Viva Jerez! Enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture.

22
HÉLÈNE GIGUÈRE ¡Viva Jerez! ENJEUX ESTHÉTIQUES ET POLITIQUES DE LA PATRIMONIALISATION DE LA CULTURE Extrait de la publication Extrait distribué par Livresquebecois.com

Transcript of Viva Jerez! Enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture.

¡Viv

a Je

rez!

En

jEu

x E

st

tiq

uE

s E

t p

oli

tiq

uE

s

dE

la

pa

tr

imo

nia

lis

at

ion

dE

la

cu

ltu

rE

lèn

E G

iGu

èr

E

¡ Viva Jerez ! trace le portrait social des univers de la bodega (lieu d’élevage du vin Jerez-

Xérès-Sherry) et du flamenco dans la ville de Jerez de la Frontera, berceau du chant gitan et

de ce vin « généreux ». L’analyse comparative de ces deux pratiques historiquement ancrées

en basse Andalousie provoque une réflexion sur les stratégies de « marchandisation » et de

politisation de la culture en considérant tous les niveaux administratifs, du local à l’interna-

tional. Les récents programmes de l’Unesco sur le patrimoine culturel immatériel constituent

le point de départ de cette réflexion sur le processus de patrimonialisation et ses enjeux iden-

titaires, esthétiques et politiques.

Le processus de patrimonialisation de la culture suscite intérêts et critiques. Dans un vérita-

ble dialogue entre les niveaux décisionnels et les praticiens de la culture, ce livre évoque ces

espaces urbains, distincts et communicants, marqués par des clivages socioculturels histo-

riques influencés par le latifundisme : señorito, gitan et gachó. Malgré les bouleversements

subis dans les deux secteurs étudiés, les pratiques et les savoirs associés au flamenco et au

vin se transmettent toujours par la famille et valorisent l’intime, le rituel et le sensoriel ; ils

sont aussi capitalisés, particulièrement à des fins touristiques. La spectacularisation de la

culture, le pouvoir de l’image et le simulacre se confrontent alors au sens donné à l’informel,

à l’instant, à l’expérience, à la personnalité, à ce « vivre ensemble », cette convivencia. La

tendance à l’homogénéisation de ces pratiques et savoirs culturels renforce des positions radi-

cales défendant une pureté du sang et de la Terre, légitimant un pouvoir d’action, une autorité,

à travers le protagonismo.

Ainsi, la conception du patrimoine culturel immatériel et les tentatives de « mise en valeur »

de la culture vivante gagneraient à reproduire ce qui est au cœur de la culture, des identités et

des processus créatifs : le sens et la relation humaine.

Hélène GiGuère est docteure en anthropologie sociale et ethnologie de l’école des hautes études en sciences sociales (Paris) ainsi que de l’université de Séville. elle a réalisé deux recherches post­doctorales au Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CelAT) de l’université laval, dont la dernière fut soutenue par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. elle collabore à des programmes de recherche en espagne et au Canada sur le patrimoine et le métissage, en plus de participer à des productions multimédias. elle est chercheure associée à la Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse et membre du comité éditorial de la revista de antropología iberoamericana AiBr. Ses études et ses réalisations professionnelles l’ont menée sur des terrains diversifiés, dont Madagascar, terre instigatrice de l’essai Des morts, des vivants et des choses, paru en 2006.

¡Viva Jerez! hélènE GiGuèrE

¡VivaJerez!

EnjEux EsthétiquEs Et politiquEs dE la patrimonialisation dE la culturE

978-2-7637-8519-6

¡Viva Jerez!

hélènE GiGuèrE

EnjEux EsthétiquEs Et politiquEs dE la patrimonialisation

dE la culturE

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Collection InterCultures

Collection fondée par Laurier Turgeonet dirigée par Laurier Turgeon et Pierre Ouellet

Cette collection réunit des études interdisciplinaires qui traitent des dyna-miques interculturelles et des phénomènes de métissage passés et présents, d’ici et d’ailleurs. Elle accueille une large gamme de thèmes : les frontières culturelles, les médiations culturelles, la communication et la consommation interculturelle, les conflits interculturels et les transferts culturels.

Les travaux sur la mondialisation tendent à expliquer l’expansion des économies et des cultures occidentales depuis un lieu central, l’Europe, vers les autres parties du monde. Cette approche centriste présente généralement les différences culturelles comme un obstacle à l’idéal de l’universalisme qui veut que le monde devienne un seul et même lieu.

