir, régle­mentation de la liberté de presse, exécutions publiques des malfaiteurs,ces spectacles qualifiés depalm beochshows quand ils avaient lieu surla plage44... En 1984, un tribunal condamne à mort un jeune de vingtans pour un vol à main armé de deux lampes et d'un béret, ce qui sou­lève des protestations tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays45. Ledécret de 1970, amendé en 1971 et 1977, est remplacé par les décrets

38 NatIOnal Concord & Guard,an 9/2/1984, Oally T,mes 1012/1984.

39 New NIgerian 7/911992: 3.

40 CDHR' 1992 Annual Report. Human Rights Situation ln Nigeria. Lagos, CDHR,1992. 16.

41 Panter-Bnck, Kellh' La justice au Nigeria, entre juges et militaires. Afnque contem­poraIne n'l56, 1990 176-83.

42 The WISconSin Stale Journal 27/6/1971.

43 Le Monde 1011011972; Anned Robbery Tribunals and Executions. The Daily Ti­mes of Nigeria Annual Review. Lagos, Acaderny Press, 1972: 63.

44 Karibi-Whyte, AG., 1988 110; Oduloma, Soya: Due. the firing squad mean ve­ry much ? Sunday TImes 8/4/1983.

45 West Afnca 91711984: 1417.

144

n05 et n031 de 1984 et n028 de 1986. Ceux-ci durcissent la législationen s'assurant que seuls des tribunaux spéciaux ont compétence à traiterdes vols à main année. Les docteurs qlÙ guérissent des blessés par 001­les sans en avertir la police sont désormais sanctionnés comme com­plices (S.G. Ehindero, 1990: 25-8).

A défaut d' état d'urgence à l'échelle nationale comme en RSA,le Nigeria connaît de nombreux couvre-feux et des dispositions relati­ves à la sécurité d'État. La section 32 de la Constitution de 1979 inter­dit normalement la détention d'un suspect pour plus de 24h. Mais ledécretn02 de 1984, abrogé par Abacha, autorise des gardes à vue renou­velables toutes les six semaines pour une période illimitée. En sep­tembre 1994, le régime militaire étend à trois mois la période de déten­tion préventive pour les personnes soupçonnées de subversion. Lajunte Abacha, qlÙ gouverne par décrets, se substitue complètement auxtribunaux, en partie à cause de l'interminable procès politiqued'Abiola, dans lequel aucun magistrat de renom ne veut se compromet­tre46. Elle renvoie même un ministre de la justice trop indépendant,Olu Onagoruwa, et renoue avec la pratique des exécutions publiques œvoleurs.

LES MODALITÉS DE LA PRÉVENTION

La prévention de la violence se distingue bien de la dissuasionindlÙte par la répression. Plus que la pendaison par exemple, qui œdissuade ni les militants politiques ni les criminels, la résorption dJbanditisme est une affaire sociale. Les études sur les pays qlÙ ont sup­primé la peine de mort n'ont ainsi pas démontré de corrélation avec unehausse de la criminalité47. Pour Ph. Robert, une véritable prévention"vise à réduire la fréquence de certains comportements, par ailleurs in­criminés par la loi pénale -mais aussi "d'incivilités"qlÙ, elles, ne sontpas toujours des délits- en recourant à d'autres solutions que la sanctionpénale"(1991 : 14).

Les subterfuges

Les méthodes de prévention policières reposent toutes sur la

46 En 1993, la Haute Cour de justice de Lagos a ainsi déclaré illégal le gouvernementintérimaire de Shonekan, mis en place par le décret 61 un jour après que Babangida a renoncé àses pouvoirs législatifs avec le décret 59. En juin 1992, le barreau nigérian avait lui-même enta­mé une ~ve pour protester contre les continuelles interférences de la junte Babangida au mé­pris de la loi. CDJIR, op. cit., 1992: 33.

47 Sloth-Nielsen, J., 1990, op. cit.: 91.

145

dissuasion: retour à la terre pour les délinquants; constitution de pC}­lices privées; réformes judiciaires; inflation pénale; renforcementdes forces de l'ordre; modernisation des prisons; signature de traitésbilatéraux d'extradition et de coopération... Les "opérations coup œpoing" de l'Afrique subsaharienne ne sont rien d'autre que des rafles aucours desquelles la police procède à des arrestations préventives.

Pour désengorger le système pénitentiaire, les autorités ont re­cours à des subterfuges tels que les amnisties, les grâces présidentiel­les, les sursis, les assignations à résidence, les travaux d'utilité collec­tive, les amendes, les règlements à l'amiable et les maisons de redres­sement pour les mineurs (F. Odekmùe, 1991: 185; M. Oinard,1973 : 235). Au Nigeria, beaucoup de suspects sont relâchés parce qœl'instruction n'aboutit pas, faute de preuves ou grâce à la corruption.En 1984 à Lagos, le nombre de relaxations équivaut à 90% des inter­nements (M. Peil, 1991: 131). Début 1993, un comité présidentielchargé de décongestIonnerles prisons et dirigé par le juge Usman MC}­hammed libère plus de 2.000 détenus en attente d'un jugement48. EnAfrique du Sud, près de 60.000 personnes, dont seulement 13% œ"politiques", sont relâchées entre 1990 et 1992, permettant de réduire letaux de surpeuplement des prisons de 30% à moins de 2%49. Le dernierprisonnier politique noir quitte le fameux pénitencier de Robben Islanden mai 1991. L'amnistie politique fin 1992, qui touche 400 membresde l'ANC, aboutit d'ailleurs à des bévues. Douze détenus de droitcommun sont relâchés par mégarde, dont Lucky Malaza, un bandit cé­lèbre spécialisé dans les hold-up de banques avec le gang Dube50. Legouvernement De Klerk, qui a libéré les prisonniers politiques à partird'une liste fournie par l'ANC et la HRC, accuse d'irresponsabilité lemouvement de Mandela tandis que celui-ci dénonce un coup monté œs­tiné à le discréditer. De nombreux juristes estiment en fait qu'il n'y apas besoin d'amnistie pour libérer les prisonniers politiques avant nC}­vembre 1992, comme s'y est engagé le président De Klerk dans le al­

dre des négociations de paix. En deux ans, 10.000 membres de l'ANCont déjà vu leurs peines commuées ou abrogées51 . C'est plutôt en vuede réduire le surpeuplement carcéral que le ministre de l'intérieurAdriaan Vlok fait libérer 7.500 prisonniers en janvier 199352.

Le démantèlement de l'apartheid va de pair avec une réforme œsystème judiciaire. En 1985 sont établis des tribunaux de petite ins-

48 CDHR. 1992. op. cil.' 39; VICl11nS vol.4. 0°2, juin 1993: 4 & vol.4, 0°1, mars1993: 1.

49 Race RelatIOns Survey, 1992 : xl & xli, Olivier, J.L., 1992, op. cil. : 5.

50 LIbéra/IOn 14/10/1992.

51 LIbéra/IOn 22/10/1992.

52 Le Monde 8/1/1993.

146

tance afm de désengorger les palais de justice. En 1991, le Decrinùna­lization Act, le Short Process Courts (and Mediators in Certain CivilCases) Act et le Criroinal Law AmendmentAct raccourcissent les pro­cédures et protègent les témoins. En 1992, des avocats d'office sontmis à la disposition des accusés peu fortunés. Un ombudsman est créépour les contentieux administratifs. Des tribunaux mobiles apparais­sent dans les townships53. Le nombre de condamnations à mort setasse à partir de 1989, en période d'élections et de grèves de la faim desdétenus. Les exécutions sont suspendues en 1990 et la peine capitaleest abolie en 199554.

Nombre d'auteurs à la recherche d'une alternative à la prisonvantent les mérites de l'amende, par exemple sur le modèle allemand dltagessiitzsystem qui consiste à imposer le coupable en fonction de sonrevenu net. La difficulté est d'assurerle paiement. Aux États-Unis, onaccordedes remises à ceux qui paient dans les temps et on ajoute desintérêts aux retardataires. Mais en Afrique du Sud, où il n'existe pas li:tagessiitzsystem, ce serait entre 60% et 70% des détenus qui auraientéchoué en prison faute d'avoir pu payer leur amende55 ! Quant au Ni­geria, la fuite fiscale est telle qu'elle fait de l'amende une vue li:l'esprit.

Le système pénal, auquel on revient ainsi, a en principe la pré­tention de rééduqueret réinsérer les délinquants. Mais la surpopulationdes cellules, les travaux forcés, les viols homosexuels et les bastonna­des sont aux antipodes de la fonction de resocialisation que devraitavoir la prison moderne. L'emprisonnement, généralement de courtedurée, ne satisfait pas la victime et stigmatise le délinquant. 11 rendimpossible toute réconciliation, au contraire de la justice tradition­nelle56. La prison est l'école du crime et initie l'adolescent àl'homosexualité5? Le système pénitentiaire ne compte pas ou peu li:psychiatres. Au XIXème siècle, c'est par le biais d'un certain DanielM'Naghten quefut admise l'idée de limiter la responsabilité pénale desmalades mentaux en Afrique britannique. Les lois M' Naghten introdui­sirent des tests de quotient intellectuel et des examens psychiatriquespour juger de la folie des accusés. Mais l'exemption pour caused'idiotie ne permit aux malades que d'éviter la peine de mort, pas laprison58.

53 Race RelatIOns Survey. 1992: xxxiv.

54 The Human Righls Commission. 1990. op. cil.: 412.

55 Terl>lanche. s.s. : "Sentencing : AlTordable Approaches". in G1anz, L., 1993 : 233.

56 BriUon, Y., 1980: 333 ; Elias, T.O. : Traditional Fonns of Public Participation inSocial Defence. InternallOnal Revlew ojCTlmlnal POllCY vol.27, n"18, 1969.

57 Roux, J.P. : The incidence of prison violence and strategies for dea1ing with vio­lent olTenders, ln Van Der Westhuizen, 1982: 172-93.

58 Milner, Alan: M'Naghten and the Witch doctor : Psychiaby and Crime in Africa.

147

En général, les hôpitaux psychiatriques, comme celui de Ru­muigbo près de Port Harcourt ou d'Aro près d'Abéokuta, se trouventd'ailleurs à l'écart des villes. Installé depuis les années 1950 dansl'ancien dortoir d'Wle école primaire et seul hôpital de ce genre pourtout un État, l'asile de Gorondutse est exceptionnellement dans lesmurs de la vieille ville de Kano mais le gouvernement a l'intention œle déplacerà une vingtaine de kilomètres de là, près de la léproserie œYadikunya59. Honnis la maison de retraite de Shahuci près de l' hôpitalMurtala Mohammed dans le birnin ou l'orphelinat de Gama dans lequartier de Nassarawa,la plupart des 25 centres d'assistance sociale gé­rés par l'État de Kano sont établis en dehors de la villéo. Ils traitentquelque4.000 cas par an, contre 1.300 dans les 17 centres que comptaitl'État au début des années 198061 . Le paradoxe du gouvernement soi­disant « progressiste» au pouvoir à Kano pendant la Seconde Répu­blique a été de financer des "centres de réhabilitation" pour débarrasserla ville de ses mendiants, de ses fous, de ses handicapés, de sesvieillards, de ses orphelins et de ses lépreux62.

De la même façon, la majorité des établissements pénitencierssont en dehors des villes pour des raisons de discrétion et pour que lesprisonniers puissent travailler à la ferme. A Lagos, la prison de Kiriki­ri , fameuse parce qu'on y parque aussi des détenus politiques, se trouveprès du port d'Apapa et a accueilli les détenus de la prison de BroodStreet, détruite dans le centre-ville en 1973. Le centre de réhabiliationsociale MajidtID est dans la lointaine banlieue d'Ikorodu.

Les actions sociales

Les possibilités de prévention de la violence en milieu urbainsont subtiles. Les injections d'argent massives du type "Plan Marshall"dans un corps social malade sont insuffisantes. Pour le Nigérian F.Odek:unle, il s'agit de réduire des conditions criminogènes telles que lapauvreté et les inégalités (1991: 187). Il ne faut plus se contenterd'Wle approche purement légaliste de la délinquance. L'Afrique doit en­treprendre, selon lui, une réforme "socialisante" du code judiciaire,l'idée étant de respecter l'héritage culturel des sociétés précoloniales, œfavoriserla participation des communautés, de réorganiser les structu-

Unrverslly of Pennsylvanra Law Revlew vo1.114. n'8. juin 1966: 1134-69.

59 llyasu, A. & Last, M. : The presentation of mental ilIness at the Gorondutse Psy-chiatrie Hospital, Kano Kano Slud.es n' spécial, 1991: 41-70.

60 rrlumph 8/11/1990, 14/12/1990 & 17/12/1990.

61 roday 211211990.

62 EsslCn-Ibok, Asikpo : Three faces of stlent revolution in Kano State. Kano. KanoState's Govemor Office, 1983: 121-4.

148

res de police, de garantir l'indépendance de la justice par rapport augouvernement et de décriminaliser la jeunesse, dont les affaire s seraienttraitées par des institutions spéciales et non par les juridictions pénalesrégulières .

M. Clinard propose des actions précisément adaptées à la ville,comme l'amélioration de l'éclairage public, le dépôt bancaire des avoirsen liquides et des bijoux, le recours à des compagnies de sécurité et àdes systèmes d'alarme, le contrôle de l'urbanisation, la planificationdes quartiers périphériques, la réhabilitation des zones irrégulières, etc(1973 : 274ss) . Pour le Sud-Africain B. McKendrick, un des actes fon­dateurs d'une politique de prévention contre la violence est de mieuxpartager le droit à la ville à l'inverse d'une "théorie de la friction" selonlaquelle il faut séparer les races et les intervenants pour désamorcer lesconflits (1990 : 480).

Partant du principe qu'il vaut mieux prévenir que guérir, Ph.Robert élargit le problème social à son environnement politique etéconomique (1991 : 15). Il estime indispensable le relâchement œtrois contraintes macro afin d'agir effectivement sur les délinquants etles victimes potentiels. Le chômage doit être réduit par une politiquede l'emploi . La relégation urbaine doit être évitée par des dispositionsanti-ghetto et la réhabilitation des banlieues. Les minorités ethniquesou immigrées doivent être acceptécsd'aprèsle principe américain de lacoexistence ou européen de l'intégration individuelle. Il existe deux.modèles de prévention.

L'un, d'origine angle-saxonne, est "situationnel'Y'. Il passe parune forte hégémonie policière et vise à servir les victimes potentiellesen réduisant les concours de circonstances favorables à la criminalité,par exemple à l'aide de milices d'autodéfense et de systèmes d'îlotage.Inspiré des États-Unis et lancé après une vague de cambriolages, lemouvement des neighbourhood watches en Grande Bretagne se vanted'avoir réduit de près de moitié le nombre de vols dans les 24 agglomé­rations où il était opératoire, et ce seulement quatre ans après sa créa­tion en 1983 (M.J . Wessels, 1993: 355). D'après un sondage, desmesures bien concrètes ont la faveur du public britannique, telles qœl'obligation d'avoir sa carte d'identité pour signer un chèque, la réduc­tion des liquidités en caisse chez les commerçants, l'extension des ca­bines de téléphone à carte , l'escorte des personnes âgées dans la rue,l 'installation de verrous électroniques ou de systèmes d'alarme dans lesmaisons et les voitures, la surveillance vidéo des pharmacies et des vi-

63 Aux États-Unis, un Institut national de prévention du crime (NCPI) a été fond é en1971 et est pass é sous contrôle féd éral en 1986 . Côté britannique, un comité de prévention ducrime a été établi en 1975 par le ministère de I'int ërieur tandis qu 'un Institut national pour la ré­habilitation des d élinquants (NICR O) a ouvert un d épartement de pr évention en 1979. Formby,W.A. & Smykla, J.O. : Citizen awareness in crime prevention : Do they really gel involved ?Journal of Police SCience and AdminIstra/IOn vol.9, n04, 1981 : 398-403.

149

trines de magasins, l'amélioration de l'environnement urbain, le net­toyage du quartier, la clôture des résidences, la fermeture de certainesvoies, l'amélioration de l'éclairage public, le renforcement des pa­trouilles de policiers ou de gardes privés, le retour des concierges,l'immatriculation des biens de valeur, les campagnes publicitaires am­tre le vol, etc. En revanche, les actions sociales et associatives tellesque les maisons de la jeunesse, les terrains de sport ou les cours du soirsont vues comme relativement inefficaces64.

Le second modèle, au contraire, est "social". Les destinatairessont moins ciblés. Ce type de prévention, plus proche de l'expériencefrançaise, consiste en des animations culturelles ou économiques dansun quartier65. En plein Lagos, le centre de désintoxication d'AdenijiAdele, qui réunit des fonds publics et privés, est par exemple une ini­tiative isolée et originale qui devait en principe donner naissance à unepolitique fédérale d'assistance sociale pour les drogués. Adeniji Adeleest prévu pour accueillir une trentaine de personnes et, selon nos ob­servations, il en contient plus vraisemblablement entre cent et deuxcents66. En général, les autorités ont plutôt gardé les « bonnes vieillesméthodes ». D'après les registres du commissariat central d'Ibadan,près de la moitié des sanctions contre les petits délinquants sont despunitions corporelles (A. Bamisaiye, 1974: 80). L'île d'Ita-Oko, àquatreheures de bateau à l'est d'Epe, n'est rien d'autre qu'un camp œconcentration pour les areaboys de Lagos, longtemps gardé secret. LaNDLEA ne s'occupe que de réprimer le trafic de drogue, pas de désin­toxiquer les consommateurs. Le Nigeria a pourtant connu des expérien­ces plus innovatrices quand Donald Faulkner a été chargé de s'occuperdes "va-nu-pieds"de Lagos en 1941. JI a établi des clubs de jeunes, destribunaux spéciaux et des maisons de détention avec possibilité de li­berté sous surveillance. Il a renforcé un système scolaire qui a servi œmodèle pour le reste de l'Afrique tropicale britannique67.

Les actions de prévention sociale au Nigeria laissent une grandepart à l'initiative privée. Ainsi des institutions caritatives des musul­mans dans le Nord. La Fondation islamique a été créée en 1973 par le

64 Poyner, B . Whal works in crime prevenlion. An overview of evaluations. York,papier délivré à la conférence de la Soclélé britannique de crirrunologie, 9-11n/1991.

65 Le comilé d'élude de la violence élablt par Alain Peyrefille en avril 1976 a insislésur une acllOn d'inlégration en zone urbaine, une politique sociale pour réduire le chômage elune limitation des abus poltciers. En 1982, le rapport Gilbert Bonnemaison a appuyé la mise enplace de 680 conseils municipaux de prévention de la délinquance donl un tiers auraienl donnépleine satisfaction depuis. Cf. Bilan des 64 proposilions du rapport de la commission des mai­res sur la sécurilé 1982-1992. Paris, Cenlre national des viUes, 1992.

66 Son budgel annuel doillourner aulour du million de naira, soil près de 150.000FF. Mise à part une briquelerie, les programmes de formation sontlrès limilés, alors que les"pensionna.res" sonl censés travaiUer pour se nourrir. Le docleur qui s'occupe des cures de dés­inloxication n'habile pas sur place.

67 FalÙkner, Donald: Social welfare and juvenile delinquency in Lagos, Nigeria.Londres, 1950.

1.50

grand cadi de Kano, Hassan Gwarzo. Des groupes de secouristes ont étéconstitués en 1978 par le Congrès de la jeunesse musulmane Fityan alislam et les confréries soufies pour venir en aide aux accidentés de laroute et aux malades. Etabli dans la collectivité locale de Dawakin Tofaà 20 km au nord de Kano, le centre de désintoxication de Dawanau a étéconstruit en 1979 par la Fondation islamique, avec des fonds saou­diens, car Ryad voulait y caser les indigents qui profitaient du pèleri­nage à La Mecque pour essayer de rester dans le royaume arabe. Il a étérepris l'année suivante par l'État.

Comités de paix sud·africains, commission Goldstone etNICRO

En RSA, B. McKendrick distingue trois degrés de prévention,qui visent tous à réformer un système injuste où la décriminalisationdes 1uttes poli tiques, le démantèlement de l'apartheid,le développementd'une assistance sociale pour les Noirs et l'humanisation d'un Etat 16­gitimé par des élections libres et multiraciales n'ont pas tout fait effacéles discriminations institutionnelles, sexistes ou racistes68.

Le premier degré de prévention passe par la résolution pacifiquedes conflits. Peace Action est ainsi fondée en juillet 1991 à Johannes­burg et regroupe quelque trente associations religieuses ou socialesavec des juristes et des défenseurs des droits de l' homme. La même an­née sont mis en place des comités de médiation dans le cadre œl'Accord national de paix: les LDRC locaux et les RDRC régionaux.Ceux-ci sont chargés de résoudre toutes sortes de conflits entre lescommunautés noires. Certains existent déjà avant la signature œl'Accordnational de paix, comme à Mpumalanga dans le Natal, où seréunissaient des leaders de l'ANC et de l'Inkatha69. Le comité de crised'Alexandrarepose sur des initiatives privées avec une base volontaire.il a un rôle de médiation aussi bien dans les conflits politiques quedans les guerres de taxi s, encouragé en cela par les recommandations œla commission Goldstone en faveur d'un service d'ordre qui réguleraitle trafic aux arrêts de bus et dont la neutralité des employés serait assu­rée par l'interdiction d'adhérerà un syndicat de transporteurs70. Les ef­forts du LDRC de Benoni-Boksburg sont plutôt concluants71. A Sowe-

68 McKendrick, B. & Hoffmann, W . Towards the reduction of violence, ln McKen­drick, B., 1990: 466-82

69 Afnca Soulh & East mai 1993: 14-5. Supplément au Weekly MaIl.

70 3rd Interim Report on the Violence in the TaXI and Minibus Industry. Pretoria,Commission Goldstone, 4/1211992 13.

71 Shaw, Mark: Commilled to Peace. Confllcl nOl, supplément de SA /ndlcalor au-

151

to, la violence aurait diminué grâce à de tels comités. La township au­rait été relativement épargnée par la guerre des hostels qui a embrasé leReef à l'été 199072

Quand les discussions se nouent, les comités de paix peuvententreprendre des stratégies de développement, de pair par exemple avecle forum national de promotion des jeunes et le secrétariat pour la paixdu Wits/Vaal, qui cherchaient à occuper les sans-emploi dans des acti­vités productives afin de réduire les tentations criminelles. A Durban,le LDRC travaille au long terme et 'touvre" des townships commeKwaMashu et Umlazi mais pas les bidonvilles semi-ruraux d' Inanda. nréunit la SAP, la ZP, la SADF, l'ANC, l' IFP et comprend cinq bran­ches: "reconstruction et développement", "sécurité", 'Jeunesse","éducation"et la "résolution des conflits" à proprement parler, c'est-à­dire, en gros, l'organisation de rencontres entre les chefs de factions.D'après Stephanie Miller, une de ses membres les plus actives, il peutse vanterd'avoirfmt éviter un bain de sang à KwaMashu en septembre1992, lors d'une visite très politisée du roi zoulou, ou d'avoir fait &­monter en avril 1993 les barricades qu'avaient érigées les jeunes enl'honneur de Chris Bani pour empêcherles gens d'aller à leur travail.A Umla7i, il a réussi à s'imposer avec ses 280 moniteurs non armés etses douze voitures, dont un véhicule blindé, qui ont patrouillé latownship à longueur de journée. En aofit 1993 dans le bidonville crMalukazi, il est parvenu à faire signer une trêve entre les belligérants.Un match de football symbolique, remporté par l'Inkatha, a marqué laréconciliation. Depuis, le LDRC s'est attelé à des tâches de dévelop­pement. La tranchée creusée dans le camp IFP par des militants desdeux partis n'est pas un ouvrage militaire mais une conduite d'eall

Passés de cinquante en 1991 à deux cents en 1994, les comitésde paix sont confrontés à maints problèmes. Les difficultés budgétairesainsi que le manque de personnel compétent entravent leur bon fonc­tionnement. Surtout, ils dépendent de la volonté politique crs princi­paux protagonistes. Tant que ceux-ci ne veulent pas négocier, on nepeut pas les y forcer. Après les élections d'avril 1994, la question estde savoir si ces comités de paix, par définition transitoires, vont survi­vre. Le risque, dit M. Shaw, est que l'ANC reporte son attention surdes municipalités désormais légitimes, tandis que les petits partiscomme l' IFP, le PAC et le DP seraient évincés des programmes de &­vcloppement des LDRC73.

tomne 1994 vol 11. n'2: 7-10; Shaw, Mark: Development, Violence and Democratie Changeio the East Rand, 1990-1994. nIB. Centre for Policy Studies. 1994. 33p.

72 Report of the Independent Board of Inquiry ioto informai Repression. nIB, IBIIR,fév 1993: 1.

73 Shaw, Mark. 1994, op. cil.: 7-10.

152

A un second degré, poursuit B. McKendrick, une politique œprévention est censée empêcher la violence d' éclater (1990). Sur la based'un système judiciaire impartial, l'éducation civique doit enseigner lerespect de la vie humaine, tant au niveau de la déontologie policièreque de l'assistance sociale aux déshérités. Les programmes de forma­tion peuvent s'étendre au code de la route, sachant que plus des deuxtiers des accidents de taxis sud-africains proviennent d'une faute du con­ducteur. Un comité, le Taxi Safety Action Group, a d'ailleurs été établien aofit 1989 avec des membres de l'Association automobile AA, dIsyndicat SABTA (Southern Mrica Black Taxi Association), du NRSC(National Road Safety Council) et de la SAP pour entreprendre unecampagne d'information auprès des chauffeurs.

Les églises jouent un rôle social très important au vu de la fer­veur religieuse des Sud-Mricains. Sous l'influence de missionnairesvenus des États-Unis et grâce à l'assistance des Bantu Men's SocialCentre, du retentissement des débats publics du club Gamma-Sigma oudes soutiens de la fondation Carnegie pour établir des bibliothèquesdans les townships, elles ont voulu encadreret moraliser les popula­tions noires, projetant des films ou organisant des séancesd'entraînement au football dans les camps miniers. Ces efforts ne fu­rent pas toujours couronnés de succès. Les salons de thé des églises ontparfois dégénéré en libations alcooliques, les brandy-parties, qui se pro­longeaient tard dans la nuit sous la forme de rencontres secrètesumngqoungpa où les femmes dansaient à demi-nues74. Avec le proces­sus de transition démocratique au début des années 1990, les églisesétrangères ont eu tendance à réduire leur aide, ce qui a privé les institu­tions religieuses des moyens de mener une politique sociale.

L'identificationdela violence contribue à sa prévention et per­met de dénoncer publiquement les abus physiques, les viols et les bru­talités qui se développent en secret dans les prisons ou les familles.Des hotlines sont ainsi mises en place pour les femmes et les enfantsen détresse. Dans le même ordre d'idées, l'Accord national de paix en1991 établit une commission d'enquête sur la violence publique et destribunaux spéciaux traitant plus rapidement des affaires à caractère poli­tique. La commission, instituée par le Prevention of Public Violenceand Intimidation Act, comprend cinq membres, dont des avocats. Lorsd'un passage à Paris, son président Richard Goldstone, un ancien jugede la Cour suprême, expliquait que les comités d'enquête avaient unpouvoir d'investigation illimité, accordé pour trois ans, à la différencede la commission Louis Harms en 1989. lis avaient accès aux archivesdes forces de sécurité et on leur avait alloué dix hélicoptères. Les té-

74 Coplan, D., 1992: 123 ; Couzens, Tim : "Moralizing leisure lime"· the transatlan­tic conneclion and black Johannesburg 1911~-36, ln Marks, S., 1982: 314-37.

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moins cités étaient protégés et ne pouvaient être incriminés dans desprocédures judiciaires.

La commission Goldstone fait montre d'une certaine indépen­dance. Si elle nie l'existence d'une "troisième force" composée de l'ex­trême droite, des forces de sécurité et de l'Inkatha, comme le prétendl'ANC, elle condamne les opérations de police où participent des mili­taires ayant combattu en Angola ou en Namibie et elle recommande lapromotion de Noirs aux postes de commandement de la police75. Blerenvoie dos à dos l'ANC et l'IFP, accusés d'inciter à la haine, de ne pascontrôler leurs troupes et d'entretenir des rumeurs qui favorisent la pa­nique. La commission essaie de promouvoir l'idée d'une force de paixcomposée de membres de l'Inkatha et de l'ANC en vue d'encadrer lesmanifestations de rues. Elle entreprend par ailleurs un projet de réfoIUlejudiciaire avec l'aide d'experts internationaux.

Mais elle ne réussit guère à imposer ses recommandations. Sesconclusions n'ont qu'une valeur consultative et ne peuvent être renduespubliques qu'avec l'assentiment du président. L'Accord national de paixcontient plusieurs faiblesses. il n'a pas expressément interdit aux orga­nisations noires de poursuivre la "guerre poplÙaire", il n'a pas forcé leMK à dévoiler ses caches d'armes, il n'a limité le port d'armes en pu­blic que pendant les manifestations politiques et il n'a pas pris encompte les homelands "indépendants". L'AZAPO et le PAC ont refuséde signer l'Accord. Arguant que sa branche armée avait été désactivée etavait cessé de recruter de nouveaux membres, l'ANC a tardé à dissoudrele MK.

A un troiSième niveau enfin, B. McKendrick envisage des pro­cédures de réparation pour les victimes et de réhabilitation pour lesagresseurs (1990). Fondé en 1910, l'Institut sud-africain NICRO fa:i­lite ainsi la réinsertion sociale des délinquants et aide les familles desprisonniers. Avec pour président d'honneur le juge Goldstone, le NI­CRü est une agence sociale semi-étatique qui comprend quatorze bran­ches76.

Sa première mission est d'informer les détenus sur leurs droitset de les assister avant et après le procès. La deuxième est de promou­voir la fOIUlation des délinquants afin de préparer leur rentrée dans la

75 l.nternational Heanng Doc.2 : 2nd l.nterim Report. Goldstone Cornrrussion of lnqui­ry regarding the Prevention of Public Violence and l.ntirnidation. Londres, Anti-apartheid Mo­vement and UN Special Committee against Apartheid, 1992: 4.

76 Les subventions gouvernementales sont tombées de 75% à 50% du budget et necouvrent que les salaires des pennanents, le reste étant pris en charge par des donations. Il existeune autre association, la Pnsoners Organisation for Human Rights, fondée par un ancien pri­sonnier. Golden Miles Bhudu. Mais eUe est très petite. avec quatre salariés pennanents à Johan­nesburg. et n'a pas de subventions gouvernementales. Ele s'est faite remarquer en réclamantpour les pnsonniers le droit de participer aux élections d'avril 1994. La contestation a conduit àla mutinerie de la prison de Queenstown dans laqueUe 21 détenus ont trouvé la mort en mars.

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vie civile. Mais c'est l'institution pénitentiaire qui s'occupe œl'alphabétisation des détenus, dont la très grande majorité sont illettrés.Dans l'enceinte des prisons, l'action du NICRa est des plus limitées àcause des réticences de l'administration et des détenus, qui le perçoiventcomme un organisme étatique. Si les droits d'inscription en universitépeuvent être subventionnés de moitié, moins de 10% de la populationcarcérale reçoit une formation professionnelle77. Le NICRa est inca­pable de fournir du travail aux anciens prisonniers, faute de moyens fi­nanciers et de liens organiques avec les agences d'emploi. Autrefois, ils'occupait des prisonniers hbérés sur parole. La justice a pris le relais.En revanche, et c'est sa troisième mission, le NICRa aide au regrou­pement des familles et facilite les visites aux détenus, par exemple enproposant un service de bus spécial.

Côté nigérian, un organisme un peu similaire, la NACRO, faitcampagne en faveur de l'abrogation de la loi qui interdit aux repris œjustice d'être employés dans la fonction publique7s. Un ancien détenudevenu évangéliste, Kayode Williams, a fondé le National Prisons Re­habilitation Ministry, qui dénonce la cohabitation forcée des de1in­quants juvéniles avec des criminels endurcis79. Un rapport gouverne­mental admet que seulement 5% de la population carcérale bénéficie œbibliothèques ou de programmes d'alphabétisation et d'éducation. Lespossibilités de réforme sont limitées; le pays ne compte que huit pri­sons-fermesso. Preuve de cet échec, le taux de récidive reste impor­tant: 35% en 1981, contre 46% en 1975 et 41 % en 1961 s1 . En RSA,ce sont même jusqu'à 72% des criminels qui retournent en prison (P.Stavrou, 1992: 11). Ces chiffres en disent aussi long sur la fonctionéducative du système carcéral que sur l'urgence d' lUle poli tique sociale.

77 Niero Annual Report, 1990-91 : 15.

78 V,cllms vol.4, n" 2, Juin 1993 : 4.

79 Sunday Tribune 1311/1985.

80 Odekunle, Fenù: CrifiÙnologicai Knowledge and Nigeria'. Crime Problem: TheDilemna of Social Scientists in Nigeria, .n Sanda, A.O., 1981 : 194-5,

SI Tamuno, T N., 1989: 107; Odekunle, F, 1981, op. cil.: 185-206.

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Chapitre 6

LE BIAIS URBAIN

Ni les organes de répression policier, militaire, judiciaire et car­céral ni les méthodes de prévention sociale ne sont proprement urbains.Ils agissent aussi en milieu rural, quoiqu'avec des modalités différentes.Certes ils savent s'adapter à la ville, où ils sont d'ailleurs basés et, gé­néralement, nés. Ils en adoptent les "contours". Mais seul l'urbanisme,dans un sens large qui inclue l'aménagement du réseau urbain etl'organisation "autoritaire" de la ville intra muros, incorpore l'idéed'une architecture politique de la cité, la polis.

Les citadins sont privilégiés au détriment des paysans car lapeur d'un soulèvement des villes conduit par exemple les gouverne­ments à bloquer les prix des produits agricoles 1. Les misons de ce pu­ti-pris urbain n'ont bien sm pas toutes un ressort sécuritaire. Mais el­les sont trop imbriquées pour qu'on puisse en ignorer certaines plusque d'autres.

DES CITADINS PRIVILEGIÉS ET DES PAYSANSEXPLOITÉS

''La pauvreté est généralement plus courante dans les campagnesque dans les villes", constate J. lliffe (1987: 231). La colonisationcrée rarement de nouvelles pratiques de mendicité. Les sociétés africai­nes continuent de "cacher" leurs pauvres à la campagne. En consé­quence de quoi il y a peu de mendicité dans les villes africaines naissan­tes. Aujourd'hui encore, il y en a moins qu'en Inde.

Dans l'Mrique du Sud rurale, on ne meurt plus de faim après lesannées 1890 mais la malnutrition fait des ravages dans les réserves dI

1 Hiffe. J., 1987 : 233 ; Obc",i, A.S. : Mig",tion, Unemployment and the Urban La­bour Movement : A Case Sludy of the Sudan. [nlernatlOnal Labour Revlew 115: 211-32 ;Bryant, Coralie' Squatters, Collective Action and Participation: Leaming from Lusaka. WorldDevelopmenl n'8 . 73-85; Dogan. 1988, 1 : 339.

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Ciskei et du nord du Transvaal notamment, qui ne couvrent plus leursbesoins alimentaires à cause de la croissance de la population, des bassalaires et du manque de terres cultivables. Les pénuries y sont chroni­ques. L'émigration vers les villes ou les mines appauvrit encore plusles campagnes: 45% des travailleurs du pays pondo sont absents des"réserves indigènes" en 1936, 47% au Lesotho, 72% dans le district œMiddlcdriftau Ciskei en 1929 (J. lliffe, 1987: 123).

La comparaison entre les Noirs des villes et des campagnes estlongtemps sujet de controverse. En 1932, un comité gouvernemental,la Native Economic Commission, estime que les citadins souffrentplus parce que la différence de salaires ne compense pas le coût de lavie en ville. Mais nombre d'observateurs trouvent que les conditions œtravail dans les fermes plus encore que dans les réserves sont pires. Lerevenu des Africains en ville est 433 fois supérieur à celui des rurauxen 1960 et 667 fois en 1970 (G. Marais, 1978: 244). La situation sa­nitaire des villes est meilleure. Pendant les années 1980, le taux œmortalité infantile est de 25,5 pour mille habitants à Soweto contre130 dans une zone rurale comme le Transkei2. En 1981, seulement 7%des pauvres se trouvent en ville. Les autres sont dans les homelands (J.lliffe, 1987: 268). Un tiers de la population citadine noire vit en œs­sous du seuil de pauvreté en 1990, contre 83% en milieu rural et dansles homelands3. L'unpact de la hausse des salaires urbains dans lescampagnes pendant les années 1970 varie en fonction du degré œcommercialisation agricole. Le transfert des pauvres dans les home­lands est entièrement imputable à l'apartheid. On y refoule sur une baseethnique les vieux, les handicapés, les veuves et les délinquants juvéni­les tandis que l'on ferme en 1965 les "refuges bantous" du Witwa­tersrand qui s'occupaient des personnes âgées en ville depuis 1927 (J.lliffe, 1987 : 275-6).

Dans le reste de l'Afrique coloniale aussi, les revenus per capitadu monde rural deviennent moindres que ceux du monde urbain, àl'exception des pays haoussa et yorouba avant le boom pétrolier (J.lliffe, 1987: 151). Les experts sont nombreux à penser que l'on feraitmieux de s'occuper du développement des villages plutôt que d'une pe­tite minorité improductive en ville. L'anthropologue A. Richards sou­ligne dès 1946 que l'on devrait "d'abord traiter les besoins de la majori­té"4. Ce courant va à l'encontre des conclusions de L. Mair afftrmantqu'une assistance sociale est surtout nécessaire en ville parce que la fa-

2 Zille. H. : Begmning We in an Apartheid Society, ln Bunnan, S., 1986.

3 Deux tiers de la population noire vit en de880us du seuil de pauvreté en 1980, soitla moitié de la population sud-africaine toute entière. La proportion monte à 81% dans les réser­ves. Wilson, F & Ramphele, M., 1989: 17.

4 Richards, Audrey. Colonial Social Welfare Advisory Committee: minutes of the27th meeting, 3 décembre 1946. Colonial Office 8591158112531/4712, Public records office,Londres, cité ln niffe, J., 1987. 200...

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mille élargie se charge des pauvres dans les campagnes5. Après la se­conde guerre mondiale, la politique de développement et d'éducation dlcolonisateur s'oriente sur les masses rurales. Il s'agit de stimuler lacroissance et l'initiative des Africains des champs au lieu de dépenserdes ressources rares sur les citadins. L'idée plaît au moment où émer­gent des mouvements nationalistes principalement urbains. Au débutdes années 1950, la gestion de l'assistance sociale en ville est laisséeaux trois gouvernements régionaux du Nigeria tandis que le dévelop­pement rural demeure un service fédéral.

Le colonisateur britannique axe ses efforts sur le développementrural pour fixer l'Africain à la campagne et le dissuader d'aller tenter sachance en ville. Les gouvernements après les indépendances, eux, favo­risent les travailleurs du secteur formel urbain, au détriment des Jny­sans et des chômeurs. Dans un sens, ils poursuivent aussi l'oeuvred'un État colonial qui, selon F. Cooper, cherchait à créer "un proléta­riat urbain bien différencié des classes dangereuses"(1987: 273-4)."Les nouveaux États, dit E. Fottorino, ont réservé un sort peu enviableà l' agriculturc : les paysans devaient noWTÏr à bas prix les populationsdes villes vouées à l'édification d'économies modernes basées surl'industrie, lourde et coOteuse de préférence. Faute de politiques agrico­les motivantes, les paysanneries se sont repliées sur elles-mêmes, re­venant à une activité d'autosubsistance limitée par le manque li:moyens ct de techniques adaptées'>6.

Les masses paysannes sont, pour reprendre la formule de G.Prunier. les "éternelles vaches à lait d'élites urbaines qu'elles envientmais n'admirent plus" (1985: 11). Au Nigeria, le gouvernement nedépense que 12% de son budget dans l'agriculture alors qœ celle-ci em­ploie 65% de la force de travail (D. Olowu, 1990: 158). Les fondspublics vont d'abord dans les capitales d'États. Port Harcourt accapare69% de la part du Rivers mais 18,5% de la population de cet État fU­

rat? Lagos, 7% dela population du pays, compte 25% des docteurs et19% des lits d'hôpitaux dans la fédération(M. Peil, 1991: 109).

Le différentiel du coOt de la vie entre la ville et la campagnetend cependant à devenir modeste ou négligeable à partir des années1970, exception faite de la Zambie (R. Sandbrook, 1977: 415). Les

5 Mair, Lucia P . Welfare in Ihe Briti.h colonie•. Londres, 1944: 110.

6 Follorino, Eric: Du fail de la nature ... el des honunes. Le Monde 3/6/1992: 7.

7 Izeogu, C., 1987 : 411 ; Izeogu, C. : Physical Planning for the Developmenl of Ni­geria'. Rural Developmenl, ln Salau, A.T. <el al.) : Developmenl and the Nigerian Rural Envi­ronmenl. Zim Pan Mrican Publi.hers, 1989 : 8-9. Une lelle observation a aussi été faite pour leCa' d'Ibadan dans l'Étal d'Oyo. Aguda, A.S. & Jegede, CT.: Why Nigeria'. Rural Areas StayUnderdeveloped: Theoretical and Empirical Considerations. Quarlerly Journal of AdmlniSlra­lion vol.36, n"3-4, avr. 1992: 53-61

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salaires urbains chutentB. Les travailleurs des villes remettent au moins20% de leurs revenus aux parents du village. A Lagos, ville la pluschère du Nigeria, le seul coût de la vie compense les différences de re­venus entre les ouvriers du secteur industriel et les ruraux. Même chosedans les villes du nord du pays, où c'est plutôt l'éducation qui fait ladifférence9.

Les programmes d'ajustement structurel du FMI à partir des an­nées 1980 frappent plus durement les pluvres des villes que ceux cl::campagnes qui sont déjà, il est vrai, dans un état de dénuement com­plet. On assiste à un resserrement de l'écart entre villes et campagnes,voire à un renversement de tendance lO. D'après le rapport Coquery en1983, seulement 3 % des prêts de la Banque mondiale auraient été affec­tés au domaine urbain. La proportion de l'aide bilatérale de la France, àsavoir les engagements du Fonds d'action de la coopération, aurait étéinférieur à 4% sur la période 1969-1982 11 . 'Tandis que la cœditionna­lité politique donnaIt un nouvel élan aux forces d'opposition, la cœdï­tionnalité économique, financière et monétaire liée à l'ajustementstructurel contribuait à aggraver les conditions d'existence de groupessociaux fragiles, notamment des populations urbaines, politiquementles plus sensibles", souligne F. Constantin (1992 : 254).

Au début des années 1990, on observe un retournement de ten­dance. Prenant note de ce que le taux d'urbanisation de l' humanité œ­passera le seuil des 50% à l'orée de l'an 2000, la conférence d'HabitatII à Istambul en 1996 souhaite réorienter l'aide publique ou privée versles villes l2. Celles-ci, de toutes façons, n'ont jamais cessé d'être privi­légiées par rapport aux campagnes car elles incarnaient les mirages dIdéveloppement.

LES RAISONS DU P ARTI·PRIS URBAIN

Argument fondamental qui explique le parti-pris urbain des au­torités, la ville du Tiers monde reste le support de la modernité face à

8 Oberai, AS: Démogrnphie, emploi et pauvreté dans les grandes villes du Tiers­monde. Le Coumer AC? / CEE n'l3l, janv. 1992: 65.

9 Hinchliffe, Keith: Labour Aristocracy. A Northem Nigerian Case Study. The Jour­nal of Modern Afncan Studles vol.l2, n'l, mars 1974: 57-67.

10 JamaI, Vali & Weeks, John F. : Le resserrement de l'écart entre villes et campagneen Mrique au sud du Sahant. Revue 'nlernallOnale du TravaIl vol.l27, n'3, 1988: 305-29;Jamal, Vali & Weeks, John F. Mrica misunderstoood or whatever happened to the rural-urbangap? Basingstoke, McMilIan, 1993. ISOp.

Il En 1976, la Caisse centrale de coopération économique a cessé de fInancer des lo­gements. Baehtel, Gaude Pour le développement local urbain, in Michaïlof, Serge <el al ;) . LaFrance et l'Mrique Paris, Karthala, 1993: 326; Coquery, Michel: La coopération face auxproblèmes posés par l'urbanisation dans le Tiers-monde. Paris, mai 1983.

12 Le Monde 2312/1996: 4

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la "brousse sauvage"13. Bien que dépendante, elle est vue comme sy­nonyme de développement économique (B. Roberts, 1978). Pour M.Lipton, "le véritable conflit n'est pas entre le capital et le travail maisentre le capital et la campagne, entre le fermier et le citadin, entre lapaysannerie et le prolétariat urbain"14. L'opposition entre les mondesurbain et rural est au coeur de la lutte des classes parce que les tra­vailleurs de l'industrie se partagent avec les élites dirigeantes le surplusextrait de la production agricole l5. Le clivage majeur des pays en voiede développement n'est pas dans les villes, entre pauvres et classesmoyennes, qui tous deux bénéficient de la croissance économique, maisentre les citadins, privilégiés par des subventions aux produits alimen­taires, et la majorité rurale, défavoriséepar la politique des prix agrico­les alors qu'eUe est plus misérable (J. Nelson, 1979: 392). Les auto­rités ne peuvent pas se permettre de rejeter ou de négliger les doléancesdes masses urbaines, bien qu'eUes craignent d'ouvrir la boîte de Pan­doreet de provoquer un afflux de revendications. La relation de l'un àl'autre se fait sur la base d'un échange. Les pauvres, qui ne constituentpas une classe politique bien déterminéeet sont avides de respectabilitébourgeoise, font pression sur le gouvernement. De son côté, celui-ciles menace et coopte les plus vigoureux d'entre eux. Cette incorpora­tion segmentaire multiplie les ponts entre deux partenaires obligés,hypocrisie que dénonce un F. Fanonl6. A cet égard, la ville est sansdoute plus facile à contrôler que la campagne.

Le prestige de la ville, sa capacité d'attraction, sa sensibilité p0­

litique et sa concentration de pouvoirs retiennent l'attention des autori­tés. A la fois marché et espace de production, la cité favorise la circula­tion monétaire, l'échange, l'organisation et la création. Lui dénier cettevocation civilisatrice parce qu'eUe peut en même temps devenir un lieud'exclusion, d'isolement, de violence et de détresse, c'est adopter uneattitude passéiste. La ville encourage les brassages et la constructiond'une nation; elle offre des possibilités de mobilisation et de participa­tion politiques que n'a pas le monde rural. "On parle d'urbanité pourdésignerla politesse que donne l'usage du monde; la civilité, la civili­sation sont d'abord l'apanage du citadin, écrit P. Clavai. L'idée œcommunauté évoluée et large est donc associée de manière intime àcelle de groupement physique, de ville" (1981 : 31). Les taux de scola-

13 Miner, H. : The City and Modernisation: An Introduction, ln Miner, H., 1967 : 1­20; Meadows, Paul & Mizruchi, Ephraim H. : Urbanism, urbanization and change: comparativeperspectives. Reading, Mass., Addison-Wesley Pub. Co., 1969. 579p.

14 üpton, Michael Why Poor People Slay Poor. Urban Bias in World Develo­pmenl. Cambridge, Mass.. Harvard University Press, 1977: 77.

15 Saul, John S.. The "Labour Aristocracy" Thesis Reconsidered, ln Sandbrook, R.,1975: 303-10 ; Anighi, Giovanni & Saul, John S. : Socialism and Economic Deve10pment inTropical Africa.Journal of Modern Afrlcan Studles vol.6, n02, 1968: 141-69.

16 Fanon, Frantz: Wretched of the Earth. Londres, MacGibbon & Kee, 1965.

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risation en Afrique sont d'ailleurs plus élevés dans les capitales I7. Lecomplexe de supériorité de l'intellectuel des villes s'oppose àl'analphabétisme du campagnard, qui serait plus enclin à la violence dlfait de ses moeurs frustres.

La ville du coup d'État

D'un point de vue politique, le gouvernement surveille de prèsla ville-capitale parce qu'elle est le siège du pouvoir et le foyer œl'opposition. "Les villes ont toujours été le théâtre privilégié des mé­contents pour la simple raison qu'elles offrent toutes les conditionspréliminaires à une action collective", dit B. Elliott (1982: 118). El­les sont le lieu de prédilection des luttes sociales l8. M. Castells distin­gue les mouvements de protestation relatifs aux services publics, à ladéfense des identités culturelles et à l'exercice du pouvoir local (1983).La mobilisation est clairement politique quand elle remet en cause lamunicipalité ou l'État. Elle l'est moins quand il s'agit de revendica­tions sur des services publics. Nombre d'associations ad hoc telles queles groupements de consommateurs ou d'usagers n'ont aucune vocationrévolutionnaire. Leur JEI1icipation à la scène politique se mesure entermes négatifs de "grignotage" de l'appareil étatique, dont elles réorien­tent les actions vers des créneaux sectoriels. La défense des identitésculturelles, qui met en valeur les phénomènes de ghetto, touche plusles minorités.

En Afrique du Sud lors des négociations constitutionnelles œ1909, les Afrikaners à dominante rurale et les Anglophones en majori­té citadins se battent à propos d'une représentation à la proportionnellequi favoriserait les circonscriptions urbaines (T.R.H. Davenport,1991 : 224). Pendantles négociations de la CODESA au début desannées 1990, l'argument n'a plus lieu d'être car le NP et l'ANC sontdésormais des organisations urbaines, qui cherchent d'ailleurs à prendrecontrôle des zones rurales à travers les réseaux des partis locaux (D.Darbon, in D. Martin, 1992 : 63 & 69). "e'est dans les villes que sejoue, pour l'avenir de l'Afrique du Sud, la transition d'un régime à unautre très différent", constate A. Buvat l9 . Au Nigeria, les émeutes œ1966 contre les Ibo se passent dans les villes du Nord et non dans les

I7 Deblé, Isabelle: Les élèves dans la ville. AfrIque conlemporame n'168, oct.1993 149. A Lagos, le taux d'alphabétisation était ainsi un record national de 94% pour leshommes et 79% pour les femmes en 1985. Dans le secteur public, la ville comptait 877 écolesprimaires et 342 lycées contre respectivement 112 et 20 à l'indépendance. L'université fédéraledatait de 1962: celle de l'État, de 1983. Peil, M., 1991: 104-5.

18 Castells, Manuel City, Class and Power. Londres, McMillan, 1978: 167.

19 Buvat, Alexis: Vers une Afrique du Sud multiraciale et démocratique? Hérodoten'65-66, juil. 1992. 137.

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villages car le décret d'unification d' Ironsi menace moins les paysansque les élites mbaines (BJ. Dudley, 1973: 132).

Un chef-lieu de province peut même devenir le symbole d'unedissidence, voire d'une sécession, ainsi qu'en ont témoigné à leur ma­nière Owerri au Biafra, Lubumbashi au Katanga et Huambo en Angola.Dans une guerre, la ville est un enjeu déterminant. "Frapper la ville,c'est viser une population à la tête, dit A. Gluksmann. Réciproque­ment, tenir une ville jusqu'à sa destruction totale fait annonce de résis­tance"20.

La ville, surtout, est le lieu du coup d'État. Au Nigeria, il fautprendre et Kadunaet Lagos pour avoir le pouvoir. Ces villes accaparentles deux seuls centraux téléphoniques internationaux du pays, ainsi qœles installations de la radio fédérale. La première a l'école de guerre etl'académie de défense; la seconde, l'aéroport international. L'une nepeut pas tomber sans l'autre. Orkar et Dimka à ÙlgOS, en 1990 et1976, ou Nzeogwu à Kaduna, en 1966, l'ont appris à leurs dépens. Ilsn'avaient concentré leur action que sur une ville. B.S. Dimka avaitbien prévu d'intervenir à Kaduna, Ibadan et Benin, mais son complice,le major K.K. Gagara, se contentait d'enlever à Ilorin le principal ins­tigateur du coup de juillet 1975 contre Y. Gowon, le colonel 1. Taiwo.A contrario, ces éléments démontrent la marginalisation du sud-est ibo.Trois des quatreraffmeries du pays sont établies dans le delta du Niger,à Warri et Port Harcourt mais en dehors du pays ibo à proprement JXlf­1er.

La carte des établissements militaires au Nigeria consacre laprédominance du Nord. La marine est évidemment sur la côte, à Lagos,Port Harcourt, Calabar et dans le delta, mais elle joue un rôle margi­nal; ses effectifs sont même passés de 8.000 hommes en 1980 àmoins de 4.000 en 1988. Les principales bases de l'armée de l'air, el­les, se trouvent à Kano, Jos et Kaduna. L'armée de terre, qui détient laréalité du pouvoir, disposait en 1978 de 24 centres d'entraînement ré­partis dans tout le pays et destinés à former quelque 25.000 hommes21 .

Kaduna compte les deux principaux: l'école de guerre de Jaji et uneacadémie de défense au statut d'université technique, fondée en 1966après la mise à pied d'officiers indisciplinés et incompétents. Plusqu'au collège de guerre à Lagos, c'est par là que passent tous les offi­ciers de haut rang. C'est aussi à Kaduna que stationne la première desquatre divisions de l'armée nigériane, les trois autres étant à Ibadan, Joset Enugu.

20 Gluk.smann. A : "Le tolalitansme en effet". Traverses n"9, nov. 1977.

21 Wushislu, M.I . The Nigerian Army : Growth and Development of Combat Readi­ness, ln Imobighe. Thomas A. : Nigerian Defence and Security. Lagos, McMiIIan, 1987: 53-71 ; Nelson, Harold (ed.) : Nigeria. A Country Study. Washington, American University Press,1982.

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"Mafia de Kaduna" et Broederbond sud·africain

Le concept de "mafia de Kaduna", largement repris par les jour­nalistes du Sud, transcrit cette mainmise du Nord sur le pouvoir exécu­tif. Censée abriter les intérêts haoussa-peuls contre les « sudistes »,cette conspiration permanente tient du fantasme, entretenu par la presseet par la rumeur populaire, mais repose aussi sur certaines réalités poli­tiques. Dans la mouvance du sultan de Sokoto Ibrahim Dasuki, la cote­rie rappellerait la "guerre sainte" d'Ousman dan Fodio au début dJXIXème siècle en vue d'islamiser les populations arumistes ou chré­tiennes du Sud.

Kaduna fait référenceau chef-lieu administratif de l'ancienne ré­gion Nord, que gouvernait Ahmadu Bello, le leader du parti NPC aupouvoir à l'indépendance. Lugard se méfiait de la puissante Kano. Sonadministration, d'abord établie à Lokoja, s'était déplacée plus au nord àZungeru et se fixa filialement à Kaduna en 1917. Le site, en pays gwa­ri et non en pays haoussa, permit d'OOifier ex nihilo une ville nouvellequi se peupla de ressortissants de toutes les ethnies du Nord, essentiel­lement des employés du gouvernement (J.N. Paden, 1986 : 313ss). En1965, seulement 31 % des habitants étaient nés à Kaduna, à la différen­ces de cités haoussa traditionnelles comme Kano ou Zaria (M. Lock,1967).

L'importance stratégique de cette ville administrative correspondà une certaine réalité politique. C'est là que le mallam Rafi a lancé« l'association des hommes du Nord aujourd' hui » (Mutanen Arewa aYau), qui devait fusionner en 1948 avec le « parti des peuples dJNord» (Jami'iyyar Mutanen Arewa) du Dr. R.A.B. Dikko à Zaria etdonner naissance au NPC. C'est là encore qu'a été fondée en 1939l'association des anciens du collège de Katsina, une institution colo­niale destinée aux fils de chefs et dont la première promotion comptales futurs leaders du Nord à l'indépendance, comme Ahmadu Bello etTafawa Balewa. Un peu à l'instar de Lagos par rapport à la ville yo­rouba traditionnelle qu'était Ibadan, Kaduna a supplanté en influence lavieille Kano. Comme le disait le général Oluleye, en poste à Kano aumoment du coup d'État de juillet 1966, ce n'était plus là que se"fabriquaient les rois"22 Depuis lors, Kano n'a joué aucun rôle majeurdans le déroulement des coups d'État.

L'expression "mafia de Kaduna"serait pour la première fois ap­parue dans les colonnes du New Nigerian, le grand journal gouverne-

22 Oluleyc. James J.. Military Leaderllhip in Nigeria, 1966-1979. Ibadan, UniversityPress, 1985 36

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mental du Nœl23 . Le lobby se serait constitué après 1966 pour com­bler le vide laissé par l'assassinat d Ahmadu Bello24. D'après B. Ta­kaya, un auteur de la Middle Belt peu suspect de sympathie pourl'oligarchie du Nord, les intellectuels de l'université Ahmadu Bello(ABU) et du New Nigerian qui se réunissaient au Lugard Hall de Kalu­na seraient devenus un véritable groupe économique dans les années1970, infiltrant les institutions symboliques de l'unité nordiste:l' ICSA, la Banquedu Nord, la NNDC, la maison d'édition Gaskiya, laradio et la télévision25. L'ICSA, l'agence des six États du Nord consti­tuée sous le gouvernement Gowon, administrait le campus d'ABU, laBanquedu Nord et le journal The New Nigerian. Elle entra en conflitavec le gouverneur de l'État du Benue-Plateau, Joseph D. Gomwalk,qui avait fondé son propre journal, sa télévision, un office de commer­cialisation agricole et une université à Jos, celle-ci n'étant autrefoisqu'une filiale d'Ibadan.

Avec la formation de la Deuxième République, Kaduna a été unnoyau fondateur du NPN26. Sa "mafia"a réussi à faire tomber BalarabeMusa, le gouverneur PRP de Kaduna, et à bloquer l'enquête du jugeMuazu sur la corruption du candidatNPN pour l'État, un ancien minis­tre local de l'éducation, Lawal Kaita, qui sinon aurait été disqualifié enplus d'être rétrogradé. Adama Ciroma était par ailleurs le candidat de la"mafia"pour les présidentielles de 1979. Arrivé en troisième positionaprès Maitama SuIe aux primaires de décembre 1978, il s'est retiré enfaveur de Shehu Shagari, qui était le candidat d'une faction plus con­servatrice. Son retrait a été interprété à la lumière des interventions œla "mafia", alors qu'aucun des six candidats du NPN n'avait obtenuplus de.50% dessuffragesdesdélégués(B. Takaya, 1987: 101).

Une fois à la présidence, Shagari a voulu réduire l'influence dI!obby de Kaduna pour monopoliser le pouvoir (B. Takaya, 1987: 78).Mais avec BOOari, un ancien ministre du pétrole issu d'une famille aris­tocratique de Daura dans l'État de Kaduna, ladite "mafia" a retrouvétoute son influence. Beaucoup ont vu dans le coup d'État de 1983 lamain de mallam Adama Ciroma, qui avait refusé cl'accorder

23 Jibo. Mvendaga: The Invisible Govemment: Kaduna Mafia in Nigeria's Power­Sweepstakes. Afr,can Guardtan 30/1/1986' LI

24 La "mafia de Kaduna" dispose ainsi de relais dans les clubs Garnji du milieu uni­versitaire, ces nostalgiques du sardauna de Sokoto qui célèbrent chaque année la date anniver­saire de l'assassinat d'Ahmadu Bello. Muhammed, Dr. Junaid: Which North these "ConcemedCltizeos" wantto deliver? New N'gertan 10/8/1983; 50 days of Babangida's Rule. New N,­gerran 51111985. Pour une relation "politiquement correcte" du premier coup d'État au Nigeria,vOIr le témoignage de cet ancien administrateur colonial publié par la maison d'édition de la ma­fia de Kaduna. Muffet, David J.M.: Let Truth Be Told. Zaria, Hudahuda Press, 1982.

25 Takaya, 1987: 132. Pour une version opposée, cf. Kukah, M.H. : Religion, poli­tics and power in Northem Nigeria. Ibadan, SpeClrwn, 1993: 67-114.

26 Othman, Shehu : "Classes, crises and the coup: the demise of Shagari's regime".Afncan Affalrs v01.83 , n0333, oc\. 1984: 446-56.

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l'investiture du NPN à un Sudiste pour 1987 et que l'on a retrouvédans l'arène politique pendant les primaires des républicains pour lesprésidentielles en 1992. Bubari a remis sur pied l'ICSA, dont l'attitudejacobine a cette fois provoqué le départ du gouverneur de la Benue,Atom Kpera.

L'arrivée au pouvoir de Babangida, un général originaire d'uneminorité qui n'était ni haoussa ni peule, a un peu été un retour de bâ­ton. L'État de Kaduna a été a démembré avec la création de celui d:Katsina. La grande société publique du Nord NNDC, héritière de laNorthern Nigeria Development Company, a été a dissoute27. Les luttesentre le SDP et le NRC pendant le processus de transition vers la Troi­sième République ont été des plus confuses28. Reste qu'en 1993, le re­fus de Babangida d'investir Abiola a été compris comme la volontéd'empêcher un Yorouba du Sud d'arriver au pouvoir même s'il étaitmusulman.

Le cas de la "mafia de Kaduna" est singulier car il renvoie à lathèse du complot institutionnalisé et met en évidence l'existence d'unpouvoir occulte. Il existe nombre de sociétés secrètes au Nigeria, œr­taines traditionnelles, telles que les Ogboni yorouba, d'autres nouvel­les, telles que les fraternités étudiantes sur les campus. Si elles peuventavoir une influence politique, elles ont surtout une vocation initiatiqueet/ou religieuse. La particularité de la "mafia de Kaduna", qui n'a à no­tre connaissance aucun des rituels spécifiques aux confréries secrètes(poignées d: mains, mots de passe, signes de fraternité), est de s'êtreconstituée sur une base proprement politique et cl' être un groupe d:pression musulman. Pour B. Takaya, il s'agit d'abord d'intriguantsspécialistes de la manipulation et de la cooptation mais sans réelle basesociale (1987 : 63-4-). Simple faction dela bourgeoisie nigériane issuedes grandes familles marchandes de Kano et de la première générationde fonctionnaires formés au collège de Katsina, elle a réussi à s'adapterà l'économie de marché sans rompre avec l'oligarchie traditionnelle, œqui a fait sa force. Kaduna, une ville sans émir créée ex nihilo par lacolonisation, était un emplacement rêvé. Kaduna n'a jamais eu de chefcoutumier, comme en témoignait l'origine gwari et "neutre" du lieu(kada veut dire "crocodile"en haoussa, mais le nom dela ville viendraitplutôt dekadudna qui, en gwari, signifie "la traversée de la rivière desescargots'').

Pour autant, cette "mafia" n'a pas qu'une base haoussa-fulani.Ses ramifications dépassent largement le cadre de l'État de Kaduna etcomprennent des alliés non musulmans (tab. 7). Ses membres ont uti-

27 Afr.can Concord. 9/9/1991 : 31-2.

28 Le gouverneur de rÉlal de Kaduna, Tanko Ayuba, a ainsi élé accueilli à coups depierres alon; qu 'illenta.il de calmer les parties en présence dalUlla localité d'Ikara. The Afr.canGuardtan 291711991 19-25.

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lisé des ressortissants du Sud ou des minorités pour servir de paraventsà leurs activités politico--économiques, quitte d'ailleurs à ce que cesoient les prête-noms qui pâtissent des conséquences lorsqu'une affairefrauduleuse ou une tentative de coup d'État était découverte29.

Tab. 7 : La mafia de Kaduna: composition, fonctions politiques etéconomiques, ramifications

Nom Fonction politique Fonction économiqueShehu -makama-nupe -président de plusieurs entreprisesMusa -directeur decabinet publiquesBamanga -1992: favori aux -partenaire d' Abioladansl'MricaTukur primaires du NRC OceanLine

-1994: ministre del'industrie

Mahmud -1984-85: ministre -président de Cadbury, Fukarabe,Tukur du commerce et de Kaduna Aluminium et Lodigiani,

l'industrie cette dernière emportant le contrat-vice-présidentde de la construction de la mosquéel'université de Kano d'Abuja

-directeur de la Bank ofCredit andCommerce International (BCCI),d' Arewa, d' AssociatedBectronicsProducts, de Bells Management andFinance, d'Universal Packaging, deVan LeerContainers, de Faro Bot-tling, etc.

Hamza -1988 : président du -POO du holding public de laZayackl comité technique de NNOC (New Nigerian Develo--

privatisation et de pment COIp.), aujourd'hui dissouscommercialisationchargé de liquiderune partie des entre-prises publiquesdéficitaires

Mamman -neveu du général -propriétaire d'une imposante usineDaura Buhari de meubles à Kaduna

-directeur de Dunlop, Boots,Blackwood Hodge, Hagemeyer etBCO-1974-79: POO du New NiRerian

29 Afnca Conjidentlal vol.22, 6/3/1981: 1 ; Takaya, B., 1987: 89.

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Jibril -directeurdes édi tions Hudahuda,Ahmed qui sont vues comme la voix de la

mafiade Kaduna-directeur de labanaue du Nord

Adamu -1966-76 : premier rédacteur enAbubakar chef puis dircteur de publication duImam New NifzerianLawal -1984-85 : chef de laKafm<h:li NSOliman -1977-79: chef de la -directeur de Tate & Lyle, UTC,Ciroma fonction publique GTE, First City Merchant Bank,

NNDCAdamu -1993 : candidat -rédacteur en chefdu New NigeriallCiroma NRC wsqualifié par à la fin des années 1960

Babangida -gouverneur de la Banque centrale-1979-83: ministre -1977: compromis dans une af-du commerce puis de faire de corruption d'un demi-l'awculture million de FF avec Leyland

Les alliésIbrahim -1953 -55 : secrétaire -1966-69: président de la Cham-Dasuki personnel d' Ahmadu bred'Agriculture

Bello -1%9-77 : directeur des chemins-1958-60: ambas- de fer NRCsadeur en Arabie -1981-83 : président du départe-Saoudite puis au ment des céréales à la ChambreSoudan en 1961 d'Agriculture; signe un contrat de-1971 : secrétaire $30 millions avec la firme israé-général de JanUl'atu lienne Aprofim pourNam1Islam l'industrialisation du riz à Sokoto-1974 . président du -1978-91 : président de la Bank ofConseIl suprême des Credi t and Commerce Internationalaffaires islamiques-1984 : président ducomité national descollecUvités locales-1988 sultan deSokoto nommé parBabawrida

Sunday -proche de Liman -vice-présidentd'UrCAwoniyi Ciroma -président du conseil des gouver-

-perm' sec' neursd'ABU-1%6-76: directeur de la NigerianIndustrial Development Bank

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Victor -makaman de Lokoja -directeur de la NNDCNdalu~ -vice-présidentd' UBAMo- -1976-78: ministre -n.c.hammed du pétroleBuhari -1984-85 : chef de

l'État-1995: responsabled'un comité spécialsur les revenus pé-troliers

Abubakar -sardaunade Sokoto -n.c.Alhaji -ambassadeur à Lon-

dresShehu -tafida de Katsina et -directeurde la banque Habib, deMusa général l'Mrica Ocean Line, de SpringYar' -1976-79: chef Waters (SWAN), de Madara et deAdua d'état-major Nation House Press, qui publie le

-1993 : candidat Reporterdisqualifié du SDP -propriétaire terrien près de Funtua,

avec les fermes de Sambo-coordonne avec Ibrahim Dasukiles appels de fonds au public (N2ümillions) pour construire la mos-Quéed'Abuia

Abubakar -1985 : sarkin yakl -directeur de la banque Habib,Koko deGwandu président de Sokoto State Coope-

-1981: perm' sec' rative Bank, Nigerian Bank forde la Federal Capital Commerce & Industry, UnionDevelopment Autho- Engineering Company, Alheririty Phannaceuticals Chemists, Estate

Deve10pement and Investrnent etBasse Farms-propriétaire des fermes Sangara

Ahmed -général, chefdes -originaire de KanoAbdullahi services de rensei-

gnements de l'arméede terre DM!

Rabiu -général, chefde -originaire de KanoGUIDel l'ensemble des servi-

ces de rensei-gnements militairesDIA

Musa -directeurde la -originaire de KebbiBamaiyi NDLFA

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Ismaila -1994 : conseiller à -originaire de KanoGwarzo la sécurité d'AbachaMaitama -représentantdu -originaire de KanoSule Nigeria à l'ONU

-candidatmalheureuxaux présidentielles de1979 et 1993

Abdul- -1986-87: gouverneur de la Ban-kadir quecentraleAhmedJoseph -leaderet fondateur -n.c.Tarka du partI UMBC dans

les années 1960-ministre de lacommunication deGowon, obligé dedémissionner en1974parce qu'accusédecorruption par unautre Tiv, GodwinDabah-va s'installer àKaduna, où les parti-sans du zoning auNPN lui promettentunecandidature à laprésidence, ce quipermet aup~ deremporter l'Etat de laBénoué en 1979

Ibrahim -ministre de -n.c.AliVU l' industrieAminu -1979-83 : financier -tient l' agro-alimentaire à KanoDantata duNPNIsiyaku -1979-83 : proche -commerce à KanoRabiu duNPN

-1984: emprisonnéparBuhari

Aminu -1994 : secrétaire du -originaire de KanoSaleh gouvemement

-ministre des finan-ces

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Silas -membre des conseilsDaniyan d'administrationdes succursales

nigérianes de Metal Box, Inter-national Paints, Palm üne Agen-cy, Philip Morris et John HoItInvestments

Soucce:AfTlca Confidennal voDS. 0·18. 9/911994: 4-S; B. Takaya, 1987: 13S-8; T. For­resl. 1994.

La "mafia de Kaduna", ou tout au moins ce qu'elle représente, abien des opposants dans le Nord: Abdulkadir Balarabe Musa, le gou­verneur PRP de Kaduna que les conservateurs de l'Assemblée de l'Étatparvinrent à renverser; Yusuf Bala Usman, historien marxiste àABU; Ibrahim Ayagi, ministre de l'État de Kano, opposant au régimeAbacha et directeur de la Continental Merchant Bank; le généralTheophilus Danjuma, chef d'état-major de MurtaIa Mohammed etmembre influent de la Coalition démocratique nationale en 1994; lecolonel Abubakar Umar, un temps gouverneur de Kaduna et ministredémissionnaire en 1993 pour protester contre l'annulation des élec­tions; le colonel Yohanna Madaki, gouverneur de la Benue et <ilGongola renvoyé de l'armée pour avoir défié l'autorité des émirs30.

L'existence de cette opposition montre que la "mafia de Kaduna" ne re­présente pas tout le Nord haoussa-peul, loin de là.

Les observateurs, en particulier les "sudistes", exagèrentl'importance de cette franc-maçonnerie à la nigériane. Us y voient sys­tématiquement l'origine et l'aboutissement de tous les complots, cequi n'est pas sans inspirer des romans policiers de bas étage exploitantà l'envi les clichés sur le Nocd31 . Il est toutefois peu probable que latentative de coup d'État de B.S. Dimka ait été manipulée depuis Katu­na pour renverserun M.R. Mohammed trop radical, ou que M.J. Vatsaait été téléguidé pour éliminer un compagnon d'armes, LB. Babangida,qui venait du même État que lui. Les suppositions à propos du rôle <illobby de Kaduna dans la mise à l'écart d'Abiola en 1993 sont aussispéculatives, sous prétexte qu'Abiola est un musulman yorouba <ilSud qui avait quitté le NPN en 1983 à cause du revirement de Sbagarisur la politique de zoning et la rotation des candidaturesà la présidence.

A notre avis, cette "mafia" n'est tout au plus qu'une coalitionfluctuante d'intérêts, aux pratiques certes douteuses, mais pas une or­ganisation collective structurée. C'est le lobby informel de la hautebourgeoisie du Nord qui, pour des raisons de facilité logistique, sedonne rendez-vous à Kaduna. Comme le dit le général Hassan Katsina,

30 AfTlca Confiden/lal vo/3S, 0·18, 9/911994: S.

31 Fagbola, Patrick: Kaduna Mafia. Ibadan. Heioemann. 1987. 196p.

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qui fut gouverneur du Nord pour Johnson !ronsi, "tout le monde est unmafioso à Kaduna: généraux à la retraite, anciens fonctionnaires.Nous choisissons de rester à Kaduna parce cpe c'est un endroit central,c'est tout. Sinon, hormis à l'occasion d'un mariage ou de la naissanced'un enfant, nous nous rencontrons rarement32."

La localisation du lobby est pour le moins floue, puisqu'onparle aussi d'une mafia du Bomo ou de Kano pour la simple raisonqu'Abachaest un Kanouri du Bomo qui a longtemps vécu à Kano. Lacriminalisation de la politique au Nigeria fait que l'on a tendance à œ­signer tout lobby sous le vocable de mafia, fût-il d'une tendance oppo­sée. Ainsi dela "mafia de Langtang", ce bourg de la Middle Belt d'oùsont originaires des officiers chrétiens puissants dans l'armée maisécartés lors du remaniement ministériel de décembre 1990 qui devaitconduire au coup d'État d'Orkar. Le groupe de Langtang comprendraitle populaire général Domkat Bali, surnommé "Oncle B" par ses hom­mes, dernier des généraux nigérians formés à Sandhurst; le généralJoshua Dogonyaro, qui commanda l'Ecomog au Libéria ; le généralJoseph Garba, un temps président de l'assemblée générale des Nationsunies; le général Jerry Useni et le colonel John Shagaya, qui ont jouéun rôle important dans le renversement de Mohammed Buhari33 ...

Au contraire d'une mafia de Kaduna dont l'identité urbaine réelleou supposée est le plus petit dénominateur commun, le Broederbondsud-africainest une société secrète dotée d'une organisation très sophis­tiquée, avec sa constitution, son protocole, ses assemblées générales,sa hiérarchie formelle, ses rituels d'adhésion, etc. En revanche, elle nedispose pas d'une base urbaine aussi claire. On pourrait tout aussi bienla situer à Johannesburg, où elle a son siège social, qu'à Pretoria, dIfait de ses ramifications dans la fonction publique. Société exclusive­ment afrikaner, elle compte bien entendu peu de membres dans le Na­tal, une province longtemps perçue comme le dernier bastion œl'Empire britannique. L'essentiel de ses activités de lobbying se con­centre dans le triangle du PWV.

Le Broederbondest fondé à Johannesburg en 1918. Sous le nomde Jong Suid-Afrika, il s'agit d'abord d'une organisation nationalisteouverte. En 1921, elle s'engage dans la clandestinité pour défendrel'identité afrikaner, résister aux persécutions et adopter des stratégies œsurvie face aux discriminations dont les siens sont victimes34. Blelance d'ailleurs en 1929 une association culturelle publique, la FAK,

32 Afr/can Guardilln 30/1/1986. Il.

33 Afr/ca Confident,al vo1.31 , n'S, 9/3/1990: 5-6.

34 O'Meara, Dao: "The Afrikaner Broederbond 1927-1948: Gass Vaoguards ofAfrikaner Nallonalism" Journal of Southern Afr,can Studles vo1.3, 1977.

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qui lui permet de recentrer ses activités sur la politique35. Dansl'opposition avant 1948, le Broederbondest accusé par les "unionistes"d'inciter à la haine de l'Anglais. Ses membres sont dénoncés en 1935par le général Barry Hertzog, qui est alors premier ministre, et chassésde la fonction publique en 1944 par les purges du général Jan Smuts,qui utilise pour ce faire les pouvoirs spéciaux qui lui sont conférés entemps de guerre.

Après 1948, cette organisation se confond quasiment avec l'Étatet le NP. Elle fournit tous les premiers ministres d'Mrique du Sud(puis présidents après la Constitution de 1984 qui supprime le poste œpremier ministre): Malan, Strijdom, Verwoerd, Vorster, Botha, ycompris de Klerk. À tel point que l'un d'eux, Vorster, ne se gêne paspour organiser des réunions du Broederbonddans sa résidence officiellede Libertas. Un président du Broederbondet nazi notoire, Nico Dlede­richs, devient même président du pays en 1977 après avoir été long­temps ministre des fmances36. Autant dire que la commissiond'enquête sur le Broederbond, formée en 1964 à la demande œl'opposition, n'obtient aucun résultat. Le Commission Act de 1947est révisé exprès pour que les auditions se fassent à huis clos. Conduitepar un juge d'appel, D.H. Botha, elle jette un rideau de fumée sur lacollusion de l'organisation avec le pouvoir. De la même façon,l'Eglise réformée hollandaise NGK condamne en 1962 la franc­maçonnerie mais n'en fait rien pour le Broederbond. Avec 11.910membres répartis en 800 cellules (heemraad) en 1977, la fraternité afri­kaner est protégée au plus haut niveau.

Son institutionnalisation au pouvoir en fait une organisation œclasse, un peu comme la "mafia de Kaduna". D'après 1. Wilkins, leBroederbondest le lobby afrikaner des riches et des dominants, complè­tement imbriqué dans l'appareil d'État (1978: 408, 366 & 448). Ilcombat le syndicalisme socialiste, qui divise la nation afrikaner suivantdes lignes de classes, et préfère appuyer le Nasionale Raad van Trusteesd'Albert Hertzog en 1936, une organisation qui propage les vertuschrétiennes du travail, défend la réservation des emplois aux Blancs etpromeut la négociation plutôt que la grève. Il ne pénètre jamais le pr~

létariat afrikaner des mines, bien qu'il soit puissant dans les cheminsde fer, dont il contrôle les instances dirigeantes après 1948 et où il aune association corporatiste, l' ATKV (Mrikaanse Taal en Kultuurvere­niging). il a certes des ramifications dans les postes, avec l'ATKB(Mrikaanse Taal en Kultuurbond), dans l'armée, avec l'AKVV

35 Dans les ann~es 170, la Fait regroupe quelque 2.000 associations culturelIes, reli­gieuses ou de jeunes. EUe publie une revue, Handhaaf ("Conserver"). Sunday Tl/7tes28/111973.

36 BJ. Vorster ct son chef des services de s~curit~, HJ. van den Bergh, avaient aWlBide fortes sympathies nazies.

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(Mrikaanse Kultuurvereniging Volk en Verdediging), dans la police,avec AKPOL (Mrikaanse Kultuurvereniging van die Suid-MrikaansePolisie), et dans les hôpitaux, avec l'AVB (Mrikaanse Verpleegbond).il est aussi influent dans les milieux fermiers, second groupe sOOo­professionel en importance dans l'organisation (19%). Mais le gros destroupes est constitué d'intellectuels, des instituteurs (20%), des reli­gieux (7%) et des fonctionnaires de l'administration centrale (4%). Acet égard, il rappelle le mouvement Genotskap van Regte Afrikaners m1875 à Paarl, ce groupement d'instituteurs et de religieux qui publie lepremier journal en afrikaans, Die Afrikaanse Patriot, et qui, commeson nom l'indique, « se dresse pour défendresa langue, sa nation et saterre»

Grâce aux frais d'adhésion, aux donations et aux héritages, JeBroederbonddéveloppe une réelle puissance fmancière, enregistrée sousle nom d'Uniediensburo et gérée par son conseil exécutif. Parallèle­ment, il lance en 1949 une association à but non lucratif, sorte œcaisse de réserve, le Christiaan de Wet Fund. il est encore derrière laVolkskas, une des trois premières banques du pays, fondée en 1934 etproche des services de sécuri té après l' arrivée au pouvoir du NP (c'estpar là que passent les fonds secrets du ministère de la défense). On peuty ajouter le groupe d'affaires Federale Volksbeleggings, les mines œFederaleMynbou et de la General Mining, la compagnie de construc­tion Saarnbou-Nasionaa1, les assurances Sanlarn, voire l'empire Rem­brandt Tobacco d'Anton Rupert37.

Le Broederbond contrôle en outre les deux géants de la presseafrikaner, Perskor (Die Transva1er) et Nasionale Pers (Die BLUger). ilempêcheen 1972 cpe la presse anglaise tombe sous la coupe d'un seulhomme en évitant la fusion de South Mrican Associated Newspaper etd'Argus, que venaIt d'acquérir le groupe Oppenheimer. En 1976, ilcontribue à lancer un quotidien nationaliste en langue anglaise, The CI­tizen, avec des fonds du ministère de la défense redistribués par le mi­nistère de l'information, ce qui provoque le scandale Mulder. De lamême façon, il contrôle la télévision SABC et tente d'évincer le prési­dent Danie Craven du South African Rugby Bœnl, la puissante institu­tion gérant le sport favori des Mrikaners38.

Au-delà du lobby de cooptation, le Broederbondest une organi­sation puritaine et religieuse dont la "mission divine" consiste à perpé.­tuer la domination afrikaner. Exclusivement masculin, hormis quelquesassistantes, il n'est ouvert qu'aux adultes afrikaners de plus de 25 ans,de confession protestante et de nationalité sud-africaine tandis que les

37 O'Meara, Dan : Voiskapitalisme : aass, capital and ideology in the developmentof Afrikaner Nationalism, 1934-1948, Cambridge University Press, 1983.

38 Bodis, J,.p Le rugby, sa mythologie et la construction d'une nation nouvelle:l'Afnque du Sud. In Darbon, 1995: 233,

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plus jeunes sont regroupés au sein d'une organisation soeur fondée en1956, Ruiterwag. Le divorce plus que la politique est le principal mo­tif de renvoi de ses membres. La fréquentation de la messe est sur­veillée. Le rituel d'adhésion consacre cette religiosité politique. Onabandonnela mise en scène macabre qui consistait à sceller le sermentde la recrue en transperçant d'un poignard un corps de chiffon déposésur un cercueil et marqué en rouge sang de l'infâmant Verraad("trahison'J. Mais on jure toujours fidélité à l'organisation au-dessusd'un drapeau sud-africaindans une pièce éclairée aux chandelles la nuit.

Le Broederbond tient un discours raciste, pas seulement contreles populations de couleur mais aussi contre les uitlanders, les Juifs etsurtout les Anglais. D'après lui, il n'y a qu'une nation blanche enAfriquedu Sud, l'afrikaner, et elle a vocation à absorber les élémentsanglophones. Une filiale, la société pour l'immigration européenne(Maatskappy vir Europierse Immigrasie), est chargée de filtrer les can­didats à la nationalité sud-africaine pour éviter une prépondéranced'anglophones. Une victoire du Broederbondcontre les Britanniques estla proclamation de la république en 1960 et, l'année suivante, le retraitdu Commonwealth. La crainte de l'ancienne puissance coloniale esttelle que le Broederbonds'inquiète que des anglophones votent pour leNP et corrompent les idéaux afrikaners du parti! Le recrutement d1Broederbond ne touche que des Afrikaners protestants dont le passé etl'arbre généalogique sont scrupuleusement vérifiés. Us ne doivent niêtre mariés à une Anglaise, ni envoyer leurs enfants dans des écolesanglaises, ni appartenir à un club anglais; ainsi ce sénateur NP du Na­tal et ministre des finances, Owen Horwood, est-il toujours écarté (1.Wilkins, 1978: 142-4). Plutôt qued'infiltrerles organisations anglo­phones déjà existantes, le Broederbond préfère former les siennes pro­pres: des Voortrekkers en guise de scouts, des Afrikaanse Sakekamersen guise de chambres du commerce, des Rapportryers en guise de Rota­ry, une Noodhulplige pour Croix Rouge, l'Onderwysverenigings à laplace de l'association des professeurs, l'Afrikaanse Studentebond aulieu du syndicat étudiant de la NUSAS en 1948, ete39. La Rand Afri­kaans University est inaugurée en 1975 pour combattre l'influence li­bérale et anglophone de l'université du Witwatersrand, où le syndicatétudiant de la NUSAS s'oppose à la politique du NP. Prévue pour50.000 étudiants, elle n'en accueille que 4.000. L'université de PortElizabeth, en principe bilingue, est aussi créée et contrôlée par desBroeders pour empêcher les anglophones de la Rhodes University œGrahamstown d'ouvrir une branche dans cette ville.

Le Broederbondest bien entendu tout aussi intransigeant sur les

39 L'Afrikaanse Studenlebond failsuile li l'Afrikaanse Nasionale Studenlebond, fondéen 1933 el dissous apres la guerre li cause de ses inclinations nazies.

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populations de couleur. Dans son bureau d'études, le SABRA (SuidAfrikaanse Buro vir Rasse Aangeleenthede, ou South African Bureaufor Racial Affairs), germent les projets du grand apartheid que le gou­vernementfait en partie siens. En ce qui concerne les Indiens, les têtespensantes du SABRA prévoient des aides au retour pour les volontairesau départ et un homeland au nord de Durban pour les autres, "une sortede Hong Kong ou de Singapour", c'est-à-dîre un petit territoire, beau­coup plus densément peuplé et urbanisé que les bantoustans noirs,mais très dynamique au vu de la vocation marchandede sa communauté(1. Wilkins, 1978: 158-9). Un homeland est aussi proposé pour lesMétis.

La politique du Broederbondn' est pas sans contradictions. Alorsque cette société secrète s'est constituée en réaction à la politiqued'anglicisation du gouverneur Alfred Mimer, elle s'entête à imposerl'afrikaans comme langue d'enseignement pour les Noirs, ce qui am­duit à la révolte de Soweto, une même cause produisant en l'occurrenceles mêmes effets. Le Broederbond soutient financièrement le FederalColoured Peoples' Party de Tom Swartz en violation de la loi qui in­terdit aux Blancs d'intervenir dans les affaires politiques des popula­tions de couleur, le Prohibition of Political Interference Act nOSI ci:1968. Le parti fédéraliste ayant été battu aux élections de 1969 par leparti travailliste, le Broederbondcontourne la défaite en faisant nommerpar le gouvernement 20 candidats métis qui donnent une majorité fra­gile à Tom Swartz.

La contradiction fondamentale du Broederbond est de soutenirindéfectiblement le NP, quitte à chasser sans ménagement les dissi­dents, alors que sa constitution interdit en principe les activités parti­sanes au sein de l'organisation. De plus, la clandestinité, légitimée parl'urgence et l'oppression pendant l'entre-deux-guerres, ne se justifieplus après 1948, quand les Broeders deviennent des apparatchiks. nexiste d'autres organisations afrikaners, des groupes républicains, descercles calvinistes, des associations politiques telles que l'AfrikanerBond, qui est fondé au Cap en 1880 pour contrer l'influence britanni­que, la Ligue des Défenseurs Handhawersbond et les Sentinelles ci:l'Ossewa Brandwag, des formations paramilitaires en 1939-1940,l'Arme Blanke Verbond, une Alliance des pauvres blancs créée en 1917pour l'emploi des chômeurs, ou Helpmekaar, une mutuelle d'entraidelancée en 1915 pour payer les amendes de la rébellion de 1914 puis ti1î­ter le preIOÏer journal nationaliste, Die Burger. n existe aussi d'autressociétés secrètes blanches telles que les Sons of England, la franc­maçonnerie ou la Truth Legion. Mais aucune n'a d'orientations politi-

176

ques aussi marquées que le Broederbond40. Aucune n'inspire autant œspéculations quant à une conspiration permanente et invisible.

Comme la "mafia de Kaduna", le Broederbond consacrel'existence d'un pouvoir occulte et urbain, ce dernier trait étant évidentà cause de la concentration de la fonction publique à Pretoria. Pour au­tant, la base géographique du Broederbond ne peut être assimilée à laseule capitale de l'exécutif, pas plus que les activités de la société se­crète ne se limitent à la région de Pretoria. fi est vrai que si l'on seplace dans la perspective d'un co~ d'État militaire, Pretoria n'a pasl'importance de Kaduna au Nigeria 1. La ville comprend le ministère œla défense et 1e quartier général des armées de terre et de l'air. Pour lereste, les installations militaires sont réparties dans tout le pays. Lesquartiers généraux des trois divisions 7, 8 et 9 de l'armée de terre setrouvent à Johannesburg, à Durban et au Cap. Ceux des dix régionsmilitaires sont à Pretoria, Johannesburg, Port Elizabeth, Kimberley,Bloemfontein, Durban, Nelspruit, Pietersburg, Potchefstroom et auCap. La 44ème brigade de parachutistes est à Bloemfontein ; la Forcede déploiement rapide s' entraÎDe à Lohathla. L'armée de l'air a des ba­ses un peu partout, comme à Louis Trichardt. Quant à la marine, elleest évidemment sur les côtes, comme à Simonstown.

Le Broederbondmise beaucoup sur Johannesburg. En 1975, ilinaugure la Rand Afrikaans University à Auckland Park, à deux pas œson siège de Die Eike au n° 1 de l'avenue Cedar. C'est encore à Johan­nesburg qu'il lance la première école normale supérieure (goudstadseonderwyskollege) pour les professeurs afrikaners. Dans le périmètrecompris entre Auckland Park, Melville et Westdene, on trouve qœl­ques-unes des institutions-clés du Broederbond : la télévision SABC,le groupe de presse Perskor, l'hôpital J.G. Strijdom et la VorentoeHoërskool (1. Wilkins, 1978: 424). Mais le bureau d'études SABRA,qui a été fondé en 1948 et comprendquelque3.000 membres, est à Pre­toria.

Le Broederbondrayonne en fait sur le PWV. La comptabilité œsa société fInancière, Uniediensburo, se fait chez Meyer, Nel & Codans l'immeuble de la Volkskas à Johannesburg; celle de son fonds œréserve, le Christiaan de Wet Fund, est faite par Meintjies, Vermooten& Partners dans l'immeuble de Rentmeester à Pretoria. Son conseilexécutif se réunit cinq fois par an alternativement à Johannesburg ouPretoria mais son conseil d'administration dagbestulU' se retrouve tous

4û Serfontein, J.H.P. : Brotherhood of Power: an exposé of the secret Mrikaner Br!»derbond. Londres, Rex CoUings, 1rn9. 278p. ; Moodie, T.D. : The Rise of Mrikanerdom :Power, Apartheid and the Mrikaner Civil Religion. Berlc:e1ey, University of California Press,1975. 328p.

41 En décembre 1895. le raid des mineurs de Jameson, financé par Rhodes, échoualamentablement. nprévoyait de soulever les "réformateurs" il Johannesburg et de marcher surPretoria pour renverser le président afrikaner Kruger.

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les mois de préférence dans la capitale éconnomique du pays . Symboli­quement, les congrès nationaux, qui se tiennent tous les deux ans, ontlieu à mi-chemin entre Johannesburg et Pretoria, dans une ferme prèsde Skeerpoort, de Brits et du barrage dHartebecspoort. On y vote lebudget, on y élit le conseil exécutif et le président et on y décide la po­litique générale de l' organisation. Un délégué rerésente chaque bran­che, celles-ci comprenant entre 5 et 20 membres" .

Pretoria, autant que Johannesburg, retient évidemmentJ'attention du Brocderbondau vu de la symbolique que véhicule la capi­tale du pouvoir afrikaner. La ville est marquée par des lieux comme lemonument des Voortrekkers et les Union Buildings, où loge le gou­vernement, mais aussi les bureaux du 80 Albert Street, où étaient déli­vrés les passes avant que l'endroit ne devienne un refuge pour les sans­abri, et le square J.G. Strijdom, où lm fou d'extrême droite, BarendStrydom, commit un carnagé3.

En 1938, la commémoration du centenaire du Grand Trek IâS­

semble 200 .000 Afrikaners sur la montagne de la colline, àl'emplacement où dix ans plus tard s'élève le monument aux Voor­trekkers (1. Wilkins, 1978 : 97 ss) . Le Broederbond, à travers sa filialeculturelle de la FAK, joue un grand rôle dans cette manifestationd'unité nationale, parvenant même à en écarter les Afrikaners au gou­vernement, accusés de collaborer avec les Anglais. Après la victoire dlNP aux élections de 1948, le voyage triomphal du premier ministreD.F. Malan se fait en train du Cap à Pretoria. En 1%1, le Broederbondmet tout son poids dans l'affaire qui l'oppose à un professeur de théo­log ie à l'université de Pretoria, Albert Geyser. Ce dernierest jugé pourhérésie lors d'un procès truqué au siège de la Ncderduitsche HervormdeKcrk, dans le Dirk van der Hoff Building à Pretoria.

Plus grave, le Brocderbonddoit combattre la dissidence, dans lesannées 1%0, du Parti national authentique, le lINP d'Albert Hertzog.Basé dans le Pieter Neethling Building, Albert Hertzog a fondé en 1929un concurrent du Brocderbond, l'Afrikaner Ocde, qui avait pour ambi­tion affichée de prendre contrôle de la municipalité de Pretoria (1. Wil­kins , 1978 : 177-90) . Du fait des doubles affiliations, le ministre de lajustice à celle époque, John Vorster, lui-même un Broeder.s'est inquié­té des rumeurs de complot et a envoyé ses hommes espionner la frater­nité à laquelle il appartenait! Le Broederbond a cru régler la questionen absorbant les 420 membres actifs de l'Afrikaner Ocde et en gérantl' organisation de Hertzog. Mais il n'empêche pas la formation du lINPaprès l'assassinat du premier ministre Verwoerd.I' arrivéc au pouvoir œ

42 Il existe par ailleurs des conseils régionaux. voire des comités centraux quand ilexi ste plus d'une branche dans une même ville .

43 l'ace fév 1995: 26-7 .

178

Vorster et le renvoi de Hertzog en 1968. Au début des années 1970, ildémantèle alors l'AfrikanerOrdeet suspend ou chasse de ses mngs lesleaders du HNP, dont certains vont fonder Aksie Eie Toekoms (Actionpour notre futur). En 1973, il fait même signer à ses membres la pro­messe de ne pas adhérer au HNP. En mai 1984, la fondation des Gar­diens du peuple afrikaner (Afrikaner Volkswag) par un ancien présidentdu Broederbond, Carel Boshoff, qui revendique 50.000 membres dontEugene Terre Blanche, est sans doute moins ancrée sur l'enjeu de Pre­toria mais constitue un autre défi. Professeur de théologie, Boshoff créeaussi en novembre 1985 un cercle de réflexion religieuse très conserva­teur, Bybel en Volk.

Tout autant que la contestation de gauche à Johannesburg, Pre­toria inquiète ainsi le Broederbond à cause de sa réputation de bastionde l'extrême droite. N'est-ce pas de là qu'en 1988 un ancien maire œRandburg, Robert van Tonder, lance le BoerestaatParty ? Ou qu'en œ­cembre 1993 les 1.000 hommes revendiqués par les Pretoria Boere­kommandos se font remarquer en occupant Fort Schanskop, un mo­nument militaire des environs44 ? Ou qu'en 1994 une radio pirate mi­lite pour un Volkstaat afrikaner avec Pretoria pour capitale? Plus qœla dissidence d'extrême droite, c'est en fait le démantèlement œl'apartheid qui met fin à la toute puissance du Broederbond, déchiré en­tre des factions progressiste et conservatrice. Le paradoxe est au­jourd'hui la naissance, sur les mêmes bases, d'un Africanbond censéreprésenterles intérêts des mileux d'affairesnoirs.

La "macrocépbalie" économique et le pouvoir d'attraction

Le poids démographique grandissant des villes et l'attraction ur­baine sur les ruraux renforcent par ailleurs le biais sécuritaire des auto­rités. La "macrocéphalie"de bien des capitales africaines explique cettesensibilité45. «L'hégémonie urbaine de la capitale est tout simple­ment la transposition spatiale de l'hégémonie de l'État et de la centrali­sation du pouvoir », pense le géographe Y. Marguerat (1991). Elle va

44 Weekly Mali 30/411993: 2.

45 Peil, M., 1984: 85; Mabogunje, Akin L. : "Manufacturing and the Geography ofDevelopment in Tropical Africa". Economlc Geography n·49, 1973: 11, cité ln Berry, BJ.L.,1976: 222; Friedmann, John & WulIT, Robert: The Urban Transition, comparative studies ofnewly industrializing societies. Londres, Edward Arnold, 1975: 15. Voir aussi PolitIque Afn­caIne n·31 : "le Congo, banlieue de BrazzaviUe" ; Dogan. 1988: l, 302 ; Nzuzi, L., 1989: 32& : 87-8; L,bératIOn 25/2/1992: 32; Diakite. Sidiki: Violence technologique et développe>­ment en Mrique. Paris, L'Harmattan, Points de vue, 1985: 88 ; Lopes, Carlos: Etnia, Estado eRelaçôes de POOer na Guiné-Bissau. Lisbonne, Ediçôes 70, 1982: 91 ; Kalo, Ouraga :L'attraction des capitales: le cas d'Abidjan, ln Deblé, 1., 1982: 137-46; Hasselman, Karl­Heinz: Liberia, ln de BliJ, Hann J. & Martin, Esmond B. : Mrican Perspectives. New York,Methuen, 1981 : 139; Lumuna-Sando, c.K. . Zaïre: quel changement pour queUes structures?Misère de l'opposition et faillite de l'Etat BruxeUes, AF.R.I.C.A., 1980: 68-9.

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souvent de pair avec une atrophie des villes secondaires46. Epe et BaIa­gry, petites bourgades longtemps restées à l'écart des routes goudron­nées par rapport à Lagos, ont stagné, un peu comme Zaria par rapportà Kano et Kaduna. Ibadan a perdu la "bataille démographique" contreLagos. Calabar, capitale politique du protectorat du Sud Nigeria ce1901 à 1906, est tombée en désuétude à cause de sa rivale Lagos plusque de son excentrement47. Owerri a aussi décliné quand s'en sont déta­chées les provinces de Port Harcourt et Umuahia dans les années 1950.Le statut de capitale n'est pourtant pas un facteur systématique de pri­mauté et de croissance urbaine. Enugu, la capitale de la région Est quis'est développée à partir de 1914 grâce au charbon d'Udi et qui est œ­venue en 1929 le centre administratif des provinces du Sud du Nigeria,n'a jamais pu rivaliser avec Port Harcourt, son débouché maritime na­turel48. La fermeturedela capitale du Rivers aux Ibo après la guerre dtBiafraa favorisé Aba.

