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Une représentation de la guerre froide. Le camp de la paix et le camp de la guerre (1948-1960) Roman KRAKOVSKY Pendant la guerre froide, l’Est et l’Ouest ont élaboré chacun une représentation de soi et de l’autre. Elle s’est construite d’abord par rapport à soi-même, sans référence à l’autre. Ainsi, l’Ouest s’est défini autour de l’idée de la lutte pour la démocratie, l’Est, lui, principalement autour de l’idée de la lutte pour de la paix. Mais l’image de soi s’est faite également par rapport à l’extérieur, dans les rapports Est-Ouest. La représentation de soi s’accompagnait d’une représentation de l’autre, l’antithèse de soi. Dans ces regards croisés, l’ « autre », expulsé de l’autre côté du rideau de fer, est devenu, pour l’Ouest, le camp anti- démocratique voire totalitaire, et, pour l’Est, le camp impérialiste de la guerre. Le but de cette communication est d’analyser la représentation socialiste de soi et de l’autre et ses évolutions en Tchécoslovaquie, pendant la période fondatrice du régime, les années 1950. Plusieurs cadres s’offrent à l’analyse de la représentation de l’Est et de l’Ouest, comme l’anniversaire de la Libération ou certaines manifestations sportives de masse, comme les courses cyclistes la Compétition de la paix. Mais le moment privilégié de cette mise en scène est le plus manifestement la célébration du 1 er mai. 1/26

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Une représentation de la guerre froide.

Le camp de la paix et le camp de la guerre (1948-1960)

Roman KRAKOVSKY

Pendant la guerre froide, l’Est et l’Ouest ont élaboré chacun une

représentation de soi et de l’autre. Elle s’est construite d’abord par

rapport à soi-même, sans référence à l’autre. Ainsi, l’Ouest s’est défini

autour de l’idée de la lutte pour la démocratie, l’Est, lui, principalement

autour de l’idée de la lutte pour de la paix. Mais l’image de soi s’est

faite également par rapport à l’extérieur, dans les rapports Est-Ouest. La

représentation de soi s’accompagnait d’une représentation de l’autre,

l’antithèse de soi. Dans ces regards croisés, l’ « autre », expulsé de

l’autre côté du rideau de fer, est devenu, pour l’Ouest, le camp anti-

démocratique voire totalitaire, et, pour l’Est, le camp impérialiste de la

guerre.

Le but de cette communication est d’analyser la représentation

socialiste de soi et de l’autre et ses évolutions en Tchécoslovaquie,

pendant la période fondatrice du régime, les années 1950. Plusieurs cadres

s’offrent à l’analyse de la représentation de l’Est et de l’Ouest, comme

l’anniversaire de la Libération ou certaines manifestations sportives de

masse, comme les courses cyclistes la Compétition de la paix. Mais le moment

privilégié de cette mise en scène est le plus manifestement la célébration

du 1er mai.

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Chaque année, les rapports Est-Ouest sont somptueusement exposés

pendant la Fête du Travail, la plus grande et probablement la plus

populaire fête dans le bloc de l’Est. Le principal objectif de la journée

est de renforcer le lien social de la communauté socialiste1. Mais sur le

plan international, c’est avant tout la plus imposante manifestation de

l’internationalisme prolétaire. Ce jour, les travailleurs du monde entier

sont à l’unisson, qu’ils se trouvent à Prague, Moscou, Havane ou Paris.

C’est leur plus important rendez-vous annuel à résonance internationale. De

ce point de vue, le 1er mai constitue un théâtre idéal de l’exposition du

rapport à l’étranger, de la mise en scène de soi et de l’autre.

Cette date donne également l’occasion de prendre comme support

d’analyse un matériel pour le moment très peu mobilisé par les historiens,

la production iconographique et dramatique (images et allégories).

J’utilise les supports collectés dans les Archives nationales tchèques (les

fonds du Comité central du PCT et ceux des journaux) et des archives de

l’Agence de presse tchécoslovaque ČTK, principal fournisseur d’images à la

presse nationale dans les années 1950. Pour l’analyse de la signification

de ces performances dramaturgiques, je m’appuie sur le dépouillement sériel

du journal Rudé právo, journal du parti, et de Mladá Fronta, journal de l’Union

tchécoslovaque de la jeunesse, les étudiants des universités étant les

principaux concepteurs et interprètes de ces allégories.

Dans un premier temps, il convient de s’interroger sur les origines

du mouvement pour la paix, sur les acteurs et les facteurs de sa naissance.

Ensuite, il faut analyser le fonctionnement de cette représentation et le

1 Pour l’analyse du 1er mai comme représentation de la communauté socialiste, je revoie à mon

ouvrage Rituel du 1er mai en Tchécoslovaquie 1948-1989, Paris, L’Harmattan, 2004, 212 p.

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jeu sur la frontière entre le camp de la paix et le camp de la guerre,

entre l’Est et l’Ouest. Cela permettra d’esquisser quelques observations

sur ce que l’image de l’ « autre », de l’Ouest, peut apprendre sur « soi »,

sur le régime communiste en Tchécoslovaquie, au cours des années 1950.

La création du système de représentation dichotomique

Pour trouver les origines de la représentation du camp de la paix et du

camp de la guerre et de la frontière qu’elle instaure, il faut remonter à

deux discours fondateurs du début 1946. Après une période de relâchement

des tensions, dans le cadre de la coalition antifasciste (1942-1945), la

confrontation idéologique et politique entre les anciens Alliés se

manifeste au grand jour2. Le 9 février 1946, Staline prononce son premier

discours sur les « deux camps » devant l’assemblée des électeurs de la

circonscription de Moscou. Dans ce discours, il revient pour la première

fois depuis l’entrée de l’URSS dans la Seconde Guerre mondiale sur la

conception léniniste des relations internationales. Il rappelle le

caractère inéluctable des crises et des conflits à l’époque du

« capitalisme monopoliste » et présente les deux guerres mondiales comme

l’expression des contradictions du capitalisme. Il utilise pour la première

fois le terme de « deux camps », celui du communisme et du capitalisme,

fondamentalement incompatibles et irréconciliables. Il défend l’idée que la

paix est possible seulement une fois que le régime capitaliste sera vaincu

2 La question allemande, le différend avec l’Iran concernant l’occupation soviétique de

l’Azerbaïdjan, etc.

