Utopiste à mort

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Utopiste à mort ? 1. L’Utopie ou la Mort. L’agronome et écologiste tiers-mondiste René Dumont publia en 1973 un essai intitulé «L’Utopie ou la Mort». Son propos passait d’une critique poussée du système économique mondial à l’évocation de mesures radicales visant à égaliser les rapports économiques, juridiques et politiques entre le monde industrialisé et le Tiers- Monde. La Mort, dans son propos, c’était l’avenir sombre de l’humanité écartelée entre la paupérisation accrue des pays déjà pauvres et l’étouffement des pays riches. Face à cette Mort, une nécessaire Utopie. Le détail des mesures préconisées par Dumont montre que la Mort pourrait être évitée grâce à elles, mais que leur mise en place demande une véritable révolution et de réels sacrifices. L’Utopie, présentée comme nécessaire reste cependant une utopie, car on imagine difficilement comment et même pourquoi elle pourrait/devrait s’imposer. Voici les propositions de René Dumont : - du côté des pays du Tiers Monde : indépendance nationale comptant sur ses propres forces et priorité agricole ; offices internationaux des matières premières permettant de lutter contre la dégradation des termes de l’échange ; répudiation des dettes abusives, nationalisation du sous-sol, alphabétisation fonctionnelle rénovée suivi d’une éducation permanente, etc. - du côté des pays riches :annulation des dettes, fourniture d’équipements gratuits pour une valeur de 5 % du P.N.B., organisation mondiale des marchés des matières premières, ouverture plus large des marchés aux productions agricoles et industrielles des pays du Tiers Monde, croissance zéro de la consommation globale des produits industriels ; dépérisseent progressif des États ; suppression des armements, redistribution des revenus, pénalisation des voitures particulières et de l’urbanisation, etc. - au niveau international : Dumont propose un impôt international sur les matières premières calculé pour protéger les réserves ; il préconise également un malthusianisme démographique et une migration des populations ves les zones sous-peuplées. De telles mesures demandent un homme nouveau, une nouvelle foi, une nouvelle morale. Dumont avait raison de décrire les 1

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Utopiste à mort ?

1. L’Utopie ou la Mort.

L’agronome et écologiste tiers-mondiste René Dumont publia en 1973un essai intitulé «L’Utopie ou la Mort». Son propos passait d’unecritique poussée du système économique mondial à l’évocation demesures radicales visant à égaliser les rapports économiques,juridiques et politiques entre le monde industrialisé et le Tiers-Monde. La Mort, dans son propos, c’était l’avenir sombre del’humanité écartelée entre la paupérisation accrue des pays déjàpauvres et l’étouffement des pays riches. Face à cette Mort, unenécessaire Utopie.

Le détail des mesures préconisées par Dumont montre que la Mortpourrait être évitée grâce à elles, mais que leur mise en placedemande une véritable révolution et de réels sacrifices. L’Utopie,présentée comme nécessaire reste cependant une utopie, car onimagine difficilement comment et même pourquoi ellepourrait/devrait s’imposer.

Voici les propositions de René Dumont :- du côté des pays du Tiers Monde : indépendance nationale comptant

sur ses propres forces et priorité agricole ; officesinternationaux des matières premières permettant de lutter contrela dégradation des termes de l’échange ; répudiation des dettesabusives, nationalisation du sous-sol, alphabétisationfonctionnelle rénovée suivi d’une éducation permanente, etc.

- du côté des pays riches :annulation des dettes, fournitured’équipements gratuits pour une valeur de 5 % du P.N.B.,organisation mondiale des marchés des matières premières, ouvertureplus large des marchés aux productions agricoles et industriellesdes pays du Tiers Monde, croissance zéro de la consommation globaledes produits industriels ; dépérisseent progressif des États ;suppression des armements, redistribution des revenus, pénalisationdes voitures particulières et de l’urbanisation, etc.

- au niveau international : Dumont propose un impôt international surles matières premières calculé pour protéger les réserves ; ilpréconise également un malthusianisme démographique et unemigration des populations ves les zones sous-peuplées.