Bien que destituée de son statut de capitale en 1975, Lagos restele véritable centre de décision de la fédération et M. McNulty estimeque ses problèmes ont ''une ampleur nationale" (1988: 213 & 223-6).Le déplacement de capitale vers Abuja n'a en rien diminué ses enjeuxéconomiques. Un directeur du National Youth Service Corps, le colo­nel Haiz Momoh, explique que si les étudiants ont détourné les princi­pes du programme de Gowon, qui les obligeait en principe à faire leurservice national dans une région différente de la leur, c'est que l'attrac­tion de Lagos a été trop forte. Ils ont voulu travailler là où ils avaientquelque chance de trouver un emploi et ce répondre aux besoins éco­nomiques réels du pays49. Il existe ainsi une hiérarchie au sein du r0­seau urbain, avec des villes d'envergure nationale (Lagos, Ibadan, Ka­no, Port Harcourt), des centres régionaux parfois différents des capitalesd'État (Aba, Ogbomosho, Warri, Ifé, Ijebu-Ode), des centres provin­ciaux dont la taille de l'arrière-pays est moindre (Ikot Ekpene, Kafan­chan, Nnewi, Shagamu) et, en dernier lieu, des localités qui ne desser­vent que leur environnement immédiat50.

Lagos est la plus grande métropole d'Afrique noire et du Nige­ria. Elle s'inscrit certes dans un réseau urbain plus équilibré que biend'autres en Afrique de l'Ouest. Mais son rôle économique reste prédo­minant (tab. 8). C'est là que furent établies les premières banques dt

46 Champaud, Jacques: A la recherche des villes moyennes, ln ORSTOM, 1989.362-74.

47 Udo, R.K. : The Growth and Decline of Calabar. Nallonal Geograph.cal Journal102, déc 1967: 91-106.

48 Udo, R K. : The Geographical Regions of Nigeria. Londres, Heinemann, 1970:43-52.

49 Newswatch 29/4/1991: 22-3

50 Ajaegbu, H.!. : Urban and Rural development in Nigeria. Londres, Heinemann,1976 55-9.

180

pays dans les années 1890: la Bank of British West Africa(aujourd'hui la First Bank of Nigeria), la Barclays (aujourd'hui laUnion Bank of Nigeria), la French Bank (aujourd'hui la United Bankfor Africa) , etc. C'est encore là que se trouvent la banque centrale et labourse, fondée en 1%1. La guerre civile a contribué au déplacement dlsiège des compagnies pétrolières de Port Harcourt à Lagos. En 1990,cette dernière abrite 25 des 105 compagnies d'assurances et 94 des 119banques du pays, toutes ayant au moins une succursale sur LagosIsland51 . Le port d' Apapa, cinquième d'Afrique de l'Ouest si l'on com­prend ses prolongements vers Tin Cao Island et Ijora, reçoit un tiersdes bateaux à destination du Nigeria. L'aéroport Murtala Mohammedaccueille 85% des passagers sur les vols internationaux (1,1 million en1986) et 72% (2,7 millions) de ceux utilisant l'un des trois aéroportsinternationaux du pays (avec Kano et Port Harcourt) sur des vols inté­rieurs (M. Peil, 1991 : 74 & 177). L'État recense le plus grand nom­bre de kilomètres de routes alors qu'il est de par sa surface le plus petitdupays52.

Tab. 8: Le poids de Lagos au Nigeria

Source' R.A Olu Sule. 1987, A. O'Connor, 1983: 249; D. OloWIJ, 1990: 35; Guardwn11/2/1994: 18; FaIola, Toyin: The Cilies, ln Panel, 1989: l, 213·49; A. Eiegbede, 1992:66 & 168; Abiodun, Josephine Olu : Issues in Urban and Regional Development in Nigeria.Lagos, John West, 1993: 217, 219 & 221 ; A. Ogbodo: Focus on Investment Opportunitiesin Lagos Slate.Ajncan Guardllln 31/5/1994: 21·8, M. Peil, 1991: 74 & 177

Domaine d'activité Proportion Proportions antérieuresau niveau fédéral en 1990

population urbaine 19% 20% (1970) n.c.population totale 7% 4% (1970) n.c.sièges sociaux des 85%53 87% n.c.entreprises indus- (1960)

trielles et commer-ciales

établissements 38% n.c. n.c.industriels

production indus- 62% 58% 32%trielle (1980) (1965)

main d'oeuvre du 46% 33% 30%secteur industriel (1980) (1971) (1965)

51 Ogbodo, A.. Focus on Ioveslment Opportunilies in Lagos Slate. Afncan Guar­dwn 31/5/1994: 21-8; Elegbede, A., 1992: 66.

52 Abiodun, Josephine Olu' Issues in Urban and Regional Development in Nigeria.Lagos, John West, 1993: 217.

53 Entreprises quotées en bourse

181

activités commercia- n.c. 37% n.c.les (1965)

fonctionnaires du 40% 36% 43%gouvernement fédé- (1978) (1976)

raiemplois n.c. 42% n.c.

(1980)salaires n.c. 54% n.c.

(1980)chômeurs déclarés n.c. 25% (1965) n.c.

lümes téléphoniques n.c. 56%(1965) n.c.consommation 47% (1971) 46%54 41%

d'électricité (1965) (1961)transit du commerce 80%55 70% n.c.

international (1975)

argent en circulation 40% n.c. n.c.PNB n.c. 20% (1975) n.c.

valeur ajoutée du 66% n.c. n.c.secteur industrielinvestissement 63% n.c. n.c.

nationalinvestissement n.c. 63% 70%

industriel (1980) (1975)investissements des n.c. 14% n.c.services de la voirie (1975)

fédéraleachat de véhicules 80% n.c. n.c.

d'occasion importéspermis de conduire n.c. 38% (1965) n.c.immatriculation dc n.c. 20% n.c.

motos (1975)immatriculation de n.c. 27% n.c.véhicules utilitaires (1975)immatriculation de n.c. 25% n.c.

voitures (1975)

En Afrique du Sud, l'oligarchie urbaine est constituée du sud œTransvaal, de Durban-Pinetown-Pietermaritzburg, de la péninsule œCap et de Port Elizabeth. Ces quatre zones contribuent pour 64% au

54 Consommation des particulief!l.

55 Impol1atlOns

182

pm56. Les citadins se concentrent à 46% dans les grandes villes, à sa­voir, par ordre décroissant, Johannesburg, Durban, Le Cap, Port Eiza­beth et les mines d'or de l'OFS. Treize agglomérations de plus œ100.000 âmes accaparent 66% de la population urbaine et les petitesvilles de moins de 10.000 habitants seulement 11%57.

Le triangle utile du pays, celui de Pretoria, Witwatersrandet Ye­reeniging, est centré sur Johannesburg. Plus de 70% des trois centsplus grandes compagnies de RSA ont leur siège dans le Transvaal, dontune forte majorité dans le PWY58. En comparaison, la plus petite desquatre provinces d'avant 1994, le Natal, n'en a que 10%, surtout dessociétés agro-alimentaires. Le poids démographique du Transvaal, avec10,4 millions dhabitants, correspond à peu près à celui des trois autresprovinces, avec Il,2 millions d'habitants. Le PWY concentre 7,2 mil­lions d'habitants en 1991 et la Fondation UJbaine calcule qu'ils seront12,3 millions en l'an 2000s9.

D.M. Smith utilise la métaphore de l'oignon pour décrire lerayonnement économique du PWY, dont les cercles concentriques 1ID"­tent du coeur vital de l'Afrique du Sud blanche et vont en direction œzones plus ou moins assistées: les homelands autonomes, les œn­toustans "indépendants", l'union douanière de la SACU avec le Leso­tho, le Swaziland, le Botswana et la Namibie, celle de la SAOCC avecen plus le Malawi, le Zimbabwe, le Mozambique et la Zambie, voirel' Angola, la Tanzanie et le Zaïre (1982: 43-4). Sachant que les quatrecinquièmes des revenus des citadins noirs des homelands sont dépensésdans les villes blanches et que 60% des Noirs hors TBYC résident dansles cinq plus grandes métropoles de RSA, représentant un marché in­terne de 25 millions d'habitants, on saisit quel peut être la puissancedu PWY, conurbation exceptionnelle à l'échelle du continent (D.M.Smith, 1982: 102; D. Darbon, 1987: 20).

Plusieurs indicateurs statistiques permettent de mesurer cettehégémonie urbaine (tab. 9). Le multiplicateur du géographe HomerHoyt s'intéresse à l'effet d'entraînement de l'emploi dans les villes et àson effet d'induction. A un nombre donné d'emplois dans les activitésexportatrices correspond un nombre déterminé d'emplois domestiquesqui vivent des prem.iers60 . Les flux téléphoniques et postaux ainsi qœ

56 FlIes représentaient déjà 82% du prodwt national net en 1946, contre 74% en1916. McCrystal, LP.: City. Town or Country. Le Cap, Balkema, 1969: 150-1; Darbon,1993: 181.

5'7 Race Relallons Survey, 1992: 332.

58 AMPROS Research. nrn, janv. 1993, nO l : 1 & 4.

59 Race Re/allOns Survey, 1992: lxxvü & 338.

60 Clavai, P., 1981: 790s & 87, Hoyt, Homer: The Structure and growth of residen­tial nelghbourhoods in American cities. Washington, Federal Housing Administration, 1939.178p. ; Hoyt, Homer: Principles of city growth and structure. Cambridge, Maas., lnstitute of

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les mouvements de voyageurs complètent l'analyse des aires d'attrac­tion urbaine. On va chercherdans la ville-lumière de meilleures cœdi­tions de vie, un système éducatif et sanitaire plus performant, une sé­curité relative. La route est un instrument important de l'hégémonie œla métropole. L'étoilement des axes de circulation autour de la capitalesert les partisans de la centralisation.

L' 'influence d'une capitale s'évalue en termes de concentrationdes institutions: parlement, chancellerie, présidence, palais royal, mi­nistères, hôtel de ville, cours de justice, sièges des établissements fi­nanciers et industriels, lieux de culte, universités, archives nationales,musées, centres culturels, etc. Les infrastructures urbaines (écoles, hô­pitaux, adductions d'eau, postes, téléphones, cinémas) établissent unehiérarchie entre les villes. L'université est un symbole du progrès, fac­teur d'urbanisation et d' exoderural ; au Nigeria pendant le boom pétro­lier, chaque capitale d'État a voulu se doter de son propre campus. Toutcomme les universités, les stades sont symboliques des ambitions d'unpays et une défaite à un match de football peut prendre l'anlpleur d'unehumiliation nationale. Le refus de la Fédération internationale de foot­ball d'organiser au Nigeria le Mondial junior de football en 1994 a étévécu comme un revers diplomatique pour le général Abacha. Quatrevilles étaient en lice: trois du sud (Lagos, Ibadan et Enugu) et une <bnord, évidemment Kaduna

il faut cependant se méfier de certains paramètres. Les différen­ces de taux de natalité et de mortalité entre la ville et les campagnessont des facteurs d'attraction douteux (P. Fargues, 1988; L.-V. Tho­mas, 1978: 182ss). La part des effectifs de la fonction publique dansla capitale n'est pas représentative d'une macrocéphalie. Fédéralisme,libéralisme ou centralisme ne sont pas toujours significatifs de la dis­tribution de l'emploi public; lorsqu'on regroupe les agents de l'État etdes collectivités locales, les chiffres américains et britanniques, parexemple, se rapprochent du niveau français. Pour mesurer une "sur­fonctionnarisation", il est préférable de prendre en compte ces distinc­tions de statut.

La distribution de l'emploi dans le secteur privé est plus perti­nente, que ce soit dans le commerce, la banque, les assurances ou lesprofessions libérales. De même, la spéculation sur les marchés foncieret immobilier, en termes de prix des loyers et de volume des transac­tions, est un élément qualitatif plus révélateur du prestige urbain. AuNigeria, la propriété en ville reste un investissement rentable, syno­nyme de promotion sociale61.

Technology, 1946. 25p. : Hoyt, Homer' The Utility of \he Economie Base Me\hod in Calcul...ting Growth. Land Economlcs vol.37, 1966: 51-8

61 Agbola, T., 1987: Coker, C.B.A.: Family Property Among Yoruba. Londres,1966; Barnes, Sandra T . Migration and Land AcquisItion: The New Landowner of Lagos.

184

Quoiqu'il en soit du détail de ces instruments de mesure, la mé­tropole est en soi une exceptionnelle concentration de pouvoirs éco­nomiques et politiques qui retient toute l'attention des services de sécu­rité, en particulier quand elle fait par la même occasion office de capi­tale. À cet égard, le contrôle étatique s'exerce aussi à l'échelle nationaleà travers sa politique d'aménagement du territoire.

Tab.9 : Quelques mesures de l'hégémonie urbaine

économiques: -PIB de la métropolepar rapport au PNB-part des secteursindustriel et tertiairedans la ville: -concentration de la fonc-

tion publique-concentration industrielle-établissement des siègesd'entreprises etd'institutions bancaires

-valeurdu marchéfoncier et locatif: -mesure de la spéculation

immobilièrequalificatives: -différentiels dans les

taux de natalité et demortalité par rapportà la campagne-évaluation des équi-pements publics-mesure des dyna-mlques: -taux de croissance ur-

baine-sens des flux télépho-niques, postaux, routiers,ferroviaires, maritimes,aériens, etc.

démographiques: -part de la popula-tion étudiée: -par rapport au pays

-par rapport à la région ouà la province-par rapport à la popula-tion urbaine du pays

Ajncan Urban Sludres n04, printemps 1979: 59-70; Aronson, Dan: Capitalism and Culturein Ibadan Urban Developmeot. Urban Anthropology vol 7, 0°3, automne 1978.

185

Chapitre 7

L'AMENAGEMENT DU TERRITOIRE

Favoriser la ville ou la campagne sont les deux volets d'unemême politique qui cherche à contenir le danger urbain. Les partisansd'un grand retour à la terre comme les défenseurs d'une modernité ur­baine épurée des tares du sous-développement ne professent pas autrechose qu'un argument sécwitaire. Les pouvoirs publics ont recours àtrois principaux modes d'exclusion des déshérités: soit limiter lacroissance urbaine en les forçant à rester à la campagne; soit les ex­pulser à la périphérie ou dans leur village natal en détruisant les bidon­villes; soit, comme le disait Alphonse Allais, transporter les villes àla campagne en construisant des capitales nouvelles sur des sites vier­ges !

L'aménagement du territoire est une façon de résoudre la criseurbaine. La cité admiJÙstrative, siège du pouvoir politique, est tenue àl'écart pour se protéger des contestations d'une capitale économiquetoujours remuante. C'est l'idée qui a présidé à la création d'Abuja auNigeria, avec de surcroît l'intention de recentrer le pays pour étoufferses tendances centrifuges. C'est aussi l'idée qui a confirmé le statut œcapitale de Pretoria, ville provinciale plus rigide et calme que Johan­nesburg.

LES CAPITALES NOUVELLES

La ville coloniale, créée de toutes pièces, jouait le rôle d'uncomptoir commercial destiné à faire le lien entre la métropole et des

187

territoires dont l'arrière-pays n'avait été exploré que tardivement]. Dansles pays ayant une façade maritime, la position côtière et excentrée œla capitale n'avait donc rien à voir avec la distribution de popmation,tout au moins en Afrique tropicale, où l'intérieur des terres était sou­vent plus densément peuplé qu'un littoral difficile d'accès du fait de lamangrove au Nigeria, de la forêt au Liberia, de la lagune en Côted'Ivoire ou des marais désertiques en Mauritanie.

Ces déséquilibres ont amené les autorités postcoloniales à re­penser l'organisation de l'espace national en fonction de considérationspolitiques dont les questions de sécurité n'étaient pas absentes,s'agissant de construire un État-nation et d'intégrerl'économie. Les re­placements et transferts de capitales ont été fréquents. Y. Margueratcalcule que "sur 44 pays entre Afrique du Nord et Afrique du Sud, 13seulement (dont 5 msulaires) n'ont jamais changé de chef-lieu"(1991).

Les capitales nouvelles, créées sur des sites vierges ou à partirde très petites bourgades, sont la manifestation la plus voyante et JEr­fois la plus dériSOire du volontarisme de l'État africain en matièred'urbanisme. Les capitales coloniales mortes, qui ont disparu de lacarte, ont souvent ceci de commun avec les nouvelles capitales nais­santes, qui ne sont pas encore de véritables villes, qu'elles sont"fantômes", désertes, décors de cinéma sans habitants, sans acteurs.L'indispensable reconnaissance de l'impulsion du "haut" vient du "bas".Le fait du prince dOIt être validé par les flux de populations. Sans cela,point de modifications de la structure urbaine. "Chercher à freiner lacroissance d'une ville ou à créer des villes nouvelles sous prétexted'équilibrer le réseau urbain, estime d'ailleurs E. Gapyisi, c'est aborderle problème par le mauvais bout. C'est mettre la charrue avant lesboeufs. La taille absolue d'une ville en termes œ population ou sataille relative par rapport aux autres villes du pays [00'] n'est pas unproblème en soi. Le problème est plutôt de gérer convenablement laville" (1989: 40).

Des motivations mais des inconvénients

L'établissement de capitales nouvelles répond à diverses préoc­cupations dont l'argument sécuritaire n'est pas si évident, soit pmœ

] Goody, Jack Uoiqueness in the cultural conditions for political development inBlack Africa, 1n Rokkan, S., 1973 : il, 354; Gooidec, P.-F , 1985: 263 ; Bertrand, Michel·Jean' Géographie de l'adnùnistration. L'impact du pOUVOLr exécutif dans les capitales nationa­les. Pans, M·Th Géoin, 1974. 134-5; Foucher, MIchel L'invention des frontières Paris,Fondation pour les études de défense nabonale, 1986. 177

188

qu'il s'efface devant d'autres paramètres, soit parce qu'il est caché œr­rière des prétextes plus "glorieux". Le volontarisme étatique poursuitun but de rééquilibrage territorial dans lequel la symbolique a sa part.Le rôle de représentation des capitales nouvelles est important et con­tribue à la construction nationale. Freetown a eu son Cotton Tree,Abuja a son Zuma Rock et sa mosquée ; Yamoussoukro, sa basilique.

D'un point de vue économique, le bas prix des terrains en rasecampagne, où les tarifs ne dépassent pas la valeur agricole du sol,quand ils ne sont pas hors propriété privée comme à Nouakchott en1958, est un argument favorable. La création de cités administrativesextra muros s'explique lorsque les grands ministères ne peuvent s'insé­rer dans un tissu urbain cher, limité par des normes en hauteur et envolume, occupé avec de fortes densités humaines et morcelé par unevieille propriété foncière.

Les capitales nouvelles stimulent par ailleurs des aires délais­sées. Dans les pays en voie de développement, l'administration publi­que est souvent le premier employeur national et le plus structurant.Mais les délais de déménagement ou d'installation doivent être brefspour casser toute velléité de concurrence par des cités économiquementplus fortes. Pendant l'entre-deux-guerre, les tentatives avortées de trans­ferts de capitales, de Bamako à Ségou, de Luanda à Nova Lisboa(Huambo), d'Usumbura (Bujumbura) à Astrida (Butaré), obéissaient aubesoin d'un recentrement territorial mais ont échoué à cause de la criseéconomique des années 1930.

Les inconvénients des capitales nouvelles sont nombreux, àcommencer par les charges financières. Les coûts de construction <:bi­vent être comparés aux gains économiques du transfert. Les capitales œcréation récente sont des villes petites et fragiles. Pour peu qu'ellessoient bâties sur un site vierge et elles n'obtiennent jamais de préémi­nence au sein de la hiérarchie urbaine. La Mauritanie est l'exception quiconfirme la règle. Si Nouakchott dépasse Nouadhibou, bien qu'elle luisoit postérieure, le caractère intrinsèquement nomade du pays expliquel'aberration. De même au Botswana en 1966 à l'indépendance, quand lespouvoirs publics élisent domicile à Gaborone, la ville la moins négli­geable de la partie cultivable du pays alors que Francistown est insigni­fiante.

Abuja, le recentrage

A Abuja, l'idée est, selon le secrétaire du gouvernement en

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1982, de construire une capitale sans bidonvilles et sans mendiants2.

En l'occurrence, les juteux contrats de ce gigantesque chantier ont, se­lon le mot d'E. Morah, surtout "permis de dépenser les richesses nou­velles acquises par le pays grâce au pétrole et de construire un havreurbain [... ] sans être gêné parle vulgum pecus" (1993: 320).

Tant Babangida qu'Abacha sont venus s'installer dans un com­plexe présidentiel sous haute surveillance, Aso Rock, pour échapperaux turbulences lagosiennes et à la vie de caserne de Dodan Barracks.Le président civil Shehu Shagari y avait déjà expérimenté une résidenceprésidentielle, Akinola Aguda Bouse. C'est d'ailleurs là qu'il avait étéarrêté par les mili taires lors du coup d'État du général Mohammed Bu­hari en décembre 19833 . Mais Abuja est restée une capitale factice parrapport à l'importance politique et stratégique de Lagos. Le généralMamman Vatsa, qlJl était l'administrateur d'Abuja lorsqu'il fut exécutéen janvier 1986 pour une tentative de coup d'État, aurait d'ailleurs pré­vu de prendre le pouvoir à Lagos depuis Makurdi et non depuis la capi­tale fédérale.

Le transfert de capitale débute avec Murtala Mohammed4. Lagoseffraie avec ses "embouteillages pennanents, un engorgement intoléra­ble, une situation sanitaire au bord du chaos, des conditions de vie dé­plorables et un taux alannant de criminalité"5. Les autorités veulentaussi en finir avec un héritage colonial et créer un symbole d'unité na­tionale dans un pays qui en manquait singulièrement avantl'indépcndance6 . Turi Mohammadu, rédacteuren chef du New Nigerian,propose Kaduna; Nnamdi Azikiwe, qui vient de lancer un livre sur laquestion, est favorable à Kafanchan7. Les partisans du transfert arguentque Lagos est vulnérable à une attaque de l'intérieur (un coup d'État)ou de l'extérieur (la Libye? l'Afrique du Sud ?)8. Un site central est

2 West Afnca 11110/1982: 2614.

3 Plus exactement. il avait réussi à s'enfuir et trouver refuge près de Keffi dans uneferme de Nassarawa, où les hommes d'Ibrahim Bako nùrent la main sur lui

4 Benna, Umar G : The Federal Cap.ta1 . The Debate and the Planning, ln Panel,1989: IV. 247-56.

5 Pubhc Department, Federal Information, Nigeria. Le Monde 10110/1982.

6 McNulty, M.L West African Urbanization, ln Beny, B.l.L., 1976' 220: Ti1man,R.O. & Cole, T. : The Nigerian Political Scene. Durham, North Carolina, Duke University Pr~ss,

1962: 49

7 Calls for New Capital West Afnca 717/1975: 793 : Azikiwe, N. : Dialogue on aNew Capital, a political analysis. 1975

8 Lors de la tentative de coup d'État du général Vatsa en décembre 1985, dont la réali­té n'a Jamais été prouvée, ù aurait été prévu de bombarder la caserne présidentielle, les ponts deLagos et l'état-major avec des avions en provenance de Makurdi et une canonnière de Badagry.EJegbede, A., 1992: 116-7 sur l'argument d'une attaque extérieure, cf. Agbese, Pita Ogaba:Defe""e Expenwtures and Private Capital Accumulation in Nigeria. Journal of Afncan andASlan Sludles vol.23, n03-4, 1988: 270-86.

190

plus facile à défendre. Dans une capitale paralysée par les embouteilla­ges, le déplacement des dignitaires du régime en voiture accroît les ris­ques d'attentat, ainsi qu'en témoigne l'assassinat de Murtala Moham­meden 1976. Les Yorouba, opposés au transfert, répondent qu'avecdesannes sophistiquées on peut assurer n'importe où la sécurité des ins­tances de pouvoir. Sur une position médiane, Sam Ikoku, un ancien œl'Action Group passé au PRP, suggère de maintenir deux capitales fé­dérales à la fois (1984: 117)!

La commission des "sept sages" réunie en août 1975 sous lahaute autorité du juge Akinola Aguda sélectionne 33 sites en fonctionde treize critères dont la neutralité ethnique ne compte officiellementque pour 3% et la sécurité pour 6%9. Le général Olusegun Obasanjoretient le projet du Japonais Kenzo Tangé à Abuja. Des villes satellitessont prévues à Gwagwalada, Abaji, Karu, Garshi et Kuje pour jugulerun flux trop important de populations et éviter les bidonvilles.L'organisme établi par le décret n06 de 1976, la FCDA, veut déplacerles 845 villages du territoire fédéral, le FCT, en indemnisant les ply­sans pour couper court à toute revendication foncière. Faute de fonds,et pour éviter les épreuves de force, le plan d'évacuation se limite ausite d'Abuja. Seulement 5.412 foyers sur 20.619, pour la plupart despasteurs gwari, acceptent de partir, soit 26% de la population du terri­toire fédéral; 11.000 autres sont relogés en priorité dans les États dlNiger, à New Wuse, et du Plateau, à New Karu, New Nyanyan et NewKarshi 10. Ne sont expulsés que ceux qui habitent sur des terrains àconstruire. Les problèmes de compensations financières aux premiershabitants du lieu ne sont pas réglés ll . Au lieu des 25.000 logementsprévus pour 1986, seulement 21.000 sont achevés (E. Morah, 1993).Conçus pour des fonctionaires aisés, avec en principe des nonnes œconstruction plus élevées que la moyenne,leurs prix sont inabordableset certains doivent être détruits car ils menacent de s'écrouler! Beau­coup sont squattés par une partie des 80.000 habitants qui n'avaientpas été comptabilisés par le plan directeur parce qu'ils n'étaient pasoriginaires du FCT.

L'échec d'Abuja est révélateur de la vanité d'une planificationurbaine trop volontariste. En 1983, un Awolowo moqueur et favorableau maintien de Lagos comme capitale déclarait qu'il allait demander à

9 Federal Ministry of Infonnation : Location of the Federal Capital. Lagos, 1976.724p.

10 010 Sule, RA., 1987 : 91 , Abwnere, S.I. : The New Federal Capital Territory :Regional Development and Planning, ln Panel, 1989' IV, 257-72.

Il The OemocraJ Weekly vol.9, n0375, 6/3/1994: 1,3 & 4.

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Walt Disney de faire d'Abuja un parc d'attractions12 ! Les projectionsdémographiques des planificateurs n'ont pas été suivies. Le FCT necompte que 378.671 habitants selon le recensement de 1991. Les fonc­tionnaires du gouvernement fédéral sont réticents à s'installer dans"l'Afro-Disney nigérian"; 40% continuent de vivre à Lagos (D.Olowu, 1990: 94). Un projet de TGV reliant Abuja à Lagos n'a ja­mais vu le jour. Malgré le transfert officiel du pouvoir avec le décretn051 de décembre 1991 et l'installation du général Abacha dans la villaprésidentielle d'Aso Rock, le gouvernement devait encore, en avril1995, rappe1erà l'ordre les ministères restés à Lagos, à savoir ceux œla défense, de l'éducation ct du travail. Suleja, une localité du NigerState dont Abuja tue son nom, a la faveur des rares résidents du FCTparce qu'elle est plus africaine et moins ingrate qu'une cité administra­tive sans vie. C'est de Suleja que Gowon dirigea les opérations militai­res contre le Biafra; il Y avait établi son QG après que Lagos a étébombardée au tout début de la guerre civile.

LA TRILOGIE SUD-AFRICAINE

En Afrique du Sud, le problème du siège du gouvernement ne sepose pas en des termes aussi vifs qu'au Nigeria. L'ANC a certes profitédes négociations constitutionnelles pour demander un changement œcapitale, Pretoria symbolisant le pouvoir afrikaner honni. Mais l'idéed'un partage fonctionnel entre trois capitales simultanées a été mainte­nue, avec Pretoria pour le pouvoir exécutif, Le Cap pour le législatif etBloemfontein pour le judiciaire, un modèle d'inspiration fédérale quiavait répondu en 1909 à la volonté britannique de satisfaire les grandséquilibres régionaux du pays.

Les deux principaux centres économiques, Johannesburg etDurban, ne sont même pas des chefs-lieux de provinces. Fondée en1838 par des Voortrekkers, capitale de l'éphémère république de Nataliaavant d'être intégrée dans la colonie britannique du Natal, c'est Pieter­maritzburg qui commande la province du KwaZulu-Natal 13. Fief duCOSATU et de l'ANC, elle dispute d'ailleurs cette fonction à Œundi,

12 Moore, Jonathan The Political History of Nigeria's New Capital. Lagos, Occasio­na! Paper by Fulbr;ght Scholars, 1983.

13 Celte petite cité n'a d'aiUeurs pas échappé aux lois de l'apartheid, repoussant sesNoirs vers le sud ;\ Imbalt, Ashdown et Edendale et expulsant ses Indiens et ses Métis d'UpperChurch Street et de Penlnch. Laband, J. & HasweU, R.H.: Pietermaritzburg 1838'1988: A NewPortrait of an African City Pietermaritzburg, University of Natal, Shooter & Shuter, 1988;Wills, T.M.: Pietermantzburg, ln Lemon, A., 1991: 90-103.

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la « capitale » de l' Inkatha, rivalité que l' on retrouve sans la mêmedimension politique et sur une toute petite distance dans l'Eastern Capeentre Bisho et King William's Town. Dans la province de Gauteng,Johannesburg ne bénéficie d'aucun statut spécial . Après la guerre desBoers, les Britanniques lui avaient refusé le titre de capitale malgré lesrécriminations des uitlanders, qui n'ont pas voulu se contenterd'obtenir un conseil municipal élu en 1903 et qui ont formé des grou­pements comme la Transvaal Political Association, la Transvaal Pro­gressive Association et la Transvaal Responsible Govemment Associa­tion pour revendiquer une plus grande autonomie ([.R.H . Davenport,1991 : 214-5 & 225).

Pretoria et Bloemfontein sont des villes réputées conservatriceset mieux contrôlées que les autres centres urbains du pays. Le Cap, quiest beaucoup plus troublée, fait exception. Si le pouvoir législatif s'ymaintient par intermitence pendant les sessions parlementaires l'hiver,c'est qu'il s'agit du berceau historique de l'Afrique du Sud. Nonobstantdes raisons climatiques, le parlement est par excellence un lieud'opposition pour l'exécutif. C'est peut-être une bonne raison pourmoins s'inquiéter du sort des députés au Cap!

Pretoria et Bloemfontein, des capitales de province

Bloemfontein, capitale judiciaire de la RSA ct chef-lieu de l'Étatlibre d'Orange, est une ville typiquement afrikaner . Fondée en 1846 parle major Warden pour servir d'avant-poste aux régiments montés dlCap, elle est la capitale de la République Boer en 1854 et en garded'une certaine manière la marque . Dans un système où la ségrégationraciale tient lieu de sécurité urbaine, les Métis de Waaihoek sont ex­pulsés vers Heatherdale et Batho dès 1917, bien que le coût du reloge­ment retarde le déménagement jusqu'en 1941. A partir de 1959, lesNoirs de Heidedal, anciennement Heatherdale, sont repoussés à Man­gaung, où ils sont répartis dans des quartiers différents en fonction œleur affiliation ethnique tswana, sotho ou xhosa mais où ils peuventêtre propriétaires de leur maison. Les bidonvilles se cachent derrière un'quartier bourgeois bien nommé, The Curtain ('1e rideau'), sur la routeen direction de Maseru14. Les indésirables sont recasés beaucoup plusloin au sud à Onverwacht et dans les homelands rolong de Thaba'Nchuet sotho de Qwaqwa. Onverwacht, qui prend le nom de Botshabelo,

14 Krige , D.S. : Bloemfontein , ln Leman, A., 1991 : 104-19 .

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parvient à ne pas être incorporé dans le Qwaqwa, qui se trouve à 270km de là. mais devient san s doute la township la plus peupléed'Afrique du Sud après Soweto. Rien qu'à Witzieshoek dans le Qwa­qwa, la population de la township de Mopedi passe de 24.000 person­nes en 1970 à 300.000 en 1980 ([.R.H. Davcnport, 1991 : 406).

Capitale du gouvernement boer dans le Transvaal en 1855, Pre­toria, elle, devient le siège administratif de l'Union sud-africaine en1910. Symbole du pouvoir afrikaner après 1948, elle cantonne sesAfricains dans des townships comme Marabastad, Schoolplaats et Ban­tule. Mooiplaats, Kilnerton, Newlands, Eastwood, Eer sterus et River­side sont des débordements qui n'avaient d'abord pas été prévus. Deszones industrielles font office de tampon avec la ville blanche. LadySclbornc, seul quartier où les Noirs ont le droi t d'être propriétaires œleur maison, est démoli , tout comme Schoolplaats , Bantule, Mooi­plaats, Kilnerton, Newlands, Eastwood et Riverside. Les Africains sontrelogés à Atteridgeville et Mamelodi, qui accueille 200 .000 d'entreeux. Eersterus est le quartier métis , Laudium celui où vivent 93% desIndiens de la ville. Les autorités encouragent l'urbanisation des ban­toustans voisins, à Ga-Rankuwa en 1962 pui s à Mabopane '>. Malgréses allures provinciales, Pretoria a aujourd'hui 1,3 million d'habitants,dont 60% de Noirs ct 36 % de Blancs .

Le Cap, ou la Méditerranée sans les Latins

Le Cap, ville de vin sans Latins , entretient longtemps l'illusiond' être moins sévère. Elle connaît une ségrégation résidentielle plus tar­

dive, dans les année s 1960, et moins dure (J . Western, 1981 : 109ss) .Les races continuent de s'y rencontrer dans les restaurants et hôtels dits"internationaux". Au début du siècle, la ville compte 30.500 Blancssur 64.500 habitants ct seulement 7.000 Noirs . Grande métropole mé­tisse du fait de la prédominance de sa population "coloured", Le Capest en 1952 la vill e d'Afrique du Sud où la ségrégation raciale est lamoins marquée, avec seulement un tiers de ses Africains vivant dansdes quartiers prévus à cet effet. Mais trente ans plus tard, tous les gensde couleur sont délogés du centre. La ville compte alors 1.115000 ha­bitants, dont 29% de Blancs, 60 % de Coloureds, 10% de Noirs ct 1%d'Indiens (D.M. Smith, 1982 : 217) . De 1980 à 1985, la populationnoire double et 43 % des 199.600 Africains recensés sont, selon les

15 Ilattmgh, P S & Horn, A.C.: Pretoria , ln Lemon, A., 1991 . 146-73 .

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chiffres de 1981, en situation illégale, avec peut-être un tiers de squat­ters l 6 . En 1991, Le Cap reste néanmoins la seule ville du pays où lapopulation blanche est plus nombreuse que celle des Noirs, bien que laproportion de ces derniers soit montée à 20 %17.

Le climat méditerranéen qui baigne la péninsule du Cap, l'airdébonnaire de ses touristes sur le Waterfront et la superbe vue de la Ta­ble de la Montagne ne signifient pas pour autant que les relations racia­les sont harmonieuses -ê. Les abords de la rue Hanovcr, qui accueillentà partir de 18..,8 des esclaves affranchis se distinguant des migrants ru­raux par leur niveau d'instruction, deviennent un ghetto typique. Ledistrict n06, qui prend ce nom en 1867, est le fief d'une culture ceclasse pour le prolétariat noir, le premier du genre en Afrique du Sud.A mesure que District 6 s' appauvrit, les Blancs partent. S'y développeune économie informelle et clandestine avec des commerces rackettéspar la police et les gangs.

De nombreux auteurs nés ou ayant vécu à District 6 témoignentde la créativité du quartier, de sa fantaisie colorée, de sa chaleur hu­maine et de sa solidarité en dépit de sa violencel'' . Tous les ans, son"carnaval nègre" donne lieu à des débordementset est refoulé par les au­torités dans des stades20 . District 6 est une "zone libérée" où la policene doit plus entrer. Le gouvernement veut construire à la place un quar­tier pour les classes moyennes blanches, malgré l'opposition de lamunicipalité, qui cherche à réhabiliter le lieu sans déplacer les habi­tant s. Attribué à une zone blanche en 1966, rebaptisé Zonnebbem en1978, District 6 est évacué et disparaît complètement de la carte en19842 1.

L'apartheid, qui divise pour mieux régner, sépare aussi les NoirsdesColoureds . Avant les années 1950, ceux-ci vivaient ensemble dans

16 Ellis . George : The squatter problem in the Western Cape. Johannesburg. 1977 :6 ; South African Out loo k 111.1981 : 133 ; Smith, D.M., 1982: 126 , Western , J., 1981 :294 ; Ra ce Re/nuons Survey, 1990 ' 46 .

17 Race Relanons Survey , 1992 : 338.

18 Dès septembre 1881, les Blancs de Papendorp attaquent et chassent manu militarideux cents Noirs . Saunders, Christopher : Segregati on in Cape Town : the creation of Ndabeni.Le Cap, University of Cape Town, Centre for African Studies, Africa seminar collected paper,1978 : l , 43 -63

19 Par exemple Fécrivain La GUllU,Alex : And a Threefold Cord. Berlin , 7 Seas ,1964. Ou l'autobiographie de Rive, Richard : Writing Black . Le Cap, David Philip, 1981. Ouencore son roman : Buckingham Palace : District 6. Le Cap , David Philip , 1986. Voir aussiSchoernan , Chri s : District 6, the spiri t of Kanala. Le Cap, Human & Rousseau, 1994. TIp .

20 Jeppie, Shamil : Popular Culture and Camival in Cape Town : the 1940 ' . and the1950 's, ,n Jeppie , S., 1990 : 67-87

21 Hart, Deb orah M. : Polin cal Manipulation of Urban Space : The Razing of District6, Cape Town , zn Jeppie , S., 1990 : 117-42.

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des quartiers comme Windennere, District 6, AtWone et Landsdowne.Ensuite, les Métis de District 6 sont installés à Manenberg22. A partirdu milieu des années 1960, Mowbray, proclamé zone blanche, se videde sa bourgeoisie métisse. La municipalité organise des pressions etuse de son droit de préemption pour forcer les Coloureds à vendre etdéménager vers les Cape Hats et Mitchells Plain (J. Western, 1981 :168ss). En 1983 est crééeune nouvelle banlieue, Blue Downs, dont lestravaux commencent deux ans plus tani23 . Atlantis, une ville satelliteprévue pour 500.000 habitants à 45 km au nord du Cap, est un écheccar elle ne se greffe pas sur un tissu industriel. Ces villes nouvellesrappellent d'une certaine manière le principe des cités-jardins britanni­ques d' EbenezerHoward, dont se sont inspirées les banlieues européen­nes comme Pinelands au début du siècle24.

Pour les Noirs, la municipalité lance en 1927 une townshipmodèle, Langa. La pression démographique est telle qu'en 1948, les au­torités reconnaissent l'existence de 150.000 squatters. En 1946 est éta­bli Nyanga, dont le développement vers l'ouest est officialisé en 1954et prend le nom de Guguletu. En 1973 est prise la décision de transférerles 65.000 habitants de Langa, dont quatre cinquièmes sont des squat­ters (W. Scharf, 1990). Le gouvernement veut alors reloger les quelque700.000 Noirs de la région en banlieue ouest à Khayelitsha ("notredoux foyer'). Après la destruction des camps de Modderdam, Dnibell etWerkgenot, les autorités acceptent en 1979 de légaliser Crossroads, uncélèbre bidonville en majorité xhosa, alors que 160.000 squatters vi­vent dans un état précaire et réclament une amélioration de leur habitat(J. Western, 1981: 295). Elles entreprennent de construire Khaye­litsha, qui commence à être occupée en 1985 mais où refusent de 00­ménageries habitants deKTC, un camp "provisoire"à la périphérie œCrossroads. En février, les tensions avec la police font 18 morts. Lesviolences opposent 70.000 squatters aux résidents plus anciens. Ellesculminent en 1986 quand un groupement conservateur du vieux Cross­roads, les vigilantes Witdoeke, brûle la moitié du camp de KTC, envi­ron 7.000 maisons, et tue 53 personnes25. Le démantèlement œ

22 Soumen. Crain District 6: From Protest to Protest, ln Jeppie. S.. 1990' 143-81

23 Cook, G P Cape Town. ln Lemon, A.. 1991: 26-42.

24 C'est un conseiller muniClpai du Cap, Richard Stuuaford, qui a fondé en 1919 leGarden Cibes Trust et préSIdé au développement de Pinelands malgré des réticences initiales àcause de la proximité de l'asile de Valkenberg et du quartier africain de Ndabeni Cuthbertson,G.c.: A New Town in llitvlugt: The Founding and Development of Pinelands, 1919-48, ln

Saunders, C, 1984 1. 107-24; Le Grange, Lucien: Working Claos Housing, Cape Town1890-1947. SegregatIOn and Townslup fonnation, ,n History Workshop, 1978: 13-37.

25 Cole, J.' Crossroads. Johannesburg, Ravan Press, 1987.

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l'apartheid calme un peu le jeu. Douze zones informelles sont recon­nues officiellement d'après les termes de l'amendement du Preventionof Illegal Squatting Act en 199126.

Après les élections d'avril 1994, Le Cap perd paradoxalement saréputation de ville libérale en étant le chef-lieu de la seule région rem­portée par le NP, une tendance que confirme les municipales de mai1996. Le gouvernement Mandela, après le départ de De Klerk, a doocpeu de raisons de s'opposer aux propositions en faveur d'un transfert d1

. Parlement à Pretoria, Bloemfontein ou Midrand. Les partisans de Mi­drand, une localité en pleine expansion à mi..çhemin entre JohaImes­burg et Pretoria, arguent que le déménagement pourrait être en grandepartie financé par le secteur privé sous couvert d'une association à butnon lucratif. Sept capitales provinciales et 370 parlementaires sur 490se trouvent à moins de 600 km de Midrand. Dans un tel rayon autourdu Cap, ce n'est le cas que d'une seule capitale provinciale et de 88 p:u­lementaires27. Reste à savoir dans quelle mesure les considérations p<r

litiques et sécuritaires s'opposeront aux nécessités d'un aménagementdu territoire qui font du Cap le seul pôle de développement de toutl'ouest du pays ...

LIMITER LA CROISSANCE URBAINE IRRÉGULIÈRE

Dans la perspective d'un aménagement sécuritaire du territoire.l'image de la cité africaine paraît contradictoire. Elle développe l'idée œprogrès en même temps qu'elle insiste sur le rôle néfaste œ la Gomor­rhe, ville de perdition et de corruption. Il n' y a pourtant pas contradic­tion entre l'intention de repousser les "classes dangereuses ", surtout lespauvres venus des campagnes, et le fait de favoriser les élites urbaines.Le double discours de l'État sur le progrès et l' authentici té, constate J.­P. Chrétien, "permet de dénoncer la dégradation morale et les désordresde la ville moderne au nom des "valeurs traditionnelles", tout en trai­tant avec condescendanceles méthodes "traditionnelles" du monde rural[qu'il] prétendrespecter"(1991 : 20).

Les gouvernements soulignent les problèmes alarmants

26 Uitkyk et Bloekombos (Kraaifontein). DIe Bos-Waterkloof (Some",et West), lecarnp de Gonubie, lmizamo Yethu (Hout Bay), le site n"S d'lnthabeni (Noordhoek), MarconiBearn (Milnerton) et les bidonvilles de Bredasdorp, iliabouw, Norvalspont, Paarl et Villiersdorpdeviennent des "aires de transit provisoires". Race ReiallOns Survey, 1992: 339.

27 Clltzen 3nt 1996: 9 ; Slar 317/1996: 2.

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d'agglomérations hypertrophiées. L'urbanisation, assimilée à un phé­nomène colonial indésirable, est accusée de pomper les ressources de lacampagne et d'aggraverles inégalités sociales. "A travers la répressiondu "vagabondage"et les tracasseries de tous gemes" en vue d'endiguerles flux migratoires, c'est bien le droit à la ville qui est en cause, sou­ligne A. Mbembe, alors justement que l'exode rural '~st, avant tout, laconséquence inévitable d'un modèle d'allocation des ressources nationa­les qui pénalise les travailleun: de la terre" (1985 : 86-7). Les richessesagricoles sont encore loin d' avoir été complètement exploitées. Le Ni­geria illustre bien ce paradoxe. Deux tiers de sa population travailledans l'agriculture mais ne cultive que la moitié de la surface utile dIterritoire. Les campagnes ne sont pas surpeuplées. L'exode rural y estun besoin artificiel, accentué par les effets pervers du boom pétrolier etles mirages de la ville-lumière (Dogan, 1988: I. 23). S'il persiste,c'est bien à cause d'un phénomène culturel par lequel la ville continued'être porteuse d'espoirs. Il a pour cause, en amont, une crise œl'agriculture et de débouchés sur les marchés, et non un manque œmain d'oeuvre.

L'Afrique ne prend pas exemple sur le modèle chinois de limita­tion de la croissance urbaine et de création d'emplois en milieu rural,voire de ruralisation forcée. Les autorités, si elles cherchent à contrôlerla mobilité des populations, entreprennent d'ailleurs rarement de politi­que de planification familiale28. Pour Ph. Farges, "le lignage assumantune part encore importante des coûts de croissance, la motivation œl'Etat pour adopter une politique de contrôle des naissances n'est guèreplus forte que celle du couple conjugal" (1988: 197).

A la conférence des Nations Unies à Bucarest en 1974, deuxconceptions s'opposent. Celle des pays industrialisés considère que lesous-développement provient d'une croissance démographiqueincontrô­lée et préconise des actions volontaristes en matière de réduction de lafécondité. Celle des tiers-mondistes et des non-alignés, qui est retenuepar le Plan d'action mondiale de Bucarest, nie la surpopulation et in­siste au contraire sur la faiblesse des effectifs par rapport aux terres GS­ponibles. Le développement socio-konomique serait le meilleur descontraceptifs et l'Afrique se rallie à cette position. En 1980, le Pland'action de Lagos prévoit de mobiliser toutes les ressources humaineset matérielles en vue de promouvoir le développement économique.

Le libéra1Jsme économique aidant, un revirement s'opère par la

28 Sala-Dlakanda, Mpembele De Bucarest à Mexico. évolution des positions africai­nes en matière de populatIOn. Cahiers des SCiences Humaines v01.24, n'2, 1988: 173-84

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suite. On prend conscience qu'une démographie nataliste augmente lesbesoins en importations et donc la dépendance. Si rien n'est fait, préditun rapport des Nations Unies, "tous les services se détérioreront enquantité et en qualité. Les cités deviendront des bidonvilles surpeuplés[... ] La conséquence de ces difficultés socio-économique sera une ag­gravation de la situation politique. Ainsi les émeutes, les crimes et lasouffrance seront à l'ordre du jour vers 2008''29. Lors de la secondeConférence de l'Afrique sur la population en janvier 1984, le pro­gramme de Kilimanjaro inaugure ce changement d'état d'esprit en por­tant une plus grande attention à l'incidence des problèmes démographi­ques sur l'économie. En aoüt lors de la Conférence internationale sur lapopulation à Mexico, les États africains adoptent une position com­mune en faveur de la planification farniliale, rejoignant en cela les con­clusions de la conférencepréparatoire d' Arusha. Pour autant, la plupartne s'attellent pas à la tâche. En Afrique du Sud, toute politique mal­thusienne aurait d'ailleurs eu de graves incidences raciales. Au Nigeria,convaincu que la puissance du pays reposait sur son exceptionnel poidsdémographique, on ne s'est pas plus préoccupé de planification fami­liale.

Les vélléités sont plus nombreuses en matière de contrôle desmouvements de population. D'une part, les pouvoirs publics restrei­gnent la liberté d'aller à l'étranger en compliquant la délivrance de ID­cuments de voyage et en imposant des visas de sortie sous des prétex­tes fiscaux ou sécuritaires. D'autre part, il est étonnant de voir que desrégimes dits progressistes ont imposé des permis de séjour en ville quin'étaient pas loin de rappeler le pass sud-africain. Ainsi du MO:llUllbi­que ou de la Guinée Bissau à l'indépendance, avec le laissez-passergUla3D. Tandis que les politiques d influx control de l'Afrique du Sudou du Kenya colonial essayaient d'empêcher les populations africainesde se fixer en ville, les opérations Production à Maputo ou Nguvu Ka­zi à Dar es-Salam en 1983 ont tenté de renvoyer les indésirables à lacampagne (K. Miti, 1985). La révolution culturelle éthiopienne œ1975 a poussé ses fonctionnaires à travailler dans les champs.

A défaut de revaloriser l'économie paysanne par une hausse desprix agricoles et de rendre les campagnes plus attrayantes en les dotant,par exemple, d'équipements sanitaires, les pouvoirs publics mettent en

29 Commission économique pour l'Afrique: Le développement en Afrique, 1983­2008. Etude prospective préliminaire. Addis Abeba, Nations Unies, avril 1983: 4.

30 Clara Mendes, Maria: Les répercussions de l'indépendance sur la viUe de Maputo,ln Cahen, M., 1989: 292; Andreini, Jean-Claude & Lambert, Marie-Claude: La Guinée Bis·S3U: d'Amilcar Cabral à la reconstruction nationale. Paris, L'Harmattan, 1978: 84.

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oeuvre diverses mesures contre les "populations flottantes" des bidon­villes: gratuité de transport, exemptions fiscales et prêts de semencespour inciter les "parasites" de Brazzaville à retourner dans les champsau début des années 1950 ; décretde 1964 qui, en Centrafrique, déporteles chômeurs de Bangui dans des fennes de réhabilitation; loi de 1962qui, au Niger, oblige les sans-travail à se mettre au service du gouver­nement ou à revenir au village ; arrêtés du ministère de l'intérieur 2aÏ­

rois en janvier 1966 et mars 1968 relatifs à la déportation des citadinssans revenus suffisants; lois contre le vagabondage en 1959 et 1968au Kenya; politique d'immigration du Ghana en 1969, qui expulse lesétrangers; hausse des taxes municipales; destruction de taudis, etc31 .

Un effort limité est porté en direction du développement rural,des villes d'importance secondaire et de la décentralisation32. Les initia­tives en ce sens sont autant d'échecs, qu'il s'agisse des ujaman. coUec­tivistes de Tanzanie avec la déclaration d'Arusha en 1967, des paysanséthiopiens avec la Révolution verte en 1975, des villages tabanca enGuinée Bissau à l'indépendance, des barrios communais mozambicainsen 1978, de la réorganisation du territoire malgache sur la base œcommunautés paysannesfokonolona et d'autorités administratives vil­lageoises fokotany en 1977 ou de la redistribution des terres des colonseuropéens aux paysans kenyans dans les années 1960 et zimbabwéensen 198033 .

Même le Nigeria '1ibéral" connaît œs tentatives de revitalisa­tion de l'économie rurale pour juguler l'exode vers les villes (G.1.Nwaka, 1989: 57). Un organisme, le DFFRI, a été chargé en 1987d'étendre les services publics dans les campagnes. En accordant desprêts à des taux d'mtérêt préférentiels quasiment nuls, l'objectif avouédc1a People' s Bank a été d'inciterles paysans à rester cultiver la terre.L'établissement a été lancé en octobre 1989 par Babangida pour facili­ter l'accès des pauvres au crédit sur le modèle de la Grameen Bank auBangladesh et des money shops aux Philippines. Pour contrebalancerle poids économique de Port Harcourt par de "nouvelles villes", legouverneur civil du Rivers pendant la Seconde République a quant à luicréé quelque cinquante conseils de districts urbains et ruraux qui ne luiont pas survécu. De façon plus autoritaire, raconte Elechi Amadi, écri-

31 Hance. WJ : Controlling city size in Africa. In CNRS : La croissance urbaine enAfrique nolte et à Madagascar. Paris. CNRS. 1972 : 653-8.

32 Ginut. Frédéric. Les petites villes entre émancipation et implosion des pouvoirs,ln Jaglin, Sylvy & Dubresson, Alain: Pouvoirs et cités d'Afrique noire. Décentralisations enquestions. Pans, Karthala, 1993: 177-203

33 SOJa, Edward W. & Weaver, Clyde E. : Urbanization and Underdevelopment inEast Africa, ln Berry, B.J L., 1976: 249

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vain et ancien ministre du logement du Rivers, les habitants du bidon­ville de Marine Base expulsés en 1987 ont été relogés dans leurs col­lectivités locales respectives après l'établissement d'une liste précisedes allocataires et tirage au sort en présence de la presse. A Kano, lesautorités ont entamé une campagne contre les mendiants almajirai,renvoyés dans leur village d'origine34. Elles ont fait fermer les boîtesde nuit licencieuses et rapatrier les prostituées à la campagne, où la p0­

lice a continué deles pourchasser35.

L'Afrique du Sud est championne toute catégorie en matièred influx control. Après 1948, le gouvernement concentre ses effortspour contenir la croissance des townships noires du PWV. Les pro­grammes lénifiants de Radio Bantu idéalisent la campagne, c'est-à-<lireles bantoustans, et dénigrent la ville. Une décentralisation industriellevolontariste dans les homelands est recommandée par la commissionTomlinson en 1955 pour diminuerla puissance d'attraction du triangleutile et urbain du pays (D.M. Smith, 1982: 22 & 56). Le PhysicalPlanning and Utilization of Ressources Act n088 de 1967, qui prévoitde réduire le recrutement des Noirs dans les controlledareas du PWV etde Port Elizabeth, va dans ce sens. Les entreprises qui souhaitents'implanter dans les homelands bénéficient d'exemptions fiscales œcinq ans, de prêts à des conditions très favorables et de réductions surles tarifs ferroviaires et routiers. Celles qui travaillent dans les zonesblanches sont en revanche taxées d'après les termes du Native ServiceLevy Act nO 64 de 1952, qui les oblige à loger leurs employés de cou­leur et à participer aux frais de construction des townships. La décentra­lisation est un échec car les homelands ne sont envisagés que commedes réservoirs accueillant le trop-plein urbain, à savoir les Africainsexpulsés des black spots. Les homelands ont un faible tauxd'urbanisation, inférieur à 17% en 1980, TBVC exceptés. La majoritédes citadins noirs, environ 82%, continuent de vivre dans l'Afrique <ilSud blanche (D.M. Smith, 1982: 90-1). Une procédure dite deffluxcontrol organise leur retour à la campagne en fin de contrat. Les La­bour Bureaux fondés par le Native Laws Amendment Act de 1952 sont

34 NallOnal Concord 10/12/1991.

35 Les hôteliers, qui ont fait valoir que leurs établissements étaient dOment enregistréset payaient des taxes, se sont plaints en vain de perdre des clients à cause des raids de la police.Les souteneurs yan daudu, spécialisés dans la prostitution homosexuelle des yan hamsrn("moitiés d'hommes"; hams.n =50 en arabe), ont été les plus recherchés car la loi punissait par­ticulièrement la sodooùe. Parallèlement à ces expulsions ciblées, la justice a voulu augmenter lessanctions contre les yandaba, les VIoleurs et les yanlaun. Tnumph 2011/1991 & 19/12/1990;Da.ly S/celch 19/12/1990; New Nlgenan 22/12/1990; Herald 25/10/1990; Tnumph7/1111990; New N.genan 11/11/1990; Dally Champlon 28/10/1990; Dally TImes11/11/1990; Democral 16/1211990.

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ainsi chargés de canaliserla main d' oeuvre dans un sens... comme dansl'autre.

Aujourd'hui, alors qu'il n'est plus question de telles mesuresmais que les homelands sont toujours des poches de pauvreté, Pretorian'envisage pas l'arrêt de ses subventions car cela pousserait les 6,5millions de citoyens des TBVC et les 10 millions d'habitants des 000­toustans autonomes à fuir et à alimenter un exode rural encore plusmassif vers les villes.

Ainsi, les politiques d'aménagement du territoire révèlent toutesune dimension sécuritaire, que ce soit au Nigeria ou en Afrique du Sud.De telles préoccupations sont encore plus évidentes à l'intérieur desvilles. La planification urbaine y répond aussi à des considérations œmaintien de]'ordre.

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Chapitre 8

L'URBANISME SÉCURITAIRE

A l'échelle de la ville, les autorités se préoccupent d'abordde œ­fendre les lieux de pouvoir et ensuite, si elles en ont les moyens, œsurveiller les populations des bidonvilles, sources potentielles de œn­ger mais enjeu plus marginal en termes de clientèle politique et oco­nomique.

L'ARCHITECTURE POLITIQUE DE LA VILLE

La distance physique que le pouvoir entretient à l'égard de la po­pulation est significative de sa nature autoritaire et/ou illégitime. Lalisibilité morphologique des espaces gouvernementaux est grande. Sacorrélation avec le degréde coercition d'un régime est une loi aisémentvérifiable. Plus le pouvoir se protège derrière des barbelés, moins il estreprésentatif et, donc, pacifique ; ce qui ne signifie pas pour autantqu'il est fragile, ce jugement découlant d'un rapport de forces social.

En ville, les enceintes sont motivées par le besoin de se confé­rer une stature mystérieuse, d'impressionner l'administré et de rendre in­franchissable la distance entre le gouvernement et le citoyen, commedans le "château" de Kafka. Le coeur de la cité, la "ville sainte", étaitréservé à l'aristocratie dans les capitales où l'aménagement urbain visaità imposer le sentiment de la majesté et de la puissance dl souverain:la Cité interdite de Pékin, le Kremlin de Moscou, les villes impérialesjaponaises. Aux limites de la ville, le mur continu, lui, servait à seprotéger des attaques extérieures 1.

1 Cf. "Des Fortifs au pénf. Paris. les Sewls de la ville". Paris. catalogue d'une exposi­bon au Pavillon de l'Arsenal. 1992 ; Le Monde 251 Il 1992 : 25.

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L'architecture politique de la ville, en tant que régulation desturbulences urbaines, est la "police de l'espace" dont parle ironique­ment M. Davis à propos del'Amériquereaganienne(1990: 250). Bleévoque un grand renfermement que l'on peut rapporter au conceptd'État-garnison formulé par H. Lasswell à partir de la crise sino­japonaise en 19372 Selon ce dernier, la pression grandissante des me­naces extérieures ou des troubles internes mène à des régimes politi­ques dominés par des spécialistes de la violence. Le syndrome peutprendrela forme du gouvernement militaire ou de l'État "policé". n apour résultatd'augmenterles intentions belliqueuses et le potentiel cecoercition des pouvoirs publics, avec une capacité militaire supérieureà la normale et une armée impliquée dans les affaires domestiques dIpays3. Poussé à son extrême, un nationalisme jusqu'au bouliste, inca­pable d'admettre la moindre déviance, peut même aller jusqu'àl'autodestruction. K Deutsch compare l'apartheid de l'Afrique du Sud àl'État-kamikaze du Japon à la fin de la seconde guerre mondiale parceque le discours des Boers est "anti-capitali ste, anti-sémite, anti­communiste, anti-noir, anti-métis, anti-indien et anti-britannique"4.L'apartheida ainsi nourri une spirale infemaie que F. VanZyl Slabbertne définit ni comme une révolution, au sens classique du terme, nicomme une guerre civile, mais comme un état de siège, c'est-à-dire"une période de violence durant laquelle les problèmes de stabilité etd'ordre l'emportent sur les considérations politiques, sociales et écono­miques" (1989 : 80).

Le Nigeria du général Abacha pourrait s'approcher de cette œtï­nition, ne serait-ce la faiblesse de son appareil étatique. A cet égard, desdistinctions doivent être faites entre "l'essai de tutelle globale" du poli­ceystaoJ africain selon J .-F. Bayart, '1 'hégémonie cuirassée de coerci­tion" d'un A. Granlsci, pour qui le champ étatique comprend la sociétépolitique et civile, et "l'État-gendarme" dont se moque un F. Lassalledans son programme ouvrier de 1862 parce qu'il est réduit à une fonc­tion de "veilleur de nuit" pour protéger la liberté individuelle et la pro-

2 Lasswell, Harold: Sino-Japanese crisis : the garnison state vs the civilian state. C hl­na Quarterly 2, automne 1937: 643-9.

3 Cet État-garnison n'est pour1ant pas forcément antidémocratique. TI n'y a pas corrél...tion automatique entre menace de violence et autoritarisme. Pour la critique d'une approche quisépare de façon trop tranchée société clv,le et armée sans prendre en compte la position particu­lière de la soldatesque et les valeurs militaires des officiers dans les démocraties libérales, cf.Huntington, Samuel' The Soldiers and the State. Cambridge, Mass., Harvard Uuiversity Press,1957; Walker, S., 1988.

4 Deutsch, Karl Wolfgang' Nationalism and social communication. An inquiry intothe foundations of nationality Cambndge, Mass., M.1.T. Press, 1969: 181 & 185.

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priété du bourgeois, quitte d'ailleurs à ce qu'une vision libérale en sou­ligne l'inutilité dans le cas où il n'y aurait plus de voleurs5.

Rapportés à notre architecture politique de la ville, ces nuancesne mettent pas moins en valeur les quartiers du pouvoir. Le siège dlchef de l'État se protège d'une enceinte naturelle ou militaire: un châ­teau pour Rawlings à Accra, une caserne pour Babangida à Lagos, unplateau pour Traoré à Bamako, une falaise escarpée pour N'guéma àMalabo, une hauteur sur le lac Tanganyika pour la résidence présiden­tielle à Bujumbura, etc. Lorsque c'est possible, le pouvoir se situe enhauteur, bien en évidence sur son promontoire à l'image du château­fort médiéval en Europe. Dans la culture locale de Kano cependant, leciel ne vaut pas la terre; le sommet d'une colline ou un grand arbresont souvent moins importants qu'une grotte sur un versant, expliqueM. Last (1991 : 16-8). Le pouvoir traditionnel ne domine pas, il pro­tège. Caché derrière les innombrables murs du palais, on ne peut pasl'atteindre mais il est aussi visible que le minaret de la mosquée oul'ombrelle de l'émir qui scintille au milieu de la poussière du dmbar.L'abri est à l'intérieur des enceintes de la vieille ville, dans la maison.Les migrants, par exemple, ont, dans la hiérarchie sociale, le mêmestatut que les adolescents et s'établissent en cercles concentriques au­tour de la cité.

Près des lieux de pouvoir, l'argument sécuritaire, sous prétexted'hygiène, d'assainissement ou d'aménagement urbain, prend une <1­mension singulière à travers les déguerpissements6. A Lagos, les barsde nuit d'Obalendene présentent pas de danger mais la proximité de lacaserne présidentielle, Dodan Barracks, leur a valu le harcèlement desmilitaires de BOOari puis Babangida7. En RSA, le discours sur le "périlnoir" (swart gevaar) n'est pas éloigné de celui sur les classes dangereu­ses au XIXème siècle, voire d'une planification hausmanienne ou vic­torienne dans une optique policière. Le Land Tenure Advisory Board,qui décide de l'allocation des terres en fonction des races et qui prendplus tard le nom de Group Areas Board puis de Community Develo­pment Board, dépend directement du ministère de l'intérieur.

5 Bayart, J.-F., 1992: 72-3; Gramsci, Antonio: Calùenl de prison. Paris, Gallimard,1983 : il (calùer 6), 82-3 & 545.

6 A Maputo, c'est pour de teUes raisons qu'est évacué le quartier de Ponta Vennelhaprès du palais du gouvernement et des secrétariats d'État. Le lOngo de Lomé est détroit en 1975parce qu'Eyadéma ne se sentait pas en sécurité quand il devait travenler ce quartier musulmanpour se rendre à son lravail. A KInshasa, Kasa-Vubu et Tembé na Tembé sont démolis selon laversion officieUe pour déloger les brigands qui y avaient installé leur QG; en réalité à cause laproximité de la saUe des congrès du parti unique. Qara Mendes, Maria: Les répercussions del'indépendance sur la viUe de Maputo, ln Cohen, M., 1989: 290-1 ; Nzuzi, L., 1989: 112.

7 The News 115/1995.

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L'allocation des logements pennet de regrouper les familles à problè­mes afin de préserver les quartiers résidentiels bourgeois... En Angle­terre, les "architectes communautaires" comme Rod Hackney suggèrent"de bâtir les zones pavillonnaires en demi-cercles afin que les habitantspuissent se surveiller mutuellement"8. Le modèle britannique de la ci­té-jardin, prôné par les "réfonnateurs sociaux" et réalisé à Letchworthen 1903 ou à Welwyn en 1920 avant d'être exporté outre-mer, envisagela planification de petites villes de 30 000 habitants en vue de désen­gorger les taudis surpeuplés dans des espaces aérés disposés le longd'une ceinture verte9

Les townships d'Mrique du Sud, dit D. Copian, sont ainsi"matériellement conçues pour faciliter le contrôle sur les Africains ci­tadins et la répression des manifestations violentes" (1992: 280)."L'emplacement des townships africaines a été planifié sur la base œconsidérations stratégiques, explicite H. Adam. Ces townships peuventêtre rapidement encerclées, leurs rues ouvertes pennettent d'écraser faci­1ement toute résistance" 10. Elles offrent peu de possibilités de fuite etsont séparées des quartiers blancs par une zone-tampon parfois appeléemachine gun-belt (D. Reed, 1994: 2). Pendant l'état d'urgence,l'armée s'est souvent installée sur les collines environnantes et a ba­layé les townships par des projecteurs la nuit, comme à Mamelodi ouGraharnstown11. Un ministre de la justice, Jimmy Kruger, a avoué àpropos des mouvements de guérilla urbaine qu'un "des gros avantagesde l'Mrique du Sud étai t sa ségrégation résidentielle. Outre mer, le ter­rorisme urbain était en grande partie dû aux effets de la surpopulationet au mélange de groupes antagonistes dans une aire géographique limi­tée"12. "Sans la séparation résidentielle, ajoute P.H. du Preez, leschances d'une confrontation entre Blancs et Noirs auraient été beaucoupplus grandes; les troubles ne se seraient pas limités au vandalisme

8 Herzhaft, Yvette: Le problème du cambriolage en Grande Bretagne, ln Body­Gendrot, S., 1989' 155

9 a. Howard, Ebenezer : Garden Cities of Tomorrow. Londres, 1898.

10 Adam, H.· Modernizing racial domination. Berkeley, Califomia University Press,1971 : III Voir aussi Unterhalter, E. . Forced Removal: the division, segregation and controlof the people of South Africa. Londres, International Defence and Aid Fund, 1987: 74.

II Boraine, Andrew. The mihtarisation of urban controls: the secnrity managementsystem in Mamelodi, 1986-88, ln Cock, J., 1989: 159-73. A la campagne, la stratégie des mili­taires a consisté à subventionner Jes fennes frontalières abandonnées par les Blancs pour créerune chame de sécurité

12 The Fmancl(l/ Gazelle - South Afrtca DIgest 21911977, cité ln Western, John: TheGeography of urban social control: Group Areas and the 1976 and 1980 civil unrest in CapeTown, .n SflÙth, D.M., 1982: 220.

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dans les townships africaines" 13. De fait, la fetmeture de la ville blan­che a déplacé les antagonismes raciaux dans les banlieues noires (M.Morris, 1992 : 57). Les émeutes de 1976 à Johannesburg et 1980 auCap ont ainsi eu lieu en dehors du centre-ville. Mais en 1992, effet dlrelâchement de l'influx control ?, il Y a eu 3.312 actes de pillage re­censés dans le centre de Johannesburg contre seulement 701 à Soweto.Il est vrai que les chiffres de la police sont sans doute sous-évaluésdans les townships noires et que le centre-ville est un objectif plus pri­sé des pillards. L'idée de l'APLA, la branche armée du PAC <pi com­mettait des attentats racistes, était d'ailleurs que la violence politiqueserait davantage prise au sérieux si elle s'étendait dans les zones blan­ches au lieu de rester confinée dans les townships noires.

Au Nigeria, à défaut de plan d'urbanisme ou d'occupation dessols, la protection des "zones sensibles" s'est faite grâce à la lagunedans les villes côtières, l'eau constituant une barrière naturelle. A PortHarcourt, la résidence du gouverneur est un cul de sac enserré par desmarais. Les points névralgiques de Lagos sont les trois ponts qui per­mettent l'accès au centre des affaires. Pendant la campagne de désobéis­sance civile à l'été 1993, c'est là que les unités anti-émeutes ont prisposition. Notons qu'au nord de Durban le schéma est assez sembla­ble: les bidonvilles d'Inandasont séparés de la ville blanche par quatreponts alors que 80% de leurs habitants travaillent de l'autre côté de larivière Umgeni (H. Hugues, 1989).

Le pouvoir encadreautant l'espace de production que celui de re­production, si ce n'est plus car, souligne J.-f. Bayart, "qu'il se réclamedu socialisme ou non, qu'il soit pluraliste ou unanimiste, l'État estpartout devenu le premieragent économique" (1992 : 78). Dans un casextrême, l'administration bantoue en Afrique du Sud a centralisé le re­crutement de la main d'oeuvre. Dès les débuts de l'exploitation mi­nière, la vie du travailleur africain a été encadrée par le bureaud'enregistrement des employés, la "location indigène", le compound etla prison. Le pass a contrôlé le lien entre l'espace de production et d:reproduction. Le logement ouvrier a pris de l'ampleur: un lit, unechambre de célibataire, puis une maison construite par une entreprisepaternaliste et totalitaire comme au Congo belgel4.

13 Du Preez, P.lI. : The psychology of the Urban Black: The gap between tribe andcity, ln Marais. G., 1978 92-3.

14 Dans les mines d'or du Ghana après les grèves de 1947 et les émeutes de 1948. lescamps miniers ont aussi été clôturés, surveillés par la police et par les sociétés de gardiennagedes compagnies. Les sites d' exploitahon ont pris l'aUure de véritables casernes, et ce afm de r6­primer les vols d'or et l'agitation politique. L' encadrement technique européen a augmenté,l'objectif étant aussi d'améliorer la productivité. Crisp, Ieff' Productivity and Protest. Scientific

207

La description de R. Malan parle d'elle-même. Dans les minesde Radfontein Estates, à 40 km au sud-ouest de Johannesburg, "les mi­neurs vivaient entre hommes, dans des baraques sinistres, loin de chezeux et de leur famille [... ] : une prison-modèle certes, avec des terrainsde sport, des sites de récréation, mais quand même une horreur[... ] Des grilles encadraient tout le périmètre, accessible seulement parun portail flanqué de deux portes de contrôle remplis de gardiens. Cesderniers logeaient à un ou deux kilomètres de là. De l'extérieur, on nevoyait rien d'autre que leurs "véhicules anti-émeutes" (des Land Crui­sers Toyota) garés sur l'aire de stationnement [avec dedans] un véritablearsenal: des remorques à dérouleuse de fils de fer barbelé, des canons àeau, des râteliers pleins d'armes à feu semi-automatiques, des fusils àpompe, et des "neutralisateurs" servant à expédier des grenades lacry­mogènes ou des balles en caoutchouc. Il y avait également quelque partdans le camp un chenil rempli de chiens de garde, et même une espècede service de renseignement, contrôlant tout un réseau d'espions à lasolde de la direction" (1991 : 228).

lieu de reproduction de l'élite, le milieu étudiant est aussi dési­gné comme un lieu potentiel de conflit, ainsi que le constate A.Mbembe: "L'Université est, en général, construite en dehors de laville, soigneusement isolée des quartiers populaires. Dans d'autres cas,lorsque cet éloignement ne suffit pas, les campus sont ceinturés par desgarnisons militaires et construits sur des emplacements stratégiques, auvu du relief qui les entoure. Un commissariat de police est, au besoin,ajouté aux autres services. Nichés dans des culs-de-sac, adossés sur descollines ou étranglés par un cordon de lagunes et d'étangs, l'accès auxcampus n'est souvent possible que par une ou deux voies facilementcontrôlables en cas de troubles. Parlois, les campus peuvent être ds­persés aux quatre coins de la ville. Les horaires des cours sont généra­lement répartis et organisés de telle manière que les moments propicesà des réunions ou à la concertation, tant au sein d'une même facultéqu'entre des facuités différentes, soient pratiquement introuvables. Lorsdela fenneturedes universités, les étudiants sont renvoyés chez eux. Ilpeut alors leur être exigé de se présenter chaque semaine au commissa­riat ou à la gendarmeriedeleur circonscription d'origine. Il s'agit dansce cas, d'une fonne d'assignation à résidence surveillée" (1985: 109­10).

Management in the Ghanaian Gold Mines, 1947-56, ln Cooper, P., 1983: 108; Feller, B. :L'Union minière du Haut Katanga, 1920-40: la naissance d'une sous-culture totalitaire. Ca­hle's du CEDAF 6, 1973: 1-40.

208

Au Nigeria, les universités ont systématiquement été construi­tes à l'écart des villes. Celle de Port Harcourt se trouve à une vingtainede kilomètres, en pleine brouse ; en cas de trouble, il suffit à la policede bloquer la route d'accès pour interdire aux étudiants d'aller en ville.A Lagos et Kano, la poussée urbaine a comblé ces distances de sécuri­té.

Les périmètres "sensibles"

La définition de périmètres "sensibles" n'est pas aussi simpleque la position spatiale du pouvoir le laisse croire. En Afrique, les {X1f­

lements ne constituent pas une cible pour les putschistes ou les émeu­tiers, sauf exception comme à Ouagadougou en 1966. L'institution apeu d'autorité et témoigne soit de la faiblesse démocratiquedes régimescivils, soit d'une différence de nature quant aux signes extérieurs dIpouvoir politique. Les moyens de communication sont bien plus vi­sés, qu'il s'agisse de la radio, de la télévision, de l'aéroport mais rare­ment des organes de presse. L'objectif est d'abord militaire et logisti­que. Il traduit aussi le besoin de légitimation par extraversion, car lecoup de force s'insère dans le jeu des relations internationales et fait tôtou tard appel à une caution extérieure.

Tenir la radio confirme la force de l'oralité dans les relations œpouvoir. On connaît en Afrique la puissance de la rumeur. L'analyse œla morphologie du pouvoir doit prendre en compte une dimension fan­tasmagorique, l'imaginaire du citadin auquel 1'anthropologie urbaine aaccordé son attention en soulignant la surdétermination des rapportssociaux et des situations d'interaction en villel5. Combien parlante estla réinterprétation qu'ont faite les Lagosiens des incendies des gratte­ciel de la Marina. Celui des télécommunications extérieures en 1983est un symbole de la corruption de la Seconde République civile car ilaurait servi à brûler des archives compromettantes sur les détowne­ments defonds. Celui de la compagnieélectriqueNEPA en 1990 a an­noncé le coup d'État manqué du major Orkar quelques jours après, alorsque l'acronyme dela Nigerian Electricity Power Authority avait été &towné par l 'homme de la rue en Never Expect Power Again ("ne vousattendez pas à avoir du courant", mais on pourrait aussi traduire par :"n'espérez plus avoir le pouvoir"). Celui du ministère de la défense en1993 a anticipé l'effondrement du régime Babangida. Lors œ

15 Hannerz, U1f: Explorer la ville. Paris, Editions de Minuit, 1983. 416p.

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l'allocution radiophonique inaugurant sa prise de pouvoir le 1er janvier1984, le général Buhari a expressément fait référence aux incendiesfrauduleux de la poste et du Republic Building à Lagos, de la radiodif­fusion de l'Aoambra, du ministère fédéral de l'éducation et des bureauxde la comptabilité de la nouvelle capitale à Abuja (S. Ikoku, 1984:174).

Les objectifs d'un coup d'État révèlent les points stratégiquesd'une ville. La nuit du 14 janvier 1966 à Lagos, le central téléphoniquede Broad Street, le bureau ces télégraphes sur la Marina, les studios cece qui était alors la Nigerian Broadcastiog Corporation à lkoyi et la ré­sidence du premier ministre à Ooikao furent visés par les rebelles cel'opération "Damisa", tandis que les quartiers d'Apapaet lkoyi étaientplongés dans le noir Le 29 juillet 1966, alors qu'Ironsi était kidnappéà Ibadan et que le commandant de la garnison d'Abéokuta était tué, lesabords de l'aéroport, de l'académie de police et de la caserne àJdeuxième bataillon à lkeja, ainsi que la ndio à lkoyi, étaient gardés JWdes soldats en armes Le 29 juillet 1975, la déposition de Gowon se fitsans effusion de sang mais les jeunes colonels (Joseph Garba, IbrahimTaiwo, Abdul Mohammed et Shehu Musa Yar'Adua) qui amenèrent aupouvoir Murtala Mohammed s'empressèrent de fermer l'aéroport, leport et les frontières du pays. Le vendredi 13 février 1976, MurtalaMohammed était assassiné au volant de sa voiture sur Bank Road àIkoyi. Les mutins, conduits par le lieutenant colonel Bukar SukarDimka, prirent à nouveau contrôle de la radio, toujours à lkoyi. Lepremier jour de l'an 1984, les mouvements de troupes à Ikeja, Oba­lende, Apapa, Ikoyi et Victoria marquèrent la fin de la Seconde Répu­bhque. L'événement, coordonné depuis Bonny Camp et annoncé à laradio par le commandant de la 9ème brigade à Ikeja, Sani Abacha, futd'ailleurs bien accueilli par les populations lassées du désordre des ci­vils. Le 27 août 1985, les partisans de Babangida désarmaient les uni­tés anti-émeute d'Oworonshoki et les forçaient à s'allonger face contresol pour bloquer le péage de l'autoroute d'Ibadan. Puis ils occupaient laroute de l'aéroport et, sur Awolowo Road, Radio Lagos et le siège œla NSO, les services de sécurité de Buhari. Bien entendu, le siège de laradiofédéraleFRCN à Ikoyi n'échappait pas à son sort, pas plus qœcelui de la télévision NTA à Victoria. Les quatre centraux téléphoni­ques de la ville, sur Lagos Jsland, Ikeja, Ipoori et la Marina, étaientcoupés A la différence de la caserne présidentielle de Dodao Barracks,la résidence officielle du gouverneur sur IsaacJohn Street à lkeja ne futpas visée (A. E1.egbede, 1992: 105-25).

210

Dans la nuit du 21 avril 1990, les 300 hommes du major Gi­deon Ugwarzo Orkar ont encore pris la radio. Ds venaient de la banlieued'Ikorodu, où les entrepôts d'un millionnaire du Bendel State leuravaient servi de base. Dans la nuit, ils avaient bloqué l'accès à laFRCN sur Ikoyi Road et avaient dispersé les petits marchandsd'Obalendeprès de Dodan Barracks. Dans le cantonnement d'Ikeja, lesinsurgés parvinrent à mettre la main sur les armureries du 123ème ba­taillon de la garde et du 202ème bataillon de reconnaissance. Ds allèrentalors bloquerle péage de l'autoroute d'Ibadan. On se battait aussi dansla caserne d'Ojo et à Dodan Barracks16. Mais Babangida échappa auxputschistes et s'abrita vraisemblablement dans la caserne du 26ème ba­taillon dela garde à Bonny Camp. sur Victoria Island, de l'autre côté œla lagune.

Avecle transfert de capitale en 1991 et le départ de l'état-majorpour Abuja, la garnison de Lagos a pris le commandement d'unités quiseront, n'en doutons pas, les cibles du prochain coup d'État: le 26èmebataillon motorisé à Bonny Camp; le 19ème bataillon mécanisé, le351ème régiment d' artillerie et le 242ème bataillon de reconnaissance àIkeja ; le siège de la garde sur Kofo Abayomi Road à Victoria 17.

Si le plan du coup d'État reproduit la carte des lieux de pouvoiressentiels, il en est de même. quoique différemment, lorsqu'on étudieles objectifs de l'émeute. Le fait que les "casseurs" puissent s'en pren­dre aux demeures des notables affiliés au régime, et non aux institu­tions, démontre par exemple le caractère clientéliste de l'État en Afri­que, son accaparement par_une clique et la transparence du jeu politi­que: les responsables des abus sont connus. Les cibles visées révèlentdes distinctions d'importance selon qu'elles répondent à une logique œla manifestation contestatrice (rassemblements spontanés de TinubuSquare à Lagos, organisés de l'ANC sur Plein Street à Johannesburg)ou du coup de force concerté par des militaires.

Les manifestations en ville font l'objet d'une "stratégie spa­tiale" des forces de l'ordre, qui les délimitent et les canalisent. La po­lice collecte des infonnations sur les lignes de transmission de la vio­lence collective. Elle surveille de près les maquis ivoiriens, les circuitscamerounais, les palm wine clubs nigérians, les shebeens sud-africainsou les nganda de Kinshasa à l'instar d'une police de l'Ancien Régimequi, en France. savait prévoir le point de départ habituel d'une émeute

16 Akin AIna, Wale: 12 Hours of madness. TM Afncan Guard.an, 7/51199Q:pp.14-20.

17 SOJa Juil. 1993 : 23.

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et connaissait les canaux de communication privilégiés des idées sub­versives : un débit de boisson, un bal musette, une foire de bateleursou de lutteurs, un port fluvial, des bateaux-lavoirs, un relais de posteaux portes de la ville, un atelier, un marché, des boutiquesd'alimentation 18.

Le parcours de l'émeute en ville fournit des jalons qui dessinentune carte socio-topographique du danger urbain et des périmètres sensi­bles. Les lieux de rassemblement sont opérationnels (commissariats œpolice, sièges des compagnies, bureaux des ministères, commerces)et/ou symboliques (parvis, champs, esplanades des cathédrales). Dansle premier cas, le groupe de pression se dirige vers son objectif afm œle confronter au contact physique du peuple. L'entrée du bâtiment, unefois forcée, laisse place à la vengeance, à la mise à sac systématique etirrationnelle des locaux. Dans le second cas, le point de rassemblementamplifie la portée de l'acte contestataire ; la charge de police le sancti­fie d'une aura de martyr (P. Favre, 1990). Les réalisations de prestigeet les symboles de fortune d'un pouvoir détesté ou mal légitimé atti­rent les foudres des foules en colère. Quelque temps avant le coup œNasser, les assauts populaires du Caire se dirigent ainsi contre les quar­tiers modernes et étrangers19. Au Kenya pendant la tentative de coupd'État du 1er aofit 1982, les pillards s'en prennent aux commerces desAsiatiques et au Hilton de Nairobi20. Pendant les émeutes de Dakar dI29 février 1988, ce sont surtout les symboles de l'État qui sont tou­chés : bâtiments, bus, cabines de téléphone public, voitures du gou­vernementimmatnculées sa ou EP, service officiel ou établissementpublic2 '.

Ceci dit, il peut très bien ne pas y avoir de cible concrète. Toutle sens de la démonstration de rue tient alors dans le seul défilé. Le

18 Celle police contrôlait les voyageun (les colporteun avaient besoin d'un passe­port), les logeun (de fréquentes perquiSItions vérifiaienlle registre obligatoire des locataires), lesprostituées, les friplen et les chiffonnien (car ils fownissaient des dégwsements aux voleun),les ferronnien et les serrurien (parce qU'Ils fabriquaient des rossignols pour les cambrioleun),les armurien, les joueun d'orgue de Barbarie et les chanteun de rue (leur répertoire devait avoirélé joué dans les opéras offiCIels, les nouvelles partitions étaient souoùses à la censure) et les af·ficheurs (qw devaient porter des insignes métalliques reconnaissables). Sur la base des 1erroirsrégionaux, le regroupement des paysans venus à la ville par des 1emps difficiles (les Bretons deMontparnasse, les Flamands de la rue de Flandres) aidait à un dépistage "folkIonque". Cobb,R., 1975: 41·8; Rudé, G .. 1959: 217; N'guessan, Fran~ois Kouakou. Les "Maquis"d'Abidjan: nourritures du terroir et fraternité citadine, ou la conscience de classe autour d'unfoutou d'igname, ln Haennger, Ph., 1983.

19 Abu-Lugod, J : Developments in North African Urbanism: the process of decolo­nization, ln Berry, B.J.L, 1976: 209-10.

20 Martin, Dems Kenya: de la violence dans l'air. Pollllque Afncalne vol.2, n07,sepl. 1982' 113-5

21 Diop, Momar Coumba & Diouf, Mamadou : Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat etsociété. Paris, Karthala, 1990: 336.

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point d'anivéen'est qu'un point de dispersion. L'État, qui est la ciblerécurrente des manifestants, est un terme tellement imprécis qu'il re­couvre à peu près tout! Or les forces de l'ordre sont "le représentant leplus tangible de la puissance étatique, rapporte P. Favre. D'où la ten­tation constante de l'affrontement avec la police comme substi tut d'lmaffrontement à jarnais impossible avec l'État" (1990: 24). Transposéedans le théâtre de rue, ajoute O. Marenin à propos du Nigeria, la rela­tion de l'État au citoyen est réduite à une confrontation avec la police(1987: 269). La violence émeutière peut démarrer dans un quartier,cesser à cause de la répression policière ou par lassitude, reprendre dansun autre, puis revenir à son point de départ. Ce tournoiement est œs­espérant car il empêche de localiser précisément le danger, qui peutsurgir de nulle part à tout moment.

Le décompte des dégâts des manifestants permet en quelque sorted'évaluerle caractère politique de l'émeute, ou criminel du pillage, l'unentretenant avec l'autre une relation étroite. En Mrique du Sud, la rapi­dité de diffusion et la sélectivité des objectifs démontrent le caractèrepolitique bien 'Pe spontané des émeutes. Au Cap en 1976 et 1980 sontvisés les bureaux de l'administration bantoue, les bars pour Africains,les écoles gouvernementales, les offices de logement, les mairies, lescommissariats et les maisons de "collaborateurs"22. A la même ép0­que, les étudiants de Soweto détruisent et ne pillent pas les bars muni­cipaux qui concurrencent les circuits clandestins des shebeens africains(D. Davis, 1985: 55). Mais les victimes des affrontements politiquesà partir du début des années 1990 sont civiles, pour ne pas dire neu­tres : ce sont seulement à 20% des militants de l'ANC et à 18% despartisans de l'IFP23. Ainsi de cette manifestation de l'IFP dans la sec­tion K de KwaMashu à Durban en mai 1993 (fig. 13). Les maisons œla rue Mpangele, qui menait au bidonville Inkatha de Machobeni, ontété pillées. D y a eu quatre blessés et deux morts dont une vieillefemme. Mandla Makhoba, militant de l'ANC, soutient que la ZP aparticipé aux débordements. L'IFP prétend que les marcheurs sont allésle matin assister à un meeting dans un stade près des hostels de la sec­tion A. Ds ont été attaqués à leur retour, vers 4h de l'après-midi, alorsque les comrades de la section K avaient eu le temps de se préparer à laconfrontation en se munissant de cailloux. Le témoignage des victimes

22 Western, John: The Geography of wban social control: Group Areas and the1976 and 1980 civil unrest in Cape Town, ln Smith, D.M., 1982: 217-29: Western, J.,1981: 266.

23 International Hearing Doc.7: Special Briefmg on Massacres. Human Rights Commission, Johannesburg, 26/6/1992 Londres, Anti-apartheid Movement and UN Special Commitlee against Apartheid, 1992.

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sur place ne concorde avec aUC1llle des deux versions. Les pillages rele­vaient plus d'actes de banditisme et de provocations gratuites alorsqu'auc1lll habitant n'avait affiché d'opinion politique particulière.Comme d'habitude, ce sont les populations prises entre deux feux quiont fait les frais de la violence.

Au Nigeria, la commission d'enquête Donli pense que les émeu­tes religieuses qui éclatent dans les villes de l'État de Kaduna en mars1987 ne sont pas spontanées mais préméditées. Les émeutiers saventprécisément où se trouvent l'essence, la logistique et les cibles (J.Ibrahim, 1989 : 68). A Kano, le PRP accuse le tribunal fédéral chargéd'enquêter sur l'msurrection de 1980 d'avoir "délibérément ignoré lagéographie des activités de Maitatsine, qui aurait démontré la naturesociale et poli tique de la rébellion", sous-entendu au service de la bour­geoisie et de l'aristocratie NPN24. Le siège de la secte était établi dansle quartier des bouchers à Yan Awaki, près du cinéma Orien (fig. 5).Son emprise allait jusqu'au marché Kurmi et au palais de l'émir. TIétait délimité par Kwarin Gogau, un no-man's land occupé par des étu­diants coraniques gardawa, et les portes de la vieille ville: Kofar Mata,Kofar Wambai et Kofar Mazugal25. Or l'insurrection s'est étendue versl'est, en direction du Fagge et de Kantin Kwari, et non vers le sud, endirection du palais de l'émir et de la prison centrale près du terrain d:jeu de Shahuci où Maitatsine avait 1'habitude de prêcher. Le quartier d:Koki a été épargné, ce qui se comprend quand on sait qu'à la prière dlvendredi, la riche famille d'alhadji Aminu Dantata, notoirement favora­ble au NPN, était prodigue en dons pour les mendiants almajirai.

LE "SYNDROME DU TZIGANE"

L'origine socio-spatiale de la violence est un point fondamentalparce qu'elle permet de localiser le danger. Les populations des taudis,dont le colonisateur se méfiait, sont victimes d'Un "syndrome du tzi­gane". Le gitan est, en allemand, un zigeuner, appellation péjorativequi sous-entend le voleur, le vagabond, le chapardeur. Les nazis avaientqualifié les tziganes de ziehende gauner, c'est-à-dire de "bandits ambu-

24 The Vlews and Comments of the Kano Slale Govemmenl ou the Report of the Ka­no Disturbances Tnbnnal of Inquiry, 1981 : 6 & 5.

25 Na-Ayuba. Alliassan : Yanlatsme, an analysis of the Gardawa uprising in Kano,1980-1985. Kano, BUK, M. Sc. thesis, Political Science, 1986: 41-2.

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lants"26. La population "flottante" des bidonvilles en Mrique apparaîtcomme un refuge de la délinquance et de la subversion. M. Clinard estd'opinion que "dans tous les pays, la majorité des crimes sont commispar les habitants des taudis" (1973: 139). Le discours sur les"encombrements humains" et les "fléaux sociaux" au Sénégal tire sonorigine d'une idéologie de rejet des parasites27. L'idée est aussi que lessans-travail et les déshérités constituent un ferment d'émeute. On en ar­rive vite à une vision manichéenne qui oppose, selon la formule de M.Davis, "les "cellules fortifiées" de la société riche et les "lieux de ter­reur" où la police livre bataille aux pauvres criminalisés" (1990 :224).

"De toutes les divisions de l'espace que l'on peut envisager ­ségrégation de race ou de classe, lieux de travail ou quartiers de rési­dence, espace public ou privé-, l'une des plus critiques en Mrique est ladistinction entre espace légal et illégal, soutient F. Cooper. La discus­sion amène une question: en quoi les formes spatiales sont-elles liéesaux formes de protestation" (1983 : 26) ? Le système de tenure du solreflète dans la majorité des cas la position sociale des habitants du qœr­tier. Aux yeux des autorités, le squat illégal constitue un terrain pro­pice à la prostitution, au vol et à l'alcoolisme. L'association de la cri­minalité à la marginalité justifie l'absence d'État et de services pu­blics28.

Le délit de chômage

La criminologie classique associe le chômage au crime et lespréjugés populaires reproduisent en grande partie les vues du pouvoirsur les classes dangereuses29. En 1878 quand sont recensés les oœu-

26 On estime à prts d'un demi·mIllion le nombre de Tziganes extenninés dans lescamps de concentration du Troisi~me Reich par le travail forcé ou les expérimentations médica­les. Fn 1956, la cour de justice fédérale allemande évoquait encore le caractère "asocial" des Tzi­ganes. Le Monde 3/11/1992: 9.

27 Diop, Momar Coumba & Diouf, Marnadou : Le Sénégal sous Abdou Diouf. Etat etsociété. Paris, Karthala, 1990: 57-8; Collignon, R. . La lutte des pouvoirs publics contre les"encombrements humains" à Dakar. Canadran Journal of Afrlcan Sludies vol.18, n·3, 1984:573-82.

28 Radoki, Carole: La politique du logement pour les bas revenus à Lusaka, Zambie.Pra/lques urbaines n·2 : Le logement, l'Etat et les pauvres dans les viUes du Tie", monde.Bordeaux, CNRS-CEGET. 1984: 166; Fralemll' Malin n· spécial: Fêtes de l'indépendance,an 13, 1973: 32, cité ln Antoine, Ph., 1987: 85; Gu-Konu, E.Y. : Déguerpissement et urba­nisation: signification profonde d'une pratique urbaine. Lomé, Université du Bénin, polycop.,1984.

29 Evans, E.B.: Secondary Education, Unemployment and Crime in Kenya. Journalof Modern Afncan Sludles vol.13, 1975: 55-66; King, Kenneth: Jobless in Kenya: A Case

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pants des prisons à Lagos, il s'avère que les délits sont commis par desadultes poussés dans l'illégalité à cause de la pauvreté30. Le rapport œla commission d'enquête RJ. Graham sur les troubles d'Okrika près œPort Harcourt en 1961 soutient que les causes structurelles de la vio­lence viennent de la surpopulation et du fort taux de chômage, qui af­fecte plus de 50% des adultes31 . Pendant le boom pétrolier, 86% desdétenus de la prison Asuni à Abéokuta sont des chômeurs; la propor­tion monte à 89% dans celles de Lagos et Ibadan (F. Odelunke, 1978 :90 & 93). Selon un rapport de Black Sash en 1989, 85% des cœdam­nés à mort en RSA sont issus de familles pauvres ave.c une mère céli­bataire. lis n'ont reçu ni éducation ni formation professionnelle (B.McKendrick, 1990 : 87).

Le Nigérian F. Odelunke argue que le problème ne vient pas œla nature criminelle de 1'homme mais de l'économie capitaliste (1978 :90 & 93). Les délits les plus coûteux pour la collectivité sont les frau­des des fonctionnaires qui "volent avec leur stylo" (pen robbery, ouchoppzng money wlth a biTo en pidgin). Les déperditions du systèmescolaire affectent surtout les milieux défavorisés. La géographie dIcrime montre que le banditisme est plus développé dans les villes où larichesse s'expose avec le plus de crudité. Du coup, les marxistescroient en un déterminisme socio-économique selon lequell'exploitation des dominés se traduit par des taudis où fleurit le crime.

Cette théorie est démentie, souligne D. Poitou, "par de nom­breux faits qui prouvent que les délinquants les plus authentiques nesont pas forcément issus des milieux les plus défavorisés et que lesquartiers les plus pauvres ne sont pas toujours les plus propices aucrime et à la délinquance"(l98 1 : 113). "Le crime [est] une source œrevenus importante pour les citadins pauvres". Mais il "s'épanouit dansles quartiers déstructurés où le contrôle social de la communauté estfaible, pas simplement chez les plus pauvres", résume J. lliffe (1987 :175). J. Nelson dénonce ainsi la vision qui consiste à considérer lesmigrants dans les villes du Tiers monde comme naturellement enclinsà la violence et au désordre social (1979: 106-7).

D'abord, les statistiques sur le chômage dans les villes sontdouteuses. Le concept de chômage est trop flou pour être pertinent car

Study of the Educated Uoemployed. Bureau of Educational Research, Faculty of Education,University of Nairobi, Monograph Series 0°1, oct. 1976: chap. 6.

30 La même cODStation est faite à Brazzaville ou Kampala par exemple. Lagos: report00 the Blue Book for 1887. Parliamentary papers, 1889: UV, 71-7; Balandier, G., 1955:181-2; Oinard, M.B., 1973: 97

31 Cornnùssioo of Inquiry into Outbreaks of Violence at Okrika. Enugu, The Go­vernmeot Printer, 1963.

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il inclut souvent les femmes mariées et les jeunes. Les Africainss'inscrivent rarement à des agences nationales pour l'emploi comme leNational Directorate for Employment au Nigeria; ce sont d'autres ré­seaux qui résorbent la crise économique. il n'y a pas corrélation entrechômage et criminalité. Alors que le banditisme continue de prendre œl'ampleur, on obsexve dans les statistiques un certain tassement dIchômage grâce au ralentissement de l'exode rural, à la faiblesse des sa­laires qui encourage l'offre d'emploi et à l'expansion des activités dIsecteur informel. Le Nigeria du début des années 1980, dont le taux œchômage est contenu entre 8% et 10% du fait du boom pétrolier, con­naît son banditisme débridé alors que des pays plus affectés par la criseéconomique, avec des taux supérieurs (50% à Monrovia en 1980,40%à Dar es Salaam en 1983, 30% au Sénégal en 1985, 18% au Zim­babwe en 1986), ont un niveau de criminalité incomparablement plusbas.

D'autre part, il faut replacer la construction des statistiques de lacriminalité dans leur contexte social. La philosophie pénale des popu­lations africaines diffère de celle du législateur. Dans une certaine me­sure, la criminalité est le produit du système judiciaire moderne (Y.Brillon, 1980 : 208-10). Les vols sont plus facilement rapportés à lapolice s'ils sont commis par un membre extérieur au groupe, parexemple issu d'une autre ethnie. Une forte criminalité dans les quartiersde migrants ne signifie pas forcément que ceux-ci sont les criminels oules victimes. Les pauvres se font plus arrêter ct condamner à la prisonparce qu'ils n'ont pas les moyens de se payer un avocat ou de corrom­pre la police. Les forces de l'ordre ciblent leurs efforts en direction œce type de populations (M. Clinard, 1973: 97). Les élites, qui sontaussi touchées par la délinquance alors qu'elles sont censées être plusréceptives à la justice moderne, savent mieux se défendredans les arca­nes d'une législation qu'elles ont contribuée à rédigcr32. "Ce sont lesclasses moyennes et supérieures qui définissent ce qu'est un"délinquant", qui précisent la criminalité de l'acte et qui insistent pourque l'on applique la loi sur certaines catégories de population", pluspunies que d'autres. A cet égard, déclare M. Clinard, certains criminelsfont figure de "prisonniers politiques" quand on sait que la prisonn'arrête pas le crime (1973 : 245). Pour R. Quinney, plus les conflitsd'intérêts au sein d'une société sont importants, plus grande est la pro­babilité que ce soient les dominants qui formulent la loi pénale, quitte

32 Hatchard, J.. Victims of Crime and Abuse of Power in Mrica: an Overview. ln

Kaiser, G.: Readings in Victimology. Freiburg, AUemagne, Max·Planck Institute, 1991: 2.

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à bénéficier d'une impunité de fait en matière de corruption, d'évasionfiscale, de trafic de devises, de contrebande, de marché noir,d'escroquerie et d'abus de confiance33. La définition de la criminalitéest une affaire socio-politique.