Les ouvrages de cette collection présentent le monde comme un lieu de contacts et d’échanges entre des groupes différents plutôt que comme un ensemble cohérent et unifié qui s’étend depuis un pôle central. Au lieu de définir les cultures comme des ensembles homogènes et fermés qui contribuent à construire des catégorisations ethnoculturelles, ils les étudient comme des entités ouvertes, interactives et mobiles dans le temps et dans l’espace. L’accent est mis sur le syncrétisme pour expliquer l’émergence de nouvelles formes culturelles.

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

¡ VIVa Jerez !

enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Hélène GiGuère

¡ VIVa Jerez !

enjeux esthétiques et politiques de la patrimonialisation de la culture

Préface de Patrick Williams

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Conception de la couverture et mise en pages : Hélène SaillantIllustration de la couverture : Pilar González García MierPhotographie : Hélène Giguère (à l’exception des illustrations indiquées)

© LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, 2010Tous droits réservés. Imprimé au CanadaDépôt légal 2e trimestre 2010ISBN : 978-2-7637-8519-6eISBN : 9782763705194

Les Presses de l’Université LavalPavillon Maurice-Pollack2305, rue de l’Université, bureau 3103Québec (Québec) G1V 0A6CANADAwww.pulaval.com

Les presses de l’Université Laval reçoivent chaque année de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition pour nos activités d’édition.

Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des scien-ces humaines, de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

À ma fille qui me rappellechaque jour l’importancede ce précieux instant présent.

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

TaBLe DeS MaTIÈreS

REMERCIEMENTS .....................................................................................XIII

PRÉFACE ....................................................................................................... XV

AVANT-PROPOS .......................................................................................... XIX

INTRODUCTION ............................................................................................1Investiguer en Andalousie .......................................................................9

LE PATRIMOINE DIT IMMATÉRIEL DANS LES INSTITUTIONS ..........19Le patrimoine immatériel et vivant selon l’UNESCO .........................23

Les chefs-d’œuvre...............................................................................27 Les minorités cuLtureLLes ...................................................................28

Le matérieL et L’immatérieL ou L’instrumentaLisation de L’abstrait ....31Le patrimoine en devenir : une stratégie économique ? .......................34

La gestion du patrimoine espagnol .......................................................35La gestion du patrimoine andalou ........................................................38

L’andaLousie dans Les institutions européennes .................................40La gestion LocaLe du patrimoine ........................................................43

UNE PERSPECTIVE SUR LE TERRITOIRE RÉGIONAL ...........................49Des peuplements arabes aux catholiques .............................................50La stigmatisation des Gitans ..................................................................53

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

X ¡ ViVa Jerez !

vers L’égaLité ......................................................................................56La structuration sociale .......................................................................60

Les señoritos, Les gitans et La cLasse popuLaire espagnoLe .................62La division des espaces urbains à Jerez de La frontera ........................73Le Jerez contemporain : vie poLitique et économique ..........................76

LE FLAMENCO : UN PATRIMOINE MINORITAIRE DE L’INSTANT PRÉSENT .............................................................................87

Les créateurs de la diversité .................................................................92une famiLLe, un quartier, un styLe .....................................................92Les buLerías et autres paLos de Jerez ...................................................93L’art, La personnaLité et Le corps dans Le fLamenco rituaLisé ...........100à La fois ritueL et spectacLe : L’apoLogie de L’instant .......................105

Nous et eux ............................................................................................111Le LocaLisme : un « nous » incLusif ou excLusif ? ................................111Les cLasses sociaLes ...........................................................................120

L’art et la technique dans la conservation et la transmission .......127vivencia et convivencia : L’initiation au savoir .................................128Les formations formeLLe et informeLLe ............................................131

Être « sauvage » et « primitif » : des qualités ....................................131Les académies ..............................................................................133Les relations entre maître et élève .................................................138

Les peñas : associations fLamencas ....................................................143L’histoire des peñas flamencas de Jerez ..........................................143Les relations avec les institutions publiques ..................................148Les relations avec les institutions privées ......................................152

d’autres activités ponctueLLes .........................................................155Les infLuences d’outre-mer ..............................................................157

L’appropriation : luttes de pouvoir entre les acteurs (protagonismo) ...............................................................................159Le sang .............................................................................................160La terre ............................................................................................162Le « protagonisme » ...........................................................................165