De telles mesures demandent un homme nouveau, une nouvellefoi, une nouvelle morale. Dumont avait raison de décrire les

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solutions qu’il préconisait aux problèmes de son monde commerelevant de l’utopie. L’originalité de son propos était que sonUtopie avait un caractère de nécessité et d’urgence. On verra eneffet que les utopies de rêve (littéraires) ou les utopies de projetne sont pas toujours ni obligatoirement marquées par le sceau de lanécessité. Si l’utopie est souvent vue comme une solution(plaisante, souriante) de problèmes, eux, non utopiques, elle n’estpas souvent conçue comme un devoir.

Mais du titre de l’ouvrage de Dumont, on peut tirer unepiste de réflexion : l’utopie n’est-elle pas la négation de la Mort,l’utopie – dont le lieu de séjour est dans la pensée de rêve ou deprojet – n’a-t-elle pas droit de séjour dans le réel, face au réel,si/quand le réel est, lui, source de mort ?

Utopiste à mort ? Ne serait-ce pas par ironie qu’onqualifierait ainsi l’extrême de l’utopie par l’ultime combat à mortcontre la Mort ?

2. Utopie, eutopie, dystopie.

2.1 Mais bien avant d’en arriver à répondre à cettequestion, il serait utile de cerner le fait des utopies. Il semblerait que l’imaginaire humain ait commencé àproduire des œuvres de fiction pure (et non, p. ex., de mise entextes de mythes) assez tard dans l’histoire des productionslittéraires. Le roman de fiction pure n’est advenu, dans lalittérature latine par exemple, qu’avec L’Âne d’Or d’Apulée, soit au2ème siècle de notre ère. Il en est de même pour les écrits grecsqualifiables de romanesques (comme le Daphnis et Chloé de Longus).L’apparition du roman dans les littératures européennes médiévalesest tout aussi tardive, comme si la fiction (surtout en prose)n’avait pas eu droit de cité parmi les œuvres épiques,moralisatrices ou historiques. Et c’est à l’intérieur des œuvres

romanesques que sont apparues les premières«utopies», d’abord sous la forme de récitsoniriques (Le Songe de Poliphile, Le Roman de la Roseau XVème siècle tous deux), et ensuite sousla forme explicite de la description d’uneUtopie, l’Utopie de Thomas More (1516). Paru sous le titre Utopia (le titre complet enlatin est Libellus vere aureus, nec minus salutaris quam

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festivus de optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia1), l’ouvrage seprésente comme le récit de la découverte accidentelle par unnavigateur, Raphaël Hythlodée, d’une île gouvernée par des loisoriginales et rationnelles, l’Utopie.

Voici quelques extraits significatifs de la description de l’île :

« En Utopie, les lois sont en petit nombre ; l'administration répand sesbienfaits sur toutes les classes de citoyens. Le mérite y reçoit sarécompense ; et, en même temps, la richesse nationale est si égalementrépartie que chacun y jouit en abondance de toutes les commodités de lavie. »

« Les Utopiens appliquent le principe de la possession commune. Pouranéantir jusqu'à l'idée de la propriété individuelle et absolue, ilschangent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leurtomber en partage. »

« Il est un art commun à tous les Utopiens, hommes et femmes, et dontpersonne n'a le droit de s'exempter, c'est l'agriculture. Les enfantsl'apprennent en théorie dans les écoles, en pratique dans les campagnesvoisines de la ville, où ils sont conduits en promenades récréatives. Là,ils voient travailler, ils travaillent eux-mêmes, et cet exercice a de plusl'avantage de développer leurs forces physiques. Outre l'agriculture, quiest un devoir imposé à tous, on enseigne à chacun une industrieparticulière. Les uns tissent la laine ou le lin ; les autres sont maçonsou potiers ; d'autres travaillent le bois ou les métaux. Voilà lesprincipaux métiers à mentionner. Les vêtements ont la même forme pour tousles habitants de l'île ; cette forme est invariable, elle distingueseulement l'homme de la femme, le célibat du mariage. Ces vêtementsréunissent l'élégance à la commodité ; ils se prêtent à tous les mouvementsdu corps, le défendent contre les chaleurs de l'été et le froid de l'hiver.Chaque famille confectionne ses habits. »