Un héritage colonial

Si les autorités se méfient plus du migrant que du citadin aisé,c'est aussi que leur idée de l'urbanisation suit en grande partie les li­gnes tracées par le colonisateur34. "Les gouvernements africains ont at­taché beaucoup d'importance à la morphologie des cités coloniales,constate F. Cooper. L'urbanisme dans le centre des villes, avec ses pâ­tés de maisons rectangulaires et ses gratte-ciel de bureaux, [... ] a traduitune préoccupation moderniste copiée sur celle des Européens"35. On yretrouve à l'oeil nu la ville duelle, celle du béton contre celle du bancoou de la terre stabilisée.

J. Poinsot écrit que "l'urbanisme colonial a [...] posé des prin­cipes d'organisation spatiale qui ont encore cours aujourd'hui, bienqu'ils aient été conçus dans un contexte démographique et politique quis'est radicalementtransforrné [... ] La marque du passé colonial, et plusparticulièrement d'un passé récent, peut se lire dans de nombreux espa­ces urbains. Les centres économiques des villes actuelles sont généra­lement les anciens quartiers commerciaux de l'époque coloniale. Quantaux quartiers résidentiels qui se sont démesurément agrandis depuis1960, lorsqu'ils sont lotis, ils apparaissent le plus souvent comme lesprolongements des trames dessinées pour les premiers lotissements des

33 Quinney, Richard' The SOCIal Reality of Cnme. Boston, Ltttle Brow. 1970: 17.

34 M.C Diop & M. Diouf remarquent par exemple que "l'urbarusation coloniale deDakar a tnIS en place une ceinlur~ de sécurité sanilatre et policière avec l'avenue Malick Sy quiisole le Plateau dont les pomts d'accès sont facilement contrôlables". A Kinshasa, renchérit M.Pain, la "nouvelle orientation de l'urbanisation vient se conjuguer avec l'héritage colomal pourdonner une capitale soumise, plus misérable qu'avant 1960, où les hauts-heu x du Pouvoir etles camps de police, ou milttaires, contrôlent la ville, mais où les missions renforcent leur rdlepondérateur car 11 s'y maintient un pouvoir ressenti comme juste et légitimé de ce fait. Les pointsforts de commandement économique et politique, qui sont fréquemment aussi les points hautsdu paysage, perme"ent d'imaginer une trame symbolique issue du site, de la croissance de laville, ainsI que des décisions du Pouv oir Colonial et du Pouvoir Zaïrois conjugués". Diop,M.C. & Diouf, M., 1990, op cit.: 336; Pain, M., 1984: 124; Maximy (de), R., 1984: 77-9,Bnmeau, J.-C, 1987 . 45 Voir aussi Ananas, M.C.: Luanda, ex-capitale coloniale. Afnque­AsIe 511211983 50-2, Burgess, R : Pe"y Commodity Housing or Dweller Control? WorldDevelopmenl 6 1105-33, Radoki, Carole: La politique du logement pour les bas revenus àLusaka, Zambie. Pral/ques urbaInes n"2 . Le logement, l'Etat et les pauvres dans les villes d'lTiers monde. Bordeaux, CNRS-CEGEf, 1984: 169.

35 Cooper, Fredenck . The DlaIectics of Decolonization : Nationaltsm and Labor Mo­vements in Post-War Mnca Paris, Compte-rendu ronéotypé d'une séance du CERI, 2413/1992:24.

218

Africains [... ] Enfin, les politiques d'urbanisme ont posé le principe et:l'intervention de l'État dans l'aménagement", ce qui a privilégié certai­nes clientèles (1989: 338-9).

L'idée de rattraper le colonisateur en matière de civilisation ur­baine aboutit à transposer des schémas inadaptés, par exemple un habi­tat collectif en HLM alors que l'habitat pavillonnaire correspond sou­vent mieux aux habitudes de la population. Face à la pression dém~

graphique. il s'agirait de parer au plus pressé. Or la priorité des inves­tissements publics en ville est la construction d'équipements adminis­tratifs et non d'infrastructures de base; le souci d'équipements soci~

culturel n'existe quasiment pas. Un second poste important est celuides logements pour fonctionnaires africains, qui prennent la suite et:leurs homologues européens. Tous "ces investissements ne concernent[... ] que des objectifs limités tant géographiquement (centres-villes) qœsocialement (fonctionnaires, employés). Leurs effets d'entraînementsont modestes", estime S. DlÙUcq (1985 : 56).

La spéculation immobilière aboutit, si besoin est, à un réamé­nagement brutal de l'espace par des "déguerpissements"de squatters. Ùl

volonté d'assainissement urbain poursuit une logique de ségrégationassez similaire à celle du colonisateur, à la différence que la classe s~ciale remplace la race(K. Little, 1974: 55-73). F. Cooper note la res­semblance entre ce que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de secteurinformel et ce que l'Angleterre victorienne appelai t autrefois le"residuum" ou les "classes dangereuses"36. A Kano, l'année et la p~lice continuent de faire l'amalgame entre zone d'habitat spontané etcriminalité, promettant de "démolir tout bâtiment suspecté d'abriter desbandits" ainsi que les "maisons hantées" où se pratiquent des meurtresrituels37 . Le projet de reconstruction du quartier de Yan Awaki, le siègede la secte Maitatsine démoli par les militaires, inclut un commissariatde la NPF bien en évidence au milieu38. A Badiya, un bidonville et:Lagos réputé être un repaire de drogués et de prostitués, les autoritésprofitent aussi d'une opération de rénovation pour installer un com­missariat de police (P. Makinwa-Adebusoye,1987).

Sous prétexte de considérations humanitaires, d'hygiène publi­que, de questions de prestige ou de nécessités d'aménagement, la théra-

36 Cooper. Frederick. 241311992. op. cit.: 17. Voir aussi à titre d'exemple Stren. R.•1978: 158 & 177; Hake. A .• 1977' 124

37 Sunday Concord 1/1111987: Il. Trlumph 2011111990; New Nlgerlan23/1111990.

38 Maruf. B.M : Yan Awaki Redevelopment Scheme. Kano. Zaria, ABU. M. Sc. ofArchitecture. Unpub.• 1986.

219

peutique de choc du déguerpissementest sujette à caution39. En ne ser­vant que les intérêts des promoteurs, elle reproduit un modèle urbaincolonial qui approfondit le fossé entre une minorité de privilégiés et lamajorité. Elle ne fait que déplacer le problème car les bidonvilles quivont se reconstruire à la périphérie deviennent à leur tour des obstaclesà l'expansion urbaine. "Le bilan du déguerpissement est largement né­gatif', dit P. Kobo (1984: 58 & 60). L'évacuation ne sert pas àgrand-chose du point de vue de l'urbanisme et elle ne résout pas lesproblèmes d'aménagement. Loin d'éliminer les bidonvilles, elle favo­rise leur maintien, voire leur prolifération. En principe, l'État est dansson plein droit car il expulse des squatters ayant envahi des terrains quiappartiennent dans la plupart des cas au domaine public. Mais si lesautorités négocient des indemnisations, procédure dite de "purge desdroits coutumiers" en Côte d'Ivoire, e'est bien qu'elles se sentent obli­gées de justifier l'emploi du bulldozer et la spoliation. Les dédomma­gements donnent d'ailleurs lieu à des marchandages et à des surenchèrespuisqu'ils ne s'appuient sur aucun texte. La menace du bulldozer dis­suade les initiatives privées qui voudraient améliorer l'habitat. L'Étatdétruit pour reconstruire, ce qui revient deux fois plus cher! En fait, ilveut faire exemple et montrer sa volonté d'assurer le respect de sonplan d'urbanisme, fut-ce par la force. Les incohérences œl'administration prouvent a contrario l'existence d'une stratégie sécuri­taire.

LE BIDONVILLE DANS LA LIGNE DE MIRE

Cet urbanisme "policier" est plus flagrant dans le centre des vil­les où sont concentrés les intérêts économiques et politiques du pou­voir. Le déguerpissementà la périphérie révèle un interventionnisme àla mesure de la puissance ou de l'ambition de l'État40. En revanche, lelaisser-aller dans cc "lieu du ban" qu'est la banlieue ne témoigne pasd'un libéralisme de l'État mais d'une préoccupation policière recentrée,faute de moyens, sur le coeur même de la cité, comme à Brazzaville ouKinshasa. Pour Ph. Haeringer, "le paradoxe c'est que dans ces villes-là,

39 Vennere, M., 1977: 236: Gu-Konu, E.Y.: Déguerpissement et urbanisation: si­gnification profonde d'une pratique urbaine. Lomé, Université du Bénin, polycop., 1984: 11& 14.

4D Prouzet, M. & Kobo, P : L'action foncière publique dans la pénphérie de la villeafncaine Cués afnca,nes n'l, 1984. 14-23 ; Haeringer, Philippe: Stratégies populaires pourl'accès au sol dans la ville africaine' une grande partie de dés dans la banlieue d'Abidjan (oul'unpossible débat avec l'Etat), ln Le Bris, E, 1982' 357.

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Un plan d'urgenceprévoit de reloger tous les squatters à Moro­ka, camp qui disparal't dans les années 1950. La municipalité, expliqueA.W. Stailler, calcule soigneusement le prix des loyers, qui doiventêtre "suffisamment hauts pour éviter que les propriétaires ne soient pastentés de rejoindre les squatters, mais pas trop pour que cela ne favorisepas les boycotts ou l 'habitat sauvage, ni trop bas pour que cela ne ds­suade pas les occupants des lieux de déménagerquand des logements œ­finitifs seront prêts" (1979: 103). Les autorités cherchent à briser lesmouvements de squatters en harcelant leurs leaders. Les raids de la p0­

lice se multiplient46. La délivrance de certificats d'occupation pour leslocataires et de licences pour les commerçants permet de contrôler quientre dans les camps et de surveiller le débit du ravitaillement en inter­disant par exemple à la camionnette du boulanger d'aller livrer sonpam.

Les expulsions dues aux réglementations de l'apartheid urbainretiennent évidemment plus l'attention dans les trois principales mé­tropoles du pays que dans les villes de taille moyenne. Ainsi des In­diens de Cato Manor à Durban, repoussés à Phoenix et Chatsworth,des Coloureds du District 6 au Cap, transférés aux Cape Hats, ou desNoirs de Sophiatown à Johannesburg, réinstallés à Soweto. Cato Ma­nor, Sophiatown et District 6 sont trois quartiers-martyrs de l'apart­heid, encensés par la littérature parce que rasés, le dernier plus tardive­ment47 .

Les destructions de quartiers peuvent prendre des proportions in­croyables. A Port Elizabeth, où Korsten avait été rasé en 1936, onchasse 120.000 habitants dans South End et on démolit Fairview en1984 ; moins de 4% de la population échappe encore aux lois résiden­tielles de l'apartheid en 198548. A East London, où les attaques œXhosa avaient servi de prétexte à un début de ségrégation raciale en1849, les Noirs sont chassés à East Bank (Duncan Village), WestBank, Cambridge puis Amalindaet Mdantsane49. Complètement à l'estde la province du Cap, à la limite de l'État libre d'Orange, région laplus conservatrice et la moins urbanisée du pays, la municipalité œ

46 Trois policien! blancs meurent ainsi en aoOt 1948. Les squatters du Cap, elU, évi­tent une confrontation directe cl suicidaire avec la police. Fargan, H.A. : Commission of Inquiryinto the disturbances of the 30th August 1947, at the Moroka Emergency Camp. Johannes­burg, 1948; Maree, Johann: Mrican and Coloureds squatters in the Cape Town region. 1975­78. History Wnrkshop, 1978. voU.

47 Matthew!!, James: District Six. Cape TImes 118/1979; Small. Adam: Ons, Wes.Tuis Bes : Distrik Ses (East, West, Home' s Best : District 6). Le Cap, Human & Rousseau,1973.

48 Christopher, AJ. : Port Flizabeth, ln Lemon, A., 1991 : 43-57.

49 Fox, R, Ne1, E. & Reintge., C. : East London, ln Lemon, A., 1991: 58-70.

224

mation de maçons noirs en vue de réduire les cotlts de construction destownships et en dépit du colour bar sur les emplois « qualifiés ».

A Johannesburg en 1955, la campagne de résistance passive or­ganisée par l'ANC, le Congrès indien du Transvaal et l'Association descontribuables de Sophiatown pour empêcher le transfert des popula­tions de couleur en direction de Meadowlands est ml échec (fig. 10).Les habitants de Sophiatown, Martindale et Newclareacceptent de ven­dreleur maison et d'aller emménager à 25 km de là dans des construCrtions toutes neuves que la police a dtl défendrecontre les incursions dessquatters de Moroka. La stratégie du gouvernement, qui s'étale sur cinqans, de 1956 à 1960, est habile, chassant d'abord les propriétaires non­africains, puis les commerçants africains installés dans des boutiquesappartenant à des Chinois ou des Indiens, et finalement les locataires etles propriétaires africains43 . Ce sont en effet ces derniers qui offrent leplus de résistance. Leurs enfants s'enrôlent dans les quelque 500"volontaires de la liberté" de Robert Resha, une figure populaire d:l'ANC à l'époque44. A Pageview, juste à l'ouest de Braamfontein, lesIndiens, eux, sont chassés rues après rues en deux vagues successives,1956 et 1963. La plupart des 10.000 habitants Imtent pour Lenasia, àplus de 20 km. L'obligation de les reloger ralentit les travaux de Vre­dedorp ("le village de la paix" en afrikaans), où vient s'installer un pro­létariat blanc45.

Si l'ANC concentre ses efforts sur les habitants légaux des na­tive locations, il n'embraye pas sur les mouvements de squatters, tropdispersés. Abiel NtOl, qui dirige une association de locataires àPtmville, décideen mars 1946 d'allercamper avec son parti des "sans­argent" (mnamail dans la partie ouest d'Orlando,où la municipalité esten train de construire des logements. En mai, ils sont encerclés par lapolice et expulsés à Jabavu. En juin, c'est au tour d'Oriel Monongoa­ha, qui est à la tête d'un autre comité de ce type, d'aller squatter unepartie msalubre de Pimville évacuée pour être mise en chantier. Un an­cien policier, Samuel Komo, s'installe, lui, dans un camp qu'il appelleTobruk et où le rejoignent 5.000 familles. Komo est arrêté en avril1947 mais il est déjà trop tard pour expulser tant de monde. Fin no­vembre amvent 800 familles menées par Schreiner Baduza,le présidentd'une association de locataires à Alexandra. Elles sont toutes ramenéesd'où elles viennent.

43 The World 27/7/1957: Lodge, T., ln Bozzoli, B., 1983: 358; Lodge, T., 1981.

44 Bantu World 5 & 12/2/1955.

45 Chaise, Chrisban Pagevlew LIbératIOn 2/1/1992.

223

réservés aux Blancs ;-la cooptation d'une bourgeoisie noire avec des élections locales

supervisées par le gouvernement (P. Maylam, 1990: 79).

Au début du siècle, les ouvriers blancs, par crainte de la concur­rence, et le patronat des mines, par peur d'un syndicalisme noir,s'opposent à l'arrivée des Africains en ville. Mais les propriétaires destaudis, qui font de gros bénéfices, et les industries urbaines, qui ont be­soin d'une main d'oeuvre stable et indépendante, y sont favorables. AJohannesburg, la Doornfontein Stand Owners Association réussit à re­pousser l'expulsion des citadins irréguliers jusque dans les années 1930car la loi stipule que les Africains ne peuvent être chassés des centres­villes avant que des logements n'aient été construits pour eux dans lesbanlieues. Au Cap, le grignotage de District 6, un quartier central peu­plé à 95% de Coloureds, est aussi très lent. Si les Blancs s'en vont,faisant du quartier un ghetto surpeuplé, ils continuent de louer leursmaisons et retardent le processus de destruction alors que les industriesdu centre-ville déménagent à la périphérie et y logent moins cher leurmain d'oeuvre. Wells Square n'est rasé qu'en 1931 et remplacé par desappartements neufs. La destruction du District 6 après guerre fait suiteà des échauffourées en 1939 avec la police et n'est pas sans liens avecles forts taux de criminalité de cette zone infestée deskollies.

La position des autorités se durcit alors. Le droit d'expropriationen milieu urbain est fondé par le Housing Fmergency Powers Act œ1945, trois ans avant l'arrivée au pouvoir du NP. C'est le matériau œconstruction, en bois ou en tôle, qui définit le squatter visé par le Pre­vention of lllegal Squatting Act n052 de 1951 (D.M. Smith, 1982:32). Pour le SIums OearanceAct, il ya bidonville quand chaque indi-

vidu dispose de moins de 3,7 m2 de surface habitable, les enfantscomptant pour moitié. Helen Suzman, unique élue du Progressive Par­ty au Parlement en 1%1, dénonce l'entreprise de ségrégation raciale:"Vous n'avez pas besoin du Group Areas Act pour nettoyer les bidon­villes, il yale SIums OearanceAct pour cela" (D.M. Smith, 1982:219). Defait, ditJ. Western, "l'emplacement des sites prévus pour re­loger les squatters révèle une intention très dfférente du discours offi­ciel : un motif stratégique, la distanciation sociale, et non des préoc­cupations d'ordresanitaire"42. Seule dérogation, qui tient à des raisonséconomiques, le Native Building Workers Act de 1951 autorise la for-

42 Western. John: The Geography of urban social control: Group Areas and the1976 and 1980 civil unrest in Cape Town, ln Smith, D.M., 1982: 219.

222

1'habitat spontané a un caractère infiniment moins affligeant que celuiqu'il prend dans les villes où D'État] fait la chasse aux mouvementsspontanés au nom de l'illégalité et de son espoir de garderla maîtrisede l'espace urbain [...1A Abidjan qui est la ville riche par excellence,et où l'État est très volontariste, l'habitat spontané [...] est immonde[et] s'approche tout à fait de l'image du bidonville" (cité in E. Le Bris,1982: 375).

Si le Zaïre a rarement recours au bulldozer, c'est sans doute

pour économiser les deniers publics et par crainte d'aggraverl'impopularité du gouvernement. Le Sénégal et la Côte d'Ivoire, plusstables d'un point de vue politique, n'hésitent pas, eux, à sévir massi­vement contre l'urbanisation sauvage (P. Kobo, 1984: 56). On pour­rait ainsi dessiner une échelle de volontarisme urbain en haut œlaquelle on trouverait bien sOr l'Afrique du Sud, et tout en bas le Nige­ria et le Zaïre; le Kenya ou la Côte d'Ivoire se situant à des niveauxintermédiaires.

L'exclusion sud-africaine, un essai de totalitarisme ur­bain

En Afrique du Sud, les déguerpis n'ont pas eu le pouvoir de né­gociation et de palabre qu'avaient leurs collègues d'infortune sur lerestc du continent. Les déplacements forcés ont déstructuré les commu­nautés noires malgré la cohésion dont celles-ci ont fait preuve dans leurrefus de déménager. Selon BJ.L. Berry, seuls Israël et la Chine ontconnu une réorganisation urbaine aussi stricte41. L'urbanisation con­trôlée et sélective du pays a d'ailleurs coûté fort cher au contribuable.La RSA a mis en place un système totalitaire qui prévoyait non seu­lement d'expulser les squatters, mais aussi de déménager les citadinsréguliers. Ce système reposait sur quatre principes:

-le contrôle des flux de populations de couleur vers les villes,ou influx control ;

-la réglementation de la vie des citadins noirs à travers la ségré­gation spatiale des quartiers, les couvre-feux et l'attribution des loge­ments ;

-l'autofinancement des townships par le biais de la fiscalité desmunicipalités noires et de l'auto-construction, les services publics étant

41 Berry. B.J L. The Hwnan Consequences of Urbanization. New York, St Martin'sPress, 1973.

221

Kimberley démolit la Location n03 en 1944 et le camp malais en1953, reloge les Africains dans la Location n02, rase Greenpoint en1%3 et expulse les Noirs à Galeshcwe50

Les dispositions de l'apartheid sont sans doute appliquées avecmoins de sévérité dans les localités de moindre importance et sont entout cas plus tardives dans la province du Cap. A Paarl, petite ville œ52.000 habitants avec 17.000 Blancs, 30.000 Métis et seulement5.000 Noirs en 1%1, les zones irrégulières de Suider Paarl, Huguenot,Klein Drakenstein et Dal Josephat sont tolérées et les autorités four­nissent même des matériaux de construction aux squatters du campprovisoire de Langabuya51 .

Mais à partir des années 1970, les procédures d'expulsion pren­nent une tournure administrative qui édlappe au contrôle judiciaire. lasupervision des Noirs se déplace du tribunal vers le lieu de travail etd'habitation; du juge vers l'inspecteur administratif et "l'officierd'immigratioo"52. Avec la constitution de homelands "indépendants",il s'agit désormais d'encadrer des immigrés "étrangers" en vertu œl'Admission of Persons to the Republic Regulation Act de 1972, quiprévoit des déportations de caractère purement administratif. Ainsi desarrestations dans la banlieue du Cap en 1981 : les squatters de Nyangasont renvoyés en masse vers le Transkei. Un amendement de 1978remplace le critère de la naissance par celui de la citoyenneté pour œ.­terminer si un Noir est Sud-africain et peut rester habiter en ville. ladélivrance d'un livret d'identité en dépend. En d'autres termes, les ci­toyens desTBVC perdent leurs droits de citadins même s'ils sont nésen zone blanche. L'expulsion d'étrangers permet de maquiller les statis­tiques de l'influx control, de viderles prisons, de soulager les tribu­naux et de diminuer le nombre d'amendes imposées aux contrevenantsdel'UrbanAreas Act(M. Sher, 1985: 81).

Les occupations de terrains ne sont pas organisées comme enAmérique latine pour porter atteinte à la propriété privée. Dans le Na­tal, elles comblent plutôt des "vides" fonciers et reçoivent générale­ment l'assentiment des propriétaires, des induna ou des fonctionnaireskwazulu, qui renforcent ainsi leur autorité. La politique du KwaZuluest de ne pas déplacerles squatters avant qu'on ne puisse les reloger, ce

50 Pïrie, G.R. : Kimberley, ln Lemon, A., 1991 : 120-9.

51 Lodge, Tom: The Paarllnsurrection, ln Saunders, C., 1984: n, 177-210.

52 Expression ultime du contrôle d'un État sur sa main d'oeuvre, un fonctionnairepropose d'ailleurs ironiquement de faire porter aux Noirs un disque autour du cou puisqu'onne peut pas leur demander d'avoir en permanence sur eux une carte d'identilc! (M Sher, 1985:88-9).

225

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•Quartier rasé pendant l'apartheid

Bidonville

Source: Sunday Tribune 14/10/1990: p.24·5; D.M. Smrth, 1992: p.195; Urban Foundation. Durban, 1992.

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dontles autorités du homeland n'ont évidemment pas les moyens (M.Byerley, 1990: 15 & 17). Selon un sondage effectué au début des an­nées 1980 par l'Institut de l'Inkatha, 52% des habitants des bidonvillesde Durban en territoire sud-africain estiment que le rôle du gouverne­ment se limite à des services publics comme l'approvisionnement eneau, le ramassage des ordures et l'évacuation des vidanges ; 20% neconnaissent de l'État que le bulldozer qui les expulse et 16% seulementconsidèrent que les autorités participent au développement en entrete­nant les routes ou en désherbant les terrains vagues (L. Schlemmer,1985: 41).

La mairie de Durban adopte en 1987 une politique qui reconnaîtl'installation des squatters à la périphérie mais l'interdit dans le centre­villeS3. Les squatters du bloc AK dans les tentes de Newmarket Streetet Fynn Street font exception. Us sont les seuls à ne pas être"déguerpis" du centre de Durban et la municipalité prévoit même œleur construire un marché à proximité, dans les terrains vagues entre lavoie ferréeet les routes Mansell et Umgeni 54. A la faveur d'une cam­pagne de l'ANC, un accord est passé avec les familles déjà installées,qui se chargent d'empêcherl'arrivée de nouveaux sans-abri en échangede la garantie de ne pas être expulsées. Le bidonville ne compte que 32adultes, qui vivent du recyclage des bouteilles d'eau ou de la réparationde taxis et qui ne gênent ni la circulation ni les riverains. Aux alen­tours, il n'y a quasiment que des bureaux, comme la Natal NewspapersHouse, et des commerces séparés par des terrains vagues que la muni­cipalité a fait grillager pour empêcher l'extension du camp.

Dans les camps de squatters à la périphérie sont parfois déve­loppés des services publics (fig. 1). A Inanda, entre KwaMashu et lazone industrielle de Phoenix, le camp Bester, qui recoupe en partie desterritoires municipaux, provinciaux et kwaZulu, fait l'objet d'une ré­habilitation prise en charge par la Fondation urbaine, la mairie de Dur­ban, l'Independent Development Trust et la compagnie Tongaat­Hulett55. Les habitants, passés de 20.000 à 60.000 entre la fin des an­nées 1980 et le début de la décennie suivante, y gagnent l'assurance œne pas être chassés. A Richmond Farm, entre la section K de Kwa­Mashu, la township indienne de Newlands West, Lindelani et jus-

53 D'après les chiffres de la Dwban Cenlral Residents' Association, 1.167 familles desquallers sonl chass~es de leur habilation en 1988 el 4.248 sonlloujours menac~esd'expulsion en 1989. Byerley, M.. 1990: 11-2; Breltell, Sid' Scaling down the problem ofsqualting. Secunty Focus voU l, n'l, mars 1993: 6-10.

54 DaI/Y News 13/5/1993.

55 Des fonds de plus de 20 millions FF sonl d~bloqu~ en aoOI 1990. Delport,Deon: Home Sweel Home. Sunday Tribune 14/10/1990, n' sp~cial: 40.

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qu'aux unités A et B de Ntuzuma, le KwaZulu veut installer des a:kilc­tions d'eau et des lignes électriques. La Fondation urbaine, elle, al'intention d'y pérenniser la tenure du sol pour permettre aux habitantsd'échapperà la férule des chefs de guerre qui les rançonnent.

Après l'abolition des lois de ségrégation urbaine, la pressiondémographique de l'exode rural et les réformes politiques obligent lesautorités à admettre le principe de zones irrégulières dans des "aires œtransit" provisoires (Prevention of Illegal Squatting Amendment Act œ1990) et de trames planifiées dans des townships moins formelles(Less Formal Township Establishment Act de 1991). La procédurevise à accélerer l'établissement d'agglomérations qui ne seront plusaussi strictement planifiées qu'autrefois56. Les luttes de squatters necessent pas pour autant. Dans la lointaine banlieue de Johannesburg,les occupants de Phola Park forment une chaîne humaine pour empê­cher les bulldozers de détruire leur bidonville en janvier 199057. Ceuxde Weiler's Farm résistent à un déménagement sur Orange Farm. Lesautorités locales ont toujours le droit d'expulserles "nuisances" pourdes questions d'hygiène et non plus de race. Un projet de loi prévoitmême d'autoriserles édiles municipaux à réglementer toute dispositionrelative à la salubrité publique, à "l'apparence esthétique" et àl'entretien des bâtiments58. Le Residential Environment Bill n'est fina­lement pas voté parce qu'il est dénoncé comme raciste par l'ANC.

li faut dire que le parti de Mandela a changé d'attitude au coursde l'insurrection populaire des années 1980. li s'est mis à défendreleshabi tants des bidonvilles, terre d'élection de l' Inkatha, et pas seulementle prolétariat des townships. En témoigne l'opération Masekane qu'il alancé en faveur des sans-abri du Reef59.

La négligence nigériane en guise de libéralisme

Au Nigeria, le Public Lands Acquisition Act n09 de 1917 et sesamendements successifs restent en principe la base des procéduresd'expropriation pour raison d'utilité public, ce que confirme la section

56 En 1991, on recense treize free selliement areas: quatre dans la province du Cap,trois dans le Natal et six dans le Transvaal Race RelatIOns Survey, 1992: 342.

57 Lawyers for Hwnan Rights: Phola Park, 10-13/9/1990 as Witnessed by the Resi­dents. Johannesburg, 1990.

.58 Race RelatIOns Survey, 1992: 340.

59 Urban Debate n'10. [nfonnal Housing, part 1. Johannesburg, Urban Foundation,1991: 28.

228

28 du Land Use Act de 19786°. Seuls les certificats d'occupation déli­vrés par les États, généralement des baux de 99 ans, donnent plein droità des compensations financières, à la différence œs titres coutumiersreconnus par les collectivités locales et des baux de 30 ans non enregis­trés sur le cadastre.

La planification urbaine est préparée au niveau fédéral, régionalet local, non sans interférences. Considérée comme une activité gou­vernementale secondaire, elle n'est même pas mentionnée dans laConstitution de 1979 (R.K. Home, 1986: 230). Les contradictionssont nombreuses. Un ingénieur de la Lagos State Development amProperty Corporation explique que les dysfonctionnements et les con­flits de personnes se manifestent à chaque changementd'administration. Un service du ministère des travaux publics peut trèsbien déciderde la construction d'une route sans en avertir les ministèresdu logement et des affaires foncières. La société immobilière d'un État,une state housing corporatzon, peut entreprendre des logements popu­laires sans consulter son homologue fédéral. Les municipalités subis­sent les contrecoups de l'instabilité gouvernementale. Les LGA sontrégulièrement suspendues par les autontés militaires et elles doiventcéder leurs prérogatives aux États. En pratique, et pour ménager lesclientèles politiques, les expulsions se font plutôt en accord avec leschefs coutumiers. La corruption, l'incompétence de l'administration,l'ignorance de la loi, les conflits avec la tradition, les contradictions œla jurisprudence et les considérations politiques, quand un Étatd'opposition refuse d'obéir aux injonctions fédérales, permettent de Te­

tarderpresqu'indétïniment les procédures de démolition61 .

A Lagos, la politique du gouvernement témoigne en générald'un laissez-faire, parfois d'une bonne volonté (fig. 2). Dans la plupartdes cas, l'État n'intervient pas du tout dans le développement œl'habitat informel. Les occupants des bidonvilles lagunaires sont peuinquiétés, comme ces pêcheurs yorouba ilaje sur la rive nord de LagosIsland dont les cabanes jouxtent pourtant les lotissements publics œDolphin. Le master plan de 1981 énumère 42 taudis destinés à être ré­novés. La réhabilitation d'Oaleye-Iponri, un bidonville de 20.000 ha­bitants à l'est de Western Avenue, se fait avec la participation de la

60 Laws of the Federation of Nigeria: cap. 167; Ola, c.s. : Town and Country Plan­ning Law in Nigeria. Ibadan. Oxford University Press, 1977. l34p.• Omotola, LA., 1991.

61 A Ibadan par exemple, une révolte de taxis en 1967 et les émeules Agbekoya de1969 ont freiné toute tenlative d'aménagement urbain. Omotola, LA, 1991: 390ss; IFRA,1994: l, 92.

229

Figure 2

Lagos

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o 2 3 4 5 km0) Eko Bridge VICTORIA Pnnclpaux quarllers

® Carter Bndge >-+-+-+-+-< Chemin de fer

® Th"d Malnland Bndge Principaux axes routiers

(Maroko) BidonVIlle détruit Bidonville menacé de desfrucllon

Source: M Pel!, 1991' p 23 & 82; M Dogan, 1988: Il, p.217, M.-A. de Montclos, 1994: p 178.

230

population (P. Makinwa-Adebusoye, 1986). Deux tiers des terrainssont occupés par des locataires et seulement un tiers par les propriétai­res, ce qui est un trait général à Lagos. La majorité de la populationhabite dans des rooming umts appelées "face-à-face" parce qu'un corri­dor central sépare les chambres. Les familles, qui comprennent entrecinq et huit personnes, ne disposent que d'une pièce unique. Les sani­taires, s'il y en a, sont communs. Les excréments sont évacués avecdes st>..aux car les fosses sceptiques salgas sont rares. Connaissant lacourte duréedes baux de location, les habitants ne sont guère enclins àentreprendre des travaux durables et l'État reste la seule solutiond'amélioration de l'habitat62. Suite au succès d'Olaleye-Iponri, qui faitdes émules à Apese, des travaux similaires sont entrepris à Badiya, unbidonville de 149.960 habitants ravagé par un incendie fin 1985 fauted'accès pour les pompiers (P. Makinwa-Adebusoye, 1987). Des"conseils de développement communal" sont établis dans chacun dessix anciens villages qui constituaient ce bidonville, savoir Oguntayo,Apata, Oridilu, Olojowon, Badiyaet Cardoso.

La destruction de Maroko reste une exception, ne serait-ce qœpar son ampleur. Pendant la saison des pluies en juillet 1990, ses habi­tants, plus de 200.000, ont sept jours pour plier bagage63. Les bulldo­zers de l'armée les mettent à la porte sans qu'aucune alternative leursoit proposée et ils se répandent sur la chaussée sans savoir où aller,veillant sur leurs maigres biens de peur qu'on ne les pille. Tout à côtédu bidonville visé, et il y en a bien d'autres mais ceux-là sont qm­gués, se profilent les gratte-<:iel de Victoria Island. L'expulsion estmise sur le compte de la spéculation immobilière qui affecte le quartierle plus chic de Lagos. A la place de Maroko, il est prévu de construireune banlieue résidentielle, Lekki.

Une première tentative de démolition avait eu lieu en 1968, quin'avait pas abouti du fait des résistances politiques et des revendica­tions de la chefferie Oneru sur la propriété du sol64. Maroko comptait90.900 habitants en 1979. Pour la plupart très pauvres, ceux-ci ne ve­naient pas de la campagne mais d'autres quartiers de Lagos commeIkoyi. dont ils avaient été expulsés à partir de 195865. L'ouverture

62 Akin Aina. T .. 1989: 413; Ajibola, K. & Deshmukh, R.P., 1992: 54-61.

63 Afrlcan Concord 301711990: 23-9; CLO: Annua! Report on Human Righls inNigeria, 1992. Lagos, CLO, 1993 : 94-7 ; West Afnca 1990: 2166.

64 Wemambu, M.E : The ruslory of new settlements in Lagos melropobs , case studyof Maroko. Uni versily of Lagos. undergraduale Hislory projecl, 1988.

65 Uniled Nations & Wilbur Snuth & Associale . Masler Plan for Melropolilan Lagos.Vol. 2 Short Range (1985) and Long Range (Year 2.(00) Developmenl Programmes. 742-3

231

d'une école primaire par l'administration Jakande en 1979, puis d'unematernité l'année suivante, et même d'un collège, avaient semblé êtreun début de reconnaissance officielle. Après la démolition de quelquesmaisons dans le quartier voisin de Moba en 1984, le gouverneurAkhigbe avait fait interrompre la destruction d'nado, partie prenante œMaroko. Du coup, son successeur, Rasaki, a aussi abandonnéles plansde relogement entrepris par Jakande, prévus pour quelque 200.000 per­sonnes.

En 1990, il n'y a donc ni dédommagement ni relogement deshabitants. Le gouvernement argue qu'il leur a déjà accordé des prêtsd'une valeur totale dépassant les N5 millions (A. Elegbede, 1992 :135). Une partie des "déguerpis" vont squatter les logements"populaires" quele gouvernement construit à la place sur Victoria Ex­tension. D'autres s'installent à Iba Estate et Ikorodu. Certains sont ar­rêtés à cause de leur soutien à l'opposition contre la junte militaire66.

Selon le comité des évacués de Maroko, seulement 24.000 des 300.000habitants ont été relogés dans une des 4.000 maisons prévues pour euxà nasan, !kota et rpe67. Il ne s'agit que de ceux qui étaient détenteursd'un titre de propriété en bonne et due forme68.

Pour le gouverneur civil de Lagos pendant la Troisième Répu­blique, Otedola, les militaires sont plus efficaces en matière de déguer­pissement car ils n'ont pas de compte à rendre à un parti politique ou àune assemblée législative. La guerre contre l'indiscipline du généralBuhari et le Street Trading and Illegal Markets Prohibition Edict œ1984 répriment les commerces de rues. Trois sur cinq sont démolis parla police, comme à Oshodi en 1988, où une femme enceinte est tuéesur le coup69. Le gouvemement militaire admet avoir fait raser 4.383habitations illégales entre 1984 et 19867°. En janvier 1994, le marchéprincipal de Ladipo, rue Akinwunmi à Mushin, est aussi détruit sur Of­

dred'un gouverneur militaire7l . Ce marché venait juste d'être construitet il s'agissait en fait d'un litige foncier opposant d'une part la collee-

66 CDHR: 1992 Annual Report. Human Rights Situation In Nigena. Lagos, CDHR,1992. 21.

67 Le phénomène est courant. les anciens propriétaires de Shangisha, chassés aubulldozer en 1984, se plaignent aussi de ce qu'ils n'ont toujours pas été relogés dix ans après.Dally T,mes 31/8/1992 ; Guardwn 10/111994: 17 & 19

68 Focus on Maroko, Nigeria. Seulements InformatIOn Network Afr,ca n024, 1991 :9.

69 Stock, Robert: Env.ronmental Sarutation ID Nigeria Colonial and ContemporaryRev,ew of Afncan Pollllcai Economy 42, 1988, West Afnca 1985: 284; Punch 4/711988;Da,ly Sketch 2219/1988 , Peil, M., 1991 : 88.

70 West Afnca 1986: 747.

7l Tell 24/111994 8. Weekend Concord 512/1994: 12-3.

232

tivité locale, qui avait vendu les lots, et d'autre part l'État fédéral, quirevendiquait le terrain. Les bulldozers rasent trois cents commerces etles bâtiments de la Christ Global Church. Le bidonville de pêcheurssur Banana Island connaît un pareil sort.

Sont encore menacés Olaleye, llaje-Bariga, Oto, SarigamuAmukoko, Ogudu, Makoko, Iwaya Agege, des parties d'Ogba, Orile etAjegunle, Gbagada Phase II, Ejigbo, Lord's Club à Maryland, Bafi)'ëlet Dagbolu Lagoon72. Gbagada échappe au bulldozer de la Task Forceon Environmental and Physical Planning grâce à une décision de jus­tice, mais pas certaines maisons en construction d'Ijora, Ibereko, Oke­Afo, Arabagun et Badagry. D'un point de vue juridique, les autoritésont le droit de faire cesser des travaux en cours, voire de démolir lesfondations déjà existantes, car depuis 1973 aucune construction ne peutêtre entreprise sans l'accord des pouvoirs publics (LA. Omotola,1991 : 389-90). L'État de Lagos a d'ailleurs mis en place un tribunalpour juger les particuliers qui transforment illégalement en commercesdes terrains résidentiels73. Sur l'île de Lagos, il a l'intention d'élargirle marché Kester et de construire un gratte-ciel supplémentaire àl'endroit-même où déjà en 1955 les habitants de taudis avaient été ex­pulsés vers Surulere. En septembre 1995, les maisons vétustesd'Oju'na sont démolies et le marché aux faussaires d'Oluwole, adja­cent, manque de peu y passer, n'aurait été ses protections en hautlieu74. En janvier 1996, le marché d 'Olorunsogo à Oshodi est déména­gé à Ikeja75.

A Kano comme à Lagos, l'État exproprie (diyya) et redistribue(rabmm) les terrains à sa guise. Les militaires sont aussi beaucoupplus fermes que les civils en matière d'expulsions76. En 1977, la per­cée d'une route à quatre voies dans la vieille ville a occasionné destransferts de populations (fig. 3). Les habitants de Daneji ont été relo­gés à Gwammaja, ceux de Mandawari à Hausawa et Sabuwar Mandawa-

72 Punch 16/3/1994. 5; The Guardlan 29/1/1996: 17; Republic of Nigeria: Na­tional Rolling Plan, 1990-92. Lagos, Federal Ministry of Budget and Planning, janv. 1990,vol.2, part. B: 1877.

73 Dal/y TImes 30/5/1995 : 3.

74 Akparanta, Ben: Forgers' haven faces doomed fate. Guardlan 1/11/1995: 8

75 The Guardlan 24/1/1996: 11.

76 C'est d'ailleurs pour établir une caserne de l'année que le colonisateur a chassé leshabitants de Bompai dans un nouveau quartier, Tudun Allah Ya 1sa ("Que la justice de Dieusoit faite"), qui a de nouveau été dégagé pour laisser la place à une zone industrielle dans lesannées 1950, tandis que ses occupants partaient à Tudun Murtala, un camp de squa«ers ainsinommé en 1976 d'après le nom du chef de l'État assassiné. Main, H.A.C., 1987: 6 & 7.

233

ri. Les fermiers de Kawaje ont été chassés manu militari en 197877. Ala même époque, l'aménagement d'un nouveau campus universitaire anécessité le déplacement de villageois; ceux-ci n'ont pas été relogésmais auraient reçu des compensations fmancières. Si en 1985 le gou­verneur a mis en garde contre les démolitions intempestives quin'auraient pas été contresignées par son administration, un de ses suc­cesseurs a menacé en 1989 de raser les maisons qui gênaientl'évacuation des eaux usées78.

En revanche, les occupants des bidonvilles de Bachirawa, Kurnaet Rijiyar I.-emo le long de la route de Katsina ou de Kawaje sur laroute de Hadejia n'ont jamais été inquiétés. Du fait d'une architecturede terre musulmane qui s'intègre bien au site traditionnel, les quartiers"sauvages" passent relativement inaperçus, à moins d'envisagerl'ensemble de la vieille ville comme un énorme taudis insalubre, œque certains responsables locaux de la planification urbaine n'hésitentpas à faire. H.A.C Main distingue quatre sortes de quartiers spontanés(1987: 5). Premièrement, les "hors-la-loi" établis sur des terres publi­ques: ils sont rares, hormis un cas à Hausawa. Deuxièmement, leshabitations informelles aWOl! igiya ("mesurées à la corde"), construitesle plus souvent sur des terres rurales à la périphérie; c'est le phéno­mène le plus courant, par exemple dans des terrains difficiles commeRimin Kebbe, pollués comme Tudun Murtala ou le long de l'aéroportcomme Rijiyar Lemo. Troisièmement, les logements apparus dans desquartiers réguliers mais auxquels il manque un permis de construire ouun papier quelconque suite à des modifications ultérieures du pland'occupation des sols. Quatrièmement, enfin, les habitations quin'avaient pas beSOlfi de permis de construire mais qui ont omis de pré­venir les bureaux municipaux de la planification urbaine.

Les expulsions de quartiers insalubres ne sont pas non plus trèsfréquentes à Port Harcourt, peut-être parce que les bidonvilles lagunai­res sont peu visibles (fig. 4). Le masteT plaJl de 1975, qui a mis enplace une Port Harcourt Metropolitan Authority, n'a jamais été appli­qué. Pendant la Seconde République. les autorités ont légalisé dessquatters qui, du fait de la crise du logement, s'étaient établis avecl'assentiment des propriétaires fonciers, à la différence des occupations

77 Ringim, M.I : Urban growth anl ils cffecls on rural settlemenls in wban fringe: acase study of Kawaje residenlial expansion in Kano. Kano, BUK, B. Sc. thesis, DpI of Geogra­phy, 1988

78 New NlgerlLln 16/10/1985: 9 & 71211989.

234

Figure 3

Kano

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1

Source: Kano Studies: nO spécial, 1991; HAC. Main, 1987.

Bidonville awon igiya 0

Démolition de bidonville (1976-1987) •Expulsion prévue à des fins:de logement, !.Ild'industrie, [j]de voirie Œlet de construction administrative l!J

235

de terres en Amérique latine. Dans les bidonvilles lagunaires qui abri­taient près de 30.000 personnes en 1985, elles leur ont fait payer undroit d'inscription en contradiction totale avec le "fondement" légal œla ville, qui était que toute habitation devait être construite à trois mè­tres au-dessus du niveau de la mer (c. lzeogu, 1993: 28). Elles ontémis des certificats d'occupation temporaires.

Néanmoins, les militaires ont entrepris de déguerpir 9.000 habi­tants d'Abonnema Wharf en 1979 et de dégager les abords des grandsaxes dans le cadre de la "guerre contre l'indiscipline" de Buhari en198479 Trois clans ikwerre, les Oromineke, les Nkpolu Oroworukwoet les Rumuodolu, ont été expropriés sans être relogés. Leurs compen­sations financières ont été inférieures aux cours du marché et sont arri­vées avec tant de retard que 1'inflation avait eu le temps de les dévaluerpresque complètement (c. Izeogu, 1986). A partir de 1987, décrétéeannée des sans-abri par l'ONU, les édiles municipaux ont décidé de œ­truire les bidonvilles pour construire des trames planifiées, les site GJfi

servlce schemes. Les occupants de Creek Road à Nembe, Bille et Bon­ny Watersides ont dû se déplacer vers Ndoki Street pour permettre laconstruction d'nne jetée, tandis que ceux de Ndoki Street devaient allers'installer dans des structures provisoires du côté de la plage"touristique". Dans le bidonville de Marine Base en 1992, il est diffi­cile de savoir le nombre de personnes <pi ont dû s'en aller pour laisserla place à des logements populaires. Les estimations vont de 300 selonEbcnezarIsokariari, le directeurde cabinet du ministère du logement etdes affaires foncières en 1994, à 3.000 selon Elechi Amadi, le ministredu logement en 1990 ! Un programme similaire en direction de Gbun­du Waterside, près dela prison, a été abandonné. Celui d'Aggrey Road,au bord de la lagnne, à l'est de la ville coloniale, a nécessitél'intervention de la police.

Les travaux d'aménagement urbain cachent souvent des arrièrespensées politiques. Le gouverneur Rufus Ada George, un fondamenta­liste chrétien et un Okrika peu suspect de sympathie pour les Ikwerre,a décidé de faire arracher nn arbre sacré d'OgbunabaIi, soi-disant pourélargir le carrefour des rues Amassoma et Nzimiro à l'entrée d'AmadiHat. Jean-Yves Gillon, un expatrié qui a assisté à l'événement, raconteque cet acte sacrilège a provoqué des troubles en janvier puis février1993, avec la destruction de quelques maisons et trois morts, dont nnpolicier.

79 Nrgenan Chronrcle 13nI1979; Ekekwe. E.: NoIes on ail and contemporary ur­ban culture in Nigeria. Afrrcan Urban Sludres n017. 1984: 19-30.

236

o BidonvilleAxe routier

H+++; Chemin de fer

o 1 km1 1

Figure 4

Port Harcourt

Source: C.V.lzeogu, 1986: p.118.

237

N

t

Considérés comme des squatters sur leurs terres ancestrales, lesOkrika n'hésitent pas, eux, à comparer leur situation à celle des Noirsd'Afrique du Sud sous le régime d'apartheid8O. Ils sont en effet lespremiers touchés par la destruction des bidonvilles lagunaires insalu­bres, où ils se concentrent du fait de leur situation de pêcheurs. A partirdu milieu des années 1980, l'introduction de certificats temporairesd'occupation a permis l'arrivée massive "d'étrangers", tels les Ogoni,qui ont ensuite revendu leurs lots alors qu'ils n'en étaient pas les déten­teurs coutumiers. De plus, les promesses du gouvernement en matièrede relogement des déguerpis n'ont pas été tenues. Le lotissement œBorikiri, où l'on a fait place nette en 1979, n'est toujours qu'un terrainvague. Les Okrika ont dû se déplacer plus loin, vers Bie-ama, auxabords d'une route en construction qui, le jour venu, les chassera en­core plus loin. Parce qu'ils n'ont droit qu'à des sites temporaires, onleur interdit de construire des murs solides d'une hauteur supérieure à lataille d'un enfant, et ceci afin de faciliter les démolitions ultérieures.Ce sont pourtant eux qui ont gagné du terrain sur la lagune en rem­blayant les marécages, argue leur porte-parole Hustin ldasefiema. LesOkrika vivent les pieds darIs l'eau, puisque le gouvernement récupèretoutes les bonnes terres au-dessus du niveau de la lagune. Quant auxlogements populaires, si jamais leur construction est achevée, leur at­tribution est fonction de la capacité financière des allocataires, pas œl'origine okrika de ceux-ci.

En dépit de sa faiblesse, l'État nigérian continue ainsi d'avoirdes velléités de contrôle urbain. Celles-ci sont loin d'être aussi volon­taristes qu'en RSA Mais elles témoignent de l'importarlce de l'enjeusécuritaire en ville, quitte à laisser le derniermot aux particuliers.

80 Memorandwn submitted on 6th January, 1994, by the chief. and people of Okrikaclan to the commission of mquiry into the disturbances at the water-fronts in Port Harcourt: 9

238

Quatrième partie

SÉCURITÉ URBAINE:LES ACTEURS PRIVÉS

L'image négative dela ville, nettement exagérée puisque les ag­glomérations continuent d'attirer les migrants, dessine une carte dIdanger criminel plus subtile que l'opposition sans nuances du bidon­ville au quartier chic (chapitre 9). À mesure qu'une violence quoti­diennes'enracinedansles moeurs, les citadins sont amenés à pratiquerdes méthodes de défense irrationnelles, certaines anciennes, telle la sor­cellerie, d'autres nouvelles, telle la justice instantanée (chapitre Il). Ilspeuvent aussi trouver refuge dans la religion, voire se suicider (chapitre10).

Sur un mode plus rationnel, les pratiques d'autodéfenseindivi­duelles ou collectives gagnent du terrain par le biais des chiens œgarde, des armes à feu et des sports de combat. Les détectives privés,les polices parallèles, les sociétés de gardiennage ou les divers hommesde main, du tueur à gages au mercenaire, concurrencent les forces œl'ordre institutionnelles. Les interdépendances avec le secteur publicn'en sont pas moins nombreuses. Les polices parallèles peuvent œ­pendre d'une municipalité, sur le modèle des contrats de "location œflics" au Canada (rent a cop), qui débauchent le personnel de la forcepublique. Les sociétés œsurveillance et de gardiennage emploient sou­vent d'anciens policiers ou militaires, quoique leur but lucratif lesrange de façon catégorique dans le secteur privé. Les milices consti­tuent un pallier intermédiaire. Ce sont soit des troupes de police sup­plétive qui remplacent ou renforcent une armée régulière, soit des for­ces combattantes au service de l'opposition, soit des patrouillesd'îlotage organisées par le voisinage. Toutes ont pour point commund'avoir une base volontaire. Celles qui sont issues du pouvoir étatiqueéchappent facilement à son contrôle, voire le combattent comme auLiban.

Au Nigeria, le marché de la sécurité privée reste embryonnairefaute de structures économiques et de clientèle adaptées. La majorité descitadins se contentent d'employer des veilleurs de nuit à titre individuel

239

(chapitre 12). En Afrique du Sud, où W1 tel marché est beaucoup plussophistiqué, le phénomène des milices de voisinage prend différentestournures (chapitre 13). La société noire a ses groupements de vigiles,les vigilantes franchement conservateurs qui dirigent leurs actions con­tre les "subversifs", et ses unités d'autodéfenseSDU, en principe cons­tituées contre les gangs de criminels mais qui ont du mal à se détacherdu contexte politique pro-ANC de leur autorité de tutelle, les civics . Lisociété blanche, elle, a ses patrouilles d'îlotage Block Watch qui, dansleur version douce, donnent l'organisation Neighbourhood Watch et,dans leur association avec la police régulière, aboutissent à l' opérationBusiness Watch pour les commerçants.

Au-delà de ces réponses à la violence urbaine, l'Africain des vil­les vote essentiellement avec ses pieds (chapitres 14 & 15). il fuit leszones de danger, retourne parfois à la campagne. Cette "solution dlpauvre" affecte l'ensemble de l 'organisation urbaine, ralentissantl'exode rural , bouleversant les marchés immobiliers, recomposantl'habitat et la population avec des phénomènes de « bunker» et de re­groupement communautaire en ghetto.

240

Chapitre 9

L'IMAGINAIRE ET L'IRRATIONNEL:L'IMAGE DE LA VILLE

L'Afrique n'échappe pas au mythe de Babel ou de Sodome etGomorrhe. Une urbanisation trop rapide, plaquéesur un continent dontla tradition était surtout rurale, a précipité une déstructuration socialequi fait aujourd'hui apparaître la ville comme un foyer de criminalité.La réalité ne correspond cependant pas aux idées reçues. Le mythechampêtre d'un âge d'or rural est démenti par les exactions des sei­gneurs de guerre, les warlords. TI n'est pas possible d'afftrmer que lasociété urbaine est intrinsèquement plus violente que le monde rural,quoiqu'on sache qu'elle génère ses propres formes de violence.

LA VILLE CRIMINELLE

Une croissance urbaine sans développement et sans industriali­sation remet en cause le rôle de modernisation de la ville. Rares sontles pays d'Afriquedont la part de l'industrie dans le PIB dépasse celle li:l'agriculture. Or A. Inkeles considère que l'usine, plus que la cité, estle véritable laboratoire de la modernité; on y adhère à des syndicats etles croyances religieuses diminuent. L'échantillon de 5.500 travailleursurbains qu'il étudie dans six pays en voie de développement réfute lanotion de ville modernisatrice '.

La modernité de la ville a d'ailleurs ses revers. Le citadin quitteun monde rural où les contacts sont personnalisés et il pénètre dans ununivers anonyme. L'équilibre entre le risque et la conftance, entre lasécurité et le danger, y est affecté par trois nouvelles tendances qu'A.Giddens décrit comme la séparation du temps et de l'espace, la disloca­tion des mécanismes sociaux de la tradition et la réflexivité institu-

1 Inke1es, Alex & Smith, David H. : Becoming Modern: Individual O1ange in 6 De­veloping Counlries. Cambridge, Moss., Harvard Univenity Press, 1974: 226-7.

241

tionnelle de la modernité, qui supplante la cosmologie religieuse desAnciens (1990). Une littérature fournie sur l'étiologie œla délinquancemet l'accent sur l'aspect "criminogène" de la ville à travers le chô­mage, la crise du logement, les épidémies, la malnutrition, la conges­tion des transports, la pollution, le déficit du budget municipal et la ID­térioration de la qualité de vie2. La pauvreté autant que les fortes densi­tés de population entrent en jeu3 .

Mais A. Mbembe est d'avis que la délinquance, "perçue commeune conséquencede l'expansion urbaine, n'en est pas moins le résultatd'un type d'organisation dela société politique en Afrique aujourd'hui"(1985: 82). La violence à Lomé a essentiellement été d'inspirationgouvemementale4. J.-L. Piennay pense que "les espaces urbains nesont pas, en eux-mêmes, générateurs de violences". Leur encadrementimporte bien autant que leur aménagement en tennes de services pu­blics5. Pour F. Cooper. l'éruption populaire ne vient pas œl'urbanisation en tant que telle mais de la conjoncture sociale dans desespaces étroits et denses (1983 : 35-6). En d'autres tennes, la structuresociale importe plus que le critère démographique.

Les modes de vie citadins ont un rôle accélérateur dans la dislo­cation du contrôle social. La ville déshwnanise, révèle les inégalitéséconomiques, détruit la spontanéité, les relations sociales, la sécurité etla dignité des personnes; la pression urbaine est un facteur de dégéné­rescence morale et de désorientation psychologique (W. Oifford,1964: 482). La dégradation de l'autorité familiale, la rupture entre lesgénérations, la fréquence des divorces, la "mercantilisation" des allian­ces matrimoniales et le déracinement des scolarisés sont des élémentspropices au développement de la criminalité. E.P. Skinner remarque

2 Iùymaekers, P, 1964. 116; Bnllon, Y., 1980: 224-37; Houchon, Guy: Les m6­canismes criminogènes dans une société urbame africaine. Revue InlernallOnale de Crlmlnolo·gle el de PolIce Techmque 21,1967: 271-7; Williamson, R.: Crime in South Africa: Sorneaspects of causes and treatmenl. Journal of Crlmlnal Law, Cnmlnology and PolIce sCience 48,juil. 1957. 187-8; Kinlon Weinberg, S.: Urbanization and Male Delinquency in Ghana, lnMeadoM, Paul & Mizruclu, Ephraun H. : Urbanism, Urbanization and Change: ComparativePerspectives. Reading, Massachusetts, Addison-Wesley, 1969: 368-79; Midgley, J.: Crimeand Nonn1essness: Anooùe in an Urban South African Community, ln Midgley, J., 1975: 23­38; Retief, G.M. : Social Disorganization, Crime and the Urban Banln People of South Africa,ln Midgley, J., 1975: 47-56; Wasikhongo, J.M.: Armed robbery and the development pro­cess in Africa : trends m NaIrobi, Mombassa, and Abidjan, and crioùnal processes in Nairobi.University of Wisconsin-Madison, unpublished l'bD dissertation, 1979; Wallant, R. Coppi<:­ter'st· Jeunesse margina1isée, espoir de l'Afrique. Un juge des enfants témoigne. Paris, L'Hannat­tan, Points de vue, 1992: 84-91 , Ela, J.M.· La ville en Afrique noire. Paris, Karthala, 1983.

3 Peil, M., 1984 288; Overbeek, J.. Population: An Introduction. New Yotk, Har­court Brace, Jovanocich Inc, 1982; Gulkind, P.C.W. : Congestion and Overcrowding : AnAfrican Problem. Human OrgamZallOn 19. automne 1960: 129-34.

4 Koffi, Kodjo: VIOlence spontanée et violence politique, pour une histoire de la vio­lence urbaine à Lomé, Togo, ln lFRA, 1994: II, 295-315.

5 Piermay, Jean-Luc: Espaces urbains et violences en Afrique centrale, ln lFRA,1994: Il, 68.

242

quela vie urbaine exacerbe les scènes de ménages jusqu'au divorcé.Le problème de la délinquance juvénile "se confond pour une

part avec celui de l'inadaptation des jeunes ruraux à la vie urbaine". TIest lié aux conditions anarchiques d'urbanisation et à la dégradation desprocessus de socialisation, note D. Poitou (1978: 169, 1981).L'exode rural, renchérit A. Mbembe, précipite en ville des jeunes quisont amenés à devenir des déchets du système scolaire. "Dans ces capi­tales hypertrophiées où les arsenaux policiers et répressifs se dévelop­pent à un rythme plus accéléré que les structures d'assistance sociale,cette population flottante glisse subrepticement de l'inadaptation à lapré-délinquance, et de la délinquance de subsistance à des activités cri­minelles proprement dites" (1985 : 84-5 & 88).

Les difficultés d'intégration en ville aggravent les tensions per­sonnelles et exaspèrent les clivages sociaux (M. Pain, 1984: 91 &96 ; M. Clinard, 1973: 117). Pour G. Balandier, "le véritable prolé­taire [en ville est] l'isolé, celui qui n'a aucun appui, même fragile, surle contexte coutumier, qui n'a plus à compter que sur sa capacité œtravail et ses facultés d'improvisation [... ] Ce sont les conditions œdéracinement culturel qui contribuent à la prolétarisation [... ] Touthomme qui a fait l'expérience du salariat en milieu urbain, ou sur les"chantiers", ne redevient plus un élément typique et bien intégré lors­qu'il rejoint son groupement d'origine. TI a perdu ce qui fut sa seule ri­chesse, une grande partie de son équipement culturel. C'est cet appau­vrissement là plus que l'appauvrissement matériel -qui n'est pas pourtous manifeste- qui a d'abord contribué à la constitution de prolétariatscoloniaux" (1985: 271). J. lliffe souligne aussi la part de responsabi­lité de la ville coloniale dans la paupérisation. "Bien que la ville ait ra­rement créé la pauvreté, elle lui a donné de nouvelles formes", plussaillantes et plus visibles qu'à la campagne (1987: 164).

En RSA, Johannesburg est considérée comme une "universitéafricaine du crime" dès ses débuts7. Avec ses 97 bordels, son millier œprostituées et ses 650 bars officiellement déclarés, on l'appelle aussiJudasburg, voire Jewhannesburg (S. Kanfer, 1993: 145). En 1921, oncrée un district de police supplémentaire sur le Witwatersrand, qui en­registre les plus forts taux de criminalité du pays (Brewer, 1994: 91).Dans les ghettos noirs, la délinquance est due, selon les auteurs œl'époque, au surpeuplement, à la détérioration des valeurs familiales,aux problèmes de salubrité, aux mauvaises conditions de logement,aux failles de l'influx control et au chômage qui s'ensuit (L. Freed,1%3). Le discours sur la "détribalisation" du citadin noir a des conno-

6 Skinner, Blliolt Percival : African urban life : the transformation of Ouagadougou.Princeton, NJ, Princeton University Press, 1974: 404.

7 Merriman, John X., ln McMillan, AU.ster: The Golden City, Johannesburg Lon­dres, 1935: 149.

243

tations conservatrices, tel un G. Marais pour qui les problèmesd'ajustement des Africains en ville constituent le véritable fondementde la crise urbaine. D'après lui, le monde rural se caractérise par uneforte discipline tribale, une économie de subsistance et des religionsafricaines, tandis que le milieu urbain est marqué par l'individualisme,la compétition d'une économie de marché, le christianisme etl'insécurité propre aux villes (1978: 12). Selon P.H. du Preez, un"chaos social apparaît dans les zones résidentielles urbaines [noires] etil donne lieu à des sentiments de peurs, de frustrations et d'agressionlatente" qui se reportent avec animosité sur les Blancs. Les différencesentre les Blancs et les Noirs sont incompressibles, les compétitionsinévitables. La solution est donc, d'après lui, de restreindre les contactsentre les deux groupes de population8.

Le mythe champêtre

La ville apparaît d'autant plus comme un endroit de perditionqu'on la confronte à l'âge d'or d'une tradition rurale perdue. "L'opinionpopulaire selon laquelle la ville diabolique exploite les campagnes estaussi enracinée en Afrique que sur les autres continents", constate M.Peil (1984 : 41). L'analphabétisme du paysan, qui est un sérieux han­dicap pour travailler en ville, avive la peur de la grande cité (1. Nelson,1979: 62). La ville débauche, déstructure, criminalise, corrompt aulieu de civiliser. C'est ainsi que les Zoulous du district rural de Msin­ga, qui s'enorgueillissent de n'avoir jamais été vaincus par le roi Cha­ka, défendentà leurs enfants âgés de plus de dix ans d'alleren ville. Pe­ter Engblom. un fermier blanc du Natal, raconte que les jeunes qui bra­vent l'interdit n'ont plus le droit de revenir au village car ils dérangentla tradition. Au Nigeria, un commandant de cercle britannique en paysibo voit Enugu "comme un foyer de corruption et d'agitation politiquequi perturbe la tranquilité des braves paysans d'Udi" (E. Isichei 1983 :436). Sur Lagos Island, les personnes âgées regrettent l'éducation trali­tionnelle, celle du bâton et de l'école coranique (P. Marris, 1961 : 59& 62). Les habitants envoient leurs enfants grandir à la campagne pourque la ville ne les "pourrisse" pas. L'environnement urbain permet tropde libertés et les maîtres d'écoles sont trop indulgents. Même sil'enfant travaille et est surveillé par son employeur, le risque est qœson exploitation le pousse à la délinquance. La population de Kano,elle, estime que l'apparition d'un gangstérisme est due à une urbanisa-

8 Du Preez, P.H The psychology of the Urban Black: The gap belWeen tribe and ci­ty, ln Marais, G., 1978. 92-3.

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tion trop rapide et au chômage des oisifs (A.U. Dan-Asabe, 1991 :86).

La percepùon du danger urbain est aggravée par l'illusion dIcalme en milieu rural. A. Mafeje estime que la présence de la famille àla campagne reùent le jeune migrant en ville de participer à l'émeuteurbaine9. J. 1liffe pense que, dans les campagnes, la famine provoquetrès peu de soulèvements parce que les pauvres y sont trop vulnéra­bles ; tout au plus certains rejoignent-ils les rebelles tchadiens ou atta­quent-ils les greniers du Soudan (1987 : 239-40). R. Sandbrook ajouteque "l'animateur le plus important des guerres paysannes en Afrique ­en Algérie, en Angola, au Cameroun, en Guinée Bissau, au Kenya, auMozambique, au Rwanda, en Tanzanie, au Zimbabwe- est le nationa­lisme issu des villes" (1982 : 25). "n n'y a pas de problème de de1in­quancedans un village où l'autorité du chef et des vieux est respectée,pas de chômage et de misère là où l'on vit à partir de la terre", affirmeL. Mair lo. L'anonymat de la grande ville pennetd'échapperaux peinesinfamantes des campagnes (Y. Brillon, 1980: 125). A la différence dIvillage, la criminalité en ville n'est pas sanctionnée par des peines cor­porelles pour des questions de morale mais parce qu'elle est un com­portement asocial. Les bagarres, les agressions et les adultères sontcondamnées au même ùtre que le meurtre ou le vol car elles affectentl 'harmonie du groupe rvv. Clifford, 1964 : 479).

La littérature africaine voue un culte à ce mythe champêtre op­posant la ville "souillée" et la forêt "vierge". "La ville est le lieu privi­légié où s'évaporent nos valeurs sociales les plus bénéfiques parce qœvitales de l'harmonie aujourd 'hui disloquée de nos sociétés africaines",soutient Dami II. Le "roman de ferme" (plaasroman) de l'Afrikaner Vanden Heever exalte les vertus paysannes tandis que le "pélerin noir" œVenter décrie la ville l2. L'écrivain sud-africain noir Serote reprend œthème quandil compare le Lesotho rural, "où les gens étaient toujoursinformés sur les enfants, les parents, le bétail des uns et des autres etbavardaient sur le temps, sur les champs", et la township d'Alexandra,dont les habitants "avaient l'air de ne pas se voir. Ils regardaient au­delà, dans le lointain. Il y avait toujours entre eux de multiples épais­seurs de murs, interdisant d'atteindre, effaçant le contact"13. L'histoire

9 M2feje, Archie: Soweto and its Aftennath. Revlew of the Afncan Pollllcai Economyn 0 11, 1978: 23.

10 Mair, Lucia P.: Welfare in the British colonies. Londres, 1944: UO.

Il Danzi, Gabriel: Un soleil au bout de la nuit. Dakar, Abidjan, Lomé, NEA, CoUee­tion Créati vité 10, 1985. 254p.

12 Van den Heever, CM.: Somer. Johannesburg, 1935; Van den Heever, C.M.: Laatvrugte. Johannesburg, 1939; Venter, FA.. Swart Pilgrim. Johannesburg, Central News Agen­ey, 1953, cité par Sevry, Jean: Du cÔté de la littérature: la quête de. identités, ln Darbon, D.,1995. 41-2.

13 Serote, Mongane Wally: Alexandra, mon amour, ma col~re. Paris, Messidor,

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de Muriel en ville est aussi celle d'unedéchéanœI4.

Le roman policier nigérian se passe quant à lui essentiellementcn milieu urbain parce que la ville est par excellence le lieu du bandï­tisme l5. L'action des livres d'Ekwensi, de People of the City à JaguaNana, se situe dans des métropoles de perditionl6. Iyayi est sans doutele plus re~ésental1fde cette tendance quand il peint un tableau sordidede Lagos1 . Bandcle-Thomas n'est guère plus tendre avec l'histoire œson bandit anarchiste qui sévi t dans une ville pourrie l8.

La contribution de la statistique au fantasme

Les taux de criminalité en milieu rural semblent toujours infé­rieurs à ceux du milieu urbainl9. En 1952, le Grand Johannesburg, quicomprend moins de 13% de la population du pays, compte pour 39%des crimes recensés (L. Freed, 1963 : 24). Dans les quatre provinces œpays en 1%7, entre 69% et 82% des condamnations pénales ont lieuen zone urbaine, d'autant que les chiffres sont gonflés par les infrac­tions au pass (J. Midgley, 1975: 15). La violence politique des an­nées 1980 et 1990 affecte plus les villes que les campagnes, quoiquel'on sache qu'elle est moins "visible" en milieu rural (S. Bekker,1992: 41). Les trois quarts de ses victimes sont des habitants destownships20. A Lagos, le taux de criminalité est quatorze fois supé-

1988: 74

14 TIah, Miriam Munel al the Metropolitan. Londres, Longman Dnunbeat, 1979(trad fr. Entre deux mondes Paris, L' Hannattan. 1989).

15 Oniororo, N.yi: Lagos is a wicked place, Ibadan, Ororo, 1967. 123p., Johnson,Tayo: Murder at dawn Ibadan, Spectrum, 1984 126p.; Nwankwo, Peter: Dance of the vultu­res Lagos, Pellm's Lld, 1992 214p.

16 Ekwensl, Cyprian. Jagua Nana Paris, Présence africaine, 1988. 315p.

17 Iyay., Festus' Violence Lagos, Longman, 1979. 308p.

18 Bande1e-Thomas, 'Biyi : The man who came in from the back of beyond. Londres,Heinemann, 1992. 140p.

19 Clinard, Marshall B.' The Relation of Urbanization and Urbanism to Cnrninal Bo­havior, ln Burgess, Ernest W. & Bogue, Donald J . Contributions to Urban Socio10gy. Chica­go, Chicago Umversity Press, 1964. 541-59; C1mard, Marshall B.: Sociology of DeviantBehavior. New York, Holt, Rtnehart & Winston, 1968; Clinard, M., 1973: 77-107; Suther­land, Edwin H. & Cressey, Donald: Principles of Crioùnology. Philadelphie, Lipincott, 1960:154-7; Muga, E., 1975: 9, 26 & 34: Zarr, Gerald H. : Liberia, ln Milner, Alan: African PenalSystems, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1969' 194; Brillon, Y., 1980: 176; Kipré, P.,1985: Il, 206; Riby-Williams, James: The Treatment of Juvenile Delinquency in the GoldCoast of West Mrica. InternatIOnal Revlew of Crrm.nal Pohcy vol.6, n'7, juil. 1954; Nortey,D,N.A.: Crime Trends ID Ghana. Ghana SocUlI SClenttftc Journal vol.7, n'l, 1977: 102-16:Tesfaye, Andargatchew : 'The social consequences of urbanization : the Addis Ababa expo­rience" ElhlOpUln Journal of Developmenl Research (Ad dis Ababa University) vol.14, n'l,aY/, 1992' 1-43 ; Tesfaye, Andargatchew: "Patterns and Trends of Crime in Ethiopia: A Com­parative Analysis of the Cnrne Problem in Pre and Post-Revolution Periods". IndUln Journal ofCr/mlnology vol.14, n'l, 1986.

20 International Hearing Doc.7 . Special Briefing on Massacres. Human Rights Com­oùssion, Johannesburg, 26/6/1992. Londres, Anti-apartheid Movement and UN Special Com­oùttee against Apartheid, 1992,

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rieur à la moyenne nationale au milieu des années 1960; trois fois en1980, soit près de 16% des crimes comptabilisés dans le pays21. Al'indépendance, on observe plus de crimes dans les villes du sud-ouest,qui ont une longue tradition urbaine, que dans celles du sud-est, pluspetites et très récentes, et du nord en pays musulman, où la sharia estappliquée. Port Harcowt compte plus de crimes que les campagnesikaw, où les actes de délinquance sont très rares22 N'oublions pas, ce­pendant, que les délits sont moins recensés à la campagne (A. Milner,1972: 1).

Si le taux de litiges augmente en zone urbaine et décroît en zonerurale, cela ne prouve pas que la campagne connaît moins de conflitsque la ville mais que ceux-ci sont de préférence réglés par les instancesnon officielles et que la justice modemey a moins d'emprise (N. Rou­land, 1990: 109). Les statistiques de la délinquance sont faussées parl'implantation des organes de détection du crime, savoir les tribunauxet les forces de police (M. Clinard, 1973: 22-8 & Y. Brillon, 1980 :193-7). La criminalité connue baisse à mesure que s'amenuise le mp­port numéri~edes effectifs de la police proportionnellement à la popu­lation civile . Elle se concentre dans les agglomérations urbainesparce que le filet policier y est plus serré mais diminue avec la distanceau commissariat, c'est-à-direavec l'éloignement du lieu du délit. n y atoujours une certaine réticence des forces de l'ordre à se déplacer à lacampagne pour constater un crime dont l'enjeu est moindre qu'en ville.

Les criminels le savent bien. C'est pourquoi ils vont parfois secacher à la campagne. Pendant la révolte zouloue de Bambatha en1906, la bande des Ninevites se réfugie dans les grottes des montagneset s'abrite dans les compounds des mines pour se dérober aux obliga­tions dupass urbain (c. Van Onselen, 1982: 186 & 193ss). Etym(}­logiquement, le voyou usikhotheni vient du mot zoulou isikhotha, quidésigne des fourrés où l'on peut se cacher. Au Nigeria dans les années1930, les nombreux cours d'eau d'Okitipupa dans la province d'Ondopermettent aux voleurs de s'échapper plus facilement. Les provinces cl:Warri et Owerri, ainsi qu'Agege, une banlieue de Lagos encore enpleine brousse où sévit la société secrèteEgbe Enumenu, sont particu­lièrement visées par les bandits armés, les voleurs d'enfants, les ron-

21 Milner. A.. 1972 : 7 & 12 ; Mukoro, S.l. : Land Use types and Crime in NigerianCities : The Case of Lagos metropolis. Univenrity of Connecticut, International Real Ritate Con­ference, 1993 ; Adisa, Jimmi : Urban Violence in Lagos, ln IFRA (b), 1994: 149.

22 HoUos, M. & Leis, P.E. : Becoming Nigerian in Ijo society. New Brunswick,Ruitgelll Univelllity Press, 1989. 167p. En pays okrika, un représentant de la Niger Company,ancêtre de l'UAC, rapportait poUl1ant l'existence de voleUlll dès le début des années 1920. GoreOough, R. : üil Rivers Trader. Memories of Iboland. Londres, C. Hurot, 1972: 60-8. Voiraussi Leis, P.E. : Palm oil, Illicit gin and the moral order of the Ijaw. Amerlcan AnthropologlSlvo1.66, 1964: 828-38

23 Tanner, R.E.S. : Three Studies ID East Mrican Criminology. Uppsala, ScandinavianInstitute of Mrican Studies, 1970

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trebandiers d'alcool et les trafiquants de cannabis (LN. Tamuno,1970: 107 & 190). Les frontières du Dahomey sont très prisées et lestaux de criminalité y sont aussi élevés qu'en ville (f. Falola, 1995 :23).

LE ZONAGE: UNE TOPOGRAPHIE DE LA CRIMINA­LITÉ

A l'intérieur du cadre urbain, l'image d'une ville est constituéede représentations mentales qui tiennent autant à l'environnement phy­sique qu'à des éléments subjectifs24. Le cadre topographique, architectu­ral et mbanistique laisse une impression de sécurité si son image estbonne. Sinon, il désoriente le passant, qui se perd dans un plan dont ilmaîtrise malles points de repères. La lisibilité de la ville par l'individuest fondamentale dans les rapports sensoriels qu'il entretient avec elle.La ville africaine, à cet égard, est assez ingrate. La différenciation desrues est peu perceptible, pour l'oeil européen tout au moins. Les parti­cularités et les liImtes des différents quartiers ne sont pas évidentes.Les monuments et les dégagements urbains tels que les parcs ou lesesplanades sont rares. Seuls les accidents du relief, comme les collines,offrent un panorama où la vue peut s'étendre et mieux décrypter le site.J. Poinsot parle à ce propos de "tissu morne et poussiéreux, aux voiesmal lùérarchisées, sans place ni repère visible" (1989: 77). Au con­traire de la ligne droite, qui aide à percevoir le squelette de la ville, lelacis des ruelles du bidonville ou des vieux quartiers évoque un labyrin­the médiéval tortueux comme à lbadan25. Les fortes densités depopula­tion, les pratiques d'occupation "sauvage" du sol, l'organisation spon­tanée de l'espace ct l'extension horizontale des agglomérations ne fav~

risent pas une image claire de la ville, quoique l'embellissement de lacomposition urbaine puisse galvaniserles énergies et la cohésion civi­que.

La hiérarchie des voies est déséquilibrée. Ne sont retenus faci­lement que les grands axes. La vision de la ville est différente pour lepiéton et pour l'automobiliste. Une autoroute constitue une frontièrepour le premier, une voie pour le second. La vision varie aussi enfonction du lieu de résidence du citadin, dont le quartier est le point oùconvergent ses activités, à commencer par ses déplacements pendulairesvers le lieu de travail.

La morphologie n'est pas le seul élément constitutif des repré­sentations collectives de la ville. Entrent en ligne de compte des per-

24 Lynch, KeVin L'image de la cité. Pari., Dunod, 1969.

25 Mabogunje, AL.' The morphology of Ibadan, ln Uoyd, Peter c., 1969: 35-56.

248

ceptions relatives aux fonctions wbaines et aux spécialisations desquartiers. "Monter" ou "descendre"une rue est un vocable qui ne traduitpas seulement la pente d'un terrain mais qualifie aussi l'augmentationgraduelle d'une densité commerciale, relative par exemple à la multipli­cation des enseignes des boutiques, etJou géographique, relative à la d­rection du centre-ville.

En théorie, le centre-ville est le quartier où convergent les li­gnes de transport, où sont groupés les marchés et les institutions. Enréalité, la notion de centre-ville demeure imprécise: historique?commerciale? M.-J. Bertranddistingue trois situations:

-dégradation et paupérisation du centre-ville historique, gouver­nemental et commercial en Amérique du Nord ;

-juxtaposition en Europe d'un quartier de gouvernement accolé àun vieux centre communal, avec des périphéries résidentielles limitro­phes;

-dualisme des pays sous-développés, où le quartier gouverne­mental est une création de prestige qui côtoie la vieille ville euro­péenne et résidentielle mais se démarquantde la ville "indigène"26.

Dans des capitales Comme Nairobi, Dakar, Dar es Salaam ouKinshasa, la ville européenne est centrale tandis que la grande banlieueaccueille les pauvres venus des campagnes. Ce type d'organisation ur­baine s'oppose à celui de vieilles cités comme Kano, Ibadan, Katsina,Benin Ci ty ou Addis Abeba, où les migrants de la périphéne sont engénéral mieux cpalifiés et plus aisés que les autochtones du noyau ini­tial del'agglomération27. Les villes d'Afrique du Sud, surtout Johan­nesburg, se rapprochent d'un schéma américain qui établit ses zones ré­sidentielles à la périphérie et où le divorce du logement et du travailaboutit, à son extrême, au ghetto28 Dans le reste de l'Afrique noire,rares sont les villes avec beaucoup de gratte-ciel. La Coco Rouse d'Iba­dan au Nigeria n'est qu'anecdotique. Isolée au milieu des tôles onduléeset rouillées de masures à un étage, elle témoigne d'un centre d'affaires

26 Bertrand. Michel-Jean: Gtographie de l'administration. L'impact du pouvoir exécu­tif dans les capitales nationales Paris. M.-Th. Génin, 1974: 288-9.

27 A Benin City, la croissance urbaine accentue ainsi les différenciations sOCIales enfonction du revenu et de l'origine ethnique. Les classes aisées et les migrants s'installent à la pé­riphérie tandis qu'au centre demeurent les pauvres et l'élite traditionnelle. Onokerhoraye, An­drew Godwin: The spatial patterns of residential districts in Benin, Nigeria. Urban Studlesv01.14, n·2, juin 1977. 291-302.

28 Body-Gendrot, Sophie: Les villes des États-Unis. Paris, Masson, 220p. Voir aussiTi wari , RC. : « The Origin, Growth and the Functional Structure of the Central Business Dis­tricts (CBD) of Nairobi, ln Obudho, 1981 . 123-48; Blij (de), HJ. : « Functional Structure andCentral Business District of Lourenço Marques, Moçambique ». Economlc Geography vol38,1962: 56-77; Davies, RJ. & Rajah, D.S. : « The Durban CBD: Boundary Delimitation andRacial Dualism». South AfTlcan Geographlcal Journal v01.47 , déc. 1965.; Ishumi, A.,1984: 18-9, Murphy, RE. & Vance, J.E.: « Delimiting the CBD ». Economlc Geographyvol.30, 1954: 189-222; Murphy, RE. : The Central Business District. C1ùcago, Aldine Press,1972; Roucloux, J.C et Kakese, K. : Essai de déflDÎtion du centre des affaires de Lubumbashi.BulletIn de la SOCiété géographIque de Lt~ge 15, 1979: 47-64.

249

inachevé. Dans son étude topographique sur la pauvreté en ville, O.Ornati argue ainsi qu'il n'est pas possible de comparerle modèle amé­ricain avec la ville africaine, où l'égalisation par le bas atténue les dif­férenclations29.

L'école de sociologie de Chicago et l'Institut de criminologie œl'université de Pennsylvanie, précurseurs en la matière, proposentnéanmoins des analyses écologiques et topographiques de la délin­quance urbaine dont les leçons peuvent avoir une valeur universelle3o.La criminologie américaine classique découpe la ville en cercles con­centriques, avec une délinquance plus importarlte dans les interstices ad­jacents au quartier central des affaires, le CBD, que dans les banlieuesrésidentielles31 . Les Central Business Districts, zones de transition dS­sertées après 6h du soir, sont souvent dangereux. fi existe une corréla­tion inverse entre le crime et la distance par rapport au centre-ville. Lesparamètres socio-économiques tels que le revenu, la profession et leniveau d'instruction sont influents mais ne suffisent pas à expliquer lade1inquance32. Géographiquement, le modèle est à peu près inversedans la vieille cité européenne, dont le centre historique est habité. Lapartie honteuse de la ville occidentale est sa "ban-lieue", sa "zone","quartier sensible" auquel on associe violence et malaise social33.

Dans le cas américain comme européen, ces études topographi­ques nous invitent surtout à ne pas assimiler la pauvreté à la delin­quance, que ce soit en ce qui concerne des vieilles villes africaines insa­lubres ou des créations coloniales modernes mais parfois dégradées œfaçon très différenciée. La criminalité accompagne la détérioration phy­sique et la désorganisation sociale d'un quartier. Elle n'est donc pas liéeà la pauvreté en tant que telle mais à la paupérisation, qui finit à termepar enracinerune sous-culture territoriale de la pègre34.

29 Omati, Qsçar A The spatial dIstribution of urban poverty, ln Bloomberg, WamerJr. & Schmandt, Henry J Power, Poverty and Urban Policy. Beverly Hills, Califomia, UrbanAffalrs Annual ReVlews vol.2, Sage Publications, 1968: 49-72.

30 Grafmeyer, Yves: L'école de Chicago Paris, Aubier, 1994. 377p.; Wolfgang,Marvm E . Patterns in Cnmînal HomiCIde Philadelphie, University of Pennsylvannia Press,1958.

31 Shaw Glfford, R & McKay, H.D.: Juvenile Delinquency and Urban Are... Chi­cago Urnversity Press, 1942.

32 LOtter, J.M.: The Ecology of Crime in a South Mrican City, ln Midgley, J., 1975:81-96.

33 Duprez, Dominique & Hedli, Mahieddine : Le mal des banlieues? Sentimentd'insécurité et crise identitaire. Paris, L'Harmattan, 1992. 238p. ; Dulong, Renaud & Paperman,Patricia' La réputation des cités HLM. Enquête sur le langage de l'insécunté. Paris, L' Harmattan,1992 230p; Giudicelli, Anne La caillera. Paris. Jacques Bertoin, 1991. 217p

34 Miller, W. : Lower Class Structure as a Generaling Milieu of Gang Delinquency.Journal of Socllll Issues vo1.14, n"3, 1968; Cohen, A.K. : Delinquent Boys The Culture ofthe Gang. New York, John Wiley & Sons, 1966.

250

Les cours des miracles

Le citadin, lui, développe souvent des visions tranchées et dIa­listes, avec d'une part des bidonvilles, constitués en cours des miracles,et d'autre part des quartiers planifiés, plus aisés, qui servent de ciblesaux voleurs35. Il est indéniable que la topographie urbaine a cCl'influence sur la localisation du rebelle ou du délinquant. Les canuts cCla Croix Rousse à Lyon pendant les révoltes de 1831 et 1834, les"Afghans" de la Casbah d'Alger et les pauvres des favellas de Rio cCJaneiro aujourd'hui sont tous établis sur des collines dont les ruellesescarpées se prêtent à la résistance contre les autorités36. Ce n'est paspour rien qu'à Johannesburg le quartier noir de Sophiatown a été sur­nommé la Casbah. Pour les Blancs,les "cours à taudis" du centre-ville"ressemblent à des terriers de lapins, d'où part un labyrinthe de passa­ges, repaire du criminel, de l'indigène sans pass, du tire-au-flanc"37.

Toute ville a sa cour des miracles, qu'il s'agisse des "sites cri­minels" de L. Chevalier à Paris au XIXème siècle, des points de recon­naissance des marginaux étudiés par E. Liebow dans le ghetto noir cCWashington, des "niches" d'A. Ishumi à Dar es Salaam, des "pointsrouges" de Douala ou des QG des gangs de Nairobi38. Certains lieuxsont favorables à l'éclosion des désordres. Caves, parkings, greniers etterrains vagues sont des angles morts qui échappent au regard des adIl­tes et où se développent les déviances des "chenapans", voire des futursgangsters.

Au Nigeria, tant les areaboys de Lagos que les délinquants cCPort Harcourt ou les yandaba de Kano gravitent autour des marchés. APort Harcourt, les marchés de Mile 1 et Mile 2 sont la proie des petitsbandits. Le "marché aux voleurs" se trouve sous le fly-over, un échan­geur routier achevé en 1984 à proximité de la gare de taxis et où l'ontrouve des pickpockets, des prophètes, des sorciers, des charlatans, des

35 Les éludes de M. Clinard li Kampala et J. Western au Cap opposent clairement tau­dis et ville régulière. A Kinshasa, il y a "un véritable rapport géographique chOmage­délinquance" selon P Raymaekers. Au Kenya, la violence de Nairobi, observe D Martin, est"quotidiennement vécue dans la confrontation de Muthaiga -le quartier riche- avec Mathare Val­ley, Kibera, Langata- les btdonvilles ; dans le cOtoiement des Mercedes et des Matalu -les taxiscoUectifs- surpeuplés". Clinard, M., 1973. 141-7; Western, J., 1981 : 238 & 254ss; Raymao­kers, Paul : L'organisation des zones de squalting Elément de résorption du chOmage structureldans les milieux urbains des pays en voie de développement: application au milieu urbain deUopoldville. Paris, Editions Universitaires, 1964. 104-8 & 117; Martin, D. Politique ain·caine vo1.2, n·7, sept. 1982: 114.

36 Le Monde 413/1988. xii

37 Transvaal Leader 6/211915, cité ln Coplan, D., 1992: 96.

38 Chevalier, L., 1958' 73-135; Liebow, Elliot· TaUy's Corner. A Study of NegroStreetcorner Men. Boston, Little, Brown & Company, 1967. 26Op.; Ishumi, A., 1990: 40ss;Mandel, J.J.: Série B sur le Wouri. Autrement hors série 9, ocl. 1984. 158-71; Hake, A.,1977: 205.

251

sans-abri et des foug39. En banlieue, Rumuokoro est plus touché par legrand banditisme.

Sur Lagos Island, Oluwole est un marché aux faussaires réguliè­rement cerné par l'armée et menacé de destruction40. Le port d'Apapaetla Marina sont des repaires notoires de truands et de contrebandiers41 .

Le phénomène des area boys, typiquement lagosien, est parti d'uœbande qui sévissait sur Lewis Street dans un quartier d'affaires très fré­quenté du centre-ville, près de Sandgrouse Market. Il s'est répandu enbanlieue. Muslun, qualifiée de wild West du temps où elle appartenaità la région Ouest, a toujours eu la réputation d'être difficile. Ses amboys sont sans doute plus dangereux car ils auraient accès à des armesfournies par les trafiquants de drogue. lponri, ljeshatedo, ltire, ldi Oro,Alakuko, Oko-Oba et lju-Alagbado sont très touchés par le banditisme.Ajegunle est surnommé "TigerTown" et les prostituées se concentrentsur Goriola Street. Oju Elegba est réputé pour ses bars de nuit et sesbordels d'Ayilara Street, surnommée "42ème rue" par référence à NewYork. Non loin se trouvait la "1ère République de Kalakuta", le QG dlchanteur contestataire Fela à Moshalashi, détruit par les militairesd'Obasanjo. A Oyingbo, Kano Street est le repaire des mendiantshaoussa du Ncrd42. A Ojo, le "marché aux voleurs" d'Alaba a été établien 1979 par les détaillants de matériel électronique et électroménagerdéguerpis du marché d'Owodi-Ora. Il a été menacé de fermeture par legouverneur militaire Rasaki après une émeute pendant laquelle lecommissariat a été attaqué et brûlé en mai 1990, commissariat que lescommerçants ont dû s'engager à reconstruiré3. A Ikeja, lpodo Street,Olowu Street et la boîte de nuit de Fela, le Shrine, sont les points IXvente des drogues dures, à tel point qu'Allen Avenue a été rebaptiséeCocaïne Avenue.

A Kano, les dealers vendent la drogue dans le Fagge (à la mai­son dite de Yaro), dans le no man's land (au nord de la ville) et dans leSabon Gari (sur Odutola Street, los Road ou aux abords du cimetière).La prostitution, qui touche surtout des paysannes haoussa, se cœcentresur les avenues Weather Head, Abedi, Sani Giwa, Abeokuta et Onitshadans le Sabon Gari du fait de la population « étrangère» et chrétiennedu quartier. A cause de l'environnement musulman et des restrictionssexuelles qui s'enSUIvent, la passe est près de deux fois plus chère qœdans le Sud. Les prix ont encore augmenté avec les rafles de la police

39 N!gerlan Tu:Je 23/2/1992; Sunday Tlde 11/10/1992: 8-9

40 Akparanta, Ben: Forgers' haven faces doomed fate. Guardwn 1/11/1995: 8.

41 Ayaeze, Chns : Quayslde: Where everything happens and everything goes. Sun­day TImes 29/1/1984.

42 The Guard<an 21/2/1996. 27.

43 West Afnca 1990: 1086.

252

en 1991, qlÙ auraient été liées au refus des souteneurs de s'acquitter d:leurs "redevances"auprès des forces de l'ordre. La police a dû cesser sesraids quand on s'est aperçu que cela perturbait la vie sociale de Kano;une augmentation du nombre de viols aurait slÙvi la déportation desprostituées à la campagne.

Les mendiants almajirai qlÙ ont participé à la révolte Maitatsinehabitaient quant à eux dans les toilettes publiques et les échoppes desmarchés dont ils avaient chassé les commerçants44. Les quartiersd'Adakawa,Arzai et Koki ont toujours été leurs fiefs. H.T. Saad in­siste sur les particularités de Yan Awaki, d'où est partie l'émeute d:décembre 1980: habitat compact et confus, avec de nombreuses im­passes et des amoncellements d'ordures bloquant certaines rues, ce qlÙ agêné l'arrivée des voitures de police et expliqué la "solution finale" (lebombardement du quartier) choisie par l'année; murs des compoundsempêchant la surveillance mutuelle du voisinage; absence de cadastrefacilitant l'établissement de marginaux, etc (1988: 121-2). Dans lesterrains vagues entre la vieille ville et le Fagge, le nouveau marché d:KofarWambai a longtemps été inoccupé, ce qlÙ a laissé la place auxsquatters. Les abattoirs de Kofar Mazugal et la gare routière de Kukaont attiré les mendiants, qlÙ espéraient bénéficier de la générosité desbouchers et trouver un peu de travai145.

Les repaires des yandaba sont aussi établis dans les marchés,dans les gares routière et ferroviaire, dans les maisons closes, dans lesbâtiments inachevés, dans les ateliers de réparation mécanique au borddes routes et jusque dans les bidonvilles de Rijiyar Lemo à proximitéde l'aéroport (A.U. Dan-Asabe, 1991 : 88). La plupart des gangs setrouvent aux portes de la vieille ville, dans une sorte de zone compara­ble aux "fortifs" parisiens, à Kofar Nassarawa, Kofar Gadon-Kaya, Ko­far Dan Agundi, Kofar Naisa, Kofar Ruwa, Kofar Mata, Kofar Wam­bai, Kofar Jankara et Kofar Mazugal (fig. 5). Dans les terrains vaguesentre la muraille de Kano et le Fagge, un des premiers ddxL de ce genrea été cellÙ de Yantaya, un lieu où l'on abandonnait les vieilles can:as­ses de voitures. A la faveur des pogroms de 1966, son fondateur, Ibra­him Dagaza, a déménagé de Zage parce qu'il ne pouvait plus y garderses nombreux chiens de chasse: Nasara ("Victoire"), Giwa("Elephant"), Mahaukaci ("Le Fou") et Sakata ("Verrou") ! TI a été re­joint par un forgeron, Muhammad Dagaza, plÙS par des jeunes qlÙ pê­chaient dans l'étang voisin de Kwarin Gogau et chassaient chats, rats,lapins et écureuils pour les revendre comme bush meat dans le SabonGari. Relativement disciplinée, la bande de Yantaya n'a pas versé dans

44 Maganar Kano 19/12/1980; 8.

45 Na-Ayuba, Alhassan : Yantatsine, an analysis of the Gardawa uprising in Kano.1980-1985. Kano, BUK, M. Sc. thesis, Political Science, 1986: 41-2.

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la délinquance. Au contraire, celle de Kofar Wambai s'est ntise à pren­dre des drogues dures et à molester les femmes. Elle a été fondée par unboucher, Gogarma, qui venait des abattoirs de Masukwani près du mar­ché Kurnti. Autre boucher, né dans le quartier d'Adakawacomme sonpère, Change a établi un gang à côté du cimetière de Kara à la sortie ceKofar Mazugal. Danlitti Husaini, un ancien soldat dit "Hogo Hogo",sévissait en vespa dans les mêmes parages46. Sur Kantin Kwari, le chln de Hadi, un mal/am qui venait du Fagge et qui était versé dans lesétudes coraniques, a d'abordété un lieu de rencontre, de prière et de mé­ditation à l'écart des bruits de la ville. On n'y consommait pas de do­gues mais on s'entraînait à la chasse et on y dressait des chiens. Beau­coup plus loin en dehors du blrnin, près de la mosquée Juma'at dans lequartier de Dakata, le riixI de Yahuza MT. a commencé avec des alo­lescents qui faisaient l'école buissonnière et volaient des chêvres. li aensuite été rejoint par des soldats démobilisés et des policiers qui ve­naient s'y amuser en compagnie de filles kidnappées. Quand la police alancé une grande campagne contre les yandaba en mai 1988, YahuzaM.T. a été arrêté avec Muhtari Gurafe, qui commandait un gang dans lemarché de Rinti et le quartier de Yakasai, et Uwa Uwa, qui était à latête d'un des plus vieux riixI, à Kofar Mata (A. U. Dan-Asabe, 1991 :100-3). Ibrahim Lawal, lui, a été "retourné" par la police. Son gangn'était-il pas déjà installé près du commissariat de Dalasur Aminu Ka­no Road?

A l'inverse des hors la loi yandaba, l'inscription territoriale desbandes de jeunes yantauri dans les quartiers résidentiels démontrent leurcaractère non criminel et leur insertion sociale (A.u. Dan-Asabe,1991 : 94-6). Les divisions et les alliances de ces "clans" sont nom­breuses (fig. 5 & 6). Dans la vieille ville, M. Last élargit en fait la"géographiedu risque" au-delà des dangers d'ordre criminel (1991: 8­15). n y inclut la maladie et l'obscurité, bien que la nuit soit plusclémente que la chaleurdentidi. Les habitants, dit-il, ont peur des ter­rains vagues où se nichent des serpents. Ils fuient les endroits nauséa­bonds, les toilettes, les lavoirs des tanneurs, les tas d'ordures et lesboucheries à cause du sang. Ils craignent les recoins sombres, les petitscreux humides et les trous profonds tels que les puits, les bassins oules fosses sceptiques où l'on peut tomber. Les maisons délabrées fibirnin sont dangereuses parce qu'elles peuvent s'écrouler à tout mo­ment.

46 Na-Ayuba, Albassan . Yantatsine, an analy.is of the Gardawa uprising in Kano,1980-1985. Kano, BUK, M Sc. thesis, Political Science, 1986: 41.

254

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256

Les cibles

En matière de délinquance, il faut distinguer les zones-refugesdes zones-cibles. Dire que les efforts de la police dans les centresd'affaires équivalent à repousser le crime dans d'autres quartiers, c'estoublier que les possibilités de vol, elles, ne se déplacent pas47. Le bi­donville, où il y a peu à voler, sera un refuge, pas une aire d'opération,à la différence des quartiers près du centre-ville, souvent plus enclins audésordre. Dès les années 1950, le centre de Johannesburg, bordé par lesrues Noord, Anderson, Siemert et Diagonal, est la cible privilégiée desgangsters parce que ce quartier d'affaires concentre les richesses et estun lieu de passage favorable au pickpocket. Le crime fleurit aussi dmscertaines proches banlieues blanches densément peuplées, comme Hill­brow, Rosettenville et Jeppe (L. Freed, 1963: 163-4).

Les marchés et les noeuds de transports favorisent l'anonymat etoffrent par excellence un terrain d'opération au délinquant48. La cohueaux arrêts de bus facilite le travail des pickpockets, par exemple à 010­san-01osha dans la banlieue de Lagos ou à Kano devant les magasinsBata face au marché Abubakar Rimi. D'après un sondage réalisé à lafin des années 1980 auprès des habitants d'Umlazi, les endroits dang(}­reux sont les centres commerciaux, les gares de chemin de fer et les ter­rains derécréation(G. Ndabandaba, 1987: 80). Les criminels se carac­térisent par une forte mobilité (L. Freed, 1963: 226). A Durban, lapolice se plaint ainsi d'avoir le plus grand mal à les repérercar ils peu­vent du jour au lendemain quitter Umlazi, au sud, pour aller se réfugierà Inanda, au nord, et se fondre dans la population flottante des bidon­villes de la périphérie.

A Kano, Giginyu, Kawo, Hotoro et Nassarawa sont les airesd'opération favorites des cambrioleurs, qui s'enfuient dans les champsalentours de Farm Centre derrière le cinéma Marhaba. A Lagos, lesquartiers aisés comptent le plus grand nombre de cambriolages mais lesquartiers de classes moyennes sont les plus dangereux en termesd'homicides ou de violences sexuelles, tandis que les zones informellesles plus pauvres sont les moins touchées par la criminalité recensée49.

