Une histoire en chantier : pratiques et enjeux de l'émigration allemande en Suisse (1914-1918)

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UNE HISTOIRE EN CHANTIER : PRATIQUES ET ENJEUX DE L'ÉMIGRATION ALLEMANDE EN SUISSE (1914-1918) Landry Charrier Presses Universitaires de France | « Relations internationales » 2014/4 n° 159 | pages 7 à 16 ISSN 0335-2013 ISBN 9782130629139 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2014-4-page-7.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Landry Charrier, « Une histoire en chantier : pratiques et enjeux de l'émigration allemande en Suisse (1914-1918) », Relations internationales 2014/4 (n° 159), p. 7-16. DOI 10.3917/ri.159.0007 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Clermont - - 195.221.120.100 - 29/06/2015 07h35. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Clermont - - 195.221.120.100 - 29/06/2015 07h35. © Presses Universitaires de France

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UNE HISTOIRE EN CHANTIER : PRATIQUES ET ENJEUX DEL'ÉMIGRATION ALLEMANDE EN SUISSE (1914-1918)Landry Charrier

Presses Universitaires de France | « Relations internationales »

2014/4 n° 159 | pages 7 à 16 ISSN 0335-2013ISBN 9782130629139

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2014-4-page-7.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Landry Charrier, « Une histoire en chantier : pratiques et enjeux de l'émigration allemande enSuisse (1914-1918) », Relations internationales 2014/4 (n° 159), p. 7-16.DOI 10.3917/ri.159.0007--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Relations internationales, n° 159/2014

Une histoire en chantier : pratiques et enjeux de l’émigration allemande

en Suisse (1914-1918)

Comme à de nombreuses reprises depuis les Guerres de religion, la Suisse fut de 1914 à 1918 un point de chute privilégié pour les dissidents de toutes origines et de tous bords. Si le phénomène a été bien étudié par les spécialistes des xviie, xviiie et xixe siècles, on ne sait encore que trop peu de choses des quelque 30 000 émigrés qui y affluèrent entre 1914 et 1918, outre les quelque 68 000 prisonniers qui y furent internés1 : « le terrain reste en friche pour la Première Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre », faisaient remarquer Silvia et Gérald Arlettaz dans une contri-bution datant de 19912. Certes le constat établi par les deux historiens ne reflète plus complètement la réalité historiographique d’aujourd’hui : des études récentes (ou sur le point de paraître) ont en effet permis d’envi-sager certains aspects de la question3. Pour autant, il n’en a pas totalement perdu de sa pertinence. L’histoire des 12 000 Italiens et des 2 500 Austro-Hongrois qui s’y établirent au cours des années 1914-1918, selon l’esti-mation de Marc Vuilleumier, n’a toujours pas fait l’objet, par exemple, d’une analyse prosopographique susceptible d’en faire apparaître les sin-gularités individuelles et collectives4. Il en va de même des Allemands qui s’y installèrent. Si le volet culturel de cette émigration a déjà donné lieu à un nombre relativement important de travaux – notamment par les spé-cialistes du dadaïsme –, son versant politique n’a toujours pas fait l’objet d’un travail d’ensemble analysant l’épaisseur du jeu de ses acteurs et les pratiques dont ils furent les artisans à plus ou moins large échelle. C’est

1. Sur l’histoire de ces prisonniers : Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre . Humanitaire et culture de guerre, Paris, Hachette, 1998, pp. 179-270.

2. Silvia Arlettaz, Gérald Arlettaz, « L’Immigration en Suisse depuis 1848 : une mémoire en construction », Revue suisse d’histoire, 1991, n° 41, pp. 287-297, ici p. 291.

3. Pour une mise au point bibliographique récente : Roman Rossfeld, « 1914-1918: Neue Zugänge zur Geschichte der Schweiz im Ersten Weltkrieg », Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 1993, n° 63/3, pp. 337-342, notamment les pp. 341-342.

4. Marc Vuilleumier, Immigrés et réfugiés en Suisse . Aperçu historique, Zurich, Pro Helvetia, 1992, p. 59.

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à cet objet de recherche particulièrement exigeant que nous avons choisi de consacrer une recherche toujours en cours et dont nous présentons ici un premier panorama.

