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Sociologie du travail 57 (2015) 230–249 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect Un construit économique ? Produits de consommation et différentiation de genre. Le cas des gels douche An Economic Construct? Consumer Products and Gender Differentiation. The Case of Shower Gels Isabelle Jonveaux Universität Graz, Heinrichstrasse 78/b, 8010 Graz, Autriche Disponible sur Internet le 15 avril 2015 Résumé Alors que la construction sociale des différences sexuelles entre hommes et femmes est remise en question dans la société, le champ économique accentue cette distinction en proposant toujours plus de produits diffé- renciés selon l’identité sexuelle du groupe de consommateurs ciblé. Cette différenciation selon le genre est particulièrement sensible dans le cas de produits qui demeurent identiques dans leur principe actif mais dont seuls des aspects extérieurs, comme l’odeur ou surtout l’emballage, varient dont le gel douche constitue un cas d’école. Une enquête menée auprès de quarante personnes a permis de mettre en évidence des acquis sociaux dans les codes marketing de distinction de genre sur le marché du gel douche, comme les odeurs et les couleurs qui seraient associées à chaque sexe, mais aussi un écart entre les goûts réellement exprimés et les cibles du marketing. Cette différenciation des produits sur le marché crée pour les consommateurs une contrainte de genre, à laquelle ils pourront se soumettre, la considérant comme un renforcement de leur identité sexuelle, ou résister, n’y voyant qu’une ruse marketing pour des produits au fond identiques. Cet article vise donc à explorer la fac ¸on dont se construit, sur un marché, la différenciation des produits selon le sexe des consommateurs visés, et la réception de cette segmentation par les consommateurs eux-mêmes. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Économie ; Genre ; Consommation ; Gel douche ; Différenciation ; Emballage Abstract At a time when the social construction of sexual differences between men and women is under challenge in society, in the economic sphere this distinction is being reinforced, with ever more products differentiated in terms of the sexual identity of the target consumer group. This gender differentiation is particularly Adresse e-mail : [email protected] http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.03.006 0038-0296/© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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Sociologie du travail 57 (2015) 230–249

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

Un construit économique ? Produits de consommationet différentiation de genre. Le cas des gels douche

An Economic Construct? Consumer Products and Gender Differentiation.The Case of Shower Gels

Isabelle JonveauxUniversität Graz, Heinrichstrasse 78/b, 8010 Graz, Autriche

Disponible sur Internet le 15 avril 2015

Résumé

Alors que la construction sociale des différences sexuelles entre hommes et femmes est remise en questiondans la société, le champ économique accentue cette distinction en proposant toujours plus de produits diffé-renciés selon l’identité sexuelle du groupe de consommateurs ciblé. Cette différenciation selon le genre estparticulièrement sensible dans le cas de produits qui demeurent identiques dans leur principe actif mais dontseuls des aspects extérieurs, comme l’odeur ou surtout l’emballage, varient — dont le gel douche constitueun cas d’école. Une enquête menée auprès de quarante personnes a permis de mettre en évidence des acquissociaux dans les codes marketing de distinction de genre sur le marché du gel douche, comme les odeurset les couleurs qui seraient associées à chaque sexe, mais aussi un écart entre les goûts réellement expriméset les cibles du marketing. Cette différenciation des produits sur le marché crée pour les consommateursune contrainte de genre, à laquelle ils pourront se soumettre, la considérant comme un renforcement de leuridentité sexuelle, ou résister, n’y voyant qu’une ruse marketing pour des produits au fond identiques. Cetarticle vise donc à explorer la facon dont se construit, sur un marché, la différenciation des produits selon lesexe des consommateurs visés, et la réception de cette segmentation par les consommateurs eux-mêmes.

© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Économie ; Genre ; Consommation ; Gel douche ; Différenciation ; Emballage

Abstract

At a time when the social construction of sexual differences between men and women is under challengein society, in the economic sphere this distinction is being reinforced, with ever more products differentiatedin terms of the sexual identity of the target consumer group. This gender differentiation is particularly

Adresse e-mail : [email protected]

http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2015.03.0060038-0296/© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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significant in the case of products that are identical in their active ingredient and vary only in their externalaspects, such as smell or packaging, shower gels being a textbook case. A survey conducted with forty peoplehighlighted social factors in the marketing codes of gender distinction on the shower gel market, such as thesmells and colours to be associated with each sex, but also a gap between the tastes actually expressed andthe marketing targets. For consumers, this product differentiation creates a gender constraint, which theycan either accept, seeing it as a reinforcement of their sexual identity, or resist as simply a marketing ruse forproducts that are ultimately the same. This article therefore seeks to explore the way in which differentiationon the basis of the sex of consumers is constructed on a market, and how this market segmentation is receivedby the consumers themselves.© 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Economics; Gender; Consumption; Shower Gel; Differentiation; Packaging

En décembre 2012, la ministre francaise des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem,annoncait vouloir lutter contre les stéréotypes de genre dès l’école maternelle, notamment endépassant les associations classiques d’activités ou d’attributs à chacun des sexes, par exemplele rose pour les filles et le bleu pour les garcons. Les pouvoirs publics de ce début du xxie siècles’engagent dans une redéfinition des caractéristiques sociales associées à chaque sexe. Mais cemouvement est loin d’être uniforme et, dans les kiosques, se côtoient des livres sur la crise dela masculinité et de nouveaux magazines féminins (Löwy, 2006, p. 35). Pendant ce temps, sur lemarché, les distinctions selon le sexe semblent trouver un terrain particulièrement favorable quiencourage leur expansion.

Certains produits, comme certains sous-vêtements, portent en eux cette distinction dans leurincapacité à correspondre à des besoins de l’autre sexe. D’autres en revanche, comme le geldouche, sont porteurs d’une distinction de genre dont le fondement et la nécessité font question.S’agit-il alors d’un construit économique reposant uniquement sur des mécanismes de marché,sans répondre à un besoin initial des consommateurs, ou peut-on réellement justifier de besoinsdifférenciés selon l’identité sexuelle — et, si tel est le cas, sur quels éléments ces besoins portent-ils ? En la matière, le gel douche est un excellent exemple de produit qui a récemment faitl’objet d’une différenciation par le genre alors qu’a priori son contenu et ses usages ne laissentpas supposer de besoins différents selon le sexe des utilisateurs. C’est pour cette raison qu’ilconstituera ici l’exemple principal à partir duquel on va étudier la construction sur le marché dela différenciation de genre et les éventuels besoins auxquels ce processus peut répondre chez lesconsommateurs.

Après avoir exposé rapidement le rôle du processus de différenciation sur le marché ainsi queles différents types de distinction des produits par le sexe des consommateurs ciblés, on s’arrêterasur le cas du gel douche pour étudier la manière dont se construit la différenciation de genre.Une enquête menée en Autriche auprès de 40 personnes, ainsi qu’un questionnaire diffusé auprèsde 35 autres personnes, viendront compléter cette approche en abordant la perception de cettedifférenciation par les consommateurs potentiels1. Enfin, on passera du produit à son emballagepour montrer que c’est essentiellement sur celui-ci que repose cette différenciation, et ce que celainduit.

1 Cette recherche a été réalisée à l’université de Graz en Autriche et financée par le Fonds Autrichien de la Recherche(FWF), n◦V304-G15. L’Encadré 1 présente le protocole d’enquête et la méthodologie de l’étude.

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1. La différenciation de genre dans les dynamiques de marché

1.1. La différenciation au cœur de l’économie de marché

La stratégie de différenciation est un principe classique en économie pour s’assurer une placesur un marché déjà existant ou en ouvrir un nouveau. Elle opère parallèlement à une autre straté-gie, dite de l’identification, qui vise elle aussi à ménager une place sur le marché pour un nouveauproduit en l’inscrivant dans une lignée ou dans une gamme comme gage de qualité. Ainsi j’avaismontré, dans un précédent article, comment des entreprises laïques en Belgique cherchent à iden-tifier leur bière à celle des moines pour leur garantir la réputation de qualité accordée aux bièresmonastiques (Jonveaux, 2011a). Alors que ces entreprises chargent leurs produits de signifiantsreligieux, les brasseries trappistes, qui appartiennent réellement aux moines, tentent à leur tourde se différencier sur le marché en renoncant à ces signes sur leurs emballages. Les labels inter-viennent alors pour renforcer l’identification à un même groupe de produits (une même origine)et se différencier des autres. Poussé à l’extrême, ce processus de différenciation peut viser la« singularité », qui aboutit à ce que Lucien Karpik nomme « l’économie des différences », termedésignant « toutes les formes de marché dont les objets d’échange sont des singularités, c’est-à-dire des biens et des services partiellement incommensurables » (Karpik, 2000, p. 370). L’on tendalors à faire du produit un objet unique. L’artisanat et l’art se prêtent particulièrement bien à cetype de singularisation.