47 Clarke, R.' Situational crime prevention, theory and practice. BntlSh Journal ofCTlm.nology vol.20, 1980.

48 Southall, A.W. & Gulkind, P.C.W. : Townsmcn in the making: Kampala and ilssuburbs. Kampala, East African lillititute of Social Research, East African Studies n09, 1956: 68& 230-1 ; lshwni, A., 1984: 76; Skinner, E.P., 1974, op. cit. : 355.

49 Mukoro, Sam L : lutra-Urban Patterns of Violent Crimes in African Cilies: Lagos,ln IFRA, 1994: Il, 65-74. Voir aussi Adeyemi, A.A.: Ordinary Crime and ils prevention strate>­gies in metropolitm Lagos. Tokyo, U.N. University, Urban Crime, global trends and policies,1989.

257

A la fin des années 1980, Peter Presley Preboye s'est fait remarquerparce qu'il cambriolait surtout les villas chics de Victoria Island. LeGRA d' Ikeja est aussi très visé. C'est un quartier isolé à proximité <liSheraton de l'aéroport et avec de nombreuses possibilités de fuite.L'aéroportMurtala Mohammed est bien entendu dans la ligne de miredes gangsters. Les passagers se font dépouiller à la sortie, à moinsqu'il ne s'agisse d'une attaque en règle comme en juillet 1993 (septmorts) ou du braquage d'un convoi de fonds du bureau de change à laNoël (quatre morts)50.

Les area boys de Lagos Island, comme les almajlrai de Kano,sont sans domicile fixe et ils restent dormir dans les marchés où ilsgrapillent de quoi manger le jour. En cela ils diffèrent d'un Milieu pro­fessionnel qui préfère dissocier ses aires d'opération des quartiers où ilvit, ce qui lui permet de bénéficier d'une certaine protection de son en­tourage, pour peu qu'il prétende faire du banditisme social et fassepreuve de largesses. et de créer des refuges imperméables aux peIlJ.uisi­tions de la police. K. Hart note ainsi que "les voleurs agissent ouver­tement, mais généralement en dehors de leur voisinage. Ceci expliquele paradoxe qui fait que, respectés et admirés dans leur milieu socialtant que leurs victimes sont des étrangers, les voleurs attrapés par lafoule sont vilipendés et battus,,51. Dans la banlieue de Lagos, leschauffeurs de minibus yorouba qui faisaient du trafic de drogue sont re­venus propriétaires de leur maison et ont préféré rester habiter àMushin, le quartier qui leur était familier. A Surulere, une banlieuepeuplée pour près de moitié d'Ibo, la pègre est moins visible car plussophistiquée.

A Johannesburg, les gangs d'Alexandra opèrent en général danslcs banlieues blanches environnantes, à commencer par la zone indus­trielle de Wynberg et les quartiers résidentiels de Sandton. En cela ilsdiffèrent de ceux de Soweto, qLÙ terrorisent les Noirs eux-mêmes car latownship a plus à leur offrir. Mais à l'intérieur d'Alexandra, l'arrivéemassive de chômeurs depuis la levée de l' znflux control a surpeuplé lesbidonvilles ct augmenté les tensions autour dc ressources rares. Lesmigrants ruraux, disent les vieux citadins, ont moins à perdre que lesfamilles qui ont acheté une maison pour s'établir définitivement. Leur

50 La sécurité a pourtant été renforcée avec l'établissement d'une brigade anti-terroristeaprès le détournement sur Niamey d'un avion de la Nigenan Airways par des pirates de l'air. Il amême été question d'employer les services d'une fmne américaine ann de rassurer les États-Unis,qui avaient interrompu leurs relations aériennes avec le Nigeria à cause des traftcs de drogue.Da/ly TImes 71811993 .9-10, 1111/1993: 1 & 31110/1994.

51 A Nairobi par exemple, Mathare a toujours été vu comme un refuge de criminels etde parasItes socIaux. "Ce qui cependant est étonnant, avouaient les offIciels en 1932, c'est lefaible nombre de crime commis" dans ce quarlJer. Hart, K. : Informai Income Opportunities andUrban Fmployment in Ghana. Journal of Modern Afncan Studles '/01.11, n0 1, 1973: 76. VoiraussI Clinard, M B, 1973 : 87; Colony and Protectorate of Kenya, Crime Committee Report,1932 lS & 27ss, cité ln A. Hake, 1977: 162.

258

dérive criminelle est d'autant plus facile que les taux de rotation trèsrapides de la population favorisent l'anonymat. Le président œl'Association des propriétaires ALPOA, Mobale Rametsi, y voit desrefuges idéaux pour les gangsters. Hormis les véritables sans-logis quifabriquent leur propre cabane zozo, les occupants des bidonvilles se­raient soit des locataires exploités par de faux propriétaires sans scrupu­les, soit des proxénètes qui utiliseraient l'endroit comme garçonnière,soit des recéleurs qui y entreposeraient leur butin.

A Durban, la violence affecte les zones africaines plus que lesquartiers blancs, et certains bidonvilles plus que les townships. Enl'absence de statistiques locales, et d'après des données très partiellesfournies avec parcimonie par la police, il ne semble pas a priori que lestaux d'homicides recensés soient beaucoup plus forts dans le KwaZuluqu'à Durban même. Mais selon un sondage effectué au début des an­nées 1980 par l'Institut de l'Inkatha dans les zones informelles de lapériphérie, les taux de criminalité sont perçus comme plus élevés dansles camps de squatters les moins anciens; 61 % des migrants rurauxadmettent que la criminalité est un sérieux problème dans leur voisi­nage immédiat, contre 52% des squatters établis depuis plus longtempsen ville (L. ScWemmer, 1985: 48). D'après un sondage plus récent,58% des habitants d'Inandaconsidèrent qu'ils vivent dans un environ­nement violent, bien que les besoins prioritaires soient toujours l'eau,le logement ou l'enlèvement des ordures et non la sécurité (c. Cross,1992: 48-9). La carte des zones dangereuses désigne des points évi­dents: la section U d'Umlazi face au bidonville de Malukazi, la sec­tion K de KwaMashu face aux collines de Richmond Farm, les squat­ters de Bambaye à Inanda... Les Indiens de Phoenix, chassés d'Inandalors des émeutes d'aofit 1985, se sentent très menacés par les Noirs œBambaye. ils leur reprochent des conditions d'hygiène déplorables, quipourraient être un facteur d'épidémie, et ils les accusent d'être àl'origine de la recrudescencedes cambriolages52.

Tout dépend en réalité du point auquel on se place. L'habitantdes bidonvilles n'a pas toujours le sentiment de vivre dans un endroitdangereux. il faut distinguer la peur de l'inquiétude. Y. Brillon souli­gne que le citadin peut perœvoir le crime comme un danger pour la so­ciété sans se sentir personnellement visé dans son propre quartier(1980: 309). La mauvaise réputation systématique des bidonvillesn'est pas justifiée. D'après A. Bonnassieux, les tensions entre rom­munautés y « sont moins perceptibles grâce à la force des relations œvoisinage» (1987: 119-126). En revanche, gare à celui qui s'aventuredans les lieux sans les connaître et sans y avoir d'amis ou de famillesur qui compter en cas de pépin... La loi du silence a son revers. A

52 Da.ly News 12/5/1989.

259

Durban, seulement 41 % des habitants de Bambaye estiment en 1991qu'ils vivent dans un environnement violent, contre 68% à Lindelani et65% à Amatikwe, deux autres bidonvilles d'Inanda. Ds ont peur desimplications personnelles qu'auraient une réponse en sens contraire:32% refusent de donner leur opinion aux enquêteurs, contre 18% et15% à Lindelani et Amatikwe (c. Cross, 1992: 48). La densité œpopulation à Bambayefait que l'on connaît aussitôt les prises de posi­tion de son voisin.

Les bidonvilles d'Afrique du Sud sont plus épargnés par lesgangs que les townships, sans doute parce qu'il y a moins à voler.Malgré la surpopulation, les squatters de Crossroads, au Cap, sont rela­tivement stables. Seuls 6% des chefs de famille sont au chômage. Unréseau de comités encadrele quartier et organise des écoles; on y ob­serve moins de criminalité et d'alcoolisme que dans les townships(Western, 1981 : 297-301). Réciprocité et partage y sont les principesde base des relations de voisinage53 . Les habitants de Vlakfontein, unbidonville à 35 km au sud de Johannesburg, affirment pareillement qœleur communauté est à l'abri du danger. Ds ne ferment pas leur maisonà clé pendant la journée et, rassurés sur les menaces d'expulsions, œr­tains commencent à construire des bâtiments en dur54.

Redisons-le: les quartiers les plus pauvres ne sont pas néces­sairement les plus "dangereux". Ibadan oppose deux groupes de popula­tions55. Au site, tout en collines, correspond une division socio­économique entre la vieille ville à l'est et la ville moderne à l'ouest(A. Bamisaiye, 1974: 67). Les compounds en terre séchée de la villetraditionnelle n'ont ni eau courante, ni égouts, ni routes d'accès et sonthabités par des familles élargies qui dépassent la centaine de personnes.Les quartiers plarnfiés de la ville moderne accueillent les migrants, lescélibataires et les familles de type nucléaire. La partie est se caractérisepar son habitat dense, son artisanat, son petit commerce et ses produitsagricoles arrivant directement de la ferme ; la partie ouest, par son sec­teur formel où travaillent fonctionnaires et employés de bureaux. Troisquartiers d'affaires coexistent, à savoir le marché en plein air Oja'badans la vieille ville, le marché Dugbe où l'on vend les produits impor­tés et le quartier Gbagi pour les firmes étrangères.

Or la criminalité est plus importante à l'ouest qu'à l'est (A.Bamisaiye, 1974: 76). Les banlieues "chics" et le quartier des fonc­tionnaires GRA sont les cibles privilégiées des cambrioleurs. Les troisquarts des délinquants viennent de la ville moderne et y opèrent. Cer-

53 South Afrrcan Ouliook 108, 1978: 22.

54 Urban Debate n'ID, 1991: 27.

55 Levine, Robert A., Klein, Nancy H. & Owen, Constance R. : Father-Child Rel ...tlOnships and Changing Life-Styles mlbadan, Nigeria, ln Miner, H., 1967: 215-55

260

tains vivent près du marché Oja'ba dans un habitat délabré qui ressem­ble beaucoup aux quartiers traditionnels où l'on recense peu d'incidentscriminels. Les véritables criminels, eux, habitent dans des maisons enciment où les infrasbUctures urbaines sont plus développées. La corré­lation de la délinquance avec la densité de population est négative maiselle est positive avec le statut socio-économique mesuré en termes œconsommation d'eau courante et d'électricité.

"Les quartiers délabrés, insalubres et surpeuplés où la pauvreté,les maladies et la malnutrition sont fréquentes comptent parmi les plusstables socialement eu égard à l'absence relative de criminalité, observeA. Bamisaiye. A l'inverse, les nouvelles banlieues, mieux loties avecdes habitants dont la profession et le revenu sont plus gratifiants, con­naissent les taux de délinquance [... ] les plus élevés" (1974 : 77-8). Ùl

criminalité ne dépend pas de la topographie urbaine mais des dynami­ques familiales et communales. L'anonymat multi-ethnique etl'hétérogénéité des quartiers d'émigrés favorisent le relâchement du con­trôle social. Une étude plus récente sur llé-Ifé, autre ville traditionnelleyorouba, arrive aux mêmes types deconclusions56.

Dans la ville africaine, la coupure entre taudis et quartiers aisésest en fait d'autant moins tranchée que le premier peut s'immiscer dansles interstices du second, voire dominer en taille toute l'agglomération.Les deux entretiennent des courants d'échange ininterrompus car les in­terdépendances des secteurs formel et informel de l'économie sontnombreuses. Lors des grèves Adebo de 1971, les commerçants de La­gos soutiennent ainsi les ouvriers en leur faisant crédit. A. Peace ex­plique pourquoi: "La plus grande partie des salaires est dépensée àpayer le loyer et la nourriture. Les propriétaires et les femmes des mar­chés sont les premiers bénéficiaires [d'une augmentation des salaires] ;commerçants, artisans et autres travailleurs du secteur urbain informelen profitent aussi, puisqu'ils augmentent alors immédiatement leursprix"57. A Ajegunle, une banlieue populaire, les petites gens(mekunnu) admirent et respectent les bIg men (enia pataki). Ils viventavec leur patron (aga), entrepreneur ou propriétaire foncier (baie ileero). On n'observe pas ou peu d'animosité de classe (R. Sandhrook,1982: 154). A Port Harcourt, les quartiers sont, d'un point de vue so­cial, rc!ativementmélangés (H. Wolpe, 1974).

A Kano, l'appartenance à la roture, les liens familiaux et l'islameffacent les clivages potentiels entre secteurs formel et informel œl'économie (P. Lubeck, 1981). Les interdépendances sont nombreuses

56 Aguda, A.S. : Areal-Based, Ecological Ana1ysis of Crime: A Study of a NigerianCity, ln IFRA, 1994: l, I-S. Voir aussi: Salau, A.T. & Auah, R.O.: The spatial ecology ofcrime: A case study of a Nigerian City. Urban Studles 1983.

57 Peace, Adrian The Lagos proletariat: Labour Aristocrats or Populist Militants? ln

Sandbrook, Richard & Cohen, Robin, 1975: 290 & 297.

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à tous les niveaux. Le prolétariat en usine ne se démarque pas du sec­teur infonnel. Les travailleurs haoussa de l'industrie (aiki comfani) nesont pas considérés comme des privilégiés aux yeux du reste de leurcommunauté. ils sont davantage exploités que dans le secteur infonnelpuisqu'ils reçoivent une moindre proportion de la plus-value qu'ilscréent. Les chances de réussite sociale sont perçues comme beaucoupplus ouvertes dans le petit commerce. Certains préfèrent même le tra­vail occasionne! à cause de la liberté de mouvement et de l'absence œcontrôle sévère. Le travail en usine est pénible et n'offre aucune garan­tie contre le chômage, car une rotation rapide des travailleurs permetd'augmenter le revenu des contremaîtres qui vendent les emplois. Encontradiction avec la théorie de la modernisation soutenue par A. Inke­les, qui pense que l'usine est une école de promotion sociale, le secteurtraditionnel semble offrir plus de possibilités d'avancement pour lesouvriers de Kano58

L'image de la ville est ainsi pleine de contradictions, porteuse àla fois d'opportunités et d'inquiétudes. Les perceptions de la violenceurbaine sont multiples, dépendantdu quartier de résidence, du statut so­cial, du vécu familial et des trajectoires personnelles. La montée de lacriminalité est en tout cas un fait admis, même s'il n'est pas toujoursavéré. La relccture du territoire qui en découle dessine nettement deszones de danger à ne pas traverser mais n'est peut-être pas aussi tran­chée qu'on veut bien le croire.

58 Inkeles, A. & David, S : 1974, op. cit.

262

Chapitre 10

LES RAPPORTS À LA MORT DU enADIN

L'image de la ville montre la part de fantasme que peut recou­vrir la violence urbaine. Les citadins ont des réactions variées. Certainsse réfugient dans l'alcool, tombent dans la folie ou se suicident1.

D'autres se tournent vers la religion, toutes choses qui témoignent œleur désarroi.

LA MORT: REPRÉSENTATIONS ET ENJEUX UR·BAINS

La violence urbaine rend la mort omniprésente. Elle la drama­tise tout en la banalisant. En ville. les rites funéraires traditionnelsn'ont plus le même prolongement social. Mais l'enterrement des vic­times de la violence peut prendre une importance considérable.

Dans un environnement caractérisé par une faible espérance œvie, les ripailles, les beuveries et l'allégresse des funérailles africainessurprennent au premier abord. li n'y a pourtant pas là légèreté.L'indifférenceou la joie témoignent du mépris de la mort. Le silencen'est pas de mise, pas plus que la couleur noire car c'est le blanc quidomine. Le tintamarre triomphe de la mort en donnant aux vivants ledroit à la parole. "L'humour, écrit L.-V. Thomas, sert à occulter desprises de conscience indiscutablement dramatiques" (1975: 310). ~telles fêtes ne se réjouissent que des bonnes morts, par exemple lorsquele défunt laisse denière lui une descendance. Elles sont une source

1 La vie wbaine peut entraiDer des fonnes spécifiques de folie comme la schizophrénie.Les fous de Kano tiennent des diSCOWll incohérents, n'obéissent plus l leurs supérieurs, che..chent la bagarre et se plaignent de grandes peurs, de maux de têtes ou du manque de sommeil.nyasu, A. & Last, M. : The presentation of mental iI1ness at the Gorondutse Psychiatric Hospi·tal, Kano. Kano Stud,esn° spécial, 1991: 41-70; lltonvbere, Julius O. & 1warinùe-Jaja, Da..lington: Political Economy of Mental Health in Nigeria: a case-study of Port Harcourt. Manand LI!e (Calcutta) janv. 1991.

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d'agitation et de vie, une démonstration de force et de prestige, à telpoint que des pays comme la Côte d'Ivoire, le Sénégal et la Guinée ontinterdit les dépenses funéraires trop ruineuses où la logique du potlatchentraînait un gaspillage insensé de nourriture et de biens.

Il n'y a pas égalité devant la mort. Du rang social dépendl'ampleur des funérailles et la qualité de la sépulture, du cercueilluxueux à la fosse commune. Dans le monde occidental, le plan descimetières, souvent en damier, révèle les inégalités entre riches et ~u­vres, entre des tombes raffinées et des "tours de silence", sortes œHLM où les cadavres sont superposés. En Afrique aussi,l'emplacement de la sépulture marque la condition sociale du défunt:au milieu du village pour le chef, dans un cimetière à l'écart pour lesgens ordinaires, en brousse pour les morts qui ne méritent pas un en­terrement, tels les suicidés, les noyés, les jumeaux, les enfants, lessorciers et les femmes stériles ou mortes en couches (L.-V. Thomas,1982: 156). Les Okrika de Port Harcourt balancent à la mer les mortssuspects ou les enterrent loin de la ville pour échapper au mauvais cs­prit nonju (Opuogulaya, 1975: 15). La topologie symbolique dJmonde des morts et des vivants oppose la brousse au village, le sous­sol à la surface, l'avant à l'arrière, la droite à la gauche, l'extérieur etl'intérieurdelamaison(L.-V. Thomas, 1975: 414). Importante aussiest la position du cadavre et son orientation, soit en direction du paysnatal, soit vers l'est et le lever du soleil, soit vers l'ouest et Jérusalempour les chrétiens, soit sur le dos et la tête tournée vers La Mecquepour les musulmans.

Toutes les sociétés cherchent à conserver les restes de leursmorts, sauf exception. L'inhumation est la pratique funéraire la pluscourante en Afrique. L'abandon à l'air libre ne joue pas un rôled'expiation comme au Tibet et est réservé aux victimes de mauvaissort, en concurrence avec l'immersion. L'incinération est très rare,hormis pour les lépreux diola ou les notables mbiam et hundu dJZaïre. L'embaumement et la momification aussi, exception faite desAnyi de Côte d'Ivoire. La cryogénisation, ou congélation, est bien sûrinexistante. La nécrophagie est peu fréquente mais les "corbeilles auxancêtres" du Congo ou les autels iniatiques du Gabon conservent desreliques telles que crânes et tibias2. Les trafics de cadavres autour dJmarché de Jankara à Lagos participent du même principe car la sorcelle­rie exalte la puissance des morts. L'endo-cannibalisme, qui concerne

2 Le mythe de la mante religIeuse chez les Houentot mélange plaisir, nowriture et mort.Pour les "vautours", ces imbés coprophages bambara, les excréments sont une force vitale. Lemonde occidental n'échappe pas à la nécrophagie. comme en témoigne certains faits troublantsOutre l'hostie du Chnst. L -V. Thomas parle d'un "cannibalisme de l'oeil" au vu de la fascina­tion qu'exerce la mort dans les médias. Le cercueil vient du grec sarkophagos, "qui mange lachair". la civière, dll latin czbanus, "transport de provisions". Le croque-mon, lui. n'était que lapersonne chargée de mordre le pied du cadavre pour vérifier qu'il était bien décédé .. Thomas,L-V, 1979.

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les membres de son clan, est différent de l'exo-cannibalisme, qui viseles ennemis. De la même façon, le culte du crâne des ancêtres chez lesBamiléké du Cameroun diffère de celui du crâne des ennemis chez lesrois fon du Bénin.

Le culte des ancêtres est une caractéristique essentielle des ritesfunéraires en Afrique. TI est entretenu de façon continue car le sacrificeest le viatique nécessaire à la vie dans l'au-delà. Le fondateur d'une eth­nie peut même devenirune divinité. Le culte zoulou de l'ancêtre origi­nal Unkulunkulu supplante presque celui du dieu suprême Ndyambi­Karunga. Les funérailles africaines se décomposent en deux temps. Lesrites funéraires marquent d'abord la séparation du défunt d'avec les vi­vants. Les rites de commémoration consacrent ensuite la fm du deuil etscellent l'intégration au monde des ancêtres, procédure dite dl"retournement des cadavres"famadihana à Madagascar. Chez les Xhosa,la cérémonie de l'ukubuyisa permet au défunt d'entrer en paix dans lemonde des ancêtres3. Chez les Edo du Nigeria, le pays des mortsorinbhin n'accepte que les défunts en paix avec leur conscience4 . Lamauvaise mort est redoutable car elle amène des revenants5. Une suspi­cion d'assassinat pèse sur toutes les morts, même sur celles qui parais­sent naturelles, qu'eUes soient douces ou violentes, subites ou étalées,qu'il s'agisse d'un aceidentou d'une agonie, d'une attaque cardiaque oud'une longue maladie.

Autre caractéristique allant de pair avec le culte des ancêtres, lescroyances en la réincarnation sont assez généralisées. La métempsy­cose, c'est-à-dire le déplacement des âmes, permet la reproduction desdéfunts. Le Yorouba a ainsi un corps cm, un double ojiji, un soufflevital émi, un esprit tutélaire ori dans la tête, une force dynamique okondans le coeur et des puissances secondaires dans les orteils ipori et dansle ventre ipin ijeun.

L'eschatologie africaine n'envisage pas d'anéantissement œl'univers; toute apocalypse implique une renaissance6. La mort estune naissance à l'envers et on enterre par exemple le défunt dans la p0­

sition du foetus. Chez les Anyi de Côte d'Ivoire, la toilette du cadavrese fait avec la main gauche dans le sens inverse de celle du nouveau né,en commençant par les pieds et le dos et en finissant par la tête et le

3 Bührmann: Disintegrating effect of death among Southem African people. Le Cap,1988.

4 Bradbwy, R.E. . Les pères, les alnés et les esprits des morts dans la religion Edo, ln

Essais d'anthropologie religieuse Paris, Gallimard, 1972: 157-8.

5 Thomas, L.-V. : Cinq essais sur la mort africaine, Dakar, Université de Dakar, 1968.502p. Voir aussi Thomas, L. -V. : La mort en question: lraces de mort. mort des lraces. Paris,L'Hannattan, 1991. 536p.

6 La mort est envisagée comme une punition et/ou comme une fatalité. Le premier my­the résulte de la violation d'un interdit, souvent pour accéder Il la connaissance ou profiter de lavie, par exemple en prenant femme et en s' arrogeant le droit de procréer chez les Efile ou lesNoupé du Nigena. Thomas. L.-V . 1982: 21 & 2&s.

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ventre; les Zoulous font entrer le cercueil à reculons dans la case; lesNadi, les Kikuyu et les Masaï du Kenya portent des vêtements retour­nés, ou un bonnet pour les Susu de Guinée, ou encore des habits dIsexe opposé pour les Barogua de Guinée et les Dogon du Mali; lesBambara du Mali font leurs ablutions avec la main gauche ; les popu­lations du Bénin exécutent leurs danses habituelles dans le sens in­verse7. Ces procédures d'inversion témoignent du désordre de la mort œla même façon qu'elles démontrent la nécessité d'une autorité royalependant les inter-règnes et les carnavals, lorsque l'esclave et la femmecommandent ct qu'il n'y a plus deloi.

L'Africain n'est pas athée et croit à l'immortalité de l'âme. TIfait parler les morts. L'interrogatoire du cadavre sert à juger ses actionspassées ou à désigner son meurtrier. Le parcours du cerceuil avantd'arriver au cimetière est souvent sinueux afm d'égarer le défunt ctl'empêcher de revenir hanter les vivants . Pendant le deuil, on évite œprononcer le nom du mort pour ne pas provoquer son retour. Les mani­festations bmyantes de chagrin seraient la preuve d'un trop grand atta­chement et risqueraient de provoquer l'apparition des morts -vivants.Les cadavres sont parfois mutilés des yeux ou des tibias pour les im­mobiliser. Les pleureuses professionnelles versent des larmes de cr0co­

dile pour tromper les esprits mal ins. La veuve kirdi du Cameroun doitdormir pendant plusieurs nuits à côté du cadavre de son mari pourl'apaiser. La mort est une impureté. La veuve tsonga d'Afrique du Sudséduit un inconnu en brousse et s'échappe avant l'éjaculation pourqu'il garde la souillurc'', Les Nyalrusa du Malawi aspergent d'orduresles pleureuses pour que la corruption du cadavre ne vienne pas les con­taminer plus tard" .

La ville et les funérailles

La ville bouleverse ces pratiques funéraires traditionnelles,d'autant qu'elles sont longues, ce qui ne correspond guère à un rythmede vie urbain plus pressé qu'à la campagne. La multiplication des an­nonces nécrologiques dans la presse rompt avec la tradition d'oralité aldeuil, en dépit des problèmes d'alphabétisationl", Les religions univcr­selles imposent de nouvelles normes funéraires . L'islam haoussa uni­formise et simplifie les rites. Les réglementations urbaines édictent des

7 Jeffreys, M.D W . Funeral Inversions in Africa, Arch.f. Yôtkerkde 4, 1949: 29-37 .

8 Caillois, R L'homme et le sacré. Paris, Gallimard, 1970: 187.

9 Wilson, M . Rituals and Kinship among the Nyakusa. Londres, 1957: 53.

IOLe suicide est un cas particulier et les Africains de Durban, par exemple , laissentmoins de note s dexplrcation que les Européens. Meer, 1'., 1976 ' 293.

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délais et des lieux en ce qui concerne l'inhumation. Elles font restrein­dre les dépenses et les sacrifices de bétail. Au nom de l 'hygiène, unÉtat laïc met les morts à l'écart. Les cimetières sont isolés pour limi­ter les facteurs de contagion des épidémies ll . Ils sont clôturés, leursarbres masquent la vue des tombes et il est interdit de construire deshabitations ou des puits à proximité. "Il y a, dit L.-V. Thomas, unesociété qui respecte l'homme et accepte la mort, l'africaine; il en estune autre, mortifère, thanatocratique, que la mort obsède et terrifie,l'occidentale" (1975: 527). Dans le monde développé, on meurt leplus souvent seul et dans l'indifférence, en hôpital ou dans un hospicede vieux (50% des morts en France, jusqu'à 80% en ville). La moderni­té mbaine nie la mort et les enterrements se font discrets l2.

Le cimetière africain ne connaît pas le problème de saturationdes terrains de la ville occidentale. Sa désaffectation dénote plutôtl'attachement au monde rural et natal des ancêtres. Comme à Port Har­court, la capacité d'accueil du cimetière d'Ikoyi à Lagos ne corresponden rien à la taille de l'agglomération. A Enugu encore, 96% des Ibo, àpeu près 70% des habitants, veulent être enterrés dans leur village (1.Gugler, 1971: 403 & 407). Le cimetière africain n'est pas une nécro­pole, c'est-à-dire une ville pour les morts13. Au Nigeria, beaucoupd'inhumations ont lieu dans le jardin de la maison familiale malgré ledécret n069 de 1992 qui a rendu obligatoire l'emegistrement des nais­sances et des décès et a interdit la pratique traditionnelle des enterre­ments au domicile des défunts afm que les registres de l'état-civilsoient plus précis.

Les Africains prêtent peu attention à l'architecture et à la décŒa­tion de leurs tombes, à l'exception de Madagascar ou de la côte dlGhana et du Togo. Les tombes ne sont généralement l'objet ni œsoins ni de dévotion. Elles sont souvent cachées ou à l'abandon car,soutient L.-V. Thomas, le culte des ancêtres accapare toute l'attentionque l'on prête aux morts (1980: 200). Les cercueils sont déjà plusl'objet d'un investissement; ils sont souvent commandés à l'avancepar leur destinataire. Une rue de Lagos Island est ainsi entièrement con­sacrée à leur fabrication.

D'un point de vue moral, l'urbanisation et la jeunesse de la py­ramide des âges en Afrique érodent le respect de la sagesse conféré à lavieillesse. "La révolte des cadets sur les aînés, écrit L.-V. Thomas,

II A Kayès en 1889 par exemple, I~nhwnation des morts est interdite en viUe et uncimetière "indigène" est crU ra l'est. Si en Étlùopie le cimetière des patriotes se trouve en pleincentre d'Addis Abeba, en contrebas de l' ~g1ise de la Trinit~, c'est bien que la ville n'est pas unecr~ation coloniale. SIDOU, Alain: Les moments fondateurs de quelques viUes coloniales. Ca­hiers d'éludes afncatnes vo1.21, nOI-3, 1981: 375-88.

12 11\Omas, L.-V., 1978: 64; Thomas, L.-V., 1975: 531 ; Thomas, L.-V. : Rites demort pour la paix des vIvants. Paris; Fayard, 1985: 41-9.

13 La racine grecque du cimetière, kOlmêlêTlon, est simplement le lieu ou l'on dort.

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c'est-à-dire la destruction du système lignager traditionnel [ ], la ds-parition de la civilisation de l'oralité, la perte de vitesse [ ] des ritesinitiatiques, l'éclatement de la famille et la délitescence de la solidaritéqui en découle, expliquent pourquoi le vieillard urbanisé d'aujourd'huine saurait prétendre au prestige accordé au vieillard traditionnel"(1975: 378). Sondages à l'appui, L.-V. Thomas argue que sil'Africain redoute moins la mort qu'en Occident, il la craint plus enville qu'à la campagne (1975: 380 & 387). La désacralisation et ladésocialisation de la mort y expliqueraient même la multiplication destroubles persécutifs et des phénomènes de possession dus à des défuntsinsatisfaits (L.-V. Thomas, 1982).

"Dans la société traditionnelle, poursuit l'anthropologue,l'individu est pris en charge par la collectivité [... ] ; il n'est qu'unmoment dans un phylum continu, immuable, immortel, tel que le li­gnage, le clan, l'ethnie. Cette insertion profonde dans le groupe socialest liée à des croyances réconfortantes: ainsi la mort n'affecte qœl'individu-apparence, ce qui suffit pour faire comprendre que la cultureafricaine tourne le dos au déni de la mort. Au contraire, le jeune Afri­cain occidentalisé, urbanisé, coupé de son milieu traditionnel, connaîtaujourd'hui un comportement devant la mort qui ressemble étrange­ment au nôtre" (L. -V. Thomas, 1978: 74).

Violence et mauvaises morts

La violence urbaine est porteuse de mauvaises morts, qui lais­sent derrière elles des orphelins et des veuves. Pire que la perte dl sou­venir du défunt, qill est une disparition sociale, la mort sans descen­dance est un anéantissement. La mort de l'adulte est stérile et coûtecher à la société, bien qu'elie puisse aussi être féconde dans le cas dlprophète, du martyr ou du révolutionnaire14.

Des groupes persécutés tels les Baga de Guinée ou les Ikd'Ouganda connaissent des situations si terribles qu'ils ne peuvent plustranscenderla mort en l'apaisant par des rites funéraires et qu'ils aœn­donnent leurs cadavres (L.-V. Thomas, 1982: 250-1). Dans des villesen proie à la violence comme à Lagos, où l'on peut voir des cadavrestraîner dans les rues, la question est de savoir si les rites funéraires sonten perte de vitesse et s'ils ne permettent plus de dédramatiserla mort.A la campagne, on doit ainsi se contenter d'un substitut, souvent d'uncaillou, pour enterrer le migrant disparu en ville ou à l'étranger.

Mais autant l'absence de violence pendant les élections localesau Nigeria prouve que les municipalités n'ont pas de pouvoir, autant

14 Lanson, A . Mourir pour le peuple. Paris, Cetf, 1970.

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les affrontements politiques autour de l'enterrement d'un militant enAfrique du Sud démontrent l'importance sociale des funérailles. Ùl

mort attire la mort. Le cortège d'un enterrement est une proie facile etest fréquemment l'occasion d'une revanche sanglante (D. Everatt,1992). Ainsi de cet attentat qui a fait 18 morts au cimetière de Tokozale 6 octobre 1991 lors des funérailles de Sam Ntuli, un militant assas­siné de l'ANC secrétaire général de la CAST, l'Association des Civicsdu Transvaal du Sud 15. Ou de ces représailles qui ont fait 10 morts le27 avril 1991 lors de l'enterrement de Moses Khumalo, le maire IFPde Diepmeadow à Soweto, assassiné parce qu'il avait refusé de démis­sionner suite aux pressions dela CAST.

La mort peut aussi être un substitut symbolique et métaphysi­que des luttes politiques 16. Pour éviter la fabrication de martyrsd'opposition et la transformation de pèlerinages en manifestations, lesautorités font disparaître le corps des morts gênants, tel celui d'un Mai­tatsine à Kano en 1980. A Port Harcourt en 1995, l'armée garde latombe de Saro-Wiwa.

Pas plus que la violence, l'anonymat urbain ne dilue le souvenirdes défunts. Les mascarades des ancêtres défilent toujours dans les ruesde Calabar. Au milieu des embouteillages à Lagos, on peut voir œam­buler des sorciers masqués représentant les défunts 17. L'esprit œl'enfant abiku du roman de Ben Okri continue de hanter une ville yo­rouba aux prises avec les violences du parti des pauvres et du parti desriches 18. Les associations tribales <pi persistent en ville se préoccupentplus que jamais des malades et des morts. Elles renvoient les corps auvillage afm de les enterrer dans la dignité. li s'agit aussi de ne pas ds­créditer le reste du groupe lorsque les plus pauvres s'avèrent incapablesde payer les funérailles. Les morts, au même titre que les fous et lesdélinquants juvéniles, sont rapatriés à la campagne parce qu'ils sontsusceptibles de déshonorer la communauté. Les amicales ethniques œBrazzaville et de Dakar ne traitent plus tant des difficultés de la vie ur­baine que des cérémonies familiales relatives à la mort, pour les pre­mières, et à la naissance, pour les secondes l9.

Dans les townships d'Afriquedu Sud, les sociétés de funéraillesont toujours été actives et attirent toutes les classes sociales. La pre­mière apparaît en 1932 sur le Rand. Dans la moins pauvre des œn-

15 Commission Goldstone : Report Into the Violence at Tokoza. Pretoria,17/1111992 64p.

16 Jeu, B : Le sort, la mort, la VIolence. Paris, Editions universitaires, 1972.

17 Beier, U.: The Egu Cult in Nigeria. Lagos, 1956.

18 Okri, Ben: La route de la faim (The Famished Road). Paris, Julliard. 1994. 640p. ;Okri, Ben: Songs of Enchantment. nIB, Le Cap, David Philip, 1994. 297p.

19 O'Deyé-FlOZi, Michèle: Les associations en villes africaines, Dakar-Brazzaville. Pa­ris, L'Hannattan, Villes et entreprises, 1985. 123p.

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lieues noires à l'ouest de Johannesburg, jusqu'à 65% des familles enfont partie, 50% à Soweto en 19722°. De la même façon que les gangsaméricains vénèrent leurs camarades tombés au combat, les militantscultivent le souvenir des héros de la lutte armée. La participation auxfunérailles reste obligatoire sous peine de sanction. On continue ~verser la goutte des ancêtres avant toute libation en Afrique de l'Ouest.Dans le malheur, on observe même souvent un regain du culte des an­cêtres. Les prénoms défient alors la mort et protègent, soit en faisantappel à Dieu pour le Dieudonné du Bénin, soit en dévalorisantl'individu pour l'immuniser, quitte à lui faire porter des nomsd'esclaves ou des qualificatifs dégradants21 . Au Nigeria, le chanteur Fe­la Anikulapo Kuti est "celui qui a la mort dans sa poche".

SUICIDE ET URBANISATION

Sur un continent sinistré, rayé de l'agenda des économistes etdéclassé dans les priorités des diplomates, on évoque souvent "la résis­tance morale" des Africains, plutôt paradoxale face à une pauvretéabyssale et à d'atroces dictatures. Parmi les arguments retenus pourétayer ce genre de thèses, le suicide est parfois présenté comme WlC

preuve a contrano d'une certaine vitalité, étant entendu que les contin­gents de morts volontaires sont, toute proportion gardée, inférieurs àceux des pays développés.

TI n'est pourtant pas possible de dire avec certitude que l'on sesuicide moins en Afrique qu'ailleurs. Nous n'avons pas de chiffres oupresque sur les taux de suicide, et peu d'études, hormis des monogra­phies d'anthropologues. Quand bien même nous admetterions le postu­lat d'une plus grande résistance des sociétés africaines au suicide, il res­terait à s'interroger sur le rôle de l'urbanisation dans ce domaine.

Le suicide, acte tabou selon la tradition, doit-il être interprétécomme l'expression d'une anomie sociale en milieu urbain, ainsi qœle pense Durkheim22 ? Faut-il mettre "la rage de vivre" des Africainssur le compte de la persistance des liens lignagers et claniques enville? La violence urbaine influe-t-elle sur les comportements suici­daires, elle qui achève de disloquer des communautés tout en resserrantdes liens de solidarité sur une base plus étroite?

20 Kuper, H. & Kaplan, S.. VoJunlaJy Associations in an Urban Township. AfTlcanSludres voI.3, 1944: 182

21 Par exemple "Viande" ou "Poubelle" chez les Sér~re du Sénégal. Voir aUllSi Houis,M. Les noms individuels chez les Mossi. Dakar, !FAN, 1963, vol.17.

22 DurkheIm. E. : Le suicide. Paris, Alcan, 1897; Giddens, A., 1971.

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Les sociétés africaines et le suicide

Les taux de suicide recensés en Afrique sont moindres que dans1'hémisphère Nord. Dans les années 1960-1965, il Y ainsi 0,9 suicidepour 100.000 habitants au Nigeria, 0,93 en Zambie, 0,91 au Kenya eten Ouganda, 0,84 au Ghana, au Bénin et en Côte d'Ivoire, 0,8 en Tan­zanie et au Gabon, 0,78 au Sénégal et au Mali, contre une moyenneeuropéennede 17 (L.-V. Thomas, 1975: 173). En Afrique du Sud en1955, le taux monte à 8,65 du fait de la présence blanche mais est infé­rieur à la moyenne de 36 autres pays examinés par l'ONU, qui est œ9,65 (F. Meer, 1976: 35). Les différences entre groupes raciaux sontmarquées en RSA. En 1988-1989, le suicide est responsable de 20,2%des morts violentes de la communauté blanche, soit un taux de 15,2pour 100.000 habitants, contre 11,4% chez les Indiens, soit un taux œ7,4, seulement 3,7% chez les Métis, soit un taux de4,6, et 3,1% chezles Noirs, un taux de 3,723 .

En l'absence d'état civil et d'appareil statistique fiable, les chif­fres restent délicats à manier. Pour des raisons culturelles, bien des sui­cides sont dissimulés par les familles et ne sont pas reconnus en tantque tels dans les chiffres sur la mortalité24. Les suicides déguiséscomme les noyades, les accidents de la route et l'empoisonnement,voire l'alcoolisme, sont moins faciles à répertorier que le suicide v<rlontaire, qui s'effectue souvent par pendaison. De plus, les registres œmortalité ne tiennent aucun compte des tentatives ratées de ceux quiont voulu attenter à leurs jours, bien qu'on puisse supposer que le rnp­port entre les suicides enregistrés et les suicides dissimulés demeureconstant.

Les sociétés africaines situent le suicide dans le domaine œl'irrationnel (P. Bohannan, 1960: 263). Toute mort volontaire ouprématurée est interprétée comme un acte de malveillance extérieur,quoique les Gisu d'Ouganda fassent un peu exception25. Les musul­mans autant que les chrétiens méprisent les suicidés. Us ne les enter­rent pas décemment. Le suicide est un acte honteux, sanctionné, fré­quemment assimilé à la folie. U est souvent nié. Les Tiv du centre dlNigeria sont persuadés que les leurs ne se suicident jamais et ils ne

23 SA Barometer vol.6, n"17. 28/8/1992; 252.

24 Cela vaut aussi bien pour l'Afrique que pour le reste du monde. Fn France auXIXème siècle, les suicidés sont enterrés en toute discrétion. sur l'acte d'attestation mortuaire, ilest fréquent de substituer le mot d'aliénation mentale à celui de suicide ou de faire regarder par lemédecin légiste ce genre de mort comme un accès de fièvre chaude. Fn Grande Bretagne aussi,les suicidés sont considérés comme indignes d'être enterrés parce qu'ils auraient trahi l'idéal dela royauté.

25 TIs condamnent le suicide parce qu'il est diabolique, contagieux et héréditaire. Maisils le considèrent comme une alternative entre la vie et la mort, un choix et non une folie. TI n'estpas lié à la sorcellerie car celle-ci relève du meurtre. La Fontaine, Jean; Homicide and Suicideamong the Gisu, ln Bohannan, P., 1960; 94-129.

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parviennent pas à expliquer le phénomène chez les autres tribus de larégion26. Pareillement, les Luyia de la province de Nyanza au Kenyadisent qu'ils ne se suicident pas27.

Malgré la diversité des comportements, la condamnation du sui­cideest une constante s'il dérangela tradition, même en milieu urbain.L'acte est refoulé, ou à tout le moins caché. Dans un article Précurseur,G. Le Goff a interrogé sur ce thème 182 élêves-maîtres de Gorée: 86n'avaient jamais entendu parler de suicides et 96 disaient avoir eu con­naissance d'au moins un cas28. A Port Harcourt, le suicide d'un jeuneenseignant de l'université a été nié avec véhémence, bien qu'il sc [fitagi d'un Blanc et qu'un assassinat eüt été matériellement impossible.On aurait pourtant pu s'attendre à d'autres réactions dela part d'une in­telligentsia universitaire qui avait voyagé en Europe.

Mais pourquoi donc les Noirs devraient-ils être moins inspiréspar le suicide que les Blancs? Sommes-nous en présence d'une immu­nisation culturelle, d'un contrôle social plus efficace ?

L.V. Thomas répertorie trois catégories de suicide africain: ac­tif, actif-passif et passif (1982: 114-8). Aucune ne répond aux critèresde l'anomie durkheimienne. La première comprend le suicide dit"égoiste", qui vise à se venger des vivants ou à laver dans le sang unehumiliation telle que l'impuissance, la stérilité ou une dette. La se­conde hénéficiede la complicité de l'entourage car elle est conforme àla coutume; ainsi du suicide oblatif du vieillard qui désire rejoindre sesancêtres ou du guerrier blessé qui ne veut pas tomber vivant aux mainsde l'ennemi, parfois de la mort accidentelle mais rituelle de l'adolescenten cours d'initiation29. Dans la troisième, enfin, il s'agit d'une auto­destruction psychosomatique du fait de la croyance en un envoütemenl.

C'est ainsi parce que l'individu est trop intégré à sa communau­té que la vieillesse ou le déshonneur le poussent au suicide, parfoispour un fait anodin. En même temps, une "collectivité prévenante" etsécurisante explique le faible nombre de suicides. En milieu rural, lerèglement des conflits par la palabre collective permet d'éviter les af­frontements, les réactions agressives et, par conséquent, les suicides3o.

26 Bohannan. Paul: Honûcide Among the Tiv of Central Nigeria, ln Bohannan, P.,1960: 30-64.

27 Bohannan, Paul: HonûClde and Suicide in North Kavirondo, ln Bohannan, P.,1960: 154-78.

28 Le Goff, G.: Les Noirs se suicident-ils en A.O.F.? Bul/elln du Comllé d'Eludes his­tonques el SCIentifiques de /'AOF vol.21, n'l, janv. 1938: 130-39.

29 Les méthodes d' initiation sont souvent fort éprouvantes physiquement comme mo­ralement. Les jeunes pygmées doivent par exemple rester trois jours dans une fosse avec un ca­davre et beaucoup en reviennent fous. Trilles, R.P. : Au coeur de la forêt équatoriale: l' lime despygmées d'Afrique. Paris, Cerf, 1945 262p.

30 Collomb, H. & Collignon, R. : "Les conduites suicidaires". PsychopathologIeafncalne (Dakar) vol. 10, n'l, 1974: 22-114

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Les techniques funéraires de maîtrise de la douleur protègent contre lamélancolie et le suicide31 .

Le suicide dans les sociétés dites primitives est qualifié parDurkheim d'altruiste parce qu'il répond à la demande pressante ligroupe, ce qui est le cas des vieux, des infirmes, des femmes après lamort de leur mari ou des serviteurs après celle de leur maître. Le prêtredes Dinka, dit "mmÙ"e de la lance", demandait à se faire enterrer vivantquand il se sentait vieux32. Les Hottentot abandonnaient leursvieillards loin du kraal afin de les laisser mourir de faim, à moinsqu'ils ne fussent dévorés par les animaux. Les Bushmen du Kalahariles enfermaient dans œfragiles enclos et continuaient sans eux leursdéplacements nomades33 . Les femmes sulrn du Zaïre se suicidaientaprès la mort de leur mari.

n s'agit là de suicides institutionnalisés, à l'exemple du harakiride la noblesse japonaise, qui sert de sanction sociale pour éviter lahonte et la disgrâce du groupe, ou des cérémonies d'immolation enInde, qui font fonction de sacerdoces pour les veuves. Le suicide desvieux se faisait une fois leur descendance assurée et avec leur assenti­ment, bien qu'avec l'aide appuyée de la communauté. Ce sacrifice œrégénération était différent de celui de ces rois cacochymes que lesHaoussa et les Yorouba tuaient defaçon rituelle avant qu'ils ne devins­sent trop vieux et que la sénilité ou la maladie les empêchassent œgouvemer34.

En pays balobedu dans l'est du Transvaal, la reine Modjadji,déesse de la pluie, devait se suicider pour laisser la place à une de sesfilles adoptives35. Au XVllIème siècle en pays yorouba, on évitaitd'éventuels complots du vivant du roi d'Oyo en obligeant le fils âmé limonarque, l'aremo, à se suicider juste après la mort de son père àl'instar de "l'eunuque de gauche" chargé des affaires politiques (M.Crowder, 1978: 40). Les notables ashanti demandaient à accompagnerleur monarque dans sa dernière demeure36. Les épouses du roi du Da­homey en faisaient autant sans même avoir été désignées pour être sa­crifiées37. Le roi du Swaziland, devenu vieux, se contentait de partici-

31 Thomas. L.·V. : L'ethnologue devant la mort, ln IVème Congrès de la Société fran­çai3e de thanatologie: Mort natureUe et mort violente. Suicide et sacrifice. Lyon, 1972. 185p.

32 Lienhardt, R.G. : Divinity and Experience, the Religion of the Dinka. Oxford,1961 ; Douglas, M. : De la souillure. Paris. Maspero, 1971 : 188-9.

33 Schapera, 1. : The Khoisan People of South Africa. Londres, Routledge & KeganPaul, 1960: 162.

34 Baurnann, H. & Westermann, D : Les peuples et les civilisations de l'Afrique. Pa-ris, Payot, 1967.

35 Tribut., nIB, mai 1994' 44-8.

36 Rattray, R.S. : Religion and art in Ashanti. Londres, 1959: 107.

37 Le Hérissé, A.: L'ancien royawne du Dahomey. Pari., Lamse, 1911: 100.

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per symboli~uementà un simulacre de mise à mort par le truchementd'une vache3 .

Nombre d'observateurs ont empiriquement assimilé le suicideen Mrique subsaharienne à une sorte de code d'honneur résultant d'uneatteinte à la dignité humaine plus que de la misère elle-même. Par op­posé à un suicide du malheur dans le monde occidental, celui du cha­grin d'amour de la Phèdre d'Euripide, le suicide de l'Mrique tradition­nelle est plus question de déshonneur que de privation. La colonisationeuropéennea ainsi conduit au suicide des chefs traditionnels privés œleurs privilèges coutumiers ou défaits militairement. Au Nigeria en1907, Dada, le baie d'Ibadan, préféra mettre fin à ses jours plutôt qœde démissionner sous la pression des Britanniques. En 1917, Ola, unseigneur de guerre baJogun, poussé dans ses derniers retranchements parles Anglais qui réclamaient son banissement d'Ibadan, attentat à sa viepour les mêmes raisons39. En 1956, le roi des Igala, l'atta Ame Umo­ru Oboni, se suicida parce qu'il avait été accusé de pratiquer la magienoire et d'avoir ordonné des sacrifices humains pendant les festivitéstraditionnelles oeho. Il était au pouvoir depuis 1946 et sa mort marquala fin du prestige de la couronne. Le cadavre d'Okonkwo, dont la pen­daison conclut le fameux roman de C. Achebe, Le monde s'effondre,est tout aussi symbolique d'une certaine forme de résistance à l'arrivéedes Britanniques40.

Point n'est besoin de colonisation cependant pour susciter dessuicides d'honneur. En Ethiopie, c'est au point culminant de la reôel­lion et de la désertion dans son royaume que l'empereur Tewodros sesuicida en avril 1868 (D. Crummey, 1986: 139ss). A un autre niveaude la hiérarchie sociale, ce sera pareillement le sens de 1'honneur quipoussera au suicide un Peul surpris en flagrant délit de vol decbêvre41 .

Il existe en Mrique subsaharienne un autre type de motif, danslequel le déshonneur importe moins que la vengeance mais qui est toutaussi différent du suicide anomiquede Durkheim (P. Bohannan, 1960 :11-2). Plus qu'un appel au secours, le suicide-revanche vise à jeterl'opprobe sur celui <pi est considéré comme le responsable indirect didécès. Quelqu'un étant forcément responsable du suicide d'autrui, lefantôme de la victime reviendra d'outre-tombe tourmenter ceux quil'ont persécuté de son vivant.

W. Cannon a ainsi confirmé la réalité de morts vaudou où desdes individus en bonne santé étaient soudainement décédés après qu'on

38 Beidelman, T.a : Swazi royal ritual. Afnca 1'01.14, 1944: 230-56; Beidelman,Ta: The SwazI, a South African Kingdom New York. 1964.

39 JenkJ.ns, George' Go1'emment and Pohtics in Ibadan, .n Lloyd, P.C., 1969: 218

40 Achebe, Chinua Le monde s'effondre. Paris, Présence africaine, 1972. 2S4p.

41 David, Ph.. Aspects humains de la justice et principalement de la justice pénale auNiger, .n Poirier, Jean: Etudes de droit africain et de droit malgache. Paris, Cujas, 1965.

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leur ait annoncé qu'ils étaient sous le coup d'une malédiction. Le stresspsychologique avait eu l'effet d'un choc opératoire, d'une crise cardia­que42. Le trauma psychosomatique du mauvais sort peut en effet pro­voquer la perte d'appétit, la maladie, voire le refus de vivre. L'étatmental influe sur l'état physique et peut conduire au suicide. K. Whytecite le cas d'un individu qui avait d'abord été reconnu coupable d'avoiracculé au suicide un débiteur par le biais d'un fétiche. Mais la courd'appel del'Mrique de l'Ouest britannique rejeta l'argument du juge œpremière instance selon lequel, "dans la mentalité indigène, le gri-gripeut constituer une peur bien fondée de dommage sérieux et même œmort, sinon immédiate, du moins inévitable et irréversible". Les ma­gistrats décidèrent"qu'il n'y avait aucune preuve que l'invocation d'ungri-gri pouvait raisonnablement conduire la victime à se suicider"(1974).

M.D.W. Jeffreys explique le suicide-revanche en se référant aumythe de Samson, qui a mis fin à ses jours pour se venger et tuer sesennemis43. il distingue deux types. Le premier est basé sur la ven­geancesupernaturelle. En effet "les morts sont universellement traitésà un rang supérieur à celui des vivants" car l'esprit des revenants estplus puissantM. Un fantôme saura mieux venger la personne qui en futincapable de son vivant45. Un jeune garçon se suicide ainsi pour que

son sang rejaillisse sur les Anciens qui l'avaient outragé46. Au débutdu siècle dans le Rivers, un médecin britannique rapporte comment il asauvé un habitant de Brass qui avait essayé d'attenter à ses jours àOpobo pour que "son esprit règle les litiges que sa chair ne pouvait pasconclure"47. On œtrouve des cas semblables en Namibie, au Tanganyi­ka, chez les Kitarad'Ougandaou avec l'esprit ngozi des Shona de Rho-dési 48e .

Le deuxième type de suicide-revanche est basé sur les repré­sailles sociales. Dans certaines communautés, les biens d'un mari sont

42 Cannon, Walter: Woodoo Death. Amerlcan anthropologlSt 42, 1942: 169-81.

43 Jeffreys, M.D.W. : Samsonic Snicides or Suicides of Revenge Among Afric""", lnGiddens, A., 1971 : 185-96.

44 En Grande Bretagne, c'est seulement en 1823 'lU' on cessa d'enterrer les suicidésaux carrefours des routes en vue "d'induire en confusion l'esprit vengeur du fantôme quant à ladirection de sa maison, [ce 'lUi n'était pas sans lien avec) la pratique de planter un pieu dans lecoeur du cadavre pour l'empêcher de quitter sa tombe". Hocart, A.M. : Death Customs. NewYor!<:, Encyclopedia of the Social Sciences, vol.5, 1948: 23; Puckle, B.S.: Funeral Customs :Their Origin and Development. Londres, 1926: 152.

45 Sumner, W.G. & Keller, A.G. : The Science of Society. New York, 1946: 1,641.

46 Hobbly, C.w.: Anthropological studies in Kavirondo and Nandi. Journal of theAnthropologicallnstltute vol.33 , 1923: 358.

47 Leonard, AG.. The Lower Niger and its Tribes. Londres, 1906' 259.

48 Vedder, H. : The Heren, The Native Tribes of South West Africa. Le Cap, 1928:198; Gouldsbury, G. & Sheane, H.: The Great Plateau of Northem Rhodesia. Lonw..s, 1911 :85; Roscoe, J. : The Bakitara. Cambridge, 1923 : 42; Crawford, J.R. : Witchcraft and Sorceryin Rhodesia. Oxford, Oxford University Press, 1967: 246-7.

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confisqués si sa femme se pend49. Chez les Gisu d'Ougandaou les Luodu Kenya, la menace du suicide peut servir de moyen de pressionSO.Les Gisu demandent un sacrifice pour calmer les esprits irrités; qœl­qu'un d'extérieurà la famille est chargé de dqiacer le cadavre, et il estpayé fort cher pour cela, avec un taureau. Chez les Ewé de Ho au Gha­na, la famille élargie du suicidé doit payer une amende pour purifierl'ensemble de la tribu. il est criminel de se suicider car toute vie hu­maine appartient au roi ; le cadavre est exposé à la réprobation publi­qœ51. En pays ashanti ou fanti, toujours au Ghana, la personne qui aincité au suicide porte le blâme de la communauté52. Elle doit payerune grosse somme d'argent ou se suicider à son tour pour consoler lafamille de la victime53. Si le défunt était au service du roi, sa mort doitentraîner celle du responsable du drame. La pratique du "suicide sur latête d'un autre" engage ainsi la vie de celui dont on veut se venger,bien que la palabre se conclue rarement par la mise à mort du coupableet plutôt par des compensations matérielles54.

En pays yorouba, le suicide en présence d'Wle autre personneest ressenti comme une grave insulte. Celle-ci sera en effet accuséed'avoir provoqué le suicide et devra payer Wle grosse amende souspeine d'être obligée de se supprimer. Le cadavre du suicidé ne sera pasenterré mais déposé dans la maison de l'agresseur incriminé jusqu'à œque satisfaction soit donnée à la famille de la victime55. Pareillementchez les Bafout du CameroWl anglophone, le suicide est Wl moyen ha­bile de se venger lorsqu'il est commis dans la maison de son ennemi,qui doit alors déserter les lieux56. Un peu plus loin chez les Bamoun,le chef de village doit donner un esclave au roi et verser Wle amende autribunal coutumier afm de compenser la vie penlue57. En Afrique dlSud, la justice coutumière des Vendapunit celui qui est tenu pour res-

49 EnYisagé ainsI, la menace de suicide est un chantage qlÙ sert à apaiser les tensionsfamiliales et linùte les querelles de ménages Roscoe, J. : The Bagesu. Londres, 1924: 41 ; 00­ke. CM' Social Control among the Lambas Bantu Sludles yol.2. 1923-1926: 39.

50 La Fontaine. J, t960, op Clt.: 94-129: Wilson, G.M., ln Bohannan, P., 1960:237.

51 Manoukian, M. : The Ewe-speaking People of Togoland and the Gold Coast.Londres, 1952: 38; Ellis. A.B The Ewe-speaking Peoples of the Slave Coast. Londres,1890: 224

52 Rattray, R.S Ashanti Law and Constitution. Oxford, 1929: 312, cité ln Hoebel,E.A .. The Law of Primitiye Man. Cambridge (Mass.), 1954: 242.

53 Bowdich, T.E.. Mission to Ashantee. Londres, 1819: 258-9; Dupuis, J. : Resi­dence in Ashantee. Londres. 1824' 238; Ellis, A.B. : The Land of Fetish. Londres, 1883 :242.

54 Ellis, A.B.. The Tshi-speaking Peoples of the Slaye Coast. Londres, 1887 : 302.

55 Stone, R.H. : ln Mrica's Forest and Jungle. Londres, 1900 : 248; Ajisafe, A.K. :The Laws and Customs of the Yoruba People. Lagos, 1924: 32.

56 Ritzenthaler, R. & P.: Cameroon Village. Milwaukee, 1962: 62-3.

57 Jeffreys, M.D W.. 1971, op. cit . 193.

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ponsable d'un suicide; l'acte est considéré comme une forme de meur­tre58.

Les attributions sociales du suicide de revanche, comme cellesdu suicide d'honneur ou du suicide institutionnalisé, démontrent lapuissance des liens lignagers et claniques, l'insertion sociale d.:l'individu dans le groupe. Mais aucun de ces suicides n'est antinomiqueavec le désespoir. Les motivations entretiennent entre elles des rela­tions complexes qui ne sont pas exclusives les unes des autres. Désho­noré, l'Mricain peut se sentir acculé et mettre fin à ses jours avecl'arrière-pensée d'une vengeance post-mortem. La dernière bravade faceà la mort n'est pas incompatible avec la fuite devant le danger. En1929 pendant les troubles naaka en pays tiv au Nigeria, la répressionpolicière fut telle que beaucoup de suspects préférèrent se suicider aprèsleur arrestation, autant pour sauver leur honneur de la prison que parpeur de la brutalité des ugwana, les agents de police locaux59. La pré­disposition au suicide des Noupé du centre-Nigeria, qui dépend pourNadel de l'intégration sociale, suit aussi une logique durkheimienne6O.

A. Bayet fait la distinction entre la morale simple des petitescommunautés, qui condamne et criminalise sans équivoque le suicide,et la morale nuancée de civilisations urbaines plus complexes commela Grèce et la Rome antiques ou l'Europe modeme61 . Ce serait nier auxMricains la faculté du choix que de résumer leur suicide à une fatalitérésultant plus ou moins automatiquement de la pression du groupe. Ceserait aussi leur ôter la capacité de suivre en milieu urbain un proces­sus de modernisation qui, tout au moins pendant la Révolution indus­trielle du monde occidental, s'est accompagné d'un relâchement desliens communautaires et d'une recrudescence du suicide. En milieu ru­ral, l'appartenance au groupe et l'instinct grégaire ne valent d'ailleurspas toujours mieux que l'individualisation urbaine. Ds développent ledevoir d'obéissance et peuvent inciter au meurtre collectif, voire géno­cidaire comme au Rwanda.

Le problème est que les études sur le comportement des Mri­cains à l'égard du suicide ont surtout porté sur les communautés tndi­tionnelles. En ville, les ethnologues ont épargné leurs efforts, laissantle travail aux sociologues. A notre connaissance, aucune étude globaleou monographique n'a jamais été vraiment entreprise sur la relation en­tre urbanisation et suicide en Mrique subsaharienne. Tout juste peut-onciter l'ouvrage de F. Meer sur Durban, qui, dans les années 1950, est la

58 Slayt, H.A. ; The Bavenda. Oxford, 1931 ; 163.

59 East, R.; Alaga's Slory. Londres, 1939. 275-8, cité ln Tamuno, T.N.. 1970; 97.

60 Nade1, S.F. : Byzance DOire, le royaume des Nupe au Nigeria. Paris, Maspero,1971.

61 Bayel, Albert: Le suicide el la morale. 1922.

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ville d'Afrique du Sud où l'on se slÙcide le plus chaque année, avec14,66 morts volontaires pour 100.000 habitants contre 8,65 dans lereste du pays (1976 : 35).

Du fait de leur poids démographique,les Noirs de Durban totali­sent le plus grand nombre de slÙcides mais leurs taux sont moindresque ceux des Européens. Le critère de la pauvreté rejoint cellÙ de larace. Les taux, qlÙ ne diminuent pas lorsqu'on s'éloigne du centre-villeen direction de la campagne, n'entretiennent pas de relation directe avecla densité de population car l'habitat des Noirs expulsés vers la péri­phérie est très étalé. Si l'on se réfère au type de logement, les tauxsont supérieurs dans les quartiers pauvres habités par des populationspeu scolarisées. Les marginaux des camps de squatters paraissent pour­tant moins se slÙcider que les célibataires des compounds dont femmeset enfants sont restés à la campagne, ce qlÙ témoigne d'un plus grandcontrôle social chez les migrants ruraux venus en famille (F. Meer,1976: 48,57,59.62,239 & 241).

n semble donc que le slÙcide des Africains de Durban, en tantqu'inadaptation à un mode de vie urbain, plÙsse être interprété commeun indice de modernisation et de changement social à la Durkheim. "lamesure du slÙcide est une mesure normale de la ville, dit L. Chevalier,et l'étude du slÙcide apparaît comme un chapitre nécéssaire de la démo­graphie urbaine", avec celle de la maladie et de la vieillesse (1958 :340). L'alcoolisme, flagrant dans les townships sud-africaines, ou ladrogue des area boys de Lagos témoignent d'une forme de laisser­mourir par la maladie, la cirrhose ou l'intoxication.

De deux choses l'une. Soit effectivement il y a montée du sui­cide chez les citadins d'Afrique, ce qlÙ remplit les conditions dJ."contrat" durkheimien. Soit il n'yen a pas, auquel cas nous sommespartagés entre deux points de vue. Le premier est optimiste. L.e slÙcide,ou plutôt son absence, n'est alors pas la preuve de l'insouciance dessociétés africaines mais bien plutôt de leur maturité, de leur élasticitédans un environnement morbide, de leur capacité à adapter le contrôledes Anciens en brousse à la nouvelle donne urbaine. Le second point œvue est pessimiste. Cul turali ste, il envisage le slÙcide comme le ver­sant peu développé d'une violence intrinsèque, congénitale, quis'exerçerait contre autrui sous la forme du crime ou de de l'émeute.

De l'influence de la violence politique

Selon les théories durkheirniennes, les taux de slÙcide auraienttendance à diminuer pendant les guerres, qlÙ renforcent la cohésion so­ciale. Mais ils augmenteraient pendant les périodes de dépression éco­nomique, qlÙ désintègrent les liens communautaires. Le slÙcide ne

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clÙmine pas au moment des tourmentes révolutionnaires. "Les grandescommotions sociales, rapporte L. Chevalier en citant Durkheim, avi­vent les sentiments collectifs, déterminent une intégration plus forte àla société: les hommes se rapprochent; l'individu pense moins à luiqu'à la chose commune" (1958: 356). Au contraire, les taux de sui­cide gonflent pendant les années de profonde misère qui précèdent lesconvlÙsions politiques; ils les annoncent presque. Au XIXème siècle,on n'hésite pas à mettre le suicide sur le compte de la politique et <hrelâchement des moeurs qui décolÙe, écrit un contemporain, de "l'idéedémocratique, c'est-à-direla croyance générale à la possibilité de parve­nir à tout et les déceptions cruelles qui en réslÙtent, l'exagération de ladoctrine des intérêts matériels, les catastrophes inséparables de la con­currence illimitée, les excitations effrénées du luxe, le sentiment desprivations rendu plus dOlÙoureux par un plus grand développement in­tellectuel, l'affaiblissement du sentiment religieux"62.

Le rapport inverse entre le suicide et les autres types de violenceamène des criminologues du XIXème siècle à penser que suicide ethomicide sont les deux manifestations antagonistes d'un même état etd'une même cause, la misère. La selÙe différence est que suivant le mi­lieu social et l'époque, le pauvre tue ou se tue. On assiste en période œdépression économique à une augmentation de la criminalité mais àune diminution du taux d'homicide63. Des sociologues arrivent à uneconclusion plus nuancée. Pendant les crises économiques,l'augmentation du taux de suicide des pauvres, moindre que celle des ri­ches, est supérieure à celle des homicides, dont les milieux défavoriséssont généralement les auteurs. Le suicide, en tant que désir d'être tué,de mourir et de tuer, n'en est pas moins un revers de l'homicide64.

Si pendant la seconde guerre mondiale à Durban le nombre œsuicides des Noirs augmente et semble contredire la théorie <hukhei­mienne, alors que celui des Européens diminue, cela tient à la mise enplace de l'apartheid. Le taux passe même du simple au double à partirde 1948. Le cas rappelle celui des Noirs américains, dont le taux œsuicides augmente moins pendant les années 1930 que celui des Blancspuisque de toutes façons, crise économique ou pas, leurs souffrances etleurs frustrations sont déjà très grandes en période de prospérité65. ADurban dans les années d'après-guerre, les taux recensés dans les zonesnoires en viennent même à dépasser ceux des zones blanches. A partir

62 Brière de Boismonl: De l'influence de la civilisation sur le suicide. Annalesd'HygIène, 1855, cilé ln o.evali.,., L., 1958' 353.

63 Corre, A. : Crime el suicide. Pans, 1891.

64 Halbwach.s, Maurice: Les causes du swcide. Paris, A!can, 1930: 295-318: Gor­ceix, M. & Zimbacca, M. : Etude sur le suicide. Paris, Masson, 1968.

65 Hemy, Andrew F. el Sh.ort, James: Suicide and ExleTUai Restraint, ln Giddens, A.,1971 : 64.

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des années 1960, les taux de suicide des Noirs rejoignent les niveaux œceux des Européens, des Métis ou des Indiens (F. Meer. 1976: 37-9,59.231-3,236,239 & 241).

A l'écheUedu pays, la violence politique a aujourd'hui une in­fluence indéniable sur la commission œsuicides. Les policiers noirs sesuicident 36 fois plus que leurs frères de couleur dans le civil parce queleur rôle dans la répression les a coupés de leur communautéd'origine66. Un adolescent noir sur cinq a des tendances à la dépression.Panni ces derniers, un quart envisagent de se suicider, 9% sont "prêts àtout casser" et 12% disposés à "faire du mal et à tuer" (R. Malan,1991: 254). La violence révèle d'une certaine manière le désarroid'une société en proie à de profondes remises en question, avec 1.700suicides en 1991, soit 1% du taux de mortalité selon les statistiques of­ficielles. Dans la communauté blanche, le suicide est la troisièmecause de décès non naturels après les accidents de la route et les homi­cides. Des pères de famille tuent désormais femmes et enfants avant œmettre fin à leurs jours. Le "familicide", inconnu avant 1980. ou pasreconnu comme tel, est généralement le fait d'Afrikaners (B. McKen­drick, 1990: 13).

Tant au Nigeria qu'en Afrique du Sud, la violence urbaine, engrande partie criminelle, peut être assimilée à une période de dépressionéconomique plus qu'à un mode de mobilisation politique, ce qui devraitdonc se traduire par une augmentation du suicide selon la théorie dIr­kheimienne. Mais les choses ne sont pas si simples. A Kano en 1980,un "vertige suicidaire" précipite les fanatiques de la secte Maitatsine au­devant des forces dc l'ordrepour que leur sacrifice garantisse l'accès auparadis (G. Nicolas, 1983: 145). Le suicide, et pas seulement celui dIkamikaze, a une vocation politique incontestable, quitte à témoignerpar la même occasion d'une forme d'apathie. Le médecin sud-africainduromandeJ.M. Coetzees'étonnedece que Michael K, un vagabondnoir un peu simplet, se laisse mourir de faim. La résistance de ce œr­nier consiste justcment à ne pas résister, une situation paradoxale oùl'instinct de survie cède place à une inclination morbide, alors qu'enprincipe le suicide cst "un acte de la volonté contre le corps humain"67.

En d'autres termes, le suicide de la violence urbaine s'analyseaussi bien comme une forme de communication politique que commele reflet d'une dislocation sociale. A défaut d'une augmentation avéréedu nombre de morts volontaires dans la ville africaine, la pensée dIr­kheimienne, qui lie le suicide au relâchement de l'encadrement reli-

66 Race RelatIons Survey, 1992 : uxvi En France, il n'est pas évident que le suicidefasse plus de ravages en milieu policier il cause des spécificités de la profession. Pommereau,X. : Du suicide en rnùieu policier. LIbératIOn 231411996 : 6.

67 Coetzee, J M Lofe and Times of Michael K Londres, Penguin, 1983 : 164.

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gieux, n'est pas contradictoire avec le succès et la prolifération des sec­tes.

LE REFUGE DE LA RELIGION

La violence urbaine provoque toutes sortes de repli sur une viecellulaire ou communautaire. La religion est une forme de retraite. His­toriquement, les missions chrétiennes ont d'ailleurs servi de refugesaux déviants qui voulaient échapper à la pression tribale, tels que lesfemmes adultères, les hors-la-loi et les personnes suspectées de sorcel­lerie. Les convertis étaient considérés comme des traîtres, que les Xho­sa d'Afrique du Sud appelaient mfengu ("parias errants") parce qu'ilsavaient fui l'expansion militaire zouloue dans les années 1820. LesTswana, dispersés par ces guerres et divisés en chefferies, ont aussi ététrès réceptifs à l'évangélisation parce qu'ils n'ont pas connud'organisation politique centralisée.

Au Nigeria aujourd'hui, des messes monstres rassemblent jus­qu'à 20.000 personnes et attirent les citadins dans des sortes œ"camps" de recueillement à la périphérie des agglomérations. S'y re­créent des "villes célestes" à l'écart des turbulences de la cité, descommunautés modèles qui réinventent un nouvel ordre économique surla base de coopératives. Sur la route d'Epe à la sortie de Lagos, le fon­dateur de la secte Bethel International, Gabriel Oduyemi, fait ainsiconstruire un temple capable d'accueillir 5.000 fidèles, "Wondercity"68.A Iju dans la banlieue d'Agege, l'homme d'affaires Adeyemi Lawson,président du conseil municipal de Lagos de 1954 à 1960, ouvre aussien 1970 un compound, "Grailland", pour accueillir son mouvement re­ligieux, Grail. De son côté, Alex Ibru, fondateur du Guardian, inaugureen 1992 une retraite religieuse, l'Inlra-Faith Centre, dans l'État du frl­ta à Agbarha-Otor (l'. Forrest, 1994: 93 & 135). Mentionnons encorecette communauté utopiste et plus ancienne de saints apôtres à Ayeto­ro, fondée en 1947 par des Séraphins et des Chérubins aladuro pourprotester contre les meurtres de jumeaux chez les Yorouba Dajed'Igbokoda dans l'Ondo69.

En RSA, les églises africaines constituent aussi des groupes œréférence qui permettent aux Noirs de s'adapter au mode de vie urbain,sachant que le sentiment d'insécurité en ville ne vient pas de la pauvre­té en tant que telle mais de l'impression d'isolation sociale. D'après

68 Le Monde 5/1/1996: 9.

69 Barret. S.R. : Communalism, Capilalism and Stranfication in an African Utopia.Journal of AsJan and Afrlcan Slud.es vol 13. n·I-2. 1978; Barret, S.R.: The rise and fall ofan African Utopia : a wealthy theocracy in cooperative pernpective. Waterloo (Ontario). WilfriedLouv;er. University Press, 1977.

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M. West, les sectes recrutent beaucoup de nouveaux arrivants, de frus­trés, de malades, de vieux et d'analphabètes (l975 : 87). Bien que mo­quées par les élites africaines, elles mettent en place des réseaux de fra­ternité, de sociabilité et de contrôle.

Les églises aladura du pays yorouba rappellent un peu le mou­vement sioniste en Mrique du Soo7o. Elles sont souvent menées JXIfdes guérisseurs. L'a1adLua est celui qui prie. L'église apostolique dIChrist, dite du Faith Tabernacle, naît ainsi à Ijebu-Ode pendant uneépidémie de grippe en 1918. Ellc se séparc de l'églisc anglicane et sereconnaît une certaine influence américaine. Elle devient la plus grosseéglise aladura. Ses activités sont reprises en 1930 à llesha par un pro­phète, Joseph Babalola. Ce dcrnicr nc fait pas de politique mais va enprison pendant deux ans parce qu'il prêche contre l'impôt colonial etsuscite des troubles publics. En 1925, entre deux épidémies de peste àLagos, apparaissent les Chérubins et les Séraphins, d'abord sous lenom de Société du Diamant. Ils répondent à l'autorité de deux pèresfondateurs: Moscs Orim Olade Tunolashe et Christiana AbiodunAkinsowon. L'Eglise du Seigneur, elle, est inaugurée en juillet 1930 àOgere, en pays ijebu, par Josiah Olunlowo Oshitelu. De par sa taille,c'est la troisième plus importante église aladura.

Autant les aladurades années 1920 sont des églises de la guéri­son, autant les nouveaux mouvements religieux d'aujourd'hui com­blent un vide idéologique, politique et éthique71 . La National Churchof Nigeria, devenucle mouvementGodian en 1975, a par exemple étél'aile spirituelle du NCNC et a suivi lcs préceptes d'Azikiwe selon les­quels Dieu aurait tout aussi bien pu être noir72. La confrérie de laCroix et dc l'Étoile, la Brotherhhodof the Cross and the Star, fondée àCalabar par Olumba Olumba Obu dans les années 1950, cst une églisenationaliste, anti·colonialis\c ct anti-impérialistc qui revendique main­tenant deux millions d'adhérentsdans le mondc13.

L'effervescence de ces mouvements religieux, de pair avec lamodification des rites funéraires, témoigne ainsi dc l'impact de la vio-

70 Cameron MItchell, Robert· Religious Protest and Social Change: The Origins ofthe Aladura Movement in Western Nigeria, ln Rotberg, R.I., 1970: 458-96; Ray, B.: "AladuraChristianity: a Yoruba religion". Journa/ of Re/IglOUS Alfalrs v01.20, n0111, 1993; Peel,J.n Y. : Aladura: a religious movement among the Yoruba. Lond...,.., Oxford UniversIty Press,1968.

71 Ojo, M.A.. "The contextual signifirance of charismatic movements in contempara­ry Nigeria". Afnca vo1.58, 1988 175-92.

72 OIupona, J.K New religious movements and the Nigerian social order, ln

Ludwar-Ene, G. (ed.) . New religious movements and society ID Nigeria. Bayreuth University,1991. 31-52.

73 MOOn, F.M Nationalistic Motifs in a Nigerian New Religious Movement, ln

Ludwar-Ene, G. (ed.) : New religious movements and society in Nigeria. Bayreuth University,1991: 71-82.

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lence urbaine. Étant donnée la dimension métaphysique de ces phéno­mènes, il serait cependant hasardeux d'y voir là un aspect un peu sin­gulier des pratiques d'autodéfense. La même question se pose en ce quiconcerne le recours à la sorcellerie, registre qui lui aussi fait appel auxpLÙssances surnaturelles.

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Chapitre Il

LA SORCELLERIE ET LA JUSTICE SPONTANÉE

Devant l'ampleur du banditisme et l'inefficacité de la répressionpolicière, les mesures d'autodéfense ne sont pas toutes rationnelles. Al'instar du succès des sectes, les pratiques et les croyances liées à lasorcellerie, le juju nigérian ou le muti sud-africain, n'ont pas déclinéen milieu urbain, bien au contraire. Elles sont ambiguës. Si les protec­tions et les craintes magiques peuvent permettre un certain contrôle so­cial, la sorcellerie apparaît surtout comme une « figure morbide de œ­règlement ». Il en est de même de la justice spontanée, dont l'effet ré­dhibitoire sur la criminalité est plus que douteux mais dont la brutalitéest certaine.

LA PERSISTANCE DE LA MAGIE EN VILLE

Les gouvernements africains ont vainement interdit la sorcelle­rie comme l'avait fait le colonisateur. Y. Brillon pense même que ladécolonisation a favorisé la recrudescence de la sorcellerie (1980: 74­6). Les craintes magiques ont été moins contrôlées qu'autrefois par lesmécanismes traditionnels de protection et de contrainte sociale. Dansun milieu urbain encore récent, la persistance de ces croyances n'estpas surprenante1. "Le dépaysement, affirme G. Balandier,reste cause œdésarroi. Le rôle joué par les magiciens, établis en bordure de la villeau contact de la zone sauvage qui constitue le domaine des dieux, en

1 D n'est qu'à se rappeler le Paris du XVJllème siècle, lorsque la police combattait lespratiques superstitieuses et cherchait à embastiller les guérisseurs, les charlatans, les devins, lespossédés, les magiciens et autres sorciers. A cÔté du marabout inunigré de Barbès, le rebouteuxd'aujourd'hui tient toujours boutique passage de la Main d'Or. Farge, Arlene: La vie fragile:violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIème siècle. Paris, Hachelle, 1986: 270...

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témoigne" (1958' 263). La différence est que, sortie de son contexted'origine, la sorcellerie s'est individualisée.

"La ville, dit J. La Fontaine, produit de nouvelles anxiétés ettensions [... ] La vie urbaine est très compétitive, les échecs sont plusfacilement apparents (... ] n n'est donc pas surprenant que les croyancesen la magie continuent d'y f1eurir"2. Les difficultés personnelles ou larécurrence des coïncidences sont interprétées comme des manifestationsde l'invisible en vertu du principe des correspoodances3. Le citadin afri­cain croît au mauvais sort, par exemple au ndoki du Kinois. Les élitestout comme les pauvres vont régulièrement rendre visite à des fétichis­tes, des devins, des herboristes et des docteurs traditionnels. Ibadan eucompte quelque 900 en 19634. Dans la vieille ville de Kano, chaquequartier a son marabout, ses protections magiques et ses armes.

L'influence des magiciens, estime R. Sandbrook, révèle une"propension à voir le mal comme la conséquence d'une action indivi­duelle, d'un caprice, et non d'une domination de classe et d'une exploi­tation impersonnelle" (1982: 187). L'injustice sociale est perçue àtravers la malveillance personnelle. Le double emacinement des cita­dins, écrit l-M. Gibbal, "se signale aussi par des références à un sys­tème d'explications (magie, sorcellerie) qui [... ] exclut une prise œconscience de classe" (1974: 391). Les accidentsdela vie citadine telsque la perte d'emploi, la maladie ou le vol sont mis sur le compte de lasorcellerie5. Ces croyances ne sont pas sans traduire l'extension du li­gnage familial, depuis la campagne jusqu'à la ville, pour punir celuiqui brave la coutume.

En Afrique du Sud, l'influence des esprits tokoloshe est énonne,bien que le correspondant du New York Times croit qu'il s'agisse d'unphénomène mineur mis en avant par les Blancs pour soulignerl'arriération des Noirs6. A Johannesburg en 1985, 85% des foyers noirs

2 La Fontaine, Joan S. : CIty Polities : A Study of Leopoldville, 1962-3. Cambridge,Cambridge University Press, 1970. 182.

3 Clyde Mitchell, J. : The Meaning ID Misfortune for Urban Africans, ln Fortes, Meyer& Dierterlen, G. : African systems of thought. Londres, Oxford University Press, 1965: 192­203.

4 Maclean, Una Magical Medicine: A Nigerian Case Study. Londres, Allen Lane,1971. 133. VOlf aussi Touré, Abdou & Konaté, Yacouba: Sacrifices dans la ville: le Cltadinchez le devID en CÔte d'Ivoire. Ab.djan, Editions Dougar; Van Binsbergen, WJ.M. : Ritual,C1ass and Urban-Rural Relations: Elements for a Zamb.an Case Study. Cu/lures and Develo·pment v01.8, n"2, 1976: 209; Parl<in, David 1. : The Cultural Definition of Political Res­ponse Lineal Destiny Among the Luo. Londres, Academie Press, 1978: 148.

5 Gibbal, Jean-Marie: Relations ville-campagne et interprétations de la malchance enmilieu urbain de CÔte d'Ivoire, ln CNRS, Paris, 1972: La croissance urbaine en Afrique noire etil Madagascar: 617-24.

6 Lelyveld, Joseph: Afrique du Sud: l'apartheid au jour le jour (trad. de "Move yonrshadow: South Africa, black and white"). Paris, Presses de la Cité, 1986. 295p.

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ont recours à quelque 10.000 sangoma (guérisseurs) et inyanga(sorciers) soutenus par 40.000 marchands d'onguents et d'herbes médi­cinales (R. Malan, 1991 : 216). L'Association de la médecine tIali­tionnelle en Afrique du Sud compte 179.000 membres, dix fois plusque l'ordre des médecins modernes. Chaque équipe de football, chaquegroupe de musique, chaque chef d'entreprise a son féticheur attitré.

Au Nigeria, un sondage montre que 92% des garçons et 88% desfilles dans les écoles secondaires catholiques et 10% du clergé croient àla sorcellerie7 ! Les équipes defoot de Kano requièrent l'aide de bokaye(magiciens haoussa) qui leur suggèrent de cacher un talisman dans leurschaussettes, d'entrer sur le terrain à cloche-pied et d'enterrer une amu­lette laya dans les buts de l'adversaire8 . Les cordonniers du marchéKurmi cousent des amulettes et des talismans layoyi da Kambu9 . Ùl

folie en haoussa (houka, labin hankali) diffère de l'anormalité du sim­ple d'esprit (wawa, dola). Elle est mise sur le compte de l'interventiondes esprits aljanu, voire de la sorcellerie sammu, plus rarement sur lecompte de l'abus de drogues 10. Dans le sud-ouest yorouba, la sorcelle­rie juju est puissante. Quand Michael Imoudu, un vétéran du syndica­lisme exilé par les Britanniques en 1943, fait un retour triomphal àLagos en juillet 1945, il porte une robe JUJu et une queue de chevalmagique, ce qui ne correspond guère à l'image que l'on a d'un"socialiste" a priori rationaliste ryv. Oyemakinde, 1975). Les oonduc­teurs yorouba arborrentla devise lie dl pour protéger leur véhicule desforces du mal et de l'accident11. Tie da? signifie à peu près: "où estton superpouvoir" ? Le marché de Jankara à Lagos regorge de gris-grisqui vont de la patte de lapin à l'organe humain. Les trafics de têtes œ­fraientla chronique. Sur le campus des universités, les rites d'initiationpour entrer dans des sociétés secrètes soumettent l'étudiant à des testsmentaux et physiques puis lui font boire une mixture faite d'urine, œsalive, d'ongles, de cheveux, de sang et d'alcool 12.

7 Singleton, M. & Mertons, F. . Let My People Go : A Survey of the Catholic Churchin Western Nigeria. BruxeUes, Pro Mundi, 1974.

8 Haruna, Mohanuned & Abdullahi, Salisu A . The ·Soccer Craze" and C.1ub Forma­tion among Hausa Youth in Kano, Nigeria. Kano Studles, 1991: 120.

9 Na-Ayuba, Alhassan : Yantatsine, an analysis of the Gardawa uprising in Kano,1980-1985. Kano, BUK, M. Sc. thesis, Political Science, 1986: 41.

1°llyasu, A. & Last, M : The presentation of mental il!ness al the Gorondutse Psy­chiatrie Hospital, Kano. Kano Stud,es n° sp~cial, 1991: 41-70.

II Bayo Lawuy!, OIatunde : The world of the Yoruba taxi driver: an inte'l'retive ap­proach 10 vehiele slogans. Afnca vol.58, n° l, 1988: 1-\3.

12 Sunday Tnbune 211411991.

2fr7

La guérison et le contrôle social

En fait, il Y a deux sorciers: le bon, guérisseur; le mauvais,féticheur et mangeur d'âmes13 . La sorcellerie est ambigüe. Celle quiconsiste à jeter un sort est violente; celle qui sert à apaiser les dieuxet à guérir ne l'est pas. En pays haoussa, les channes magiques sontaussi bien utilisés par les voleurs que par ceux qui veulent s'en prému­nir (D. Poitou, 1978: 136). Une bouteille enterrée au milieu de lamaison sert à se prémunir des malfaiteurs et symbolise les divinitéslaya san ou kayngida. Un envoûtement est censé empêcher le voleur œressortir de la concession. Le marabout a recours à l'ordalie, à la géo­mancie ou à des pratiques divinatoires avec sept cauris pour retrouver lemalfaiteur. Le sarkin JXUe caricature d'ailleurs le "chef des voleurs"pour apprendre aux jeunes à s'en méfier. De leur côté, les bandits ontplus d'un gri-gri dans leur sac: dyibi pour devenir invisible, kambadega ("la main en l'air") qui rend invulnérable car il arrête la main surle point de frapper, guru safari ou guru kusu, qui est le médicament dIfer pour éviter les blessures occasionnées par des armes à feu, etc. Onretrouve le même genre de procédés chez les Ibo en ce qui concerne lescharmes ebl agu pour hypnotiser l'ennemi ou èbùbè agù pour se rendreinvisible (E. Isichei, 1977). Les trafiquants de drogue yorouba, eux,utilisent des procédés isuju pour aveugler l'ennemi, gbetugbetu pour sefaire obéir et aynube pour garantir leur retour sans encombrel4.

Dans l'Afrique traditionnelle, il ne pouvait y avoir de méfaitsans coupable, quitte à faire intervenir l'invisible. Le crime était perçucomme une transgression, un acte antisocial. Les sanctions pouvaientprendre une fonne psychologique (évitement, ridicule, ostracisme), pa­trimoniale (amende, restitution, compensation) ou physique (sévicecorporel, peine de mort). Les pratiques divinatoires et la preuve totémi·que, où les ancêtres étaient censés dénoncer le coupable, intervenaientdans les procédures judiciaires. Le guérisseur dibia des Ibo, le prêtrebabalawo des Yorouba ou les membres de la société secrète Idiong desIbibio jouaient le rôle du devin. Leur magnétisme, à based'hypnotisme et de persuasion psychologique, faisait "craquer" plusd'un suspect. Dans bien des cas, la seule invocation du juju suffisait àfaire restituer le bien volé ou à dénoncerle criminel.

13 Rosny, Eric de : Les yeux de ma ehêvre : sur les pas des maltres de la nuil en paysdouala, Cameroun. Paris, Plon, 1981. 458p.

14 Adelona, Ade' Traditional Healers on Drug Law &foreemenlm Kalu, Awa U, &Osinbajo, Yemi : Nareolies Law & Potiey in Nigeria. Lagos, Federal Ministry of Iustiee, 1989 :182-7,

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Le dépôt de la plainte nécessitait de fortes présomptions car leplaignant lui-même s'exposait à l'ordalie, le jugement des dieux. Chezles Uzereen pays isoko à l'ouest du delta du Niger, l'épreuve eni con­sistait à traverser à la nage une mare infestée de crocodiles. Ailleurs,l'huile bouillante et l'absorption de poison étaient des procédés simi­laires. Chez les Tiv, les enquêtes évitaient les morts humaines ensoumettant des poulets à l'ordalie ; des chiens chez les ldoma (LN.Tamuno, 1970: 79-80). L'aveu constituait la preuve idéale, qu'il aitété soutiré par la persuasion, la pression des parents ou la torture (Y.Brillon, 1980: 112-23). Le serment jouait un rôle essentiel car il ex­hortait les dieux et les morts à châtier le parjure ou le faux témoi­gnage. C'était un excellent détecteur de mensonges. On le retrouvaitsous la forme du mbiam chez les lbibio et du wuru chez les popula­tions du Borgou, où il s'agissait d'ingurgiter un peu d'eau mélangée àde la terre ramassée devant la maison du chef de Bussa15.

Maintenant, la persistance des croyances en la magie répond enquelque sorte à la déculturation qu'implique l'application du droit mo­derne. Celle-ci est dangereusecar elle vide les règles de leur contenu re­ligieux et donc de leur nature préventive. Les pensées mauvaises, lessacrilèges, les blasphèmes, les actes d'impureté et les violationsd'interdits ne sont plus sanctionnés par la loi du colonisateur à moinsde troubler l'ordre public. Or dans la tradition, la magie protège d1mal, encadreles populations par des tabous et est elle-même contrôlée.Dans la cosmologie yorouba, la ville d'Ipolo abrite un tribunal chargéde juger les sorciers. Les condamnations invoquent Oko, dieu œl'agriculture chassé du trône d'Irawoparce qu'il pratiquait la chasse auxoiseaux avec trop d'habileté et opprimait la population. Rejeté à la li­sière de la forêt, il avait dfi se convertir aux travaux de la ferme pour nepas mourir de faim. Gourmand, il avait voulu manger d'un coup toutesa récolte d'igname et la Terre l'avait puni en lui infligeant la lèpre.Ses compagnons sont les serpents venimeux comme le mamba noir àtête rouge, les scorpions et les araignées. Son intermédiaire sur terre

est Guhitli, un serpent emoulé sur lui-même. Si l'on viole un taboud'Oko, les lèvres de l'offenseur se couvrent des plaies de la lèpre16.

Les croyances en la magie édictent de véritables règles de disci­pline1? Les sociétés secrètes dépistent les éléments maléfiques et in-

15 NigeriaMagazine n091, déc. 1966: 316.16 Wenger, Susanne' A Life with the Gods in thoir Yoruba Home1and. Worgl

(Autriche), Perlinger, 1983. 236p.

17 Verhaegen, Beno1t: Rébellions au Congo. Kinshasa-Bruxelles, Centre de recher­ches et d'information socio-politiques, 1969: II, 350...

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terdisent le vol ou l'adultère à l'instar du culte Atinga des Egbado enpays yorouba, importé de la Gold Coast et du Dahomey à la fin desannées 194018. En pays ibo, la société Aménjo était responsable de laloi et de l'ordre (E Isichei, 1977). A partir de Benin, le culte Owegbe,dont les loges ont essaimé dans le Midwest jusqu'en pays ishan, urho­ho, itsekiri et ika-ibo, a agi comme une "agence surnaturelle" de con­trôle social, punissant les crimes et les mauvaises conduites. SelonT.N. Tamuno, elle a été un exemple significatif de "la rivalité entrepolice visible et police invisible [et de] la capacité du culte secret pré­colonial à devenir une organisation qui transcende les barrières ethni­ques ct double les partis politiques" (1970: 214). La société Owegbe,favorable à la création d'une région du Centre-ouest, s'opposait àl'Action Group et à la fraternité Ogboni des Yorouba de la régionOuest Les organisations de lutte contre la sorcellerie ont comblé unvide politique et beaucoup d'entre elles sont nées pendant la transitiondes indépendances 19.

La compélJtion entre sorcellerie et police d'État est toujours vi­vace, ainsi qu'en témoigne un raid de la NPF en 1994 contre un petitvillage de l'Akwa lhom où la société Ekpo rendait justice par elle­même20. Les sociétés secrètes et la justice traditionnelle font fonctionde police parallèle. Les autorités policières entretiennent des rapportsambigus avec les organisations de lutte contre la sorcellerie, peu al­minalisées pendant la période coloniale. En pays yorouba dans les an­nées 1950, certains policiers furent même suspectés d'appartenir à unesociété secrète qui sévissait à Epe, Shagamu et Ijebu Ode aux alentoursde Lagos (T.N. Tamuno, 1970: 204-16). R. Marchal soutient aussique la collaboration des populations avec la police pourrait être en fXlr-

18 Morlon-Wil~ams,P : The Atinga Cult atnong the South-Western Yoruba: a socio­logical anal)'s,s of witch-fmding movement. Bulletm de l'IFAN vol 18. séries B, n"3-4, 1956'315-6.

19 Wlllis, R.G Instant miIIenniwn : the sociology of Afncan witch-c1eansing cults,ln Douglas, M. (ed.): Witcheraft Confessions and Accusations. Londees. Tavistock, 1970 Voiraussi l'étude ancienne SUT le mou'''cment Bamucapi des Bemba. Richards, A.T. : A modem mo­vernen! of witch-finders Afnca vol 8, n"4, 1935: 448-61; WiUis, R.G.: Kamcape: an anti­sorcery rnovement in South-western Tanzania. Af71ca voL38, n"I, 1968: 1-15; Parkin, DMedecines and men of mf1uence Man voL3, 1968: 424-39; Abrahams, R.: A modem witch­hunt among the Lango of Uganda. Camb71dge Anthropology voLlO, n"I, 1985: 32-44;Heald, Suzette Controlhng Anger. The sociology of Gisu violence. Manchester UniversityPress 1989. 236p

20 En Sierra Leone il l'instigation d'un ancien professeur d'lustoire,le Dr Alpha Lava­lie, tes habitants se sont organisés en milices années et ont rescussité les sociétés secrètes Kara­manjor et Poro pour lutter contre Je banditisme et repousser les mcursions des rebelles, quitte àce que les rondes des chasseurs de la brousse concurrencent celles des solàats gouvernemen­tau, Newswalch 21/11/1994: 29-30; Afnca Confidentuû vol.35, n"7, 1/4/1994: 7.

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tie un détournement de la lutte contre la sorcellerie, sans rapport avecune adhésion au pouvoir politique21 .

LA SORCELLERIE SOURCE DE VIOLENCE

Revers de la médaille, les croyances en la magie ne font pas qœprévenir les actes de délinquance et renforcer les sentences de la justicecoutumière. Elles permettent d'abuser de la naïveté des populations. APort Harcourt, un charlatan a ainsi berné les crédules en leur faisantcroire qu'il allait faire fructifierleur épargne. En juin 1991, la police adécouvert dans un débarras du supermarché Chanrai's la pièce où ilavait entreposé l'argent qu'il leur avait dérobé22.

Plus grave, la sorcellerie paraît surtout produire de la violence.Elle désigne, pour reprendrele mot de G. Ballandier, "le désordre cachéen toute société" (1988: 109). Les médias insistent sur les aspectsmacabres qui dégoûtent et attirent le public. Les croyances en la magiesont néfastes pour deux raisons. La première est qu'elles commandentdes pratiques délictueuses au regard des valeurs occidentales. Ùl.

deuxième tient aux conséquences de la croyance populaire, du fanatismeà la chasse aux sorcières.

Au coeur du pays ibo, les gardiens de l'oracle Aro se servaientdes sociétés secrètes pour recruter des mercenaires comme les Adad'Abam, les Ohafia et les Igbere, où le lâche ujo était méprisé et où lestatut social était fonction du nombre de têtes coupées. Chez les Oha­fia. l'initiation à la société Edern requérait ainsi le meurtre (E. lsichei,1977). Dans le sud-cst ibibio, une vague de crimes a fait 157 morts en­tre 1943 et 1947, 48 rien que pour l'année 1946. Ils ont été imputés àla société de l'homme-léopard Ekpe lkpa Ukot bien qu'on n'ait jamaisvraiment prouvé de lien avec le culte traditionnel ldiong23 . La plupartde ces meurtres rituels, dont le dépeçagedes victimes visait à imiter laféroci té du léopard, réglaient dans le sang une dispute à propos d'un li­tige foncier, d'un adultère, d'un divorce ou d'une dette. Le mouvement

21 Dans un village bougandais par exemple, une majorité des dénonciations conce...Daient des empoisonnements. Obbo, c.: What Went Wrong in Uganda, ln Bernt Hansen, H. &Twaddle, M.: Uganda Now; Between Decay and Deve1opment. Londres, James Cuney, 1988:209-23, cité ln Marchal, R., 1991 : 44-5.

22 Le procédé de la "chaloe" ou de "l'avion" est classique, comme en témoignel'affaire Caritas en Rownanie, dont le patron s'est comparé à un "saint" et a accaparé jusqu'auquart de la masse monétaire nationale. Voir aussi Jacobs, R. : La multiplication des billets debanque. Abidjan, Institut de criminologie, 1972; Fratermté-Malln 14/2/1975.

23 Udoma, Udo: The Story of the Ibibio Union. Ibadan, Spectrum, 1987: 116-47.

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de "1 'homme-léopard", ainsi appelé par la police en référence à des pré­cédents en Sierra Leone chez les Sherbro ou au Congo belge avec lessociétés anLOto, avait pour fief Ikot Okoro, où il était accusé de trouverappui auprès des devins et des herboristes du culte ldiong24 Deux foisproscrit, en 1947 puis en 1951, celui-ci a survécu sous couvert <èchristianisme; en 1959, une nouvelle vague de meurtres a cette foisété mise sur le compte d'une bande criminelle, les Amauke. Aux mar­ges du pays ibo, la société secrète Odozi Obodo ("les réparateurs de laterre") d'un chef abakaliki d'Isieke, Nwiboko Obodo, a aussi été àl'origine, en 1958, d'une centaine de meurtres qui visaient surtout leslui suspectés de vol ou d'adultère. A l'origine, cette société avait pourfonction d'arbitrer les conflits et de "protéger" les marchands itiné­rants25. Mais elle dégénéra en escadrons de la mort, dont les repré­sailles coûtèrent la vie à plus de 200 personnes. Là encore, les autori­tés interdirent l'association criminelle, qui ressurgit clandestinementsous d'autres noms comme Ogha Agawara, c'est-à-dire "le diable sanspitié". Chez les Tiv de la Bénoué, autant la mise à mort des voleursétait rare, autant les décès résultant d'accusations liées à la sorcellerieétaient nombreux26. Le pays tiv était traditionnellement une régiontroublée, avec ses sanglantes chasses aux sorcières naaka et nyambua(le culte du boeuf) de 1929,1939, 1945 et 1948 qui dénonçaient aussiune administration impopulaire, autocratique et corrompue27.