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et remplacé par le communisme3. Ce discours contient déjà un premier élément

pour la construction de l’image du « camp de la paix » : la paix est

incompatible avec un régime capitaliste. Sous, entendu, elle l’est

uniquement avec un régime communiste. Nourrir l’espoir d’une véritable

coopération internationale est vain.

Un mois plus tard, le 5 mars 1946, Winston Churchill entérine le fait

accompli. Lors d’une conférence donnée à Westminster College à Fulton, il

déclare qu’ « entre Stettin sur la Baltique et Trieste sur l’Adriatique, un

rideau de fer est tombé sur le continent »4. La rupture entre deux univers

est en train de prendre acte, la guerre froide est en train de naître.

La division du monde entre le camp de la Paix et le camp de la Guerre est

un des plus fascinants aspects de la politique de l’après-guerre. Mais ce

concept radicalement neuf n’est construit que progressivement. La période

1946-1949 est marquée par une série d’improvisations combinant deux

éléments, la question de la paix et la technique de l’organisation des

fronts.

En 1946, les leaders soviétiques prononcent une série de discours avec

la thématique de la paix. En mars, en pleine crise avec l’Iran, Staline

attribue la responsabilité de la menace d’une nouvelle guerre aux « actions

de certains groupes politiques engagés dans la propagande d’une nouvelle

guerre »5. Dans une interview à Pravda, le 29 octobre 1948, Staline appelle

3 Senarclens, Pierre, De Yalta au rideau de fer. Les grandes puissances et les origines de la guerre froide, Paris,

Presses de la FNSP, 1993, p. 173-174.4 La Feber, Walter, America Russia and the Cold War 1945-1975, New York, Wiley, 1976, p. 39. Sur les

origines de la guerre froide du côté occidental, voir Harbutt, Fraser, The Iron Curtain. Churchill,

America and the Origins of the Cold War, Oxford, Oxford University Press, 1986, 370 p. 5 Pravda, 23 mars 1946. Cité par Shulman, Marshall, Stalin’s Foreign Policy Reappraised, Cambridge,

Harvard University Press, 1963, p. 83.

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aux « forces sociales en faveur de la paix » de renverser les leaders

britanniques et américains qui poursuivent « la politique d’une nouvelle

guerre ». L’importance de cette interview est soulignée par le discours de

Molotov, à l’occasion de la Révolution d’Octobre, une semaine plus tard.

Il pose les bases du mouvement communiste pour la paix.

En même temps, l’Union soviétique construit des bases d’une coalition

internationale anti-guerre. Le 5 octobre 1947, en réponse à la doctrine

Truman (12 mars 1947) et au plan Marshall (refusé en juillet 1947), est

fondé le Kominform. Sa fonction est de consolider le contrôle soviétique

sur les pays de l’Europe de l’Est et de coordonner leurs politiques

internationales. Dans son discours inaugural, Jdanov, souligne la

compétition doctrinale entre le communisme et le capitalisme et dresse le

tableau d’un monde divisé en deux blocs antagonistes. « Le principal

objectif du camp impérialiste est de renforcer l’impérialisme, de préparer

une nouvelle guerre impérialiste et de combattre de socialise et la

démocratie ». En revanche, le but du camp anti-impérialiste est de

« résister à la menace de nouvelles guerres et d’expansion impérialiste, de

renforcer la démocratie et d’anéantir les vestiges du fascisme »6. Le

journal officiel du Kominform, Pour une paix durable, pour les démocraties populaires,

véhicule la même thématique.

La mobilisation des opinions publiques et des autorités locales vient

avec les congrès pour la paix. Ces congrès sont particulièrement intéressés

par les scientifiques troublés par les conséquences de leurs travaux sur le

développement des armes nucléaires, par les artistes et les écrivains

6 Pour le discours inaugural de Jdanov, voir Jdanov, André, Rapport d'André Jdanov sur la situation

internationale, présenté à la Conférence d'information des neuf partis communistes qui s'est tenue en Pologne à la fin du mois

de septembre 1947, Paris, Maréchal, 1947, p. 1-27.

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perturbés par les excès des investigations du Congrès américain sur les

communistes et, plus particulièrement en France, par ceux qui voient

l’influence croissante des Etats-Unis en Europe comme une menace pour la

culture européenne. Le premier parmi eux, le Congrès mondial des

intellectuels pour la paix, est organisé en août 1948, à Wroclaw. D’autres

congrès suivront, organisés sur le même principe, à Paris et New York

(1949), Wroclaw et Berlin (1950), Vienne (1952), etc. Discourir sur la paix

restera une constance de ces années d’extrême tension.

Après la signature du traité d’Atlantique du Nord, le 4 avril 1949, le

mouvement pour la paix est entré dans une nouvelle phase. Le caractère

universel du mouvement est définitivement abandonné et la défense de la

paix est attribuée à la classe ouvrière et les pays du « camp de la paix ».

Cette nouvelle situation devient évidente deux semaines plus tard, à

l’occasion du Congrès mondial pour la paix qui ouvre le 20 avril 1949. Deux

cessions sont tenues au même moment, dans deux endroits différents de

l’Europe, à Paris, dans la salle Pleyel7 et à Prague, à l’Assemblée

nationale. Cette dernière rassemble les délégations auxquelles les

autorités françaises ont refusé le visa, celles du nouveau bloc de l’Est8.