Processus de différenciation et d’identification sont donc deux dynamiques intrinsèques aumarché, comme l’a montré Edward Chamberlin.

« Cet ajustement, Chamberlin le souligne, est fondé sur un double mouvement. Mouvementqui conduit à singulariser un bien (de manière à ce qu’il se distingue des autres biens etvienne satisfaire une demande que les autres biens ne peuvent satisfaire). Mouvement quiconduit à rendre comparable ce bien à d’autres biens existants, de manière à construire desmarchés nouveaux par élargissement et renouvellement des marchés existants » (Callonet al., 2000, pp. 220-221).

Le marché est donc constitué de deux dynamiques a priori contraires, mais complémentaires.La différenciation s’effectue selon « certaines caractéristiques du produit lui-même, telles quedes particularités garanties par des brevets exclusifs, des marques de fabrique, des emballages ourécipients spéciaux, ou une originalité de qualité, de modèle, de couleur ou de style » (Chamberlin,1953, p. 61). Et lorsque les conditions d’identification et de différenciation sont réunies, quipermettent autant à un produit de se trouver en concurrence avec d’autres que de s’en distingueret donc de créer un micro-monopole, on entre dans ce qu’E. Chamberlin nomme une situation de« concurrence monopolistique », qui est celle que visent les offreurs.

1.2. Typologie des différenciations de genre et ouverture de marchés différenciés

Pour ouvrir de nouveaux marchés dans le cadre d’un même groupe de produits, divers types dedifférenciation sont possibles. Celle qui retient ici notre attention repose sur une distinction selonle sexe des personnes auxquelles le produit prétend s’adresser. Pour la construire, les producteurspartent de la considération d’une utilité différente du produit en fonction du sexe du consom-mateur, qui crée potentiellement deux sous-marchés correspondant aux deux sous-ensembles deconsommateurs, le premier constitué par les femmes, l’autre par les hommes. Une distinction

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Encadré 1 : le protocole d’enquêteL’enquête s’est composée de trois parties réalisées en deux étapes. Des tests dereconnaissance olfactive en aveugle (sans l’emballage d’origine) ont d’abordété réalisés sur un échantillon de 40 personnes — 20 hommes et 20 femmes,âgés de 18 à 66 ans, pour une moyenne d’âge de 35 ans — entre le 11 décembre2012 et le 3 février 2014. Ce test présentait 10 gels douche et se composait dedeux questions. Pour la première, les enquêtés devaient uniquement dire si leproduit leur plaisait a priori. Pour la deuxième phase, l’ordre des échantillonsétait changé et présenté aux participants qui, les yeux fermés (pour ne pasvoir la couleur du produit), devaient alors déterminer s’il s’agissait pour euxd’un produit à destination des femmes, des hommes ou des deux sexes indif-féremment (neutre). Les enquêtés n’étaient souvent pas en mesure de fairele lien entre la première et la deuxième questions et d’associer leur réponseà la première question avec le produit qui se présentait alors à eux. Ce testétait suivi d’un court entretien semi-directif, posant différentes questions poursavoir si l’enquêté achète lui-même un gel douche correspondant à son sexe,pourquoi, s’il pourrait acheter/utiliser un gel douche destiné à l’autre sexe,etc. Le test s’est déroulé principalement à l’Université de Graz (Autriche), enportant une attention à l’équilibre de sexe et d’âge dans l’échantillon. Les par-ticipants étaient essentiellement des étudiants, employés et professeurs dela faculté ou des extérieurs amenés par les enquêtés (il leur était demandé àl’issue du test d’envoyer si possible d’autres personnes).Une enquête complémentaire par questionnaire, reprenant les questionsposées en entretien lors de la première enquête, a été réalisée en mai2014 auprès de 35 personnes de 17 à 46 ans. Le questionnaire était composé desept questions. Les réponses n’ont pas permis de mettre en évidence des diffé-rences significatives selon la catégorie socio-professionnelle, ni selon l’originegéographique. Les deux étapes de l’enquête ont inclus des Francais et desAutrichiens.