LA SUISSE FACE AU DÉFI MIGRATOIRE

Sous la pression des forces centripètes inhérentes aux mouvements de soutien à la cause nationale, la guerre mit brutalement un terme aux phé-nomènes de circulations et d’échanges qui avaient irrigué la communauté scientifique des années précédant 1914. Le centre de l’Europe intellec-tuelle qui n’avait cessé de se déplacer depuis le xviiie siècle5, se fixa alors en Suisse, l’espace d’un bref intermède. Institutionnellement neutre, le pays constituait l’un des rares espaces où les forces d’opposition aux contraintes mentales nées des cultures de guerre pouvaient préserver leur autonomie et assumer leurs qualités d’intellectuels (au sens originel du terme, celui légué par l’affaire Dreyfus). À côté de Zimmerwald et de Kienthal – éphémères épicentres de l’agitation révolutionnaire –, Berne, Zurich et Genève, plus largement les rives du Lac Léman étaient les points de chute principaux de ces forces ultra-minoritaires6. Pour cette émigration révoltée, la Suisse n’était pas seulement un formidable réservoir d’informations permettant de suivre au plus près la situation des pays engagés dans le conflit. Elle constituait également un balcon privilégié depuis lequel elle pouvait espé-rer agir sur le monde, en fournissant l’inspiration à l’organisation d’une paix durable pour les uns, et en renouant les fils rompus de l’Internationale ouvrière, voire en en préparant une nouvelle – celle de la révolution mon-diale – pour les autres. Considérées avec la plus grande méfiance par les belligérants, ces activités furent « facilitées » par le caractère très libéral de la politique d’immigration pratiquée par les cantons suisses.

Jusqu’à l’automne 1917, il était relativement simple pour un étranger de passer la frontière et d’obtenir, moyennant le dépôt d’une caution, « un statut de tolérance soumis à renouvellement périodique », les visas, précise Gérald Arlettaz, n’étant alors pas obligatoires7. Les choses changèrent brus-quement le 21 novembre 1917, date à laquelle le Conseil fédéral reprit la question en main, instaura un Office central de police des étrangers sous la direction de Heinrich Rothmund, un juriste énergique connu pour son efficacité, et durcit la réglementation aussi bien en matière d’établissement

5. Marie-Claire Hoock-Demarle, L’Europe des lettres . Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris, Albin Michel, 2008, p. 470.

6. Sans oublier le Tessin, plus précisément le Monte Verità, près d’Ascona, qui attira nombre de dissidents et de visionnaires allemands : Kaj Noschis, Monte Verità : Ascona et le génie du lieu, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011.

7. Gérald Arlettaz, « La Suisse, une terre d’accueil en question. L’importance de la Première Guerre mondiale », in [Collectif], L’Émigration politique en Europe aux xixe et xxe siècles, Rome, École française de Rome, 1991, pp. 139-159, ici p. 141.

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que de séjour dans le pays. Dès lors, les étrangers, à l’exception des réfugiés politiques et des personnes exceptionnellement « tolérées », furent soumis à toute une série de contraintes dont le non-respect devait entraîner leur refoulement8.

S’il est nécessaire de mentionner la dégradation du climat politique et social pour comprendre les raisons ayant poussé les autorités à prendre une décision majeure dans « l’histoire de la société d’accueil suisse9 », il convient également de donner des éléments d’explication relevant de l’his-toire militaire. L’écroulement progressif de la Russie, dans la foulée des évènements survenus depuis le mois de février 1917, avait fait craindre à l’Entente que l’Allemagne, sur le point de se débarrasser de son principal ennemi sur le front Est, ne parvienne à rompre l’équilibre qui s’était ins-tauré en décembre 1914 et à arracher la victoire à l’Ouest. Peu perceptible dans un premier temps, la peur d’une contamination révolutionnaire avait peu à peu cédé la place à une véritable hantise, à la mesure de la fatigue éprouvée par les nations en guerre10. Aux yeux de l’Entente, la Suisse sem-blait avoir contribué à l’érosion de sa situation pour deux raisons : d’une part, pour avoir organisé à Zimmerwald (5-8 septembre 1915) et Kienthal (24-30 avril 1916) des conférences prônant le défaitisme ainsi qu’une nou-velle Internationale révolutionnaire, du moins pour la minorité de gauche conduite par Lénine et Zinoviev ; d’autre part, pour avoir cherché à favo-riser une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie via une initiative conduite, là encore, par le socialiste Robert Grimm – l’une des personna-lités les plus marquantes du mouvement ouvrier suisse –, soutenue et relayée par Arthur Hoffmann, alors conseiller fédéral11. Modifier les condi-tions d’accès au refuge helvétique, c’était donc non pas seulement donner satisfaction aux revendications formulées par des cercles de plus en plus larges de la société, mais aussi « réhabiliter » un pays devenu hautement sus-pect depuis la révélation de l’affaire Hoffmann-Grimm (juin 1917)12. C’est dans cette même perspective qu’il faut probablement envisager l’arrêté du 29 octobre 1918 visant notamment ceux dont les agissements étaient susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale13.