« Tous les matins, des cours publics sont ouverts avant le lever dusoleil. Les seuls individus spécialement destinés aux lettres sont obligésde suivre ces cours ; mais tout le monde a droit d'y assister, les femmescomme les hommes, quelles que soient leurs professions. Le peuple y accourten foule ; et chacun s'attache à la branche d'enseignement qui est le plusen rapport avec son industrie et ses goûts. »

« Ainsi, tout le monde, en Utopie, est occupé à des arts et à desmétiers réellement utiles. Le travail matériel y est de courte durée, etnéanmoins ce travail produit l'abondance et le superflu. Quand il y aencombrement de produits, les travaux journaliers sont suspendus, et lapopulation est portée en masse sur les chemins rompus ou dégradés. Faute

1 Livre vraiment précieux et néanmoins autant salutaire que plaisant sur le meilleur statut de la République et sur la nouvelle île d’Utopie.

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d'ouvrage ordinaire et extraordinaire, un décret autorise une diminutionsur la durée du travail, car le gouvernement ne cherche pas à fatiguer lescitoyens par d'inutiles labeurs. Le but des institutions sociales en Utopieest de fournir d'abord aux besoins de la consommation publique etindividuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pours'affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, déve-lopper ses facultés intellectuelles par l'étude des sciences et deslettres. C'est dans ce développement complet qu'ils font consister le vraibonheur. »

Prudemment, Thomas More termine sa descriptionen disant qu’il souhaiterait voir s’établir unetelle organisation chez lui, plutôt qu’il nel’espérerait : souhait plutôt qu’espoir, parceque l’espoir est probablement pour More une vertucardinale "sérieuse" (qui devrait être suivied’effets) et que le souhait n’est qu’un rêve(dont on sait bien qu’il ne pourra jamais seréaliser et qui ne ferait plaisir qu’àl’imagination). Tout le montre d’ailleurs : le nom de l’île, du grec ὀυ τοπος(ou topos : pas de lieu), celui de la capitale, Amaurote, "lieuinconnu", celui du Narrateur, Hythlodée, "qui raconte facilement",montrent que l’Utopie est – heureusement (?) – inexistante.

2.2 Il n’empêche que son caractère d’île idéale laisserêveur. L’Utopie n’est nulle part, mais on en viendrait à souhaiterson existence réelle. Ne serait-elle pas, plutôt, une Eutopie (ἐυ –τοπος, eu topos : "bon" lieu), comme d’ailleurs l’édition de 1518l’indiquait dans son en-tête ? Car si son aspect irréel estindéniable, son caractère idéal la montre sous un autre angle : etsi l’idéal n’était pas en quelque sorte le devoir ultime ? La moraleparle à l’impératif, mais l’impératif n’est-il pas (aussi) unoptatif ? Connaîtrions-nous en effet des devoirs dontl’accomplissement n’est pas souhaitable ? Et de là, le souhaitablene pourrait-il pas glisser vers le devoir ? L’Eutopie, pour autantqu’elle soit sérieusement décrite (sérieusement, dans l’ordrethéorique, du moins), deviendrait ainsi une sorte de "programme"d’objectifs (et de tâches en vue de ces objectifs) tout aussisérieux que n’est sérieux l’impératif catégorique. Les utopies qui ont suivi celle de Thomas More, au XIXème

siècle, pourraient en effet être envisagées de cette façon. Voyons-en trois, présentées sur un temps assez court par trois hommes quine se connaissaient pas entre eux et ne s’étaient donc pasmutuellement influencés : par Saint-Simon et son Nouveau Christianisme

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(1825), par Fourier et son Phalanstère (1830) et par Cabet et sonVoyage en Icarie (1840). Leurs réflexions partent d’une critique assezradicale de la situation socio-politico-économique de leur temps.Pour Saint-Simon, le problème vient d’une aristocratie aussi inutilequ’accaparatrice, pour Fourier, de l’absence d’amour et pour Cabet,de l’inégalité. Leurs projets de vie sociale vont dans le sens d’uneforme de vie plus simple, plus égalitaire, en petites unités. Etmême si les bases philosophiques sont très différentes, on peut voirchez chacun d’eux une très large confiance en la science (ou dumoins dans ce qu’ils connaissaient de la science : la théorie deNewton ayant joué en chacun d’eux une influence considérable).