interne peut encore être apportée selon l’orientation sexuelle de chacun de ces sous-groupes, quiest alors érigée en déterminant marketing, par exemple pour les hommes homosexuels (Wieser,2001). Le type de différenciation sexuelle auquel nous nous intéressons ici est un cas très pré-cis, et c’est pourquoi il nous faut tout d’abord proposer une typologie des degrés possibles desegmentation des marchés selon l’identité sexuelle des groupes cibles.

Le premier type est celui qui repose sur une différence physiologique des sexes et répond àun besoin différent d’ordre biologique ou morphologique. Par exemple, les soutiens-gorge oucertains produits d’hygiène féminine ne peuvent que difficilement répondre à un besoin masculin.Ils reposent sur une utilité intrinsèquement liée à l’identité sexuelle considérée d’un point devue physiologique. En cela, ils ne découlent pas d’un processus de différenciation économique,puisque le produit lui-même est d’emblée différent, associé aux besoins particuliers d’un groupesexué de consommateurs. Il s’agit donc de marchés différents. Nous les appellerons des produitsphysiologiquement sexués.

Le second niveau de différenciation est celui fondé sur un besoin socialement construit demanière différente selon le sexe, autrement dit sur des besoins de genre. Il s’agit alors du genre

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comme construit social et non plus uniquement du sexe biologique. Les vêtements en sontun excellent exemple. Ils croisent un aspect morphologique dans leur coupe, plus ou moinsadaptée aux formes féminines ou masculines, et un besoin de genre socialement construit.« Le fait d’avoir des testicules et de la barbe ou des seins et des ovaires ne saurait en rienfournir l’explication de ce que certains humains portent des cravates et d’autres des jupes »(Guionnet et Neveu, 2005, p. 5). Sur les marchés textiles européens, la jupe est en effet un articleessentiellement offert en vue d’une demande féminine. La différenciation ne découle pas d’unprocessus économique mais de besoins socialement construits ex ante (avant l’expression dubesoin) qui entraînent d’emblée des marchés différenciés. Nous les appellerons des produitsgenrés.

Enfin, le troisième niveau, qui est une bifurcation du deuxième type, est celui des produits quiportent une différenciation de genre pour des contenus qui restent globalement identiques et quine semblent pas à première vue correspondre à des besoins différents. Dans ce cas, la construc-tion sociale de la différenciation ne préexiste pas au produit : elle s’élabore progressivement, àpartir de produits génériques déjà existants. C’est ce troisième niveau que l’on va étudier ici pourcomprendre les ressorts de cette distinction de genre. Nous les appellerons produits économique-ment genrés et tâcherons de vérifier à travers des exemples concrets en quoi cette différenciationpeut effectivement reposer sur un construit économique.

Les distinctions de genre sont donc portées à différents niveaux sur le marché, selon qu’ellesreposent sur des caractéristiques biologiques ou sociales, qu’elles apparaissent dans un secondtemps ou préexistent au produit. Dans le cas des produits économiquement genrés, la questionest aussi de savoir si la différenciation de genre repose sur des besoins socialement expri-més ou si le marché construit le besoin du consommateur potentiel. Claude Fischler et EstelleMasson ont mis en lumière un rapport sexué différencié à l’alimentation (Fischler et Masson,2008, p. 81). Stéphane Ravache (2003) est arrivé aux mêmes conclusions, identifiant en milieurural des produits plutôt masculins — comme la viande rouge — ou plutôt féminins — commela viande blanche. Si les besoins exprimés s’avéraient effectivement différents, cela signifie-rait que la différenciation par le genre vient répondre à un besoin des consommateurs sansdevoir le construire d’un point de vue économique. Depuis les travaux fondateurs de PierreBourdieu (1979) sur le jugement esthétique social, les sciences sociales s’attachent à analyser lesdéterminants sociaux du goût qui ouvrent sur des besoins exprimés de manière différente sur lemarché.