Une différence fondamentale sépare les deux cessions. A Paris, la lutte

pour la paix reste un enjeu universel. Dans leur manifeste, les délégués7 L’affiche du congrès est faite par Picasso. Il utilise une lithographie avec une colombe qui

deviendra le symbole international de la paix. L’artiste s’inspire du récit biblique de Noé

qui, une fois les pluies passées, envoit différents oiseaux chercher la terre. Une colombe

blanche ramène une branche d’olivier, espoir et promesse du renouveau. Le jour où s’ouvre le

congrès à Paris, Picasso devient père. Sa fille recevra le nom de Paloma, ce qui signifie

« colombe » en espagnol.8 Il s’agit de la délégation soviétique, chinoise, mongole, hongroise, coréenne,

tchécoslovaque, roumaine, yougoslave et est-allemande. Il y a également les représentants de

la « Grèce libre », de l’ « Espagne démocratique », de l’Indonésie et de l‘Union

internationale des étudiants, « représentant 3 millions d’étudiants démocrates dans 54 pays ».

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proclament que « la défense de la Paix est désormais l’affaire de tous les

peuples »9. A Prague, en revanche, la lutte pour la paix est restreinte à un

groupe de pays bien défini : « Pour la paix et contre les instigateurs de

la nouvelle guerre »10.

A partir de 1949, le mouvement pour la paix dressera une frontière

politique plus que territoriale, divisant le monde en deux camps

antagonistes. Le mouvement structure le quotidien des populations dans le

bloc de l’Est, transformant le monde en un récit compréhensible. L’espace

politique de l’ « homme socialiste » se construit autour de cette idée qui

devient progressivement une institution symbolique, une grille à travers

laquelle on voit sans même s'en apercevoir11.

Il n’est pas ici question de faire l’histoire d’une idée, ni d’expliquer

grâce à elle le fonctionnement d’un modèle de société. Il s’agit de

reconstituer le récit de cette idée et de voir, par son intermédiaire, la

frontière politique entre le soi et l’autre qui rythme pendant près de 40

ans la vision d’une partie du monde. Car le regard sur l’autre en dit

davantage sur son porteur que sur celui sur qui le regard se pose.

En construisant la conception du monde autour d’un concept binaire Est /

Ouest, communiste / capitaliste, les régimes communistes renouent avec la

tradition dualiste européenne. Depuis les Grecs, les Européens ont ressenti

le besoin de vivre à travers les polarités bien/mal, vrai/faux, nous/eux,

etc. Même si ces distinctions dualistes ne reposent sur aucun facteur

objectif mais dérivent des mythologies qui sont à la base des illusions

9 « Manifesto », L’Humanité, 27 April 1949.10 « Z Paříže a Prahy zní mohutný hlas národů světa za mír », Rudé právo, 21 avril 1949.11 Hartog, François, Le Miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1991, p.

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collectives, elles jouent un rôle fonctionnel dans la vie sociale. Car

l’ordre social ne peut être maintenu que si on arrive à faire la différence

entre celui qui respecte la loi et celui qui la transgresse12. Dans la

politique, cette dualité repose sur l’opposition l’ami – l’ennemi13. Comme

le note Carl Schmitt, cette distinction n’est pas seulement politique.

C’est une identification culturelle, car elle ne divise pas le monde entre

états, mais entre sociétés. L’appartenance au bloc de l’Est est fondée sur

les valeurs communes, sur un sens d’appartenance à la société socialiste,

défendant la paix14. Par ailleurs, propager la guerre est interdit par la

loi15.

La célébration du 1er mai fournit un exemple de cette identification

sociale. Tout au long des années 1950, une partie du défilé est consacrée à

la représentation des allégories du camp socialiste et du camp

impérialiste. L’identification des acteurs de ces allégories témoigne du

caractère profondément politique mais également social de l’idée du combat

pour la paix.

Les médias soulignent le caractère spontané des allégories. Elles sont

interprétées systématiquement comme une initiative populaire et donc

authentique reflétant le ressentiment profond des populations. En 1957,

12 Harle, Vilho, « European Roots of Dualism and Its Alternatives in International Relations »,

in Harle, Vilho (éd.), European Values in International Relations, Londres, Pinter Publishers, 1990, p.

7. 13 Schmitt, Carl, La Notion de politique suivi de La Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992, p. 64-

65.14 En réponse au prix Nobel de la paix, l’Union soviétique crée le 21 décembre 1949 le Prix

international Staline de la paix. Il est décerné aux individus notables qui ont « renforcé la

paix entre les peuples ». Après la dénonciation du culte de personnalité par Khrouchtchev, au

20e congrès du PCUS de 1956, le prix est rebaptisé Prix international Lénine de la paix.15 Pour la Tchécoslovaquie, voir la loi pour la défense de la paix, Zákon na ochradu míru 165/1950.

Pour l’URSS, voir la loi sur la défense de la paix du 12 mars 1951.

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l’allégorie de l’autre représente une limousine, protégée par les policiers

américains en uniformes. La limousine est conduite par « l’impérialisme

allemand ressuscité », sous la forme du général Hans Speidel, alors

commandant en chef des forces terrestres de l’OTAN en Europe16. Au moment

d’approcher les tribunes, il lève la main pour le salut nazi. Mais à ce

moment, « les pionniers rejoignent le jeu et lui imposent dans la main une

colombe. Speidel la rejette, mais il y a tout d’un coup tellement de

colombes… »17. Le message transmis est clair : L’allégorie et la performance

viennent du peuple, de l’imaginaire populaire. Elles expriment spontanément

l’appartenance des populations à une communauté rassemblée par l’idée de la

lutte pour la paix dans le monde.

Bien entendu, il s’agit d’une mise en scène où chaque pionnier qui

spontanément « rejoint le jeu » joue un rôle précis et soigneusement

répété. Les concepteurs et les acteurs de ces allégories, les étudiants des

facultés des arts plastiques et de l’Académie des Arts, de l’Architecture

et du Design de Prague (Vysoká škola uměleckoprůmyslová), sont d’ailleurs placés

sous le regard attentif du parti. Pendant les années 1950, un haut

fonctionnaire du Parti communiste occupe une place importante dans la

hiérarchie de l’école. Il a la charge de superviser la conception des

allégories de l’autre dans le cortège du 1er mai18. Les allégories ne sont

pas de simples « jeux », des performances politiquement innocentes. Bien au

16 Pendant la Seconde Guerre mondiale, le général Hans Speidel (1897-1987) occupe le poste de

chef d’état-major de Rommel. Conspirateur à l’assassinat d’Hitler au printemps 1943 à Postdam,

il est, d’avril 1957 à septembre 1963, commandant en chef des forces terrestres de l’OTAN en

Europe. 17 « Jdou jednotné šíky, jdou », Rudé právo, 2 mai 1957.18 Archives nationales tchèques (ci-après ANT), fonds UAV NF, 1952, Zápis ze schůze Ustředního

májového výboru, 3 avril 1952.