En Afrique du Sud, le meurtre muti vient du zoulou umuti :"arbre, remède, médecine". il s'agit, rapporte J. Evans, d'un "crimecommandité par un sorcier et ayant pour but l'obtention de parties àJcorps humain -dérivant du principe des trophées- destinées à rentrerdans la composition de remèdes, drogues ou talismans à vertu protec.­trice, fertilisante, aphrodisiaque ou supposés renforcer le pouvoir <èl'individu ou du groupe" (1992: 48). Les désordres politiques et so­ciaux ont favorisé de telles amputations d'organes humains, en particu­lier dans les provinces du Nord et du KwaZulu-Natal, par exemple àPort Shepstone, Kosi Bay, Umbumbulu et Umlazi28. D'après J.-f.

24 Coquery.Vidrovitch, Catherine' Rébellions et Révolutions au Zaire. 1963-65. Pa­ns, L'Hannaltan, Racines du Présent, 1987: J, 38.

25 TSM 16/1/1994: 15

26 Bohannan, Paul: Homicide Among the Tiv of Central Nigeria, ln Bohannan, P.,1960 : 30-64.

27 Les émeutes de 1960 et 1964, elles, ont essentiellement été attisées par les rivalitéspolihques de la nallve authoTlty NPC du Tor Tiv contre l'Action Group etl'UMBC.

28 Evans, J., 1992: 51 ; Evans, J. & Singh, P. : Muti Murders: R!tua1 Responses toStress. [M,Calor South Afnca vol.8, n04, 1991; Evans, J.: Scapegoat Intended' Aspects ofViolence in Southern KwaZulu, ln Minnaar, A, 1992; Llbérallon 617/1996. 7

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Bayart, "le déchaînement des affrontements dans le ndimsi, ce mondecaché où combattent sorciers et "guérisseurs", tout à la fois préfigure etrépercute la brutalité de la compétition politique"29. La sorcellerie con­tribue à créerun climat de terreur dans les régimes autoritaires30.

L'immunisation magique multiplie l'ardeur et la cruauté dlguerrier. Les militants du PAC, les poqo, scarifiaient leur front avantd'affronter les forces de l'ordre (c. Saunders, 1984: II, 196). Lescombattants zoulous utilisent la pommade intsizi. A Inanda dans lesenvirons de Durban, tant les guerriers de l'Inkatha que les comrades œl'ANC prennent des médecines muti pour se rendre invincibles. Aprèsl'application du remède, raconte Robert Papini , un chercheur du muséed'histoire locale de Durban, on doit sauter par dessus un feu dont onvient d'avaler la fumée (seqa inTelezi) et s'abstenir de se laver etd'avoir des relations sexuelles pendant trois jours. Le test ukuTshopaconsiste à se piquer avec une épine pour savoir si son sang est fort oufaible. Thomas Shabalala, fameux seigneur de guerre de la région,s'enorgueillit ainsi de n'avoir besoin ni de la police du KwaZulu ni œcelle de la RSA pour se défendre,mais de son seul muti, «avec l'aidede Dieu ». Les deux camps ont recours à des protections magiques, etpas seulement l'Inkatha. A Mpumalanga par exemple, on chante uneformule (ayitheshi, ayltheshl) pour être épargné par les balles œl'adversaire et pour que les revolvers de l'ennemi s'enrayent31 . Un con­seiller municipal d'Inanda a forcé les habitants à verser une obole œRIO pour acheter des médecinesmuti et rendrcles vigilantes invisiblescontre les comrades (H. Hugues, 1989). Il n'est pas jusqu'à l'arméesud-africaine qui ait cu recours à des sangoma pour motiver ses soldatsblancs, à tel point qu'on a accusé la SADF d'avoir aidé à la fondationen 1986 du South African Traditional Healer's CounciI32 !

A Kano en 1980, le prophète Maitatsine a soulevé des fanati­ques qui chargèrent contre la police sans peur de la mort, ce qui a pro­voqué la panique dans les rangs des forces de l'ordre (G. Nicolas,1981). Protégés d'une aura miraculeuse, les adeptes de Maitatsine ontconfectionné avec des parties du corps de leurs ennemis des talismanscensés conférer à leurs porteurs des pouvoirs exceptionnels. Face à unepolice corrompue qui tuait les survivants, torturait et refusait eau etnourriture aux prisonniers, Maitatsine a eu beau jeu de "diaboliser" les

29 Bayart. J.-F.: Microprocédures Politique africaine vol.2, n07, sept. 1982: 41.

30 Williams Gwyn, David: ldi Amin. Death Lighl of Mrica. Boston, Little Brown andCompany, 1977: 125-33.

31 Kockott, Fred: Children of Violence. Sunday Tribune 14/10/1990: 5.

32 Weekly MalI 9/8/1991 & 21/2/1992.

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forces de sécurité et d'inciter ses fidèles à recourir Il des sables magi ­ques, à des tatouages et à des potions juju (P. Lubeck, 1985 : 385).

Pendant la guerre du Biafra, raconte W. Boyd, on a pareillementévoqué l'ascendant de prophètes sur la résistance et le zèle superstitieuxdes Ibo encerclés par les troupes fédérales . Ces sorciers, dont certainsauraient été officiellement attachés à des unités de l'armée, "jouissaientd'une telle influence que les offic iers refusaient de donner l'ordre d'atta­quer ou de mener leurs hommes au combat à moins que les prophètesne le jugent opportun. Des commandants abandonnaient réguli èrementleurs unités sur la ligne de front pour assister à l'arrière à des réunionsde prières organisées par le s plus célèbres prophètes. Le GénéralOjukwu , chef du régime biafrais, comprit qu'il était sur le point de per­dre totalement le contrôle de son armée et tenta de réduire l'influencedes spiri tualis tes . Sa première mesure fut d'arrêter un des prophètes lesplus populaires et cha.rismatiques, un Mr. Ezenwata, et de l'accuser œ"meurtre par procuration". Un tribunal militaire déclara coupablel'homme, qui fut promptement exécuté. Le moral de l'armée biafraises'effondra totalement et sur -le-champ. Les solda ts refusèrent carrémentde se battre et choisirent soit de s'enfuir, soit de s'écarter. .. C'est l'exé­cution d'un prêtre fétichiste pour meurtre par procuration qui fit perdrela guerre aux Biafrais. La mort de Mr. Ezenwata annonça celle de sonpays"33 1

On relève des phénomènes analogues dans toutes les situationsde violence en Afrique noire . cas d 'anthropophagie rituelle au Libériaavec des free dom fighters qui portent des grenades autour du eou enguise de talismans et s'enduisent le visage d'une poudre blanche, dite[eh, pour détourner les balles en projetant une fausse image ; utilisa­tion des sorciers nyamusuro du Mozambique par la Renarno aussi bienque par les milices gouvernementales Naprama (les "invincibles") avecdes cérémonies mystiques qui préparent les paysans à partir au combatsans armes à feu; sentiment d 'invulnérabilité du mouvement du Saint­Esprit en Ouganda ; recours à des médiums par la guérilla du Zim­babwe en 1966 pour savoir où sont cachés les fusils d'une rébellion di­tant de 1896 ; féti cheurs des Simba de l'Année populaire de libérationau Zaïre en 1964 ; réputation d'invisibilité de Mulele dans le Kwilu etamulettes d'Ma des troupes de Soumialot dans le Ki vu à la même épo­que, etc-'N.

33 Boyd, William : Brazzaville Plage. Paris, Sewl, 1991 : 243-4. Celle relation vienten fait directement d' Akpan, N.l! . The struggle for secession, 1966-70: an account of the Ni­genan civil war. Londres , Frank Press, t 972.

34 AfTlca Co nful ennal vol.31 , n015, jui l. 1990 : 5-6 . Libérati on 2415/1995 : 18,

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Les règlements de comptes

La magie finit par se retourner contre ses instigateurs. Elledonne alors lieu à de sanglants règlements de compte. On accuse parexemple les personnes dont la richesse ou le pouvoir ont une originedouteuse. L'égoïsme, l'immoralité, tout ce qui va à l'encontre des inté­rêts de la communauté est susceptible d'être mis sur le compte de pra­tiques relevant de la sorcellerie. Les personnalités réputées pour leurspouvoirs surnaturels sont naturellement suspectées d'en abuser.L'accusation peut servir de prétexte à l'assassinat pour des raisons quin'ont rien à voir, telles que la vengeance, la crapulerie ou la passion.

Les craintes magiques entraînent des chasses aux sorcières dontla justice est des plus expéditives. En 1989 à Durban, les sorciers in­yanga d'lnandaont dU fuir la région parce qu'ils étaient devenus une ci­ble privilégiée de la population au milieu des affrontements politiques.Dans les villes du sud du Nigeria en 1991, une nouvelle selon laquellede mauvais Haoussa faisaient disparaître miraculeusement les sexes despassants a abouti à des l)1lchages35 . Un témoin français à Enugu ra­contait les rebondissements que pouvait connaître une telle affaire. Surle marché de la ville, un "sorcier" avait été l)1lché dans la journée suiteaux accusations d'un eunuque dont la castration avait servi de pièce àconviction et laissé croire à un coup monté. Le soir, deux policierss'étaient décidés à faire évacuerle cadavre. Ils avaient réquisitionné unevoiture qui passait par là. Mais le conducteur avait obstinément refuséde transformer son véhicule en corbillard parce qu'il emmenait safemme accoucher à l'hôpital. Une bagarre s'était ensuivi, au cours œlaquelle l'automobiliste avait été tué. La foule en colère avait alorsmenacé de tuer le policier assassin, dont le collègue s'était désolidarisé

Wilson. B : Cuits of VlOlence and Counter-Violence in Mozambique. Journal of SouthernAfrlcan Studres juin 1991 ; Honwana, Alcinda Manuel: Divination, Health and Knowledge. AStudy of Divinatory and Healing Practices in the NyamusW'O Institution in Southem Mozambi­que and their Impact on Society Today. SOAS, Research Report, Londres, mai 1992; Golds­tuck, Arthur: The Leopard in the Luggage. Urban Legends from Southem Africa. Londres,PengulD, 1993 : 138-44; Behrend, Heike : Violence dans le nord de l'Ouganda. Le mouve­ment du Samt-Esprlt (1986-1987) Pollllque Afncarne n048, déc. 1992: 103-16; Lan, David:Guns and Rain. Guerillas and Spint Medtwns in Zimbabwe. Londres, James Correy, 1985:146 ; Coquery- Vidrov,tch, Catherine: Rébellions et Révolutions au Zaïre, 1963-65. Paris,L1Iarmattan, Racines du Présent, 1987' 1. 105; Verhaegen, Benoit: Rébellions au Congo.Kinshasa-Bruxelles, Centre de recherches et d'information socio--politiques, 1966: l, 125-7,328 & 1969: II, 344, 548-98.

35 Une telle rumeur avait déjà secoué Abidjan en 1974. Les rustoriens rapportent quedes dispantions d'enfants attribuées à des "coupeurs de tete" ont semé la panique à Abidjan dès1877. Kader: La qwnzaine infernale. Ivorre-D.manche 113/1981. Cité ln Bonnasssieux, A.: DeDenkrada à Vridi-CanaI, chronique de la précarité à Abidjan. Paris, thèse de Doctorat, EHESS,1982: 199. Voir aussi Brillon, Y., 1980: 75.

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et qui mourut d'lUle crise cardiaqueavant même que la populace ne fOtpassée à l'action.

La rumeur, qui fortifie les croyances populaires en la magie,joue un grand rôle36. Elle n'est d'ailleurs pas spécifique aux sociétésnoires. En Afrique du Sud en 1914, les visions d'lUlprophète afrikaner,Niklaas Van Rensburg, ont été interprétées comme annonçant la res­tauration des républiques boers et ont contribué à faire démarrer lUle ré.­bellion au moment même où les Britanniques devaient s'engager dansla première guerre mondiale (1. Wilkics, 1978 : 43-4).

Dans le nord-est du Nigeria en juin 1985, le meurtre d'lUle pe­tite fille de trois ans a mis la ville de Yola sens dessus dessous. On aparlé dl retour de la secte de Maitatsine, qui avait ensanglanté Kano en1980. Les témoins occulaires ont dit avoir vu le meurtrier sucer lesang de l'enfant. Or les partisans de Maitatsine étaient accusés de QlO­

nibalisme. Quand le meurtrier, lynché par la foule, a été transporté à1'hôpital, les autorités ont perdu toute crédibilité parce qœl'administrateur mIii taire du gouvernement local de Yola a déclaré pré.­maturément que le criminel était mort de ses blessures. La mobilisa­tion de la police, note N. Kastfelt, a laissé croire à lUle résurrection œla secte Maitatsine car la population était convaincue d'lUle "alliancediabolique entre l'élite politique et les milieux occultes de la ville", lesautorités protégeant les adeptes de Maitatsine parce qu'elles auraientbesoin de leur magie (1989 : 90). C'est aussi la rumeur qui a enflam­mé l'université d'lféenjuin 1981, après la découverte du corps décapitéd'un étudiant37. Les manifestants ont défIlé contre l'ooni (chef) d'lfé,accusé d'être responsable du meurtre sacrificiel. Ils se sont heurtés à lapolice et quatre étudiants ont été tués. À Owerri encore, la découverteen novembre 1996 de la tête d'un enfant kidnappé à des fins sacrifica­toires a provoqué une émeute. La population s'en est prise aux symbo­les d'lUl enrichissement trop rapide pour être honnête.

La justice spontanée, dite aussi "instantanée" ou "populaire",est souvent directement liée à la sorcellerie. T.N. TamlUlo rapporte lecas de ce musulman d'Ebute Metta à Lagos qui fut assassiné dans larue en janvier 1953 par des Yorouba membres des sociétés secrètesOro, Awo Opa, EglUlglUl et Agemo parce qu'il prêchait l'islam en pu­blic (1970: 208-10). Le policier censé surveiller le déroulement dl

36 Amsi Leakey soutient que la rébellion Mau Mau a commencé en 1948 quand a cir­culé le bruit selon lequel la venue du duc de Gloucesler pour inaugurer la charte municipale deNairobi provoquerait de nouvelles confiscations de terres. Leakey, L.S.B. : Mau Mau and theKikuyu. Londres, Methuen, 1952 95.

37 Dal/y TImes 9, 10, Il & 17/6/1981; Sunday TImes 14/6/1981; The Punch 9 &10/6/1981, cités par Nicolas, G., 1984

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prêche ne trouva rien de mieux à faire que de s'enfuir et ne rapportamême pas la scène au commissariat du quartier. Dix-huit individus fu­rent néanmoins poursuivis en justice et sept exécutés par pendaison.

Après l'indépendance,la justice de l'État a souvent préféréfer­mer les yeux. il y a rarement de témoins et le gouverneur Rasaki à La­gos, qui se vantait d'avoir attrapé lui-même deux bandits armés, a car­rément encouragé ces pratiques, malgré les protestations de la magistra­ture38. Les exécuteurs improvisés de la justice populaire bénéficientd'un consensus et d'une légitimité particulière. Les acteurs anonymesqui participent au lynchage ou à la crémation se dispersent aussitôtaprès et ne dénonceront pas les autres. ils ne se sentent pas coupableset ils n'ont aucune envie d'être accusés de meurtre. En Afrique du Sud,quand les cornrades de l'ANC prétendent éradiquer les superstitions ré­trogrades par des chasses aux sorcières, ils renforcent de fait les croyan­ces populaires (D. Cbidester, 1991 : 43-66). On a calculé que 84 per­sonnes accusées d'envoûtement avaient été brulées ou lapidées dans leseul Transvaal en 198539 .

LE LYNCHAGE

La justice spontanée marque bien des grandes villes africainessous la forme des opérations wet-ee (imbibition d'essence) au Nigeriaou du neckladng (supplice du collier) en RSA, qui utilisent le pneu etle feu pour juger et condamner à la fois, c'est-à-dire immédiatement.Bien que souvent liée aux croyances en la sorcellerie, elle se démarquefranchement de la tradition et de la justice coutumière, qui reposait surle débat, qui consultait, qui utilisait un personnel spécialisé tel que leprêtre ou l'exorciseuret qui mettait l'accent sur la réparation plus qœsur la punition. Celte justice instantanée n'est ni religieuse, ni ethni­que, ni politique. Elle n'est pas non plus un règlement de comptes quis'inscrirait dans une guerres de gangs ou une vendetta. Mais elle dépos­sède l'État moderne de ses prérogatives en matière judiciaire. En pre,­nant la forme de l'autodéfense, elle souligne les carences des pouvoirspublics à assurer la sécurité en même temps qu'elle est une cause struc­turelle de l'incapacité des tribunaux officiels à imposer leur monopole.

38 Wesr Afnca 1990: 436.

39 Dans le district de Mapuianeng en mai 1986 par exemple, les jeunes de Brooklynbnllaient vif trois personnes accusées de sorceUerie. Voir aussi L,bératlOn 20/9/1994: 17.

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La justice instantanée est une catharsis, un défoulement, voireune parodie de sacrifice humain. D'après G. Nicolas, l'allure festive œla justice expéditive de la foule tient du charivari, qui repose sur unetransgression: "une inversion radicalede tous les termes d'oppositionqui fondent l'ordre de la loi: la victime devient bourreau et inverse-ment le persécuté persécuteur [ ] Le chaos se substitue à l'ordre, parceque l'ordre est devenu chaos [ ] L'assassinat devient un acte pieux etnécessaire. Le meurtre devient permis et 1'horreur un spectacle.L'absence de culpabilité des auteurs du meurtre résulte de cette inver­sion des termes et se fonde sur elle" (1984: 20). Proche de spectaclesfascinants et répugnants à la fois comme le carnaval, la corrida, la pro­cession de masques vaudou ou le rite de possession bori en payshaoussa, cette justice sommaire s'apparente à l'ordalie, au jugementdes dieux, épreuve à l'aboutissement de laquelle la mort du suspectprouve sa culpabilité. En sortir indemne innocente et même sanctifie, àl'instar du martyr. G. Nicolas cite le cas d'une femme arrosée d'essenceet sauvée par l'échec répétée de l'inflammation œ ses vêtements(1984: 15). Elle était protégée de talismans.

Le châtiment a aussi valeur d'exemple. Pour E. Ritchken, ilvise plus à punir les criminels accusés de perturber la communautéqu'à expurger le mal en purifiant par le feu4O. Dans le registre médicalde l'immunisation, la vaccination inocule la maladie et la justice spon­tanée injecte de la VIOlence dans le corps social pour le rendre capablede résister à la violence. Les rites d'immolation décrits par R. Girardsacrifient ainsi la victime émissaire avec une belle unanimité (1972).

La justice spontanée n'est pas propre aux Noirs. Elle procèdesans doute du même exorcisme que celui de la crémation des sorcièresdans le monde occidental. A la fin du XlXème siècle dans les mines œdiamant dc la région de Kimberley en Afrique du Sud, les ouvriersblancs, les mggers, ont recours à des lynchages collectifs dignes du FarWest américain. sans procureurs ni avocats41 . La loi, qui condamne enprincipe les actes individuels de violence contre les Noirs accusés œvols de diamants, tarde à s'imposer.

En revanche, le supplice du collier enflammé, qui imbibed'essence les suspects ligotés par un pneu, ne sévit à notre connais­sance que dans les sociétés noires. Au Mali, il a pour nom «article

40 Ritchken. E : Rural Political Violence: The Meaning of the Anti-Witchcraft At­tacks. Johannesburg, Pmjecl for the study of violence, Unive1llity of Witwatersrand.2916/1989: 14.

41 Worger, WillIam: Workers as Criminals. The Rule of Law ID Early Kimberley.1870-85. In Cooper. F., 1983 51-90.

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B.V.» (pour "brûlé-vif') ou «article 320» (300 francs CFA pourle litred'essence et 20 pour la boîte d'allumettes) ; à Haïti, on l'appelle lesupplice du Père Lebrun, du nom d'un marchand de pneus; au Séné­gal, la colère populaire sopi 1rnT contre les Maures désigne à la fois lefeu 1rnT et le slogan wolof de l'opposition, sopi, c'est-à-dire le cban­gement42. En Afrique du Sud, dit W. Ebersohn, le necklacing "est, œmémoire vivante, la forme la plus extraordinaire et la plus spectacu­laire de meurtre"43. C'est un phénomène qui vise les Noirs et non lesBlancs, bien que les historiens rapportent le cas d'incendies criminelsdans les années 1880 où, pour protester contre la réduction de leur paie,des mineurs de l'Anglo-Tharsis dynamitèrent la maison du directeur œl'exploitation et mirent le feu à celle du secrétaire de la mine de Meyeret Charlton, qui brûla vivant dedans44. Dans les années 1980, les vic­times sont des "collaborateurs" (impimpi), des policiers, des con­seillers municipaux, des indicateurs et des femmes suspectées de sorcel­lerie. Les pneus placés sur les toits servent à décourager la vente desmaisons et assurer le respect du boycott des loyers (J. Kane-Berman,1993 : 36). Entre 1984 et 1987, 400 personnes ont subi le supplice dlpneu et 200 sont mortes brûlées vivantes45. Tshis' inyama, c'est-à-dire"cuisons la viande", en référence au broai. ("barbecue") des Afrikaners,est le cri qui annonce la mise à mort, un peu comme le ole qui dénoncele "volem" sur les marchés yorouba. Point n'est besoin de justificationpolitique. La procédure, au Nigeria, est identique pour le chauffard quivient de renverser un piéton ou pour le voleur pris en flagrant délit46.Au mieux, le coupable est battu avant d'être livré à la police.

L'application de la justice instantanée en Afrique se caractérisepar son ampleur et la sévérité des peines, disproportionnée par rapportà la faute commise, parfois un simple larcin. Elle semble protéger la

42 Subtil. Mane-Pierre. Les déçus de la démocratie au Mali. Le Monde 251311992;Bertrand, Monique: Un an de transition politique au Mali: de la révolte à la troisième républi­que Poll/lque afncalne n047, oct 1992' 16-9.

43 Ebersohn, W. : Ring of Ftre. LeadershIp South Afnca vol.6, nOI. 1987: 39-42.

44 Richardson, Peter & Van Helten, Jean Jacques: Labour in the South Mrican goldmining industry, 1886-1914, ln Marks, S., 1982: 92...

45 En décembre 1986 par exemple, un membre de l'organisation de jeunesse de Co­lesberg a été condamné à mort pour avoir incendié une femme qui avait enfreint le boycott imposé par les camarades de l'ANC contre les produits européens. La victime, à qui on avait con­fisqué la viande qu'elle venait d'acheter, s'était plainte à la police et elle avait été accusée d'êtreune collaboratrice. En même temps qu'elle brQIait, deux autres femmes étaient forcées, l'une àmanger sa viande crue, l'autre à boire une bouteille d'huile. Race Relallons Survey, 1987-88:23; Malan, R., 1991: 315; Cock, J.: Political Violence, ln McKendrick, B., 1990: 56.

46 Crime : a growing problem for Mnca : Robbers is Bringing Harsh Punishment. TheNew York Tomes 27nt197 1 2-C.

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propriété plus que la vie. L'ensemble de la communauté se mobilise etmet à mort le voleur pour une peccadille47.

En dehors de la coutume

La justice spontanée africaine diffère d'lUle justice coutumièreformelle, réfléchie, préméditée et, en lul sens, plus clémente. L'instantjusnce du Nigeria ne ressort ni de la guerre sainte ni de la croisade,même si elle leur ressemble parce que la mise à mort du voleur ou dIsorcier -comme celle du païen ou de l'infidèle- se fait au nom d'lUle vé­rité supérieure. Le procès a déjà eu lieu ailleurs et avant. "L'instant œla justice est celui de l'exécution, écrit G. Nicolas. [Si l'acte rappelle]la possession du dIeu de la foudre, Shàng6, en pays yorouba, on nesaurait invoquer, cependant, le surgissement d'lUle justice tradition­nelle" (1984: 24). La coutume interdit de se substituer au juge. Sacri­lège est le lyncheur qui se croit autorisé à appliquer immédiatement lapeine suprême en se passant de procès et de palabre. Les intentions desexécutants, qui sont de faire souffrir, ne sont d'ailleurs pas toujours pu­res. Elles peuvent cacher des vengeances déguisées et servir d'alibi àdes actes de crapulerie, à l'instar de ces fraudeurs incendiant les bureauxqui contiennent les preuves de leurs malversations. Après la mort dIsupplicié, la fuite des acteurs du drame collectif, par peur d'être recon­nu, d'être convaincu d'assassinat ou defaire l'objet d'une vengeance œla part d'un proche du mort, prouve que le meurtre n'est pas sanctionnépar la religion ou la justice traditionnelles.

L'héritage de la tradition est donc douteux, malgré certaines pra­tiques précoloniales de torture des esclaves et des légendes qui font réfé­rence à des transgressions mythiques de ce type chez les dieux, les an­cêtres ou les héros fondateurs du groupe48. En ce qui concerne la mortpar le feu, remarquons que les Africains incinèrent rarement les ada­vres. C'est seulement le cas pour les personnages maléfiques, afmd'éviter qu'ils continuent d'exercer d'outre-tombe leur mauvaise in­fluence. La crématIOn pratiquée par les immigrés indiens choque lesNigérians, dont les rites funéraires ont recours à l'enterrement49.

47 Kipré. P., 1985: II, 205; FralernrJé-MGlln 20/1211974. cité .n Brillon. Y., 1980:88; Mazrui. A., 1975: 888,; Clinard. M., 1973: 226.

48 Memel-Foté, Harris: L'esclavage dans les sociétés 1ignagères d'Afrique noire:exemple de la Côte d'Ivoire précoloniale, 1700-1920. Paris, EHESS, thèse de doctorat d'État,1988: 3 vol. 919p ; Griaule, Marcel: Les flambeurs d'hommes. Paris, Berg International,1991. 189p,

49 Sunday T.mes 814/1984, cité par Nicolas, G., 1984.

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Apparues en pays yorouba, les opérations wet-ee sont relative­ment nouvelles50. G. Nicolas les date de l'inslUTection de l'anciennerégion Ouest en 1%3, avant la fièvre pétrolière et le spectacle des tor­chères (1984: 19-22). Sa thèse soutient implicitement l'idée d'unerupture due à l'entrée dans le monde de la modernité, en particulier ur­bain. Dans le pays yorouba traditionnel, la victime d'un sacrificen'était pas brillée, sauf en ce qui concernait les rites consacrés au dieude la foudre, Shàng6. Cette coutume n'explique pas les opérations wet­œ car celles-ci se sont répandues dans des aires de tradition différente etelles n'ont pas plus de rapport avec le rite annuel "d'ouverture de labrousse" en pays haoussa, qui consiste à briller la terre avant de com­mencer la saison de la chasse.

En dehors de l'État

Les châtiments populaires en Afrique dépossèdent l'État de safonction judiciaire. Ce ne sont pourtant pas des sentences fonnellesmais des actes qui, dit G. Nicolas, interviennent "comme un coup œtonnerre, comme si le bras de Dieu s'abattait sur la victime. La foule"en colère" ne peut attendre, ni entendre: nulle protestationd'innoccence, nulle plaidoirie n'est admise [... ] Nous sommes dans ledomaine de la fureur [... ] La sainte colère [suffit] pour absoudre les ac­teurs, comme dans certains cas de crimes "passionnels". Seule la colèrequi "s'empare" du public le justifie. Or celle-ci risque de s'éteindre ra­

pidement pour peu que l'on hésite. Il est impératif que la scène se œ­roule instantanément" (1984: 18-9).

L'accusé ne peut pas se défendre. S'interposer en sa faveur, c'estaussitôt s'exposer au soupçon, ainsi qu'en témoigne Jon Qwelane, unjournaliste noir du Star pris dans une chasse aux collabos et menacé œsubir le supplice du collier dans une township sud-africaine51 .

L'hystérie collective qui préside à ces condamnations à mort ne relèvepas de l'émeute classique, de la guerre civile, de la révolte ou du défi àl'autorité. Débarasséedu cérémonial des juges cn perruque, la punitionexpéditive n'est pas non plus un acte de criminalité, du moins auxyeux des lyncheurs. "Dans le cas de l'instant justice, les auteurs œl'acte sont absolument désintéressés en principe. fis se trouvent là par

50 Nicolas. G, 1984: 10; Moore, Carlos: Lynchages à Lagos. Jeune AfrIquen° 1065, 615/1981

51 Qwelane, Jan: Au coeur de l'émeute. Autrement hOI1l-série 15, noy. 1985: 161-4.

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hasard. Ils ne sont pas identifiables", précise G. Nicolas (1984: 24).Ils sont persuadés d'agir suivant des principes humanitaires d'unegrande moralité. Ce ne sont pas des assassins ordinaires. Ils sont inves­tis d'une mission suprême, la vengeance de principe.

En fin de compte, les lynchages sommaires sous couvert cl:chasses aux sorcières, de justice «naturelle », de lutte politique oud'autodéfensesont tout à la fois une cause et une conséquence des ca­rences du système judiciaire de l'État. Que l'on envisage ces sentencesdans une perspective historique ou comme un reflet de la fragilité desinstitutions modernes, leur application immédiate est en tout cas unespécificité de la violence urbaine au sud du Sahara. La brutalité de "lajustice du peuple", dont il n'est pas prouvé qu'elle ait quelque lien avecla coutume africaine, soulève un problème à la mesure de l'enjeu"policier". Elle amène à repenser entièrement les codes pénaux.

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Chapitre 12

DU CHIEN DE GARDE AU VEILLEUR DE NUIT NI­GÉRIAN

Dans un registre plus classique que la sorcellerie ou le lynchage,les modes d'autodéfenseorganisée, généralement peu encouragés par lesautorités, dérivent aussi vers une violence gratuite, faute de contrôlepublic et de discipline. Le quadrillage que les citadins mettent en placepour assurer eux-mêmes la sécurité de leur ville et, surtout, de leurquartier, révèle des différences majeurs qui sont fonction de la conditionsociale. Dire que les patrouilles de milices sont la solution du pauvreet les sociétés de gardiennage celle du riche serait sans doute grossir letrait Mais l'aspect informel d'un marché de la sécurité privée qui, auNigeria, consiste surtout à employer des veilleurs de nuit, contraste in­déDiablementavec la sophistication des modes de défense dans les vil­les d'Afriquedu Sud, à l'image d'une économie souterraine par rapportà une économie structurée et d'un matérialisme recentré sur la peur dIbanditisme par rapport à une conscience politique forgée dans le con­texte de répression de l'apartheid.

LA PANOPLIE DE L'AUTODÉFENSE ORGANISÉE

Les modes d'autodéfense rationnels comprennent plusieurs œ­grés d'organisation, d'un niveau individuel (le chien de garde, le sportde combat) à un niveau collectif (l'îlotage rudimentaire et improvisé dImilicien sans formation, le gardiennage de la société équipéed'appareils électroniques et d'armes à feu).

Du chien de chasse au chien de garde

Le citadin menacé a souvent un chien de garde. Les Africainssont réputés avoir très peur des chiens, surtout de ces bergers allemands

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importés par les Européens pour garder leur villa ou de ces pit-bullsqu'on a dû interdire en Mrique du Sud parce qu'ils faisaient trop de œ­gâts. Un habitant de Port Harcourt emegistrait carrément des aboie­ments pour effrayerles voleurs! En 1963, à la même époque que laSAP, la NPF s'est dotée de chiens de combat (f.N. Tamuno, 1970 :197). A Pretoria, un laboratoire de recherches a croisé des chiens-loupspour obtenir des animaux spécialement préparés à des fonctions de gar­diennage1.

Le chien d'aujourd'hui, explique l'anthropologue Murray Last,est carnivore et plus offensif que celui de l'Mrique ancienne, qui étaitvégétarien. Le chien fait peur parce qu'il n'a jamais été considérécomme un animal domestique mais comme un chasseur ou un garde.Non vacciné, il a souvent la rage et sa morsure aurait la propriété œfaire aboyer 1'homme. Il est mal-aimé, voire méprisé, un peu commechez les Arabes pour qui il est une insulte (L. -V. Thomas, 1982: 46­7). La superstition occidentale du chat noir qui porte malheur est, enMrique, souvent transposée sur le chien. Pour les Sérère du Sénégal,les obsèques solennelles que les hommes firent à un simple chien irri­tèrent les dieux, ce qui leur valut la perte de l'immortalité. Chez lesMossi du Burkina Faso, le chien a préféré manger un os au lieu œconvoyer la réponse des hommes à la question que Dieu leur avait posésur l'immortalité. C'est à cause de lui que la mort a fait son entréedans le royaume terrestre. Les Kabiyé et les Ewé du Togo ont une ver­sion similaire où le chien apporte à Dieu une réponse contraire à celledonnée par les hommes et se fait traiter de singe2. Pour punition, il n'adroit qu'à des détritus en guise de nourriture. Un proverbe des Suk dIKenya dit que le chien meurt loin de son village, ce qui est infâmant.Les Kurumba du Burkina Faso tuent le chien des défunts et le jettentaux hyènes en souvenir des pratiques anciennes, quand on abandonnaitles cadavres aux carnivores (L.-V. Thomas, 1980 : 48). Pour autant, lechien est symbole de vie et il ne pourra pas être sacrifié sur le mêmeplan que le bouc ou la chêvre. L'initié kabiyé le tue pour bénéficier œson don de double vue entre les mondes sauvage et domestique.

Les Mricains entretiennent des rapports complexes avec lesanimaux. Ceux-ci sont à l'image des hommes et le totem en est la re­présentation (L.-V. Thomas, 1975). Symboles lourds de sens, ils fontl'objet de cultes et de sacrifices, tel le serpent, voire d'emblèmes poli­tiques, comme le coq d'ArapMoi ou le caméléon de Mathieu Kerekou,mais encore une fois pas le chien. Des anthropologues ont parlé de la"boomanie" des pasteurs peuls de la vallée du Niger ou pedi d'Mrique

1 Week/y Mail 15/12/1994.

2 Chez les Bushmen d'Afrique du Sud, c' eslle lièvre qui joue un lei rôle. Ses lamenta­tions fuùrenl par excéder les dieux el apporter la mort.

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du Sud, pour qui la mort de l'animal favori du troupeau a pu occasion­ner des suicides et chez qui on était parfois enterré aux côtés de sa bêtefavorite3. Dans certaines communautés, les peaux de bêtes servaient àenvelopper les cadavres, en l'occurrence avec des chêvres pour les Bi­rom du centre du Nigeria (M. -A. de Montclos, 1994: 174).

Le chien ne bénéficie pas de telles vénérations. En Afriquenoire, point de lobbies canins comme en Grande Bretagne. Point nonplus de cimetières pour chiens comme à Asnières ou dans l'Égypte an­tique. Les croyances en la métempsycose portent sur d'autres animaux,à la différencedes chiens errants du Tibet, intouchables parce qu'en euxse seraient réincarnés des moines n'ayant pu accéderau nirvana4.

Au Nigeria, les réactions varient d'une communauté à l'autre.Les Fulani et les Haoussa utilisent depuis longtemps des chiens d:chasse mais pas des chiens de garde. A Kano, les chasseurs de la GUll­

pagne qui courent la ville avec leurs chiens font peur aux citadins.Pour le musulman, le chien est un animal impur, mais le "païen" gwa­ri le mange, ainsi que le Yorouba d'Ogun, qui goÜte à la viande d:".504" (du nom, en pidgin, des Peugeot qui écrasent les bêtes sur laroute). Les Okrika du Rivers le sacrifient en l'honneur des dieux de lamort soudaine et de la mort lente, Ogbolodoma et Ogonyo(Opuogulaya, 1975: 15). Dans le royaume Ogha des Ibo du Midwest,les chiennes sont interdites de séjour depuis que les aboiements d:l'une ont pennis aux armées ennemies d'Agbor de repérer 1'000 local.En pays ibo, on raconte aussi que le chien a été chassé de la forêt parœque ses aboiements dérangeaient les autres animaux. Domestiqué, ils'est vengé en débusquant les bêtes sauvages pour les chasseurs (E. Isi­chei, 1977 : 48).

Le chasseur et son chien tiennent une place particulière dans lasécurité urbaine car ils se sont reconvertis en veilleurs de nuit5. Dès1940, le juge britannique reconnaît l'utilité d'employer les chasseurstraditionnels à des tâches de vigile quand il n'y pas de police sur place.Une loi de 1959 dans la région Ouest rattache ces veilleurs de nuit àl'autorité des conseils municipaux (T.N. Tamuno, 1970: 108).

A Kano, le mot ddx1, qui devait être repris pour désigner lesbandes de voyous yandaba, signifie à l'origine un groupe de chasseursyanfarauta (A.U. Dan-Asabe, 1991 : 92-3). Traditionnellement, les thbobz étaient des fenniers, des marchands, des artisans et même des mal-

3 Paulme, D. : Les civilisations africaines. Paris, PUF, 1959: 73 ; Quin, P. : Foodsand Feedings Habits of the Pedi. Johannesburg, Université du Witwatersrand, 1959.

4 La lycanthropie, délire du loup-garou, n'affecte pas plus le chien. D'un point de vuebiologique, les phénomènes de résurrection, dits d'anabiose, ne touchent d'ailleurs que certainsinsectes qui se reconstituent après s'être complètement desséchés.

5 lis peuvent all88i devenir des rebelles. Les formations paramilitaires des paysans Ag­bekoya qui ont affronté la police au début des années 1970 étaient composées de chasseurs.Williams, G., 1974: 129.

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lamai qlÙ pratiquaient la chasse à cheval ou en chameau avec des chiensdomestiques quand les travaux des champs nécessitaient moinsd'attention, pendant la saison sèche. Ils ne formaient pas une classe àpart et reprenaient leurs activités habituelles au retour d'une expédition.Ils ont été interdits par les Européens parce qu'ils faisaient partie desarmées de Sokoto; on les a tolérés dans les émirats d'Adamawa, œBauchi et de Nasarawa. L'Act nOl8 de 1959 les a prohibés dans toute larégion Nord. Mais après l'indépendance, les partis politiques ont recru­té ces chasseurs, réputés courageux, pour assurer leur service d'onhependant les campagnes électorales. Notons d'ailleurs que bien avant lephénomène de mode du pitbull chez les dealers des banlieues parisien­nes, les bandes yantaun de Kano se promenaient en compagnie œchiens qu'ils avaient dressés pour attaquer les uniformes noirs, ceux œla police quand elle venait essayer de les arrêter. De la même façon, desgangs du Cap comme le Teeth and Knife dans les années 1940 entraî­naient leurs chiens contre la police.

Le sport

La violence fait de l'Afrique un terrain propice à la propagationdes arts martiaux asiatiques. Les adeptes de plus en plus nombreux œl'autodéfense se gavent de films de kung fu, en provenance de HongKong, qlÙ ne le disputent qu'à des mélodrames indiens et à des filmsd'action américains. Le Nigérian S. Idowuconseille de pratiquer les artsmartiaux et de se promener avec la baguette kondo ou la cravache Saull­dl des pasteurs peuls (1980 : 24 & 44). La boxe fait aussi fureut>. AKano, la lutte dambe, pratiquée par de nombreux gangsters dabobi, aété officialisée pendant la Seconde République lorsque le gouverneurRimi a entrepris de constrlÙre le stade de Goron Dutse sur Aminu Ka­no Raad.

A l'instar des sports de combat, les jeux d'équipe favorisent unculte de la force, voire de l'agressivité, tel le football américain. Plusviolents que des disciplines comme l'athlétisme, le golf, la nage etl'éqlÙtationmalgré son origine militaire, ils se développent facilementgrâce à la caution gouvernementale de régimes toujours avides de récu­pérer des soutiens populaires, en l'occurrence par le biais de leur minis­tère de la jeunesse et des sports. A Kano, le football est devenu un jeutrès prisé en dépit de l'opposition de la hiérarchie musulmane, qlÙ y ad'abordvu une corruption occidentaleet une abomination religieuse paramalgame du ballon rond avec la tête de Hussein tranchée pendant le

6 Paul-Hazard, Jérome : Bossalka Boxe, mon cher? Trthune des Peuples n04, prin­temps 1990, Paris. 20.

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massacre de Karbala (A.U. Dan-Asabe, 1991 : 97). Ce sport continued'attirerles critiques des Anciens. Les parents se plaignent de ce qu'ilfavorise l'école buissonnière et les bagarres entre joueurs ou entre sup­porters d'équipes rivales. Les automobilistes craignent d'écraserles en­fants qui courent après la balle sur la route. Les voisins ont peur de re­cevoir un coup de ballon ou de voir endommager leur vaisselle; ils œ­truisent le projectile quand ils parviennent à l'attraper. Mais l'appel dlsuccès et l'appât du gain remportent l'adhésion des jeunes? A la re­cherche d'un aval religieux, les équipes de foot ont trouvé le soutien œmallamai. Réunies en demi-cercle avant un match, elles récitent letexte du coran sur la victoire (Sunl1 al-Nasr). Les joueurs lavent leursgenoux avec des strophes coraniques rubutu inscrites sur une ardoise œbois et qu'ils utilisent comme un médicament.

Le ballon rond, point de rencontre des bandes de jeunes, facilitele recrutement des miliciens. C'est un club de football, le MandelaUnited, qui a abrité les hommes de mains de Winnie Mandela, séques­trant et torturant à mort des jeunes suspectés de collaboration avec lapolice8 . De la même façon que le rugby est le sport national lb;Blancs, le ballon rond canalise la violence entre quartiers dans lestownships noires d'Afriquedu Sud, avec des processus de mobilisationqui ont d'ailleurs tendance à se déplacerau niveau du pays tout entier9.Les supporters d'une équipe peuvent, comme en Occident, devenir œfervents nationalistes et profiter d'un match pour organiser une chasseà l'émigrélO. Rien à voir, là, avec ces mouvements de foule qui ontmarqué la fin dela coupe africaine de football à Soweto en février 1996(neuf morts) et un match dans un stade surpeuplé de Surulere à Lagosen août 1989 (treize morts dont un joueur).

Les équipes de Kano, quoique plus pacifique que les bandes yan­tauri, défendent les couleurs du quartier dont elles sont originaires etportent le nom, tels les Wombai United, les Zumunta du Fagge, lesBlack Scorpions de Kofar Mata, les Bar Breakers, les Lions, les BlackStar Subjugators ou les Darma United. Les clubs se sont développésaprès 1953, quand le Onze de Kano a remporté la coupe nationale.

7 Harona. Mohammed & Abdullahi, Salisu A. : The "Soccer Craze" and Oub Fonna­tion among Hausa Youth in Kano, Nigeria Kano Sludle. n· spécial, 1991: 113-23.

8 Gilbey, Emma : 'The Lady, the Life and Times of Winnie Mandela. Londres, Vintage,1994.

9 Jeffrey, lan: Street Rivalry and Patron-Managers. Football in Sharpeville 1943-85.AfTlcan Studles vo1.51, n·l, 1992: 69-94; Bodis. Jean-Pierre: Les faux rebonds de l'Ovale.Polil"lue Afncalne n·48, déc. 1992: 89-102.

10 Cela a pu se produire au Gabon en 1953 et 1982 (expulsion de 5.000 Camerou­nais), ou en CÔIe d'Ivoire en 1985 (départ de 10.000 Ghanéens) et 1993 (pogroms organiséspar des fanatiques de foothall qui voulaient se venger de violences subies au Ghana). Lasserre,G., 1958: 300-1 ; Ricca, s.: Migrations internationales en Afrique: aspects légaux et adminis­tratifs. Paris, L' Harmattan, 1990: 160-6. Voir aussi: Iglinovia, P.E. : Soccer Hooliganism inBlack Africa. [nlerno.llOnal Journo.l of Offender Therapy and Comparallve CTlmlnology,1985: 135-46.

3Cf7

L'introduction en 1972 d'une compétition scolaire, à savoir les coupesAdo Bayeropour le primaire au niveau local et Manuwa Adebayo pourle secondaireau niveau national, plÙS la victoire en première divisiondes Raccah Rovers pour représenter le Nigeria à la coupe d'Mrique en1975, sans parler du mundial en 1994, ont renforcé la popularité dlballon rond. Tous les interstices urbains servent de terrain de sport:espaces ouverts aux abords de la prison centrale de Goron Dutse près dlpalais de l'émir; champs près de l 'hôpital psychiatrique établi sur unecolline du quartier de Jakara ; route de l'université Bayero et collège œRumfa pour les habitants de Kofar Dan Agundi, Indabawa, Diso etGwale ; alentours du collège technique et de la voie ferrée entre Nasa­rawa et Yakasai ; abords du cinéma Orien et de la mosquée Juma'at àKuka pour les enfants du Fagge et de Kofar Wambai ; école primairede Kurna et anciens entrepôts d'arachidede Mazugal et du Fagge ; stadede Kofar Mata, etc 11.

Les milices

Pour les communautés menacées, les milices sont un moyenprivilégié de se défendrequandla police ne fait pas son devoir. Ces ini­titiatives échappent souvent à la tutelle des pouvoirs publics. Ellessont censées n'employer la violence qu'à des fins civiques, un peucomme ces patrouilles de Londoniens mobilisés à la recherche de Jackl'Eventreur en 1888 ou comme ces Guardian Angels du métro de NewYork et ces Black Keepers de Los Angeles qlÙ luttent contre les dealerset les malfaiteurs sur la voie publique 12. Aux États-unis, d'après le se­cond amendement de la Constitution, l'autodéfense et la possession in­dividuelle d'armes à feu sont considérées comme une vertu et une liber­té fondamentale. Les premières milices noires apparaissent autour desannées 1760 pour assurer l'ordre dans les communautés de Caroline dlSud 13 .

L'école positiviste de criminologie considère que de mauvaisesconditions de vie engendrent une mauvaise conduite sociale. Ellepousse donc à l'amélioration deI 'habitat et à l'établissement de vigiles

II Raruna, M. & Abdullahi, S.A., 1991, op. cit.: 114-7.

12 L'origine des polices privées en Angleterre remonte à la police marchande auXVillème siècle. CuUen, T.A, . When London Walked in Terror. New York, Avon Books,1965 Rewilt, W.H. . British police administration. Springfield, Thomas, 1965: II.

13 A un niveau plus politique, deux militants, Huey Newton et Bobby Seale, fonnentles Black Panlhers en 1966 pour veiUer à ce que les policiers blancs de Los Angeles procèdentaux arrestations confonnément à la loi. Les Mexicains de South Central et East Los Angeles nesont pas en reste et constituent les Brown Berets. Brown, R.M. : The Soulh Carolina Regula­tors Cambridge, Mass., The Beiknap Press of Harvard University, 1963. Voir aussi Duclos,Denis. Le complexe du loup-garou. La fascination de la violence dans la culture américaine. Pa­ris, La Découverte, 1994 274p.

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de voisinage faisant appel au sens civique et à la solidarité. Une faiblerotation des habitants ainsi qu'une plus forte proportion de familles parrapport aux célibataires et de propriétaires par rapport aux locataires ré­duisent les désordres même si les revenus des citadins sont bas. La sur­veillance est facilitée par l'organisation des lieux; le contrôle social,par la stabilité de la population.

Le problème, explique D. Royot, est que "plus le sentimentd'insécurité croit, et avec lui l'impression du laxisme des institutions,et plus se développe la nostalgie de la loi du talion, cette fois sans au­to-régulation clanique"14. Or la justice de l'État dans le monde occiden­tal, si elle laisse une certaine marge de manoeuvre au citoyen, n'admetpas d'être remise en cause. Elle condanmeceux qui vont "trop loin" etempiètent sur ses fonctions, à la différence du laissez-faire africain. Leshabitants d'un quartierne se joindront pas aux vigiles pour tuer le vo­leur, au contraire de la pratique africaine qui implique la collectivitétoute entière dans la punition.

II n'y a pas, en Afrique noire, d'associations d'îlotage de typeréactif comme les nezghbourlwod watches d'Amérique du Nord ou desquartiers blancs de RSA15. Les groupes d'autodéfense sont plus offen­sifs, qu'il s'agisse des comités de défense reconnus par le ministère œl'intérieur ivoirien en milieu urbain, des vigiles banga dans les villesdu sud du Niger et des "groupes d'opération 999" ou des mafias« alcooliques» de Gisu qui organisent les chasses aux voleurs en Qu­ganda16.

il n'y a pas non plus en Afrique noire de phénomène à la liba­naise, c'est-à-dire d'armées privées bien structurées et se substituantcomplètement aux pouvoirs publics, exception faite de Brazzaville en1993, où l'on a assisté à un processus de "tenitorialisation" des mili­ces 1? La privatisation de la sécurité prend néanmoins une tournure trèspoli tique quand elle répond à des attaques partisanes, ce qui a été le casdes self-defence umts de l'ANC en Afrique dI Sud, des groupesd'autodéfense de la Ligue nationale africaine dans les muceques(bidonvilles) de Luanda face à la répression des Portugais en 1974, ouencore des organisations de jeunesse de la Kenya Africau National

14 Royot. Daniel: VOISin cl étranger: perception de la violence en milieu multi­ethnique à Boston, ln Body-Gendrol, S., 1989: 199.

15 Benne", T.: The Ncighbowhood Watch Experiment, ln Morgan, R. & Smith,D.J. : Coming to Terms with Policing. Londres, Routiedge, 1989.

16 Touré, Ismaila & Kouamé, N'Guessan: Violence urbaine en Côte d'Ivoire, le cas dela viUe d'Abidjan. ln !FRA (b), 1994: 105, Sahel D,manche 16/7/1993: 6-7; BriUon, Y.,1980 89; Heald, S. : Mafias in Africa: The Rise of Drinking Companie. and VigilanteGroups in Bugisu District, Uganda. Afnca vol.56, n·4, 1986: 446-66; Heald, Suze"e: Con­troUing Anger. The sociology of Gisu violence. Manchester University Press, 1989. 236p.

17 Jeune AfrIque n·1725, 27/1/1994: 20-2; Bazenguissa, Remy: Ninja, Cobra ct lamilice d'AubeviUe : Sociologie des pratiques de la violence urbaine à Brazzaville, ln IFRA,1994: II, 115-22.

309

Union contre les Britmmiques dans les taudis de Mathare Village 2 àNairobi 18

Dans beaucoup de cas, c'est plutôt l'État qui a constitué sespropres milices, comme les sungusungu en Tanzanie, les vigilantes enAfrique du Sud, les jeunes pionniers du parti unique au Malawi, lescomités de Mense de la révolution au Burkina Faso du temps de San­kara, les interahamwé ("ceux qui combattent ensemble") et les inpuza­mugambi ("ceux qui ont le même but") au Rwanda contre les Tutsisoupçonnés d'être des maquisards inkontanyi, les milices arabes mura­haleen armées par Khartoum contre les populations du Sud Soudan, lesgroupes "d'autodéfense" gouvernementaux contre la rébellion upécisteau Cameroun dans les années 1950, les comités de vigilance kabylescontre les islamIstes en Algérie, voire, pendant la guerred'indépendance,les "calots bleus" de la Force auxiliaire de police, plusconnus sous le nom de harki 19.

En invoquant la souveraineté populaire sous prétexted'autodéfense, ces groupes contribuent à la violence. La circulation desarmes, à elle seule, multiplie les risques d'accrochages et de bavures.En 1967, les sécessionistes biafrais étaient experts dans le maniemenldes armes mod~rnesparce que les Ibo étaient spécialisés dans les servi­ces techniques de l'armée fédérale. Ces compétences n'ont pas été pourrien dans leur résistance acharnée et c'est après la guerre que le 00ndi­tisme armé a pris loute son ampleur2o. En outre, les volontaires de lasécurité nationale sont en général peu disciplinés. Pendant la guerre ci­vile au Nigeria, l'orgamsation de défense civile des Biafrais est vite re­venue un repaire de jeunes voyous particulièrement portés à s'en pren­dre aux populations non-ibo (K. Saro-Wiwa, 1989: 108).

Nombreuses, les milices sont par définition des troupes de po­lice supplétives qui remplacent ou renforcent une armée régulière (H.Bienen, 1985: 107). Mais leur génèse dépa~se la simple dévolutiond'une autorité ml11taire à des civils (R. Marchal, 1991: 45). Face àune dérive du type tontons macoutes, la question est de savoir si cesmilices sont suscitées par l'État, à travers son armée, ou bien si ellesrépondent à une initiative dela base tendant à se substituer à un appa-

18 Cahen. MIchel: SyndIcalisme urbain, lulles ouvrières et question ethnique àLuanda; 1974-77. In Cahen, M .• 1989.200-79; Hake. A.. 1977; 152; Ross, MH.. 1973'111-2.

19 Abrahams, R.. Sungusungu Village Vigilante Groups in Tanzania Afman Affmrsvol.86, n·343, 1987 . 179-96; Abrahams, R. : Laws and Order and the State in Nyamwezi andSulruma Area ofTanzania Afnca, vol. 59, n·3, 1989: 356-70; Le Monde 5/12/1993; 5 &17/5/1994 26, LIbéra/IOn 26/5/1994: 14-5 & 13/911994; Mbembe, A. In Bayart, J.-F.,1992' 220-1 ; Simon, Catherine; "VIgilance" en Kabylie. Le Monde 2/1111993: 3; Millet,Gilles; L'exceptIOn kabyle. Libéra/iOn 8/2/1994: 21-2; Muelle, Raymond: La guerred'Algérie en France. Pari., Presses de la Cité, 1994. 306p.

20 La démobilisation des soldats de la gUérilla zunbabwéenne après 1980 eut le mêmeeffet dans le Matabe1e1and Ranger, Terence; Bandits and gueril1as . the case of Zimbabwe, lnCrummey, D., 1986 373ss.

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reil sécuritaire défaillant. Les deux ne sont pas incompatibles. Danstous les cas, le renforcement des patrouilles de vigiles, "solution dlpauvre", va souvent de pair avec l'apparition de sociétés de gardiennagepour les plus riches21 .

Les sociétés de gardiennage et de surveillance

La montée d'un marché de la sécurité privée, encore embryon­naire au Nigeria, n'est pas propre à l'Afrique du Sud22 . Dans une Eu­rope de l'Est en pleine transition, la brusque hausse de la criminalitépour des populations habituées au "calme" des régimes communistes afavorisé le commerce de systèmes d'alarmes, de cadenas, de bombesneutralisantes et d'interphones pour les entrées d'immeubles, ainsi qœl'apparition d'agences privées spécialisées dans la protection des bienset des personnes, certaines recrutant des anciens d'Afghanistan et desmoniteurs de karaté à Moscou, ou les agents des ex-polices politiquescomme la sm à Prague23 . Ces agences ne sont guère encadrées parl'État et proposent parfois des gros bras pour venir à bout d'un mau­vais payeur, d'un client récalcitrant ou d'un concurrent trop agressif.

La RSA détient un record mondial en matière de ratio policeprivée-police d'État, le rapport étant de 2,6 selon nos estimations en199324. Aux États-Unis, les sociétés de gardiennage, qui dépensent73% fois plus que les forces de police fédérales, étatiques ou locales,emploient aussi deux fois et demi plus de personnel25. Leurs effectifsont dépassé ceux de la police dès 1975, en 1978 en Grande Bretagne eten 1983 au Canada. Ils sont de 322.000 hommes au Japon pour250.000 policiers26. A titre de comparaison, les dépenses liées à la sé­curité privée en France, qui ont augmenté de 40% en dix ans, sont œ88 milliards de francs en 1991, à peine 33 fois plus qu'en RSA pourune économie combien plus riche27.

21 Ains. de la Zambie. Afncan Revlew of BUSiness and Technology, Londres, déc.1993: 72.

22 Jolmslon. L.: The Rebirth of Privale Policing. Londres, Routledge. 1992; Shea­ring, e.O & Stenning, P.e. : "Private security : Implications for social control". SOCial Pro­blems vo1.30, nOS, j1Ùn 1983: 493-506; South, N.: Policing for profit. The pnvate securityseclor Londres, Sage, 1988

23 Soulé, Véronique: Crimes d'F.<lt. LIbéra/IOn 101411992: 25; Plichta, Martin: Ob­session sécuritaire chez les Tchèques. Le Monde 18/911993: 7; Cohen, Bernard: Le marché dela sécurité fait florès à MOSCOlL LIbératIOn 71911993: 20.

24 Avec 95.000 policiers en unifonne et, fourchette "haute", 250.000 gardes privés,dont la moitié sont immatriculés il. Pretoria.

25 Secunty Focus vol.11, n0 1, janv. 1993: 6.

26 Grant, E., 1989: 100; L.bératlOn 281611994: 16.

27 Godefroy, Thierry & Laffargue, Bernard: Les coQls du crime en France. Les dépen­ses de sécurité Paris, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales

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LE VEILLEUR DE NUIT NIGÉRIAN

Au Nigeria, les sociétés de gardiennage, trop onéreuses, sontmoins ancrées dans les « moeurs». Le citadin préfère se défendre avecses propres armes à feu, parfois en participant à des groupes d'îlotage.n emploie surtout des veilleurs de nuit, les watchmen, qui sont essen­tiellement des Haoussa du fait de la réputation de bravoure que leur aforgée 1'histoire coloniale.

Les armes locales

Les armes à feu ont la faveur des citadins mais sont moins ré­pandues qu'on ne le pense du fait des restrictions imposées par la juntemilitaire. Chantre de l'autodéfense, S. Idowu recommande ainsi auxmama markets d'avoir du poivre sur elles afin de pouvoir le projeterdans les yeux d'un agresseur. En revanche, il déconseille les couteaux,les machettes, les épées ou les pistolets, qui sont interdits par la loi(1980: 24 & 44).

Le Firearms Act de 1958, tel qu'amendé par les décrets n031 œ1966 et nOS de 1984, prohibe les armes militaires, dont la distributionest contrôlée par le chef de l'État, et n'autorise que les armes person­nelles, dont la possession est soumise à l'approbation de la police(S.G. Ehindero, 1990: 1-2). En 1985, le chef de la NPF Etim Inyanga essayé de limiter à cinq par mois le nombre de nouvelles licencesd'armes émises dans chaque État. En janvier 1992, le gouvernementBabangidaa obligé tous les propriétaires d'une arme à renouveler leurpermis; très peu se sont soumis à cette directive qui les obligeait àpayer Nl.OOO au lieu de N25 précédenunent28. D'après le registre cen­tral du département d'investigation criminelle de la NPF, on ne réperto­riait cette année-là que 42.706 licences, dont 6.730 à Lagos, 1.311 àKano et 641 dans le Rivers: trente fois moins qu'en Afrique du Sudpour une population presque trois fois plus nombreuse.

La demanden'a donc pas été satisfaite et a dû être alimentée parles réseaux clandestins en provenance du Tchad et du Niger, sans parlerdes fuites au sein même de l'armée nigériane. Malgré un contrôle serréde la distribution des armes et des munitions aux soldats, certains mili­taires peu scrupuleux de l'Ecomog, la force d'intervention panafricaineau Liberia, ont revendu des cargaisons entières au retour de Momovia.

(CNRS), 1991 ; Allas économIque des entrepnses de sécumé (Paris); Le Monde 221211994: i& lii; Cahiers de la sécumé Inténeure n'3, nov. 1990: "Le marché de la sécurité privée".

28 Dally Sketch 171111993: 2; GuardIan 291911987 & 1/1211992: A3.

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Quant aux annes de service, il arrive qu'elles soient « louées» à lapègre.

Les annes artisanales sont d'accès plus facile. La NPF a tmexemple découvert une fabrique clandestine à Onne près de Port Har­court et y a confisqué vingt annes29. Un spécialiste de la brigade anti­gang raconte que lorsqu'il est resté un an en poste à Benin City, il atrouvé neuf fabriques de ce genre, chacune ayant une capacité de produc­tion d'environ quatre pistolets par semaine. La police se plaint que laloi punisse le port d'armes illégal et non la fabrication; le premierchef d'accusation permet la remise en liberté sous caution.

Traditionnellement, les Haoussa avaient l'épée takobi, le poi­gnard wuk'a, la massue kulk'i, le bâton kokara, le gourdin gara, lapointe tsitaka, le crochet en fer gariyo, les flèches kibiya, l'arc kwaridabaka ("la corde du bout de bois"), la lance mashi et le coutelas atb.Les gardes dogarai des émirs, sortes de mousquetaires créés par le roi œKano Babba Zaki (1768-1776), utilisent encore de vieilles pétoiresfournies par le maitafari, un personnage qui tient plus de l'artificier qœde l'armurier et qui diffère de l'esclave danrimi autrefois responsable œl'arsenal de la cour. Les Yorouba avaient le pistolet ibon, que fabri­quaient les forgerons sous le patronage du dieu du fer àgt1n. Ds onttoujours le fusil shakabula. En guerre contre les Andoni, les Ogoni dlRivers, eux, produisent des pistolets naz à Dere et Bone.

Ce sont les Ibo qui continuent d'être les véritables spécialistesdes armes. Grands commerçants, ils voyagent beaucoup à l'étranger,d'où ils rapportent à peu près tout ce dont leur clientèle a besoin. Lecomplexe militaro-industriel du Biafra leur a appris à fabriquer desbombes ogbunigwe, des munitions, des grenades, des mortiers, desrockets, des mines ainsi que des tanks surnommés "les diables rouges",encore visibles aujourd'hui au musée d'Umuahia30.

Hermann Koler, qui a séjourné quatre mois à Bonny en 1840,rapportait déjà que les tribus de la côte se fournissaient en armes auprèsdes Ibo et achetaient des fusils à pierre aux Anglais. Témoin d'une at­taque ibo en 1891, le fondateur de la mission du Saint Esprit à Onitshamentionnait aussi la puissance de feu des mercenaire ada du culted'Ar03I. En pays ibo, on trouvait le poignard abreba, la hache oul'épéeopià imitée des Portugais, le pistolet nrùru àJà assemblé par lesIgbere, le fusil britannique erejùlà, le fusil à canon long chàm et les er­satz de balles mkpuru okà confectionnées à partir de grains de blé. Les

29 Dmly T.mes 1415/1990.

30 Oragwu, Felix N.C. : Scientific and Technological Aspects of the War-Machine inBiafra, ln Panel, 1989' VI, 213-33. A l'époque, des universitaires de Nsukka et des techniciensde Shen ou de l'UAC ont construit des mini-rafHneries concoctant un mélange d'huile de palme,de pétrole, de kéroz~ne et de diesel.

31 Lutz, J. BulletIn de la CongrégatIOn déc. 1891 - mars 1892: 358ss, cités ln Isi­chei, E., 1977 : 201-3 & 16.

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corporations des forgerons d'Awkafabriquaient les armes et se fournis­saient en fer brut à Agbaja près d'Ddi (actuel Enugu). Elles utilisaientle marteau anyunkà, la masse otùtù, l'enclume osiama ou ihwuàmà, lalime igbàghil"i et le soufflet ekiJ. Elles se partageaient à tour de rôle ledroit d'aller commercer suivant des itinéraires précis. Après le désar­mement des gueniers ukwu egbè par les Britanniques en 1902, ellesont perdu leur monopole dans les années 1930 (E. Isichei, 1977: 52­67 & 127-35).

Les groupes d'îlotage

En ce qui concerne l'usage de veilleurs de nuit, l'avocatd'opposition Femi Falana, numéro trois de la Campagne pour la ID­mocratie, distingue diverses formes de protection privée en fonction dIstatut social. Les officiers de l'armée disposent de soldats pour garderleur villa; les associations de propriétaires ou de locataires et lesfemmes des marchés emploient des watchmen; les habitants organi­sent des groupes d'îlotage, etc. Les particuliers ont surtout recours àdes veilleurs de nuit, ainsi que le raconte ce photographe du Guardianpassé au cinéma, Afolabi Adesanya. Après avoir assisté au lynchage œdeux voleurs pris en flagrant délit et à l'exécution en public œ bandits,il a réalisé un film. "Vigilantes", qui a été tourné à Karaole Estate, lecompound d'Ifako-Agege où il habitait à Lagos. Ce grand compoundn'a qu'un seul accès depuis College Road. Il est entouré d'un côté parune banière, de l'autre par le lit d'une rivière asséchée qui constitue uneprotection naturelle. Hahité par des classes moyennes, il est divisé endeux rues. L'une est relativement passante, avec un petit hôtel, un bar,une mosquée et une école maternelle_ L'autre est plus résidentielle,avec des propriétaires plus que des locataires. Cùaque appartement doitpayer l'équivalent de six FF par mois au syndicat de copropriétaires,qui reverse les sommes collectées aux veilleurs de nuit. Le problème,dit Afolabi Adesanya,est que l'unique porte d'entrée est fermée de mi­nuit à 5hl / 2 , ce qui oblige les fêtards à rester donnir chez eux ou à fllS­

ser la nuit dehors. Les habitants qui possèdent un revolver tirent descoups de feu au milieu de la nuit pour avertir les éventuels voleurs œleur présence et réveiller les watchmen assoupis. Le même dispositif seretrouve dans les autres compounds privés comme dans les lotisse­ments gouvernementaux de la Lagos State Development and PropertyCompany.

A Port Harcourt, l'association Amadi Aat Security surveillevingt-sept maisons d'un quartier résidentiel un peu particulier, parœque retranché et en forme de U, d'où les facilités à le défendre. La plu­part des habitants sont des expatriés, à part trois maisons de Nigé-

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rians32. Lancée en avril 1993 par une Anglaise, Sherry Landreth, cetteorganisation loue une voiture de patrouille et rémunère quatre policiersdétachés du commissariat de Forces Avenue. Les trois rondes de nuit,vérifiées par la tenue de livres, sont complémentaires des patrouillesqu'organisaient déjà les sociétés Elf, Michelin et Micheletti. En fait, lesystème ne peut fonctionner que pour les résidents munis de radios etcapables d'appelerau secours, carle téléphone ne marche pas. De plus,"l'immunité" de ce quartier tranquille est menacée par la constructiond'une route allant du parc Isaac Boro au bidonville de Rainbow Townafin de désenclaver Abuloma avec une liaison prévue depuis l'EasternBy-pass jusqu'à Transamadi. Dans les quartiers exclusivement noirs œPort Harcourt, les vigiles qui réapparaissent de temps en temps à Dio­bu ou Nkpogu sont peu organisés et encore moins fiables. Le "pass"mensuel d'environ 5 FF que les habitants du bidonville de RainbowTown sont obligés de payer aux militaires de la caserne voisines'apparente à un racket.

A Kano, les habitants du birnin imposent parfois un couvre-feuet patrouillent une vieille ville dont on fermait encore les portes la nui tdans les années 1940 (M. Last, 1991 : 4). Les groupes d'autodéfensekwamiti tsaro, déformation phonétique haoussa du committee anglais,sont pour certains supervisés par les collectivités locales, qui leurfournissent des lampes électriques, des imperméables, des bottes et desuniformes dans le meilleur des cas. Les vigiles qui opèrent dans lesHLM de Rimin Gata, Kabuga, Sharada, Karkasara et Sheka sont diffé­rents des kwamiti tsaro de la vieille ville. Ils patrouillent dans un habi­tat planifié et sont plus formalisés. Leur formation requiert l'aval œministère de la protection sociale. Dans le Sabon Gari, les "non­indigènes" s'organisent plus pour se défendre contre les attaques desfondamentalistes musulmans. Un sous-comité de l'Ibo CommunityAssociation, formé en 1993, s'est chargé de la protection des Ibo (E.Osaghae, 1994: 36-7 & 53). Le président du Conseil des chefs ibo œKano s'était plaint de la lenteur de la police à intervenir lors des émeu­tes de 1991, ceci de pair avec l'état d'abandon du Sabon Gari par lamunicipalité, qui avait coupé l'eau, n'entretenait pas les rues et n'avaitprévu aucune disposition en matière d'évacuation des ordures33 . Lorsdes troubles de 1995, le président de l'Association des commerçants œSabon Gari a dénoncé à mots couverts le parti -pris des policiers haous­sa34. Le mot d'ordreest désormais de ne pas fuir et de repousser les at­taques manu militari.

32 Avec GRA Phase II Security, organisation similaire élablie au milieu des années1980 dans un quartier résidenllel plus vulnérable, lous les bénéficiaires sonl des Blancs.

33 Ojukwu, Joseph N.C., Cllé par Afncan VISIOn 1216/1995: 6-11.

34 Ewendu, Patrick N., cilé par AM News 11611995: 2.

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Les lieux publics: marchés et campus

Plus que les particuliers, les communautés professionnelles ouethniques prennent elles-mêmes en charge leur sécurité, à commencerpar les étudiants et les commerçants. Le décret n047 de 1989, qui pu­nissait le syndicalisme étudiant de cinq ans de prison, n'a pas eu l'effetescompté sur les sociétés secrètes qui terrorisaient les campus. Déçupar les promesses du chef de la police dans l'État de Lagos, le syndicatétudiant local ULSt:, appuyé par la NANS au niveau national, a décidéd'éradiquer de lui-même les cultes interdits35. En mars 1994, les étu­diants d'Unilag ont bloqué toutes les entrées du campus et ont com­mencé une chasse à 1'homme. A l'université de Port Harcourt, les étu­diants ont aussi constitué des groupes de vigiles pour mettre fin auxexactions des sociétés secrètes36. En revanche, quand le vice-cbancelierde l'université technique du Rivers a mis en place une commissiond'enquêtepour éradiquerles cultes, cela a provoqué un soulèvement en199337 . A l'université d'Ibadan, la désintégration de l'univers étudiant,autrefois protégé du reste de la ville, s'est traduite par une privatisationdes services de restauration, de transport et de logement sur le campus.Les taxis de la ville, raconte Yann Lebeau, spécialiste de la questionétudiante au Nigeria, peuvent désonnais entrer dans l'enceinte du cam­pus et le sentiment d'insécurité a augmenté; on paie des gardiens poursurveiller son linge qui sèche38.

Les marchés s'organisent, eux, pour faire face aux voleurs et as­surer la surveillance des installations. Les commerçants de Kano em­ploient des veilleurs de nuit (M. Last, 1991). Ceux de Lagos aussi carl'action de la municipalité se limite à la taxation, au mieux à la COllS­

truction d'étals supplémentaires ou à la chasse aux camelots (P. Baker,1974: 224-38). Les chefs de marchés sont nommés par l'oba de Lagosen personne. Leurs fontions ne sont pas rémunérées mais prestigieusescar il s'agit là d'une vieille tradition des Yorouba musulmans. On dis­tingue simultanément deux types. Le premier est responsable de l'ap­provisionnement, de la préparation et de la vente des produits. Le se­cond, l'aiaga, est chargé du règlement des disputes, du nettoyage et ~

35 Newswalch 14/3/1994 23-4; TSM 13/3/1994: 23-4; Afncan Concord14/3/1994' 23-5.

36 Olagunju, Sunday. Sunday T.mes 515/1991; !zeze, Eluem Emeka: Curbmg theCuits. The Guard!lJn 515/1991 : 7; Sunday T.mes 19/12/1993.

37 The Sunday MagaZIne 16/1/1994: 16.

38 Lebeau, Yann : Dans r univers fragmenté des campus nigérians. Elude des trans­formations de l'identité sociale et du stalut de la population éludiante au Nigeria. Paris, EHESS,Thèse de doctorat, 1995.

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l'entretien d'un site. Il assiste les commerçants en difficultés, a le pou­voir de fixer des prix minimum, de percevoir des amendes et de bannirdu marché ceux qui refusent de se plier à ses ordres.

Dans le sud-est, des vigiles protègent la nuit le bourg de Nnewiqui, en pays ibo, détient 90% du marché national de pièces automobi­les39. L'Onitsha Market Traders Association, l'OMATA, organise legardiennage d'un marché connu pour être le plus gros d'Afrique œl'Ouest. Elle est financée par les contributions des marchands et lesdonations des hommes politiques, tant Abiola que Tofa lors de la cam­pagne électorale de 1993. Avec un chiffre d'affaires annuel estimé àprès d'un million de FF, elle emploie une véritable petite armée }Xi­vée, a ses pompiers et rend sa propre justice, que ce soit à propos d'Wlvol ou d'un adultère. La presse soutient même qu'elle torture les sus­pects dans les locaux de la "Maison Blanche", son siège4O.

UN MARCHÉ DE LA SÉCURITÉ PRIVÉE ENCOREEMBRYONNAIRE

Les groupes d'îlotage ont plus d'impact que le marché de la sé­curité privée, concentré à Lagos41. Chef Kola Ibirogba, PDG œGuardsmark, estime que Lagos compte à peu près 300 des 1.000 socié­tés de gardiennage du pays. Un infime pourcentage seraient déclarées,les autres cherchant à éviter de payer des impôts. Une dizaine seule­ment fonctionneraient de façon satisfaisante, parmi lesquels Arksego,Nigerian Investigation, Servtrust, Boyson Boys, Bemil et Guardsmark.Port Harcourt compte quelques compagnies comme Minimah, Manilla,Chilkied, Anchor Leg et K-9. Kano est encore moins pourvue, bienqu'un annuaire local recense dix-sept sociétés, surtout des succursales.Maigaskiya a la particularité d'avoir été fondée par un ancien responsa­ble de la sécurité sur le campus de BUK. A raison de cent compagniesopérationnelles avec un millier gardes en service, et sachant que chaqueagent de sécurité rapporte près de N4.000 par mois avec Wl salaire infé­rieur à N2.000 en 1994, on peut estimer très grossièrement que le chif­fre d'affaires annuel du marché de la surveillance au Nigeria tourne au­tour de N4,6 milliards, soit environ 660 millions FF.

39 Nnewi. ville natale d'Ojukwu, doil sa fortune à la guerre du Biafra el à la proximiléde l'aéroport d'lJli, qui en fil un des plus gros marchés du réduit biafrais. Forrest, T., 1994:161.

40 TSM 16/1/1994: 13-4.

41 Sur 102 compagnies répertoriées dans divers annuaires téléphoniques. nous enavons compté 90 à Lagos, 3 à Port Harcourt ct 1 à Kano. Au moins 3 (Oak, K-9 el Chubb)étaient d'ailleUl"ll des filiales de groupes internationaux représenlés en Afrique du Sud.

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La Nigerian Investigation and Safety Services est la premièresociété du genre en 1967, avec Niger Guard, une compagnie établie parun ancien chef de police britannique au Nigeria, W.K. Hallam. En1970, le Bendelite Victor Vanni fait figure de pionnier. li est chargé œconvoyer par avion les fonds de la banque centrale dans un des États lesplus dangereux du pays. Avec un volet de 1.500 à 2.000 agents de sé­curité, sa compagnie a été une des plus importantes du pays.

La Seconde République apporte son contingent. Guardsmark,crééeen 1981 par un jeune homme d'affairesfonné à l'américaine, Ko­la Ibirogba, emploierait 1.500 personnes42. Basée à Lagos, cette socié­té se vante d'avoir, parmi ses 38 clients, les ambassades du Japon et œl'Inde. Elle dispose d'un parc de treize véhicules, de 39 officiers de con­trôle et d'un générateur pour alimenter son système radio en cas œpanne électrique, sans compter un atelier de couture pour confectionnerles uniformes de ses gardes! Elle a ouvert une succursale à Abuja avecune centaine d'agents de sécurité.

Une nouvelle génération de professionnels, très remarqués à lafoire internationale de Lagos en 1993, est apparue43. Pavilion Techno­logy est née en 1990 à partir d'une compagnie de construction israé­lienne, Honeywell. A Lagos, elle surveille le "bunker" de Chevron surla route d'Epe. Dans les installations de Schlumberger à Port Harcourt,elle supervise, par l'entremise d'un ancien de Tsahal, un système éleû­tronique de télésurveillance, quatre policiers armés et les gardes d'unecompagnie locale, Manilla, qui ont trop souvent tendance à dormir lanuit! De son côté, Montgomery Vaults a fait bâtir par Bouygues en1991 une véritable forteresse de style bauhaus, réputée inviolable, oùles entreprises peuvent entreposer leurs valeurs les plus précieuses44.

Le projet a été réalisé dans le qnartierde Yaba à Lagos par I.a. Fadipe,sacré meil!eur entrepreneur de l'année 1984 et déjà remarqué pour safirme spécialisée dans les convois de fonds, Luncheon Vouchers. LesAllemands de SIM ont assuré le système d'alarme électronique, qui estrelié au commissariat de Saba et à une caserne de l'armée à proximité.Les compagnies d'assurances ont été mises à contribution.

Lancéeà Lagos en 1990, Corporate Guards n'est pas aussi so­phistiquée. Elle traite rarement avec des particuliers et surveille plutôtdes établissements bancaires, des entrepôts sur Tin Can Island, le stadenational et les équipements sportifs prévus pour accueillir les JeuxOlympiques de l'an 2.000 auxquels le Nigeria a voulu être candidat.Ses activités se concentrent dans les quartiers sud comme Lagos Island,

42 Sunday Concord 2412/1991 : 51.

43 TSM 16/1/1994: 15.

44 TI en coOte près de SOO.OOOFF par an pour bénéfiCIer d' un coffre-fort résistant àl'eau et au feu. Sunday Concord 2/2/1992: 26 & 30.

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Victoria et Ikoyi, à l'exception de quelques lotissements résidentielsdans la portion chic d'Ikeja, par exemple Allen Avenue et la résidenced'Abiola pendant les élections de 1993. Ses 480 gardes, deux foismieux payés qu'un agent de police, sont reliés par radio à leur QG. Dssont munis de lampes torches, de matraques, de bombes lacrymogèneset de pistolets d'alarme. 'Tout est affaire de psychologie" affirme unresponsable surtout soucieux de la bonne tenue de ses employés enuniforme de cow-boy.

Le décret de 1986 et les ratés de la profession

Le décretn023 de 1986, dit Private GuardCompanies Act, enca­dreles opérateurs de la sécurité privée. Grosse différence avec l'Afriquedu Sud, il ne donne pas le droit aux gardes d'avoir une arme à feu et lesexceptions sont rares45. Le décret s'avère restrictif sur certains points,interdisant de porter des uniformes similaires à ceux des forces de sécu­rité, de prendre 1'appellation de "détective privé", de percevoir des dettespour un client, d'entrer par effraction chez les gens et de recruterd'anciens repris de justice ou des policiers et militaires renvoyés pourfaute professionnelle. Mais il est laxiste sur d'autres. il n'oblige pas àenregistrer tous les employés. Du coup, Kola lbirogba veut lancer uneAssociation of Nigerian licenced Private Guards Companies pour fi­cher les mauvais agents de sécurité, empêcher leur recrutement pard'autres sociétés, établir des prix minimum, former les gardes et releverleur salaire.

Le décret de 1986 n'est quasiment pas appliqué. En principe,toutes les sociétés de surveillance doivent être entièrement nigérianes,s'inscrire au ministère de l'intérieur à Abuja et obtenir une licence re­nouvelable tous les deux ans, ce que très peu ont fait. La loi interdit lerecrutement d'anciens membres des forces de l'ordre. Or nombre de pro­fessionnels de la sécurité privée sont des policiers ou militaires à la re­traite qui se « vendent» d'autant mieux qu'ils ont un port d'armes.

La réputation d'inefficacité de la plupart des sociétés de gardien­nage n'est plus à faire. En 1993, Corporate Guards a été mêlée à desvols dans des entrepôts de la Nigerian Aviation Handling Company,qui étaient sous sa surveillance à Hajji Camp dans l'enceinte d:l'aéroport international de Lagos. La police a, depuis, pris le relais etla faction noire américaine de la compagnie s'est séparée de sa partienigériane. Les dissensions à l'intérieur des compagnies donnent

45 Un amendement au décret n045 de 1976, qui avait établi la Nigerian Airports Au­thority. a autorisé les gardes des aéroports il. être armés. Dm/y TImes 25/1111993.

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d'ailleurs fréquemment lieu à des scissions. Bemil s'est séparé de Van­ni ; Professional Security Services, de Corporate Guards.

Beaucoup de multinationales ou d'institutions préfèrent formerleur propre personnel de sécurité et organiser elles-mêmes des pa­trotÙlles de police. L'ambassade de France, loin d'être satisfaite des vé­térans de la Nigenan Legion, a décidé d'entraîner son propre contin­gent. L'ambassadede Grande Bretagne, elle, a renoncé aux services œGuardsmarket préféré faire appel à 180 gardes d'un nouveau venu dansla profession, Servtrust.

QtÙ plus est. la junte militaire n'est guère favorable aux socié­tés de gardiennage et se défie de tout ce qui ressemblerait à des milicescar celles-ci la concurrencentdans un domaine, la sécurité, dont elle re­vendique l'exc1usivité46. Babangida a supprimé le syndicat des d0ua­niers sous prétexte qu'il constituait une force paramilitaire. Le RoadSafety Corps, créé à l'instigation de Wole Soyinka dans l'État d'Oyo,a été supprimé fin 1983 parce qu'il était suspecté de vouloir surveillerles élections en observateur indépendant. Ses membres, recrutés dansles milieux universitaire et la confraternité des Pirates, se sont plaintsde ne pas être payés et de devoir s'acquitter des droits de péage sur laportion d'autoroute qu'ils patrouillaient entre Lagos et Ibadan, La Fede­ral Road Safety Commission, la FRSC à la tête de laquelle on a re­trouvé Soyinka en 1987, a recruté des jeunes du service nationalNYSc. Ses patrouilles motorisées ont dû être interrompues en no­vembre 1989 à cause de brutalités policières, surtout lorsqu'elles ontcu "l'insolence" de vouloir arrêter des chauffards de la NPF. C'est lors­que Soyinka a démissioné de cette institution en 1992 que les volontai­res de la FRSC ont été annés par la junte militaire (J. Gibbs, 1995).

Quandles Diobu de Port Harcourt ont fooué des patrouilles œnuit pour suppléer à l'inefficacité de la police en avril 1966, leur initia­tive a aussitôt été stoppée par les forces de l'ordre, ce qui a d'ailleursentraîné des marches de protestation de la part des habitants (H. Wolpe,1974). En 1993, la foule ne s'est pas gênée pour détruire les bureauxd'un homme d'affairesikwerre suspecté d'avoir commandité le meurtred'un autre 1kwerre, Obi Wali, ancien sénateur du NPP pendant la Se­conde République, L'incapacité de la police à mettre la main sur le vraicoupable a provoqué le remplacement de son chef dans le Rivers, quiavait pourtant lancé une opération Crush pour juguler la recrudescencedu banditisme avant les élections de 199347. A Benin dans les années1930, les veilleurs de nuit de la native authority ont été accusés par lapolice de n'être que des voyous. En pays yorouba à la même époque,

46 Global Sheperd Security, une société de gardiennage dans la banlieue d'Ikeja à La­gos, se fait ainsi le témoin du manque de coopération de la police. The News 6/611995: 2l.

47 Nwabuikwu, Paul . More Concrete Th30 F1owers. Newswatch 241111994 . 8-9;A!f1can Concord 211211994: 29.

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les vigilantes effrayaient plus les voleurs que la police car ils étaientréputés dotés de pouvoirs magiques (T. Falola, 1995: 17 & 19). Leplus souvent, les kwamiti tsaro haoussa sont mal considérés par la pa­lice, qui y voit un défi. A Lagos, le film "Vigilantes" a failli être œn­suré parce qu'il soulignait les défaillances d'une police qui refusaitd'apporter son soutien aux vigiles locaux. La dernière scène montraitun voleur qui brülait vivant avant l'arrivée des policiers sur les lieux.Alors chef de la NPF, Gambo, qui a contribué au fmancement du tour­nage et assisté à la première, a fait rajouter un encart condamnant lajustice expéditive de la foule.

Quand elle ne réprime pas les initiatives des citadins en matièred'autodéfense, la police cherche à les encadrer. Elle patrouille la nuitconjointement avec une Apapa Neighbourhood Association à Lagos,Dans l'État d'Oyo, où un édit de 1987 a encouragé les formationsd'autodéfense, elle incite les vigiles à acquérir des permis de portd'armes et a mis en place un comité de coordination avec les volontai­res d'Agbata et du camp de scouts d'Oyegbarni à IbOOan48. Dans l'Étatd'Ogun, elle a entrepris d'immatriculer et d'encadrer les groupes ditsasode49 , Mais les institutions qui auraient pu avoir vocation àl'autodéfense ont généralement peu de succès; les quelque 21.000scouts du pays restent un mouvement marginal, qui date de 1958.

Les autorités cherchent à limiter le champ d'action des groupesde vigiles. Les gardes dogarai des émirs, rémunérés par les collectivitéslocales, n'ont aucun pouvoir de justice ou d'arrestation. Les volontai­res de la sécurité routière (road marshals) font exception car ils ontpouvoir d'imposer des amendes. Juridiquement, les sections 32 (3) et289 du code d'instruction criminelle et 59 et 60 du code pénal recon­naissent le droit à l'autodéfense, notamment en matière de propriétéprivée. Elles punissent néanmoins les abus s'il y a usage excessif de laforce, sans commune mesure avec la nature de l'attaque (K.S. Chuk­kol, 1988: 100-17).

Le sociologue S. Radda critique particulièrement les groupesd'autodéfense50, Munis de bâtons, de fouets, de couteaux, de coupe­coupe et d'arcs, ceux-ci n'ont pas d'armes à feu. Mais ils humilient ledélinquant en public au lieu d'essayerde le réhabiliter. ils le poussent àla fuite ou au suicide. Souvent corrompus ou de mêche avec les vo­leurs, ils détournent les fonds de la collectivité, quand ils ne la radœt­tent pas. G. Nicolas note que "les agents locaux [des lynchages] sontsouvent des vigiles, constitués pour pallier à l'incurie de la police"

48 Oally Skelch 16/3/1990; Guardran 16/3/1994: 5.

49 Guard.an 311111996: 11

50 Radda, Sadiq !sah : The aclivilies of vigùanle groups and sli gmalizalion : an as­sessment. Kano. BUK, DpI of Sociology senunar, 30/12/1993. 8p.

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(1984: 11). Leur apparition en pays yorouba dans les années 1930,qui impose des restrictions de mouvement, le port obligatoire de lam­pes la nuit et la mise en place de clôtures autour des maisons, va œpair avec une justice des plus expéditives. Ils tuent les voleurs en leurplantant un clou dans le tête ou en leur faisant boire du poison (f. Fa­lola, 1995: 17). En octobre 1940, deux veilleurs de nuit qui ont aœt­tu par erreur un suspect sont ainsi condamnés (f.N. Tamuno, 1970 :108).

Ajoutons à cela le fait que le volontariat est fragile (G. Hérault,1995: 410). L'îlotage accapare trop de temps pour les salariés ou lestravailleurs du secteur informel. La majorité des vigiles sont en fait œjeunes chômeurs. Les couches sociales les plus aisées préfèrent rému­nérer des watchmen Quoique les patrouilles yaJ1banga de Maradi, Zin­der ou Niamey au Niger et les bandes yandaba de Kaduna aient gardéune fonction de pohce malgré des bavures, le recrutement de criminelsest fréquent51 . A Kano après l'interdiction des partis politiques en1984, beaucoup de yandaba se sont reconvertis en veilleurs de nuit àvingt naira la semaIne. Certains parmi les plus célèbres, comme Ibra­him Lawal, Baban Yanga et Hamisu Yajin Karfe, sont devenus des in­formateurs de la police (A.U. Dan-Asabe, 1991: 100-3). D'autresrackettent les automobilistes qui font la queue devant les stationsd'essence, parfois pendant une semaine. En échange, ils gardent les vé­hicules la nuit. Sur Lagos Island, des areaboys sont employés commegardes du corps52 Certains servent à casser le commerce des Ibo de larue Idumota qui refusent de payer leur loyer aux propriétaires yorou­0053 . A Onitsha, l'organisation OMATA, chargée de surveiller le mar­ché, est aux prises avec une guerre de factions qui aurait déjà causémort d'homme et qui oppose le président de l'association depuis 1988,propriétaire de la compagnie de transports GUO, à un ancien secrétairegénéral associé à deux sociétés financières, surnommées Bravo etWorld Bank54.

Toute privatisation de la sécurité n'est dœc pas sans dangers.Ceux-ci présentent des configurations différentes suivant que les parti­culiers opèrent dans un État fort ou non. Au Nigeria fauted'encadrement,la privatisation dela sécurité s'est faite par défaut maisreste en fin de compte peu organisée. II en est tout autrement en Afri­que du Sud.

51 Sahel D,manche (Nyamey) 16!711993: 6-7.

52 Da,ly T,mes 29/1/1994: 13.

53 Onuloogun. Wuyi . The Area Boys of Lagos, ,n IFRA, 1994: II, 206.

54 La rachon GUO a l'intention de transfonner l'OV.ATA en AMATA, l'AnambraAmaJgamated Traders Association. TSM 16/111994: 13-4.

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Chapitre 13

LA SOPHISTICATION SUD-AFRICAINE:DES COMPAGNIES DE SECURITÉ «BLANCHES ~

AUX MILICES «NOIRES ~

En RSA, la minorité blanche, qui se concentre dans les villes,achète des annes et a surtout recours à des professionnels de la sécurité.Plus rares sont les patrouilles de quartier sm une base volontaire. LesNoirs, eux, n'ont pas les moyens de s'offrir les services d'une sociétéde gardiennage, sauf exception. Us s'organisent en milicesd'autodéfense. D'après une étude du HSRC, 36% des Noirs sont favo­rables à l'existence d'années privées alors que près de 79% des Blancsla désaprouvent (c. de Kock, 1992: 12). Les plus menacés par la vio­lence sont les plus enclins à soutenir des milices et à douter de la capa­cité du gouvernement à pouvoir les démanteler. L'insécWÎté précipiteles habitants dans les bras des partis politiques, qui promettent de pro­téger leurs militants et menacent de laisser à lem triste sort ceux qui neveulent pas les rejoindre.

On peut distinguer deux types de milices noires. Favorables auxpartis conservateurs, les premières, dites vigilantes, ont été appuyées,voire créées par le régime de l'apartheid. Les secondes, dites unitésd'autodéfense SDU ou self-defence units, ont été organisées parl'opposition progressiste. Dans un cas comme dans l'autre, la politisa­tion lem a enlevé toute fonction policière parce qu'elles passaient leplus clair de lem temps à combattre le parti rival plutôt que les gang­sters. Elles n'avaient ni la neutralité ni la légitimité nécessaires à unemission de service public.

323

L'ARSENAL

Pour se rassurer, la société blanche a tendance à s'entourer d'lmvéritable arsenal d'annes à feu, qui témoigne de son anxiété et d'unecrise de confiance dans les forces de l'ordre. Cela lui est d'autant plusfacile qu'elle en a légalement le droit et qu'historiquement la colonisa­tion du pays s'est faite le fusil à la main. L'Afrique du Sud, qui a vu avu naître un scoutisme paramilitaire sous l'égide de Baden-Powell,évoque un peu le far west américain, conquis à coups de revolvers, œlynchages, de luttes ethniques et de "capitalisme sauvage". Les Afrika­ners font figure d'Américains ratés dans une colonie où, en fin œcompte, les Noirs, dans le rôle des Peaux rouges, sont en passe œprendrele dessus, puisqu'à "l'inverse des Indiens latino-américains, lesAfricains n'ont pas été spoliés de leur continent", comme le rappelleJ.-F. Bayart(l992: 106). "De son passé pionnier et des affrontementssanglants qui l'ont accompagné, le pays a retenu la culture des annes etle goût d'en posséder", écrit le correspondant du Monde1. Le lobby œla South African GUfl Owners' Association et de la National FireannsTraining Association of South Africa n'a pas la puissance de son ho­mologue aux États-Unis mais s'est opposé à la campagne de restitu­tion des armes lancée par l'évèqueméthodiste Peter Storey2.

L'Afrique du Sud compte 4 millions d'anneslégales et près de 2millions de propnétaires déclarés. La moitié des 2,8 millions d'armes àfeu emegistrées à la fin des années 1980 avaient été achetées il y amoins de dix ans, à raison d'environ 150.000 par 003. Entre 1990 et1993, une moyenne quotidienne de 537 permis d'annes ont été déli­vrés, principalement pour des pistolets d'alarrnes4 . Les magasins ven­daient chacun une cinquantaine d'unités par jour, pennettant àl'industrie d' annement de réaliser un chiffre d'affaires annuel de R20millions. Dans les banlieues chics de Johannesburg, un annurier œSandton estime que la demandea augmenté de plus de 50% en 1993 ;70% de ses nouveaux clients sont des femmes. Un journaliste en fait le

1 Marion, Georges' La violence au quotidien. Le Monde 161111993. 2.

2 A la Noel 1994, cene campagne a aussi consisté il retirer des magasins de Jouets lesarmes trop réalistes. Nalal Mercury 15/10/1994; EP Herald 9 & 10/1211994.

3 Les chiffres exacts sont de 2.756.626 annes il feu en circulation en 1988, de3.095.094 en 1990, de 3.468.487 en 1992, de 3.717.463 en 1993, de 3.954.083 en 1994 etde 4.100.015 en 1995. McKendrick, B., 1990: 2()..1 ; The Star 27/3/1990; S.A. Barometerjuin 1989; Le Monde 24/4/1994: 22; Mill., Greg. Small Arros Control, Sorne BarlyThoughts Afncan Defence Review n015, mars 1994; 43, Oosthuysen, G . Smal1 Arros Prolife­ration & Control Johannesburg, South African Institute of 1nternational Affairs. Yearbook1996: 158.

4 Clmen 8/411993: 4.

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constat: "Tandis que les libéraux de Sandton achètent une arme pourla première fois, les conservateurs de Boksburg reconstituent leur ar­tillerie"5.

Ces armes sont principalement destinées à la communauté blan­che. On estime que 52% des familles afrikaners et 46% des anglaisesen ont une. 11 y aurait en moyenne une arme par adulte. Les Noirs necultivent pourtant pas moins que les Blancs un intérêt immodéré pourles armes à feu, ainsi qu'en ont témoigné les guerres des années 1880contre le Peace Preservation Act de 1878 et la campagne de désarme.­ment entreprise par les Britanniques du Cap (T.R.H. Davenport,1991 : 125 & 138). L'ANC n'est pas partisan d'un gel des permis œports d'armes, qui confmnerait un déséquilibre structurel entre Blancset Noirs. Parce que l'obtention d'un permis dépendait de l'appréciationde la police, les Blancs ont été favorisés6. Aussi tard qu'en 1993, œhauts responsables du parti de Mandela se sont plaints que la SAP re­fusait de leur délivrer un permis parce qu'ils étaient encore sous le coupde poursuites judiciaires datant de l'état d'urgence.

La législation en matière d'armes à feu apparaît laxiste. L'Armsand Ammunition Act n075 de 1969 et ses amendements de 1971, 1973,1974, 1978, 1983, 1988, 1990 et 1991 autorisent le prêt d'une armependant quatorze jours7 Rien n'empêche le propriétaire déclaré, quipossède souvent plusieurs armes, de renouveler son prêt toutes les deuxsemaines. Le procédé permet l'utilisation de prête-noms et élargit ladiffusion aux mineurs. Des adolescents peuvent se pavaner avec le"fusil-à-papa". La section 8 (2) de l'Arms and Ammunition Act œ1969 est heureusement en train d'être amendée pour introduire le con­cept de "compétence" en cas œprêt d'une arme à un particulier ou à unagent de sécurité. D'après des études, il y a en effet six fois plus œchances qu'une arme à feu blesse ou tue un proche plutôt qœl'agressew8. De plus, l'arsenal des Blancs favorise les "fuites": 7.526armes à feu ont été volées ou "perdues" en 1988, 11.577 en 1991 et13.284 en 1992. En 1990, 3.200 meurtres, 6.600 attaques à main ar-

5 Goldstuck, Arthur: Calling a haItto the domestic anns race. Weekly Mali30/4/1993: 13.

6 En 1983. seulement 4,7% des détenteurs d'un pemùs de port d'annes n'étaient pasdes Blancs. Dix ans plus tard, ce pourcentage dépassait les 10% et 28% des membres de laSouth Mrican Gun Owners' Association étaient des Noirs. Sunday T.mes 20/2/1983 & CapeT.mes 27/6/1993.

7 HyltUl3, Gerald: The Guo Owner' s Guide to South African Law and the Sare Han­dling of Fireanns CT, Information Publications, 1992 (llême ed.).

8 Weekly Ma.1 30/4/1993: 13

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mée et 411 viols ont été commis avec des annes volées9.

Tous les dérapages sont possibles. La loi, qui oblige au besoinle citoyen à aiderla police au cours d'une arrestation, l'autorise aussi àinterpeller lui-même un suspect, procédure dite de cithen arrest lO. Celava plus loin que le flagrant délit. A défaut de mandat d'arrêt, un particu­lier peut pénétrer par effraction chez un suspect pour le remettre à lapolice. La section 49 du Criminal Procedure Act n0 51 de 1977 dit qœsi ce dernier résiste ou tente de fuir et ne peut pas être arrêté sansl'usage de la force, tl est possible de lui tirer dessus 11. S'il est tué, sonmeurtre sera mis sur le compte de la légitime défense (justifiable ho­micide). Tout cela étant question d'interprétation au cas par cas, onimaginait mal un Noir bénéficierd'une telle mesure dans un régime ra­ciste. D'après un sondage de 1991, 7% des Blancs continuaient de jus­tifier le "droit à l'assassinat" par la légitime défense, contre moins œ5% des Noirs (D. Darbon, 1993 : 227).

Le pistolet iquhasha et la kalachnikov de contrebande

Connaissant les relations de méfiance qu'entretenaient les forcesde l'ordre et les populations de couleur, la réglementation sur les portsd'annes a été contournée grâce à des fabrications artisanales et à unecontrebande importante en provenance du Mozambique. On estime qœ100.000 annes illégales dont 40.000 kalachnikov circulent en RSA, laplupart aux mains des Noirs l2. Les arrestations liées à la possession il­légale d'annes ont augmenté de 45% en 199013. L'AK47, qui n'estévidemment pas en vente libre, a tué 373 personnes en 199214. li estsurnommé "le chèque en blanc de Soweto" parce qu'une fois qu'on l'aentre les mains, on peut en tirer des revenus illimités!