La différenciation de genre selon le troisième niveau est un moyen supplémentaire d’ouvrir denouveaux marchés en les segmentant, qui s’ajoute à d’autres types de différenciation classiquesdéjà éprouvés. Franck Cochoy explique ainsi que :

« Pour diversifier leurs productions et pour trouver de nouveaux créneaux, les entrepriseseurent l’idée de “segmenter” leur marché en fonction des caractéristiques sociographiquesdes populations, c’est-à-dire d’inventer une pluralité de clients dans la texture jadis homo-gène du marché : par exemple, le producteur de café Arbuckle Brothers s’appuya sur leconstat accidentel d’une différence de goût entre les clientèles riche et pauvre pour proposerdeux marchés différents » (Cochoy, 2002, p. 359).

Le principe est le même pour la segmentation de genre qui s’appuie sur la construction dedifférences de goût entre hommes et femmes. L’idée d’un goût différent pour le café selon l’identitésexuelle est actuellement reprise par la marque Affrocoffee qui propose en 2013, dans une publicitépour des cafés froids à emporter, un type « Sweet for the ladies » et un autre, « Strong for the men ».Ces caractérisations reprennent les distinctions de genre des femmes douces et des hommes forts

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observées par les anthropologues dans les sociétés traditionnelles ou par Pierre Bourdieu dansla société traditionnelle kabyle (Bourdieu, 1990). Convaincre les clients, hommes et femmes, dedifférences de goûts ou de besoins existant entre les sexes permet de dédoubler les produits et degagner potentiellement de nouvelles parts de marché par rapport aux marques concurrentes grâceà une offre visant à répondre le mieux possible aux besoins des consommateurs.

L’application de cette distinction de genre aux produits d’hygiène est assez récente et coïncideavec l’entrée de l’hygiène dans le champ de la cosmétique — j’entends par là l’évolution del’attention à la propreté vers le champ du soin, du plaisir, du bien-être (Vigarello, 1985). Il nes’agit plus seulement d’efficacité, mais de réponse à des besoins secondaires. Le savon, produitphare de l’hygiène jusque dans les années 1990, ne présente pas spécifiquement de différenciationde genre. Des marques telles que Monsavon, Mont-Saint-Michel, Le Chat ou Cadum n’avaientpas de marketing de genre différencié. Ce tournant correspond à l’avènement de la cosmétiquepour hommes dont la croissance du marché en France passe de 30 % en 2001 à 50 % en 2002(Dano et al., 2003). Plus spécifiquement, le secteur des gels douche pour hommes progresse de5,5 % de 2011 à 20122.

La différenciation de genre pour les produits d’hygiène s’inscrit dans la suite d’autrestypes de distinction déjà existants : selon l’âge, avec des produits pour bébé, enfants oujeunes (marques Cadum ou Mixa), selon le type de peau (peaux sensibles, sèches, etc.), selonl’impact sur l’environnement (produits écologiques, naturels), mais aussi selon le contexted’utilisation (détente, sport, revivifiant, etc.). Plus récemment, apparaissent dans le champ del’hygiène des produits répondant à des normes religieuses, avec notamment des dentifrices pré-sentés comme halal. Ces niveaux de différenciation peuvent aussi se combiner successivementselon la logique des arbres de probabilités, avec par exemple des gels douche pour hommes àpeau noire ou métisse (marque Diouda).