En tolérant (pendant longtemps) la présence de ces émigrés souvent considérés comme des « traîtres à la nation » dans leur pays d’origine, le gouvernement fédéral n’était pas à l’abri des reproches, voire même des interventions des belligérants. Cette situation n’avait en soi rien de vérita-blement nouveau. Depuis 1815 et la reconnaissance de sa neutralité per-pétuelle par les puissances réunies en congrès à Vienne, la Suisse avait déjà

8. Feuille fédérale suisse et recueil des lois suisses 50, 4 décembre 1918, p. 176 : http://www. amtsdruckschriften.bar.admin.ch/viewOrigDoc.do?id=10081839 (page consultée en avril 2014).

9. Silvia Arlettaz, Gérald Arlettaz, op . cit ., p. 292.10. Jean-Jacques Becker, 1917 en Europe . L’année impossible, Paris, Complexe, 1997, pp. 50, 164.11. Paul Stauffer, « Die Affäre Hoffmann/Grimm », Schweizerische Monatshefte, 1973, n° 53/1,

pp. 1-29.12. Ibid ., pp. 15-19.13. Feuille fédérale suisse et recueil des lois suisses, op . cit., p. 181.

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été à de nombreuses reprises l’objet de pressions visant à mettre un terme à sa politique d’accueil ou du moins, à la rendre plus restrictive. Cela avait par exemple été le cas au début de la Restauration (1823) lorsque le pays avait été inondé de réfugiés politiques, bonapartistes et régicides français, et qu’il avait été contraint par les puissances de la Sainte-Alliance de signer un Conclusum généralisant la censure et autorisant l’expulsion des étrangers « commettant des attentats contre la tranquillité publique14 ». Le contexte dans lequel ces pressions s’exercèrent au cours des années 1914-1918 leur conférèrent cependant une importance décuplée, donnant à voir la « pré-carité » de la situation dans laquelle se trouvait ce « pays de la ligne de front »15. Malgré les difficultés qu’elle rencontra pour faire valoir ses inté-rêts, la Suisse continua d’offrir tout au long des hostilités des conditions favorables à une poursuite des activités de ceux que la guerre avait réduit au rang de renégats. La liberté d’expression y était garantie, dans la limite des conditions énoncées par les ordonnances fédérales du 3 août 1914 ainsi que des 2 et 27 juillet 191516, et les maisons d’édition ne rechignaient pas à imprimer leurs écrits.

TEMPORALITÉS DE L’ÉMIGRATION

Limité dans un premier temps, le flux d’émigrés en provenance des pays belligérants gagna progressivement en importance selon une logique large-ment dictée par la censure. Déjà significatif en 1915, le mouvement attei-gnit son apogée en 1916, année d’une « soudaine pulsation » migratoire17.

Dans les processus de « mobilisation » et de « démobilisation » cultu-relles bien étudiés ces dernières années, l’année 1916 représente un tour-nant dont il convient de souligner toute l’importance. Les batailles de Verdun et de la Somme avaient engendré une amertume et une lassitude telles que les gouvernements belligérants s’étaient lancés dans de grandes opérations de remobilisation des esprits. Par ricochet, cette secousse pro-pagandiste avait donné une impulsion démobilisatrice très sensible dans certains milieux jusqu’alors peu enclins à s’opposer au discours officiel en même temps qu’elle en avait amené d’autres à intensifier leurs actions de protestation18. Nombre de minoritaires déterminés à rester « libres au

14. Selon le mot de Charles Seignobos, cité par Peter Stadler, « Exil et immigration politiques en Suisse », in [Collectif], L’Émigration politique en Europe…, op . cit ., pp. 129-137, ici p. 130.

15. Jean-Claude Montant, La Propagande extérieure de la France pendant la première guerre mondiale : l’exemple de quelques neutres européens, Lille, ANRT, 1989, p. V.

16. Wolfgang Benz, « Asyl und Meinungsfreiheit. Deutsche politische Emigration und eidgenös-sische Politik im Ersten Weltkrieg », in Wolfgang Benz (dir.), Flucht aus Deutschland . Zum Exil im 20 . Jahrhundert, Munich, DTV, 2001, pp. 11-42, ici p. 18 sq.