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contraire : leur forme et le fonds politique sont étroitement surveillés

par le Parti. Toutefois, les concepteurs des allégories ont une certaine

expérience des réalités sociales et les allégories sont conçues pour un

public. Pour produire sur les contemporains un effet et pour pouvoir être

comprises, ces allégories ne peuvent pas transgresser excessivement la

réalité sociale. Dans ce sens, bien que les images de soi et de l’autre ne

reflètent pas directement les réalités sociales, elles en sont une

description symbolique et traduisent une certaine façon de penser de leurs

concepteurs. Toute difficulté est de saisir la part de la coercition et de

la spontanéité.

La structure de la représentation

Les attributs qui représentent l’autre sont rarement les créations

authentiques des démocraties populaires. Bien au contraire. Les anciens

symboles sont réutilisés, « recyclés ». C’est dans leur association –

complètement nouvelle – que réside l’originalité de la nouvelle création.

En 1950 apparaît dans le défilé l’hydre du capitalisme, un être

hybride, mi-homme, mi-animal. Sa tête est celle de l’Oncle Sam,

représentation des Etats-Unis créée au début du 19e siècle et popularisée

pendant la Première Guerre mondiale par le dessinateur Thomas Nast. Le

signe du dollar et le drapeau américain et britannique sur son chapeau

haut-de-forme associent l’image du financier de Wall Street aux deux

superpuissances récemment définies comme « impérialistes ». Son nez aquilin

et sa barbe renvoient à l’image de banquier juif. Paradoxalement, cette

symbolique antisémite n’est pas incompatible avec un autre symbole fort et

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complètement antinomique, la croix gammée qui forme la crête de l’hydre.

L’allégorie évoque le danger de la nouvelle guerre mondiale que préparent

les puissances impérialistes, à l’aide du capital juif. L’inscription sur

la queue se l’hydre : « Capitalisme, le plus grand danger », se termine par

un appel « Peuple, reste sur tes gardes ! », phrase emblématique de Julius

Fučík, héros communiste de la résistance tchèque exécuté par les nazis. En

1950, tous ces symboles sont familiers au public tchécoslovaque. La

découverte du nouvel « autre » se fait par l’intermédiaire de ce que les

Tchécoslovaques ont déjà expérimenté et qui appartient à la culture

nationale, que ce soit l’antisémitisme, la résistance ou la mémoire de la

culture américaine d’avant-1945. L’utilisation des signes bien connus pour

décrire un phénomène neuf permet de l’incorporer dans l’univers de la

culture tchécoslovaque. L’autre est ainsi apprivoisé et neutralisé. Par sa

différence maîtrisée, il renforce et alimente l’identité du groupe qui le

représente19.

La représentation visuelle de l’autre se déroule systématiquement

selon quelques principes fondamentaux. Le premier est la profonde

dichotomie. La représentation de soi accompagne systématiquement celle de

l’autre. Le camp de la paix se définit par rapport à ce qu’il n’est pas,

par opposition à l‘ennemi extérieur (impérialiste) et l’ennemi intérieur

(traître). La frontière entre « eux » et « nous » sert à mieux se définir

19 Kilani, Mondher, « Découverte et invention de l’autre dans le discours anthropologique. De

Christophe Colomb à Claude Lévi-Strauss », in Kilani, Mondher, L’Invention de l’autre. Essais sur le

discours anthropologique, Lausanne, Payot, 1994, p. 68.

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soi-même. Dès qu’elle est transcrite, elle devient significative, car elle

est prise dans un système de langage, qu’il soit visuel ou auditif.

Cette structure dichotomique de la représentation de soi et de

l’autre sera conservée tout au long des années 1950. Elle fonctionne sur la

base de l’inversion et de la comparaison. Dans un premier temps, la

différence est exposée, ensuite elle est inversée. Défile donc d’abord

l’allégorie de l’autre puis l’allégorie de soi. C’est dans leur comparaison

que réside proprement l’invention de l’autre.

En 1951, à Ostrava, capitale d’une région minière de la Moravie

septentrionale, défilent l’un après l‘autre deux chars. Le premier évoque

« l’hydre de la réaction », monstre à sept têtes représentant les chefs des

« Etats impérialistes ». On reconnaît le président américain Truman, de

Gaulle, le Premier ministre britannique Attlee, le chancelier allemand

Adenauer ou Winston Churchill. Un mineur, principal salarié de la région et

héros emblématique du régime, est en train de l’abattre20. Le texte sur le

char complète l’image : « Nous la vaincrons ensemble avec le PCT, les

syndicats et l’Union de la jeunesse » et « Produire plus de charbon

détruira les plans de la réaction ». Immédiatement après ce « char de la

réaction » vient le « char du socialisme ». Les portraits des chefs d’Etats

ou de partis communistes du bloc de l’Est (on peut apercevoir les portraits

de Dimitrov, Zápotocký, Staline et Gottwald) sont réunis sous les ailes

protectrices de la colombe, symbole de la paix instauré par Picasso à la

conférence de Paris en 1949. Cette symbolique est redoublée par les

textes au-dessous des portraits : « Socialisme = Paix », « Guerre = Ruines

– Misère – Mort // Paix = Vie – Bonheur de nos enfants ».

20 Archives de l’Agence de presse ČTK (ci-après ČTK), cliché FO01226557.

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Montrer l’autre de façon aussi contrastée, c’est faire valoir

qu’entre « eux » et « nous », la différence est profonde. Reconnaître de

Gaulle ou Churchill comme ennemis du communisme revient à dire que ceux-là

mettent le communisme en question. « Mais qui peut véritablement me mettre

en question ? » – se demande Carl Schmitt. « Il n’y a que moi-même ». La

relation à l’autre, c’est une relation à soi-même par l’autre. « L’ennemi

est la figure de notre propre question »21. On aime ou on déteste nos

ennemis au même degré qu’on s’aime ou se déteste soi-même22. L’image de

l’autre que le 1er mai donne à voir est le miroir dans lequel se reflète le

plus clairement le propre visage de la démocratie populaire tchécoslovaque.