La récupération, la mise en valeur et la marchandisation du flamenco ....................................................................................169des initiatives municipaLes ...............................................................169

Ciudad del Flamenco : genèse du projet .........................................176Le flamenco comme chef-d’œuvre du patrimoine oral et

immatériel de l’humanité de l’UNESCO .....................................180des initiatives privées .......................................................................184

Les bodegas ..................................................................................185L’entreprise privée « Manuel Morao & Los Gitanos de Jerez » .......188

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Table des matières XI

Les tablaos ...................................................................................196Le patrimoine immatériel flamenco : esthétique et

identification locale ....................................................................198

LA BODEGA : UN PATRIMOINE CULTUREL, SENSORIEL ET MAJORITAIRE ..................................................................217

Un bref historique de l’industrie vinicole de Jerez ........................219L’histoire récente (1970-2004) ........................................................222Le contexte urbanistique .................................................................228une diversité créatrice ....................................................................231

Les caractéristiques de la culture du vin de Jerez ...........................233Le processus singuLier du Jerez : La crianza .....................................233

La récolte .....................................................................................234« Laisser le vin rêver » à la bodega .................................................238Le processus de crianza avec soleras et criaderas .............................241

La conservation et la transmission de la culture bodeguera ...........244Les dynasties famiLiaLes ....................................................................244Les entreprises de taiLLe moyenne .....................................................251des initiatives singuLières ................................................................255une structure protectrice : Le conseiL de L’appeLLation d’origine ...258La transmission sociaLe des métiers ..................................................262

La famille .....................................................................................263L’expérience des travailleurs : territoire et convivialité ouvrière .....266La consommation ........................................................................266Les arrumbadores ..........................................................................268Les tonneliers ...............................................................................270

Les consommateurs Locaux et étrangers ..........................................273L’omniprésence sensueLLe et Les Lieux de La mémoire coLLective ........276

L’appropriation : luttes de pouvoir entre les secteurs public et privé ............................................................................................279Les grèves des trente dernières années .............................................279La fête de La vendange .....................................................................282La foire de mai ..................................................................................287

La récupération, la fétichisation et la marchandisation de l’univers culturel bodeguero ...................................................290Les initiatives privées ........................................................................291

Vendre la tradition et occulter la modernité .................................292Les initiatives pubLiques ...................................................................297

Entre la conservation et l’intervention : la spéculation sur le sol urbain ...........................................................................297Les initiatives mixtes : Le Consejo Regulador ................................300

Le patrimoine immatériel bodeguero : politique, arôme et identité locale ..........................................................................305

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

XII ¡ ViVa Jerez !

CONCLUSIONS ...........................................................................................319Le vin et le flamenco : des patrimoines de sens .................................319Patrimonialiser la culture : une question de sens et de relations ...325

ANNEXE I .....................................................................................................331Typologie des bodegas expéditrices du Jerez ......................................331

GLOSSAIRES .................................................................................................355Glossaire bodeguero ..............................................................................355Glossaire flamenco...............................................................................359

BIBLIOGRAPHIE .........................................................................................365Références générales ...........................................................................365Références sur la région (Andalousie, Jerez de la Frontera) .........376Références documentaires internationales ......................................381Références documentaires locales et régionales .............................383Références électroniques ....................................................................384Références vidéographiques ................................................................385

TABLEAUX ET SCHÉMAS ..........................................................................387

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

reMerCIeMeNTS

Ce travail a été rendu possible grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (2001-2005). Il a bénéficié des conseils de Jean-Loup Amselle et de Pablo Palenzuela ainsi que des éclairants commentaires de Lourdes Méndez Pérez, de Patrick Williams, de Laurier Turgeon et de Yvan Breton.

Il m’est impossible de faire le décompte des nombreuses personnes ayant eu un impact positif sur le déroulement de ce travail et de celles qui ont souffert de mes absences prolongées. Où que vous soyez aujourd’hui, dans l’ici ou l’au-delà, je ne vous oublie pas. Je transmets ma gratitude à ma famille répartie entre Paris, Québec et Jerez ; ils m’ont donné le soutien nécessaire aux moments opportuns, dans le respect de ma navigation inductive. À eux s’ajoute la fidélité de mes grandes amitiés qui a confirmé mes analyses de terrain : le patrimoine est d’abord une question de relations humaines ; il n’y a pas de legs sans relation intériorisée.