17. Pour reprendre les termes de René Rémond dans « Conclusions », in [Collectif], L’Émigration politique en Europe…, op . cit ., pp. 513-519, ici p. 514.

18. Sur le sujet, voir les perspectives ouvertes par John Horne, « Introduction », in « Démobilisations culturelles après la Grande Guerre », 14-18 aujourd’hui . Today . Heute, 2002, n° 5, pp. 45-53.

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milieu de la servilité générale » avaient alors choisi de prendre le chemin de l’émigration et de rejoindre ceux qui s’étaient déjà réfugiés en Suisse19. Bien représentés dès avant dans le microcosme suisse, les Allemands contri-buèrent largement à faire de ce nouveau mouvement de convergence un moment clé de l’histoire de l’opposition à la guerre. C’est par exemple à ce moment-là que des pacifistes habitués à faire la navette entre l’Allemagne et la Suisse – Friedrich Wilhelm Foerster ou bien encore Annette Kolb – mirent un terme à ces pratiques d’exception et quittèrent durablement leur pays, avec plus ou moins de difficultés20. Au même moment, une poi-gnée de dissidents arrivés en ordre dispersé (Hugo Ball, Ernst Bloch, Yvan Goll, Karl Ludwig Krause, Hermann Rösemeier ou bien encore Edward Stilgebauer) se rassembla autour de l’ancien consul d’Allemagne à Belgrade, Hans Schlieben, pour réclamer le départ des Hohenzollern et militer en faveur de l’instauration d’une république fédérale en Allemagne21.

Les évènements qui se bousculèrent en 1917 maintinrent à un haut niveau l’attraction que la Suisse exerçait sur les dissidents, notamment les déserteurs et les réfractaires, sans pour autant engendrer un nouveau pic migratoire22. Si l’année 1916 fut caractérisée par l’arrivée massive d’émi-grés en provenance de toute l’Europe, 1917 fut surtout marquée par les initiatives que ceux-ci prirent pour s’unir et faire entendre leurs voix. Lancer ou s’affilier à une revue fut le moyen auquel ils eurent alors le plus souvent recours. Cette pratique largement plébiscitée par les pacifis-tes français venus rejoindre Romain Rolland sur les rives du Léman23, se prolongea tout au long de l’année suivante, moment du dénouement où la nécessité de se rassembler et de s’exprimer fut ressentie avec une gra-vité encore plus pressante. Alors que les Allemands qui s’étaient « agré-gés » autour de Hans Schlieben misèrent sur la fondation d’une feuille à scandales (Die Freie Zeitung, avril 1917), les autres cherchèrent le contact avec des organes qui avaient été transférés en Suisse pour échapper à la censure (et dont certains avaient considérablement évolué sous le coup des événements) : la Friedenswarte (mars 1915), le plus visible et le plus stable de tous, tant du point de vue du contenu que de la périodicité ; les

19. Selon le mot de Romain Rolland, Journal des années de guerre 1914-1919 . Notes et documents pour servir à l’histoire morale de l’Europe de ce temps, Paris, Albin Michel, 1952, 17 septembre 1915, p. 514.

20. Martin Korol, « Einleitung », in Ernst Bloch, Kampf – nicht Krieg: politische Schriften 1917-1919, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1985, pp. 14-71, ici p. 33 ; Anne-Marie Saint-Gille, Les Idées politiques d’Annette Kolb (1870-1967), Berne e.a., Peter Lang, 1993, pp. 57-58.

21. Landry Charrier, « L’Émigration allemande en Suisse pendant la Grande Guerre », in Nicolas Beaupré, Karine Rance (dir.), Arrachés et déplacés . Réfugiés politiques, prisonniers de guerre, déportés, Clermont-Ferrand, PUBP, à paraître en 2015.

22. Bettina Durrer a chiffré à 10 000 le nombre de dissidents et de réfractaires qui arrivèrent en Suisse entre avril 1916 et avril 1917 : Bettina Durrer, « Auf der Flucht vor dem Kriegsdienst », in Carsten Goehrke, Werner G. Zimmermann (dir.), Zuflucht Schweiz: der Umgang mit Asylproblemen im 19 . und 20 . Jahrhundert, Zurich, Chronos, 1994, pp. 197-217, ici p. 198.

23. Landry Charrier, « Réseaux de sociabilités et échanges internationaux en Suisse pendant la Grande Guerre », Revue suisse d’histoire, 2012, n° 62/3, pp. 424-438.