L’allégorie de l'autre est une autre façon de se regarder soi-même, dans

une sorte de miroir à l’envers23. Définir l’Ouest à travers l’élément le

plus inquiétant pour l’Est, la guerre, est une manière de se montrer soi-

même sous cet angle.

Dire l’autre, c’est faire valoir une représentation du monde et fixer

ses limites. Mais c’est aussi une manière de placer le « nous » au centre.

Parler de l’autre, c’est une façon de parler de soi. Poser aussi nettement

la frontière entre le soi et l’autre contribue à mieux se cerner soi-même.

Peu importe si cela correspond à la réalité et si Adenauer, de Gaulle ou

Churchill sont véritablement ces excroissances de l’hydre de la guerre à

abattre. C’est même souvent le contraire : Depuis sa défaite face aux

travaillistes en 1945, Churchill ne joue plus aucun rôle dans la politique

britannique. Il revient seulement en octobre 1951. De Gaulle, lui,

démissionne de son poste de Président du gouvernement provisoire en janvier

21 Schmitt, Carl, op. cit., p. 37-38.22 Keen, Sam, Faces of the Ennemy, New York, Harper et Row, 1987, p. 1123 Hartog, François, op. cit., p. 370.

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1946 et reste jusqu’à 1959 dans l’opposition au pouvoir en place. Portant,

le 1er mai 1951, les deux hommes représentent l’Etat d’Angleterre et de

France sur l’hydre de l’impérialisme. L’allégorie ne transcrit pas une

réalité. Elle dit davantage sur la façon de penser de celui qui représente

que sur celle qui est représenté. C’est une façon de traduire, en termes de

la stratégie tchécoslovaque de l’époque, la stratégie de l’autre. Les

éléments de cette représentation sont restés figés dans l’immédiat après-

guerre. Car montrer l’évolution du système à l’Ouest, les gouvernements et

les hommes politiques qui changent ne correspond pas au concept des

relations internationales élaboré entre 1946 et 1949 et basé sur

l’opposition fondamentale entre les deux camps. Montrer l’autre de façon

immuable est seulement une autre manière de dire que nous-mêmes n’avons pas

changé.

Pour que la représentation du socialisme que le cortège du 1er mai

donne à voir devienne vraiment complète, il faut établir une relation par

rapport à l’autre24. Cette relation est négative. Elle repose sur le

sentiment de haine et de mépris, et de leurs compléments, le rire et la

moquerie.

Les allégories représentent souvent les monstres fantastiques et

volontairement horribles (dragons, hydres, animaux fantastiques) ou les

objets de pires hantises de la guerre froide (arme atomique, retour du

fascisme ou d’une nouvelle guerre mondiale). Et pourtant, elles ne sont pas

censées faire peur. Bien au contraire. Le rire et l’esprit de dérision

reviennent souvent dans les comptes-rendus des allégories de l’autre. En

24 Stein, Howard F., « Psychological Complementarity in Soviet-American Relations », Political

Psychology, 2 (1985), p. 257.

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1950, l’allégorie du dragon de l’impérialisme, long d’une trentaine de

mètres, ne provoque pas la peur mais la moquerie parmi les spectateurs :

« Nous rions de vous. Comme ris de vous l’ouvrier qui porte la pancarte

avec le dollar et le message : Brigades et tracteurs détruiront ces monstres ! »25. La

même année, à Ostrava, le char allégorique provoque « la dérision

générale »26. En 1951, la « culture du kitch hollywoodien est l’objet de la

raillerie »27. En 1958, encore, les femmes de Žižkov, qui représentent

l’allégorie de l’Atome pour la paix, « lancent un rire dans le visage des

instigateurs de la guerre atomique », non sans un certain sens du cocasse,

en scandant : « Taisez-vous, les soldats de l’atome, sinon l’atome vous

passera une raclée ! »28.

Mais dans les années 1950, en pleine guerre froide, rire du danger

d’une nouvelle guerre ne suffit pas. Le pas cadencé de la police, de

l’armée et des Milices populaires, une sorte de forces paramilitaires du

Parti communiste, qui suit immédiatement les allégories des étudiants,

annonce qu’il faut malgré tout « rester vigilant »29. Rire, certes, mais

rester prêt à « se battre pour la paix ». Par les armes, s’il le faudra.

Le rire et son antithèse, la peur, sont ici très étroitement

associés. Le choc de rencontre avec l’horrible « autre » et le rejet

fasciné qu’il suscite renoue avec les peurs et les désirs de l’inconscient

collectif forgé par le régime. L’allégorie de l’autre dans le défilé du 1er

25 En tchèque, le texte joue également sur la mélodie de la phrase : « Úderky a traktory, zničí

tyhle potvory ! », voir « Se sovětským svazem za mír, za vlast, za socialismus », Mladá fronta,

3 mai 1950.26 « Slavný 1. máj v Ostravě », Mladá fronta, 3 mai 1950.27 En tchèque, le slogan joue sur l’effet comique : « Buďte zticha, atomčíci, atom vám dá na

palici ! ». Voir « Míru patří naše srdce – násilníkům pěst », Mladá Fronta, 2 mai 1951.28 « Celým srdcem pro mír », Rudé právo, 2 mai 1958.29 « Slavný 1. máj v Ostravě », Mladá fronta, 3 mai 1950.

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mai et le rire qu’elle est censé de provoquer est un moyen de se

familiariser avec son propre alter ego, le caractère horrible des

démocraties populaires dont l’image est rejeté sur l’autre. L’apprivoiser

et le dominer par le rire et la dérision permet d’admettre l’existence de

ses propres peurs et de se construire. Rire de l’étranger, de

l’impérialiste repoussé de l’autre côté de la frontière est le seul moyen

de combattre la face refoulée de l’imaginaire collectif que le régime est

en train de construire. Traquer l’étranger par le rire permet de traquer

l’étranger en soi et de reconnaître son inquiétante étrangeté30.