Mais ce qui est original, c’est le suivi pratique : le nouveauchristianisme s’est manifesté politiquement et "religieusement" parl’intermédiaire de Barthélémy-Prosper Enfantin, sorte de prophète,des Phalanstères (suivies des familistères) ont vu réellement lejour, et des colonies "icariennes" se sont installées en Amérique.Inutile de dire que ces manifestations ont été suivies d’échecsassez retentissants.

Barthélémy-Prosper Enfantin Présentation d’un PhalanstèreVoyage en Icarie

Cependant, ce ne sont pas ces échecs qui ont valu à lapensée utopique les critiques les plus virulentes. L’une, del’irréalisme et de l’inefficacité des utopies socialistes, viendrade Karl Marx, au nom de la lutte des classes et de la scienceéconomique, les autres, de l’application par le taylorisme ou lemarxisme d’une utopie qui se disait ou se croyait scientifique,viendront d’Huxley et d’Orwell, au nom de l’humanisme et de laliberté. (Cabet n’avait-il d’ailleurs pas écrit  « La passionaveugle pour la liberté est une erreur, un vice, un mal grave. »)Ces deux dernières, qui se sont manifestées par la littérature, ontpris la forme de "dystopies".

2.3 Aldous Huxley considérait son Brave new World (LeMeilleur des Mondes) (1932) comme une vision prémonitoire d’un monde

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réel, non comme utopie souhaitable, mais comme un véritable enfer.Sans doute, cet enfer a quelque chose de doux, mais on peut y voirles manifestations le plus sordides de la dégradation des rapportshumains. Il n’y a guère de différence entre certaines utopiesoptimistes et celle d’Huxley : organisation scientifique de lasociété, sécurité, hédonisme et insouciance. Les différencestiennent essentiellement dans deux aspects : l’importance accordée àla sécurité (absence de révolte possible) et l’extrêmehiérarchisation de la société (mais à laquelle tout le monde, mêmeles inférieurs, adhère, par un conditionnement de flatterie). Lacritique de l’utopie proprement dite vient du fait quel’instauration d’une telle société est possible sans trop grosefforts : tout va dans le sens de l’infantilisation des masses, del’hédonisme facile (le « soma », drogue sans danger, la sexualitétous azimuts), de la perte de la spiritualité. Ce n’est pas pourrien qu’Huxley a placé en tête de son ouvrage une citation deBerdiaev : « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisablesqu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellementdevant une question bien autrement angoissante : comment éviter leurréalisation définitive ?… Les utopies sont réalisables. La viemarche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêverontaux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société nonutopique, moins parfaite et plus libre. »

George Orwell a écrit son 1984 en 1948 (inversion 48 / 84).C’est probablement aussi l’œuvre la plus connue de cet homme. Ils’agit de la description de la dictature la plus parfaite. Le mondeest divisé entre trois puissances en guerre permanente (avecapparemment deux belligérants alliés contre un troisième, lesalliances changeant au gré des circonstances), chaque puissance estune dictature. La société de l’Oceania est divisée en trois :membres du Parti intérieur (2 % de la population, dominants etprivilégiés), membres du Parti extérieur (30 % de la population,classe moyenne, sur laquelle pèse le plus lourd de la dictature) etProlétaires (le reste de la population, libres, mais exploités etpauvres).La dictature se manifeste par une subversion permanente de la véritéet des valeurs (le Ministère de la Vérité est celui de lapropagande, sa devise est « qui contrôle le passé, contrôle leprésent »). La dictature est poussée si loin que les victimes neseront "punies" – exécutées par balle dans la nuque – qu’avec leurconsentement enthousiaste. On notera que le but ultime de cettedictature est la perpétuation de la dictature même. Huxley avaitfait remarquer à Orwell que son système était sadique et risquaitpar là même de ne pas réussir, à l’inverse de celui du Meilleur desMondes, qui serait plus efficace, car plus doux et surtout plus

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abêtissant (celui d’Orwell, plus vicieux, ayant la "faiblesse" desusciter des révoltes de l’esprit).