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Weißen Blätter (avril 1916) de René Schickele ou bien encore le Zeit-Echo (mai 1917) de Ludwig Rubiner.

SOCIABILITÉS ET ESPACES DE DÉCLOISONNEMENT

Points de chute privilégiés des quelque 7 200 dissidents allemands réfu-giés en Suisse pendant la guerre24, Berne et Zurich ont parfois été présentés comme deux pôles opposés de l’activité de cette émigration aux nuances et aux situations fort diversifiées : « À Zurich, la partie esthétique, ici [à Berne] la partie politique », nota par exemple Hugo Ball dans une page de son journal rédigée alors qu’il venait de rejoindre les cercles de la Freie Zeitung25. Si cette différenciation peut, au premier coup d’œil, sembler justifiée par le statut de Berne dans l’organisation politique de la Suisse et la notoriété dont le mouvement dadaïste jouit a posteriori, elle n’a, dans les faits, aucune raison d’être. Indépendamment des lignes de tension qui par-coururent la colonie allemande tout au long des hostilités, les deux villes ne constituèrent à aucun moment des « bastions » de telle ou telle sensibi-lité. Alors que les Français, les Tchèques et les Russes eurent tendance à se concentrer en un seul et même point – Genève et ses abords pour les deux premières colonies, Zurich pour la troisième –, les Allemands, de leur côté, « s’éparpillèrent » entre Berne et Zurich selon une logique propre à chacun d’eux. Les journaux, lettres et autres remémorations dont nous disposons pour cette période sont à ce titre, et malgré la prudence avec laquelle il convient de les aborder, tout à fait explicites. Ils donnent non pas seulement à voir l’importance que ces pôles jouèrent dans les trajectoires personnelles et collectives des émigrés allemands. Ils permettent également d’identifier les lieux qui, en plus des revues, favorisèrent les regroupe-ments et autorisèrent dans certains cas même, l’instauration de contacts transnationaux. À côté des salons de Tilla Durieux (Zurich) et de Berta Zuckerkandl-Szeps (Berne) – « sociabilités portes-ouvertes » où se côto - yèrent émigrés et représentants des belligérants26 –, ce furent en premier lieu les cafés et les cercles littéraires qui eurent cette fonction.

Bien connu des spécialistes du dadaïsme pour y avoir vu naître le angage des temps nouveaux, le « 8 février 1916, à 6 heures du soir », pour citer Tristan Tzara, le Café de la Terrasse à Zurich compta parmi ces lieux- carrefours où les dissidents allemands aimaient à se retrouver de manière

24. Selon l’estimation de Marc Vuilleumier, op . cit ., p. 59.25. Hugo Ball, Die Flucht aus der Zeit, Zurich, Limmat Verlag, 1992, 17 septembre 1917, p. 191 :

« In Zürich die ästhetische, hier [in Bern] die politische Hälfte ».26. Utilisé pour qualifier Coppet, l’expression nous semble bien refléter l’esprit qui caractérisait

ces deux salons : Marie-Claire Hoock-Demarle, « Coppet, laboratoire d’Europe à l’aube du xixe siècle », in [Collectif], L’Invention du xixe siècle . Le xixe siècle par lui-même (littérature, histoire, société), Paris, Klincksieck, 1999, pp. 19-27, ici p. 23.

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informelle, au gré de leurs envies ou de leurs préoccupations27. Situé à quelques encablures seulement, là encore sur les rives de la Limmat, le Café Odeon joua un rôle similaire. Ouvert quelques années seulement avant l’éclatement de la guerre (juillet 1911), cet établissement, aujourd’hui devenu un mythe, accueillit lui aussi nombre d’émigrés en provenance d’Allemagne et plus largement, de toute l’Europe, des dadaïstes aux bol-cheviks en passant par des pacifistes tels que Leonhard Frank, Claire et Iwan Goll, Annette Kolb, Andreas Latzko, Else Laske-Schüler, René Schickele, Franz Werfel ou bien encore Stefan Zweig28.

Il n’est pas aisé de déterminer dans quelle mesure ces espaces de socia-bilité – surveillés de près par des espions mandatés par les belligérants29 – furent propices au décloisonnement des communautés d’émigrés basés en Suisse. Hormis le passage de ses mémoires que Stefan Zweig consacre à sa rencontre avec James Joyce et les lignes du journal de René Schickele dans lesquelles il est question de ses échanges « mit einem Russen » (« avec un Russe »), il n’existe à notre connaissance aucune source en langue allemande présentant ces cafés comme le lieu d’une transnationalisation des contacts politiques ou culturels30. Nous les considérerons donc en pre-mier lieu comme des centres de vie, des espaces de décompression pour ceux qui, tels Leonhard Frank ou encore Hugo Ball, étaient à la recherche d’une convivialité à même de tromper la solitude inhérente à leur statut d’émigré.