Le qwasha, iquhashaou oqhwasha, lui, est un pistolet artisanalfait de bric et de broc avec des cintres, des tuyaux de plomberie, des

9 Mill., Greg, 1994, op. cil.: 43; du Preez, G.T., 1992: 2; Securtty Focus vol.10,n06, juin 1992: 174

10 La section 42 du Criminal Procedure Act nOSI de 1977 a son équivalent en milieurural avec la section 9(2) du Stock Theft Act n° 57 de 1959.

11 GovernmenI Gazelle nOSS32, 6/5/1977: 38.

12 Les Blancs ne sont pas étrangers à ces trafics. En mars 1993 à Durban, on en a arTê­té deux qui, sous couvert de leur emploi à Telkom, avaient installé une petite fabrique artisa­nale; en avril 1994, des cadres d'E<;kom ont été impliqués dans une vente illégale d'annes semi­automatiques à la ZP. Weekly MalI 2614/1991.

13 Race Rela1lOn5 Survey, 1992: ...viii.

14 C.ltZen 22/411993 : 4.

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écrous, des boulons et des pièces de caoutchouc l5. fi ne coûte qœR200 à R300 mais il est dangereux pour son propriétaire et ne peIIlletpas de tirer des coups à répétition (A. Minnaar, 1991 : 87). fi chauffeaussitôt et n'est pas fiable. Un utilisateur s'est fait arracher le poucequandla balle est partie en sens inverse! Les carabines sont taillées <1­rectement dans le bois. Les canons sont des tuyaux attachés par dlscotch. Certains tiennent de l'arbalète. Le plus étonnant qu'il nous aété donné de voir est un petit pistolet d'enfant dont le percuteur avaitété trafiqué pour tirer de vraies balles.

Les militants Inkatha de Malukazi, ce bidonville de la banlieuesud de Durban, admettent utiliser de telles armes mais accusent leursadversaires de l'ANC d'avoir des AK 47 bien plus meurtriers. Le repré­sentant de la branche locale de l'ANC avoue que de nombreuses armesà feu circulent; douze de ses partisans étaient en prison à cause de œtrafic. L'officier de police responsable de l'endroit dit avoir confisquéen 1992 plus d'armes professionnelles du côté ANC que du côté IFP. fin'y a pourtant pas que des Zoulous à utiliser des armes traditionnellesou artisanales, ni que des militants de l'ANC à être des adeptes de lakalachnikov (A. Jeffery, 1992). Le G3 est un pistolet distribué auxchefs du KwaZulu inféodés à l'Inkatha. Les cartouches d'AK 47 ou œG3 retrouvés sur les lieux du crime ne sont pas toujours des"signatures" évidentes du méfait.

DE LA SURVEILLANCE A L'ÎLOTAGE: L'OPTIONNEIGHBOURHOOD WATCH OU BLOCK WATCH

Du côté de la communauté blanche, la constitution d'arsenauxprivés ou le recours à des sociétés de surveillance témoignent du discré­dit des forces de l'ordre et d'une certaine anomie sociale. Hormis qœl­ques initiatives locales, les Blancs n'ont pas constitué de milicescomme les Noirs ou, dans certains quartiers, les Indiens. Au niveau na­tional, seulement deux associations dites buurtwag font appel à la soli­darité du voisinage, et ce dans une optique très différente: Neighbour­hood Watch et Block Watch. Selon l'instigatrice de la première, lesmobilisations du voisinage ne sont pas altruistes; elles suivent lahausse de la criminalité. La fragilité du volontariat, la dispersion, lesdifficultés de coordination et les problèmes financiers dus aux réticen­ces des sponsors ou des autorités entravent le développement d'un tel

15 Kockott, Fred: CIuldren of VIolence. Sunday Tribune 1411011990, n° sp~cial : 5

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mouvement associatif l6.

M.J. Wessels, qui en fait remonter l'origine à une initiative œla municipalité de Pinetown en 1987, parle de 1.475 neighbourhoodwatches sud-africamset d'un million d'adhérents (1993: 356). Fondéeen 1985 et légalisée en 1987 par Gaye Neille, l'organisation Neigh­bourhood Watch revendique à elle seule 414 branches à travers le pays,17.000 membres permanents et 50.000 associés, à 98% blancs 17. Sonbut est de mobiliser un quartier contre la criminalité avec la participa­tion du public et la coopération des réservistes de la police par le biaisde rencontres régulières. Neighbourhood Watch propose de former desvolontaires qui recevraient une petite rémunération. Son allié au con­seil municipal de Johannesburg, Christopher Newton Thompson, amême l'intention de demanderune police métropolitaine pour décentra­liser la SAP.

Gaye Neille, consciente de l'isolement du banlieusard blanc,veut briser le grand renfermement urbain, ces murs qui sont censés pro­téger d'une attaquc de bandits et qui, en même temps, fragilisent levoisinage en le disloquant. Dans le cadre de Neighbourhood Watch, uncoordinateur de rue convoque des réunions où l'on s'échange les numé­ros de téléphone afill dc s'entraider en cas de problème, en particulierpour les personnes âgées et les handicapés. Loin de tout héroïsme, ils'agit de surveilIcrle pavillon du voisin qui s'absente, derepérerles ac­tes suspects, par exemple un déménagement imprévu, et de préveniralors la police. On sait que la présence de voisins aux fenêtres est unremède efficacecontre les vols 18.

Neighbourhood Watch appelle les habitants à la vigilance. Biendes Blancs ne connaissent pas le nom dc leurs domestiques alors que,selon Gaye Neille, 80% des cambriolages se font avec la complicitéplus ou moins volontaire de ceux-ci. L'association suggère aussi œnuméroter les clés des maisons pour qu'elles soient restituées à leurpropriétaire en cas de perte, grâce à un fichier centralisé. Elle incite sesadhérents à faire l'inventaire de leurs objets de valeur en gravant dessusleur numéro d'identité, comme au Nigeria où le numérod'immatriculation des voitures est reporté sur les pneus ou les fenêtrespour éviter les trafics de pièces détachées. Cette idée, qui a été reprise à

16 Wessels, M J.. 1993: 368-70: Star 27/1/1992; Weekly Mali 20/8/1993; Sun·day TImes 30/4/1995.

17 SAP: Annual Report. JHD, 1991 85

18 Royot. Dame! : Voisin et étranger' perception de la violence en milieu multi­ethnique à Boston, ln Body-Gendrot, S., 1989: 191-200.

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un niveau officiel en janvier 1993 avec l'opération M ("Marking"),vise à compliquer la lâche des recéleurs et à faciliter la restitution desobjets volés, sachant que les vingt dépôts de la police dans le pays or­ganisent de fructueuses ventes aux enchères parce que les marchandisesqui les encombrent n'ont pas retrouvé leur légitime propriétaire aprèsun an et un jour. Le marquage des objets de valeur doit en outre per­mettre d'obtenir des réductions de tarifs auprès des assurances alorsqu'une des compagnies les plus importantes en la matière, Santarn, aretiré son soutien à Neighbourhood Watchen 1992.

D'après Gaye Neille, les classes moyennes préfèrent les pa­trouilles de rues du système d'îlotage block walch au discours "réactif'de Neighbourhood Watch, qui toucherait plus les classes aisées et tliu­quées, par exemple à Bramley Gardens, une banlieue de Johannesburgoù 100% des foyers y auraient souscrits. L'organisation Block Watchest "préventive" et plus "offensive". Fondée en 1986 par un conseillermunicipal de Johannesburg, Lionel Keenan, elle est bien implantéedans les banlieues de classes moyennes afrikaners comme LombardyEast face à Alexandra. Lionel Keenan dit couvrir 50.000 maisons et sevante d'avoir réduit de 75% le nombre de crimes enregistrés à Lombar­dy East (M.J. Wessels, 1993: 364). L'adhésion est en principe gra­tuite et ne requiert qu'une participation personnelle de quatre heures parmois l9. Mais ce sont les habitants qui paient l'essence des patrouillesautomobiles. Beaucoup dénoncent d'ailleurs le caractère raciste des in­terventions, les infiltrations de l'AWB et les entraves à la liberté œcirculation. Les Noirs sont interpellés sur simple présomption d'un"délit de sale gueule".

En dehors de Neighbourhood Watch et Block Watch, qui sontles deux principales associations blanches du genre, on assiste à desinitiatives locales, en ordre dispersé. Toujours à Johannesburg, deuxhabitants se sont rendus célèbres pour avoir avoir expulsé les droguéset les délinquants des banlieues de Troyeville, Kensington et Bertrams.Armés de bâtons, de revolvers et de menottes, ils ont arrêté en quelquesmois une douzaine de criminels là où la police semblait impuissante20.Au Cap, des musulmans de Bokaap ont formé des patrouilles qui ontchassé les indésirables et qui, pour certaines, ont commencé à recevoirune formation de réservistes par la SAP21. D'autres, qualifiés

19 Avec Neighbowhood Watch, l'adhésIOn coQte R5 ; l'abonnement à la lettred'infonnation, RIO; la location d'un marqueur pour graver son numéro d'identité sur le mobi­lier, R35.

20 Garson, Philippa. Weekly MalI 1212/1993; 10.

21 Les participants tiennent à garder leur autonomie. Selon l'un d'eux, "travailler avec

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d'intégristes, sont tombés dans l'excès en brtllant vif les dealers de à'G­gue. Le PAGAD (People Against Gangsterism And Drugs) est large­ment infùtré par la mouvance islamique Qiblah. Toujours au Cap, uneassociation de MétIs a de son côté réussi à faire signer un accord œpaix entre cinq gangs de Mitchells Plain22. Dans le Natal, il existe desneighbour/wod walches indiens, mais les Asiatiques de Westville etKloof ont rejoint les associations de voisinage blanches. Quant auxNoirs, ils continuent de voir dans ce genre d'organisations des groupesau service de la polJce (M.J. Wessels, 1993 : 366).

L'AMPLEUR DU MARCHÉ DE LA SECURITÉ PRIVÉE

Plus que les associations de voisinage, les sociétés de gardien­nage ont la faveur des Blancs d'Afriquedu Sud. Même les plus pauvresy font appel quand ils partent en vacances, les frais étant plus réduitsqu'à l'année.

A partir des années 1980, le marché de la sécurité privée a con­nu une véritable explosion, au rythme de 30% l'an et, depuis 1990, œ10% à 15%. Son chiffre d'affaires tourne autour d'un milliard et demide rands en 1993, contre moins de 150 millions en 1978 (tab. 10). De­puis 1986, le marché résidentiel, celui des ménages, augmente plusvite que celui des entreprises et des institutionnels. La demande de cesderniers croît moins rapidement car les clients les plus fortunés sontdéjà équipés. De pl us, les activités de construction et les dépenses pu­bliques en matière de sécurité sont en baisse. Dans un climat de com­pétition accrue, la récession économique ouvre néanmoins de nouvellesperspectives. Le marché des écoutes téléphoniques se développe parexemple parce que les sociétés veulent espionner leurs concurrents23 !La modernisation des appareils de surveillance recompose le marché.Le responsable d'une compagnie qui a précédéle mouvement et qui estspécialisée dans le dressage des chiens de garde en fait le constat:"Mes affaires ne marchent plus aussi bien qu'autrefois. Avant, quandun intrus entrait dans une propriété privée, on lâchait tout simplementles chiens sur lui. Maintenant, on lui demande de décliner son identitéet on appelle la police".

la police ne signifie pas travailler pour elle". Davis, Gaye. Weekly Mail 28/8/1992: 10.

22 Cape T,mes 10/1/1995.

23 Star 22/5/1993.

330

Tab. 10 : L'explosion du marché de la sécurité privée en Afrique duSud

Source: MacFarlane, Roy: The private sector security induslly in South Africa Afncan DefenceRevteW n019, oct. 1994 : 50-2 ; poste d'expansion économique de l'Ambassade de France IlJohannesburg; FmancliJl Mail 17/411987: 59; ·Security: a survey·, supplément du Frnan·cial Mail 4/9/1987; Grundy, K., 1988: 30, SA. Electronics Federation; Grant, E., 198999.

secteur chiffred'affaires observationsensemble de R 1.487.500.000 R 1.190 millions en 1990, 600l'industrie de la en 1993 en 1986,350 en 1983 et 141 ensécurité privée 1978. Taux annuel de crois-

sance: 18% en moyenne.équipements R 500.000.000 environ cinq fois plus qu'enélectroniques en 1990 1984 en rands courants.alarmes anti- R 167.000.000 R 151 millions en 1991, 113effraction en 1992 en 1990, 112 en 1989,96 en

1988,72 en 1987 et 55 en1986.

télésurveillance R 30.000.000 en R 11,5 millions en 1986. Ce1992 marché, détenu à 50% par le

Japonais Panasonic, a atteint unseuil de croissance.

détection R 30.000.000 en R 19 millions en 1986. Aug-d'incendie 1990, mentation régulière à un rythme

proche de 15% l'an qui avoisinecelui de l'inflation.

détection péri- R 20.000.000 en marchés stationnairesmétrique 1990détections à R 10.000.000 en au vu de la saturationrayon X 1990détecteursde R 5.800.000 en de lademandemétaux 1990alarmes pour R 65.000.000 en stabilisation d'un marché quiautomobile 1992 vend autour de 155.000 unités

par an contre 250.000 en 1987,un record; 80% de ces alarmes,pour la plupart produites enRSA, comprennent un systèmed'immobilisation du véhicule

331

contrôles d'accès R 110.000.000 83 millions en 1990,30 enen 1992 1986 ; 60% de la valeur ajoutée

est fabriquée localement

gestion de pa- R 68.000.000 entrimoine immo- 1992bilier, salles decommandes,interphones etéquipements desonorisation

Le bureau d'immatriculation des sociétés de sécurité privée a en­registré plus de 2.600 compagnies et 160.000 gardes depuis son éta­blissement à Pretoria en 198724. G. Cawthra estime que le marché œla surveillance emploie de 450.000 à 600.000 hommes pour peu qu'ony inclue les gardes sans uniformes, armés seulement d'un bâton(1992 : 20). Le ministre de l'intérieur parlait de 300.000 agents de sé­curité dans le secteur des entreprises et des résidences particulières en198725. A l'époque, cela faisait cinq fois plus que les 60.390 policiersde la SAP26. Au vu de la compression du personnel à cause œl'augmentation des salaires, et étant donné la sophistication de la pro­fession avec l'électronique et la video, c'est énorme. Frank Sims,l'administrateur de la SASA (Security Association of South Africa), seréfèrcà un chiffre de 250.000 hommes, 105.000 si l'on exclut les ID­parlements de sécurité des compagnies minières et des banques. Lesmines utilisent le même équipement que la police et auraient la "plusgrosse armée privée du monde" (J. Cock, 1989: 214). Historique­ment, la Diamond Mining Protection Society, lancée en 1881 à Kim­berley pour combattre la contrebande de diamants, a sans doute été lapremière police privée d'Afrique du Sud (S. Kanfer, 1994: 99).

L'essentiel des "troupes" se concentre dans le PWV, coeur né­vralgique du pays. D'après le colonel Frans Lubbe, qui est chargé œles inscrire à Pretoria, plus de 50% des compagnies sont basées dans leTransvaal, 15% dans le Natal et 20% dans la province du Cap27. A

24 Afrtcan Dejence Rev.ew n019, oct. 1994: 50 & n015, mars 1994: 44; Garson,Philippa & Blecher, Sara Security IDdustry booms in Natal. Weekly Mali 5/2/1992: 2.

25 Hansard House oj Assembly Debales col. 6402, 2519/1987.

26 SAP: Annual Report. JHB, 1988.

27 Dans les pages jaunes de l'annuaire, on compte 133 sociétés de sécurité à Johan­nesburg et 76 à Durban, moins d'une dizaine ayant des filiales dans les deux villes. Les 208qui adhèrent à la SANSEA (South African Security Employers Association) se trouvent à 47%

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l'échelle nationale, les plus importantes sont Springbok Patrol, Coin,Fidelity Guards, Chubb et Gray Security. Springbok, en tennesd'effectifs, est peut-être la plus conséquente, avec 2.000 gardes28.

Chubb est la seule à être cotée en bourse en tant que telle. C'est unesociété qui a commencé dans la serrurerie et les coffres-forts et qui s'estensuite diversifiée dans l'électronique. D'autres compagnies comme Fi­delity Guards, par exemple, sont les filiales d'un groupe, Rennies enl'occurrence. Sandton Sentry appartient à la société Klipton, qui est ca­tée en bourse et qui travaille à la fois dans l'industrie (Castor Ladder,Fortlezer, Sapco) et la sécurité (Auston Safes, Campbell & Gardwell).Security Specialists International est la branche sud-africaine d'unemultinationale basée à Londres, Lodge Service. The Network est unecompagnie américaine spécialisée dans le loss control ou risk management, qui consiste entre autres à évaluer les vols commis par lesemployés au sein d'une entreprise.

Les activités sont des plus diverses. Springbok Patrol, Coin etFidelity Guards se sont taillées la part du lion dans les convois œfonds (cash in transit). Elles ont obtenu l'autorisation d'avoir des fusilsmitrailleurs. Les fonds sont transportés dans des sacs qui, s'ils sontouverts de force, aspergent les voleurs d'une encre indélébile. Global etDS assurent le service d'ordre des gros concerts, particulièrement œceux en plein air29. Avec ses chiens de garde, K9 ("Canine") surveilledes enceintes industrielles, des établissements municipaux et des en­sembles d'immeubles. Lancée en 1%2, juste avant que la SAPn'entraîne ses propres chiens, son chiffre d'affaires annuel tourne au­tour de R14 millions, dont 6 avec la filiale de Durban, qui se vante œfournir depuis plus de vingt ans le garde du corps du magnat de la fi­nance Harry Oppenheimer. A Johannesburg, Armed Response protègeles particuliers. Personal Security Management a fait sa fortune à causedes assassinats en série d'unpsycho-killer dans le quartier de Norwood.Dans les banlieues chics du nord, Sandton Sentry, qui veut être la"RaIls Royce dela sécurité", a remporté en dix ans la plus grosse partd'un marché très lucratif au vu de l'aisance financière de ses 2.800clients, qui paient au moins 300 FF par mois, plus s'ils ont recours àdes services personnalisés d'escorteou de surveillance spéciale.

Les sociétés de surveillance sont un phénomène issu de la

dans le Transvaal, 25% dans Je Natal, 23% dans la province du Cap et 5% dans r OFS. Les 75installateUfli de systèmes d'alannes affiliés à la SAlDSA (South Mrican Intruder Detection Sys­tems Association) se répartissent respectivement à .56%, 19%, 24% et 1%.

28 Lauw, Ioe. Star 24/10/1992; 92.

29 Star 14/1111994.

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communauté blanche. Très peu de Noirs peuvent se payer leurs servi­ces. Les entreprises de sécurité noires sont rarissimes. On n'en compteque deux à Soweto, July et Thulani. Celles d'Alexandra et de Kagiso,Thuthuka et Trans-Siswe, ont la particularité d'avoir été fondées pardes anciens du MK30. D'habitude dans la profession, les gens de cou­leur sont en bas de la hiérarchie3 l . Sandton Sentry n'emploie mêmeque huit Noirs parmi ses trente-trois gardes armés. Les six contrôleursde sa salle des commandes sont des Blancs. Moins de 2% de ses clientssont noirs, dont feu Oliver Tambo, le vétéran de l'ANC, et RichardMaponya, le fameux homme d'affaires de Soweto. Security SpecialistsInternational, qui protège les commerces du centre de Johannesburgavec quelque 350 employés, a vingt-cinq gardes armés en majoriténoirs, tandis que les cadres sont d'anciens policiers blancs. La filiale œK9 à Durban n'a que quatre Blancs sur 164 gardes.

Le succès des sociétés de surveillance, certes lié à la montée dIbanditisme et aux défaillances de la police, tient aussi à des raisons in­trinsèques. Il ne reflète pas qu'un recul de l'État mais aussi, au niveaude la demande, l'existence de grosses entreprises à forte concentrationcapitalistique32. Au niveau de l'offre, les contrats d'assurances ont ren­du obligatoire l'acquisition de systèmes d'alarme pour les voitures etles villas résidentielles. La législation sécuritaire de 1980 sur lespoints stratégiques de l'économie (key points) a pareillement obligé lesplus grosses entreprises du pays à faire surveiller leurs installations.

En outre, les sociétés de gardiennage sont faciles à lancer. Ellesne requièrent pas beaucoup de capital et ont été fondées par d'anciensmilitaires ou policiers pressés d'arrondir leurs fins de mois à un mo­ment où le discrédit des forces de l'ordre les poussait à se reconvertirdans le privé33 Les cas extrêmes sont ces éphémères petites compa­gnies locales qui ne durent que le temps d'une nuit, les jly-by-mghts.Un officier de la SAP qui gagne R3.000 par mois peut facilement dm­bler son salaire en débutant avec vingt gardes34.

30 Fleelwalch nov. 1993.

31 Sunday Slar 1/1111992; 12.

32 South. N. : Reconstructing Policing ; Differentiation and Contradiction ln Post-warPrivate and Public Pohcing, in Matthews. R (ed.): Privatising Crirninal Justice. Londres, Sage,1989: 78.

33 La police a d'ailleurs réagi en rendant les contrats de la fonctIOn publique moinsfaciles à rompre. Dans le même sens en 1990, le ministre de la loi et de l'ordre Adriaan Vlok aproposé des augmentations de salaires. Cillzen 13 & 14/6/1990; BUSIness Day 1316/1990;Phillips, Mark : From partisanship to neutrality? Changing pefllpectives on the role of the SAsecurity forces during transition. Johannesburg, Centre for the Study of Violence and ReconCI­liation, 1990: 8.

34 Connolly, Tim. PDG de Coastwatch cité in Garson, Philippa & Blecher, Sara Dir·

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Enfin, le métier attire parce qu'il est moins dangereux que dansla police. On ne risque pas d'être envoyé dans une township. il y a ra­rement d'accrochages. Les voleurs ont le temps de s'enfuir. Un coup œsemonce suffit à les faire disparat"tre dans la nature. Ce n'est certes pasle cas des convoyeurs de fonds. En 1990, huit employés de FidelityGuards sont morts pendant des attaques à main année, plus qu'entrente-trois ans d'existence pour cette compagnie35. Au total, ce seraitune cinquantaine de gardes qui seraient tués chaque aJmée36. Du coup,les sociétés de gardiennage se sont plaintes du laxisme de la magistra­ture, qui relâchait les criminels sous caution37. Elles ont réclamé ledroit d'utiliser des annes automatiques de gros calibres comme les con­voyeurs de fonds, alors qu'elles étaient limitées à des pistolets de 9mm et des fusils à pompe.

La réglementation du Security Officers Act et ses pro­b�èmes

L'État s'est bien sOr inquiété de la prolifération de polices pri­vées. Le Security Officers Act n092 de 1987 a obligé les compagniesde sécurité à se faire enregistrer auprès d'un bureau spécial à Pretoria, leSecurity Officers Board, qui dépendait du ministère de l'intérieur. Pen­dant l'état d'urgence, le National Key Points Act n0102 de 1980 pré­voyait déjà de privatiser la surveillance d'endroits stratégiques commeles raffineries ou les usines38. Mais c'était le ministère de la défensequi déterminait la formation, les fonctions et le déploiement du per­sonnel de sécurité. Les gardes bénéficiaient de dérogations et pouvaientexiger les pièces d'identité d'un visiteur, arrêter et fouiller un suspect,confisqueret détruire tout objet susceptible d'être dangereux.

L'idéededépartdu Security Officers Act est plutôt d'établir uncode de conduite dans la profession. Le casier judiciaire des employésest vérifié. Des normes sont édictées. Le Security Officers Board peutdisqualifierles mauvaises compagnies en retirant leur licence. Un foods

ty Tricks in the violence business. Weekly Mari 5/211992: 2.

35 Jepson, Guy. Star 22/8/1991: 12. Voir aussi Lazarus, Janine. Star 1712/1991 ;Crtlzen 22/4/1993: 1 & 2.

36 Sunday Independent 30/611996: 8.

37 Race RelatIOns Survey, 1992: xxxviii.

38 Grant, E, 1989 . 106-8: Jackson, R.L. : Security, a National Strategy : the Integra­tion of Security in the Public and Private Seclolli. Le Cap, Lex Patria, 1987 ; Seegelll, A. : Ex­tending the Security Network ta the Local Level, rn Heymans, C. & Totemeyer, C. : Govemmentby \he People. Johannesburg, Juta & Co, 1990.

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de garantie, financé par les contributions des sociétés, sert à dédonnna­ger les plaignants lésés, voire volés par une compagnie. La professioncontrôle six sièges sur dix au Security Officers Board, qui est présidépar un policier, le colonel Frans Lubbe.

La loi de 1987 ne résoud pas pour autant des problèmes commela formation du personnel, le relèvement des salaires, la qualité du ser­vice et la définition des droits des gardes par rapport à ceux du citoyen.Elle n'a commencé à être appliquée qu'en avril 1989, après un &lai in­explicable de deux ans. Ni les homelands, ni les serruriers, ni les ins­tallateurs de systèmes d'alarmes, ni les quelque70.000 veilleurs de nuitemployés à titre personnel n'ont été pris en compte. Frans Lubbe 00­met que certaines compagnies ont transféré leur siège social dans leKwaZulu pour échapper aux règlements de la loi39.

Si peu de compagnies "oublient" de se faire enregistrer à Preto­ria, un bien plus grand nombre ne déclarent pas leurs gardes pour lesemployer au noir. La représentante syndicale de la Transport and Gene­ral Workers' Union, Jane Barrett, a ainsi boycotté son siège au Securi­ty Officers Board parce que les employés étaient exploités avec des sa­laires misérables, un travail dangereux, une formation insuffisante etaucune assurance pour les couvrit'D. Ces griefs ont donné lieu à desgrèves assez violentes dans le KwaZulu Natal fin 1993 et ont abouti àla création de syndicats dissidents, la Security Officers Civil RightsUnion à Johannesburg et la South Mrican Security Workers Union àDurban41 .

E. Grant estime surtout que "la loi soulève de sérieuses interro­gations quant au rôle exact des compagnies de sécurité: un serviceprivé destiné à des particuliers ou une fonction de police publique sousle contrôle direct de l'État" (1989: 109)? Célèbre pour avoir dénoncécinq policiers dont un Blanc impliqués dans le massacre de Trust Feeden décembre 1990, un enquêteurde la commission Goldstone, le majorFrank Dutton, propose une coopération plus serrée avec les sociétés ~gardiennage dans les quartiers blancs. Les effectifs d'une nouvelle p0­

lice démocratique devraient être redistribués dans les townships noireset y combattre les gangsters au lieu des opposants politiques. L'idée,

39 Garsoo. Plu1Jppa & Blecher. Sara: Security industry booms in Natal. Weekly MaIl5/2/1992: 2.

40 En prinCIpe, le Security Office", Act et un ameodemeot du Wage Act de 1957 pré­voieot un minimum de R650 avec une semaine de travail à soixaote heures. Weekly MaIl5/2/1992. 2; Government Gazette vol.316, 0°13.575, 18/10/1991. Pretoria.

41 Barrett, Jane Security guards strike : iodustrial council victory for TGWU. SouthAfncan Labour Bul/etln vol.18, 0°1, janv 1994; Secunty Focus vol.12, 0°11, oov. 1994:7.

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soutenue par la hiérarchie, est de se décharger d'une partie du travail œpolice sur les sociétés de gardiennage, puisque celles-ci ont un rôlecomplémentaire et emploient des anciens de la SAp42. Le directeur œParamed Security dit ainsi avoir doublé les effectifs de son personnelpour lancer une police avec les associations de voisinage dans les œn­lieues blanches de Johannesburg43. Dans le même ordre d'idées, la sé­curité des aéroports a été privatisée et il est question d'en faire autantavec les prisons44.

Pour éviter les dérapages, un amendement de 1993 au SecurityOfficers Act rend obligatoire la formation des gardes dans des centresaccrédités par Pretoria. Malgré les plaintes du patronat à propos du sur­coût que cela entraîne, une telle disposition élargit le choix de carnèredes employés. Ceux-ci peuvent se spécialiser dans un domaine et béné­ficient d'une qualification reconnue qui leur permet de passer d'unecompagnie à l'autre. Auparavant, nombre de prétendus centresd'entraînement eseroquaient les candidatset leur promettaient du travailaprès avoir suivi des stages payants avec des instructeurs qui n'étaientmême pas habilités. A présent, le personnel doit suivre des cours spé­cialisés dans le gardiennage, le dressage des chiens, le maniement desarmes, l'îlotage, les convois de fonds, les systèmes de sécurité, la sur­veillance minière, l'encadrement des foules, les alarmes électroniques,la serrurerie, l'enquête... fi y a seize établissements et 93 instructeursaccrédités dans le pays45.

Les coups fourrés des sociétés de gardiennage

La loi de 1987 n'a pas empêché les abus. Certaines sociétés ontdébordé du champ civil et se sont faites remarquer par la violence œleurs interventions, leur politisation et leur mentalité raciste46. Lesplus dangereuses sont les éphémères petites compagnies locales, sur­tout celles basées dans les homelands. Au niveau national, les grandescompagnies comme Chubb ou Coin, qui font parfois partie d'une mul-

42 SAP, Annual Reporls, 1980 & 1985; Commissioner Van der Merwe. Agenda811011992.

43 Hemmer, Mark. Oté ln Wicks, Robert. Bus Dally 14/1/1992: 5.

44 Star 26/6/1994.

45 Otarndor, Goldfields, le département de criminologie à UNISA et Fidelity Guardsdans le PWV; Natal Security Training Executive Council à Durban et Grays à Pinetown dans leNatal. SecuTlly Focus vol.10, n'10, oct. 1992: 321 & vol.U, n'l, janv. 1993: 27.

46 Weekly Mali 26/5/1989.

337

tinationale, sont plus sûres. Springbok fait exception. Son dirigeant,un ancicnjoueur de rugby dont l'équipe a donné son nom à la compa­gnie, a entraîné des mili tants de Buthelezi à la lutte armée.

Ceci sans compter les escroqueries: des gardes d'Armed Res­ponse, de Coin et d'AA Security ont été arrêtés pour vo147. La plupartdes contrats ont une clause qui prévoit l'immunité judiciaire des com­pagnies de sécurité en cas de dégât matériel ou de bavure pendant leservice48. Une journaliste de la rubrique criminelle du Star, Janine La­zarus, raconte qu'elle a testé les délais d'intervention des sociétés œgardiennage en faisant actioIUler plusieurs systèmes d'alarmes à la fois.Aucune n'est arrivée en trois minutes, comme promis dans les db­pliants publicitaires. Paramed a mis dix-sept minutes pour venir surles lieux. Supercops ne s'est même pas déplacée quand une femme aappelé au secours pour un viol.

Les compagnies de sécurité justifient leurs retards en se plai­gnant de l'absence de numérotation des rues, qui leur fait perdre dutemps. Certaines ont d'ailleurs fourni à leurs clients un numéro lumi­neux visible de nuit comme de jour avec le logo de la compagnie49.

Beaucoup font cas d'un taux de 99% de fausses alarmes. Les profes­sionnels souhaiteraient imposer des amendes pour sanctionner les abus,comme la police l'a fait en Australie, aux États-Unis ou en GrandeBretage (les bobbles ne se œplacent plus après trois appels inutiles).Mais ils savent que c'est impossible à moins de perdre des clients.Nombre de fausses alertes ne sont-elles pas causées par des systèmesd'alarme défectueux posés par des installateurs peu consciencieux ?

Le colonel Lubbe prétend que la compétition entre les compa­gnies de sécurité est si rude qu'elle suffit à régulerle marché. La moin­dreinfraction à la loi est dénoncée par le concurrent. Mais il ne dit pasque certaines sociétés ont racketté leurs clients, voire éliminé leurs ri­vaux. Dans les banlieues de Troyeville, Kensington et Bertrams à Jo­hannesburg, deux volontaires dont les patrouilles avaient remporté unsuccès certain avaient l'intention de fonder une société protégeant leshabitants pour moins de 100 FF par mois. Mais ils auraient subi despressions. Leur maison a été surveillée, dit-on, par une compagnie œsécurité qui détenait un monopole local et bénéficiait de la complicitédu commissariat de Jeppeso. A Durban, le joueur de rugby Wahl

47 CitIzen 2917/1992; Dally News 3/4/1992; Star 19/6 & 13/7/1989.

48 Secunly Focus yol.10, 0°10, oct. 1992: 320.

49 Secunty Focus yol.10, 0°11, OOY. 1992: 358.

50 Gat'Son, Philippa Weekly Mazl 12/2/1993: 10.

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Baartmann a menacé de se retirer de son équipe si sa compagnie,Springbok Patrol, ne protégeait pas le stade où il allait participer à unmatch. Van Tonder, un franc-maçon et un ancien lieutenant de policerenvoyé pour fraude et corruption, aurait été tué par des rivaux parœque sa société, Elite Security, protégeait une station convoitée de Shellsur la N2 près d'UmgababaausuddeDurban51. Non loin delà, la voi­ture piégée qui a explosé en avril 1993 à Amanzimtoti aurait visé àimpressionner les commerçants pour les obliger à faire protéger leursmagasins.

Nombre de ces compagnies ont eu tendance à confondre l'espaceurbain avec un champ de bataille. Certaines tiraient pour tuer tandisque d'autre enchaînaient les armes de service aux gardes pour empêcherles vols52. Un agent de sécurité qui n'avait reçu aucun entraînement autir a ainsi abattu un innocent par erreur53. Combat Force a été mêlée àun conflit entre des chauffeurs de taxis et une compagnie de bus dlKwaZulu, Eagle Liner, qu'eUe était chargée de protéger54. A PortShepstone, où la nouvelle année 1992 a commencé par des escarmour­ches avec des policiers en civil, un gardeblanc de Balarm Security a ti­ré sur des passagers noirs qui attendaient leur minibus55. Springbok,qui gardait les installations de chemins de fer de Spoomet dans le Natalet le Transvaal, a été impliquée dans une attaque sur les passagers d'untrain à Soweto en novembre 199256. L'enquête de la commissionGoldstone a montré les incohérences de la compagnie, dont un garde atué un voyageur qui venait d'échapperaux assaillants. Les patrouillesde Springbok n'avaient pas de radio en état defonctionner et aucun p0­

licier n'était présent pendant les événements. La société s'est défendueen disant qu'eUe avait été chargée de protégerles bâtiments et les &pi­pements du réseau ferroviaire, pas les passagers.

La plupart des compagnies recrutent d'anciens militaires ou po­liciers parce qu'elles n'ont pas à les entraîner, ce qui leur revient moinscher. En témoigne cette petite annonce de Rocket Security Force re­

cherchant un tireur d'élite formé dans la police ou l'armée5? Et pour-

51 Ganon, Philippa & Blecher, Sara: Dirty tricks in the violence business. WeeklyMali 512/1992: 2.

52 Dally News 31112/1991.

53 Cape TImes 212/1991.

54 Weekly Mail 5/211992. 2

55 Weekly MaIL 5/2/1992' 2.

56 Aynn. Kevin. CItIZen 26/1111992: 1 & 2; HRC: Monthly Repression ReportnIB, HRC. janv 1993: 22.

57 Mercury 5/1111992: W,lness 12/11/1992.

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quoi pas un tueur à gages, tant qu'on y est? Dans le Natal,Coastwatch et Scouter sont tenues par d'ex-Rhodésiens; Saracen, unefiliale d'Executive Outcomes, travaille avec d'anciens policiers koevetde Narnibie58. Dans le centre de Johannesburg, les dirigeants de ParaSecurity Services, des vétérans du 32ème bataillon et du cinquièmecommando de reconnaissance de la SADF, ont recruté leurs ennemisd'hier, des guérilleros zimbabwéens réputés incorruptibles pareequ'étrangers à la ville59. lan Crook, un ancien du Bureau de coopéra­tion civile CCB, est à la tête de trois sociétés: Longreach, Shields etTarget. À Durban, Michael Mitten gère un centre d'entraînement accré­dité par Pretoria. Engagé dans la police en 1971 et intégré dans lesForces spéciales, il a fait le coup de feu à Soweto en 1976, a connuDirk CoelZee dans la ferme de Vlakplaas et a été koevet. Garth Barrett,autrefois responsable des sections d'assaut spéciales de Rhodésie puisdu sixième commando de reconnaissance de la SADF, dirige une socié­té qw a foumi des annes de la RENAMO à l'Inkatha et qui a protégéles lignes à haute tension du Mozambique approvisionnant la compa­gnie d'électricité sud-africaine Eskom6O.

A Durban, le personnel de Combat Force était composé ~membres du 32èmc bataillon, d'anciens Selous Scouts rhodésiens etd'assistants de police kitskonstabels. En octobre 1992, un employéblanc a été convaincu de meurtre et condamné à douze ans de prisonaprès avoir tué sans raisons un Noir au stade de Kings Park pendant unmatch de rugby en juin 199061 . L'instruction du procès a révélé lesméthodes paramilitaires de Norman Reeves, le patron de CombatForcc. Ses gardes apprenaient à tirer pour tuer et celui-ci leur payait unbonus de RlOO par "tête de Cafre''62. Il avait déjà été impliqué dans desfusillades à Msinga, un district du KwaZulu près de Tugela Ferry, oùdeux familles de Jobskop, les Sithole et les Zwane, se disputaient lepouvoir. Les Sithole avaient recruté un mercenaire blanc, Johann Fre­derickVerster, qui a tué quatorzeZwaneenjuin 1979. Verster se seraitassocié à Reeves pour employer des "chiens de guerre" à qui il auraitpromis R200 par cadavre. Les deux hommes ont fait ensemble laguerre en Angola au sein du 3ème bataillon. Pendant le procès ~1981, qui a condamné Verster à huit ans de prison, Reeves, qui venait

58 Weekly MaIl 13/12/1996

59 Stansfield, Mark. Sunday Star 17/111993: 6-7.

60 Sunday Star 1111/1992, Weekly MaIl 10/5/1991.

61 Mercury 20 & 24/10/1992.

62 Mngadi, S'bu. CIty Press 28/2/1993 : 1.

340

de perdredes élections locales à Amanzimtoti sous les coweurs du NP,a chargé son collègue pour prouver son innocence63 . Puis on a retrou­vé son nom dans la tentative de coup d'État aux Seychelles contre leprésident René en aofit 1982. Reeves a finalement été arrêté en 1993pour meurtre, trafic d'armes, utilisation de munitions de la police,mauvais traitement du personnel, intimidations physiques et recrute­ment illégal de sans-abri dans un refuge de Durban64. Un de ses em­ployés avait été licencié aussitôt après avoir fait part de ses doutes surle meurtre d'un ancien légionnaire français tué à Umfume, prèsd'Umlazi, alors que c'était lui qui était visé: il devait conduire le ca­mion le jour où l'attentat a eu lieu et il avait assassiné des militants d:l'ANC pour le compte de Combat Force65. fi n'est jamais venu té­moigner devant la police. Des observateurs sur place ont émis1'hypothèse que les retards de l'enquête étaient dus aux complicités dontbénéficiait Combat Force dans les forces de l'ordre.

Reeves a été condamné à huit ans de prison, libéré sous cautionet acquitté en appel66. Aux municipales de juin 1996, il s'est mêmeprésenté sous les couleurs de l 'IFP dans la circonscription des plagesdu nord de Durban. Son programme électoral était favorable àl'exécution en public des criminels, «à deux heures de l'après-mididevant la mairie» ! Sa compagnie, rebaptisée Combat Group Securi­ty, venait de réprimer des troubles étudiants à l'université autrefois in­dienne de Westville.

Le cas le plus connu de racisme est sans doute celui de Sybrand"Louis" van Schoor à East London67. Simple agent de police pendantdouze ans, jusqu'à ce qu'il fonde flash Security en 1981, il ajustifié lamort de41 Noirs parla légitime défense et a fmalement été condamnépour le meurtre de 19 d'entre eux. Surnommé Jésus par ses victimes àcause de sa barbe, il prétendait être un chrétien intégriste. Les groupesd'extrême-droite et les milieux d'affaires d'East London ont lancé unecampagne en sa faveur, avec un autocollant "1 love Louis", pour fman­cedes frais du procès. Que dire, aussi, de ces trois anciens employésblancs de Fidelity Guards qui ont pendu par les pieds et brûlé vif uncollègue noir suspecté d'avoir dérobé de l'argent dans les locaux de la

63 Sunday T,mes 1111/1981 & 2812/1982; Sunday Express 51711981 ; Datly News41711981; Mecury 18/8/1981, 20, 21 & 30/1011981.

64 Nalal Mercury 7/5/1993; DOlly News 2512/1993.

65 Slar 281711991 : 2.

66 Slar 17/511994' 8. DOlly News 213/1995, 10 & 241611996.

67 Dally D'Spalch 18/6 & 20/8/1991 , City Press 18/8/1991; Evenrng Post9/9/1991; Weekend Argus 17/8/1991 • Sunday Star 18/8/1991.

341

compagnie à Johannesburg68 ?Les homelands, qui ne tombaient pas sous la juridiction du St>­

curity Officers Act de 1987, ont été des refuges pour les compagniesdouteuses. Les sociétés de sécurité établies dans le KwaZulu devaientmontrer patte blanche au parti de chef Buthe1ezi pour obtenir des per­mis d'armes. Gray Security a protégé les conseillers municipaux Inka­tha. Gavin Answerth, un haut responsable de Springbok Patrol, étaitun militant de l'IFp69. En janvier 1991, sa compagnie a recruté unecentaine d'hommes dans un camp de jeunes à Ulundi, la capitale dlKwaZulu et le fief de Buthe1ezi. Le directeur de la compagnie, WahlBaartmann, a répliqué que Gavin Answerth avait depuis démissionné etfondé sa propre société, Coastwatch Security. Shane Lockston, œReaction against Theft, aurait quant à lui participé à des attaques contredes militants de l'ANC à Umlazi et reconnaissait que la moitié de sesemployés étaient des sympathisants de l'AWB70. A Mkhuze, près de lafrontière mozambicaine, Consolidated Rest Group était une compagnietenue par Tim Lewis, un ancien agent secret britannique impliqué dansdes trafics d'annes et proche dela police du KwaZulu.

Dans le Ciskei, Peaceforce a été impliquée en aofit 1992 dansun incident à Phakamisa pendant lequel on a tiré sur des écoliers71.

Cette compagnie, dont le siège officiel était sur le Reef, avait emmé­nagé sur la côte dans la base militaire de Mapasa un mois avant. Elleprétendait vouloir employer 2.000 gardes, soit l'équivalent des forcesannées du home1and. Le contrat n'a pas été signé avec les autorités dlCiskei mats avec certains membres du gouvernement militaire. Autrt>­ment dit, selon 1'IBIIR qui enquêtait sur le massacre de septembre 1992à Bisho, "le Ciskei s'est doté d'une deuxième armée, mal entraînéemais qui a permis au général Gqozo de ne pas porter directement la R.:S­

ponsablilité de la répression"72.

Une troisième force?

Springbok est, à noire connaissance, la seule grosse compagnie

68 Du PleSSIS, uesl. CItizen 28/10/1992.

69 Evans, Gavin Weekly Mal! 7/211992: 2; Minnaar, A., 1992: 99.

70 Weekly Mail 5,2/1992' 2.

71 Independent Board of Inquiry into Informai Repression: Special Report on Bisho.JHB, IBIIR, sept. 1992 13·6.

72 Independenl Board of Inquiry into Infonnal Repression: op. cit., sept. 1992,p.17.

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d'envergure nationale impliquée dans des coups tordus. Si une mentali­té raciste caractérise les professionnels du gardiennage, qui sont trèssouvent des sympathisants, voire des membres de l'extrême droite, celane signifie pas pour autant que les polices privées constituent une"troisième force" opérationnelle qui viserait à torpiller les efforts œl'ANC et du NP en vue de bâtir une Afrique du Sud multiraciale. Laloi du profit gouverne les sociétés de surveillance, à la différence descommandos du parti néo-nazi AWB, organisés sur une base volontaire.De plus, il n'existe pas de coordination nationale. La SASA ne repré­sente que les plus grosses compagnies de sécurité et des milieuxd'affaires plutôt libéraux. Si implications politiques il y a, elles restentdu ressort de l'initiative locale, jusqu'à preuve du contraire.

En guise de cinquième colonne, l'Afrique du Sud a une"troisième force" à l'instar de son Broederbondautrefois ou de la "mafiade Kaduna" au Nigeria. Pour le criminologue Chris Botha à UNISA,l'expression date de 1990. Avant, elle désignait un projet d'unité anti­émeute entre polIce et armée, projet déconseillé par le rapport du colo­nel Gijsbers en 1986. La "troisième force" serait composée de groupesparamilitaires d'extrêmedroite , de certaines sections de la police ou œl'armée et de VIgIlantes qui comprendraient des gangs criminels, desorganisations politiques issues des homelands et des milicesd'autodéfenseconservatrices (G. Cawthra, 1992: 23). Cette troisièmeforce, dont le but serait de déstabiliser le pays pour radicaliser la com­munauté blanche, rappelle à bien des égards les escadrons de la mort enAmérique latine. Le comité exécutif de l'ANC y a vu "une contre­révolution similaire à la stratégie dela RENAMO au Mozambique [et]organisée par des forces à l'intérieur de l'appareil étatique ou liées àlui" (G. Simpson, 1991 : 16).

Le caractère professionnel et raciste du personnel de la sécuritéprivée corrobore l'argument d'une armée de mercenaires toujours sus­ceptible de verser au service de l'extrême droite. A Durban par exem­ple, Michael Mitten, directeur d'un centre d'entraînement accrédité parPretoria, s'avoue franchement raciste. Cet ancien des Forces spéciales,pour qui "la guerre est finie ", n'en est pas moins fier d'annoncer que sila situation empire, entendez si les Blancs sont victimes d'une vagued'attentats racistes, il est capable de former en 48h une armée privée œ300 hommes aguerris.

Deux types d'objections viennent réfuter cette thèse. Le premierest que les sociétés de gardiennage sont d'abord des entreprises com­merciales. Si elles veulent conserver leur clientèle "sérieuse", savoirles institutionnels et la bourgeoisie aisée, elles ne peuvent pas se per-

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mettre d'aller se perdre dans des combats de rues. D'après lan Jeffrey,un anthropologue devenu consultant en matière de sécurité, les parami­litaires qui ont lancé les sociétés de surveillance ont été relayés par deshommes d'affaires plus raisonnables à mesure que le marché augmen­tait et se professionnalisait. De plus, argue Michael Millen lui-même,les salaires misérables des gardes empêchent la formation de combat­tants motivés.

Un deuxième type d'objection, qui va de pair avec le premier,est que les sociétés de gardiennage ne sont pas coordonnées par une ins­tance politique au niveau national. D'après un sondage, seulement 31%des entreprises coopèrent en matière de sécurite3. Les deux exemplesde coordination que nous avons à notre disposition sont des entreprisesà caractèrecommerclal, l'une dont la vocation est nationale, l'autre quiest très localisée.

Fondée en 1963 par d'anciens officiers des polices coloniales, laSASA est devenue une sorte de club d'élite préoccupé par les standardsde la profession. Elle insiste par exemple pour que les gardes soientéquipés de trousses de secours et s'oppose à des taux de rotation de lamain d'oeuvre qui sont parfOlS de 400% l'an74. Elle est composée œmembres "d'hOlilleur", en l'occurrence les doyens du métier, de mem­bres "associés"et de membres "affiliés". Ces derniers, qui peuvent êtredela police, ont le droit d'assister aux réunions de l'association maispas d'y voter ou d'y avoir un poste. Dominée par de grosses compa­gnies comme l'Anglo American, Chubb et Rennies, la SASA revendi­que 1.151 membres qui représenteraient 80% dcla profession et plus œ150.000 employés75. La SASA perd à peu près autant de membresqu'elle en gague. Sa politique de parrainage des candidatures exclut lespetites compagnies, qui sont justement les plus dangereuses. Quant àla South African Security Federation. qui rassemble quelque 18 asso­ciations dont la SASA. elle a été crééeen 1986 à la demande du minis­tre de l'intérieur Louis Le Grange, qui souhaitait organiser l'industrieen vue de promulguer la loi de 198776. Son but est de constituer un

73 Naudé. Bealy. Grobbelaar. Thys, Joubert, Sandra & Maree, Alice: Crimes againstBusiness. fnd,calor SA. Cnme & Con/het n02, 1995: 25.

74 Secunly Focus \'0111. nO l, janv. 1993. 27.

75 Grant, E 1989. 101; SeCl<nly Focus voua, nOl0, oct. 1992; 296.

76 La SASFED comprend aussi le South Mrican lnstitute of Security (lancé en 1978par la SASA), l'AssocIalion of Secunty Engineers in South Mrica (les fabriquants des éqLÙpe­ments de sécurité), la Flre Fighling Equipment Traders Association (la détection anli-incendie),la South Mrican lntruder Detection Systems Association etl'Eeclronic Distributors Association(les systèmes d'alarme anll-effraction), l'lnsurance Surveyors Association (les compagniesd'assurance), la Vehide Equipment Supplies Association (les a1annes pour automobiles). lal..ocksmith ASSOCIation of South Africa (la serrurerie). la National Fireanns Traming Association

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groupe de pression et un code de conduite pour la profession. La chosen'est pas facile sachant les divergences d'intérêts qui divisent des com­pagnies concurrentes. La South African National Security EmployersAssociation, qui représente le patronat, a ainsi décidé de quitter la fédé­ration. Dernier avatar de ce type, enfin, le National Crime CombatingCouncil du professeur Ben Smit à l'université de Pretoria n'est qu'unorganisme purement consultatif destiné à harmoniser les activités dessecteur privé et public. Le gouvernement ANC n'a pas donné de suitesà ce projet parce qu'il avait été initié par la police avant les élections œ199477.

Au niveau local, des initiatives comme l'opération Fruit Salad àKempton Park ou le numéro d'urgencemis en place à Sandton ont viséà coordonner les efforts de la police et des sociétés privées dans les œn­lieues est et nord de Johannesburg. Un groupe d'hommes d'affaires, leCentral Johannesburg Partnership, essaie de son côté de revitaliser uncentre-ville qu'a fui la clientèle blanche au profit de banlieues nordconsidérées comme plus sûres. Les fonctions du CJP, explique son d­recteur Neil Fraser, comprennent la sécurité publique, le logement, lestransports en commun, la planification urbaine et l'aménagement despetits commerces de rues. Les membres du CJP s'avouent déçus par lesrésultats de la police, laquelle a pourtant quadruplé ses effecùfs en deuxans, avec 750 agents, dont 400 auxiliaires78. Le centre-ville ne compteque trois commissanats : Jeppe à l'est, Park Station dans la gare aunord et John Vorster Square à l'ouest le long de l'autoroute Ml. LescOlllilllssariats de I3ooysens, Cleveland, Brixton, l.anglaagte et Mon­deor se trouvent en dehors du périmètre considéré. Le CJP se tient dmcprêt à financer une police privée qui cordonnerait avec un réseau radiotoutes les compagnies de sécurité de l'endroit, sachant que celles-ci pro­tègent déjà 90% des commerces. Son projet, qui embrasse dix-septblocs délimités par les rues President, Delvers, Main et Eloff, envisagede rétribuer des polJciers auxiliaires. quitte à privatiser en partie laSAP. Il n'a pas eu l'agrément de la hiérarchie, qui a préféré multiplierles postes mobiles, renforcer les patrouilles de rue et installer un sys-

(les professionnels du tir). la South African Security Dog Association (les chiens de garde), laC1eanng Bankers Association (les banques), la VIP Protection Association of South Africa (lesgardes du corps), l'Anned Security Practitionners Association (le gardiennage anné) et le SouthAfrican Counctl of CiVil Investigators (les détectives privés). La Chambre des Mines est repr6­sentée par un responsable de la sécurité des trois plus grosses compagnies: Anglo American,Goldfields et Johannesburg Consolidated Inveslment. La Local Authorities Security Associ...tion (les municipalités) et le comité de sécurité de la Chambre de commerce SACOB ont un statutd' observateur.

77 Shaw, Mark . Pohcing for Profit. Indlcalor SA : Crime & Conf/ict n'l, 1995: 3-5 ;SecunJy Focus, vol.1Z, n'7, Jul1 1994: 3.

78 Contact. newsletter of the CJP, n'Z, nov. 199Z.

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tème de surveillance vidéo couvrant le quadrilatèrefonné par les ruesMarshall, Sauer, De Villiers et Von Wielligh79.

LES UNITÉS D'AUTODÉFENSE SDU

Dans le contexte de violence que l'on sait, l'État a approuvé lesnelghbourhood watclzes, les polices municipales, les sociétés de gar­diennage et le port d'armes. Alors pourquoi pas des milices pour lesNoirs, se demandeJ. Seekings (1992: 190)? L'Accord national œpaix de septembre 1991, s'il a interdit les manifestations et les bran­ches armées des partis politiques, a autorisé la fonnation d'unités d'au­todéfense. Le paragraphe 3.7. 1. de l'Accorda permis aux habitants d'unquartier "de constituer des associations volontaires en vue de se proté­ger contre les crimmels". Il a accordéle "droit d'utiliser des armes léga­les en cas de légitime défense'>80.

A l'origine, les SOU sont ainsi une réaction collective à la œ­linquance et à la violence des forces de sécurité, une réponse directe augrand banditisme, avant de prendre une tournure offensive contre les at­taques de l'Inkatha. Elles ne sout pas exclusivement dirigées contre lesreprésentants du régime d'apartheid, même si la commission Goldstoneles tient pour prellllères responsables des assassinats de policiers81 . El­les combattent aussi les bandes sowetanes du type Jackrollers , quin'ont aucune consCience sociale et sont très hostiles aux civicsfrl..

Leurs « ancêtres », les comités de rues fonnés à l'initiative descivlcs de Soweto fin 1986, sont les plus organisés de la région (H.Mashabela, 1988: 144). A Diepk1oofen 1990, les militants ANC œces comités liquident le chef d'un gang rasta et les principaux membresdes lackrollers après que deux membres éminents du syndicat étudiantCaSAS ont été assassinés. Ils arrêtent de peu une bande de Mofolo, le21 lump Street, qui s'apprêtait à blÛler vivant un responsable œl'ANC dans le bidonville de Mshenguville. Les civics de Killamey,

79 Star 11/4/1995, 22/6/1996' 1-2 & 29/6/1996: 9.

80 Race RelallOrI5 SUrl'ey, 1992. !xviiI; International Hearing Doc.l : National PeaceAccord, 14/9/1991. Londres, Anti-apartheid Movement and UN Special Comminee againstApartheid, 1991

81 Star 515/1994: 3.

frl. Au début des années 1980, des batailles rangées opposaient par exemple les gang­sters Amakabasa aux comrades d'Orlando et une centame de Russians à des étudiants pro­ANC. A Sebokeng en janvier 1991, un responsable de la Ligue de la Jeunesse de l'ANC étaitenlevé et tué par un gang Report of the Independent Board of Inquiry into Informai Repres­sion. IHB, IBIIR, nov 1992: 28; Sowetan 15/3/1985.

346

toujours à Soweto, attrapent les Jackrollers qui avaient violé les jeunesfilles d'un dortoir de l'Armée du Salut à la Noël 1990. Dix-huit gar­çons sont remis à la police, ce qui leur évite de subir le supplice dIcollier83. A la même époque dans la zone sept de Sebokeng, les mem­bres de l'ANC, organisés dans une formation paramilitaire appelée laCameroon Squad, essaient de se débarrasser du gang de Khetisi, dirigépar un certain Victor Kheswa qui allait plus tard mettre ses qualités œtueur au service de l'lFP et devenir le célèbre "monstre du Vaal" (D.Reed, 1994: 59). Les SDU de Guguletu au Cap, Missionvalc à PortElizabeth et Umlazi à Durban auraient réussi à réduire les activitéscriminelles84.

Le problème est que les unités d'autodéfense sont inspirées JWl'ANC, ce qui leur donne une couleur politique qui ne convient pas à laneutralité en principe nécessaire à une mission de service public. Enjuillet 1989, le SACP, qui tenait son 7ème congrès à Cuba, adopte unprogramme intitulé "Le chemin vers le pouvoir" dans lequel le déve­loppement des SDU est envisagé pour passer de la lutte armée du MKà la guerre populaire, dernière phase avant l'insurrection générale. Lesmilices doivent être tenues par l'avant-garde du peuple, c'est-à-dire lescommunistes, et être formées à la prise du pouvoir en collaborationavec les cadres d'Umkhonto85. Selon des témoignages recueillis dansles environs de Pietermaritzburg, elles se constituent surtout contre lesVIgilantes de l'Inkatha86. Peu après les débuts de la "guerre du Reef" àl'été 1990, un discours de Mandela à Sebokeng engage les populationsà former des unités d'autodéfensepour repousser l'Inkatha en dehors dIVaa187. La police réagit en arrêtant les membres des SDU, tels cestrois Sowetans qui lançaient des bombes sur un hostel zoulou de Mea­dowlands88.

Dans un petit fascicule paru en novembre 1990, le parti com­muniste définit ce qu'il entend par une milice de quartier (J. Cronin,1991). Les membres du comité de défense d'une township doivent êtrenommés plutôt qu'élus caries individus les plus populaires ne font pasnécessairement de bons commandants. Pour vingt mille habitants, une

83 Slar 28 & 29/12/1991.

84 Soulh 18/4/1991, CIty Press 13/1/1990, New Afrlcan 13/7/1990.

85 Kgope, T : A Smgle Spark can Slart a Veld Fue. The Perspectives of the AnnedSeïzure of Power. The Afr.can CommunLSI n·120, 1990' 35-43; Kane-Bennan, J" 1993: 45.

86 Soulh Afrlcan Labour Bullelln vol.13, 0·2, fév. 1988.

87 CIty Press 29/7/1990.

88 Report of the 1ndependent Board of lnquiry inl0 1nformal Repression. JHB, !BUR,déc. 1992: 32.

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SDU modèle comprendrait quatre compagnies de chacune cinq cents vo­lontaires divisés en cinq groupes de cent hommes eux-mêmes compo­sés de cinq sections de vingt volontaires. Les adolescents de moins œseize ans ne pourraient y être admis mais formeraient des forces auxi­liaires sur le modèle des mujiba de la guérilla zimbabwéenne, qui ontété très utiles comme espions. Ils aideraient à construire des barricades,à fabriquer des armes artisanales, à évacuer les blessés, à éteindre lesincendies, à constituer des réserves d'eau, à observer et renseigner surles mouvements de l'ennemi, à servir d'appât et à renforcer les groupesde combat. Les miliciens apprendraient les arts martiaux et utiliseraientdes sifflets, des gongs, des sirènes ou des clairons pour sonnerl'alarme. Ils s'entraîneraientau tir avec des fusils et des pistolets à aircomprimé qui ont l'avantage d'être bon marché et qui ne nécessitentpas de ports d'annes. L'aire d'opération d'une SDU serait bordée àl'entréedela township par des postes d'observation. Les fortificationsstratégiques seraient permanentes, avec des sacs de sable pour protégerles miliciens. D'autres, telles que les tranchées et les barricades, pour­raient être construites en cas d'attaque avec des cables d'acier, du fil œfer barbelé, de vieilles ferrailles, des épaves de voitures, des morceauxde bois, des meubles usagés, des pneus et des pierres.

En théorie, les SDU ne devraient pas être inféodées à un partipolitique, à la différence du MK. Elles devraient constituer une forceparamilitaire bien entraînée et disciplinée afm de protéger les commu­nautés noires qui ne peuvent compter sur la police ou l'armée du ré­gime d'apartheid. Ces milices devraient essayer de "retourner" les poli­ciers noirs au lieu de chercher à les tuer.

La dérive du comtsotsi

Dans la pratique, il y a eu deux sortes de déviances. Soit lescomrades, pris dans l'engrenage de la violence, sont devenus desvoyous tSotSIS, dits comtsotsis. Soit les bandes criminelles ont profitéde la confusion en se faisant passer pour des mouvements politiques89.

Les deux phénomènes s'entremêlent tellement qu'il est difficile de fairela part de la vérité. En témoigne la controverse pour savoir si Skosana"Skos" Dlamini, assassiné en sortant d'une taverne et suspecté d'avoirtué la famille Zwane, appartenait à une SDU de l'ANC à Sebokeng oun'était qu'un simple bandit. D'autres membres de la même SDU

89 Eds,lhe Dogs ofWar. Searchllght SA n'7, juil. 1991,24-7.

348

avaient été impliqués dans des tirs sur un dirigeant local du parti œMandela90. Dans le Natal, les bandits amavaravara de Gamalakhe etKwaNdegenzi ont aussi attesté de l'ampleur <il phénomène comtsot­si91 . Au Cap, un gang de jeunes de l'ANC s'est fait passer pour unemilice d'autodéfense afin de dévaliser les habitants de Khayelitsha. Adéfautde pouvoir les évincer, les comités de citoyens ont été obligés œs'en remettre à la police parce que les commerces fermaient les unsaprès les autres et que les attaques dissuadaient les camions de livrai­sons d'allerravilailler l'endroit92.

li faut dire que les gangs du Cap, comme celui de Joker dans lesannées 1960, avaient depuis longtemps formé leur propre police privéepour éliminer les concurrents et s'assurer un monopole sur les traficsde drogue et d'alcooI93 . Dans les années 1940, le Globe a démarrécomme un groupe de vigiles, une sorte de brigadeanti-gangs chargéeœprotéger le magasin dont il a tiré son nom et autour duquel il s'estconstitué. A la même époque à Johannesburg, le gang des Russianss'est d'abordformé contre les tsotsis. li a chassé les habitants du sud œNewclare à l'instigation des autorités et vivait d'un racket de protec­tion, volant et violant à l'occasion. Figure éminente de ce gang, Jo­hannes Rantoa s'est ensuite reconverti en agent de sécurité pour unecompagnie de diamants94. La Gestapo, à Sophiatown, était une bandede boxeurs professionnels qui défendait son territoire et "ses" femmescontre la petite délinquance des Berliners, des Koreans et des Green Ar­chers. Rivaux des Americans de Sophiatown et des Spoilers œPimville, les Msom1 d'AIExIDldraont fait leurs débuts comme vigilesavant de devenir une sorte de groupe paramilitaire qui n'a pas hésité àprocéderà des exécutions en public (L. Freed, 1963: 109).

Comme au N1geria, la confusion entre banditisme et milice adonc fait dégénérer l'idéal communiste de l'autodéfense populaire.Constituée contre le foyer Inkaiba de Tokoza au début des années 1990,la SDU des squatters de Phola Park était une des mieux armées <ilPWV. Son palmarès est impressionant. En septembre 1991, elle amassacré à la kalachnikov dix-huit travailleurs Inkaiba qui se rendaientà une réunion de l'Association des hostels de Tokoza. L'opération a été

90 Report of the Independent Board of Inquiry into lnfonnal Repression. nIB, IBIIR,nov. 1992: 28 & déc. 1992 36.

91 SIaVfOU, Slavros' Warpath. Sunday Trrbune 14/10/1990. n' spc!cial: 4.92 Davis, Gaye: Gangsters pose as defence unît. Weekly Mail 18/12/1992: 12.93 Scltarf, Wilfried: Shebeens in the Cape Peninsuia, ln Davis, D., 1985: 97-105.94 Guy, Jeff & Thabane, MoUais•. The Ma-Rashea: A Participant's Perspective, ln

Bozzoli, B., 1987 436-56

349

4 .

préparée à l'avance, avec des groupes de trois hommes armés aux quatrecoins du stade où avait été autorisé le meeting. Quelques heures avantl'événement, la SDU avait prévenu les habitants de Phola Park de setenir en état d'alerte et de revêtir leur "uniforme militaire", de simplescouvertures. Elle a aussi été mêlée en février 1992 à une embuscadequia coûté la vie à quatre passagers d'un minibus dont le propriétaire, unsympathisant de l'Inkatha, avait donné instruction au chauffeur cCchanger d'itinéraire parce qu'il redoutait une attaque de ce genre . Enavril, c'est encore elle qui a commencé à tirer sur les forces de l'ordre.La commission Godstone estime que la SDU de Phola Park "a joué unrôle très offensif, voire criminel "95 La milice n'a pas été établie par JeMK ou par des cadres de l'ANC mais par quelques individus, notam­ment des immigrés clandestins du Mozambique et des gangsters connussous le nom d'AmaSela. Un "coup d'État"en a évincé les membres dIcomité local de l' ANC96. Les putschistes ont interrompu les projets cCdéveloppement de l'ancien comité, qui s'était associé à l'organisationPlanact. Leur chef de guerre a levé des taxes pour "protéger" les rési­dents?" . Cette SDU, poursuit la commission Goldstone, "a peu à voiravec une mission de défense du voisinage : son engagement est fran­chement offensif et cache des acti vités relevant du bandi tisme",

La dérive souligne un grave problème de l'ANC, qui est de ré­concilier ses structures politiques et militaires, ses combattants cCl'intérieur et de l'exiI98. Les organisations de gauche, qui insistent surla répression policière, les vigilantes et le rôle des escadrons de lamort, "omettent" de signaler ces rivalités internes, qui contribuent àl'escalade de la violence bien plus souvent qu'on veut bien le croire.Au siège de l' ANC dans Shell Bouse à Johannesburg, la position offi­cielle à ce sujet a longtemps tenu de la langue de bois et ne voulait pasreconnaître la criminalisation des SDU. Pour un apparatchik commeJabu Shoke, la dénvedes tribunaux populaires et l'émergence de cam ­

tsotsis n 'auraient été dues qu'à des infiltrations policières visant à dis­créditer l'opposition d émocratique. Tant l'ANC que le MK ont niétoute responsabilité dans les exactions des SDU parce qu'il s'agissaitd'organes locaux sans liens formels avec les instances dirigeantes dI

95 Commission Goldslone Report Into the Violence al Tokoza. Pretoria,17/11 /1992 ' 52 & 59

96 Forrest , Drew Putsch of the tsotsi cornrades. Weekly Mari 10/4/1992 : 19.

97 Koch, Eddie ' Ml( rebels turn 10 gangslerism Weekly Mari 8/5/1992.

98 Garson, Philrppa : Frustratcd Youths fight a faceless foe . Weekly Mari 29/6/1992:

350

parti99. Sur le terrain, à Umlazi ou dans la section L de KwaMashu parexemple, ce discours a été contredit par l'apparition de comités disci­plinaires pour infliger des corrections aux conuades déviants H)().

Des opinions plus réalistes ont commencé à s'exprimer à me­sure que les négociations de la CODESA avançaient. Febe Potgieter,cOIllIDIssaire politique à la Ligue de la jeunesse de l'ANC, nousavouait que la montée en force de la délinquance juvénile ne venait passeulement de la répression mais aussi d'un problème d'encadrement(M.-A. de Montclos, 1994 b). A la tête du parti communiste, ChrisHani a accusé de banditisme les milices rebelles qui échappaient aucontrôle de l'ANC. En novembre 1992, la hiérarchie a publiquementcondamné les luttes de factions, les barrages routiers improvisés, lenecklacing et le recrutement par les SDU d'adolescents de moins œseize ans 101. Le revirement de l'ANC s'est bien fait sentir avec l'affaired'Eikenhof en 1993, dans laquelle une automobiliste blanche et sesdeux enfants ont été assassinés en passant sous un pont d'autoroute.Deux des suspects de cet attentat raciste, qui étaient des membres d'uneSDU d'Evaton entraînés par le MK, ont été remis à la police lO2.

L'ANC a concédéque ses militants trop zélés étaient en partie respon­sables de la violence. Mandela s'est livré à une sévère autocritique,menaçant d'expulsion les tueurs de son parti qui se comportaient, d­sait-il, comme des "bêtes sauvages"103. Quelques jours avant son as­sassinat en avril 1993, Chris Hani cherchait à faire rentrer les SDUdans le rang et à les transfonner sur le modèle des peace corps de JohnF. Kennedy. "Avec l'aide du secteur privé et la coopération du gouver­nement, nous pourrions financer la fonnation et les modestes salairesde ces corps de la paix, ainsi que des projets de rénovation urbaine", œ­clarait-il 104. Le secrétaire-adjointde l'ANC dans le PWV, Obed Bapela,soulignait aussi la nécessité d'un recrutement plus sélectif des volon­taires: "il n'est pas raisonnable de donner des annes à des enfants œdix ou onze ans". Il s'est dit prêt à admettre queles SDU tombent sousla coupe de comités de citoyens composés de militants de l'ANC et de

99 Slober, Paul Weekly Mail 5/611992: 20.

100 Thulo, Thabo Lamonlvil1e, IOwnslup with a difference! Sunday Tribune1411011990, n' spécial: 26; Salurday Paper 271111996.

101 Report of the !ndependent Board of Inquiry inla !nfonnal Repression. nIB,IBIIR, nov. 1992: 29.

102 CrIllOn 301311993 1-2.

103 Laurer, Stephen: ANC' s Damascus road on violence. WeekZy Mali 81411993 : 4.

104 Laurer. Stephen' Peace Accord aid soughtto lame renegade SDUs. WeekZy Mali81411993. 5.

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l'Inkatha. Devenu premier ministre du PWV après les élections d'avril1994, Tokyo Sexwale a quant à lui promis la plus grande fermeté enmatière de discipline105. Il a désavoué le service d'ordre qui avait en­fermé et battu quatre militants de 1'lnkatha dans les sous-sols d'unepermanence de l'ANC rue Jeppe, à Johannesburg l 06.

Les tribunaux du peuple

Les tribunaux du peuple, apparus avant les SDU, ont connu lemême type de dérive criminelle. Ces organes de justice parallèle, beau­coup plus formels et politiques que la foille nigériane lors des lyncha­ges de voleurs, onl répondu aux carences du droit occidental, à la fai­blesse des structures municipales et à la violence de l'environnementurbain dans les communautés africaines. Sauf exception, leurs senten­ces ne se sont appliquées qu'aux Noirs.

Il faut distinguer les kangaroo courts, qui dispensent une justicespontanée, des township courts ou people's courts, qui sont des struc­tures officieuses tenues par les organisations anti-apartheid ou les con­seillers municipaux noirs (J. Seekings, 1992: 187-8). La distinctionn'est pas facile à tracer cardans les deux cas la brutalité des verdicts fa­vorise la confusion. Pour se démarquer des exactions commises,l'ANC a dû publier en octobre 1990 un document intitulé The Genesisof People's Courts andMarchto People's Power.

La justice expéditive et militante des kangaroo courts, tel lenecklacing, n'est pas non plus comparable à celle des tribunaux cou­tumiers makgotla, bien que la première ait pu suivre une logique tri­bale. W. Scharf fait la différence entre les tribunaux des brigades œjeunes et ceux des comités d'Anciens qui leur étaient antérieurs (1990).Avant de basculer dans la violence, les comités de rues ou de sectionsétaient issus de communautés villageoises et de sociétés de funéraillesqui respectaient la sagesse de la vieillesse. Leur justice réglait entresoi, à la maison, les petits délits. Elle ne pouvait normalement pasimposer de punition physique ou d'amende 107. Lorsqu'elle ne parvenaitpas à imposer de sanction, elle faisait appel aux comités exécutifs quirégentaient les townships.

105 Sunday TImes 8/511994' 8.

106 Star 1914/1994.1 & 3, CI/lzen 20/4/1994' 10.

107 Hund, John & Kotu-Rammopo, Malebo: Justice in a South Africau Township:The Sociology of Makgotla Comparative and Inzerna1lOna/ Law 101"nal ln Sou/hern Afnca16, 179.

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Les tribunaux du peuple, eux, traitaient aussi en principe de pe­tites affaires et non de viols ou de meurtres: larcins, divorces, partagesde biens en cas d'héritages, etc. Ils cherchaient à réconcilier les partiesplus qu'à les venger, à retrouver les biens volés plus qu'à punir. Maisils tenaient, selon le mot de J. Seekings, du "Dr. Jekyl et du Mr.Hyde", tantôt indulgents, tantôt d'une sévérité déconcertante(1992:194). Les récits d'unjownaliste noir de City Press, qui fut condamnéau fouet par un de ces "juges du peuple", ont accrédité l'idée selonlaquelle cette forme de tribunal échappait au contrôle des édiles et desnotables locaux108.

Les tribunaux populaires sont apparus pendant l'état d'urgenceen 1985 à l'instigation des civics, des comités de rues et œl'organisation de jeunesse SAYCOI09. En période d'insurrection poli­tique et de hausse de la criminalité, ils ont d'abord voulu imposer lavision morale d'une nouvelle Afrique du Sud. Les civics, surtout, ontessayé de contrôler ces institutions informelles du people's power, œqui n'est pas allé sans problèmes avec les jeunes ou les comités de ruestrop zélés (J. Seekings, 1992: 189). A Soweto par exemple, un cami­té de rue demandait la peine de mort pour deux voleurs. Il voulait leurbrûler les yeux, ou encore leur couper les doigts et leur casser les ge­noux 110. C'est grâce à l'intervention des civics que l'on épargna auxdeux adolescents un traitement aussi cruel. Au Cap en 1985. dans lequartierde Crossroads étudié par W. Scbarf, les brigades de jeunes sontpassées de cinquante à trois cents membres en huit mois (1990: 728).Le Cape Youth Congress, dans la mouvance de l' ANC, en a perdu lecontrôle. Il en est même devenu la victime car on lui a reproché d'êtretrop indulgent. Il s'opposait aux excès de tribunaux populaires quin'avaient aucun mandat démocratique et se passaient de l'assentimentdes Anciens ou des comités de rues plus modérés.

En réalité, les tribunaux du peuple ont été indépendants de touteorganisation politique. Ils ont veillé au respect des boycotts et ontracketté les habitants sans reverser les contributions au parti. Bienqu'ils aient ainsi perdu de leur popularité, de leur crédibilité et de leurimpartialité, la répression les a a contrario légitimés. Qui plus est,l'ANC, du temps où il était dans l'illégalité et ne cherchait à acquérir

108 Malulcke, Elias. CIty Press 11/1111990 & 3/3/1991.

109 Seekings, Jeremy: People' s eourts and Popular Polities. South Afncan RevrewnOS. Johannesburg, Ravan Press, 1989; Grant, B. & Sehwikkard, P.: "People's Courts".Sourh Afncan Journa/ on Human Righls vo1.7, part.3, 1991.

110 Makoc, Abbey: An eye for a burglar, a kIIee for a theft Front/lne mai 1991.

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une culture de gouvernement, n'a pas toujours répudié le necklacing,lui donnant par là-même une caution politique (A. Jeffery, 1992 : 34).

La question est de savoir si, à mesure que les civics étaient re­connus comme des interlocuteurs valables, les tribunaux populaires al­laient être institutionnalisés. Avant l'arrivée au pouvoir de Mandela,les autorités n'ont jamais voulu autoriser officiellement les tribunauxde townships, ce qui aurait été admettre l'impuissance de la justice oc­cidentale(J. Seekings, 1992: 191-2). Jusqu'en 1990,le gouvernementa eu une attitude très répressive. Les membres des tribunaux populairesqui condamnaient des policiers noirs ont été accusés de sédition,comme à Botshabelo près de Bloemfontein. Paradoxalement, en échap­pant au pénal, ces détenus politiques ont plus vite été relâchés en1991, avec l'amnistie De Klerk, quand l'État a commencé à assouplirsa position. Dès 1990, le ministre de l'intérieur a cherché à coopéreravec l'opposition noire pour lutter contre la criminalité. Le chef de lapolice à Port Eli7.abeth a pris acte de la popularité des tribunaux cCtownships, dont les participants ont été relâchés ou condamnés à despeines très légères Tandis que certains juges dénonçaient le caractèreimprovisé d'une Justice sans procédure d'appel et dont le personneln'avait aucune qwùification, d'autres la toléraient parce qu'elle avait lemérite d'exister dans des endroits où la police ne pénétrait plus et où iln'existait pas d'autre alternative.

Selon J. Scekings, quatre difficultés s'opposent à la régularisa­tion dcs tribunaux populaires (1992: 197-8). D'abord, ceux-ci favori­sent le plaignant et acquittent rarement l'accusé. De plus, la sévéritédes sentences montre que le juge n'échappe pas à la pression sociale;il n'est pas indépendant. Ensuite, les tribunaux du peuple n'ont passuffisamment d'assise pour s'imposer. Ils sont concurrencés par desinstances rivales et le plaignant choisit le plus sévère, gage d'efficacité,et non le plus légitime. Enfin, ils ne peuvent pas faire appliquer leurssentences à quelqu'un qui n'habite pas le quartier et qui ne reconnaîtpas leur autorité. C'est d'ailleurs pourquoi cette justice africaine secontente souvenr de jouer un rôle de médiateur.

Un changement d'attitude: l'exemple d'Alexandra

Les bouleversements politiques de 1990, année charnière, sesont accompagnés d'lm revirement stratégique. A mesure que le princi­pal ennemi n'était plus le pouvoir blanc et ses représentants noirs dansles conseils mUIllcipaux mais l'Inkatha, les tactiques de défense ont

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évolué et se sont aussi tournées vers des problèmes d'ordre interne.L'Association civique d'Alexandra,l'ACO, a récusé l'assimilation œses unités d'autodéfense à l'ANC. A l'instar de ce qui se passait à So­weto, elle a voulu faire de celles-ci des neighbourhodd waJches commedans les quartiers blancs, c'est-à-dire des organes apolitiques de luttecontre la criminalité 11 1. Divisant Alexandra en quinze zones elles­mêmes réparties en patés de maisons, elle a tenté de recenser les habi­tants des bidonvilles pour interdire aux jeunes de moins de vingt-et-unans d'occuper seuls des cabanes et elle a incité les militants à releverles numéros d'immatriculation de tout véhicule suspect (P. Stavrou,1992: 23).

Les comités de rues se sont occupés de régler les différents fami­liaux ou de voisinage. Ils ont fait des collectes pour prendre en chargeles frais médicaux ou les funérailles des victimes (P. Stavrou, 1992 :22). Leurs structures de résolution des disputes n'ont pas été aussipuissantes que les tribunaux du peuple au milieu des années 1980112.

Mais elles se sont institutionnalisées. Leurs bureaux, dans les locauxde l'AC~, traitaient surtout des conflits entre propriétaires et locatai­res, environ 150 cas par mois. Seul le Comité d'action d'Alexandra,ancêtre de l'ACO, pouvait ordonner des expulsions. Si sa médiationéchouait, on en référait alors au système judiciaire légal, incarné plI'

l'Alex Justice Centre, et, en dernierressort, à la police. L'Alex JusticeCentre, sorte de tribunal informel para-légal, premier du genre a être of­ficiellement reconnu, a été mis en place par l'ACO avec l'accord diministre de la justice Kobie Coetsee en 1991. Seize habitantsd'Alexandra ont été formés pour le prendre en charge (J. Seekings,1992: 196).

De la part des autorités et des civics, le revirement a été com­plet. Encore l'année d'avant, la police lançait une opération Watchdogpour casser les tribunaux populaires alors que l'ACO vantait les méri­tes du necklacmg contre la criminalité 113. A cette époque, la townshipétait toujours administrée par un fonctionnaire de Pretoria et son JointMilitary Council cherchait à se débarasser des opposants, comme Mo­ses Mayekiso, sans s'encombrer de fonnalités judiciaires114. Côté con-

III Mdakane. Richard. Membre de l'ACQ cité par Race Relaltons Survey, 1992: Ixv ;Star 21110/1989.

112 NlI1l\, D.. PopuIar Jushee in a "New South Afriea" : From Peoplos Courts toCommunity Courts io Alexandra. nIB, Centre for Applied Legal Studios, University of Witwa­tersrand, Oceasiooal Paper 0'15, 1992

113 Star 28/5/1990; Slavrou, P, 1992' 13.

114 Plnllips, Mark, op. CIl.. 1990' 5-6.

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servateur, la multiplication des tribunaux du peuple pendant ladeuxième moitié des années 1980 avait amené, en réaction, la forma­tion de groupcs de vigiles excédés par les exactions des jeunes comra­des. Les fidèles de la Zion Christian Church, église conservatrice occu­sée de collaborer avec le pouvoir blanc, ont contre-attaqué. Ils ontfouillé les maisons de ceux qu'ils suspectaient de les avoir forcés à ava­ler l'étoile en argent qui leur servait de badge115.

Après l'Accord de paix de 1991 au niveau national, un comitéintérimaire de crisc, l'lCC, a réuni des responsables de l'ANC et œ1'11"1', des clvics, des policiers, des militaires, des prêtres et des <he­teurs de la clinique adjacente. Lors des élections d'avril 1994, quelque250 "gardiens de la paix", des peace momtors tous volontaires, ont pa­trouillé la townshIp avec une demi-douzaine de voitures. Signalés parune colombc de la paix sur leur gilet orange, ils n'étaient pas armés etont été bien acceptés par la population. Le vice-président du comité œpaix, Mohale Rametsi, était d'avis d'en faire des sortes de médiateurspermanents entre la police et les habitants, sur le modèle des bobbiesbritanniques; ils auraient été rémunérés et n'auraient pas eu de pouvoird'arrestation.

La SAP, quant à elle, a amélioré son image de marque. Elle acessé les ranes à grande échelle et les arrestations pour de menus délits"culturels" qui, de l'autre côté d'Old Main Pretoria Road, en zone blan­che, valaient encore une interpellation: uriner dans la rue, fumer unjoint de dagga... Chaquc année, raconte un agent de faction, \UlC

moyenne dc scpt poliCIcrs continuent de se fairc tuer par des gangsters.Mais la situatIOn est bien différente de 1986, quand les membres desforces de l'ordrc n'osaient même plus sortir cn uniforme de peur de sefaire tircr dessus par dcs nùlitants de l'UDF. Le commissariatd'Alexaodracst le seul de la township, avec 200 policiers pour 300.000habitant soit un pour 1.500. Bien que l'on puissc ajouter à ces effectifsles 150 hommes des unités anti-émeutes à Kew et les soldats œl'armée à Marlboro, ce rapport dérisoire est en soi une incitation àmaintenir les milices d'autodéfense.

LES VIGILANTES ET LES ESCADRONS DE LA MORT

Comme les SDU, les vigilantes sont au départune réponse à lafaillite de l'État en matière de présence policière et de lutte contre la

115 Sowelan ~unday Mlrror 1915/1985

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criminalité l16. Leur politisation -généralement vers l'Inkatha- et leurs"liaisons dangereuses" avec les escadrons de la mort d'extrême droiteles rangent dans le camp des conservateurs. Mais il est tentant de n'yvoir que des SDU moins "progressistes" que celles de l'ANC. Les mé­thodes, l'impopularité et la partialité sont les mêmes ; le recrutementest souvent identique, avec des cornrades "retoumés" par la police.

Initialement, les patrouilles de vigiles se sont mises en placepour débarrasser les townships des fauteurs de troubles, et ce dès lesannées 1950 avec les amavoluntiya puis les milices de voisinage ama­solomzi des banlieues noires du Cap. Le gouvernement n'est pas arrivéà les récupérer car elles répondaient à une initiative indépendante et a­politique (W. Scharl, 1990 ; M. Brogden& C. Shearing, 1993: 145­54). Des syndicats de taxis ont aussi payé des "escadrons"pour chasserles "pirates", au besoin par la violence (M. Khosa, 1992: 236). Lesautorités du Ciskei ont utilisé des vigilantes pour briser un boycott œbus organisé par les habitants de Mdantsane l17. A Tokoza, banlieuenoire de Johannesburg, c'est un évêque de l'Eglise sioniste du Lion,Mbekiseni Khumalo, qui a constitué un groupe armé pour aider la pa­liee à traquer un gangster du nom de Mugabe. Khumalo a été arrêtépour port d'armes illégal et tentative de meurtres après s'être laissé en­traîner dans la spirale de violence et avoir assassiné les membres de lafamille de Mugabe118

La plupart des vigiles n'avaient pas vocation à être neutres.L'ennemi était politiquement classé et considéré comme criminel. Enmai 1978, le représentant de KwaMashu à l'assemblée législative dIKwaZulu, G.E. Bhengu, réclamait cinq cents vigiles pour lutter contreles gangsters 119. L'avocat H. Varney y a vu un embryon de la ZP(1992 : 28-9). Les cibles de ces vlgil(JJltes étaient les voyous udlameet les trublions abo siyayinova: écoliers ou étudiants qui manifes­taient contre "l'éducation bantoue", comités de citoyens, activistes po­litiques, syndicalistes. En 1989, le vice-ministre de l'intérieur dIKwaZulu, S.B. Jarnile, a aussi lancé à Clermont une campagne contreles comtsotsis ; il a été condamné en 1991 à la prison à vie pourmeurtre (H. Varney, 1992: 211).

116 Ndaki, B F : Whal i. 10 he .aid of Makgotla, ln Sanders, A.J.G.M. : SouthemMrica in Need of Law Refonn. Durban, Bunerworths, 1980.

117 Lakob, M. : Hwnan RIghI' in South Mrica'. Homeland.: The Delegalion of Re>­pression. New York, Fund for Free Expre.ion, 1984; Haysom, N.: Ruling wilh lhe Whip.JHB, Centre for Applied Legal Studie•. 1983

118 HRC: Monthly Repression Report. JHB, HRC, janv. 1993: 21; Report of thelodependenl Board of Inquiry Înlo Infonnal Repression. JHB, !BrrR, déc. janv. 1993: 38.

119 DaI/Y News 12/5/1978.

357

Alors que Pretoria n'a pas pu forcerla population à souternr lesconseils murncipaux noirs, les vlgilaJltes ont pallié à moindre coût auxdéficiences de la police dans les townships, exécutant les basses beso­gnes et justifiant leur brutalité par le besoin d'un retour à l'ordre. Ap­parus en pleine ère reagaIÙenne, ils ont été, scion N. Haysom, un essaide "privatisation de la répression d'État" (1989, a: 194-5). M.Brogden& C. Shearing parlent de "répression par procuration" (1993 :85-8). S'agissant de Noirs qui attaquaient d'autres Noirs, cela donnaitdu poids aux thèses tribales selon lesquelles les Africains étaient inca­pables de se gouverner seuls et avaient besoin des Blancs pour vivre enpaix. En détruisant les structures démocratiques des civics, les vigilan­tes ont appliqué une politique du vide qui, croyaient-ils, finirait parobliger les masses à se rallier à l'autorité des conseils murncipaux oudes homelands.

A Crossroads en juin 1986, le gang des Witdoeke a fait en qœl­ques semaines ce que la municipalité du Cap n'arrivait pas à obternrdepuis des années Il a chassé 70.000 squatters, qui se sont en grandepartie réfugiés à Kbayclitsba, l'immense et lointaine banlieue noire oùles autorités voulaIcnt les refouler. Les vigilantes de l'Inkatha ont aus­si fait des ravages dans la vallée d'Edendaleprès de Pietermaritzburg,un des points les plus chauds du Natal, à tel point qu'on J'avait sur­nOlIlmé "la vallée des veuves". Entre septembre 1987 et mars 1988,528 personnes ont été tuées au cours des affrontements, soit les deuxtiers du bilan des victimes de la violence politique à l'échelle natio­nale120 !

En faisant le jeu de Pretoria, certains VlgtlaJltes ont été incorpo­rés dans les polices municipales noires ou sous forme de gardes dIcorps pour les notables locaux. A Queenstown, ils sont même devenusun commando de l'armée. A Port Elizabetb, à Leandraou à Nyanga, ilsont rejoints les kitskollstabels l21 . D'autres, qui frayaientavcc la pègre,ont été employés par les forces de sécurité ou l'extrême droite blanche,COffiI!le les Black Cats à Wessclton et Ermelo. Le Three Million, ungang de Maokeng dans 1'OFS, a été payé par la police pour liquider lesopposants politiques. L'escadronGaddafi, dit G Squad, avait pour prin­cipale cible la Ligue de la jeunesse à Khutsong. Dans les homelands,les vigtlantes ont été fonnés par des fonctionnaires et des chefs. Dansles agglomérations d'Afnque du Sud, ils comprenaient des policiers

120 Il Y auralt eu un total de 1.200 morts. Aitchison, J. : Nurnbering the Dead. Pohti­cal VlOlence 10 Ptetennantzburg region Pietermaritzburg, Centre for Adult Education, Universityof Natal, 1988; Haysom. N. 1989, b: 1

121 South 18/611987; Brewer. 1994: 308.

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noirs, des conseillers municipaux et la petite bourgeoisie conservatrice.Ils ont bénéficié de la complicité de la SAP, voire même de sa collabo­ration active, ce qui ne prouve pas pour autant qu'il y ait eu quelquemachination d'extrême droite organisée à partir du gouvernement IXKlerk (N. Haysom, 1989: 191).

Il est réducteur de n'assimiler les vigilantes qu'à une excrois­sance de l'extrême droite blanche. Ces mouvements sont proprementafricains. Leur étiquette politique les classe trop rapidement du mauvaisbord et ne prend pas en compte la versatilité des affiliations partisanes,sachant que certains des vigiles sont d'anciens comrades récupérés parla police ou versés dans le gangstérisme. Leur utilisation à des finspartisanes n'exclut pas la sincérité des intentions dans la lutte contre lacriminalité. On impute aux vigilantes toutes les exactions commisesdans les townships et on "oublie" celles des SDU. Pour des organisa­tions tendancieuses comme la HRC, les vigiles sont responsables ~presque 80% dela violence politique en 1991 contre moins de4% pourles forces de sécurité l22 . Les partisans de Mandela dans une banlieue ~Johannesburg en mars 1991, raconte un correspondant de presse étran­ger, n'ont pourtant pas été assassinés par des vigiles aidés de la police,comme le prétendaient les organisations de gauche, mais par un gangdont le leader était lui-même un membre de l'ANC. Sa fille avait étéblÛlée vive parce qu'elle avait démissionné du parti, qui l'obligeait àboycotter l'école, et qu'eUe avait décidé de poursuivre ses études 123 . ASebokeng, deux factions de l'ANC se sont combattues car la femmed'un notable local avait été tuée par des exilés du MKI24. A Durban,reconnaît un membre du parti communiste, certains membres des vigi­lantes AmaSinyora de KwaMashu ont été d'anciens mili tants de l'ANCretournés par la police du KwaZulu et devenus de véritables gangsters.

Les formations armées des Zoulous: l'exemple de Dur­ban

Il serait aussi réducteur de n'assimiler les vigilantes qU'à desgroupes armés pro-lFP. Les self-protection unies, ces SPU formés parl'Inkatha dans le Transvaal en 1993, se sont constitués en réaction aux

122 lIRC: Human Rights Updale: Review of 1991. JHB, lIRC, 1992: 18; lIRC:Human Rights Review JHB, lIRC, 1992' 20.

123 Gordon-BaIes, Kim Journal de Gen~ve 29/6/1992: 2.

124 Garson. PhIlippa. Weekly Mail 5/6/1992' 20-1.

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attaques des SDU, à la différence des vigilantes qui leur étaient anté­rieurs 125. La dominante zouloue ne signifie pas que le phénomène desvigiles a été confiné au Natal, ni qu'il était propre à une ethnie plusqu'àune autre (tab. 11). Ces groupes sont apparus un peu partout dansle pays 126.

Tab. Il : Les principaux groupes de vigilantes en RSA

Nom Remarques Aire d'opérationWitdoeke "les bandeau.xblancs" Crossroads (Le Cap)

A-Team le nom vient d'une émission Welkom (Thabong) ;de télévision Tumahole (OfS) ;

Chesterville (Durban)Phakathi apparus en avril 1985 Thaboni! (OfS)Big Eight mené par Jeffery Nongwe, bidonvilles du Cap

ancienleaderdes Witdoekecompromis dans des guerresde taxis et membre del'United Civic Organisationliée au NP

AmaSinyora serait composé d'anciens KwaMashu & Cler-COIllTGdeS mont (Durban)

Sqimba qunba = "à demi-nu" car les Malukazi & Umlaziguerriers comballent torse nu (Durban)pour qu'on ne puisse pas lesreconnaître d'après leurs ha-bits

Amosolomzi n.c n.c.Amad<xIa n.c n.c.Abasocongi "les Ruemers" Chcsterville (Durban)Bakgotla groupes chargés d'appliquer KwaZulu-Natal

les sentences des tribunauxcoutumiers makllotla

125 Les membres d'une communauté protégée par les SPU devaient s'acquitter d'uneredevance de R5. Dans le KwaZulu, 600 jeunes ont été entra1nés à Mlaha près de la réserved'Umfolozi pour défendre les chefs amkhosl, et ce aux frais du homeland et non de l'IFl'. Mi·naar, Anthony: The Arms of Babes Confirci n'l, supplément de SA /nd'Calor automne 1994vol.11, n'2: 2·5; WeeUv Mali 28/10/1994.

126 Haysom, N 1986, Haysom, N. Vigilantes and the Policing of AfricanTownships, rn Hansson, D & Van Zyl Snul, D , 1990

360

Amabutho "lesgue"iers", apparus en KwaZulu rural, Ham-août 1985. baoathi & Durban

(Lamontville, StWendolins, Umlazi)

Mbokotho lancé par le chef du KwaNdl)- KwaNdebelebele, Simon Skosana. Le 1erjanv. 1986, attaque le districtde Moutse qui ne reconnais-sait pas son autorité.

Green Berets "les bérets verts", utilisés Ciskeiofficiellement comme auxi-liaires de la police par leleader du Ciskei LennoxSebe.

Ama-Africa apparu en 1986. KwanobuhlelUiten-hage (Eastern Cape)

Masingafi terme génériqueMabangalala id.ouAmabhan-galalaQondaou id.Qpnda

Le Natal a certes été un repaire privilégié à cause de la présencedu KwaZulu, de la tradition des régiments impi du roi Chaka et du rôlepolicier que jouait l'uuiwuI dans les compounds mioiers l27. Lestownships de Durban ont été une pépioièrel28. Dans la section K œKwaMashu, les AmaSinyora ont commencé leurs activités en 1987 àl'instigation d'un ancien caporal, instructeur à l'armée. 00 estimequ'ils ont été responsables de 291 attaques et d'environ cent morts en­tre 1989 et 1990129. Ils ont chassé les militants de l'UDF et les gang­sters de Mlele, une bande rivale (D. Reed, 1994: 133-6). Récupéréspar l'IFP, qui leur fournissait des armes, ils auraient agi en collabora­tion avec la ZP, dont un agent a été arrêté par la suite. Ils ont ressurgi

127 Alcock. c.: Impi. LetUfershlp SA vol.7. n·l. 1988: 36-41 ; Brewer. 1994: 53.

128 Khwela, M1andu : Resistance and Containment. ln Meer, F., 1989: 207-10 ;Ndabandaba, 1987, G.: 102.

129 Dmly News 231711991.

361

en octobre 1992, après neuf mois d'interruption130.Les vigilantes se sont créés d'autant plus facilement que la p<>­

lice jouait un rôle trouble. Un lourd héritage raciste a expliqué la réti­cencedes populations noires à son égard malgré la réputation plus im­partiale d'une SAP par rapport à une ZP dont le parti-pris en faveur ct:l'Inkatha n'était plus à démontrer. Dans les bidonvilles d'Inanda, lesunités anti-émeutes ISU ont été accusées d'entretenir les tensions mcia­les parce qu'elles étaient composées d'Indiens et de Métis avec une cin­quantaine d'hommes entassés dans quatre casspirs. A Bambaye en re­vanche, les relations avec les forces de sécurité sud-africaines n'ont pastoujours été mauvaises. En l'absence de téléphone, les habitants ontpréféré signaler les incidents à la police de Phoenix plutôt qu'à celled'Inanda,accusée de passivité ou de complicité active avec les vigilan­tes Inkatha. L'anwée de l'armée en janvier 1989, confinnée par l'étatd'urgence dans le Natal début avril 1994, a été bien accueillie par lapopulation (H. Hugues, 1989: 9).

De son côté, la ZP n'était pas un simple regroupement de Vlgi­[miles Inkatha. Malgré le double emploi d'une partie du personnel, sonmode d'organisation se rapprochait plus de celui d'une véritable police,avec très peu d'effectifs. A Umlazi, où elle avait pris le relais de laSAP en juin 1987, elle comptait 90 hommes dans le commissariatcentral et 86 dans celui de Bhekithemba, chiffres qui comprenaient sonpersonnel administratif mais pas la cinquantaine d'hommes de sa policesecrète et de ses ul1ltés anti-émeutes, les reaction units. Pour une popu­lation évaluée à 750.000 âmcs, le colonel Gwnede, du commissariatcentral d'Urnlazi, estimait que le ratio était seulement d'un agent pourquelque3.300 habitants.

Le problème, de toutes façons, était d'une autre nature puisquela population n'avait aucune confiance dans une ZP accusée d'éliminerles opposants de l' IFP au lieu de protéger la population contre les m­minels 131 . On ne comptait plus les cas de rackets, d'extorsions ct:fonds, de vols et d'assassinats d'éléments "subversifs"132. Le taux ct:mortalité des effectifs était aussi exceptionnel. En 1992, la ZP à Um­lazi aurait subi diX attaques et compté cinq victimes, contre respecti­vement seize et deux à KwaMakutha et dix et deux à Umbumbulu, les

130 Natal Monitor vol 2, n09-10, sept. oct. 1992' 3.

131 En avnl 1990, une marufeslalÎon conduite par des femmes et rassemblant près de50.000 personnes demandaJt ainsi le retrait de la ZP hors d'Umlazi. Natal Mercury 4/4/1990.

132 Weekly MaIl 18/6/1990; New Afrrcan 18/6/1990; Natal Mercury 2112/1992.

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deux autres circonscriptions de la juridiction133. Dans la première moi­tié de l'année 1993, sept agents de la ZP ont été tués, contre onze dansle reste du KwaZulu. Le colonel Gumede, qui commandait l'ensemblede la police zouloue à Umlazi, expliquait que ;es appels au secours lanuit étaient souvent des embuscades. II citait le cas de policiers qu'onavait drogués en leur offrant une bière dans un shebeen ou qu'on avaitattirés dans un guet-apens par le biais d'une petite amie complaisante.Plus que d'une haine personnelle contre les représentants de l'ordrekwazulu, il s'agissait selon lui de dérober des armes qui coOtaient fortcher134.