Aldo us

HuxleyGeorge Orwell

Les deux dystopies sont conçues à partir de l’idée d’une réussitepossible des utopies présentées. Elles se veulent plus ou moinsprémonitoires de l’avenir réel à partir de la situation réelle de lasociété. On peut dire d’elles qu’elles ne sont pas seulement desdystopies, mais que leurs auteurs se déclarent opposés à touteutopie.

3. Marx contre les utopistes : un socialisme« scientifique » ?

L’expression « socialisme scientifique » n’est pas originellementde Marx, elle vient de Proudhon, dont Marx s’était moqué (à laPhilosophie de la Misère de Proudhon, Marx avait répondu par la Misère de laPhilosophie), et Marx avait montré une certaine méfiance à l’égard dethèses allant dans le sens d’une sorte de fatalité "scientifique"(le capitalisme mourra de sa belle mort, pourquoi donc agir ?),alors que le concept de base de sa pensée allait dans le sens d’uneorganisation de la lutte des classes en vue de l’établissement d’unÉtat prolétarien. C’est bien plus tard, sans doute à la suite de sesconversations avec Engels, que Marx adopta – mais du bout des lèvres– l’expression de « Socialisme scientifique » pour caractériser lecourant qu’il entendait imprimer à l’Internationale ouvrière. Saconception du socialisme était en effet nourrie d’une observationobjective de l’accumulation du capital, et de la découverte desmoyens de la constitution de la plus-value. En outre sa visionmatérialiste de l’organisation sociale (infrastructure technico-économique et superstructure idéologico-politique), mettait Marxdans la lignée déterministe propre aux scientifiques de son temps.Enfin, sa dénonciation permanente de l’idéologie (nuage de fuméedestiné à empêcher de voir la réalité crue de l’exploitation del’homme par l’homme), constituait à la fois un rappel de lanécessité de voir la vérité en elle-même et une dénonciation des

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artifices de la classe bourgeoise. D’une pierre, deux coups : lavérité scientifique peut s’atteindre en matière socio-économiquegrâce à la dénonciation de ceux qui la cachent, et la victoire desexploités s’obtenir grâce à une lutte visant les bases mêmes del’exploitation capitaliste du travail (l’objectif des huit heuresmaximum de travail quotidien visait essentiellement à mettre lescapitalistes à genoux – mais ces derniers avaient plus d’un tourdans leur sac : le capitalisme a survécu au choc des lois sociales).

On connaît la critique que Karl Popper a adressée au marxisme(comme, d’ailleurs, au freudisme) : cette théorie n’est passcientifique du fait que ses affirmations ne peuvent pas être« falsifiées » (ou, mieux, réfutées), c’est-à-dire qu’aucun testagene pourrait en démontrer la fausseté. Le marxisme se défend tropbien (mais en modulant sa théorie au gré des objections) pour queses affirmations puissent se confronter au testage ou àl’observation, et celui qui conteste le marxisme seraitimmédiatement qualifié de penseur bourgeois. Mais l’étude de Popper(Logique de la Découverte scientifique) n’est venue que très tard (1934) nonseulement après la mort de Marx, mais aussi après l’application dumarxisme à la réalité, par le biais de la Révolution d’Octobre 1917.La scientificité d’une thèse reste de toute façon encore l’objet dediscussions.

Mais l’opposition de Marx aux socialismes utopiques montre qu’unprojet d’envergure (qui semble concerner l’humanité) doit se mesurerau réel (connaissable et "praticable") pour devenir "vrai", et doitêtre effectif pour se montrer souhaitable, autrement dit, ne peutpas se cantonner dans l’utopie.

4. La faculté d’ "utopiser", ses origines, sescaractéristiques, ses mérites, ses limites et sesinterdits

L’utopie, c’est tout d’abord le rêve éveillé construit àpartir d’une hypothèse : « ah si… ».