Fondé par Hans et Hermann Bodmer au début des années 1880, le cercle littéraire de Hottingen, un quartier de Zurich, eut une fonction comparable aux salons de Tilla Durieux et de Berta Zuckerkandl-Szeps en ce qu’il favorisa les regroupements et permit que se nouent des soli-darités transnationales, bien plus que cela ne semble avoir été le cas des cafés. Nombre de détails nous manquent encore pour cerner au plus près le fonctionnement de cet espace de sociabilité connu également pour la contribution qu’il apporta au rapprochement franco-allemand durant l’entre-deux-guerres31. Les rares études s’étant intéressées à son histoire se sont surtout attachées à en dessiner les principaux contours sans pour

27. Tristan Tsara cité par Herbert Lüthy, « La Suisse des deux après-guerres », Jahrbuch der Neuen Helvetischen Gesellschaft, 1964, n° 35, pp. 63-75, ici p. 64 ; Henri Guilbeaux, Du Kremlin au Cherche-Midi, Paris, Gallimard, 1933, p. 105.

28. Curt Riess, Esther Scheidegger, Café Odeon, Zurich, Europa Verlag, 2010, pp. 49 sq.29. Par exemple, le rapport de la légation allemande de Berne sur les « activités » de Leonhard

Frank à l’Odeon : Vera Grötzinger, Der Erste Weltkrieg im Widerhall des “Zeit-Echo” (1914-1917) . Zum Wandel im Selbstverständnis einer künstlerisch-politischen Literaturzeitschrift, Berne, Peter Lang, 1993, p. 255.

30. Stefan Zweig, Die Welt von gestern . Erinnerungen eines Europäers, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1976 (1re édition : 1944), p. 201. La rencontre entre Schickele et ce Russe eut lieu au Café du Théâtre : René Schickele, « Tagebücher », in Werke in drei Bänden . Dritter Band, Cologne/Berlin, Kiepenheuer & Witsch, 1959, pp. 1011-1129, ici 20 février 1918, p. 1026.

31. Conrad Ulrich, « Der Lesezirkel Hottingen », in Sebastian Brändli (dir), Hottingen. Von der ländlichen Streusiedlung zum urbanen Stadtquartier, Zurich/Egg, Kommissionsverlag, 2000, pp. 235-256, ici pp. 245-249.

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autant insister sur le rôle qu’il joua pendant le conflit32. Les traces aux quelles nous avons eu accès suffisent néanmoins pour affirmer qu’il participa, lui aussi, d’une dynamique de communication tout à fait originale dans le champ culturel de l’époque.

Point d’intersection d’écrivains de toutes origines et de tous bords, le cercle fut un de ces lieux-refuges où les Allemands et, plus largement, les étrangers installés ou de passage en Suisse purent tisser des réseaux dépas-sant souvent les clivages nationaux et échapper aux « souffrances » générées par leur déplacement. Arrivé à Zurich peu après le torpillage du Lusitania (7 mai 1915), Leonhard Frank y entendit par exemple Stefan Zweig réciter quelques-uns de ses poèmes, une « expérience » dont il prétendit par la suite qu’elle eut un impact décisif sur son engagement33. C’est également là, et peut-être à cette même occasion, que Zweig, assisté de Pierre Jean Jouve, organisa, à l’hiver 1917, une soirée conçue comme un acte symbolique de réconciliation franco-allemande : Zweig y lut des passages de son Jeremias – pièce dont la représentation en Suisse lui avait servi de prétexte pour obtenir un congé après plus de trois ans passés au Kriegsarchiv de Vienne34 – cependant que Jouve y présenta le recueil dont il venait de faire paraître quelques extraits dans Le Carmel, Danse des morts35. Zweig et Jouve étaient venus à Zurich accompagnés de l’artiste belge Frans Masereel, convain-cus que la soirée pourrait lui servir de rampe de lancement36. Approché par l’éditeur Max Rascher, Masereel, qui s’était déjà fait remarquer pour les xylographies apocalyptiques qu’il avait données aux Tablettes ainsi qu’à La Feuille, se vit alors confier l’illustration du cycle de nouvelles auquel Leonhard Frank travaillait depuis son arrivée à Zurich, Der Mensch ist gut37. Même si la commande n’aboutit pas, « l’affaire » a néanmoins ceci d’inté-ressant qu’elle met l’accent sur le rôle que les éditeurs jouèrent également dans la mise en réseaux des émigrés allemands et, plus largement, des forces protestataires basées (ou non) en Suisse. Dans l’optique qui est la nôtre, deux maisons semblent revêtir un intérêt de premier plan, Orell Füssli d’un côté et Rascher & Cie de l’autre.