Cette inquiétante étrangeté est d’abord un choc, un étonnement face à

l’insolite, à l’étrange et à l’horrible. Elle se produit lorsque

disparaissent les limites entre l’imagination et la réalité, lorsque le

symbole cesse d’être symbole et prend toute la signification du symbolisé,

lorsque le fantastique devient soudainement réel31. Les allégories de

l’autre sont constitués de corps diaboliques et diabolisés de l’ennemi,

représenté en homme-animal (hydre ou dragon au visage humain), en homme-

objet (hommes à la tête d’atome, spectres de la guerre) ou en homme déguisé

et inquiétant (membres du Ku-Klux-Klan). Souvent, une partie de leur corps

ou carrément le corps entier est disproportionné par rapport au reste32. En

1950, l’ « hydre du capitalisme » à la tête de l’oncle Sam est longue d’une

trentaine de mètres (!). Ces attributs sont d’autant plus commodes à

utiliser que le vrai « autre » est largement méconnu par les populations

Tchécoslovaques à cette époque-là. La circulation des images, des

informations et des personnes est encore très restreinte.

30 Kristeva, Julia, Etrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1991, 296 p.31 Freud, Sigmund, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1998, p. 251 et alli.32 ANT, Centrální katalog FFKD, 1951, le cliché 38224/52.

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Le lien avec l’autre est toujours conflictuel. Mais l’angoisse et le

malaise qui accompagnent l’inquiétante étrangeté peuvent être constructifs.

Le choc que produit le rencontre avec l’autre, l’identification avec celui

qui viole les limites fragiles et incertaines de l’identité propre du

régime provoque un désordre qui peut soit se pérenniser et devenir une

psychose collective, soit s’inscrire dans une dynamique normale.

L’allégorie de soi et de l’autre est une sorte d’interaction,

d’échange qui joue sur la frontière entre les deux. Cette tension est

présente tout au long de la guerre froide et paradoxalement, est

enrichissante. Comme le conflit enrichit l’individu car il lui permet

d’être mieux équipé psychologiquement, le besoin d’avoir des ennemis est le

fondement de la psychologie politique33. Aussi surprenant que cela puisse

paraître, les ennemis sont aussi indispensables que les alliés et quelques

rares exceptions des pays neutres et sans ennemis (Suisse, Finlande)

confirment cette règle.

L’impérialiste, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, est

une partie indissociable du communiste. L’un sans l’autre n’existerait pas.

L’inimitié entre l’Est et l’Ouest n’est pas seulement un facteur de

division mais aussi d’union et d’association. La création des catégories

d’amis et d’ennemis permet à la jeune démocratie populaire de se

constituer, de se maintenir et de s’actualiser. L'ennemi assure la cohésion

de l'identité du groupe34. Certes, l’attribution des caractéristiques d’ami

33 Volkan, Vamik, « The Need to Have Ennemies and Allies : A Developmental Approach », Political

Psychology, 2 (1985), p. 219-247.34 Zur, Ofer, « The Love of Hating : The Psychology of Ennemy », History of European Ideas, 4 (1991),

p. 345-369.

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et d’ennemi est souvent arbitraire. Mais elle permet de dresser clairement

les frontières. Et ces frontières, elles, peuvent se déplacer.

Les évolutions de la représentation (1948-1960)

Tout au long des années 1950, le thème belligérant restera l’attribut

dominant de l’autre. Dans la première moitié des années 1950, ce thème

repose sur la dichotomie entre la préparation d’une nouvelle guerre à

l’Ouest et la construction du socialisme par le travail à l’Est. En 1950,

l’allégorie de l’impérialisme représente un gratte-ciel de Wall-Street. De

haut en bas, le bâtiment est couvert par des symboles de l’autre : la

consommation occidentale est rappelée par le sigle « Coca-Cola » et « Texas

bar ». La guerre par l’inscription « III. War-to-day », « Atom Puma »,

« Guerre » ou la silhouette de l’avion avec « Terreur » écrit sur ses

ailes. La finance et la logique de l’exploitation de l’homme par l’homme

sont rappelées par les sacs de dollars et les écriteaux « Wall Street » et

« Nous voulons les profits ». Le banquier, installé confortablement sur le

gratte-ciel, tient dans les rênes les soldats de différents pays

capitalistes qui font avancer tout le bâtiment. Pour les motiver, le

banquier leur brandit sur une canne un appât. Le bâtiment est placé sous la

protection des membres du Ku-Klux-Klan qui marchent de chaque côté. La

folle entreprise de financement de la guerre par le capital se résume par

le texte au dessus de la tête du banquier, « Dollarium Trumans », un jeu de

mot avec « delirium tremens » et le nom du chef de la diplomatie

américaine.

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Par opposition à cet « autre », le camp de la paix se représente par

les symboles de travail et les résultats de la reconstruction du pays : les

modèles des nouvelles fabriques et des logements pour les ouvriers, les

agriculteurs des coopératives sur les tracteurs, les résultats de la

planification ou de la compétition socialiste35.

Le rapport à soi et à l’autre se traduit également en lignes

verticales où le « haut » signifie l’avenir et le « bas » le passé révolu.