Les conditions de la vie réelle conduisent l’auteur d’utopies àimaginer d’autres conditions (ce qui explique le « si ») et àbâtir un monde neuf à partir de celles-ci. On devine pourquoi :le monde réel n’est pas satisfaisant. Certaine bases de cemonde sont démontées et critiquées, elles viennent soit decertains (méchants) individus, soit d’une structure sociale

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(politique et économique aussi) qui ne profite qu’à un petitnombre et exploite et fait souffrir la majorité. Première idée,« du passé, faisons table rase » (comme le dit l’Internationale).Plusieurs utopies se présentent comme étant le résultat d’unerévolution ou plus rarement comme étant l’état permanent de lasociété utopique. Le passé historique ne semble y jouer aucunrôle (sinon, parfois, de repoussoir). Radicalisme, hyperrationalisme, uniformité, simplisme,absence de dimension temporelle, optimisme (sauf, évidemment,dans les dystopies), fermeture au monde extérieur (les utopiesadorent les îles), telles sont les caractéristiques des utopiesécrites (fictives ou programmées). La pensée utopique strictosensu peut être facilement traitée de productrice d’illusions etde faux idéaux. Mais on sait combien le rêve éveillé peut contenird’intuitions qui s’avéreront conformes à unecertaine réalité (réalité "réalisable" plutôtque réalité "constatée"). Certaines inventions,innovations techniques, trouvaillesscientifiques, certains projets politiques (oudomestiques), plans ambitieux, etc. pouvaientêtre considérés comme utopiques (ou, plussimplement, impossibles) et ont vu le jourmalgré les supputations négatives. Constater lesuccès de ces projets en même temps que l’onconstate les scepticismes, c’est en quelquesorte laisser sa chance à l’utopie. On peut relever certainesréflexions allant dans ce sens.« Une utopie est une réalité en puissance. » (EdouardHerriot) ; « L’utopie est la vérité de demain » (Victor Hugo) ;« Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies » (OscarWilde). Et de là, « L’utopie est simplement ce qui n’a pasencore été essayé » (Théodore Monod). Le doux rêveur est rarement dangereux, il est mêmeparfois utile, serviable, libérateur, et certains de ses direspeuvent (mais après coup) être qualifiés de prophétiques. Onpeut alors se poser la question de savoir si certains projets,plans, techniques, solutions utopiques n’ont pas étésuffisamment pris en considération, car, qui sait ?, nous avons

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peut-être raté quelque coche dans le passé à force descepticisme. La dimension utopique du progrès (et l’histoire lemontre) est une réalité.

Elle n’est cependant pas la seule : le progrès vientaussi de la paresse, de l’égoïsme, de l’insoumission auxnécessités sociales et aux règles de la vie commune ; il estsouvent le rejeton de sales gamins capricieux devenus adultes ! Mais il ne viendrait à personne l’idée de "sacraliser"ce «mauvais côté» par lequel, selon Marx, l’histoire avance, laconstatation suffit amplement !

Curieusement, on n’en fait pas autant avec l’utopie –quand on lui donne des lettres de noblesse. L’utopiste est unbienfaiteur souvent inconnu, un prophète laïc (voire "laïque"),une étoile qui éclaire nos nuits. On a considéré ainsi certainspoètes comme des pionniers de l’humanité nouvelle.

Victor Hugoen mage.

Quel critère permettrait-il alors de distinguerl’utopiste de bon aloi de celui dont il faudrait se méfier ? Sansdoute, le désintéressement et la sincérité, mais les fanatiques nesont-ils pas aussi désintéressés et sincères ? Peut-être aussi unecertaine prévision des conséquences de ses annonces au cas où ellesse réaliseraient : certaines sont en effet séduisantes, maiss’avèreraient catastrophiques dans les conséquences latérales"secondaires" de leur application.

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Enfin et surtout, il reste ce qui en aucun cas ne saurait êtreacceptable. Car il ne s’agit pas de dire « non » (ou « oui ») aux utopies, ils’agit de ne dire « non » qu’à ce qui est moralement inacceptable(ne serait-ce pas de ces « non » que vient la morale2 ?). Carl’utopie restera toujours un but lointain, un idéal parfois, unprogramme modifiable souvent, mais jamais un principe moral.

Bernard Clarinval

2 Pensons à l’horreur sacrée face à certaines formes de criminalité ou debarbarie : ce "sacré" négatif serait pour Luc Ferry à l’origine de latranscendance horizontale. (voir Sagesse des Modernes, coécrit avec AndréComte-Sponville)

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