1.3. Du mythe des androgynes au marché

La différenciation économique de genre concerne actuellement plusieurs types d’articles parmilesquels nous relevons des produits d’hygiène (shampoing, gel douche, crèmes de soin, etc.),des produits alimentaires (café, yaourts3), mais aussi d’autres objets de consommation commel’atteste, à l’automne 2013, le lancement par le fabricant d’électroménager Philips d’un fer àrepasser pour hommes qui « arbore une ligne racée et virile »4. Inversement, ce même fabricant a,depuis les années 1940, élaboré des rasoirs électriques pour femmes de plus en plus spécifiquespar rapport au modèle masculin (van Oost, 2003). La différenciation se fonde sur l’idée d’uneutilisation différente de l’objet, mais aussi sur l’affirmation que « les femmes n’apprécient pasl’association avec la technologie » (van Oost, 2003, p. 202). Le rapport aux objets techniquesserait en effet lui aussi genré (Chabaud-Rychter et Gardey, 2002). Récemment, une enquête aaussi mis en lumière le prix plus élevé d’un certain nombre de produits destinés aux femmes parrapport à ceux destinés aux hommes, surtout dans le domaine de l’hygiène et de la cosmétique.Par exemple, dix rasoirs jetables pour hommes coûtent 1,72 D tandis que le modèle quasiment

2 http://www.lsa-conso.fr/les-gels-douche-aux-petits-soins,127995 [page consultée le 23/02/2015].3 Danone a lancé en 2010 un yaourt riche en calcium et en vitamine D pour femmes ménopausées.4 http://www.newscenter.philips.com/fr fr/standard/about/news/press/lifestyle/20100603 ferhomme.wpd#.

Uo8rWPPkT5o [page consultée le 22/11/2013].

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identique pour femmes coûte 1,80 D pour cinq rasoirs5. Le but de ces différenciations serait— hormis l’élargissement du marché — de proposer des produits mieux adaptés aux caracté-ristiques particulières des consommateurs, et donc d’affiner la réponse à la demande selon desidentités propres. Que chaque consommateur fasse un usage différent du produit chez lui ne suffitpas ; il faut encore que le produit soit adapté à cet usage a priori différent.

Toute segmentation sur le marché s’opère à partir d’un référentiel qui serait en quelque sorte leproduit pur, originel, un générique à partir duquel on peut dériver selon d’autres caractéristiquesplus spécifiques. Aurait-on à l’origine un produit unisexe que l’on pourrait diviser en produitsféminins et masculins tout comme les androgynes du Banquet de Platon ? Dans la plupart descas, le yaourt par exemple, la différenciation de genre s’effectue à partir d’un référentiel présentécomme neutre. Mais ce dernier se révèle avoir une connotation masculine si le produit né de la seg-mentation est destiné aux femmes sans pendant masculin. Le cas de la tentative d’ouvrir un marchéd’ordinateurs mieux adaptés aux femmes suggère que l’ordinateur initial, antérieur à la segmenta-tion, présentait des caractéristiques percues comme masculines. Toutefois, la faible répercussionde cette tentative montre que les produits déjà existants sont suffisamment neutres pour pouvoirs’appliquer à tous les consommateurs, sans distinction de sexe. La segmentation repose parfoissur une catégorisation de genre a posteriori, comme le montre l’expérience du surligneur Stabilopour femmes début 2014. Pour justifier la féminisation du produit en proposant pour ce feutre« une silhouette élancée et fluide, des courbes adoucies, un toucher velours, une palette fluo »,l’agence de presse de l’entreprise explique que Stabilo Boss était « un surligneur d’hommes dansun monde d’hommes »6. Le nouveau surligneur se justifie donc par la catégorisation a posterioride l’ancien modèle comme masculin — mais cela ne semble pas avoir réellement fonctionné, parailleurs cette annonce a déclenché les foudres des associations de consommateurs7.

2. Construire la différenciation de genre : l’exemple du gel douche

La différenciation des produits pour la segmentation des marchés est donc un mécanismeclassique en vue de leur élargissement ; mais répond-elle à des besoins réellement exprimés ouressentis par les consommateurs, ou uniquement à des exigences économiques qui se chargent defaire naître le besoin ?

2.1. La ramification du marché du gel douche

Le cas du gel douche est particulièrement éclairant pour étudier la construction de la différen-ciation de genre et discerner si elle correspond à des besoins exprimés par les consommateursalors que les produits sont a priori identiques. En France, l’évolution du marché du gel douche estportée par une importante dynamique liée à la différenciation de genre. Le secteur des produitsdestinés aux hommes a connu une hausse de 3 points de 2011 à 2012, atteignant 13,4 % des partsde marché en valeur monétaire, tandis que les produits recensés dans la catégorie « femme, beauté,

5 « Ces produits du quotidien que les femmes paient plus cher », http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20141103.OBS3905/ces-produits-du-quotidien-que-les-femmes-paient-plus-cher.html [page consultée le 04/11/2014].