Tibu, surnommée La Tormenta, la Tempête, danseuse de flamenco et amatrice d’anthropologie, s’est imposée dans mon parcours et m’a introduite au milieu flamenco de Jerez. Elle nous a tragiquement quittés à l’automne 2003. Une partie de sa mémoire perdure en ces lignes.

Des institutions et des personnes m’ont ouvert les portes de leurs expériences et savoirs. Elles ont en quelque sorte coécrit ce livre en offrant des visions riches et personnelles sur des problèmes communs d’un grand intérêt pour les réflexions actuelles :

les bodegas (représentants, familles et travailleurs) Dios Baco, Domecq, Faústino González, González Byass, Lustau, Maestro Sierra, Osborne,

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

XIV ¡ ViVa Jerez !

Sanchez & Romate, l’atelier de tonnellerie Arie, Rafael Mesa Guerrero (ancien travailleur et leader syndical de bodegas), l’entreprise Manuel Morao & Los Gitanos de Jerez, la Cátedra de Flamencología, José María Castaño, la Fédération locale des peñas, les présidents et membres des peñas Tio José de Paula, La Bulería, Los Cernícalos, Chacón, El Sordera, les écoles de flamenco et leurs étudiants étrangers et locaux El Carbonero, Balao, Manuel Parrilla, Ana María Lopez, María del Mar Moreno, Juan Parra, Antonio El Pipa, Juan de los Reyes et plusieurs artistes dont Fernando Terremoto, Dolorès Agujetas, Antonio Agujetas, Antonio El Pipa, Pascual de Lorca, Manuel Lorente, María del Mar Moreno et Manuel Morao ;

le ministère de la Culture (Junta de Andalucía), l’UNESCO, les archi-ves de la bodega González Byass, de la bibliothèque municipale de Jerez, du Centro Andaluz de Flamenco et de l’Instituto de Patrimonio Histórico Andaluz, la gérance d’urbanisme et de l’Institut de la culture de la mairie de Jerez ainsi que le Consejo Regulador del brandy de Jerez et le Consejo Regulador de las Denominaciones de Origen « Jerez-Xérès-Sherry » y « Manzanilla-Sanlúcar de Barrameda » et Fedejerez ;

sur le plan institutionnel, la généreuse collaboration de Luis Bretón, Manolo Collado, Manuel Antonio García Paz, Cesar Moreno, Ricardo Rebuelta et Cesar Saldaña a été très précieuse.

Enfin, je remercie Les Presses de l’Université Laval, les membres du CELAT et Laurier Turgeon pour leur soutien et leur collaboration à la réalisation de cette publication.

Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines, de concert avec le Programme d’aide à l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

PrÉFaCe

Que veut dire « patrimoine culturel universel » ?

… que tout ce qui a été créé par des êtres humains peut être apprécié et compris par d’autres êtres humains, quelle que soit la distance, spatiale ou temporelle, qui les sépare ?

Qui pourrait aller contre cette belle idée ? Reste à savoir comment se passe concrètement la mise à disposition de tous, des plus précieuses créa-tions de quelques-uns. C’est à quoi s’emploie le travail d’Hélène Giguère en choisissant pour cadre Jerez de la Frontera, en Andalousie, et deux de ses produits les plus fameux : le flamenco et le vin.

Dans la vie des quartiers populaires de Jerez, le partage de la musique unit Gitanos et gachós (ou payos). Cette relation se noue dans des lieux pri-vilégiés : casas de vecinos (immeubles de résidence des quartiers de la vieille ville à l’architecture spécifique) dont Hélène Giguère souligne l’importance plus que ne le font les auteurs qui s’intéressent au flamenco, bars, peñas... Les señoritos, nobles ou grands-bourgeois, aiment à s’encanailler dans les juergas, fêtes privées dans lesquelles le chant et la danse jouent un rôle essentiel. Pareillement autour du vin se rassemblent les extrêmes de la société : journa-liers agricoles et ouvriers des chais et des entrepôts, propriétaires terriens qui constituent l’aristocratie de la région. Le destin du vin de Jerez est d’ailleurs assez curieux : produit du terroir andalou, longtemps sa consommation a principalement été réservée à l’exportation. Le Cream notamment, particu-lièrement goûté dans les îles britanniques, étendait au loin la réputation de la ville.

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

XVI ¡ ViVa Jerez !