Dans ces cœditions, il n'y avait rien d'étonnant à ce que lespopulations de couleur tendent à ne compter que sur elles-mêmes. Se­lon un sondage effectué après les émeutes anti-indiennes de 1985, seu­lement Il % des Noirs, 21 % des Métis et 26% des Indiens considéraientque c'était la police qui avait permis d'arrêterles troubles; 2% des In­diens citaient plutôt leurs milices de défense (F. Meer, 1989: 259ss).

Ceci dit, les Noirs de Durban n'étaient pas aussi organisés en lamatière que leurs homologues du Rand. On trouvait des vigiles et desimpi Inkatha ou des commandos armés de comrades ANC, mais pasd'unités d'autodéfense. Le fait tient sans doute à la versatilité des enga­gements politiques et à ce que la majorité des habitants vivaient depuispeu dans des zones informelles et ne bénéficiaient donc pas œl'enracinement urbain et des capacités organisationnelles des "vieux"citadins de Johannesburg. En guise de milices d'autodéfense, racontel'observateur du parti démocrate Arthur Roy Ainslie, les "Russians" œl'ANC dans la township de KwaMashu étaient d'anciens exilés qui ontdélibérément attaqué la police pour obtenir des armes. La SAP a enga­gé une "guerre sous-marine à outrance" contre eux et en aurait fait li­quider une dizaine en un an. Les tribunaux populaires et les comitésdisciplinaires ont été surtout actifs contre l'Inkatha135.

Dans la bataille que se livraient les habitants du bidonville œMalukazi, il est à noter qu'aucun des deux camps n'avait constitué œgroupes d'autodéfense à proprement parler. C'était aussi le casd'Uganda,où un membre d'une milice apolitique qui essayait de tempé­rer les affrontements avec la section T d'Umlazi a été tué en septembre

133 Rapport du Cpt. de la ZP Thandukwazi Joseph Nene à la comnù..ion Go1dstone.Durban, 30/1111992.

134 Le colonel Gumede a remplacé en janvier 1993 le colonel Dube, un honune réputéintègre qui aurait été rappelé à lnundi parce qu'il ne voulait pas se plier aux ordres de l'lnkatha.

135 Dans la section H, ils ont par exemple condamné à mort quatre adolescents quiprétendaIent être de l'ANC et avaient avoué travailler pour l'IFP en terrorisant la population; unseul a survécu. Na/al Mont/or vol.2, n'6-7, juin juil. 1992: 2; Oally News 13/5/1993.

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1992 parce qu'il reprochait à ses collègues d'être récupérés parl'Inkatha136 . Les habitants de Malukazi, la plupart sans emploi, n'ontpas organisé de tours de guet alors qu'il leur aurait été facile de sur­veiller les abords des deux lignes de front, dans la vallée et à l'entrée chcamp sur la route. Les renforts policiers et le recours à des intervenantsextérieurs ont été plus déterminants. Quand le camp ANC était attaqué,ses responsables demandaient l' aide de la SAP à Isipingo, qu'ils consi­déraient comme un moindre mal par rapport à la ZP (H . Varney,1992: 19R). Leur bidonville n'ayant ni téléphone ni électricité, ilsappelaient de chez des camarades de la section U et en référaient au co­mité de paix d'Umlazi,

Côté IFP, on préférait évidemment faire intervenir la ZP. Enaoût 1991, une marche a été organisée sur le commissariat d'Umlazipour demanderque la SAP cesse d'opérer à Malukazi ; un passant a ététué au passage (H Varney, 1992: 191). On s'est plaint de ce que leposte mobile de la SAP, en bordure d'Isipingo, refusait de prendre encompte les appels au secours et renvoyait les partisans de I'Inkatha surles unités anti-érncutes de Chesterville, à plus d'une diz.aine de kilomè­tres de là . Une pétition auprès de la SAP, datée de juin 1991, était res­tée sans réponse. Le camp Inkatha comptait donc sur l'appui des impide la section U d'Umlazi. qui avaient établi leur repaire dans des cotta­

ges à Thamela et étaient soutenus par la station provisoire de policezouloue quelques rues plus loin. Ces cottages servaient aussi de refugeaux Coppcrhcads , un gang Inkatha de Lindelani armé par la ZP et leseigneur de guerre Thomas Shabalala 137.

Un seigneur de guerre à Lindelani

Si les banlieues noires de Durban n'ont pas organisé des milicesaussi formelles qu'à Johannesburg, les tmpi ont un peu joué ce rôle.La particularité de la puissance de feu de l 'Inkatha vient œ ses sei­gneurs de guerre. Ceux-ci ont souvent commencé leur carrière en diri­geant l 'occupation de terres vacantes. Puis ils ont redistribué les lots etont perçu des loyers. Ils ont assuré la sécurité de l'endroit avec de véri­tables petites années et ont racketté les habitants en échange de leursservices. A. Minnaar distingue plusieurs sortes de warlords : l' tnduna,

136Nata l MOnitor vo1.2, 0'9-10. sept oct. 1992 : 3 & vol.Z, 0'6-7 , juin juil.1992.4.

137Natal MOnitor vol2, 0'6-7 , juin juil 1992 : 3.

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chef de clan dont le titre est héréditaire, le conseiller municipal dIKwaZulu, le tueur à gages et le "baron" qui rackette les squatters138.

Le célèbre Thomas "Mandla" Shabalala est un "cas d'école".Quand d'autres mourraient ou finissaient en prison, il est un des seulsà avoir maintenu son pouvoir intact malgré plusieurs inculpations œmeurtres et les changements politiques en cours. Ses seize comités œzones, inféodés à 1,Inkatha, encadrentun bidonville d'lnandaqui faisaitpartie du KwaZulu sous la responsabilité théorique d'une townwhip ré­cente, Ntuzuma. Celle-ci comprend quatre unités fonnelles, E, F, G etH, qui sont entourées de zones irrégulières: Lindelani à l'ouest, Thl­meny Farm au nord-est et Richmond Farm au sud-est (cf. fig. 9, tome1). Lindelani recouvre les unités C et D ainsi que la moitié ouest œl'unité A. Les terres disponibles ont été occupées pacifiquement à IW"­tir de 1982. D'après certains chiffres. la population aurait vite atteint80.0ao habitants en 1984, 120.000 en 1986, voire 350.0ao dans lesannées 1990 au vu de la dimension de Richmond Farm. D'autres esti­mations, qui relativisent l'étendue du lieu, envisagent une populationcomprise entre n.oao et n.oao habitants (c. Cross, 1992: 9; D.Hindson, 1994: 223). Très exagérées, les "revendications" démogra­phiques de Shabalala insistent sur les réfugiés qui ont fui les violencesde l'ANC et révèlent des ambitions territoriales en direction d'Inanda,de Ntuzuma et de Richmond Farm, qui, semble-t-il, sont inclus dansces calculs.

Richmond Farm est aussi aux mains de l'Inkatha. Son histoireest similaire à celle de Lindelani. Accueillant des expulsés de CatoManor et des familles chassées par la crise du logement dans lestownships environnantes, il a d'abord été rasé en 1971 (Surplus,1983 : 205-8). Des indulla se sont par la suite empressés de reveOOreaux squatters des terres qui ne leur appartenaient pas, marquantl'émergence de petits chefs et, bientôt, de gros bras. La précarité de latenure foncière a renforcé leur pouvoir. Ils ont accepté de signer en1978 une convention qui légalisait provisoirement les occupations etqui, du coup, les rendit hostiles à l'arrivée œ nouveaux venus mena­çant le statu quo avec les autorités sud-africaines. Au début des années1980, l'incorporation au KwaZulu pérennisa leur autorité.

En ce qui concerne Lindelani, Shabalala est devenu un leader in­contesté du fait de sa puissance paramilitaire. Il a assis son monopoleéconomique en faisant payer tous les mois à chaque foyer R3 de loyer

138 Minnaar. Anthony: "UndIspuled KIng." : Warlordism in Natal. In Minnaar, A.•1992: 61-93.

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et R5 pour l'entretien de sa police, sous peine d'expulsion139. Shabala­la niait évidemment ces allégations, soulignant posséder déjà une bou­cherie et une compagnie de taxis qui suffisaient à le faire vivre. Samaison, qui côtoyait un poste de la police du KwaZulu, ne payait pasde mine. Il voulait être "près du peuple", disait-il, et de fait son aura areposé sur un certain concensus autour de sa personne l40. Plaisantantparce qu'il avait la "gueule de l'emploi ", ou du moins de sa réputationde tueur, avec une figure trapue, une incisive en moins, l'oeil glauqueet un fusil toujours à proximité, il a parfois été surnommé "Forty­Four" en référence au nombre de cicatrices tribales sur son corps. Fierde son prénom zoulou, Mandla. qui signifiait selon lui "le pouvoirconféré par Dieu", il tenait un discours patriarcal, du genre travail­famille-patrie et, surtout, respect du chef Buthelezi.

Anivé à Lindelani en 1983, il est devenu le chef de la commu­nauté en repoussant les assauts de l'UDF en provenance de Ntuzuma,de Molweni et de la section K. de KwaMashu. Il a imposé un COlIvre­feu à partir de 9h du soir et s'est arrangé pour obtenir des permisd'armes grâce à ses accointances avec la police141 . En 1987, il a étépoursuivi par la justice pour le meurtre d'écoliers à Ntuzuma et Kwa­Mashu. En mars 1988, il a lancé ses "troupes" contre les habitants d:la section A de Newtown, suspectés d'être des sympathisants de l'UDFparce qu'ils demandaient la démission d'un conseiller municipal. Dépu­té du Kwazulu, il a été suspendu du comité central de l'Inkatha lorsd'un procès pour lUI meurtre dont il a été acquitté en août 1989. Aussi­tôt après, en septembre, 100 à 250 de ses impi attaquaient la section Fde Ntuzuma, tuant deux personnes (H. Vamey, 1992: 125). Cette an­née-là, Shabalala raconte avoir échappé à un attentat mené par un jeunede l'ANC. Il n'a pas réussi à mettre la main sur Richmond Farm, dontun leaderdel'IFP a été tué par ses hommes début 1991. En octobre1992, il est retourné à l'Assemblée législative du KwaZulu. Élu àl'Assemblée provinciale du KwaZulu-Natal en avril 1994. il a ensuiteparticipé au comité de paix régional avec Jacob Zuma, le leaderlocal d:l'ANC.

139 OffiCiellement, les fralS d'adhésion au parti de chef Buthelezi étaient de RIO, avecR5 de collsatlOn annuelle Minn..r, A , 1992 . 75ss; Shevlin, lngrid : Wake up - ta the GreaterDurban The Nalal Mercurv 16/5/1993. 4.

140 0 n'était pas' étonnant de trouver dans sa "cour" un ancien du MK torturé en exil,Sipho Ngema. Ce dernier était membre du Returned Exile Committee de Pat Hlongwane, un gu6­rillero entré en guerre contre l'ANC el qu'on voyait sur une photo de journal accrochée au muren train de serrer la m'lm d'Eugene Terre Blanche... La South African Republican Army deHlongwane a revendtqué des coups de main contre les places fortes de l'ANC il lnanda, Bambaye en particulier.

141 Smith, Tim The Warlord and the Police, ln Minnaar, A., 1992: 57-60.

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Cela n'a pas changé ses habitudes puisque les téméraires suspec­tés d'avoir osé braver les consignes de vote de l 'Inkatha ont été chassésmanu mIlitari de Lindelani et ont été pris en charge par une église ca­tholique près d'un dépôt de bus à Ntuzuma. Début 1996, les hommesde Shabalala tiraient sur les bus Putco pour les empêcher de concurren­cer les taxis du maître des lieux. Ils ont marché sur Durban pour exigerle retrait de la compagnie de bus, ce qui a provoqué des heurts avec lapolice quandils ont bloqué West Street et l'autoroute de Pietennaritz­burg 142. L'incident est révélateur de l'autonomie de ces seigneurs œguerre. L'IFP n'est pas arrivé à discipliner Shabalala malgré les mena­ces de suspension du parti. Venu négocier à Lindelani, son secrétairegénéral, Ziba Jiyane, a dû repartir sous la protection de la police, ce quien dit long sur la capacité des politiques à réduirela violence.

La relation que le seigneur de guerre Shabalala entretient avec leparti de Buthelezi s'établit en effet sur la base du« donnant-donnant ».En échange du soutien de sa clientèle, Shabalala a obtenu du gouver­nement kwazulu la reconnaissance de facto du bidonville et, mieux en­core, la réalisation d'investissements publics, routes, écoles ou crê­ches, dont la township de KwaMashu n'a pas bénéficié du fait de sonalignement sur l'ANC. L'un a renforcé l'autre et vice versa, les inter­dépendances n'excluant pas les divergences d'intérêts. Symbolique,­ment, le nom de Lindelani, qui signifie «attendre» en zoulou, ex­prime bien les attentes des habitants à l'égard de l'IFP et, du mêmecoup, la capacité de manipulation de leur lea<kr143.

L'Afrique du Sud s'avère ainsi être un exemple remarquable œprivatisation de la sécurité en milieu urbain. Proche à bien des égardsd'une version américaine, c'est de loin le cas le plus sophistiqué sur lecontinent, mais avec des différences notables entre les sociétés de gar­diennage, d'une part, et les milices, d'autre part. Les premièress'inscrivent dans une logique de marché qui réfrène d'une certaine ma­nière les dérapages. Les secondes génèrent des problèmes qui tiennent àleur nature fragmentaire et à l'engagement volontaire de leurs mem­bres. Elles sont plus facilement récupérées par les partis politiques,voire islamique au Cap. Ceci dit, le phénomène milicien n'est pas leseul à marquer le paysage urbain ...

142 Dally News 4, 5. 14 & 2612/1996, 1/3/1996; Mercury 1412/1996.

143 Xaba. Thokozani Leaders in Lmdelane. In Hindson, D., 1994: 65-72.

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Chapitre 14

LA RESTRUCTURATION DE LA VILLE PAR LEBAS: LE GRAND RENFERMEMENT

La violence urbaine affecte toutes les couches de population etcrée une culture dela peur. Elle conduit à un grandrenfennement archi­tectural qui confinne les ghettos déjà existants, balise de nouveaux ter­ritoires et produit un phénomène de repli social sur une vie cellulaire.Ce constat n'est pas propre à l'Afrique, mais il prend une ampleur sin­gulière au Nigeria et en RSA 1.

LA LOGIQUE DU BARBELÉ

Dans l'Afrique noire précoloniale, la guerre a été cause de mi­grations et de destructions, mais aussi facteur de cohésion de l'habitat,entraînant l'amélioration des techniques architecturales et l'utilisationde matériaux de construction plus solides2. En pays ibo, les Am oon­naissaient une véritable architecture militaire, décrite dans une relationpubliée en 1921 par un missionnaire de la Church Mission Society àOnitsha: des casques de noix de coco, des miradors m'rè elù, desponts piégés et des tranchées mgbo àlà autour des villages . Les Okri­ka du Rivers creusaient des fossés nkpo quand ils partaient à la guerre(Opuogulaya, 1975 : 41). En pays haoussa au XIXème siècle, le terri­toire de l'Etat-rebelle des Ningi comprenait la forteresse de Lungu, le

1 Toute comparaison gardée, la France est loin d'être, comme le pensait Alain Peyre>­fitte, un pays "périodiquement soumis è des débordements antisociaux, qui plongent ses habi­tants dans l'inquiétude, voire dans l'angoisse". voire. comme l'affumaient les participants è undébat organisé par le Conseil national des villes sur J'insécurité urbaine, un pays "entré dansune période de peur où les gens annulent leurs vacances pour ne pas laisser leur appartementvide, où les maris ne vont plus travailler pour protéger leur fentme au foyer". Peyrefitte, Alain :Réponses è la violence. Paris. Presses Pockel, 1977; 43; Le Monde 41711992; 10.

2 Bah. Thiemo Mouctar ; L'impact de la guerre sur l' habitat de l'Afrique noire préco­loniale. Cullures el Développemenl. vo1.16, n03-4, 1984; 485-501.

3 Basolen, G.T. : Among the Ibos of Nigeria. Lagos, Universily PubHshing, 1983 :202-11 ; Isichei, li, 1977; 101-2.

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no man's land des fermes d'esclaves kafin dan yaya, dans une broussedéboisée pour mieux voir l'ennemi, et les forts ribals construits parBauchi et Kano4. Sans même parler de la fameuse muraille de Kano,on aurait retrouvé à Lagos trace de fortifications qui protégeaient lesvillages des autochtones awori, notamment sur la "colline de la femmerichc" üdi 0l0w05 En Mrique du Sud, les Zoulous avaient leur encloskranl ; les Sotho, leur lapa. Les déplacements de population provoquéspar les guerres zouloues au XIXème siècle furent tels que ce"mouvement tumultueux" est encore aujourd'hui connu sous le nom œmfecane; les Sotho parlent de difagCllze ou lifacane. li existait ainsi,dit T.M. Bab, lllle "relation étroite entre l'occupation de l'espace, ladispersion de l 'habitat, la technologie des constructions et la guerre"6.

En temps de paix, il n'était point dans l'habitude africaine de vi­vre dans des espaces enclos, exception faite du monde musulman, quin'offrait que des façades aveugles dans les rues. L'architecture cloison­née œl'islam, courante en pays haoussa, visait à faire de l'ombre touten protégeant la vie privée, la famille et la femme. Sinon, l'idée œ"bunker" urbain était étrangère à la tradition, celle de la collectivité vil­lageoise7 .

Les réactions ne se sont pas faites attendre quand la colonisationeuropéenne a imposé des institutions totalitaires à la Foucault, de laprison à l'asile psychiatrique en passant par la caserne, le camp minierou 1'hôpital8. Une pièce du Nigérian O. Rotimi relate une révolte œlépreux datant de 1928. Ceux-ci se battent d'abord pour obtenir llll abridécent, puis contre les pratiques d'enfermement du colonisateuë. Lesy orouba expulsaient en effet leurs lépreux hors des villes mais ne lesenfermaient pas. Au Cap, la léproserie de Hemel en Aarde est déplacée

4 Panon, AdeU Jr. : Nmgi, ln Kopytoff. Igor: The African Frontier Indianapolis, ln·mana UniversIty Press, 1987' 195-213.

5 Agin, B.A.. Arclutecture as a source of Nigerian history: the Lagos example, lnAdefuye, A., 1987 343; Barnes, S.T., 1986: 21.

6 La polihque de terre br1l1ée de Samory, qui résistait à la colonisation française, a ro­distribué l'hab,tat du Haut Niger. Les paysans ont abandonné leur village et profité des acci­dents du terrain ou du couvert végétal pour dénicher des sites 0,) se réfugier' bois, cavernes.Au Mali, les points de défense troglodytes des Dogon dans les montagnes sont réputés. toutcomme les murs d'enceinte tata, dont le tcnne est mandingue à l'origine. L'Éthiopie avait desbourgades comme Axoum, qui étaient avant tout des postes militaires, les klittima. Alor.l que lestechniques d' enfowssernent dans le sol sont rares et les caves inexistantes en Mrique, les chré­tiens éthiop,ens de Lahbela creusaient dans le roc des églises monolithes pour se cacher etéchapper aux incUr.lions musulmanes. Bah, Thierno Mouclar, 1984, op. cit. : 501.

7 Chez les Éwé, et à la différence du Dahomey voisin, les remparts du palaIs royal deNotsé étaient même purement symboliques, puisque les fossés se trouvaient à l'intérieur. Rom,Kodjo : Violence spontanée et violence politique, pour une histoire de la violence urbaine àLomé, Togo, ln IFRA, 1994: II, 295.

8 Voir aussi Goffman, E. : Asylums: essays on the social situation of mental patientsand other inmates. New York, Doubleday Anchor, 1961 & .. The characteristics of total socio­ties ", ln Etzioni, A. : A sociological reader on complex organizations. New York, Winston,1969

9 Rotimi, Ola: Hopes of the Livmg Dead. Ibadan, Spectrum, 1988. 112p.

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sur Robben Island en décembre 1845 pour des raisons sanitaires. Avantde devenir le fameux pénitencier où seront détenus Mandela et lesgrands prisonniers dei'ANC, l'établissement confirme sa spécialisationavec le départdes indigents dans les années 1890 et des malades men­taux en 1913 (un asile de fous pour les Européens est ouvert à Valken­berg sur le continent en 1891). Al'époque, on croit à tort que la lèpreest héréditaire et non contagieuse. On sépare les sexes mais on autorisela cohabitation des enfants dans des conditions déplorables. Sans espoird'éradication autre que l'incarcération, la réclusion insulaire est d'autantplus choquante que la famille africaine a l'habitude de prendre en chargeses vieillards et ses malades... "Hormis les États-Unis et la Norvège,dit J. lliffe, l'Afrique du Sud est probablement le seul pays du monde àavoir eu à la fois une lèpre endémique et suffisamment d'argent pourenfermer ses malades; au début des années 1920, les dépenses du gou­vernement contre la lèpre équivalaient à la moitié du budget de la san­té" (1987: 217). Le Basutoland imite d'ailleurs la pratique isolation­niste sud-africaine. En 1913, la réclusion devient obligatoire et une lé.­proserie est établie à Botsabelo près de Maseru. Les patients se soulè­vent en mai de l'année suivante quand ils découvrent que l'établisse­ment relève plus de la prison que de l'hôpital.

L'allure carcérale des compounds, ces camps enclos de la villecoloniale britannique à ses débuts, fait aussi fuir les populations ouprovoque des émeutes10. Les Nigérians préfèrent vivre dans des bunga­lows plutôt que dans des maisons ou des appartements 11. En novembre1957 sur le campus de l'université d'Ibadan, un des motifs des troublesétudiants est l'installation de grilles à l'entrée des dortoirs de filles pourempêcher les garçons d'y entrer12. A Port Harcourt, les immeublesdisposés en U rappellent plutôt la convivialité de voisinage de la courpele du village yorouba, 000 ou ijaw. En Afrique du Sud au début dIsiècle, les citadins noirs refusent de déménager à la périphérie parcequ'ils ont peur d'être relogés dans des compounds qui rappelleraient lemode de vie carcéral des mineurs de Kimberley13 . A Johannesburg,plutôt que d'aller habiter dans de lointaines townships, ils préfèrent res­ter vivre dans les slumyards ("cours à taudis") du centre-ville, surpeu­plées, louées à des prix exorbitants et parfois illégales.

De la même façon au début des années 1990, les habitants deshostels sont hostiles à la clôture de leur habitation et refusent de se

10 Douwes DekJ<er, L , Hemson, D., Kane-Bennan, J.S., Lever, J & Schlemmer, L. :Case Studies in Mrican Labour Action in South Africa and Namibia, ln Sandbrook, R., 1975:228; Bruneau, J-C., 1987.

Il Onibolrun, Poju . Urban Housing ID Nigeria. lbadan, NiSER, 1990: 344.

12 Bereday, George Z.F : Student Unrest in 4 Cilies, ln Goldsmith, J., 1973: 89-117.

13 Van Heyningen, Eizabeth: Cape Town and the P1ague of 1901, ln Saunders, C.,1984: IV, 66-107.

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laisser enfermer comme des animaux. ils pensent que cela permet à lapolice de les prendre au piège, aux attaquants de les empêcher de fuir etaux employeurs de leur interdire de faire grève. ils y voient une ma­noeuvre hostile de l'ANC, qui a négocié seul cette décision avec legouvernement. ils considèrent que l'argent dépensé à construire desmurs aurait pu servir à améliorer leurs conditions de logement14. ilss'opposent aux recommandations de la commission Goldstone, quiveut entourer de fil de fer barbelé les foyers de travailleurs: "Une forteprésence policière devrait veiller efficacement à ce qu'aucune arme n'ycircule tout en assurant la protection des résidents des hostels contre lesattaques extérieures"15.

A l'instar de la guerre dans l'Afrique ancienne, c'est donc bien laviolence qui pervertit les modes de vie citadins, envahis par des consi­dérations sécuritaires. On ne sort plus le soir, on évite les zones dange­reuses, on circule en voiture avec les portières fermées à clé. La psy­chose du bunker développe des sentiments de peur, de nervosité,d'anxiété, de colère, de honte, d'humiliation, de culpabilisation, de œs­espoir, de tristesse, de dépression et de désinvestissement personnel. EnAfrique du Sud, le Five Freedoms Forum, l'organisation démocratiquefondée par l'anthropologue assassiné D. Webster, ajustement repris unthème défendupar Roosevelt: se libérer de la peurl6.

"Le succès du terrorisme, écrit D. Apter, est corrélatif àl'absence de participation des citoyens à la vie sociale. En effet ils IX:

remplissent plus leurs devoirs civiques, ils évitent les endroits publicset sont enclins à vivre protégés par des systèmes d'alarme, des chiens,des fusils, autant d'instruments caractéristiques d'une société repliée surelle-même, méfiante et désengagée. Ces conditions sont à l'origined'un développement de la vie cellulaire" (1988: 249). L'insécurité li­mite les possibilités de mouvement et d'interaction sociale. "La liber­té, quel que soit l'endroit où elle existe concrètement, a toujours étélimitée dans l'espace, rapporte H. Arendt. Ceci est particulièrementvrai pour la plus grande et la plus élémentaire des libertés négatives:la liberté de mouvement; les frontières des territoires nationaux ou lesremparts des États-cités comprenaient et protégeaient l'espace dans le­quelles hommes pouvaient se mouvoir librement"17. Ce qui est sansdoute nouveau dans l'Afrique urbaine aujourd'hui, c'est le caractère

14 Payze. Catharioe & Keith, Trevor: Like Fish in a Tio. lndlcalor SA voUD, 0°2,1993: 70

15 International Hearing Doc.9: Slatement read by Justice Go1dstone. Pretoria,617/1992. Londres. Anlt-apartheid Movement and UN Special Committee against Apartheid, 14­151711992: 7.

16 Lauer, RH.: SOCial Problems and the QuaIity of Life. Dubuque. Wm. C. BrownPublishers, 1989. 353

17 Arendt, Hannah Fssai sur la révolution. Paris, Gallimard, 1985, cité ln Apter, D.,1988: 251.

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mouvant, l'ampleur et la sophistication de sa violence, qui ne pelTIlet­tent plus de dégager avec netteté des espaces préservés, même réduits.

Le banditisme oblige en fait les citadins à organiser d'eux­mêmes un grand renfermement urbain, sans rapport avec celui de cesfamilles mozambicaines qui, poussées par la crise du logement, ontemménagé dans des cages vides du zoo de BeiraL8! Un état de tensionpermanente ne marque pas une ville comme la guerre. Le banditisme,on l'a vu, dessine de façon subtile une carte mentale des zones dange­reuses. Le crime qui rapporte. celui d'une pègre professionnelle. peutmême bâtir pour blanchir de l'argent sale19. Le crime qui permet toutjuste de survivre, celui des misérables, aboutit à un autre genre œconstruction: le "phénomènedu hérison". A Lagos, les riches demeu­res de Victoria Island sont entourées de barbelés. A Kampala, B. Calasnote que "l'enfermement est une tendance architecturale très nelte"(1991 : 35). Les murs élevés, surmontés de tessons de bouteille, ontremplacé les haies de cyprès caractéristiques de la concession œgan­daise. La violence urbaine a affecté le comportement des habitants, aupoint de valoir à la ville un surnom d'Iron City qui ne le dispute qu'àcelui de Night Robbery pour Nairobi. Pauvres et riches se barricadent,par exemple à Ashaiman, une banlieue de Tema au Ghana, dans unquartier qui a la réputation d'être une "école du crime". Selon R. Sand­brook, cette méfiance sOlùigne un manque de sens communautaire(1982: 168). A Kinshasa, M. Pain dit que l'insécurité et la recrudes­cence des vols obligent les habitants de toutes les classes sociales à sebarricader chez eux pour ne pas montrer leurs richesses (1984: 91).Même chose à Abidjan, où se constituent des groupes d'autodéfense20.

LA PSYCHOSE DU BUNKER NIGÉRIAN

L'insécurité a virtuellement placé le Nigeria en état de siège, œ­clare O. Marenin (1987 : 267). Les habitants des grandes villes ont enpelTIlanence le sentiment d'être menacés par des "voleurs mieux armés,organisés et entraînés que la police". Pour Afolabi Adesanya, réalisa-

18 Libéra/tOn 14/9/1994.

19 Ainsi de l'urbanisme de la Mafia à Palenne. "La ville, rapporte unjoumaliste,étouffe, à en perdre la trace de ses palais arabo-Iùspaniques, de ses églises baroques, sous laprofusion de tours, d'immeubles modernes dressés précipitanunent ou sans respect des nonnes.Au mépris de l'environnement parfois millénaire, une HLM contre un palais datant des BoUl'bons, pennis de construire arraché à la menace ou à l'influence. Combien d'honunes sont mortspour avoir renâclé, dans l'admimstration conunuoale ou régionale, aux passe-droitsqu'exigeaient les ''familles',? Combien sont complices, à tous les niveaux, même au rang desimples locataires?" Boggio, Philippe: Palenne, la mort en demI. Le Monde 3/10/1992: 25.

20 Boooasssieux, Alain: De Deokrada à Vridi-CaoaI, chronique de la précarité àAbidjan. Paris, thèse de Doctorat, EHESS, 1982: 201 ; Touré, Ismaila & Kouamé, N'Gucssan:Violence wbaioe en Côte d'Ivoire, le cas de la ville d'Abidjan, ln IFRA (b), 1994: 105.

373

teur du film "Vigilantes", deux citadins sur cinq ont déjà été, d'unemanière ou d'une autre, en contact direct avec des bandits armés. Dansla vieille ville de Kano, les parents n'avaient pas pour habitude d'éleverleurs enfants en leur racontant des histoires d'ogres ou en leur faisantpeur afin de se faire obéir. Mais ils ont commencé à leur interdire œsortir à certaines heures et de se rendre dans certains endroits21 . Anima­teur-vedettede la télévision puis patron d'un restaurant faisant aussi of­fice de galerie d'art ct de club de jazz dans le quartier de Yaba à Lagos,Art Alade témoigne: "Dans le passé, la vie nocturne était intense. Au­jourd'hui, il n'y a plus queles irréductibles qui sortent, ceux qui se ci­sent qu'après tout on n'est pas en guerre"22. M. Peil argue que le ci­néma, qui comptait encore 43 salles à Lagos en 1983, a plus dépéri àcause des attaques de bandits la nuit qu'à cause de la concurrence de latélévisionoudela vidéo (1991: 125). Avec l'affaire du bandit Aniniqui a écumé le Bendel State, "la vie nocturne de Benin Ci ty, autrefoisbouillonnante, a cessé, relate O. Marenin, parce que les gens se dépê­chaient de rentrer chez eux dès la tombée de la nuit. Pendant des mois,le trafic routier a été perturbé et les automobilistes ont été harcelés parla police" (1987: 260).

Les artistes se font les porte-parole de cette insécurité. Contrai­rement à l'Afrique du Sud, la censure est difficile à mettre en place, auvu des circuits infonnels de distribution et des déficiences de l'appareilétatique. Elle touche peu les musiciens, exception faite des chansonssatiriques kérikéri des Yorouba au début du siècle, bannies par le colo­nisatcur parce qu'elles moquaient les étrangers et les déviants. Elle in­tcrfère sans doute moins dans les textes que l'environncment urbain.Les chansons de Fela comme Coffin for Head of State, Armed Robberet Sorrow, tears an1 blood décrivent le champ de bataille lagosien avecforcc gaz lacrymogènes, coups de crosses et de matraques, domicilesviolés, fcmmes défénestrées,enfants martyrisés, têtes fraalssées contreles murs, reins brisés et os broyés23 . Pendant les concerts, la trompettcde Fcmi, le fils de Fela, imite une kalachnikov. Johnson intitule"aluchemar" son poème sur Lagos24.

La presse concourt à forger une "culture du bunker". Thisweekécrit que "le Nigeria est un pays fantâme"25. "u semble que le bandi­tisme armé a gagné la bataille dans nos ghettos urbains", ajoute le

21 Les enfants n' ont certes pas les mêmes peurs que les adultes; ils jouent sur les tasd'ordures et vont faire une parne de football la nuit. N'ayant pas les responsabtlités sociales desadultes. ils peuvent counr et rameuter le voisinage en criant, ce que n'oserait pas faire un père defamille par peur du scandale. Leurs obligations religieuses sont moindres. Jls mangent n'importequeUe viande et se passent des cinq prières quotidiennes. Cf. Last, M., 1991: 8-15.

22 Haski, Pierre Lagos bloquée. AulremeTll hors-série n"9, oct. 1984: 66.

23 Moore, C. . Fela, Fela, celle putain de vie. Paris, Karthala, 1982.30Sp.

24 Johnson, MA.: Wooden doUs USA, Four Wind Press, 1982: 42

25 ThtsWeek 29/9/1986

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Gwrdian26. Quelques manchettes tirées des seuls mois d'aofit et sep­tembre 1986 reconstituent cette "métaphore de l'horreur" où des"bandits annés toujours plus sanglants", "féroces" et "triomphants"plongent "la police et les citoyens dans le règne de la terreur", les obli­geant à "vivre avec leur peur" "sous la menace des revolvers", "en proieà une angoisse permanente", "sans endroit où se cacher", "en état œsiège" (O. Marenin, 1987: 267). K. Saro-Wiwa, alors chroniqueurdans Vanguard, présentait le Nigeria comme une prison dont les habi­tants jouaient alternativement le rôle des détenus, des matons, des ad­ministrateurs et des visiteurs27.

Y. Aboduorio parle de "crise d'identité territoriale" et M.Dayomi de tendance "schizophrénique" à l'eofermemeot28. Les classesmoyennes se sentent si menacées qu'elles vivent dans des forteresses.Les murs d'enceinte, surmontés de tessons de verre ou de barbelés, con­treviennent d'ailleurs aux règles d'urbanisme qui, à Lagos, interdisenten principe les clôtures supérieures à 1 m 50. Les fenêtres sont ferméespar des meneaux en béton plutôt que des barreaux d'acier, ceux-ci ayantl'inconvénient de rouiller et de pouvoir être découpés sans bruit avecune pince à levier. De lourdes portes de fer barricadent1'entrée des bou­tiques. Les préoccupations se portent d'abord sur la sécurité, ensuiteseulement sur une décoration intérieure souvent réduite à des calendrierspublicitaires. Les modes de défense et la qualité des dispositifs anti-volvarient bien sfir en fonction de la composition sociale des quartiers.Pour Lagos, B. Dayomi distingue des quartiers spontanés, où la tIaii­tion communautaire de la campagne reste forte, tels Agege, Okoko­maiko, Bariga, Ketu, Mushin ou Isolo, et d'autres, mieux équipés enservices publics, où l'on observe un repli vers des formes de vies plusindividuelles, tels Ikoyi, Victoria Island, Ikeja, Apapa GRA, FestacTown ou Maryland. Mais dans un cas comme dans l'autre, dans lequartier riche comme dans le quartier pauvre, on assiste au même prin­cipe de bouclage des habitations29.

Des conséquences de l'insécurité, "la plus éprouvante est laquantité incommensurable de ressources matérielles et psychologiquesque la population dépense, sous la forme des craintes qu'elle nourrit etdes mesures préventives qu'elle prend", rapporte F. Odekuole, citant le

26 Ogan. Anuna : Annlversary : the Uon of Adelabu. The Guardian 28/9/1986 : 7.

27 Sara-Wiwa. Ken. Prisone... of Jebs. Port Harcourt, Saros, 1988. 18Op.; Pila Oum­brok's Prison. Port Harcourt, Saros. 1991. 28Op.

28 Abodunrin, Yinka: The Raie of Architecture ID the Prevention of Crime (A SublU'ban Experience), ln Sanda, A.O., 1981: 175·84, Dayomi, Mathew: La vie wbaine dansl'agglomération de Lagos. Acta geograph.ca (Société de géographie, Paris) nOl02: 59; Adela­la,l.O.A . Urban Poor and Crime Prevention in Nigeria, .n Makinwa. P.K. & Oro, O.A., 1987:360-76.

29 Dayomi, Biodun M . Crise politique wbaine, ln JFRA, 1994: J, 140; The NIge­rian Herald 613/1985.

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cas de ce fonctionnaire qui laisse sa voiture au bureau de peur de se lafaire voler et qui préfère marcher à pied30. "L'insécurité domine et res­treint les mouvements quotidiens du citoyen dans le domaine du travailou des loisirs", ajoute O. Marenin (1987: 268). Elle développe unesensation de piège, d'atmosphère oppressante et de cercle vicieux avecune misère qui s'entretient d'elle-même.

Bien que le Nigeria cache des facettes plus paisibles, le senti­ment d'insécurité dans les zones urbaines, précise F. Odekunle, "semanifeste de différentes façons: non-assistance aux étrangers en situa­tion de nécessité ; réticence à s'arrêter sur les autoroutes pour apporterune aide aux automobilistes en panne; enfermement de la populationdans des habitations blindées à l'épreuve des cambrioleurs, malgré lanecessité de pouvoir s'échapper en cas d'incendie; couvre-feux impo­sés par les autorités ou par la population elle-même; multiplicationdes contrôles de polIce, etc" (1991: 182)... Dans son petit manueld'autodéfense,S. Idowuinvite les automobilistes qui voyagent la nuità éviter de s'arrêter s'ils voient un corps inanimé sur la route. Au con­traire, il faudrait rouler droit dessus et freiner au dernier moment afind'obliger l'imposteur à déguerpir(1980: 24 & 44) !

LA CULTURE DU GHETTO SUD-AFRICAIN

Les Sud-africains, Blancs ou Noirs, vivent aussi dans la peur3'.Les enfants, les handicapés, les personnes seules ou âgées, les malades,les drogués, les prostituées, les marginaux et les auto-stoppeurs déve­loppent un fort sentiment d'insécurité, bien que les jeunes aientsomme toute plus de chances d'être attaqués dans la rue (G. Ndahmda­ba, 1987: 80; M. Shaw, 1996: 6). C'est un truisme de dire,comme G.T. du Preez, que "beaucoup de Sud-africains sont devenustrès dépendants de leur environnement criminel" (1992: 10). La vio­lence débridée tue désormais n'importe qui. Elle est citée par les sala­riés comme leur premier problème après le chômage (D. Darbon,1993: 17). D'après un sondage du HSRC en 1992, 53% des Blancs etdes Asiatiques, 50% des Noirs et 31 % des Métis considèrent que lacriminalité a augmenté, une proportion supérieure à celle des années œl'état d'urgence, avec des pourcentages respectifs de 34%, 23%, 39% et31% en 1986 (L. Glanz, 1993: 51-2). Une majorité de Sud-africains,52% pour être exact, sont persuadés d'être un jour attaqués par des 000­dits. "La violence [ .. ] gouverne la vie des habitants des townships duReer', rapportent les observateurs sur le terrain32. Elle conduit à une

30 Odekunle, Pemi : Laying the Poundation for Crime Control in Nigeria. Zaria. Ah·madu Bello University Annual Public Lectures Series, ABU. 1985: 1.

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certaine forme d'apathie, puisque 68% des Sud-africains estiment qu'onne peut rien faire contre la criminalité33 .

D. Martin souligne les "épisodes traumatisants qui entretiennentchez chacun une tendance à croire menacée la survie de son groupe,voire de sa vie propre [ ... ] : esclavage, conquêtes territoriales (y com­pris les entreprises de Shaka), guerres entre Boers et Zoulous, Zoulouset Anglais, Anglais et Boers" (1992: 14). L'apartheid dogmatique, ditD. Darbon, fut "l'expression historique d'une société lentement consti­tuée dans un environnement hostile auquel elle a toujours refusé de cé­der" (1987: 3). Le Voertrekker, véritable Juif errant, a développé uncomplexe obsidional qui n'est pas sans rappeller celui d'Israël et qui estentretenu chaque année le 16 décembre, jour du voeu et de la commé­moration de la victoire boer contre les Zoulous du roi Digane. Al'image du laager, le cercle de chariots que formaient les colons boerspour se défendrecontre les agresseurs pendant le Grand Trek, les popu­lations blanches se sont retranchées dans leur ghetto.

Leur désarroi n'a fai t qu'empirer. "Une société dans laquelle deshold-up ont lieu tous les jours, où les ambulances sont blindées et oùle personnel médical porte des gilets pare-balles n'est pas une sociéténormale", se plaint un docteur34. En 1988, un sondage révélait que lesélites afrikaners avaient peur de tout, y compris, à 81%, des consé­quences néfastes de l'apartheid35 ! L'amusante trilogie de légendes ur­baines décodéespar un journaliste du Weekly Mail retrace bien les fan­tasmes dont se nourrit le citadin, les Blancs en particulier, qui finissentpar voir le sigle de l'ANC dans le logo d'une banque ou par imaginerque leurs domestiques noirs vont un jour venir réclamer leur maison36.

La culture du ghetto dépend bien sûr du groupe racial. Les per­ceptions interraciales de la criminalité présentent quelques similitudesavec celles des États-Unis37. Dès le début du XXème siècle, la presse

31 Marion, Georges: La violence au quotidien. Le Monde 16/111993: 1.

32 Report of the Independent Board of Inquiry into lnfonnal Repression nIB, IBIIR,sept. 1992: 18.

33 Slar 12/6/1996: 1-2.

34 Securuy Focus vol 10, nOl0, oct. 1992: 293.

35 McGowan, Pat: Afrikaner Fears and the Politics of Despair: UnderstandingChange in South Afrika. [nIernalronal Sludles Quarterly vol.36, nOl, mars 1992: 10-3.

36 Goldstuck, Arthur: The Rabb,t in the Thom Tree. Modem Myths and Urban Le­gends of South Mrica. Londres, Penguin, 1990. 216p.; The Leopard in the Luggage. UrbanLegends from Southem Mrica. Londres, Penguin, 1993. 309p.; Ink in the Porridge. Urban Le­gends of the South African elechons Londres, Penguin, 1994. 221p.

37 A Boston, où les habitants ont développé un réflexe sécuritaire et dessiné des zo­nes de danger balisées par les tags, la menace des criminels est perçue différemment en fonction"des antagonismes de classes, des clivages culturels et des rivalités socio-économiques: lespauvres Blancs et Noi", redoutent la mafia chinoise, les Chinois et les pauvres Blancs craignentla délinquance plus individualiste et gratuite des No;",". A Los Angeles, les habitants des ban­lieues riches sont tout aussi préoccupés par la violence des quartiers centrau", ""acerhée par lesmédias, alors qu'ils sont 22 fois moins touchés. Royot, Daniel: Voisin et étranger: perceptionde la violence en milieu multi-elhnique il Boston, ln Body-Gendrot, S., 1989: 197-8; Davis,

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de Johannesbmg a parlé du "péril noir" à cause de l'augmentation destaux de criminalité chez les populations de couleur38. Cette crainte dl"péril noir", aujourd'hui dépolitisée et ramenée à une dimension pure­ment criminelle, ne concourt pas au rapprochement des races.L'opinion publique blanche considère les Noirs comme la catégorie œpopulation la plus dangereuse. La réalité statistique dément quelque peucette perception. Le banditisme ne se résume pas à un duel où le Noirjoue le rôle du délinquant et le Blanc celui de la victime. L. Freed mon­tre par exemple que les taux de criminalité au début des années 1950n'entretiennent pas de corrélation avec les proportions de populationsde couleur dans chaque province (1963: 24). Le premier hold-up im­portant de Johannesburg a été commis cn 1971 par deux Blancs contrela Trust BankdeCommissioner Street.

Les Blancs sont beaucoup moins affectés par la violence que lesautres groupes raciaux En 1992, la police recense 1.668 meurtres àSoweto contre 633 à Johannesbmg et 140 dans les banlieues blanchesdu nord, Alexandraexc1ue, et respectivement 2.020 viols, 434 et 361.Soweto compte pour 22% de la violence politique, Alexandra pour12% ct le centre-vllie pour 6%39. Si les taux de criminalité dans lesquartiers blancs sont égaux à ceux de New York, ils sont de cinq à dixfois plus élevés dans les townships noires (cf. tab. 2, tome 1). En1987, les taux d'homicides sont de 12 pour 100.000 habitants chez lesBlancs, 21 chez les Indiens, 206 chez les Métis et 98 chez les Noirs4O.

Autrement dit, un Blanc a huit fois moins de risques de se faire assas­siner qu'un Noir et dix-sept fois moins qu'un Métis, alors que lesmeurtres daus les townships sont certainement sous-estimés41 . UnBlanc continue aussi d'avoir de grandes chances de se faire tuer par unmembre de sa propre communauté, ce qui peut être interprété à la lu­mière d'une crise morale et d'une remise en question qu'accompagnentde forts taux de di vorce et de suicide.

En revanche, ce qui justifie la défiance de la minorité blanche àl'égard des Noirs, c'est le sentiment très net d'une explosion de la cri­minalité et la perception aiguë que le démantèlement de l'influx am­trol, avec la disparition des passes, a créé une plus grande vulnérabilité.D'après l 'administrateurde la SASA Frank Sims, le nombre de crimesa augmenté de 500% entre 1978 et 1988. En 1991, 488 Blancs et14.205 Noirs ont été tués, soit respectivement 60% et 24% de plusqu'en 1989. L'augmentation du taux d'homicides a été plus rapide chez

M. 1990 224-6

38 Rand DaJly Mail 9/911908, <ité ln Coplan, D., 1992: 99.

39 HRC: Human Rights Revlew nIB, HRC, 1992: 25.

40 South Afnca Barometer vol.6, n017, 281811992: 252.

41 D'après d'autres esttmations,les Blancs ont même vingt fois moins de <hances demounr de mort violente que les Noirs. Marks, S. & Andersson, N. : The epldemiology and <u1­ture of violence, ln Chabarn ManganYI & Du Toit, 1990.

378

les Blancs, de 54% entre 1987 et 1992, que chez les populations œcouleur, 35% pendant la même période (L. Granz, 1993: 49). Lenombre de victimes de meurtres a augmenté de près de 8% entre 1990et 1991 chez les Blancs alors qu'il régressait de 3% chez les popula­tions decouleur42. De 1987 à 1990, les attaques contre les personnesâgées dans les zones de résidence blanches ont doublé (B. McKendrick,1990: 13). Tandis que 3% seulement des victimes de meurtres sontdes Blancs, les quartiers européens se font deux fois plus cambriolerque ceux des Noirs43. Sur une moyenne de 737 cambriolages quoti­diens en avril 1992, 342 se produisent dans des maisons de Blancs,contre 189 dans des résidences de Noirs et 206 dans des locaux com­merciaux (G.T. clu Preez, 1992: 4-5 & 9). Les cambriolages ontaugmenté de près de 20% entre 1989 et 1990, et 60% des effractionsont lieu dans les quartiers blancs. G. Neille. fondatrice de l'associationNeighbourhood Watch, estime que 60% de celles-ci sont dues à unepègre professionnelle avec, quelques fois, la complicité active œBlancs; les 40% restant sont le fait de chômeurs ou de sans-abri.

Les réflexes sécuritaires ont suivi la courbe de la criminalité. nne pouvait en être autrement alors que, d'après le démographe J.-c.Chesnais, "toute diminution du niveau de violence [dans les sociétésdéveloppées] s'accompagne [déjà] d'une sensibilité accrue à la violence,donc d'une aggravation du sentiment d'insécurité"44. Plutôt que de con­tinuer à se barricader, 250.000 Sud-africains blancs seraient prêts à faireleur valise pour émigrer dans des contrées moins troublées45. Avecl'assassinat du leadercommuniste Chris Hani en avril 1993, les réser­vations d'avions auprès des agences de voyage ont augmenté de moi­tié46. Mais les entrées ont longtemps compensé les départs. Européensde l'Est et chômeurs britanniques ont pris le relais des Portugais et desRhodésiens arrivés dans les années 1980. A la différencedes pieds noirsen Algérie française, les Sud-africains blancs, et en particulier les Afri­kaners, n'ont nulle part où aller. Les alliés israélien ou taiwanais nesont pas des destinations envisageables, ni la petite Hollande.L'Angleterre non plus, au vu de ses taux de chômage qui coupent touteenvie de retour pour les populations d'origine britannique. Restent lesvastes territoires d'Australie ou du Canada, au prix de déchirementsdouloureux. Déjà pendant la guerre des Boers, les Afrikaners avaient re­fusé de s'exiler aux États-Unis, où les gouverneurs du Colorado et œ

42 SAP Annual Report. nIB, 1991: 100.

43 Race RelallOns Survey, 1992: xxxvii,

44 Chesn31s, Jean-Claude: Hlstoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours.Paris, Pluriel, 1989: 436.

45 Race RelallOns Survey, 1992: xi

46 C'llzen 2114/1993: 13.

379

l'Arkansas leur avaient proposé des terres gratuites du fait d'une inimi­tié commune contre l'ennemi anglais.

L'attitude de l'extrême droite va dans ce sens. Dans une Afriquedu Sud désormais gouvernée par la majorité noire, son discours surJ'autodéterminationdeshomelandsnoirs s'est inversé et l'AWB rêve àprésent d'un État libre du Trek qui couvrirait l'Orange, le Transvaalsans ses bantoustans et une partie du Natal afin d'avoir un accès à lamer. L'association conservatrice Vereeninging Van Oranjewerkers pré­conise aussi l'établissement de zones exclusivement blanches. Avecdes ambitions territoriales plus réduites, l'Afrikaner Volkswag du JXls­teur Boshoff a déjà acheté des terres à Onmia, un village à 160 km ausud-ouest de Kimberley, sur une berge du fleuve Orange, pour fonderun État blanc, 1'Orandia47.

Au lieu de fuir à l'étranger ou dans des réserves rurales, solu­tions du demierrecours, la majorité des citadins blancs se lancent dansune course aux armements résidentielle48. Les murs remplacent les 'li)­

nes tampons de l'apartheid urbain, ces espaces verts, ces zones indus­trielles et ces grands axes qui servaient à séparer les races49. Le phé­nomène des compounds ou des town houses rappelle celui des commu­nautés encloses dans lesquelles vivent les Américains aisés, en particu­lier les Califomiens (300.000 sur un million)50. il existe une corréla­tion certaine entre la morphologie de l'espace urbain et sa surveillance.Les quartiers se hérissent de palissades en bois, de clôtures, de barrièresélectrifiées, de grillages, de murs en béton et de barreaux aux fenêtres.

La sophisticallon est impressionnante, avec des systèmesd'alarme qui fonctionnent à partir de la chaleur du corps humain(rayons à infrarouge), des mouvements (caméras, radars), de la conduc­tivité (micro-ondes, cables), du poids (tapis ou fils sensibles) ou de lacontinuité (barrières électriques, cellules photoélectriques)51. On n'enest pas encore à installer des portiques détecteurs d'armes dans les oco­les, comme à New York, ou des micros ultra-sophistiqués au coin desrues, capables de distinguer un coup de feu d'un claquement de porte,comme dans les quartiers à risque de Washington. Mais on estime qœdans la seule ville de Johannesburg il y aurait quelque 400.000 panicbuttons, ces sortes de télécommandes que l'on porte en permanence sursoi et qui sont reliées à des sociétés privées et non aux commissariats

47 Fritscher, Frédénc: Orania la blanche. Le Monde 23/411991.

48 Le Monde 231411994: 5.

49 MJ.Ils, Glen. Walls and Warriors Speculations on the ReJationship of Urban Dc>­sign and Crime in New South Mrica. Urban Forum v01.2, 0'2, 1991 : 89-93.

50 McKenzie, E, 1994; Davis, M., 1990. 221-63; Trilliog, Julia: La privatisationde l'espace public en Californie. Annales de la Recherche Urbaine n'57-58, 1993: 206-10.

51 Secunty Focus voUl, n'l, mars 1993: 4.

380

depolice52. Les Sud-africains ont de l'expérience en la matière. Fntredeux états d'urgence, des manuels de police interne du début des années1980 expliquaient déjà comment protéger les bâtiments publics, enparticulier les universités, les écoles, les magasins et les banques. Lesconsignes détaillaient la surveillance des accès, l'imposition de cartesd'identité spéciales pour les employés ou les personnes amenées à fr6­quenter régulièrement les lieux, le contrôle du courrier et des livraisonsà cause des colis piégés, la vérification du recrutement du personnel œsécurité en possession d'une arme à feu, etc53 .

Les Blancs ont abandonné le style de vie de la grande maisoncoloniale et se sont réfugiés dans des pavillons ou des immeubles54.

Ils sont deplus en plus nombreux à s'abstenir d'avoir des domestiquesnoirs en pelIDanenceet préfèrent employer une femme de ménage pen­dant la journée. Les "communs" dans le jardin, autrefois des boys qw.r­fers, deviennent des cottages qu'on loue à des Blancs moins fortunés.Les "maisons de villes", les Town houses, sont des appartements oudes duplexes enfelIDés dans des compounds plus sfirs que les villas; leprix du mètre carré y est plus élevé. La ville se tourne ainsi versl'intérieur. Les façades sur la rue sont dépouillées. La circulation à piedse fait par des cours paysagées dans les immeubles de bureaux ou pardes galeries commerciales placées sous la surveillance de polices pri­vées. Les autorisations de stationnement ou la vérification des cartesd' identi té pour preuve de domicile peuvent barrer l'accès à des quartiersentiers.

A Sandton, dans les banlieues chics et blanches du nord de Jo­hannesburg, on a même l'intention de construire un grand mur en bri­ques dont la seule porte d'entrée serait devant le centre commercial œDunkeld Village. D'après les instigateurs du projet, ce mur permettraitde renforcer la sécurité et de promouvoir la solidarité du quartier55.D'autres veulent entourer Douglasdale d'un fil électrifié patrouillé pardes sociétés de surveillance avec des chiens de garde56. Plus de 85% desmaisons de Sandton sont protégées par une société de gardiennage se-­Ion Keith Alberts. Directeur d'une compagnie très localisée, SandtonSentry, celui-ci explique que treize des trente voitures de sa sociétécouvrent 24h sur 24h les septs districts de cette banlieue. Une salle œcommandes blindée est reliée par radio à toutes les installations souscontrat et branchée à une batterie de secours en cas de panne

52 Secunty Focu> vol.12, 0·7, JUIl 1994: 18-9.

53 De Leeuw, O.G.. The planning of a security organisatioo for an open building, ln

Van Der Westhuizen, 1982' 285-9.

54 Parnell, S.M. & Pirie, G.H.. Johannesburg, ln Lemon, A., 1991: 141-2.

55 Star 19 & 2413/1991.

56 Sunday Star 2615/1991

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d'électricité.Dans la mesure de leurs possibilités, les Noirs pratiquent aussi

un grand renfermement urbain en élevant des clôtures autour de leurmaison. Les boutiques spaza ne sont guère attrayantes. Elles sont pluschères que les supermarchés des Blancs et le client n'a pas accès auxproduits, il commande ce qu'il veut derrière des barreaux et paied'avanœ57. Les partisans de l'autodéfense utilisent un signal convenupour rameuter le quartier en cas de danger. Les habitants de Nancefield,un foyer de quelque 15.000 hommes à Soweto, préviennent ainsi œl'arrivée d'un étranger en sifflant (A. Minnaar, 1993 b: 68). Les 0c­

cupants ANC des hostels de Glcbelands, au sud de Durban, ont organi­sé des patrouilles de nuit pour prévenirles attaques de l'Inkatha, ce quileur a valu de SUblf un raid de la police sud-africaine pour découvrirleurs caches d'armcs58. La violence oblige par ailleurs le citadin à res­treindre ses mouvements. Les guerres de taxis amènent les passagers,déjà exaspérés par les pratiques de surcharge et les hausses de tarifs, àboycotter les minibus. Cela a été le cas à Klerksdorp par le biais dlsyndicat des mineurs NUM en 1984, dans l'ouest du Rand en 1985,dans le Natal en 1987, au Cap en novembre 1989, à Katlehong enmars 1990, à Khayelitsha et à Crossroads en mars 199159.

Un art tourmenté

Mieux que quiconque, la sensibilité artistique exprime cette œl­ture du ghetto, ou plus exactement les tourments d'urie société aux pri­ses avec un système répressif puis avec une violence débridée. li y abeaucoup de sang sur les toiles des peintres qui exposent dans la galerieTatham à Pieterrnari tzburg, au parc Joubert à Johannesburg ou dans laNational Gallery au Cap. Les arts ont très tôt pris en compte la vio­lence de leur environnement. La scène du couteau du tsotst, basée surune danse de guerre mokorotlo des Sotho, est au centre de "KingKong", comédie musicale de 1959 qui retrace la carrière tragique dl

57 Cene situation évoque un peu le. grille. aux devantures des boulangerie. der Albanie po.t-communi.te, qui, comme le remacque une journali.te, .emblent "protéger le paysde lui-même, de la pulsion d'autode.truction qui .uitle. grandes dé.i1lusions". Lesnes, Co­rinne. Le Monde 24/10/1992' 21.

58 Zulu. Paulus ··Hostel. in the Greater Durban Region: A case .tudy of the KwaMa.hu and Umlazi Hlo.tei.... In Mmaar. A.. 1993 (a): 91 ; Natal Monttor vol.2. n08, aoQt1992' 4

59 Lor. d' un tel boycott en macs 1990, 85.000 habitants de Katlehong ont enterré engrande pompe le. victime. d'une guerre de taxi. qui avait fait 50 mort•. En mac. 1991, le. habi­tants de. bIdonvilles de Khaye1itsha et erossroads ont quant à eux cess6 de prendre le. mini­bus pour acrêter un conflit entre les associations de. taxis du Cap occidental et de Langa. Gugu­letu et Nyanga qui avait commencé en 1988. enlevé 66 vies et causé des dégâts dépassant les 6millions FF Khosa. M. 1992 238: 1st Interim Report on the Violence in the Taxi and Mini­bu. Indu.try. Pretoria, Comnussion Goldstone, 10/6/1992: 3.

382

champion de boxe poids lourd Ezekial DWamini. A l'époque, les ba­garres d'ivrognes font fermer les portes des clubs du centre-ville de Jo­hannesburg aux musiques africaines et le jazz perd son public multira­cial (D. Copian, 1992: 253). "Une sous-culture urbaine africaine as­tincte se forme progressivement, dit G. Gerhart, mais sous un aspectextérieur souvent joyeux et animé couve une crise permanente œl'esprit"60. Côté blanc, un an avant la victoire du NP aux élections œ1948, A. Keppel-Jones imaginait déjà pour 1972 une rébellion noire àSoweto et dans le District 6 au Cap61. La littérature dite "de frontière"(border literatwe, ou grens lzteratuur), qui porte sur la militarisation, laguerre et la peur de l'encerclement, traduit le complexe d'assiégé de laminorité blanche62.

Historiquement, l'art du ghetto noir est en partie né de la vio­lence imposée par la ségrégation raciale. Les pouvoirs publics ont vou­lu offrir des loisirs "sains" afm de distraire les énergies populaires etéviter <pJ'elles ne se retournent sous forme de violence contre le sys­tème de production aux mains des Blancs. Les médias et la radio d'Etatont coupé les artistes noirs de leur communauté et les ont intégrés dansle show biz de l'industrie du disque, celle-là même qui avait récupéréfort tard la musique marabi, à la fin des années 1940. La commerciali­sation de la musique noire a permis de censurer les paroles des chan­sons sur le sexe, les problèmes de société ou la politique63 . Les artis­tes noirs des homelands, détenteurs de passeports non reconnus par lacommunauté internationale, ne pouvaient pas se produire et voyager àl'étranger. L'apartheid a poussé à l'exode les meilleurs musiciens.

Avant la "pretoriastroïka", ces arts, qui avaient grandi dans laviolence, ont essentiellement été du côté de la résistance. Les specta­cles du ghetto n'ont pas été les simples divertissements que souhaitaitle pouvoir. Ils ont été essentiels à la quête plus ou moins consciented'une autonomie culturelle noire et ont eu un rôle idéologique indénia­ble. De l'avis de D. Coplan, "c'est en représentant et en promulgantdes systèmes naissants de valeurs et de significations que les arts dJspectacle ont pris part aux rapports de pouvoir et joué un rôle dansl'adaptation des Mricains à la vie urbaine en RSA" (1992: 367 &370). Le théâtre, qui n'avait aucune subvention, a été à l'avant-garde œla contestation et est resté une des seules voix résistant à la censure auplus fort de la répression. Les planches du Market Theatre de Barney

60 Gemar!, Gail M. : Black Power ID South Africa : the evolulion of an ideology.Berkeley, Londres, University of California Press, 1978: 32.

61 Kerpel-Jones, Arthur: When Smuts goes: a History of South Africa from 1952to2010 ; fltst published in 2015. Pietermaritzburg, Shuter & Shooter, 1947: 121.

62 Koornhof. H.E. : Works of friction: current South African war Iîterature, ln Ccck,J., 1989 275-82

63 Anderson, JelI: Music in the Mix. The Story of South African Popular Music Jo­hannesburg, Ravan Press, 1981 : 80ss

383

Simon à Johannesburg, du BaxterTheatreà l'université du Cap ou dessalles syndicales ont accueilli des pièces très engagées (D. Coplan,1992: 342).

Les écrivains n'ont pas été épargnés par la répression. Alex LaGuma, Nat Nakasa, Bloke Modisane, Dennis Brutus, Ezekiel Mphahle­le, Peter Abrahams et Lewis Nkosi ont été forcés à l'exil, BreytenBreytenbach a connu la prison. Le débat de la littérature sud-africainenoire portait sur l'engagement personnel de l'auteur pour élever le ni­veau de conscience politique des masses (J. Sévry, in D. Martin,1992: 107ss). Sous de faux airs d'investigation sociale, ce courant,incarné par les revues Drum et Staffrider, a parfois donné une littératuremisérabiliste. La littérature blanche, elle, a plutôt favorisé l'esthétiqueet n'a pas résisté à la tentation de l'évasion pour oublier le réel, tels lesromans de l'Afrikaner John Coetzee64. Autre Afrikaner, André Brink aporté la mauvaise conscience des siens. Dans Une saison blanche et sè­che, il décri t un univers de paranoïa policière65.

A présent, l'artiste est pris dans la tourmente d'une violence in­contrôlée qui verse dans la criminalité pure et simple. Nul doute qœson oeuvre à venir s'en ressentira. Ne serait-ce, pour commencer, qu'àcause des restrictions que l'insécurité impose à ses prestations et à sesdéplacements. Lors des "Belles étrangères" sur la littérature sud­africaine, rencontres qui se sont tenues à Paris fin janvier 1993, Mtu­tuzeli Matshoba, membre du département culturel de l'ANC, avouaitpréférer aller écrire à la campagne pour échapper à la tension urbaine.Un des écrivains conviés n'avait pu se rendre en France parce qu'iln'avait trouvé personne pour garder sa maison et craignait d'être alIIl­

briolé pendant son absence.

Une vie nocturne entre parenthèses

Auparavant, l'artiste était sujet à la censure: celle de l'InternalSecurity Act, qui empêchait la circulation et la citation d'une oeuvre,et celle du Publications Act, qui en interdisait la publication. Mainte­nant, le spectateur s'autocensure de lui-même et l'artiste prend acte dIgrand renfermement urbain. A la fin des années 1970, c'était la policequi fermait les boîtes de nuits interraciales de Hillbrow. Au début desannées 1990, c'est au joueur de jazz de Katlehong de dire que ce serait"un suicide" d'organiserdans les townships des activités culturelles oudes stokvels comme du temps du marabi66. Au Stonerose, une boîte

64 Coelzee, John Micha~1 : En anendant les barbares Paris. Seuil, 1987. 249p.

65 Brink, André: A dry white season. Londres, W.H. Allen, 1979. 316p

66 Ruite.. , Greg: Trouble in Ihe Heartland. Afnca SOI/ch n'22, juin 1992: 8.

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rock de Juta Street à Braamfontein,le groupe No Friends of Harry, quise veut alternatif, félicite la bravoure de son public exclusivementblanc (parce que la musique punk n'attire guère les Noirs). Sortir lanuit pendant un stayaway en hommage à Chris Hani est salué commeun exploit héroïque.

A Johannesburg toujours, Hillbrow est "condamné" comme unquartiermal famé, interlope et dangereux. L'ouest du CBD est encore àl'état de terrain vague, déserté le soir. Son seul lieu d'animation, leMarket Theatre, qui fut un phare de la contestation anti-apartheid, estune enclave qui résiste vaillament. Son parking est gardéla nuit par unmirador planté au milieu67. Reste YeoviUe, où les bars de RockeyStreet sont ouverts jusqu'à l'aube et où aiment à se retrouver les jeunesbranchés et les artistes. A l'été 1993, l'APLA a menacé d'y lancer desbombes, ce qui se serait traduit par une baisse de fréquentation d'un desseuls lieux multiraciaux de la ville. Sinon, le centre de Johannesburgest d'un ennui désespérant, même à la sortie des cinémas en face dICarlton Centre. Les restaurateurs de la Catering, Restaurant and Tea­room Association déplorent que l'opération Business Watch de la p<>­lice n'ait pas suffisamment rassuré les clients68.

Si les noctambules s'aventurent de moins en moins à sortirdans les lieux publics ou se rapatrient dans des soirées privées, cela netraduit pas qu'un sentiment d'insécurité latente. Toutes proportionsgardées, les villes sud-africaines offrent peu de lieux de récréation oud'expression artistique, à l'instar d'une Afrique anglophone qui apparaîtmoins encline à la fête que la francophone ou la lusophone et qui serenferme dans des pubs hérités du colonisateur britannique. E'Goli, laCité de l'Or, a été conçue en fonction des mines. A l'image de stylesd'architecture qualifiés par D. Martin de "solides, fonctionnels mais, leplus souvent, dénués de fantaisie et d'élégance", elle s'articule autourd'un centre des affaires, pas d'un espace de loisirs ou de culture (1992 :95). La ville est morte après 6h du soir. L'utilitarisme victorien dI"boulot-dodo", sans le métro, n'a jamais envisagé d'amuser les tra­vailleurs. Du coup, les rues se vident à la sortie des bureaux, ce quiaugmente le risque d'agression. C'est tout l'urbanisme de Johannes­burg qu'il faudrait repenser pour changer cela.

Les Noirs évitent aussi les lieux publics. Un samedi soir à So­weto est un enterrement. Où sont passées les nuits d'antan qui ont faitla célébrité de la township? Il faut se contenter du Blue Fountain, laboîte du "parrain" Godfrey Moloi (un ancien trafiquant d'alcool), cl:deux hôtels-bordels et de deux cinémas. A la fin des années 1970, onne comptait encore qu'une boite de nuit, un hôtel et un cinéma. Les

67 Star 9/6/1993 . 9.

68 Star 301911992.

385

seuls lieux de concerts, en plein air, étaient l'amphithéâtre Jabulani etle stade Orlando. Des magasins d'alcool se sont certes ouverts depuis1962, date de la fin de la prohibition pour les Noirs. Mais les shebeensde Soweto s'installent maintenant dans le centre de Johannesburg,moins rebutant69. Sinon, les habitants préfèrent se rendre à des soiréesprivées telles que les kitchen parties entre amis ou les assembléesmensuelles d'un stokvel pour fêter le tour de rotation d'une tontine. Cesont en général des femmes (la cinquantaine, forte corpulence) qui or­ganisent ces stokvels où les invités paient leur consommation à unprix plus élevé que dans une taverne, manière de participer aux frais etde renflouer la société de crédit?o. À force de bière Hansa, Castel, Lionou Black Label, les convives en arrivent à oublier la dure réalité.

En d'autres termes, la violence urbaine affecte la sociabilité descitadins. Elle perturbe la fonction de rencontre qui est normalement lepropre de la grande ville. Les habitants se cloîtrent chez eux, quitte pif­

fois à inventer d'autres types de solidarités communautaires à l'échelledu quartier ou de la maisonnée. Le plus inquiètant est que la violencecontribue à sa reproduction en attisant la « peur de l'autre». Le ghettoengendre le ghetto et il est très difficile de sortir des logiques de ren­fermement urbain.

69 CIty Press 9'5/1993 : 22.

70 Une association rultionale des stokvels, la NASA SA, annonce la tenue des assem­blées locales dans le Cltv Press

386

Chapitre 15

LA RECOMPOSITION URBAINE:LES FLUX DE POPULATIONS

Les effets de la violence ne se traduisent pas qu'en termes œculture de ghetto ou de morphologie mais aussi de flux. Peu percepti­bles sur l'exode rural, les dynamiques de recomposition urbaine dues àla violence sont aisées à mesurer sur le marché immobilier, quand il enexiste un formel comme cn Afrique du Sud. Là, le prix des loyers re­

flète plus que des critères de confort, il transcrit un certain niveau œsécurité. Si la ville nigériane paraît moins sensible à la re-partition desquartiers, c'est qu'elle est peu ségréguée malgré ses ghettos spontanés.Les flux entre la cité et la campagne ou entre les quartiers pauvres etaisés ne sont pas interrompus grâce à la fluidité de l'enracinement cita­din et à un clientélisme vertical. La violence y est plus "globale" àcause d'une "égalisation par le bas" en période de crise économique.

LA FIN DE L'EXODE RURAL?

Les flux de populations qui fuient la violence des villes sont unindice de désaffectation aussi pertinent que les taux d'homicides!. Pen­dant la guerre du Biafra, Port Harcourt s'est dépeuplée. A Durban, lapopulation du bidonville de Lindelani a diminué à la fin des années1980 pour plusieurs raisons: absence de commerces etd'infrastructures scolaires; menaces d'expulsions par les autorités dtKwaZulu; violence politique (c. Cross, 1992: 52). Les organisa­teurs de l'opération Hunger, patronnée par le SAIRR, estiment en

! Bruneau. J.-c., 1987 , CaUas, 8., 1991; 32. Mugabi, F. ; The development ofTowns in Uganda 1970-80: Pohtical Change, the Decline of a Nation'. capital and the Spreadof Small Towns. Londre., University of London, 1988; Le Monde 4/9/1994 :7.

387

1990 que le conflit du Natal a fait entre 5O.0ao et 70.000 sans-abri,d'autres estimations parlent de 1ao.OOO personnes déplacées2. Lesémeutes à Lagos, en août 1993, ont fait partir des centaines d'Ibo versleur région d'origine, tandis que des milliers de Yorouba chrétiensfuyaient les villes du Nord.

La détérioration des conditions de vie dans les villes, surtout lamontée du chômage, a eu plus d'effet que la coercition gouvernemen­tale pour ralentir la croissance urbaine3 . Le plus fort de la croissancedémographique de Lagos s'est fait au moment où le taux de chômagetombait de 17,4% en 1966 (contre 1,7% en milieu rural) à 6,2% en1976, grâce à la manne du boom pétrolie~. Ensuite, la poussée ur­baine s'est ralentie. Le rythme de l'exode rural a d'ailleurs cessé d'accé­lérer sur le continent, de pair aveç une lente révolution démographique.A présent, la croissance urbaine repose plus sur le taux de reproductionnaturel et le temps de séjour en ville des immigrants s'est allongé (A.O'Connor, 1983 : 53, 62 & 68). Du coup, les Ibo du Sabon Gari œKano n'ont pas hù lors des émeutes de 1991 ou lors de l'annulationdes éleçtions de juin 1993. Ils sont désormais trop enracinés dans la vielocale (E. Osaghae, 1994: 53 & 56).

Peu d'auteurs se sont penchés sur les conséquences de la vio­lence urbaine. Celle-ci a-t-elle quelqu'influence sur l'exode rural? Ùl

question reste posée car le chômage urbain, par exemple, a fmalementpeu diminué le pouvoir d'attraction de la villeS, Si la ville ne produitpas, car sa croissance dévore tous les acquis économiques, les possibi­lités de réalisation personnelle y demeurentbien supérieures à celles dImilieu rural. Existe-t-il pour autant un seuil de saturation qui limiteson développement et la condamne à l'explosion?

2 Smith, Charlene & Khumalo. Fred: "Suffer the Children": Refugees and DisrnptedSchooling in Natal, ln Minnaar, A.. 1992: 259.

3 Hance, W.A.. In Vennetier, P. : La croissance urbaine en Afrique noire et à Madagas­car. Paris, CNRS, 1972 656-7, Gascon, Alain. Les "bastides" d'Elhiopie, les villes fortes deMenilek dans le sud de l'El/uople et l'urbanisation contemporaine, in ORSTOM, 1989: 435­44 : Colller, Paul & Lai, Deepak: Labour and poverty in Kenya 1900-80. Oxford, 1986: 87.

4 NatIOnal Manpower Board, cité ln Fapohunda,O.J., 1978: 32.

5 Joshi, Heather, Lubell. Harold & Mouly, Jean: Abidjan: urbanisation et emploi enCôte d'Ivoue. Genève, Bureau internatIOnal du travail, Programme mondial de l'emploi, 1976.1I7p. ; Ricca, S. : Migrations internationales en Afrique aspects légaux et administratifs. Paris,L'Harmattan, 1990: 40, Calas, Bernard: La persistance de la croissance urbaine malgré la VIO­lence: Kampala, 1966-1994, ln IFRA, 1994 Il,29-41.

388

Les limites intrinsèques du développement urbain

Les villes semblent avoir la capacité de s'aggrandir indéfIni­ment. La violence ne fait que souligner l'ampleur des problèmes qui nemanquent pas d'apparaître alors que les ressources se raréfIent, que lapopulation continue d'augmenteret que "l'élasticité" de la famille élar­gie africaine n'est pas extensible.

Les besoins en oxygène et en eau de l'organisme humain dictentpourtant des limites naturelles et écologiques à l'urbanisation, notam­ment en densité. Pour l'eau, on est passé, en 150 ans, d'une consom­mation individuelle et quotidienne de 15 litres à 1.000 litres, en in­cluant les besoins industriels (P. Clavai, 1981 : 309). D'où la nécessi­té d'un approvisionnement à l'extérieur. Il faut par ailleurs 25m3 d'airpar personne et par jour, dix fois plus pour une voiture. La pollutionpeut atteindre des seuils intolérables et on connaît l'image de ce citadinjaponais qui se déplace dans la rue avec son masque à oxygène ou œces fumées qui retombent dans la cuvette de Mexico6. Outre la pollu­tion atmosphérique et les rejets gazeux, les déchets de l'organisme hu­main, les eaux usées, les ordures, les détritus solides non biodégrada­bles et les emballages non combustibles ne sont pas recyclés. Ils sontplutôt reportés sur des espaces extérieurs à la ville. C'est la solution lamoins onéreuse mais elle n'est pas viable à long terme.

Les villes transforment le milieu naturel. Elles perturbent le cy­cle hydrologique. L'imperméabilisation du sol accroît la brutalité dlruissellement et les risques d'inondation. Les problèmes d'assainisse.­ment et d'écoulement des précipitations sont liés à la diminution œl'infiltration là où le béton et le bitume remplacent le sol naturel. Cha­que année, des quartiers de Lagos sont inondés pendant la saison despluies et des gens y meurent par noyade. L'élévation de l'habitat consti­tue un obstacle au vent, les villes ont un effet thermique, une atmo­sphère qui leur est propre et qui modifie le climat en le réchauffant.

Les matières premières et les matériaux de construction indis­pensables à l'activité urbaine sont d'autres contraintes que les progrèsdes transports ont desserrées sans les faire disparaître. La pierre est ra­rement disponible en Afrique. Le ciment, le béton, quelques fois lebois, ont été privilégiés, à la différence de l'acier ou du fer, processusindustriels plus diffIciles à maîtriser. Du point de vue énergétique, lespays producteurs de pétrole ou de gaz sont favorisés car ils disposentainsi d'électricité bon marché; le charbon de coke est, en comparaison,

6 Le Monde 28/3/1992.

389

peu utilisé en Afnque et le charbon de bois est employé à des fins mé­nagères. Mais les problèmes de distribution d'essence ou d'électricité,comme au Nigeria, relativisent l'avantage. A long terme, la croissanceindéfInie d'une ville ne paraît pas viable. Mais l'urbanisation peut oon­tinuer en se répartissant de façon plus équilibrée sur le territoire natio­nal.

LES BOULEVERSEMENTS DU MARCHÉ IMMOBILIER

A l'intérieur même des villes, la violence a des effets puissants.Exemples en sont la recomposition des faubourgs de Kamengué et Ci­bitoké en fonction des affrontements hutu et tutsi à Bujumbura; lapartition de Brazzaville à cause de la "terntorialisation" des milices œpartis; la constitution en 1991 du premier ghetto ethnique de Lomélorsque les autorités ont regroupé les Kabyè à Adéwi près œl'université; la chute de la valeur immobilière des villas isolées œDouala quand les Européens se sont réfugiés dans les immeubles dlcentre-ville pour échapper à une vague de banditisme; la"taudification" urbaine de Kampala7. "L'originalité de la capitale ou­gandaise réside dans le caractère franchement répulsif des casernes",noteE. Calas (1991: 37).

Au Nigeria aussi, les abords des casernes sont désertés car lesoldat de base, qui gagne moins de 1.000 naira par mois, soit 145 FFen 1994, vit difficilement et n'hésite pas à utiliser son arme pour ex­torquer un "complément". On comprend dès lors que le voisinage desmilitaires ne soit pas recherché, alors qu'un tiers d'entre eux ne sontpas logés en caserne et doivent louer une habitation à un particulier,quitte d'ailleurs à refuser de payer le loyer (P. Agbese, 1990: 256).Près des casernes d' Ikorodu, une banlieue lointaine de Lagos, le OOndi­tisme sévit à Gbogbo et Odugunyan car ce sont des quartiers semi­urbains avec un tissu industriel et donc un butin. Les citadins préfèrenthabiter près des maisons des officiers, garanties d'une certaine sécuritéet d'un approvisionnement régulier en eau et électricité. En effet, quandil y a une panne de courant, des soldats vont donner une correction auxemployés de la NEPA, comme dans le quartier de Festac à Lagos en

7 Le Mo'Uie 5/4/1994 : 6: Bazenguissa, Remy: Ninja, Cobra et la miliced'Aubeville: Sociologie des pratiques de la violence urb:aine à Brazzaville, ln !FRA, 1994: II,115-22; Koffi, K., 1994, op. Clt.: 310; Gervais-Lambony, Philippe: Lomé: Troubles politi­ques et images de la ville. ln CEAN: L'Afrique politique. Paris, Kar1hala, 1994: 119-30:Mandel, JJ.: Série B sur le Wouri. Autrement hors série 9, oct. 1984 \70; Calas, B., 1991.34.

390

19888. A moins que l'officier n'ait eu les moyens d'acheterun généra­teur...

A Port Harcourt, où ce sont les populations les plus pauvresqui vivent autour des casernes de Bori et de Rainbow, les affrontementsdans les bidonvilles lagunaires de la ville coloniale ont laissé des"trous" impressionants, sortes de no man's lands fantômes. Tandis qœbeaucoup d'Ogoni sont retournés dans leurs campagnes, les Okrikasont allés s'entasser dans les bidonvilles épargnés. Les quartiers aisés,facilement repérables parce que les loyers y sont beaucoup plus chers,sont restés à l'abri des violences (fig. 7).

A Lagos, la bourgeoisie d'Ikoyi et de l'île Victoria bénéficied'une protection naturelle, la lagune (fig. 8). Les prix de l'immobilier,les densités de population et les taux d'occupation par maison reflètentbien le statut social des différents quartiers, ainsi que leur degré de sécu­rité et de confort, des résidences "chics" d'1koyi aux logements surpeu­plés d'Agege en passant par l 'habitat bon marché de Yaba et Surulere,où se trouve Taristocratie prolétaire" de la ville (R. Cohen, 1974:173). Les loyers ont longtemps été plus bas dans le centre-ville parceque s'étaient établies des relations durables de clientèle avec les propri&taires. Il existait une corrélation inverse entre ia durée du bail et le prix(P. Marris, 1961 : 78). Puis le boom pétrolier a entrâmé une spécula­tion immobilière sans précédent,jusqu'à ce que la crise économique etle banditisme dégonflent la bulle financière.

A Kano, les émeutes de 1991 ont obligé les Ibo à se regrouperdans le ghetto chrétien, le Sabon Gari, où les prix de l'immobilier sesont envolés (fig. 9). Jusqu'à 15% d'entre eux vivaient en dehors dJSabon Gari, soit dans des quartiers plutôt aisés comme Bompai, Nassa­rawa, Naibawa et Gyadi Gyadi. soi t dans des zones informelles commeBrigade, Maitara et Rigele-Meru (E. Osaghae, 1994: 42). Les émeutesde 1953 avaient déjà. par contrecoup, hâté le déménagement des Ibo œJos près de la ville européenne (L. Plotnicov, 1971). En 1991, et con­trairement aux événements de 1953 et 1966, les Ibo du Sabon Gari œKano ne se sont pas laissés faire et ils disent n'avoir déploré aucuneperte. Attaqués sur France Road (Abuja Road) par Galadima Street etCourt Road. ils ont repoussé les Haoussa jusqu'à Murtala MohammedWay et Airport Road, ainsi que dans les quartiers de Brigade, RiminKebe et Tudun Murtala9 .

8 Newswalch 22/2/1988; 16.

9 Naltona/ Concord 28/10/1991.

391

Figure 7Échelle qualitative des quartiers de Pon Harcoun en fonction des prix locatifs annuels,

des infrastructures publiques, du revenu annuel des ménages, de la régularité de l'appro­

visionnement en eau, des densités résidentielles et du chômage des habitants (1994)

392

.Habital cn villas ou appartemems. prix moyen 49.000 FF, faible dcnsilé r6idcnliellc. infrastructures correctes,appro.... isionncmcnt r~gulicr en eau, plus de 30'% de la populaLion aco ...c employOe dans l'économie fOrlTlellc,

rlus de 40% des ménages a....ec un salaire supérieur à la moyenne nationale. Habitat en hungalows ou appancmenLS, prix moyen 15.400 Fr, densité moyenne. infrastructures nul entretenues.

approvisionnement irrégulier en eau, enlle 20% et 30,*, de 13 population active employée dans l'éçonomic formelle.

enlre 30% CI 40% des ménages avec un sala..irc su~rieur à 13 moyenne nationale

·H3biLaI en bungalows ou appartements. prix moyen 5.600 FF. fone densilé. infraslnJetures à l'abandon. strieu.1t probl~mesd'approvisionnement en cau, entre 15% et 20% de la population aetj'te employée dans l'économie formelle,

entre 15% Cl 30% des rnénages avec un salaire supérieur à la moyenne nationale

-HabitaI en cab~ncs de tôle Ou appartcmCnl5, prix moyen 150 FF, fone ocnsilé,~ d'infrastructures, séneux rrohlèrnc:sd'arpro'mionoemenl en eau, rroins de 15% de la populauon aCti'tc cmployée d.J.ns l'économie formelle,

fTlOU15 de 15~ deS ménages avec un salaire supérieur 11: la moyenne nationale

Nota: Il s'agit bicn sûr ck moyennes pondértes car lcs dirr~renls pôll"JJlwes ne sc recoupenl pas:

le: bidonville peut élre moins densément pcurlé que le quanierdil ·chic"

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Figure 8Échelle qualitative des quartiers de Lagos en fonction des taux

d'occupation par maison et par pièce, des densités rensidentiellespar hectare, du prix annuel des loyers et du revenu des habitants (1994)

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Sources: M. Dogan, 1988: Il, p.216 & 230;M. Peil, 1991: p.152; J. Uyanga: Towards aNigerian National Urban Policy. Ibadan,Ibadan University Press, 1982: tab. 7.1;agences Immobilières Epega Surveyors& Innocent and Company, I~

26/1/1994 & 221111994;P.O. sada: Urbanization andIncome Distribution in Nigeria.Nigerian Economie SocietyProceedings, 1977: p.63.

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Habilat en villas ou appJncments, soUVent avec jardin el génér.l1l:ur. rrix moyen 28.(X)() FF. moins de

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ll'l'ec un salaire supéricurà la moyenne nationaJeHabitat: en bungalows ou appartements. po;r; moyen 5.250 FF. cnlre 28 CI 39 habitants par rro..ison, plus de4 par pièce Cl entre ISO el 300 par ha.. infrastructures mal entrelenues, moms de 3ü{k des ménage..'\ avec

un salaire supérieur à la moyenne nation.alc

Habitat en bungalows 00 app3.rtcrncnu. pn" moyen 1.150 FF, cntre 40 ct 54 habl1.anLS par maison. plus de4 pJr pièce ct entre 300 el6CX) par ha., infrastruCtures à l'abandon, moins de 30% des. ménages a..'cc un salaire

supérieur ~ la roo)'cnne naLionaleHabitat en cab3nes ou appanemcnts. prix. moyen 840 FF, souvent plus de 5.5 habitants par IT'I.iison, plus de4 p:1r pièce el plus de 6(X) par ha .. pas OU peu dïnJraslructurcs. moins de 30% de..<; ménages avcx un ~alaire

supérieur à la moycn.nc nationale

Nota: Il s'~gjt bien sOr de moyennes pondérées car les différents para~lfCs ne sc recoupent pas:le bidonville peut être moins densément peuplé que le qU31lÎer dil ~cl\iC

Figure 9

Échelle qualitative des quartiers de Kano en fonctiondes prix locatifs annuels et des densités résidentielles (1994)

Source: Ibrahim Barde, journaliste au Triumph, 1/311994;Jide Taiwo & Co, agence immobilière, 313/1994.

Habitat en villas, POl( moyen 18000 FF, faible densité résidentielle c::JHabitat en bungalows ou appancmcms. prix moyen 9000 FF, densité moyenne 0Habil31 en bungalows ou appancmcnls, prix moyen 5000 FF, deosilé moyenne DHabital LIadillonncl en lerre ou appartements en dur, prix moyen 1 500 FF, fone densité _

Nota: Il s'agil blcn sOr de moyennes (X'ndérée."i car les différents paramèlfcs nc se recoupent pas:le bidonville peUl èlrc moins densément peuplé que le quartier dit "chic"

394

Dans la ville irrégulière d'Afrique du Sud, la violence a suscitédes processus d'épurationethno-politique pareils à ces deux bidonvillesà dominante zouloue et Inkatha des environs de Johannesburg, Cross­roads et Zonkizizwe, "purgés" de leurs éléments xhosa en novembre1990. En l'occurrence, les squatters xhosa de Crossroads sont partiss'établir dans les campements Holomisa et Mandela ou dans l'hastelKutalo à Katlehong. De même, les habitants des foyers ont expulséceux qui n'étaient pas membres de l'Inkatha et sympathisaient avecl'ANC. Dans les hastels de Soweto à Merafi, Dube, Mzimhlope, 10­Wazane, Diepkloof, Dobsonville et Nancefield, la "purification ethni­que" a séparé les Zoulous des Xhosa lO. Le complexe obsidional desZoulous du Transvaal a renforcé le parti de Buthelezi parce qu'il lui apemlis d'étendreson influence. li a donné une envergure nationale à œqui était au départ une simple organisation régionale (A. Minnaar,1993 a: 66). Le résultat, aussi, est que les occupants des foyers ontété très réticents à l'égard de tout projet visant à les intégrer ou à réha­biliter les bâtiments. Le conflit a permis de libérer des lits en expul­sant les Xhosa. n a fourni emploi et respect à des chômeurs qui n'enespéraient pas tant (D. Reed, 1994: 47).

Dans la ville régulière, on estime que les prix de l'immobilieront chuté de 30% en 1992 à cause de la violence; les Blancs seraientprêts à braderleur maison II. D'une manière générale, le marché im­mobilier est en récession, à l'image de l'économie du paysl2. Mais lesvariations de ce marché à l'intérieur des villes sud-africaines reflètentun phénomène à l'américaine de désertion du centre-ville, le CBD, auprofit des banlieues chics. Ainsi l'indice immobilier n'a crû que de 4%dans les CBD et de 5% dans les zones industrielles en 1991, contreIl % et 19% pour les bureaux et les centres commerciaux à la périphé­rie13 .

JOHANNESBURG: UN PETIT TREK VERS LE NORD

La couleur de peau, qui aide à repérer les mouvements de popu-

10 Autrefoi., le foyer de Mzimhlope ne comptait aucune branche del'Inkatha et 15%seulement de se. habitants étaient des Zoulous. Les affrontements internes de mars 1991 ont fait24 morts et les citadins ont alors coupé les vivres et l'eau aux belligérants pour les obliger àcesser le. hostilités.

11 CI/lzen 21/4/1993: 13.

12 FlnanclGl Mml 26/6/1992: 50 & 2/4/1993, vol.2, n·3: Property supplement:22.

13 Flnancla/ Mail 19/6/1992: 78.

395

lation, rend encore plus flagrant le cas de Johannesburg, où les Blancsont entrepris un "petit trek" en direction des banlieues nord, remodelantcomplètement l'organisation de la ville. Cette dynamique septentrio­nale préfigure la ville post-apartheid de demain.

Il existe un parallèle saisissant entre la hausse de la criminalitédans le centre de Johannesburg et la valorisation de l'immobilier àSandton, une banlieue qui est un conglomérat de quartiers blancs avecCraigavon, Fourways, Witkoppen, Lonehill, Bryanston, Paulshof, Pe­tervale, Sunninghi Il , Woodmead, Edenburg-Rivonia, Buccleuch, GalloManor, Morningside, River Club, Wendywood, Kelvin, Marlboro,Linbro Park, Sandown, Parkmore, Hurlingham, Sandhurst, Hyde Park,Illovo, Atholl et Wynberg (fig. 10). Le centre-ville est indéniablementplus violent. En 1992 d'après la police, on y recense 3.312 actes cl:pillage, 633 meurtres et 32.383 cambriolages alors que les chiffres res­pectifs sont de 1.226, 140 et 18.839 dans les banlieues nord. En mars1994 devant la bibliothèque municipale et le siège de l'ANC, le mas­sacre de manifestants zoulous par les services de sécurité de Mandela aapporté la guerre en plein coeur de Johannesburg 14.

La montée du crime, les embouteillages, l'encombrement œsparkings, l'apparitIon de petits commerces noirs installés à même letrottoir et, d'une manière générale, la morosité de la situation écono­mique expliquent que les magasins du centre-ville soient délaissés auprofit des banlieues nord. Sandton est le lieu d'investissement privilé­gié des promoteurs immobiliers, totalisant 59% de la surface des œn­lieues affectée à la construction de bureaux ou de commerces l5. A R25le mètre carré, le marché locatif des bureaux s'y maintient à un niveausupérieur à celui du CBD, qui est en chute libre, à moins de R21. En­core plus au nord, cette expansion continue sur Halfway House versl'aéroport de Grand Central dans le Midrand, à mi-chemin entre Pretoriaet Johannesburg ainsi que son nom l'indique l6. AMPROS, la brancheimmobilière de l'Anglo American, calcule que 66 des 300 plus grandescompagnies du pays cotées en bourse ont leur siège dans les banlieuesnord comme Parktown, Rosebank, Dunkeld West et Sandton, qui encompte 39 à seule, en majorité des activités de service. Il en reste 41dans le centre-ville, Braamfontein inclus, 13 dans les banlieues sud, 15

14 L,bérallon 2913/1994: 17.S.

15 AMPROS Research. JHB, av•. 1993, n02. 2p.

16 SandlOn Chromcle 15/2/1995. De grosses compagnies immobilières comme AMPROS ont investi l'endroit, qui est patrouillé par la société de gardiennage Reaction Force.

3%

Figure 10Le redécoupage municipal du Grand Johannesburg en 1995

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'"'"~N.B.: Ne sont mentionnés que les quartiers auxquels II est fait référence dans le texte.

Aux électlons locales de novembre 1995, le Grand Johannesburg est redécoupé en quatresous-structures Est, Ouest, Nord et Sud Celle du Sud, la plus grosse, regroupe le sud-ouest

et sud-est, le centre-ville et Soweto, exceptIOns faites de Diepmeadow et Orlando, qUisont rattachés à Roodepùort, et de Pimville, qui dépend de Randburg

397

dans les banlieues ouest et 40 dans les banlieues industrielles de l'est,savoir Bedfordview, Genniston, Bruma, Endevale, Boksburg etSprings!? Autrement dit, les banlieues nord, avec Sandton, capitali­sent presque moitié plus de sièges sociaux que le CBD. La saturationdu centre-ville ne suffit pas à expliquer ce mouvement de désertion.

A l'intérieur même du CBD, on observe un mouvement versl'ouest, en direction de Market Theatre et de la centrale électrique désaf­fectée de Turbine Square. Les prix des baux commerciaux et les tauxd'occupation des bureaux indiquent une échelle de &gradation de l'ouestvers l'est (tab. 12). Commercial et Midtown Districts, marqués par legratte-ciel du Carlton Hote!, ont des positions intermédiaires et, géo­graphiquement, plus centrales. Motortown, un quaItier œ garages versle sud, et la gare des bus sur Eloff Street sont des coins moins relui­sants. Le déclassement de l'hôtel de luxe du Johannesburg Sun, rachetépar Holiday Inn, est significatif. A l'est, Station et Wholesale Districtssont déjà délaissés, bordés au nord-est par Hillbrow, le fameux quartier"mal famé" avec ses bars interlopes et ses prostituées, et le parc Jou­bert, qui est devenu une vaste foire en plein air où des centaines de mi­nibus viennent embarquerou déverserleurs passagers. On ne voit plusbeaucoup de Blancs aux alentours de la gare ferroviaire ou dans la gale­rie d'art du parc Joubert. Symboliquement, la compagnie Shell a faitcadeau de son siège du 51 Plein Street à l'ANC, qui y a installé sonquartier général. En face, l'ancien Holiday Inn est devenu une placeforte de la police, entourée de barbelés. L'est de la ville a été ancédéaux Noirs, dont les marchands ont envahi les trottoirs.

Tab. 12: Classement des sections du CBD de Johannesburgen fonction du prix de leurs baux commerciaux (RI ::= 1,65FF en 1994)

Source AMPROS Research. nID, juil , aollt, sept. & oct. 1992.

Le CBD comprend 6 districts: Exchange, Financial, Commer­cial, Midtown, Station et Wholesale.

Les bureaux et commerces sont divisés en 4 catégories: A, B,C et D. La première regroupe des immeubles de moins de 15 ans, biensitués, de bonne finition, avec l'air conditionné et des parkings. Lestrois autres catégories désignent des immeubles plus vieux dont leséquipements vont se dégradantdans l'échelle de classification.

Les prix de location des bureaux sont indiqués en rands au m2•

17 AMPROS Research. HIB, Janv. 1993,0'1. 4p.

398

Quartier: fu.- Firum- Com- Mid- Sta- Whole-(d'ouest en chan- cial mercial town tion sale

est) 2C

Prix suivantla catégorie:

A 25-35 25-35 25-31 25-31 n.c. n.c.B 18-27 18-27 17-22 17-22 14-21 14-21

C 13-19 13-19 11-16 11-16 10-17 10-17

D 5-9,5 5-9,5 5-10 5-10 5-9 5-9

Tauxd'occupa-tion

suivant lacaté2orie:

A 95% 95% 87% 87% n.c. n.c.

B 89% 89% 83% 83% CJ7%* CJ7%*

C 72% 72% 71% 71% 71% 71%

D n.c. n.c. n.c. n.c. n.c. n.c.

Au sommet du gratte-dei du Carlton Centre, en plein coeur œla Cité de l'Or, un groupe d'hommes d'affaires essaie de revitaliser œcentre-ville, à l'instar du mouvement de réhabilitation des "zones gri­ses" aux États-Unis I8. Lancé en juin 1992 par Neil Fraser, le CentralJohannesburg Partnership (ClP) est composé à parité des milieuxd'affaires, des habitants et de membres du conseil municipal. Le but estd'élargir la petite fonction résidentielle du CBD, où l'on n'a pas cons­truit d'appartements depuis 1973. En janvier 1993, le CJP a créé unorganisme à but non lucratif, l'Inner City Housing Upgrading Trust,en vue de faciliter l'accès des locataires à la propriété. Le projet des"Seven Buidings" porte sur 400 habitations et prévoit de loger 2.000personnes en association avec des groupements de locataires commeActstop, qui se battent contre la hausse des loyers l9. D'autres projetsenvisagent la création d'établissements de jeux afm de relancer

* En ce qui concerne ce dernier chiffre. il faut tenir compte de l'absence de bureaux decatégorie A dans la partie est.

18 A New YoTi<. le Tim.... Square Business IJnprovement District, créé en 1991, a pourobjectif de faire de Broadway un quartier "sOr et convivial". L'université de Chicago, en pleincoeur d'un ghetto noir, a mC'nté sa propre police. Le Monde d.plomanque avr. 1994; LeMonde 21/4/1992: 7 & 11/[2/1993' vi.

19 Contact, newsletter of the OP. 0"3, avr. 1993.

399

l'activité hôtelière et l'animation nocturne du quartier, une optique as­sez différente des casinos du maire de Chicago Richard Daley, dœtl'idée était plutôt de créerdes emplois et de détourner les jeunes du tra­fic de drogue20.

Sandton, banlieue blanche post-apartheid

n reste beaucoup à faire pour rééquilibrer le centre de gravité œJohannesburg. Sandton évoque de plus en plus un "ghetto blanc". Cer­tes, selon un sondage effectué par l'AMPROS en juillet 1992, les tauxd'occupation des bureaux (83,2%) y sont comparables à ceux du CBD(83,6%). Les chiffres du syndicat des propriétaires, la SAPOA, sontrespectivement de 85,1 % et 88,7% en février1993 21 .

Mais Brian Kirchmann, le PDG de la SAPOA, invite à se mé­fier des chiffres d'AMPROS, qui est le principal promoteur immobilierdu centre-ville et qui a concédédes rabais détournés pour ne pas baisserofficiellement ses prix, par exemple en accordant neuf mois de loyersgratuits. C'est parce que les sociétés sont tenues par leurs contrats œlocation dans le CBD et que les prix des banlieues nord restent tropélevés qu'elles n'ont pas encore déménagé vers Sandton. Le tiers desbureaux du CBD sont de seconde catégorie, contre 4% de ceux de San­dton. Au vu de la cherté du prix de location de la première catégorie,une moyenne de R28 par mètre carré dans le CBD et de R29 à Sandton,cela ne laisse pas beaucoup de choix aux sociétés qui voudraient démé­nager dans le nord et cela compense le faible différentiel entre les deuxquartiers, qui se creuse beaucoup si l'on considère que le mètre carré œseconde catégorie se loue en moyenne à R21 dans le centre-ville.