A plusieurs reprises, les allégories de l’ennemi évoquent l’enterrement de

l’arme atomique (195036, 195737) ou de l’OTAN (195838), où le corps

personnifié du rival stratégique s’engage sur son dernier chemin avant de

disparaître sous la terre. En 1951, l’allégorie de l’ennemi met en scène le

char mortuaire de l’ « espoir de la réaction », avec l’effigie d’Hitler sur

le cercueil39. L’ancien ordre bourgeois, sombrant dans les abîmes, contraste

avec le nouveau régime de la démocratie populaire, en train d’éclore dans

la joie collective. Les regards des manifestants du camp de la paix sont

orientés vers le haut, leurs mains levées. Comme le corps avance vers

l’avant, le regard s’élève vers le ciel. Le discours des médias associe les

travailleurs aux fleurs qui s’épanouissent et montent vers le ciel avec

l’arrivée de la Fête du travail. Ils instrumentalisent ainsi l’ancienne

tradition ouvrière du 19e siècle qui associait déjà le 1er mai avec le

35 ANT, Centrální katalog FFKD, 1952, le cliché 40391/52.36 ANT, Centrální katalog FFKD, 1951, le cliché 38224/52.37 ČTK, 1957, le cliché FO01087359.38 ČTK, 1958, le cliché FO01087357.39 ANT, Centrální katalog FFKD, 1951, le cliché 38224/52. Pour l’interprétation de ces

allégories, voir « Míru patří naše srdce - násilníkům pěst », Mladá Fronta, 2 mai 1951.

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printemps et la montée en puissance des travailleurs avec la nature

bourgeonnante40.

Dans la seconde moitié des années 1950, le thème de préparation de la

nouvelle guerre / la construction de l’avenir par le travail est complété

par un nouvel attribut, l’atome. Il s’agit d’une réaction au développement

de l’arme nucléaire menée en parallèle aux Etats-Unis et en Union

soviétique. Le monopole nucléaire américain est brisé déjà en 1949 quand la

première bombe nucléaire soviétique est testée avec succès41. Mais la

principale amélioration vient au milieu des années 1950. L’URSS développe

la bombe à fission en août 1953et mène un essai avec la vraie bombe H en

novembre 195542.

L’atome renforce les attitudes dualistes car il radicalise la

définition de l’ennemi. Si l’autre trouve une protection absolue dans les

armes à la puissance absolue, le dualisme nous / eux devient lui aussi

absolu43. Ceux qui lèvent ces armes contre l’autre doivent d’abord

« anéantir » leur victime moralement. Ils doivent considérer l’autre comme

profondément criminel et inhumain, et donc inutile. Ils seraient sinon eux-

mêmes criminels et inhumains. Ainsi, la première représentation de

l’enterrement de la bombe atomique occidentale apparaît dans le défilé du

40 Pour l’association du printemps et du 1er mai dans la tradition ouvrière d’avant 1917, voir

Hobsbawm, Eric, « Birth of a Holiday : The First of May », in Wringley, Chris ; Sheperd, John

(dir.), On The Move. Essays in labour and Transport History Presented to Philipp Bagwell, London, The Hambledon

Press, 1991, p. 113-115.41 Le premier essai soviétique de bombe atomique a lieu le 29 août 1949. Il s’agit d’une copie

de l’américain « Gros bonhomme » largué sur Nagasaki et dont la composition a été obtenue par

les services d’espionnage soviétique.42 Le premier essai soviétique de la bombe H intervient le 12 août 1953. Toutefois, il s’agit

davantage d’une version améliorée de la bombe à fission que d’une vraie bombe thermonucléaire.43 Harle, Vilho, op. cit., p. 10.

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1er mai en 1950, en réaction au premier essai nucléaire soviétique44. Mais la

pire criminalisation et dévaluation de l’Occident apparaît à travers les

scènes de son enterrement, de plus en plus fréquentes dans la seconde

moitié des années 1950. Sans surprise, l’atome y est systématiquement

présent. C’est souvent même son utilisation qui est responsable de

l’anéantissement de l’autre.

Le lancement du satellite soviétique Spoutnik, en août 1957, montre

au monde que l’Union soviétique dispose des missiles capables de frapper

n’importe où sur la planète. Sans surprise, cette année, l’allégorie de

l’autre est représentée par l’enterrement de l’OTAN. Le cortège funéraire

s’ouvre par une effigie de l’ « esprit d’Hitler », accompagné de créatures

monstrueuses appelées « atomčíci » - les figures humaines à la tête

d’atome. Au dessus de leurs têtes, marquées par les initiales OTAN, volent

les modèles des avions de chasse du Pacte atlantique. Le rappel de

l’utilisation militaire de l’énergie atomique préfigure l’avenir, la mort

du pacte. Le cercueil de l’OTAN qui suit est d’ailleurs entouré par les

spectres de la guerre, figures déshumanisées des membres du Ku-Klux-Klan

reconnaissables seulement par leur symbole de la croix45. L’OTAN doit

mourir, et il meurt, de surcroît, de ses propres actes. C’est la mort la

plus efficace, car le Pacte se l’impose lui-même.

A partir de cette année, les fusées spatiales et les satellites

accompagneront systématiquement les allégories du camp socialiste. Mais

paradoxalement, elles sont systématiquement présentées en tant que symboles

de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique et de l’exploration des

44 ANT, Centrální katalog FFKD, 1951, le cliché 38224/52.45 « Pohřeb v průvodu », Rudé právo, 2 mai 1957.

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terres au-delà de ses propres limites. Si pour le camp de la guerre,

l’atome est synonyme de l’(auto)destruction, dans le camp de la paix, sa

puissance est mise au service des populations46.

* * *

En 1960, les allégories du camp de la guerre disparaissent subitement

du cortège. Est-ce un signe que le mouvement pour la paix commence à

s’essouffler ? Si on élimine l’autre, que nous reste-t-il de nous ? La

disparition de l’autre est un souhait qui ne peut jamais être exaucé. En

tuant l’autre, on se tue soi-même, ou alors il faut se redéfinir par

rapport à un autre « autre ». La disparition de l’allégorie de l’autre du

défilé du 1er mai témoigne-t-elle du fait que le camp socialiste ne se

définit plus par rapport à son ennemi traditionnel ?

Il y a plusieurs explications de ce changement. La première raison

est géopolitique. La perception de l’ennemi dans la politique militaire

soviétique a subi un profond changement à la fin des années 1950. En

novembre 1958, les Etats-Unis et l’Union soviétique entament un moratorium

informel sur les essais nucléaires (1958-1960). En septembre 1959,

Khrouchtchev entreprend sa première visite aux Etats-Unis et en 1961, il

rencontre Kennedy à Vienne. Le 22e Congrès du PCUS (1961) modifie la

doctrine militaire, prenant en compte les effets des armes de destruction

massive. La nouvelle position est que la guerre peut être évitée avant même

la disparition finale du capitalisme. Peu après la crise des missiles de

Cuba (octobre 1962) s’ouvrent les pourparlers sur l’arrêt des essais et le

46 « Strhující proud radosti a odhodlání », Rudé právo, 2 mai 1958.