Si la première se distingua par le soutien qu’elle apporta aux pacifistes allemands – Hermann Fernau, Alfred Hermann Fried, Wilhelm Muehlon

32. Un dépouillement systématique du journal du Lesezirkel (selon Conrad Ulrich, plus de 3 200 pages pour la période 1913-1933) et des archives conservées au Staatsarchiv de Zurich devrait per mettre d’en démontrer toute la singularité (ibid ., p. 256).

33. Leonhard Frank, Links wo das Herz ist . Roman, Munich, Aufbau-Verlag, 2009 (1re édition : 1955), p. 100 ; sur les conditions dans lesquelles s’effectua le départ de Frank d’Allemagne, ibid ., pp. 89-90.

34. Sur ses activités au cours des premières années de guerre : Stefan Zweig, Correspondance . 1897-1919, Paris, Grasset, 2000, pp. 275-278 ([Testament], Villeneuve, 28 novembre 1917).

35. Joris van Parys, Frans Masereel . Une biographie, Bruxelles, Archives & Musée de la Littérature, 2008, p. 70 ; Pierre Jean Jouve, « Danse des Morts », Le Carmel 1917, n° 2.

36. S. Zweig, qui avait rencontré Masereel quelques jours plus tôt, avait été impressionné par la puissance de ses dessins, « une puissance que peu de gens au monde possèdent » : Stefan Zweig, Journaux 1912-1940, Paris, Belfond, 1986, 2 décembre 1917, p. 187.

37. Joris van Parys, op . cit ., p. 71.

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ou bien encore Georg Friedrich Nicolaï –, la seconde, elle, se caractérisa par son ouverture résolument internationale. La liste des publications réa-lisées par Rascher au cours des derniers mois de guerre est en effet pour le moins impressionnante. Après avoir donné la première traduction com-plète du Feu d’Henri Barbusse38, Max Rascher imprima l’une des œuvres majeures de l’écrivain hongrois Andreas Latzko, Menschen im Krieg. Cette suite de nouvelles dénonçant les horreurs de la guerre – d’après Romain Rolland, l’une des œuvres les plus édifiantes que la guerre ait engendrées – eut, dans le contexte de l’hiver 1917-1918, un tel succès qu’elle plaça l’éditeur dans une situation pour le moins inconfortable vis-à-vis des auto-rités allemandes39. Conscient du danger que courrait la succursale qu’il entretenait à Leipzig, il décida donc de fonder une maison indépendante de Rascher & Cie, Max Rascher Verlag AG, et de la doter d’une collection qu’il nomma de façon hautement symbolique : Europäische Bücher. Dès lors, il put poursuivre ses activités sans craindre que l’Allemagne ne court-circuite ses affaires40. C’est ainsi qu’il fit rééditer Menschen im Krieg – la pre-mière édition, tirée à 8 000 exemplaires, avait été épuisée en à peine deux mois41 –, publier des traductions de Leonid Andrejew (Das Joch des Krieges), Georges Duhamel (Leben der Märtyrer, 1914-1916), Pierre Jean Jouve (Ihr seid Menschen), Marcel Martinet (Die Tage des Fluches . Gedichte . 1914-1916), Romain Rolland (Den hingeschlachteten Völkern et Beethoven), sans négliger de soutenir les pacifistes de langue allemande : Leonhard Frank (Der Mensch ist gut et Die Mutter), Alfred Hermann Fried (Mein Kriegs-Tagebuch, 4 vol.), Iwan Goll (Requiem für die Gefallenen von Europa), Annette Kolb (Die Last), René Schickele (Die Weißen Blätter) ou bien encore Stefan Zweig (Das Herz Europas). Même si les pratiques de Rascher firent l’objet de diverses critiques – Romain Rolland, pour ne citer que lui, le suspecta de connivences avec l’Entente42 –, il n’en reste pas moins qu’elles contri-buèrent, elles aussi, à structurer des milieux dont l’exigüité les prédestinait à une certaine proximité.