Dans le petit théâtre de la patrimonialisation, certains de ces person-nages importants de la population de Jerez sont convoqués (ils se produisent sur des scènes publiques, fondent des académies, donnent des cours...), mais de nouveaux acteurs apparaissent : les instances de décision supranationales (elles sélectionnent, classent, distribuent de l’argent – l’« universel culturel », serait-ce quand une création locale est prise en main par l’UNESCO ?), les politiciens qui gravitent autour de la municipalité (ils se disputent les ini-tiatives et évaluent à l’avance les « retombées »). Et puis, anonymes, ou plus exactement hypothétiques, leur silhouette restant encore mal définie : les curieux (d’art universel ou de couleur locale ?), les touristes.

On ne voit pas comment on pourrait éviter de présenter cette « mise en patrimoine » comme un processus de marchandisation. Le flamenco apparaît comme un cas d’école. Les analyses d’Hélène Giguère mettent en évidence de manière très fine l’incompatibilité entre la pratique du flamenco dans la communauté gitane et plus largement dans les milieux populaires de Jerez de la Frontera et la patrimonialisation voulue par les instances politiques. D’un côté la performance, l’imprévisible, le goût de l’incomplétude et de l’imperfection, la « vérité du moment », selon la belle expression de l’auteure ; de l’autre l’essentialisation, la muséification, l’institution du chef-d’œuvre, la référence à l’absolu de certaines valeurs. Arte flamenco et vino de Jerez deviennent des « produits culturels » ; puis, au terme d’un cheminement qui peut être regardé, selon les points de vue, soit comme une déchéance soit comme un avènement, emblèmes (d’une identité réifiée) puis étiquettes... La patrimonialisation ouvre la porte aux experts. L’expertise impose la label-lisation. Celle-ci est indispensable à la bonne marche de la consommation. Désormais la pratique créatrice et l’œuvre sont séparées.

Quelle place pour l’ethnologue dans cette affaire ? Si l’on prend pour référence l’analyse d’Hélène Giguère, il apparaît que sa démarche ne peut être réduite d’un côté à une expertise parmi les autres (elle serait celle qui garantit la valeur du matériau brut fourni aux spécialistes de la mise en spectacle de la culture) et pas plus d’un autre côté à une déconstruction (celle qui ruine l’étiquetage introduit par ces mêmes spécialistes). Son jeu est plus complexe : le regard que porte l’ethnologue sur ces phénomènes, qui sont finalement de nature politique, aide à prendre la juste mesure des problèmes ; ce n’est pas rien.

Faut-il donner à ce constat les accents d’une dénonciation ? Le travail d’Hélène Giguère est trop subtil pour se laisser enfermer dans ce piège. Finir en objet de délectation pour touristes, n’est-ce pas la conséquence lointaine mais inéluctable d’une légitime demande de reconnaissance ? En 1922, Manuel de Falla et Federico García Lorca organisent à Grenade un concours de Cante Grande afin d’imposer les formes pures du flamenco face aux succédanés à leurs yeux frelatés qui connaissent la faveur des foules. Une même volonté anime l’action d’une personnalité comme Antonio Mairena (1909-1983), grand cantaor gitan, qui toute sa vie œuvra pour que le flamenco soit consi-

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Préface XVII

déré comme un art noble. Une telle revendication, qui s’adresse à la fois au public (pas les gens d’un quartier ou d’une province mais bien « le public », celui qu’invoquent les médias) et aux instances de pouvoir, entraîne inévi-tablement l’entrée dans « le domaine de l’économie de la culture ». On ne brandit pas sans risques une notion comme celle d’authenticité. Autrement dit : à partir du moment où des amateurs s’attachent à formaliser les critères sur lesquels se fonde leur admiration, à partir du moment où un consensus s’établit pour accorder une valeur universelle à une expression locale, n’est-on pas condamné, qu’on le veuille ou non, à voir cette expression glisser dans la marchandisation ? Pour le vin, le passage est celui d’un produit local qui s’exporte à celui d’un produit à valeur universelle à consommer sur place. Une telle transformation s’accompagne d’une mise en scène dont on peut dire qu’elle vide les lieux et les individus de leur substance, les réduisant à être des décors et des rôles ; le vin passe ainsi du statut de produit naturel à celui de produit culturel – j’ai quelque scrupule à écrire cela parce que le vin, même culturel, on le boit !