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contrôle des armes nucléaires. En 1963, Khrouchtchev décrit la nouvelle

situation par le terme de « coexistence pacifique ». La frontière entre

« eux » et « nous » est profondément modifiée. Les Etats-Unis et l’Union

soviétique continueront la compétition économique et politique en évitant

de brandir la menace d’une guerre thermonucléaire. Le thème de la lutte

pour la paix dans le monde restera d’ailleurs présent dans le cortège de la

Fête du travail, sous une forme strictement politique et non plus

militaire, à travers les appels à la solidarité internationale prolétaire

avec les peuples opprimés de Vietnam, du Chili, etc.

La deuxième raison est sociale. La disparition de la représentation

radicalement antagoniste « nous/eux » témoigne de l’essoufflement du

raisonnement dichotomique caractéristique des sociétés est-européennes des

années 1950. La majorité des pays de l’Est se libéralise. Les victimes des

procès politiques des années 1950 sont progressivement réhabilitées (Gustáv

Husák ou Laco Novomeský devenant symboles de cette réhabilitation en

Tchécoslovaquie). La culture est discutée plus librement dans les médias.

La télévision et le cinéma permettent aux populations de se familiariser

davantage avec l’Occident et de se faire une image plus subtile de la

réalité. La société de consommation s’installe progressivement dans les

villes. Les catégories radicalement dichotomiques des années 1950 ne

correspondent plus à l’état d’esprit des sociétés devenues modernes et

plurilinguistiques.

La dernière explication est idéologique et est liée davantage à

l’évolution politique de la Tchécoslovaquie. Après l’Union soviétique, la

Tchécoslovaquie est le premier pays du bloc de l’Est à atteindre

officiellement, en 1960, la phase du socialisme. Cette réussite est marquée

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par la nouvelle constitution et le qualificatif « socialiste » ajouté au

nom du pays. Dans cette nouvelle ère, l’autre n’a plus de place. La

réalisation du socialisme a confirmé que l’ennemi a définitivement disparu

de la société. On ne le représente plus. Il semble que le pays a réussi à

intérioriser la relation ami/ennemi, sans pour autant la supprimer. Le camp

de la paix ne se définit plus par rapport au camp de la guerre. Le miroir

se renverse : le camp de la guerre est défini par l’action du camp de la

paix. A l’intérieur des frontières de l’Etat, la représentation de l’autre

se fera désormais davantage à travers les opérations de soutien à la

décolonisation, dans la première moitié des années 1960, ou à la lutte du

peuple vietnamien contre l’impérialisme américain, dans la seconde moitié

des années 1960 et au début des années 1970.

* * *

Les allégories de soi et de l’autre témoignent du caractère

dichotomique de la pensée des sociétés communistes dans leur période

fondatrice. Dans les années 1950, les démocraties populaires prolongent

l’esthétique dualiste soviétique du bon/mauvais, héros/anti-héros de

l’entre-deux-guerres47. Cette esthétique contribue à établir, entre 1946 et

1949, une nouvelle vision soviétique de la frontière, moins matérielle ou

stratégique et plus géopolitique et donc plus plastique. Il s’agit moins

d’une ligne que d’un espace dont les limites sont définies de façon

politique et sociale, à travers la dichotomie guerre/paix. Les pays

47 Cette esthétique dualiste a été analysée par Clark, Katherine, The Soviet Novel. History as Ritual,

Bloomington, Indiana University Press, 1981, 320 p.

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occidentaux, et plus particulièrement les Etats-Unis, ont perçu la

nouveauté de cette idée et ont développé une conception originale des

relations internationales fondée sur la géopolitique des blocs qui dominera

la période de la guerre froide. Dans les années 1960, la vision du monde

devient plus complexe et sa conception radicalement dualiste devient

obsolète. Toutefois, malgré la déstalinisation et l’ouverture progressive

des sociétés, les pays est-européennes continuent à s’auto-définir sur les

bases de cette conception dualiste du monde pour les prochaines 40 années.

Pour cette raison, l’autodéfinition est-européenne en tant que camp de la

paix mériterait une analyse plus approfondie.

Résumé : Pendant la guerre froide, l’Est et l’Ouest ont élaboré chacun leur

propre représentation de soi et de l’autre. Le but de la communication est

d’analyser la représentation socialiste de « soi » et de l’ « autre » et

leurs dynamiques en Tchécoslovaquie, pendant la période fondatrice des

années 1950. L’argumentation repose sur l’analyse iconographique et

discursive des allégories de l’Est et de l’Ouest exposés dans le défilé du

1er mai. L’auteur s’interroge d’abord sur les origines du mouvement pour la

paix et ses protagonistes. Ensuite, il analyse comment le camp de la paix

et le camp de la guerre sont représentés, suivant certains principes

(profonde dichotomie, inversion, comparaison). Enfin, il évoque certains

points sur ce que la représentation de l’autre, de l’Ouest, peut apprendre

sur soi, sur le régime communiste en Tchécoslovaquie.

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The Representation of the Cold War. The Peace and War Camps in

Czechoslovakia 1948-1960

Abstract : During the Cold War, East and West each developed its own

representation of itself and the other. The purpose of the paper is to

analyse the socialist representation of “oneself” and the “other” and its

dynamics in Czechoslovakia, during the founding period of the 1950s. It

relies on the iconographic and discursive analysis of the allegories of

East and West performed during the May Day celebrations. First, the author

questions the origins of the Peace Movement and its protagonists. Then, he

analyses how the Peace and the War Camps were represented, following a

number of fundamental principles (essential dichotomy, inversion and

coparison). In the end, he emphasises some points about what the

representation of the “other”, the West, can show about “oneself”, the

nature of communist regime in Czechoslovakia.

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