38. La traduction avait été assurée par Leo von Meyenburg (1886-1936), un écrivain suisse de moindre notoriété qui maniait bien la langue française pour avoir effectué une partie de ses études à Paris. Quelques extraits du livre avaient paru quelques mois plus tôt dans les Weißen Blätter. Là, c’est Hugo Ball qui s’était chargé de la traduction.

39. Pour la référence à Romain Rolland : « L’homme de douleur », in Les Précurseurs, Paris, Éditions de « L’Humanité », 1919, pp. 110-126. Le texte de Latzko vient de faire l’objet d’une réédi-tion, en version française, aux éditions Agone (Marseille, 2014).

40. Les autorités du Reich voyaient d’un très mauvais œil les activités éditoriales de Rascher. Il en allait de même pour celles d’Orell Füssli, suspecté d’être à la solde du gouvernement britan-nique : Dieter Riesenberger, « Deutsche Emigration und Schweizer Neutralität im Ersten Weltkrieg », Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 1988, n° 38, pp. 127-150, p. 131.

41. Albert M. Debrunner, « “Ich schwöre ab: jegliche Gewalt…” Pazifistische Schriftsteller im Schweizer Exil während des Ersten Weltkrieges », in Nicole Rosenberger, Norbert Staub (dir.), Prekäre Freiheit . Deutschsprachige Autoren im Schweizer Exil, Zurich, Chronos Verlag, 2002, pp. 55-79, ici p. 70.

42. Romain Rolland, Journal des années de guerre 1914-1919…, op . cit ., octobre 1918, p. 1632.

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CONSIDÉRATIONS FINALES

Dans un article publié en 1990, Paul-André Rosental, spécialiste de l’histoire des migrations européennes, établissait un distinguo entre deux catégories de migration : les unes dites de « rupture », caractérisées par une déliquescence des liens entretenus par l’émigré avec son pays d’ori-gine, la société d’accueil devenant « l’espace investi », c’est-à-dire l’espace où celui-ci entend concrétiser ses projets ; les autres dites de « maintien », marquées par un décalage entre « l’espace vécu » et « l’espace investi », le pays dont il est originaire et où il souhaite voir se réaliser ses « attentes majeures », le point de chute devenant alors un « espace neutre » purement instrumental, un « espace-ressources » 43. Cette classification déjà éprouvée par nombre d’historiens, par les spécialistes, notamment, de la Révolution française, nous semble à même de rendre compte des articulations qui don-nèrent une certaine cohérence à la colonie allemande en dépit des lignes de fracture qui la parcoururent44.

Arrivés en Suisse par vagues successives, essentiellement à partir du printemps 1915, les émigrés allemands ne cherchèrent à aucun moment à s’enraciner ou, du moins, à s’insérer, dans la société d’accueil : le temps passé à l’étranger fut avant tout celui de l’attente du retour au pays. Ponctué de phases de doutes plus ou moins longues, cet intermède n’en fut pas moins marqué par une intense activité écrite ou orale, tournée en premier lieu, mais pas exclusivement, vers « l’espace investi ». Les cafés, cercles lit-téraires, maisons d’édition, salons et autres revues, ces « lieux de l’esprit » où se croisèrent et, dans certains cas même, s’entrecroisèrent les réfugiés en provenance de toute l’Europe, en furent les principaux vecteurs45. Les pro-jections dont ces proscrits furent les artisans constituèrent non pas seule-ment un moyen d’apaiser la souffrance générée par l’éloignement du centre de leurs préoccupations. Elles furent également un formidable pourvoyeur d’espoirs, plus particulièrement quand la guerre sembla s’éterniser et que la perspective du retour s’éloigna dans un futur indéterminé (hiver 1916-1917).

Landry CharrierUniversité Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand

43. Paul-André Rosental, « Maintien/rupture : un nouveau couple pour l’analyse des migra-tions », Annales . économies, sociétés, civilisations, n° 45/46, 1990, pp. 1403-1431, ici p. 1409 sq.

44. Ainsi que nous l’avons déjà en partie montré dans un précédent article : Landry Charrier, « Réseaux de sociabilités et échanges internationaux… », op . cit .

45. Nous empruntons l’expression « lieux de l’esprit » à Michel Trebitsch dans « Avant-propos : La chapelle, le clan et le microcosme », Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, mars 1992, n° 20, pp. 11-21, ici p. 11.

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