La marchandisation/patrimonialisation signe, nous dit Hélène Giguère, la « fin de l’accès intime à l’autre ». Cela signifie-t-il la fin de l’interconnais-sance et de l’échange ou la nécessité d’inventer de nouvelles modalités pour la rencontre ? Quelle sorte de lien social la visite touristique crée-t-elle ? Ne s’accompagne-t-elle d’aucune expérience ? Si, sans doute, mais si pauvre... À la fin, et contrairement à ce que proclament les slogans, le client est toujours perdant !

Mais gardons-nous de la posture du puriste, puisque c’est celle que nous venons de dénoncer. Non seulement le chef-d’œuvre exposé ne cesse pas d’être un chef-d’œuvre, mais il ne perd pas sa qualité de porte d’accès à l’altérité. Fidèlement, le vin enivre ! Un objet en lequel certains hommes ont déposé le sens qu’ils donnent à leur vie, même lorsqu’il est devenu marchandise, reste une chance pour saisir ce sens, pour découvrir ces hommes. Au regard qui se pose sur lui de s’en rendre compte. Devenir consommateur de l’universel réclame certaines qualités.

Patrick Williams CNRS, Paris

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com

¡Viv

a Je

rez!

En

jEu

x E

st

tiq

uE

s E

t p

oli

tiq

uE

s

dE

la

pa

tr

imo

nia

lis

at

ion

dE

la

cu

ltu

rE

lèn

E G

iGu

èr

E

¡ Viva Jerez ! trace le portrait social des univers de la bodega (lieu d’élevage du vin Jerez-

Xérès-Sherry) et du flamenco dans la ville de Jerez de la Frontera, berceau du chant gitan et

de ce vin « généreux ». L’analyse comparative de ces deux pratiques historiquement ancrées

en basse Andalousie provoque une réflexion sur les stratégies de « marchandisation » et de

politisation de la culture en considérant tous les niveaux administratifs, du local à l’interna-

tional. Les récents programmes de l’Unesco sur le patrimoine culturel immatériel constituent

le point de départ de cette réflexion sur le processus de patrimonialisation et ses enjeux iden-

titaires, esthétiques et politiques.

Le processus de patrimonialisation de la culture suscite intérêts et critiques. Dans un vérita-

ble dialogue entre les niveaux décisionnels et les praticiens de la culture, ce livre évoque ces

espaces urbains, distincts et communicants, marqués par des clivages socioculturels histo-

riques influencés par le latifundisme : señorito, gitan et gachó. Malgré les bouleversements

subis dans les deux secteurs étudiés, les pratiques et les savoirs associés au flamenco et au

vin se transmettent toujours par la famille et valorisent l’intime, le rituel et le sensoriel ; ils

sont aussi capitalisés, particulièrement à des fins touristiques. La spectacularisation de la

culture, le pouvoir de l’image et le simulacre se confrontent alors au sens donné à l’informel,

à l’instant, à l’expérience, à la personnalité, à ce « vivre ensemble », cette convivencia. La

tendance à l’homogénéisation de ces pratiques et savoirs culturels renforce des positions radi-

cales défendant une pureté du sang et de la Terre, légitimant un pouvoir d’action, une autorité,

à travers le protagonismo.

Ainsi, la conception du patrimoine culturel immatériel et les tentatives de « mise en valeur »

de la culture vivante gagneraient à reproduire ce qui est au cœur de la culture, des identités et

des processus créatifs : le sens et la relation humaine.

Hélène GiGuère est docteure en anthropologie sociale et ethnologie de l’école des hautes études en sciences sociales (Paris) ainsi que de l’université de Séville. elle a réalisé deux recherches post­doctorales au Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CelAT) de l’université laval, dont la dernière fut soutenue par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. elle collabore à des programmes de recherche en espagne et au Canada sur le patrimoine et le métissage, en plus de participer à des productions multimédias. elle est chercheure associée à la Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse et membre du comité éditorial de la revista de antropología iberoamericana AiBr. Ses études et ses réalisations professionnelles l’ont menée sur des terrains diversifiés, dont Madagascar, terre instigatrice de l’essai Des morts, des vivants et des choses, paru en 2006.

¡Viva Jerez! hélènE GiGuèrE

¡VivaJerez!

EnjEux EsthétiquEs Et politiquEs dE la patrimonialisation dE la culturE

978-2-7637-8519-6

¡Viva Jerez!

hélènE GiGuèrE

EnjEux EsthétiquEs Et politiquEs dE la patrimonialisation

dE la culturE

Extrait de la publication

Extrait distribué par Livresquebecois.com