Les prix de vente sont déjà plus proches de la vérité. Le mètrecarré de local commercial se vend entre R833 et R2.700 dans le CBDcontre R3.200 à R3.800 à Rivonia, dans le nord de Sandton. Les son­dages d'AMPROS ne couvrent d'ailleurs que les bureaux, pas lescommerces ou les locaux industriels. Avec des coûts de constructiontrès bas vu le chômage, les promoteurs immobiliers continuentd'investir dans la pierre malgré le ralentissement de la demande. Lesmunicipalités des banlieues nord n'y sont pas pour rien, qui, au risquede tuer toute animation urbaine, préfèrent attribuer les terrains à des en-

20 Star 291611996. 12.

21 Un an plus tôt. ils étaient exactement de 88% et 89,7%, de 88,3% et 89,3% en mai1992, de 87,6% et 89,4% en aoOt et de 87,7% et 87,5% en novembre. SAPOA : Office Vacan­cy Survey. nIB. fév. 1993. aoOt 1992 & nov. 1992.

400

treprises plutôt qu'à des résidents parce que les taxes commerciales sontplus élevées. Tous ces facteurs expliquent la multiplication des chan­tiers de construction à Sandton, et donc des taux d'occupation relative­ment faibles.

De fait, le marché immobilier du CBD est relativement gelé parrapport au boom de celui de Sandton. En comparaison, on construitpeu de nouveaux bâtiments dans un centre-ville saturé où les grossescompagnies sont en général déjà propriétaires de leur siège social. Au­trement dît, les taux d'occupation du CBD sont le reflet d'une désaffec­tation et ceux de Sandton d'une surabondance.

Le mouvement principal qui affecte Johannesburg va ainsi dlCBD et de Braamfontein vers les banlieues nord, avec quelques pous­sées vers l'est (Bedfordview, Doornfontein-Ellis Park) et l'ouest(Ormonde, Richmond-Braamfontein)22. Les taux d'occupation des bu­reaux de Rosebank, lllovo et Parktown sont très élevés. Le centrecommercial de Rosebank est réputé être le plus gros d'Afrique subsaha­rienne. li témoigne symboliquement d'un repli de la société blanchesur elle-même.

Alexandra: un mode de vie sur la défensive

Plantée comme une épine dans les banlieues blanches du nord œJohannesburg, rescapée des rigueurs de l'apartheid après avoir été pro­mise à la destruction, entourée d'un "cordon sanitaire", en l'occmrenceune zone industrielle, la township noire d'Alexandrafait figure de talond'Achille. Depuis 1993, la violence politique a bien diminué, tant àcause de la lassitude de la population que des efforts remarquables dlcomité de paix local. Mais la peur reste telle que la vie des habitantss'organise en fonction.

Les affrontements ANC-IFP de 1991 et 1992 ont fait fuir unepartie des migrants ruraux, qui sont retournés à la campagne (fig. Il).De vieux citadins du quartierdel'hostel Ml, 150 familles pour le seulmois de mars 1992, ont dû déménager. Dorothy Pitso, qui fait partied'un comité de personnes déplacées par la violence, raconte qu'ils sontallés chez des amis ou se sont installés dans des églises, des écoles, desbureaux, voire même des postes de police23 . La municipalité de San­dton a accueilli 600 employés qui avaient fui cet hostel parce qu'ils

22 SAPOA : Office Vacancy Survey. nIB, fév. 1993.

23 Minaar, A. : "Hostels and violent conflict on the Reef, ln Minaar, A. (a), 1993 : 20.

401

Wynberg

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iNouveaux logements

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CommIssanat de police,Caserne de la police anli-émeute

1Hostel de femmes

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n'étaient pas membres del'Inkatha (P. Stavrou, 1992: 15). Pour leurpart, les habitants zoulous d'Alex se sont alliés aux travailleurs desfoyers pour se défendre contre des attaques à caractère ethnique. Tousles Zoulous étaient assimilés à des militants de l'Inkatha (A. Minnaar,1993, b: 66). Selon le révérend presbytérien Busani Ngubane, c'est1'Inkatha qui a fait de Ml une forteresse, mais pour le dirigeant local œl'IFP Lucas Khoza, ce sont les attaques de l'ANC qui ont obligé lessympathisants de son parti à s'y réfugier24. Comme Ml, M2 a prisune coloration ethnique zoulou. L'un et l'autre ont été entourés de hrr­belés. L'endroit, surnommé « Beyrouth », est en ruines et a été déclare"aire de reconstruction". Avecla victoire del'ANC aux élections d'avril1994, certains de ses habitants, zoulous, se sont sentis menacés et ontpréféré rejoindre leur KwaZulu natal.

Pour les quartiers avoisinants, Alexandraest un repoussoir. Auxpires moments de l'état d'urgence en avril 1986, jusqu'à 80% descommerces de Marlboro employant des "Alexandrites" ont fermé, tan­dis que les prix de l'immobilier dans les banlieues blanches à proximi­té ont chuté de 10% en quelquessemaines25. Au lieu deréserverles ter­rains d'East Bank à des logements pour les Noirs, il a alors été qœs­tion de construire un golf en vue de créer une zone-tampon avec wm­bardy. Au sud, la zone industrielle de Wynberg, large de quelque 5OOm,sépare Alexandra de Kew, une banlieue blanche en train de "virer aunoir". En 1991, une dizaine de rues qui débouchaient sur Alexandra ontété condamnées par des blocs de béton. Ce "mur de Berlin" post­apartheid vise à empêcher le passage des taxis noirs et à réduire lespossibilités de fuite pour les voleurs. L'année suivante, l'avenue Vascoda Gama, au nord d'Alex, a été coupée en deux par un parapet surmontéd'un grillage. Les habitants du centre de Johannesburg, eux, se sontopposés à un projet de métro vers Alexandra, qui n'en était encorequ'au stade de l'étude de faisabilité26.

A l'intérieur d'Alexandra, les habitants étaient tout aussi in­quiets. À la clinique, le docteur Pascal Ngakane racontait qu'il devaittraiter de nombreux cas de dépression, de schizophrénie, d'anxiété et œstress. En dépit des conditions déplorables de l'habitat, le crime étaitperçu comme le problème n° 1, sui vi de la peur d'une attaque des hos­tels ou de la police (P. Stavrou, 1992: 5-6).

24 Report of the Independent Board of Inqwry into Infonnal Repression. nIB, IBIIR.juil. 300t 1992: ll-2.

25 Flnanclal MaIl 1114/1986; CI/lzen 8/5/1986.

26 Flnanclal Mali 19/6/1992: 78.

403

Aussi les "Alexandrites" préféraient-ils rester chez eux. ils évi­taient de se disputer avec les voisins, de se laisser entraîner dans desdiscussions à caractère politique et de porter des habits dont la couleurrouge ou verte aurait rappelé celle d'un gang ou d'un parti à une époqueoù les T-shirts avec un slogan de l'IFP ou de l'ANC étaient des provo­cations mortelles. ils prenaient un taxi pour rendre visite à un ami quihabitait juste à côté, déconseillaient de marcher dans la rue, interdi­saient à leurs enfants de jouer dehors, ne sortaient qu'en groupe et ja­mais la nuit, conduisaient toute vitre fermée, vivaient chez eux avecles portes et les fenêtres bien verrouillées, posaient même des cadenassur leurs toilettes extérieures afin que les habitants des bidonvilles nepuissent pas les utiliser et que les voleurs ne s'y abritent plus. Lors­qu'ils quittaient leur maison, ils tiraient les rideaux, ne mettaient au­cun équipement électro-ménager en évidence et laissaient l'électricitéallumée. ils s'abstenaient d'entretenir des relations sociales, réduisaientles déplacements et donc les possibilités de rencontre, n'allaient plusen discothèque, au cinéma et dans des shebeens où, de toutes façons,avait été imposé un couvre-feu à partir de 9h du soir (P. Stavrou,1992: 14-5 & 19-20).

Se défiant des milices de tout bord, aucun "Alexandrite" ne seprotégeait pour autant avec un système d'alarme, une société de gar­diennage ou des bombes lacrymogènes. il préfèrait installer des œr­reaux aux fenêtres, des serrures supplémentaires aux portes, un éclai­rage extérieur, du fil de fer barbelé, des lames de rasoir ou des bris œverre au sommet des murs. Il se munissait de barres de fer, de cou­teaux, d'armes à feu et de chiens de garde (P. Stavrou, 1992: 20).Bref, il s'enfermait encore un peu plus dans son ghetto.

UNE GÉOGRAPHIE DE LA PEUR A DURBAN

Le centre-ville de Durban est moins subjugué par la violenceque celui de Johannesburg. Du front de mer à Berea, ce quartierchic quesépare un vaste espace vert constitué par un golf et un champ de cour­ses, la ville blanche continue de vaquer à ses affaires sans trop se pré­occuper des immenses bidonvilles environnants, qui comptent parmiles plus importants du pays et qui connaissent des taux de croissanceexceptionnels. Le centre-ville s'est mieux "préservé" des petits com­merces de rues tenus par des Noirs, symboles, pour la société blanche,d'une dégradation de l'espace urbain. Le marché immobilier dans lequartier des affaires de Durban se porte mieux qu'au Cap et à Johannes-

404

burg, bien que les taux d'occupation de bureaux y soient inférieurs àceux de Berea et Westville27. Cela tient sans doute à la spécificité d1front de mer, qui n'a jamais perdu sa vocation résidentielle. TI y auraitmême une envolée des prix dans les gratte-ciel du Beach Front car lesBlancs préfèrent se regrouper dans des grands ensembles et éviter lesvillas isolées par peur du banditisme. Le maire Mike Lipschitz voulaitd'ailleurs renforcer la sécurité de la promenade du front de mer en ypromouvant des animations nocturnes et des petits commerces touristi­ques28.

A terme, le même phénomène qu'à Sandton pourrait néamnoinsse produire en direction des banlieues nord29• La faible densité de popu­lation et un moindre taux de chômage font de celles-ci l'arrondissementle plus riche de Durban (fig. 12). Les terres disponibles sont des plan­tations de canne à sucre, d'accès difficile pour les squatters. Ces terresappartiennent pour l'essentiel à un promoteur immobilier, Tongaat­Hulett, qui est bien disposé à en faire des banlieues chics en exploitantle potentiel touristique des réserves naturelles de l'endroit. La créationd'un deuxième aéroport international à La Mercy pourrait jouer lemême rôle moteur que celui de Grand Central dans le nord de Johan­nesburg.

La situation est bien entendu très différente dans les ghettosnoirs. L'hectare de friche industrielle, qui se vendait 2,5 millions œrands à Springfield en 1993, valait cinq fois moins à Phoenix, œl'autre côté de la rivière uMgeni, du fait de la proximité des bidonvillesd'manda. La violence politique a institué des no go areas. Les électionsde 1994 ont en effet révélé l'existence de fiefs territoriaux où l'on a vo­té avec une unanimité impressionante pour l'ANC ou l'IFP, alors qœles résultats étaient beaucoup plus balancés dans les quartiers blancs ouindiens3o.

La liste que fournit l'Inkatha quant aux territoires qui lui sont"interdits" par l'ANC dans les environs de Durban suggère ainsi unecarte d'influence électorale, bien délimitée lors des municipales de juin

27 Us sont respectivement de 87,7%, 92,2% et 97,9% en février 1993. SAPOA: 0f­fice Vacancy Survey. nIB. fév. 1993 ; Flnanclal MalI, Property supplement, vol.2, n'3,2/4/1993: 22.

28 Nalal Mercury 12/5/1994: 2.

29 The Helen Suzman FoundallOn KwaZulu-Nalal Bnefing n0 2. mai 1996: 2.

30 Johnson, R.W. & Scblemmer, L. (ed.) : Launching Democraey in South Africa:The Flfst Open Election, April 1994. New Haven, Yale University Press, 1996: 317.

405

Figure 12Le redécoupage municipal du Grand Durban en 1996

N

t '-__....;.olOktn Magabem

C>NZ

SUD

OcéanIndien

route N2arrondissement(munJdpal sub-Structu19)

Source. The Helen Suzm~n Foundatlon, Kwazulu Natal Bnefmg n02, mai 1996: p.3.

406

1996 par l'affichage des posters de ses camhdats3t . On y trouve Folwe­ni, Lamontville, Chesterville, Clermont, KwaMakhutha, Ntuzuma etKwaMashu, c'est-à-dire une majorité de townships dont, évidemment,celles qui ne tombaient pas sous l'autorité du KwaZulu. Les zonesdangereuses d'Inanda sont repérées à Newtown, OWange, Bambaye,Ezimangweni, Amawoti et Ekuthuleni. Celles d'Umlazi sont les bi­donvilles d'Uganda,Malukazi, Zimeleni, KwaMgaga, Emand1eni et lessections CC et G. En revanche, les camps de réfugiés IFP sont consi­dérés comme des endroits "sûrs", des plus vieux (Lindelaoi) aux plusrécents (Siyanda, Richmond Farm).

Des "trous" dans la ville

La violence affecte à tel point le paysage urbain et le marchéimmobilier des townships qu'elle crée des "trous" dans la ville. Kwa­Mashu est divisée en douze sections, de A à M sauf 1 (fig. 13). La sec­tion G compte panni les plus cotées. Un logement peut s'y veOOreplus de R85.000. En comparaison, une maison rénovée de la section Evaut R60.000 et un quatre pièces R20.000. Les sections les plus dm­gereuses sont K, à cause de la proximité du bidonville Inkatha œRichmond Fann, et M, un fief du parti de Buthelezi. Dans la sectionK, les maisons trop proches de Richmond Fann ont été désertées, sanscompter les quatre cents logements qui ont dû être abandonnés à causedes Vigilantes AmaSinyora. Basés dans la rue 17, ceux-ci ont mis enplace un racket de protection qui a affecté une centaine de maisons entreles rues 14 et 19. Ils ont rebaptisé le quartier "nouvelle section K" (D.Reed, 1994: 133-6).

Dans la township d'Umlazi, très peu de maisons sont louées,hormis les quatre pièces construits par le South African DevelopmentTrust. Les habitants sont propriétaires. Le F4 de base, sans électriciténi eau courante, est vendu par les autorités du Kwazulu entre R1.400 etRl.600. Quant aux camps de squatters, les premiers installés vendentles droits d'occupation aux nouveaux arrivants et deviennent de factodes propriétaires fonciers32.

Les maisons deia section Z sont les plus neuves, les plus grnn­des et les plus chères -entre R82.000 et RlOO.OOO (fig. 14). Le quartier

31 Ntsele. Walter B . ANC Political Intolerance. Submission by the Inkatha FreedomParty at the Preliminary Heanngs of the Goldstone Commission. Durban, 3112/1992; WeeklyMa,l 14/611996 : 9.

32 Natal Mercury 241511983.

407

Fonds de carte Map StudIO, Johannesburg, 1992

KwaMashu

Swanda

oo

Township formelle

Bidonville Inkatha

Conflit ANC / Inkatha

Hostel

Chemin de fer

N

iNtuzuma

RichmondFarm

Durban: Les points chauds de la township de KwaMashu

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1 kmL..- ----',

Durban: Les points chauds de la township d'Umlazi

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est surtout oœupé par des salariés, instituteurs ou infinnières. Al'ouest, la section CC est encore en travaux mais une douzained'habitants ont dO se réfugier dans la section K pour fuir les attaquesdes squatters d'Engonyameni, les Abafana Behlathi 33. Les familles ai­sées sont allées s'installer à Umgababa, un complexe touristique pourles Blancs plus au sud sur la côte (S. Bekker, 1992 : 24). Les sectionsBB et N sont aussi très cotées. Une maison peut y valoir j~u'à

R70.0oo, contre R38.000 dans la section U, la plus déconsidérée àcause des violences et de la proximité des squatters de Malukazi. Là, leprix du F4 en briques est tombé de R 12.000 à R7.oo0, et celui d'unemaison en crépi de taille équivalente, avec l'eau et l'électricité, cCR45.000 à R35.000. Dans cette section entre décembre 1991 et maii 992, cinq personnes suspectées de sympathiser avec l'ANC ont ététuées après que la maison d'un officier de la ZP a été brûlée. Du coup,toutes les habitations numérotées de U1 à U200 ont été désertées puisoccupées par des impi, les hommes de main de l'Inkatha34. Initiale­ment prévus pour loger les instituteurs de Zwelisha, un ancien centrede fonnation reconverti en école primaire, les cottages de cette zone ontacquis une sinistre notoriété. Leur dirigeant, Bheki Sikhakhane, avoueque les fidèles de 1'IFP ne paient pas de loyer au KwaZulu. Sur un en­semble de dix-neuf maisons, six ont été désertées à cause des violences.Sikhakhane prétend que les enfants des camps ANC et IFP de Malukazicontinuent de venir à l'école de Thamela, adjacente. Un peu plus loin,l'école d'Igagasi, ou Gagasini, est aux mains de l'ANC, qui en refuse­rait l'accès aux enfants deI 'IFP.

Dans les bidonvilles, on observe de pareils phénomènes. Les at­taques des foyers de la section T d'Umlazi en février 1992 ont forcé lessquatters d'Ekuthuleni à déserterl 'endroit pour ne plus y revenir (H.Yarney, 1992: 195-7). Deux mois après, de pareils raids ont mis à larue près de 4.000 personnes dans les camps pro-ANC de la section U(Zamani) et de la section Q (Tropika, Kuwaït, Nujoma)35. A Inanda,tout le centre de Bambaye est en ruines. Les maisons ont brûlé. Lesentier qui mène au camp retranché des Greens est impraticable et laseule issue de ces derniers passe par la township indienne de Phoenix.Après des disputes avec les Zoulous, les Pondo de Chancele ont démé­nagé un peu plus vers l'est, au lieu-dit Esiflatini. D'autres sont partiss'installer à Phoenix sous les auspices de la Croix Rouge (cf. fig. 10,

33 Nalal Mercury 26/1011994.

34 New A/Tlcan 21/5/1992.

35 Natal Monttor vol 2. n03-4. avr mai 1992' 3.

410

tome 1). Dans le bidonville d'Uganda à Umlazi, les flancs nord etouest de la colline sont devenus un no man's land. Les maisons ont étédésertées ou détnùtes. Quelque 1.000 "réfugiés" sont allés habiter unpeu plus haut vers le sommet d'Ugandaet 2.000 sont partis s'installerdans les petites rones informelles autour de la gare de Lindo Kuhle oudans le cours de golf (fig. 14). L'arrivée d'eau à partir de la section T aété coupée et la route en contrebas, qui rejoignait directement Isipingo,a été bloquée. Les occupants de la section T 17 ont cessé toute relationavec les squatters et ont imposé des amendes aux collègues qui vou­laient revenir habiter dans les hostels après les avoir fui. Avant le dS­but des hostilités et la formation en septembre 1990 d'une South Mri­can Hostel Residents Association, les travailleurs des foyers constnù­saient pourtant des cabanes dans les bidonvilles alentour afm d'y logerles membres de la famille venus leur rendrevisite en ville36.

Dans le "village" Shembe, la recomposition urbaine en fonctionde la violence, de part ct d'autrede la route M25, sépare de façon traD­

chéeles deux factions rivales (cf. fig. 10, tome 1). Le goudron a fixé lafrontière des peurs, comme à Malukazi avec la section U d'Umlazi. Sile danger se limite aujourd'hui au côté nord de la route, le sud étantpaisible, il ne concourt pas pour autant à rapprocher les deux camps.Plus qu'une véritable haine, le schisme religieux divise les habitants.Le reste, c'est-à-dire les affrontements physiques, est affaire de rivalitéspersonnelles entre prétendant'! au "trône" de l'Eglise. La faction œLonda parvient à se maintenir à Ekuphakameni, où se trouve l'églisefondéepar Isaiah, tandis que celle d'Amos, qui est pourtant bien plusimportante, a été obligée de déménagerau lieu-dit Paradisi ou Ehuhleniet à Matabetulu, de l'autre côté de la route goudronnée. Les partisansd'une faction ne peuvent plus se rendre dans le territoire de l'autre.L'une a par exemple les clés du tombeau du fondateur, qui se trouvedans le domaine de l'autre. L'unique point de ravitaillement en eau estjalousement gardé. Avant son assassinat, Londa avait même l'intentiond'entreprendre la construction d'une muraille pour interdire l'entrée œsa communauté aux étrangers, à l'exception des Juifs, qu'il admirait37.

A Malukazi, la <ivision est aussi tranchée (fig. 14). Les"dissidents" dans chaque camp sont partis d'eux-mêmes ou ont étéchassés. Des familles ont été séparées du fait d'affiliations individuelles

36 Zulu, Paulus: "Hosteis in the Greater Durban Region: A case sludy of the KwaMashu and Umlazi Hiostels", ln Minaar, A , 1993 (a) : 'in & 92.

37 Kiernan, J.P. : The Ritual Looking-Glass. An Analysis of the Girls' Puberty Cer.,.mony in the Nazareth QlUrch of Isaiah Shembe. Journal for the Study of ReltglOn(Pietennaritzburg) voLS, D'l, mars 1992 : 27.

411

différentes, voire "purgées". La zone-tampon dans la vallée offre un as­pect désolé, avec deux lieux de culte. L'un est une église africaine Irndi­tionnelle, dite Emakhehleni, c'est-à-dire "l'assemblée des Anciens".Trop avancée sur la crête de la colline au-delà de laquelle commençait lazone IFP, elle a été désertée par les fidèles qui vivaient du côté ANC.L'autre église, dite HlabaziWangane, est zioniste. Plus "basse" dans lavallée, elle est signalée par un drapeau blanc entouré de maisons aOOn­données en pisé. Les ennemis s'y rendent à tour de rôle. Elle a sansdoute été la dernière place neutre, bien qu'elle n'ait pas réussi à devenirun forum de négociations. Il existe encore deux autres églises à Malu­kazi : Saint John pour les chrétiens, en territoire IFP, et Shembe, côtéANC.

L'enclos d'Fmakhehleni contraste avec son environnement. Ony trouve le téléphone. Un peu en contrebas, l'église IDabazihlanganepaie moins de mine. Elle a été créée en 1971 et est tenue par un fidèle,Moses Richmond, qui a repris l'héritage spirituel de son père, sachantque l'église-mère se trouve dans la section E d'Umlazi. Avant les vio­lences, raconte celui-ci, près de deux cents pélerins venaient s'y re­

cueillir chaque jour Pendant les combats, ils n'ont plus été que deuxou trois à oser s'aventurer jusque là. Alors qu'à la fin des années 1980,56% des habitants allaient à la messe à Malukazi, la fréquentation deslieux de culte locaux a bien chuté depuis (P. Madlala & P. Zulu,1988: 14).

La violence a bien sûr affecté les courants d'échangeavec Umla­7j. Les partisans de l'Inkatha à Malukazi, qui bloquaient l'accèsd'lsipingo aux sympathisants del'ANC, ont été obligés de faire un œ.tour pour se rendre dans la section U sans avoir à croiser de zones dm­gereuses. En mai 1991, se souvient leur chef Sydney Mncwango, ilsont commencé à faire escorter leurs enfants par la ZP pour les envoyerà l'école de Thamela et leur faire traverser la route goudronnée.

La "guerre" a eu un effet inflationniste sur le domaine foncier.Le député kwazulu Mbonqwa, qui possédait beaucoup de terres, a d1fuir en 1989. Les résidents se sont réfugiés chez leurs voisins pluséloignés de la ligne de front. Du coup, la majorité ont dfi acheter entreR25 et R30 le droit d'occupcrune misérable masure. Avant les affron­tements, 94% des habitants ne payaient pas de redevance sur la terre,88% se dispensaient de verser un loyer pour leur cabane et une minori­té payaient une moyenne mensuelle de R20 ; à peine 14% des habita­tions appartenaient officiellement à des particuliers.

412

VILLE POST-APARTHEID ET PRIVATISATION NIGÉ­RIANE

A Durban comme à Johannesburg, la violence sépare les raceset les communautés: Zoulous et Xhosa à Alexandra, Zoulous et Pon­do à Bambaye. Dans la "nouvelle Afrique du Sud", les urbanismes sé­grégatifs sont désormais du ressort municipal et non national. Le Pre­vention of lllegal Squatting Act fait retomber la responsabilité des ex­pulsions sur les propriétaires fonciers. Ceux-ci ont souvent recours àdes compagnies de sécurité privée pour faire le "sale boulot". John Ait­chison, de l'université du Natal, racontait que Springbok avait aidé lamunicipalité de Pietermaritzburg à dégager un camp de squatters àHappy Valley. Un député de Durban, Mike Ellis, a révélé que CombatForce avait fait de même à Briardene pour le compte d'un promoteurimmobilier, Grinaker Properties38. A Alexandra, le conseil municipalissu des élections locales de novembre 1995 a chargé une société œgardiennage, National Investigation Bodyguards Service, de repousserles nouveaux arrivants des bidonvilles de Far East Bank, promis àl'éviction39. En mai 1988, toujours à Alexandra,c'était Springbok Pa­trol qui avait été chargée d'expulser quelque 200 familles d'un hostel(M. Mayekiso, 1996: 130).

fi arrive que les habitants des quartiers planifiés s'occupent eux­mêmes de déloger les intrus, comme à Moffat Park en 1996 dans le sudde Johannesburg4O. En 1988, les habitants de Newlands East, une 000­lieue métisse de Durban, ont ainsi cherché à repousser les squatters dIbidonville d'Emzomusha, dit Lovezone41 . La quasi-totalité des 1.198habitations ont été rasées au bulldozer, laissant sans abri près de 4.000Noirs42. Une partie des déguerpis sont allés s'installer à Inanda, où lesautorités avaient prévu de leur allouer des terres, et les autres ont &­ménagé vers Siyanda, un terrain inoccupé entre KwaMashu etNewlands East43. Là, quelque400 cabanes ont à nouveau été menacéesde destruction par un député du Kwazulu qui avait des actions dans unecompagnie de promotion immobilière44.

38 Sunday TrIbune 15/121199l.

39 Star 6/211996

40 LIbération 212/1996: 9.41 Ceux-ci étaient passés de 200 à 2.000 en quelques semaines. NaJa/ Mercury

23/211988, Oty Press 613/1988, Durban Herald 17/4/1988.

42 Post 3118/1988; Sunday TrIbune 18/911988; F. Kitchin. 1989: 16.

43 Sunday TrIbune 211011988.

44 New AfrIcan 241411989.

413

86.

Les pratiques urbaines des particuliers perpétuent la ségrégation."Il est probable, pense G. Hart, que des villes de culture afrikanercomme Pretoria ou Bloemfontein répondront de façon différente àl'arrivée des Africains par rapport à des villes de tradition plus libéralecomme Le Cap et Johannesburg"45. A Pietermaritzburg, la majoritédes Blancs et des Indiens questionnés pendant un sondage en 1988étaient satisfaits de la ségrégation raciale, à la nuance près que les In­diens souhaitaient quand même avoir la possibilité de déménager et œs'installer là où bon leur semblait (A. Lemon, 1991 : 98).

Les Noirs, qui constituaient 57% des 21,6 millions d'habitantsdans les zones blanches d'Afrique du Sud, n'ont pas attendu l'abolitiondes lois de ségrégation urbaine pour s'installer dans d'autres quartiers46.

Depuis 1985, le gouvernement accordait parcimonieusement des œro­gations, de l'ordre de cent par an. Les Noirs ont utilisé des prête-nomseuropéens pour contourner la législation et acheter des maisons en zoneblanche. Certains se sont même installés en toute illégalité et n'ontpas été chassés pour diverses raisons: statut social élevé, petit nom­bre...

Le& Noirs qui vivent près des centre-villes ont moins de raisonsde déménager. Ceux qui vont s'installer dans les quartiers péri-centrauxde Johannesburg à Bereaou Hillbrow fuient le surpeuplement et la vio­lence des townships47. Chris Hani, le chef du parti communiste, s'estainsi installé à Boksburg, bastion de la petite bourgeoisie blanche etconservatrice... où il a été assassiné. Les Noirs sont attirés par lameilleure qualité des services publics dans les quartiers blancs. Le prixdes loyers, plus cher, est en partie compensé par la réduction des fraisde transports. Les grands magasins du centre de Johannesburg conti­nuent d'être meilleur marché. Il reste d'3Ï.l1eurs des terrains vagues àaménager dans le centre-ville48.

L'arrivée des populations de couleur provoque le départ desBlancs au-delà d'un certain seuil de tolérance qui, aux États-Unis, a étécalculé entre 12% et 20% des habitants d'un quartier49. Les maisons lesmoins chères se trouvent dans les quartiers blancs les plus pauvres el,généralement, les plus conservateurs. La "fuite" des Blancs perpétue œ

45 Hart. G.: On grey areas. South Afncan Geographlcal Journal vol.71, n"2, 1989:

46 Race RelaIlOns Survey, 1992: \xxvii.

47 Parnell, S.M. & Pirie, GR : Johannesburg, ln Lemon, A., 1991 : 140.

48 Eder, G. : The grey dawn of South African racia! residenlia! inlegration. Geo Jour·nal vol 22, n03, 1990: 261·6

49 Race RelaIlOns Survey, 1992: 343.

414

facto un néo-apartheid qui n'est plus codifié mais qui n'en est pasmoins vivace dans les mentalités. Comme à HiIlbrow, la vie noctwneen moins, Mayfair est ainsi un quartier mixte de Johannesburg. DesIndiens y sont arrivés pour améliorer leur qualité de vie tandis que lesAfrikaners l'ont déserté parce qu'ils trouvaient que l'environnement sedégradait50. Même chose à Pageview, un quartier juste à l'ouest œBraamfonteind'où les Indiens avaient été chassés dans les années 1950et où ils reviennent aujourd'hui racheter la maison de leurs parents àdes Blancs plus pauvres qu'eux51 . A Durban, c'est un peu l'inverse quis'est passé. Les Indiens ont réussi à rester à Westville alors que cettebanlieue était supposée devenir blanche52.

Dans le fond, la situation en RSA est peu différente de celle desÉtats-Unis ou de la Namibie, où l'intégration tubaine des Noirs aprèsl'abolition des lois de discrimination raciale est lente et limitée53. Lapolitique de logement en Afrique du Sud continue de repousser lesNoirs à la périphérie, ce qui a un peu les mêmes effets que l'influxcontrol (R. Tomlinson, 1990: 32). La Banque mondiale estime quedes townships comme Soweto, autour de la gare de Kliptown, peuventdévelopper leur propre quartier des affaires54. Le prix du mètre carré,entre RlOO et R200, avoisine ceux de quartiers blancs comme Rooderpoort ou Randburg et témoigne d'une certaine activité économique. Ceà quoi des spécialistes du cabinet d'urbanisme Planact, M. Swilling etP. Bond, rétorquent que le haut niveau des prix fonciers ne reflètent pasune forte demandemais un surpeuplement dO à la crise du logement etune inégalité structurelle. Les taux de remboursf'ment des hypothèquessont supérieurs aux valeurs réelles du marché immobilier55.

La poursuite du boycotts des loyers, les difficultés d'expulsiondes mauvais payeurs et les menaces de mort sur les nouveaux oocu-

50 Fick, Johan, De Coning. Christo & Olivier, Nellie: Ethnicil)' and Residential Pat­teming in a Dlyided Society. A Case Study of Mayfair in Johannesburg. South Afnca 1nlerna­IlOnal yol.19, nO l, juil. 1988: 1-27. Mayfair est un petit quartier de 13.000 hab. à l'ouest ducentre-ville. n s'appelait autrefOiS Belgrayia et il a changé de nom en 1897 par référence au quar­tier crnc et résidentiel de Londres.

51 Chaise, Christian: Pageyiew. LibératIOn 2/111992.

52 Tomaselli, Keyan & Ruth: '"Tuming Grey": How WeslYille was won, ln Smith,D.M., 1992: 279-91.

53 Massey, D.S. & Denton, N.A. : Trends in the residential structure of Blacks, His­panics and Asians: 1970-80. Amencan Soclologlca/ ReYlew yol.52, n06, 1987: 802-25;Darden, J.T. : Blacks and other racial minorities: the significance of color in inequality. UrbanGeography yol.10, n06, 1989: 562-77; Fritz, Jean-Claude: la Namibie indépendante: lesco(Us d'une décolomsation retardée. Paris, L'Harmattan, 1991. 287p.; Pickard-Carnbridge,Claire : Sharïng the Cities : Residential Desegregation in Harare (Zimbabwe), Windhoek(NaJ1Ùbia) and Malikeng (Bophuthatswana). Braamfontein, Johannesburg, SAIRR, 1988.

54 Ludrnan, Barbara: Can townsrnps support CBDs? Weekly Mail 814/1993: 19.

55 Swilling, Mark & Bond, Patrick. Work ln Progress an. 1993.

415

pants font fuir les investisseurs privés et publics comme l'UnitedBank, qui était le premier établissement financier en matière de loge­ment. La violence, le vandalisme et le vol empêchent les entreprises œbâtiments et les promoteurs immobiliers de poursuivre leurs travaux.Les milieux d'affaires considèrent en outre que la levée des lois de sé­grégation raciale détruit les barrières protectionnistes de marchés im­mobiliers artificiels, qui vont s'effondrer car ils ne sont pas renta­bles56. Lors de sa 25ème convention annuelle, la South African Pro­pertYOwners Association a déploré l'introduction d'une TVA destinéeà financer le logement des Noirs et s'est inquiétée des coûts œl'intégration des quartiers africains dans les municipalités blanches57.

Avant les élections de 1994, l'administration provinciale du Transvaalse déclarait encore favorable à la construction de quartiers-tampons ha­bités par les classes moyennes noires (M. Swilling, 1991: 235). Parla suite, les habitants de Sandton n'en ont pas moins recl.amél'application drastique des lois contre le vagaboodage58.

il est aussi difficile d'acheter une maison en zone blanche qœd'en vendre une dans les townships noires. Un ministre du logement,Sam de Beer, reconnaissait d'ailleurs que l'abolition du Group AreasAct n'allait pas nécessairement conduire à des changements majeurs enville59. Alors qu'une loi demai 1991 obligeait les collectivités localesdu Transvaal à appliquer les mesures de déségrégation dans les lieuxpublics, une enquête du journal The Star en mars montrait que sur 45villes étudiées, 17 interdisaient encore aux populations de couleurl'accès de leurs cliniques, hôpitaux, bibliothèques et piscines tandis qœ22 continuaient plus discrètement une politique de discrimination ra­

ciale en introduisant des tarifs plus élevés pour les personnes extérieu­res au quartier, c'est-à-dire les Noirs des banlieues60. Le Legal Resour­ces Centre, une officine d'avocats chargée d'aiderles Africains à inten­ter des actions en justice, a décidé de poursuivre devant les tribunauxI~s municipalités de Springs, Vryheid et Ladysmith. La première a eneffet préféré fermer ses deux piscines publiques plutôt que des les ou­vrir aux Noirs. La seconde a refusé l'accès de sa bibliothèque à ceux quin'habitaient pas la ville. La troisième a plafonné le nombre de lecteursde sa bibliothèque. Même après les élections de 1994, l'affaire de cette

56 Race RelaJlons Survey. 1992: 342.

57 Flnancla/ Mail 19/6/1992 : 77.

58 Sandlon Chromcle 8/2/1995: 1

59 Race RelaJlOns Survey. 1992 : xxxi.

60 Race ReiaJlons Survey. 1992 360.

416

école de Potgietersros qui refusait d'aceepterdes élèves noirs a défrayéla chronique en février 19% et montré combien les résistances culturel­les mettraient du temps à s'accomoderaux changements en cours.

La "nouvelle Afrique du Sud" a adopté un poids et deux mesu­res. L'apartheid n'existe plus officiellement mais les banlieues noiressont toujours des ghettos délabrés. La compagnie d'électricité Eskomestime qu'entre 60% et 70% de la population sud-africaine n'est pas re­liée au réseau national. Sur 271 townships répertoriées dans le pays,seulement sept sont complètement électrifiées, toutes dans la provincedu Cap, tandis que 41 ne le sont pas du tout61. Dans le cadre du pro­gramme d'électrification pour tous (electricity for aJl), l'introduction œcompteurs électriques par carte magnétique (budget energy controller),comme en Grande Bretagne, n'a guère été appréciée de la population,obligée de payer ses factures ... à l'avance! A Umla:zi, on déplore ainsique, sous prétexte d'empêcherles piratages, le transport du courant parpylônes et non plus par canalisations souterraines soit dangereux encas de tonnerre. Pour les mêmes raisons, les compteurs d'eau sont àl'extérieur des maisons.

Une grande partie oc ces problèmes viennent de la péréquationdes impôts locaux, un peu comme aux États-Unis62. Les services pu­blics sont de bien meilleure qualité dans les quartiers blancs grâce àl'apport des contribuables. La refonte œs frontières municipales après1994 vise justement à imposer aux quartiers blancs de prendre encharge le développement des townships noires, non sans résistances.Aux élections locales de novembre 1995, les associations de contri­buables blancs et le Front de la Liberté ont fait un bon score de 4%chacun, au détriment du NP (16%), moins radical.

Au Nigeria, l'insécurité participe d'un même principe: la pri­vatisation des services urbains. A l'instar du CJP dans le centre de Jo­hannesburg, la People's Bank d'Adeniji Adele, un quartier commerçantde Lagos Island infesté d'area boys, se plaint de perdre des clients,constamment assaillis en cours de chemin. Aussi sa directrice, M.O.Sokenu, a-t-elle inauguré en février 1993 un centre de réhabilitation et

61 Race RelatIOns Survey. 1992: 356.

62 En 1989, 130.000 organisations locales jouaient le rOle des municipalités en four·nissant des services privés à 30 millions d' Américains. Dans le comté d'Orange en Californie.qualifié de comté Reagan à cause de son conservatisme, la bourgeoisie s'acquitte de redevancesmensueUes qui lui évitent d'avoir à payer des unpôts redistribués dans les quartiers pauvres, sa­chant que la propOSItion 13 de 1978 visait déjà à réduire de moitié les taxes locales. ECOnOm15f25/611992. 25; Trilling, Julia: privatisallon de l'espace en Californie. Annales de la recher­che urba,ne n057-8. déc. 1992: 206·10.

417

de désintoxication vaguement gardé par deux jeunes policiers non ar­més. Son initiative, dit-elle, convenait aux idéaux sociaux de la Peo­ple's Bank.

A Lagos, les rares démolitions d'un habitat informel répondentsurtout à la pression du marché immobilier et aux intérêts du secteurprivé. Abiola a ainsi voulu chasser les habitants d'Ayobo Village àAgege en vue d'y installer une ferme moderne sur un terrain qu'il avaitacheté en 1976 mais qui avait été loué par un bail de 99 ans en 192363 .

Les évictions reflètent aussi la peur des quartiers de haut standing vis àvis des bidonvilles contigus: Victoria Island vis à vis de Maroko,Apapa vis à vis d 'Ajegunle, llupeju vis à vis de Mushin, Yaba etEbute Metta vis à vis de Makoko.

Pour les plus riches, le phénomène de privatisation de la policenigériane va de pair avec une tendanceà se substituer à des institutionsd'État défaillantes On achemine son courrier par porteur, en scooter,en camionnette, en avion, voire en pirogue à moteur parce que la posten'est pas fiable. On achète des cellulaires et on met en place des liai­sons radio ou heI17jennes parce que le téléphone ne fonctionne pas. Oncharge des employés de suivre les dossiers auprès d'une administrationcorrompue. On se munit de gros réservoirs afin d'assurer une alimenta­tion régulière en eau. On utilise la bougie, la lampe à pétrole, la torcheélectrique ou au mieux le générateur pour pallier aux coupures de cou­rant, le Nigeria étant le plus gros marché du monde pour les groupesélectrogènes (R. Stren, 1989 : 40). La privatisation par défaut des ser­vices publics, c'est-à-dire la mise en place de relais parallèles par desacteurs privés, atteint des proportions étonnantes. Au milieu des an­nées 1970, quandle port d'Apapaà Lagos était complètement engorgé,le fameux magnat Michel Ibm a fait constmüe un port privé, Ibafon, àl'ouest de Tin Can Island; dans le Bendel, il réitérait l'opération àOkereke (T. Forrest, 1994: 135).

LES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES DE LAVIOLENCE

Les conséquences de la violence dans le domaine de l'économieurbaine ne touchent bien sûr pas que le marché immobilier, secteurparticulier mais révélateur de la recomposition des espaces habités. lAcriminalité a des effets directs et indirects plus vastes. Les premiers

63 Lagos Hamon 15 & 2918/1989.

418

consistent en une ponction directe, celle de la rapine, qui ne profite enfait qu'à une minorité de nouveaux riches sans scrupules. Au Nigeria,le butin des vols à main armée n'est pas négligeable. Il s'élève à 350millions de naim en 1985, presque trois fois plus en FF (0. Marenin,1987: 267). Les compagnies d'assurance évaluent à plus de 400 mil­lions de naim le montant détourné par des fraudeurs en 1992, sachantque42% des cas connus bénéficient de complicités au sein du secteurbaneaire64. La police estime que le crime cotlte chaque année 0,4 mil­liard de naim au pays, sachant qu'il faut y ajouter les frais occasionnéspar le renforcement des mesures de protection publique ou privée65.

En RSA, le bilan des vols à main armée contre les banques oules des convois de fonds est d'environ 1.50 millions de rands par an, aulieu d'une quarantaine en 1990. Une étude réalisée par le professeurBeaty Naudé, du département de criminologie d'UNISA, estime que levol dans les supermarchés de Johannesburg cotlte entre R400 et R800millions à la communauté car il oblige à augmenter le prix des bienset à accroître l'effort de surveillance en recrutant des gardes privés66.

Les fraudes dans le monde blanc des affaires ont par ailleurs atteint unmontant de 10,8 milliards de rands en 1992, contre 5,7 en 1991 et 1,5en 199067. Le seul piratage des cartes de crédit est évalué à RB mil­lions et les fraudes bancaires à R391 millions (L. Glanz, 1993: 325).Les assurances disent avoir payé R900 millions en 1992 au titre dIvol68. Le tiers de cette facture tiendrait de l'escroquerié9. Sachant qœles entreprises répugnent à appeler la police et préfèrent mener une en­quête interne quand il s'agit de vols commis par leurs propres em­ployés, on pense que le montant réel des fraudes est cinq fois supérieurà celui qui est déclaré7o.

On estime aussi que l'économie sud-africaine en 1990 a subi unpréjudice de R3 milliards à cause des pertes en vie humaines, des fraisd'hospitalisation, des destructions de commerces, d'usines et de rési-

64 Dansanda vol.24. n°l. 1993: 3.

65 Adisa, Jimmi : Urban VIOlence in Lagos, ln IFRA (b), 1994: 169.

66 Nlcro News n073, sept.1990. Voir aussi Naudé, Bealy, Grobbelaar, Thys, Joubert,Sandra & Maree, Alice: Crimes against Business. [ndlCalor SA: Cnme & ConflIc/ n02, 1995:24.

67 CommisslOner of the SAP Annual report. nrn, 1990-91 ; Star 251111992.

68 Le: montant nel des versements s'est élevé, au total, à R4 milliards 200 millionstandis que les clients ont demandé R3 milliards 250 millions de dédommagements liés à la cri­minalité. McIntosh, J.: Insurance and the impact of crime. Secunty Focus vol.10, n0 10, oct.1992: 312.

69 BUSIness Day 24110/1994.

70 Camerer, L. : White-Collar Crime in South Africa, ln Shaw, M., 1996: 57.

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dences, du coüt des forces œl'ordre et du recul de la production dü auxgrèves et aux boycotts (G. Simpson, 1991: 9). Les fraix médicauxliés à la violence sont évalués en moyenne à R197.110 par personne71.

Si l'on s'en tient aux dégâts matériels pendant les émeutes, par exem­ple les voitures brillées ou les magasins pillés, la facture s'élève àR105 millions selon la police72. Au total, le coüt de la crimalités'élèverait à R31,3 milliards, soit 18% du budget de l'État en 1996 et5,6% du PIB73.

Selon la Chambre de commerce de Johannesburg, la SACOB,les affrontements entre la police et les chauffeurs de taxis en février1993 dans le centre-ville ont ainsi fait chuter de moitié les ventes dIcommerce de détail; 80% des employés ne sont pas allés travaillerpendant les troubles. L'incendie des bus Putco a coüté un million œrands à la compagnie74. Le stay-away en 1'honneur de Chris Hani le 15avril aurait fait perdre au pays un demi-milliard de rands, toujours selonla SACOB. Les agences de voyage américaines ont annulé leur réserva­tions après que Washington a déconseillé à ses ressortissants de se ren­dre en Afrique du Sud. Or on estime que dix touristes fournissent unemploi.

L'Association des taverniers d'Afrique du Sud, elle, calcule qœle chiffre d'affaires des shebeens légaux a chuté de moitié en 1990 àcause du gangsténsme. Pour les mêmes raisons, le revenu mensueld'un taxi noir est tombé d'une moyenne de R3'OOO en 1989 à R1.500en 199075. Dans les townships et les bidonvilles du Cap, 49% desNoirs considèrent que la violence empêche les activités infonnelles œprospérer76.

Deux thèses s'opposent, qui finissent par se rejoindre. Dans Wle

optique keynésienne, la première considère que la guerre relancel'économie. L'augmentation de la violence diminue le prix de la ré­pression et de la sécurité du fait des économies d'échelle. Dans le eatedeI 'état d'urgence en RSA au milieu des années 1980, une industrie œl'armement s'est développée. L'embargo sur les armes a gonflé la al-

71 Sunday Star 11/4/1993. 25.

72 Contre 34 en 1989. 14,5 en 1988,41 en 1987, 94 en 1986,93 en 1985 et 27 en1984 SImpson, G., 1991' 9

73 Star 12/6/1996.2.

74 Report of the Independent Board of Inquiry into Infonnal Repression. nrn, IBIIR,fév. 1993' 17.

75 Race RelatIOns Survey, 1992. 175-6

76 Erasmus. Z.. PetIts entrepreneurs noirs de la pémnsule du Cap (Mnque du Sud),ln Ellis, S & Fauré, Y.-A.: Entrepnses et entrepreneurs africains Paris, KarthaIa, Orstom, 1995:514.

420

pacité de fabrication, d'abord à des cofits plus élevés qu'à l'importation,puis defaçon rentable puisqu'aujourd'hui Armscor est le dixième pro­ducteur mondial. Afin de réduire sa vulnérabilité économique, le pays astocké 40 millions de tonnes de pétrole, soit deux ans de réserve. lapart du pétrole a été réduite à 20% de ses besoins énergétiques, moinsde 10% des besoins du commerce et de l'industrie, dont deux tiers pourles transports.

Au Nigeria aussi, l'effort de guerre pendant la sécession biafraisea eu ceci de bénéfique que la pénurie de devises a encouragé les indus­tries de substitution aux importations. L'intensité de la mobilisationnationale a étouffé les revendications sociales si l'on en juge d'après lenombre de grèves ([.0. Odetola, 1978: 80). Après la guerre, périodependant laquelle la défense avait aceaparéen moyenne un tiers du bud­get de l'État, le boom pétrolier a permis de financer une fabriqued'armements à Kaduna,la DIC, qui ne produit que des explosifs et desarmes légères. L'argument de Babangidaa été qu'avec de telles manu­factures, la militarisation du Nigeria faciliterait son industrialisation77.

La deuxième thèse, que l'on pourrait qualifier d'humaniste, in­siste sur les dommages causés par les combats: pertes en vies humai­nes, dégâts matériels, baisse de la productivité et des salaires, stagna­tion du produit national, gel de l'investissement, recul du tourisme,deSlJUction des infraslJUctures, etc. Le déclin économique et l'appau­vrissement le plus extrême sont souvent dus à une violence prolongée,par exemple en Somalie, en Angola, au Iiberia, au Mozambique ou enÉthiopie. Le président de la Chambre de commerce de Durban élargitl'impact de la violence au-delà des cercles économiques. Il y inclut lesconséquences humaines, la perte des valeurs morales, l'arrêt des pro­grammes sociaux, le déplacement des populations et des activités etl'échec des négociations, seules capables de trouver une solution poli­tique à la crise et de restaurer un climat de cœfiance78.

Les analyses du "risque-pays" faites par les instances financièresmondiales à propos de l'investissement dans les pays en voie de déve­loppement sont moins moralisantes mais confirment ce constat. Mal-

Tl Oyinlola, Olaniyi : Nigeria' s National Defence Spending and Economy : An ImpactAnalysis Seand.nav.an Journal of Developmen/ Allernal.ves vol.12, n02-3, juin 1993 241­54 ; Adekson, J. 'Bayo: Nigeria in Se2J'ch of a Stable Civil-Military System. Boulder, Color...do, Westview Press, 1981.71-2; Basorun, Debo: Selected Quotes of Major-General IbrahimBabangida. Surulc:re (Lagos), Terry Publishers, 1987: 13 ; Bassey, Celestine O. : Nigeria' sQuest for a Military-Industrial Comple". N.gerlan Journal of [nIerna/.onal S/ud.es vol.12,1988 : 46-55 ; Biaghere, Sunny : Nigeria: Creating a National Defence Industry Afncan De­fenee Journal an. 1987: 64-5.

78 Hojem, Kevin: Violence "should not be seen in isolation". Sunday Tribune14110/1990, n° spécial: 16.

421

gré la levée des sanctions économiques contre l'Afrique du Sud, le ni­veau de violence a freiné la reprise des investissements79. L'explosionde l'industrie de la sécurité privée n'a d'ailleurs pas eu les effets es­comptés au niveau de l'emploi, puisqu'elle n'occupe que 0,5% de lapopulation sud-africaine. contre 1,5% aux États-Unis ou en GrandeBretagne80. Plus de la moitié des composants des systèmes d'alarmeélectroniquesont importés et ne sont pas produits sur le sol national.En revanche, la consommation d'électricité augmente parce que lesgens laissent les lumières allumées chez eux quand ils sortent, pourdissuaderd'éventuels cambrioleurs. La sécurité gtève le budget des mé­nages, diminue leur capacité d'épargne et de consommation. Le coûtd'unenterrement,qui est d'environ 30.000 FF, ne cesse d'augmenter etruine les farnilles81 Le sentiment d'insécurité croissante et la haussedes tarifs font que le trafic ferroviaire de passagers a diminué de 10%.

A l'inverse, le marché des minibus a augmenté de 6% malgréles guerres de taxis82. D'après un sondage, deux tiers des entreprisessud-africaines avouent que le coût de la criminalité est négligeable rela­tivement à leur profit83 . A cet égard, il faut distinguer les industriesqui sont sensibles à la violence, le tourisme par exemple, de celles quile sont moins, telles que la sidérurgie.

En fin de compte, les deux thiories -"keynésienne" et"humaniste"- apparaissent complémentaires lorsqu'on quitte les tran­chées d'une guerre ouverte pour aborder les terrains beaucoup plusmouvants de l'insécurité permanente, quasi-institutionnalisée par unesociété "délinquante". Là, l'investissement productif, quoique limité,redevient possible à condition d'entrer dans le jeu, c'est-à-dire de payerdes protections ou d'entretenirdes armées privées. C'est le cas du Nige­ria, où la violence a depuis longtemps perdu ses attributs politiquesaux yeux dcla population, à la différence de l'Afrique du Sud.

79 Olivier, Johan L. . Pohtical Conllict in South Aftica. A Resource Mobilisation Ap-proach, ln Bekker, S , 1992: 3

80 SecunJy Focus vol 12, n·IO, oct. 1994.

81 Week/yMal/6/5/1994 4.

82 Race Rela1lOns Survey, 1992 xxx vü.

83 Naudé, Beaty, Grobbelaar, Thys, Joubert, Sandra & Maree, Alice: Crimes agaios'Business /ndlcaJor SA Cnme & Conf/lct 0·2, 1995' 25.

422

CONCLUSION

La violence urbaine est un phénomène complexe. tant dans sescauses que dans ses effets. Un premier objectif de ce livre a été œcerner le rôle de la ville dans la violence, et de le replacer dans soncontexte national et régional. La difficulté était qu'en Afrique, lesinterpénétrations des mondes urbain et rural sont nombreuses. lafluidité de l'enracinement citadin rend subtile la définition d'uneviolence urbaine qui n'est certes pas n'importe quelle violence seproduisant en ville, mais qui n'est pas non plus le résultat de la seuleconcentration de population. Entrent en compte certaines spécificitéspropres à l'organisation de la cité africaine, de l'ataxie nigériane à laségrégation sud-africaine. Le plus souvent, il n'y a pas œmunicipalité. La structure démographique accorde une place centrale àune jeunesse fmgilisée par la déscolarisation et le relâchement œl'encadrement familial. La coexistence de modernités différenciées créedes antagonismes malgré la persistance d'affiliations traditionnelles etles interdépendances des secteurs structuré et informel de l'économie,parfois les liens de clientélisme entre le bidonville et le quartierplanifié.

Un deuxième objectif de ce livre était d'étudier les effets de laviolence sur la ville, tant du côté des pouvoirs publics que des acteursprivés. Les interventions de l'État sont variées: planification urbaine,aménagement du territoire, positionnement des forces de l'ordre, modesde justice et de prévention. Le rôle des particuliers n'en est pas moinsimportant si l'on en juge d'après la montée des pmtiques d'autodéfenseou le bouleversement des flux d'échange et des marchés immobiliers.La programmation urbaine, l'architecture politique de la polIS etl'appareil policier se fondent en un effort unique et global de sécurité, àl'image de la "ville de quartz" décrite par M. Davis.

Les citadins développent une image manichéenne de la ville quin'est d'ailleurs pas très éloignée de celle du pouvoir et qui est pourpartie fonction du statut social et résidentiel. La topographie urbaine œla criminalité ne se réduit cependant pas à une opposition entrebidonvilles et quartiers aisés. Les endroits les plus dangereux sont lesalentours des marchés et les noeuds de transports, là où l'intensité de la

423

circulation, l'anonymat et la concentration de richesses attirent ladélinquance. Dans ces conditions, tant les populations des bidonvillesque des quartiers formels mettent en place des pratiques d'autodéfensequi révèlent non seulement l'inefficacité de la police d'État mais aussila capacité de mobilisation et d'organisation des habitants, voire leurconscience politique.

Faute de moyens dans une économie très peu structurée, lecitadin nigérian emploie généralement de simples veilleurs de nuit, aplus de difficultés qu'en RSA à trouver des armes à feu, du fait d'unejunte militaire jalouse de son monopole dans ce domaine, et s'organisemoins en milices, du fait de l'absence d'opposition politique armée. EnAfrique du Sud, le marché de la sécurité privée a beaucoup plusd'ampleur, témoignant du repli de la société blanche sur elle-même,tandis que les diverses milices noires ont un fort de degré de consciencepolitique, ce qui n'atteste pas forcément pour autant d'une grandesolidarité au sein de communautés disloquées par la délinquance et lesaffrontements partisans. Dans le cas nigérian comme dans le cas sud­africain, la "privatisation" de la sécurité urbaine, de la justiceinstantanée à la milice, produit une violence qui n'est plus encadrée parles partis politiques, ni bien sOr par l'État.

Outre ces formes d'autodéfense, la violence a sur la ville desconséquences d'ordre morphologique: recomposition des quartiers,renfermement architectural, modification des flux de circulation. lAville, qui brasse les populations, est censée construire l'État-nation etconduire au progrès Happée par des turbulences de tout geme, elle perdcette fonction au profit du ghetto. Cela ne signifie pas que la violencene puisse pas être en elle-même un vecteur de modernité. Sasophistication introduit les techniques les plus récentes, casse lestraditions, change les modes de vie, innove et crée de nouvelles classes.Dans la durée, on voit ce que cela a d'improductif. La ville, centre œproduction et de redistribution, reste la seule voie du progrès car on neconnaît pour l'instant aucune société développée qui s'en passe. A cetégard, les politiques qui miseraient tout sur l'agriculture et prôneraient,dans leur version extrême, un retour à la terre auraient tort.

La violence urbaine a des conséquences d'ordre politique,économique et social. Mais ces deux dernières découlent en grandepartie du politique, et, en manière de conclusion, il n'est pas inutile œrevenir sur le rôle de l'État. En effet, tant les romaines économique qœsocial se rapportent au politique: d'abord parce que le désordreentretient la récession, ensuite parce que ni une police ni une justiceillégitimes ne peuvent réduire la criminalité.

En Afrique noire, l'État n'a pas de contrôle exclusif de lacoercition. La violence est devenue une forme de "débrouillardise"comme une autre. Elle s'est émiettée à mesure que des gangs mafieux

424

pénétraient à l'intérieur d'un appareil étatique en voie de décompositionet que proliféraient les structures policières ou militaires de répressionet de racket. Que ce soit avec la criminalisation de la protestation (casdu comtsotsi sud-africain) ou avec la récupération politique dIbanditisme (l'affaire Anini au Ni,geria par exemple), la délinquancetraduit un vide, une crise de l'Etat. Elle diffère en cela du crimeorganisé qui, comme à Hong Kong ou en Sicile, a besoin de structuresétatiques pour opérer à moindre coOt et en toute impunité dans unenvironnement stable. C'est la fragmentation du monopole de laviolence en multiples milices locales fondées sur des considérationspolitiques, géographiques, confessionnelles ou ethniques qui reflète unaffaiblissement de l'autorité centrale. L'émergence de pouvoirsmilitaires régionaux, ceux des seigneurs de guerre, peut amener àreconsidérer des structures territoriales obsolètes et à envisager lemorcellement des États. Assiste-t-on alors à un retour à l'état œnature, cette insécurité permanente que le contrat social de Hobbes en1651 proposait de combattre en abdiquant une partie des droits et deslibertés des individus aux mains d'une entité souveraine, l'État?

La privatisation de la sécurité accompagne une insécuritégrandissante. Elle n'est pas propre à l'Afrique mais y prend uneampleur d'autant plus singulière que l'État est fragile et qu'avant lacolonisation la justice était rendueau niveau de collectivités bien pluspetites. Par comparaison au domaine public, la privatisation de lasécurité sert des intérêts spécifiques, qu'ils soient financiers,corporatistes, claniques, ou individualistes dans le cas du seigneur œguerre. Le processus s'opère au détriment de l'intérêt commun. Lavolonté générale chère à Rousseau n'est pas, on le sait, égale à lasomme des volontés individuelles.

La société se désengage à tous les niveaux d'un État qui,soutient R.H. Jackson, n'a plus beaucoup d'autorité et dont lareconnaissance juridique dépend essentiellement de la communautéinternationale sous la forme d'un siège à l'ONU, d'interventions de laBanque mondiale ou d'une aide au développement. La pratique àrépétition du coup d'État en Afrique noire, qui enlève toute légitimitéaux gouvernements, facilite les phénomènes de justice parallèle.

La solution est incontestablement politique parce qu'unrèglement plus juste du partage du pouvoir est un prélableindispensable à la reprise des activités économiques et à la stabilitéd'un pays. Cette solution, qui à terme ne suffit pas à en soi si elle nes'accompagne pas de mesures sociales sur le terrain, est aussi la seule àmême de donner une nouvelle légitimité au rôle de la police, cette foiscontre les criminels et non plus contre les opposants, et avecl'approbation des communautés concernées. La violence, qui remet encause l'État et le dépossède de ses prérogatives en matière de justice et

425

de police, est peut-être paradoxalement susceptible de le renforcer enprovoquant, par peur du chaos, un rassemblement consensuel autourd'institutions renégociées. La violence est un défi pour le pouvoir, enmême temps qu'une justification de sa brutalité. Au Nigeria, l'entretiend'une tension permanente gêne le régime. Mais elle flatte aussi lebesoin de discipline de l'homme de la rue. Qui plus est, cette situationne rebute pas les investisseurs étrangers.

L'insécurité a deux effets contradictoires. D'une part, elleconforte le besoin d'ordre; d'autre part, elle favorise des policesprivées qui échappent au contrôle des autorités. Elle disloque lesstructures sociales en même temps qu'elle incite à plus de solidarité etcrée des clientèles politiques.

L'Afrique du Sud en est un excellent exemple, quoiqu'il soitencore trop tôt pour juger de la réussite de sa transition. Pour l'instant,le pays vit un état de grâce et la violence politique a effectivementdécru, preuve d'un relatif contrôle des partis sur leurs troupes et,surtout, de la patience d'une population dont les attentes sont énormes.Alors que la violence criminelle se maintient, le plus dur du travail œréconciliation nationale est encore à venir. Mais la façon dont ont étégérés le transfert et le partage du pouvoir laisse espérer l'existenced'une capacité de résolution des conflits par la négociation. A unniveau très local, les comités de paix ont fait leur preuve en obtenantdes résultats remarquables sur une base volontaire qui réunissait autourd'un même objectif les autorités et les représentants de la sociétécivile. A cet égard, les comités de relations publiques de la policenigériane sont tout à fait décevants. Initiatives venues du haut, ilsn'ont aucun pouvoir et aucun prolongement social, à l'image d'un Étatpour qui la notion de service public reste une chimère, à la différencepar exemple d'une administration afrikaner pour qui cette notion,imprégnée d'une éthique protestante, valait au moins pour son grouperacial. La remarque appelle une distinction essentielle, selonqu'interfèrent les notions de service public ou de clientélisme dans laredistribution sectorielle, "raciste" ou "tribaliste", des richesses.

En attendant la définition de nouveaux "contrats sociaux" etl'apparition de véritables municipalités, tant le Nigeria que la RSA ontbesoin, à un niveau très local, d'intermédiaires entre la police d'Éiat etla société civile. Pour le premier, il ne faudra pas compter sur lU1C

chefferie sans pouvoir dans le Sud et discréditée par sescompromissions avec la junte militaire dans le Nord. Pour le second,l'équivalent des comités de paix pourrait bien jouer ce rôle œmédiateur, pour peu qu'il soit institutionnalisé.

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Presse de langue anglaise (sauf exception)

African Concord, Lagos (hebdo).African Guardian, Lagos (hebdo).Argus, Le Cap.&eld, Johannesburg (en afrikaans).Business Day, Johannesburg.Cape Times, Le Cap.Champion, Enugu.Citizen, Johannesburg.CItizen, Kaduna(hebdo).City Press, JohannesburgDaily Dispatch, East London.Daily News, Durban.Daily Sketch, Oyo, Oshun, Ondo et Ogun States.Daily Star, Anambra et Enugu States.Daily Times, Lagos.Democrat, Kano.Die Burger, Johannesburg (en afrikaans).Die TransvaJer, Johannesburg (en afrikaans).Die Volksblad, Bloemfontein (en afrikaans).Drum, Johannesburg (hebdo).EP Herald, Port Elizabeth.Evening Post, Port Elizabeth.Financlal Mail, Johannesburg (hebdo).The Guardian & GuardlanExpress, Lagos.Herald, Kwara et Kogi States.Hotline, Kaduna (hebdo).

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llanga, Durban (bi-hebdo en zoulou).Mayibuye, Johannesburg, mensuel de l'ANC.Natal Mercury, Durban.Natal Witness, Durban.National Concord &Sunday Concord, Lagos.Newbreed, Lagos (hebdo).Newsline, Niger State.New Nigerian, Kaduna.New NatIOn, Johannesburg.Newswatch, Lagos (hebdo).Nigerian Chronicle, Cross River State.Nigerian Observer, Delta et Edo States.Nigerian Statesman, Imo et Abia States.Nigerian Tide, Rivers State (Port Harcourt).Nigerian Tribune & Sunday Tribune, Ibadan.Pioneer, Akwa Thom State.PretorzaNews, Pretoria.The Punch & Sunday Punch, Lagos.Rapport, Johannesburg (hebdoen afrikaans).The Reporter, Kaduna.The Republic, Kaduna.Satellite, Kaduna.Sowetan, Johannesburg.Standard, Plateau State.Star & Sunday Star, Johannesburg.Sunday Times, Johannesburg.Sunday Tribune, Durban.Sunray, Port Harcourt.Tell, Lagos (hebdo).TSM (The Sunday Magazllle), Lagos (hebdo).Triumph, Kano.Trumpeter, Bauchi State.Vanguard, Lagos.Voice, Benue State.Weekly Mail, Johannesburg (hebdo).

456

GLOSSAIRE SUD-AFRICAIN

Abungubu : couvertures de guerre xhosa.Affirmative action: politique de discrimination positive et de rattra­page en faveur des Noirs par opposition au colourbar.Amabuthu : guerriers zoulous.Amakholwa : chrétien.Amakhosi : chef zoulou.Amandla ngawethu : salut avec le poing fenné et slogan xhosa signi­fiant à peu près "le pouvoir au peuple".Amaqabane : comrade de l'ANC.AmaSela: la pègre.Amasolomzi : police infonnelle constituée par les communautés noi­res dans la banlieue du Cap.Amasosha: soldats.As/wTi : anciens membres du MK ou du PAC retournés par les forcesde sécurité sud-africaines, avec qui ils collaborent, parfois officielle­ment au sein de la SAP. Beaucoup ont été entrâmés à la contre­révolution dans la fenne de Vlakplaas près de Pretoria.Assegai : lance.Baas: boss, patron (afrikaans).Baaskap : domination blanche (afrikaans).Bergie: vagabond de la Table de la Montagne au Cap (afrikaans).Bi/tong : viande séchée et salée (afrikaans).Brœi : barbecue très prisé des Sud-africains blancs.Buffel : véhicule de l'armée.Buppie: black urban professional, équivalent du yuppie blanc.Cafre: appellation péjorative du Noir, tirée de "l'infidèle" qaJir enarabe.Casspir: véhicule anti-émeute de la police, parfois appelé mello-yelloà cause de sa couleur jaune.Ctvics : comités de citoyens issus de la mouvance UDF au milieu desannées 1980 pour prendre le relais des autorités municipales inféodées àPretoria.Colourbar : réservation des emplois qualifiés aux Blancs.Combi: minibus Volkswagen des taxis noirs.

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Compound: camp clôturé et gardé où l'on parque les mineurs noirs;désigne, au Nigeria, un groupement enclos de maisons.Comrade: camarade de l'ANC.Comtsotsi : comrade devenu gangster.Crooners: chanteurs de charme.Dagga : marijuana.Drostdy : sorte de mairie des petites villes afrikaners, bureau et rési­dence du "magistrat de district", le landddrost hollandais entouré des no­tables heemraden du lieu.Hostel: foyer de travailleurs, généralement habité de Zoulous céliba­taires.Impi : régiment d'infanterie zoulou.Impimpi: "collabo", "balance".Indalxl: négociation en zoulou; projet de KwaNatal en 1986.Indwu1 : intendant des cours royales zouloues, souvent issu d'un li­gnage modeste et non d'une lignée de chefs. On le retrouve aujourd'huisurveillant dans les mines ou notable local.Influx Control: contrôle des flux de populations de couleur vers lesvilles.InteleZI : médecine de guerre pour se donner du courage.Inkululeko : "liberté", slogan xhosa.Inyanga: sorcier.Iquhasha: onomatopée zouloue traduisant l'explosion produite par ladétonation d'une arme à feu faite à la main par des artisans.Isigebengu: bandit zoulou.Kaffir: Cafre, appellation péjorative du Noir (de l'arabe ka'fir,"l'infidèle').Kaia : bidonville (zoulou, xhosa).Kangaroocourts: tnbunaux improvisés qui dispensent une justice ex­péditive.Kitskonstabels : assistants de police "prêts à l'emploi", peu entraînéset sous-payés.Koevoet : "pince à levier" ; surnom du service de contre-espionnagedu Sud-ouest africain (Namibie) incorporé à la SAP et à la SADF etbasé à Brits, dans le Transvaal. A participé à des assassinatsd'activistes politiques.Kraal : enclos.Kwela : littéralement "bondir". Style musical avec tambours et flû­teaux penny- whist/esLoame : Blanc en argot sowetan.likoata: "squatters des taudis" en sotho (sg. sekoata).Lobola : "dot" versée par l'époux à son beau-père.Mabangalnla: vigilantes.Makgotla : tribunal traditionnel et plutôt conservateur.

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Marabi : musique et culture prolétaire des' townships noires dans lesannées 1930.Muti : médicament à base de plantes et de potions magiques, dispensépar un sangoma.Neckladng : "supplice du collier" par lequel la victime est brOlée viveavec un pneu enflammé autour du cou.Ngaka: docteur traditionnel.Nongqai : veilleur de nuit, gardien, policier du Natal au début du siè­cle.Pandoer : soldat khoi de la Compagnie hollandaise des Indes orientalesau Cap.Panga : type de machette utilisé dans les plantations de canne à sucre,puis par les troupes coloniales pendant la Seconde guerre mondiale etpar les Mau Mau au Kenya.Pantsula : style de vêtements, de musique et de danse inspiré des gang­sters américains des années 1930.Pop: porridge dur à base de féculents.People'scourts: tribunaux du peuple qui, dans les townships sous lacoupe des civics, dispensent une justice informelle.Phoisa : police en argot sowetan.Sangoma: guérisseur traditionnel et devin.Shebeen : bar africain clandestin du temps de l'apartheid, devenu"taverne" après sa légalisation.Sjambok: fouet.Skollze : gangster (métis) du Cap.Smous : marchand itinérant (afrikaans).Spaza : petite boutique africaine, généralement chez un particulier oudans un container.Stay away : journée « ville morte». Ce n'est pas une grève mais unarrêt du travail, comme pendant la commémoration des événements deSoweto, chaque 16 juin, ou pour une marche funèbre en l'honneur duleader communiste assassiné Chris Rani en avril 1993.Stokvel: placement pour faire fructifier son épargne suivant les prin­cipes d'une tontine. Vient de l'anglais stock/air, vente de bétail anx en­chères tournantes des colons britanniques au XIXème siècle.Swartgevaar: le "péril noir".Teleweni: le "vendu", d'après le nom de la punition infligée aux traέtres du temps du roi Shaka, qui consistait à les jeter du haut d'un es­carpement. Terme péjoratif qui désigne parfois les partisans de1'Inkatha accusés de collaborer avec les Blancs.Tokoloshe : mauvais esprit de la terre, très redouté.Toyi-toyi : manifestation de rue accompagnée de danse et menée aupas de gymnastique.Troopie: conscrit.

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Tsotsi : gangster ou voyou.Uitlander : étranger en afrikaans, en l'occurrence les Européens quivinrent s'établir dans le Transvaal avec la découverte des gisementsminiers et dont les doléances servirent de prétexte à l'intervention mili­taire britannique de 1899 contre les Boers.Vigilantes: milices noires et conservatrices souvent alignées surl'lnkatha.Voortrekkers : pionniers afrikaners des premiers temps de la colonisa­tion.Zozo: baraquement ou toilettes de fortune.

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GLOSSAIRE NIGÉRIANINTÉGRANT UN PETIT LEXIQUE DE PIDGIN

Ajami : haoussa transcrit en caractères arabes.A/afin (ou akiààfin) : oba d'Oyo.Alarama (pl. alaramomi) : clerc spécialisé dans l'enseignement du Co­ran (haoussa).A/hadji: qui a fait le pèlerinage à La Mecque; désigne par extensiontout notable de confession musulmane.A/kali: juge traditionnel en pays islamique.A/majiri (pl. almajirai) : élève coranique mendiant dans la rue.Area boy : "zonard" de Lagos ("alaye" yorouba ou "barawo" haoussa).Arta: roi en pays igala ou igbirra.&ra (pl. baron) : esclave (haoussa).&nanci : relation de clientèle entre deux individus n'exerçant pas lamême profession (haoussa).Barayi : voleurs (haoussa).Batik: tissu artisanal teint à la cire.Beg (to) : mendier, supplier, demander.Birni(n) (pl. birane) : (vieille) ville entourée d'une enceinte (haoussa).Bo/ekaja : "descends et viens te battre", surnom donné aux minibus enpays yorouba.Chop : manger, consommer.Dagad : chef de village ou de quartier (haoussa).Danbanga : milice de quartier haoussa; désigne parfois le voyou.Dandaba : gang de voyous haoussa (pl. yandaba) ; dabobi : membresdes yandaba.Dansanda : police (haoussa).Dan koka : messager et "représentant de la loi" des émirs haoussa.Darika (pl. dariku) : confrérie religieuse en haoussa.Dash: corruption, cadeau; c'est aussi un verbe.Da'wa: prédication (arabe) ; groupe islamiste à Kano.Djihad: guerre sainte.Dwbar : démonstration de cavalerie en 1'honneur des émirs du Nord, àl'occasion de la fin du ramadan pour la fête dite du Saliah.Etsu : roi des Noupé.

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Fa1ake ou yan koli : commerçants itinérants (haoussa).Fulani: Peul en haoussa.Fuskoki : districts haoussa (sg. fuskar).Gandu : champ familial (haoussa).Gœddi (pl. garddawa) : maître coranique aspirant au statut d'alarœm(haoussa).Gari (pl. garuruwa) : ville (haoussa). C'est aussi l'aliment de base dela société nigériane, à partir de manioc pilé.Gbong gwom : chef des Birom à Jos.Go-slow: embouteillage.Hakimi : chef de district, autrefois à la tête d'un gunduma (pl. gundu­moml), la plus grande entité territoriale de l'émirat de Kano avant lacolonisation.Ibeji : jumeaux yorouba; désigne aussi des statuettes sacrées toujourssculptées par paires.landuku : voyou (yorouba)luju : sorcellerie en pays yorouba.Kabu kabu : taxi au noir.Kafiri (pl. kajirai) : mfidèle (haoussa).Kawye (pl. kawyuka) : village (haoussa).Kofar: porte d'une ville haoussa.Kolo (pl. kulawa) : élèves coraniques de cinq à sept ans (haoussa).Lamido : émir dans l'Adamawa (et le Nord du Cameroun).Mal gida : chef de famille, patron dans une relation de clientèle baranci(haoussa).Mai unguwa (pl. masu unguwani) : chef de quartier (haoussa).Majlts (pl. majalts) : lieu d~ culte ou d'étude en arabe, différent du"collège" medersa ou de la mosquée.Makarantarallo : école de mémorisation du Coran, alto étant la ta­blette de bois qui sert d'ardoise aux élèves (haoussa).Makarantarboko : écoles modernes, par opposition aux écoles reli­gieuses (haoussa).Makarantar ilimi : école d'apprentissage des sciences islamiques, géné­ralement enseignées par les confréries (haoussa).Mallam (pl. mallamai) : professeur, lettré ou marabout musulman.Mopol : Mobile Poltce, unité anti-émeute.Molue : bus de Lagos.Mutumcl : relation de clientèle entre deux individus exerçant la mêmeprofession (haoussa).Native Authority : littéralement "autorité indigène", c'est-à-dire autantune aire de juridiction qu'une institution du pouvoir colonial.Oba: roi divin en pays yorouba et dans le royaume de Benin.Obong : chef coutumier efik ou ibibio, dans le sud-est.Odaran : malfaiteur (yorouba).

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Oga : patron.Oghologho : mauvais garçon (yorouba).Ole: voleur (yorouba).Olopa : police (littéralement: "celui qui a un bâton" en yorouba).Olosha : bandit armé (yorouba).Oloshi : le "pauvre type" (insulte yorouba).Olu : roi des Itsekiri à Wam.Onye oshi : voleur (ibo).Oom (ou oemi) : oba d'llé-Ifé.Onsha ; dieu yorouba.Oyigbo : Blanc; on dit BaJure en haoussa et Onyeocha en ibo("Onye ojii" = Noir).Palaver : palabre.Pidgin: sorte de créole anglais mâtiné de vocabulaire vernaculaire et derestes portugais.Pikin: gamins.Qadi : juge islamique (arabe).Sabe : savoir.Sarakuna: l'aristocratie haoussa-peule. Parmi les titres de noblessehaoussa, on trouve: lxJrde, Clroma, galadima, ma'aji, madaki, maka­ma, sarkm bayi, sarkindawakl, turaki et wambai.SardaLoul ; chef de la garde dans la cour de Sokoto.Sarki(n) ; souverain ou émir haoussa. Sarkin musulmi : commandeurdes croyants.Sharia : droit islamique.Shehu : sultan (de Sokoto ou de Borno).Soja: soldat (pidgin).Taiakawa : la roture haoussa, dont les ouvriers laburori (sg. /abura),les paysans manoma, les migrants saisonniers yancin-rani, les petitscommerçants yan tebur, les artisans masu aiki da hannu, les groscommerçants tajirai et même les bourgeois nantis masu arziki ..Talla: commerce ambulant (haoussa).Titibiri ou koso : élèves coraniques de huit à quatorre ans (haoussa).Tor: chef des Tiv.Tsangaya (pl. tsangayoyi) : école coranique mrale, hameau (haoussa).Umma : communauté des croyants (arabe).Unguwa ; quartiers haoussa (sg. ungwar).Uro : voyou ibo.Warrantchlef: chef nommé par décret pendant la colonisation.Wazifa ; réunion religieuse quotidienne des Tijani (haoussa).Wetin happen ? Qu'est-ce qui se passe (ou s'est passé) ?Yan iska : jeunes marginaux (haoussa).Yan shi'a ou yan system: islamistes pro-iraniens favorables à un sys­tème politique basé sur la sharia (haoussa).

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Yan uwa: membres de la famille (haoussa).Yaro : client dans une relation baranci (haoussa).Zawiya: lieu de culte (arabe).

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LISTE DES SIGLES

ABU: Ahmadu Bello University (zaria)ACO: Alexandra Civic OrganisationAEF : Afrique Equatoriale FrançaiseAFRC : Armed Forces RlÙing Council (lDS)AOF : Afrique Occidentale FrançaiseANC: Mrican National CongressAMPROS : Anglo American Property Services (JHB)APLA: Azanian People's Liberation AnnyARMSCOR : Annaments Development and Manufacturing Corpora­tion of South AfricaASUU : Academic Staff Union of UniversitiesAVF : Afrikaner VolksfrontAVU : Mrikaner VolksunieAWB : Afrikaner WeerstandsbewegingAZANLA : Azanian National Liberation AnnyAZAPO: Azanian People's OrganizationAZASM : Azanian Students' MovementBCMA : Black Consciousness Movement of AzaniaBLA : Black LocaI AuthoritiesBMATI : British Military Advisory and Training TeamBUK: Bayero University of KanoBVP : Blanke Volkstaat partyCASE: Community Agency for Social Enquiry (JHB)CAST: Civics Associations of the Southem TransvaalCBD : Central Business DistrictCDHR: Committee for the Defence of Human Rights (Lagos)CEAN : Centre d'Etudes sur l'Afrique Noire (Bordeaux)CEDEAO : Communauté Economique des États d'Afrique de l'Ouest,ou ECOWAS en anglaisCEGET : Centre d'Etude de Géographie Tropicale (Bordeaux)CEPED: Centre d'Etudes sur la Population et le Développement(paris).CERI : Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (paris)CLO: Civil liberties Organisation (Lagos)

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CMS: Church Missionary SocietyCODESA : Conference for a Democratie South AfricaCONTRALESA: Congress of Traditional Leaders of South AfricaCOSAG : Concerned South African GroupCaSAS: Congress of South Africau StudentsCOSATU: Congress of South Africau Trade UnionsCP : Conservative PartyCPS : Centre for Policy Studies (JHB)CRISP: Centre de Recherches et d'Information Socio-Politiques,BruxellesCT: Cape TownDBN: DurbanDFFRI : Directorate of FO<Xis, Roads and Rural InfrastructuresDHAC : Durban Housing Action CommitteeDIC : Defence Industry Corporation (Kaduna)DP: Democratie PartyEHESS : Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris)FAK : Federasie van Afrikaanse KultuurverenigingsFCDA : Federal Capital Development Authority (Abuja)FCT : Federal Capital Territory (Abuja)FMI : Fonds Monétaire InternationalEMIROAF : Ethnie Minority Rights Organization of AfricaFNLA : Frente Nacional de Libertaçao de AngolaFRELIMO : Frente de libertaçao do MoçambiqueFNSP: Fondation Nationale des Sciences Politiques (Paris)FRCN : Federal Radio Corporation of NigeriaFRSC : Federal Road Safety CommissionGNPP : Great Nigerian People's PartyGRA: Govemment Residential AreaBeR: Haut Commissariat aux Réfugiés (ONU)HNP : Herstigte Nationale PartyHRC : Human Rights Commission (JHB)HSRC : Human Science Research Council (Pretoria)IBIIR : Independent Board of Inquiry ioto Informal Repression (JHB)ICC : Interim Crisis Committee (Alexandra)10 : International Commission of Jurists (JHB)ICSA : Interim Conunon Services AgencyIDASA: Institute for a Democratie Alternative for South AfricaIDP : Institute for Defence Policy (JHB)lEP : Institut d'Etudes Politiques (Paris)IFP : Inkatha Freedom PartyIFRA : Institut Français de Recherche en Afrique (ex-CREDU : Nai­robi et Ibadan)

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INALCO: Institut National des Langues et Civilisations Orientales(paris)INED: Institut National d'Etudes Demographiques (Paris)ISHR : International Society for Human RightsISTED : Institut des Sciences et des Techniques de l'Equipement etl'Environnement pour le Développement (Paris)ISU: Internal Stability Unit (unité anti-émeute de la SAP)JHB: JohannesburgJORAC : Joint Rent Action Committee (Durban)KFC : KwaZulu Finance and Investment CorporationLSDPC : Lagos State Development and Property CompanyLDRC : Local Dispute Resolution CommitteeLEDB : Lagos Ex.ecutive Development BoardLOS: LagosMAMSER: Mass Mobilization for Self-reliance, Social Justice andEconomic RecoveryMK : Umkhonto we Sizwe ("Lance de la Nation")MOSOP : Movement for the Survival of Ogoni PeopleMSS: Muslim Students SocietyMPLA : Movimento Popular de Libertaçao de AngolaNACRO: National Association for the Care and Resettlement of Of­fenders (IDS)NADEL : National Association of Democratic Lawyers (RSA)NANS: National Association of Nigerian StudentsNDC : Niger Delta CongressNCNC: National Council for Nigeria and the CameroonsNDLEA : Nigerian Drug Law Enforcement AgencyNEPA: Nigerian Electric Power AuthorityNEPU: Northern Elements Progressive UnionNGK : Nederduitse Gereformeerde KerkNICRO : National Institute for Crime Prevention and the Rehabilita­tionofOffenders (JHB)NISER : Nigerian Institute of Social and Economic Research (Ibadan)NLC: Nigerian Labour CongressNNDC : New Nigeria Development CompanyNNDP : Nigerian National Democratic PartyNNPC : Nigeria National Petroleum CorporationNP : National PartyNPA : Natal Provincial AuthorityNPC : Northern People's CongressNPF: Nigeria Police ForceNPN: National Party of NigeriaNPP : Nigerian People's PartyNRC: National Republican Convention

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NSO : Nigerian Security OrganisationNTA : Nigerian Television AuthorityNUPENG: National Union of Petroleum and Gas WorkersNUSAS : National Union of South African StudentsNYCOP : National Youth Council of Ogoni PeopleNYSC: National Youth Service CorpsOB : Ossewa Brandwag (les Sentinelles des chariots)OFS : Orange Free Stateorr :Organisation Internationale du TravailONU: Organisation des Nations UniesOPEP: Organisation des Pays Exportateurs de PétroleOUA: Organisation de l'Unité AfricainePAC : Pan-Africanist CongressPENGASSAN: Petrolewn and Natural Gas Senior Staff AssociationPFP: Progressive Federal PartyPH : Port HarcourtPIE : Produit Intérieur BrutPLAN: People's Liberation Anny of NamibiaPNB: Produit National BrutPNUD : Programme des Nations Unies pour le DéveloppementPOPCRU: Police and Prisons Civil Rights UnionPRP : People's Redemption PartyPUTCO : Public Utility CompanyPWV: Pretoria, Witwatersrand, VereenigingQHS : Quartier de Haute SécuritéRCA : République centrafricaineRDP : Reconstruction and Development ProgrammeRDRC : Regional Dispute Resolution CommitteeRENAMO : Resistência Nacional MozambicanaRKDP : RSA-KwaZulu Development Project (DBN)RSA: République Sud-AfricaineSABC : South African Broadcasting CorporationSACC: South African Council of ChurchesSACOB : South African Chamber of Commerce (JHB)SACP: South African Communist PartySACTU : South African Congress of Trade UnionsSACU: Southem African Customs UnionSADCC : Southern African Deve10pment Coordination ConferenceSA(N)DF: South African (National) Defence Force, ex-SADFSADTU : South African Democratic Teachers UnionSAlIT : South African Housing TrustSAIRR: South African Institute of Race Relations (JHB)SAIS: South African Institute of Security (JHB)SANAB : South African Narcotics Bureau

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SANCO : South African National Civic OrganisationSAP(S) : South African Police (Service), ex-SAPSAPOA : South African Property Owners Association (JHB)SAPU : South African Police UnionSARCC : South African Rail Commuter CorporationSASA : Security Association of South Africa (JHB)SASO : South African Students OrganisationSASFED : South African Security Federation (JHB)SATS: South African Transport ServicesSAYCO : South African Youth CongressSBDC : Small Business Development CorporationSCTIP: Service de Coopération Technique Internationale de la PoliceSDP : Social Democratie PartySDU : Self-Defence Unit (ANC)SPU : Self-Protection Units (lFP)SOAS : School of Oriental and African Studies (Londres)SSS : State Security Services (Nigeria)SWAPO: South West Africa People's OrganisationTBVC: Transkei. Bophutatswana, Venda et CiskeiTEe: Transitional Executive Council (JHB)TPA : Transvaal Provincial AuthorityUAC : United African CompanyUDF: United Democratie FrontUMBC : United Middle Belt CongressUNILAG : University of LagosUNISA : University of South Africa (Pretoria)UNITA : Union nationale pour l'indépendance totale de l'AngolaUNRISD : United Nations Research Institute for Social DevelopmentUPN: UnitYParty of NigeriaWAI : War Against IndisciplineYMCA : Young Men's Christian AssociationZANU : Zimbabwe African National UnionZAPU : Zimbabwe African People UnionZCC : Zion Christian ChurchZP: KwaZulu Police

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LISTE DES CARTES DU TOME 2

Fig. 1 : Durban 226Fig. 2 : Lagos 230Fig. 3 : Kano 235Fig. 4: Port Harcourt 237Fig. 5 : Les points chauds de la vieille ville de Kano 255Fig.6: Les points chauds de Kano 256Fig.7: Échelle qualitative des quartiers de Port Harcourt enfonction des prix locatifs annuels, des infrastructures publiques, durevenu annuel des ménages, de la régularité de l'approvisionnementen eau, des densités résidentielles et du chômage des habitants) 392Fig. 8 : Échelle qualitative des quartiers de Lagos en fonction destaux d'occupation par maison et par pièce, des densitésrensidentielles par hectare, du prix annuel des loyers et du revenudes habitants .393Fig. 9 : Échelle qualitative des quartiers de Kano en fonction desprix locatifs annuels et des densités résidentielles 394Fig. 10 : Le redécoupage municipal du Grand Johannesburgen 1995 397Fig. Il : Johannesburg: Les points chauds de la townshipd'Alexandra 402Fig. 12: Le redécoupage municipal du Grand Durban en 1996 406Fig. 13 : Durban: Les points chauds de la township deKwaMashu 408Fig. 14 : Durban: Les points chauds de la township d'Umlazi 409

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LISTE DES TABLEAUX DU TOME 2

Tab. 1 : Les inspecteurs généraux de la NPF depuis l'indépendance.. 18Tab. 2 : Quelques "bavures" célèbres de la NPF 25Tab. 3 : Les 38 commissariats de Lagos 36Tab. 4: Les 33 commissariats du Rivers State 35Tab. 5 : Les 43 commissariats de Kano 37Tab. 6: Condamnations à mort suivies d'exécutions en RSA 141Tab. 7 : La mafia de Kaduna: composition, fonctions politiqueset économiques, ramifications 167Tab. 8 : Le poids de Lagos au Nigeria 181Tab.9 : Quelques mesures de l'hégémonie urbaine 185Tab. 10 : L'explosion du marché de la sécurité privée en AfriqueduSud 331Tab. 11 : Les principaux groupes de vigilantes en RSA 360Tab. 12: Classement des sections du CBD de Johannesburg enfonction du prix de leurs baux commerciaux , " 398

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T ABLE DES MATIÈRES

Sommaire 7

Troisième partie

SECURITE URBAINE: LES ACTIONS DE L'ETAT

Chapitre 1: La Nigeria Police Force (NPF) : conuption, loi de lajungle et méthode du kill and go IlForce de police et faiblesse de l'État. 12La police nigériane: un passé colonial 15Police nationale et milice locale 16Des interférences politiques 20Une force inefficace et corrompue 25De timides réfonnes 31Une police "à louer" au service des riches 33

Chapitre 2: La South African Police (SAP) : du racismeinstitutionnel au community policing 39Un rôle raciste et politique 39Une police centralisée .45Les auxiliaires 47La KwaZulu Police (ZP) 51Le temps de la « pretoriastroïka » 55Une nouvelle police en fonnation ? 61La bataille de la légitimité: une police de proximité 66Des mutineries àcraindre " 69

Chapitre 3: L'année sur le front urbain 73La militarisation 74Le Nigeria aux mains des prétoriens 75

Une popularité par défaut. _ __ 78L'Afrique du Sud en état de siège 81

La politisation de l'armée pendant l'état d'urgence 85Les basses oeuvres de la SADF 90Des officiers en réserve de la République? 94L'échec de la National Peace Keeping Force (NPKF) 97De l'intégration à la rationalisation 99Un changement de mandat _ _ ,. _ 106Un certain consensus. _ _.. .. . .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . .. 110

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Chapitre 4: Justice en perruques et têtes couronnées 119Un code pénal inadapté 119

La justice moderne dans l'Mrique postcoloniale 120Les conflits de droit avec la tradition 123

Le rôle de la chefferie 125RSA : des chefs de pacotille dans des réserves africaines 126Nigeria: le poids de la tradition 131

Chapitre 5: De la sanction à la prévention 135Mrique du Sud: la loi des Blancs 135

La prison des Noirs 136Les mesures d'exception , 138

Nigeria: la loi du Nord et la loi du Sud 142La loi martiale 144

Les modalités de la prévention 145Les subterfuges 145Les actions sociales 148Comités de paix sud-africains, commission Goldstone etNICRO 151

Chapitre 6: Le blais urbain 157Des citadins privilégiés et des paysans exploités 157Les raisons du parti-pris urbain 160

La ville du coup d'État. 162"Ma1ïadeKaduna"etBroederbondsud-africain I64La "macroeéphalte" économique et le pouvoir d'attraction 179

Chapitre 7: L'arnénagementdu territoire 187Les capitales nouvelles 187

Des motivations mais des inconvénients 188Abuja, le recentrage 189

La trilogie sud-africaine 192Pretoria et Bloemfontein, des capitales de province 193Le Cap, ou la Méditerranée sans les Latins 194-

Limiter la croissance urbaine irrégulière 197

Chapitre 8: L'urbanisme sécuritaire 203L'architecture politique de la ville 203

Les périmètres "sensibles" 209Le "syndrome du tzigane" 214

Ledélitdechômage 215Un héritage colonial 218

Le bidonville dans la ligne de mire 220

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L'exclusion sud-africaine, un essai de totalitarisme urbain 221La négligence nigériane en guise de libéralisme 228

Quatrième partie

SECURITE URBAINE: LES ACTEURS PRIVES

Chapitre 9: L'imaginaire et l'irrationnel: l'image de la ville 241La ville criminelle 241

Le mythe champêtre 244La contribution de la statistique au fantasme 246

Le zonage : une topographie de la criminalité 248Les cours des miracles 251Les cibles 257

Chapitre 10: Les rapports à la mort du citadin 263La mort: représentations et enjeux urbains 263

La ville et les funérailles 266Violence et mauvaises morts 268

Suicide et urbanisation 270Les sociétés africaines et le suicide 271De l'influence de la violence politique 278

Le refuge de la religion 281

Chapitre Il: La sorcellerie et la justice spontanée 285La persistance de la magie en ville 285

La guérison et le contrôle social 288La sorcellerie source de violence 291

Les règlements de comples 295Le lynchage 297

En dehors de la coutume 300En dehors de l'État 301

Chapitre 12: Du chien de garde au veilleur de nuit nigérian 303La panoplie de l 'autodéfense organisée 303

Du chien de chasse au chien de garde 303Le sport 306Les milices 308Les sociétés de gardiennage et de surveillance " 311

Le veilleur de nuit nigérian 312Les armes locales 312Les groupes d'îlotage 314Les lieux publics: marchés et campus 316

477

Un marché de la sécurité privée encore embryonnaire 317Le décret de 1986 et les ratés de la profession 319

Chapitre 13: La sophistication sud-africaine: des compagniesde sécurité « blanches» aux milices « noires » ......•....•............ 323L'arsenal. .. .. .. .. .. . . . 324

Le pistolet iquJU1Sha et la kalachnikov de contrebande , 326De la surveillance à l'îlotage: l'option Neighbourhood Watch ouBlockWatch 327L'ampleur du marché de la sécurité privée 330

La réglementation du Security Officers Act et ses problèmes 335Les coups fourrés des sociétés de gardiennage 337Une troisième force? 342

Les unités d'autodéfense SDU 346La dérive du comtsotsi 348Les tribunaux du peuple 352Un changement d'attitude: l'exemple d'Alexandra 354

Les Vigilantes et les escadrons de la mort 356Les formations armées des Zoulous: l'exemple de Durban 359Un seigneur de guerre à Lindelani 364

Chapitre 14: La restructuration de la ville par le bas: le grandrenfermement. 369La logique du barbelé. . 369La psychose du bunker nigérian 373La culture du ghetto sud-africain 376

Un art tourmenté 382Une vic nocturne entre parenilièses 384

Chapitre 15. La recomposition urbaine: les fiux depopulatIons. . 387La fin de l'exode mral ? 387

Les limites intrinsèques du développement urbain 389Les bouleversements du marché immobilier. " 390Johannesburg: un petit trek vers le nord 395

Sandton, banlieue blanche post-apartheid 400Alexandra: un mode de vie surla défensive 401

Une géographie de la peur à Durban 404Des "trous" dans la ville 407

Ville post-apartheid et privatisation nigériane 413Les conséquences économiques de la violence 418

Conclusion ....Bibliographie.

. 423. 427

478

Glossaire sud-africain 457Glossaire nigérian intégrant un petit lexique de pidgin 461Liste des sigles 465Liste des cartes du tome 2 471Liste des tableaux du tome 2 473Table des matières du tome 2 475

479

Achevé d'imprimer le 14 février 1997sur les presses de Dom inique Guén iot ,imprim eur à Langres - Sa ints-Geosmes

Photocom posi tion : L 'Harma ttan

Dépôt légal : févr ier 1997 - N° d'imprimeur : 2856

VIOLENCE ET SÉcuRITÉ URBAINESEN AFRIQUE DU SUD ET AU NIGERIA

Un ess ai de pri vati sat ion - tome 2

La violence urbaine est relativement nou velle et peu étudiée au sud duSahara, ne serait-ce qu ' à cause d 'une urbani sation tardive en grande partieimportée par le colonisa teur. Les pou voirs publ ics commence nt à prendreconscience du problème, ainsi qu'en témoignent les co nclusions de laconférence d'Habitat II à Istanbul. Les citadins africains, eux, n' ont pas autantattendu pour s'organise r à leur façon . Leur inquiétud e se manifeste dans milledétails : ouvrir soi-même avec un poinçon les bouteilles de Coca-Cola serviesdan s les boîtes.de nuit , de peur qu ' on y mette du poison ou un somnifère sielles étaient décapsulées au préalable ; se promener dans la rue avec sa montreà quartz bloqu ée sur la position 0 du chronomètre afin de laisser croire qu 'ils'agit d' une fausse et de ne pas se faire arra cher le bracelet par des voleurs ;rouler en pleine canicule toutes vitres fermées, les loquets tirés, etc . Lesréac tions à la vio lence criminelle ou pol itique en ville ne sont pas toute s aussianecdotiques . Tandi s que l' appareil s écuritaire de l'État durcit sa répression,les lynchages, les protections mag iques, les cha sses aux sorcières , les chiensde garde, les vei lleurs de nuit , les soc iétés de surve illance, les patrouillesd'î lotage et diverses milices parfois constituées en véritables armées privéesenflamment le paysage urbain et conco urent à leur tour à la violence.

Le libéralisme triomphant des années 80 et la pol itique d'ajustementstructu rel de la Banqu e mondiale ont par ailleurs imposé à l'Afrique uneprivatisation de l'économie qui, somme toute , n' a fait que consacrer le reculd 'un État déliquescent. Dans ce context e, il ne faut pas s' étonner que laviolence des villes empire et s' accompagne d 'un recours grandissant auxpratiques d ' autodé fence.

L' Afrique du Sud et le Nigeria, qui comptent les mégalopoles les plusimportantes et les plus turbul entes du sous-co ntinent, sont représentatifs deces phénomènes. À cet éga rd, l' ouvrage de Marc-Ant oine de Montclos est unprécis de violence urbaine qui fourmille de renseignements et contentera lesconnaisse urs . Aux autres, il ouvrira de nouvelles perspecti ves. La violencebouleverse en effet les modes de vie citadins et co nduit à un grandren ferm ement urbain . Le cloi sonnement en ghetto fait perdre à la villemoderne sa fonct ion de rencontre soc iale et de brassage des populations,compromettan t par là même le rôle qu ' elle doit jo uer dans le développement.

Marc-Antoine DE MONTCW S est diplômé de l' Institut d 'études politiquesde Paris, où il a soutenu sa thèse de doctorat sur la violence et la sécuritéurbaines en Afrique du Sud et au Nigeria. 1/ a travaillé deux ans à PortHarcourt pour l'ambassade de France et a effectué de nombreux séjours àJohannesburg et Durban dans le cadre de diverses missions. Chargé derecherches à Nairobi pour l 'Institut fra nçais de recherche scientifique pour ledéveloppement en coopératio n (ORSTOM), il enquête à présent sur lesréfugi és de la Come de l'Afrique.

ISBN: 2-7384-5206-X

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