6 http://www.lexpress.fr/actualite/societe/le-surligneur-pour-femmes-de-stabilo-qui-fait-tache 1499115.html [page co-nsultée le 11/03/2014].

7 http://www.huffingtonpost.fr/2014/03/11/stabilo-surligneur-femmes-sexisme n 4942716.html [page consultée le10/03/2015].

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plaisir » diminuaient de 7,8 points et ne représentaient plus que 7,1 % des parts du marché8. Parailleurs, le secteur dermatologique, en plein essor, a augmenté de 12,7 points (il représente désor-mais 20,4 % de parts de marché en valeur), quand le secteur des produits dits naturels, qui pèse23,3 %, perd 1,6 points. Pour ce qui est de la différenciation de genre, ces chiffres ne sont toutefoispas très précis.

Plus que d’une segmentation, il s’agit ici d’une ramification du marché à partir de caractéris-tiques référentielles. Au premier abord, le marché ne propose pas de produits d’un côté fémininset de l’autre masculins, car seuls les gels douche pour hommes sont signalés explicitement commeétant pour hommes, « for men » — la mention étant pratiquement toujours en anglais. Cela signifieque le marché se ramifie à partir d’un produit de référence qui est le gel douche pour femmes,pour lequel il n’est pas besoin de signaler la caractérisation de genre supposée aller de soi. Ilfaut cependant citer quelques exceptions comme le gel douche Adidas, originellement marquede sport, qui met en exergue les caractéristiques féminines de ses produits pour femmes, sansdoute parce que les produits pour hommes les ont précédés. Inversement, la marque Axe s’estconstruite dès son origine comme marque uniquement pour hommes, se différenciant donc nonplus au niveau de la gamme, mais au niveau de la marque elle-même. Mais de manière générale, laréférence de départ est ici à connotation féminine puisque la différenciation se fait par l’apparitionde produits dits « pour hommes ».

La distinction de genre des gels douche prend place dans un contexte plus vaste d’évolutiondes caractéristiques primaires du produit. À l’origine simple article d’hygiène quotidienne, ildevient bien plus, en réponse aux évolutions de la propreté hygiénique vers la propreté source deplaisir. De même, « la salle de bains, naguère austère, uniquement lieu d’hygiène, commence àdevenir lieu de détente et de plaisir accueillant des équipements sensualistes (douche multi-jets,baignoire à remous), des accessoires esthétiques et un lot de produits cosmétiques » (Lipovetsky,2006, p. 203). Quand le plaisir entre en jeu, l’efficacité du produit contre la saleté ne demeureplus le seul déterminant de ce choix au moment de l’achat, mais une multitude d’autres para-mètres apparaissent, comme l’odeur — et ce qu’elle implique comme effet sur « l’expériencede douche » —, l’esthétique de l’emballage ou la caractérisation du moment lui-même commeplaisir, détente ou revitalisation. En effet, « le consommateur ne consomme pas les produits maisconsomme, au contraire, le sens de ces produits, leur image. Que l’objet remplisse certaines fonc-tions est tenu pour acquis par le consommateur : c’est l’image qui fait la différence » (Cova etCova, 2004, p. 201). Il ne s’agit plus seulement de redevenir propre, mais de faire une expériencemulti-sensorielle agissant sur le corps et l’esprit, comme le suggère la publicité Palmolive van-tant une « douche de bien-être pour le corps et l’esprit », avec l’image d’une femme en positionde méditation orientale. « C’est donc bien la notion d’expérience, agrémentée de son adjectifémotionnel, qui est au cœur de l’hyperconsommation » (Cova et Cova, 2004, p. 199).

Le domaine de l’hygiène est soumis à des évolutions majeures rendues possibles par uneprécédente perte des normes moralisatrices. Un indicateur de ces mutations se trouve dans lemonde monastique lui-même. Alors que l’hygiène a une histoire compliquée dans le mondereligieux, du fait de la méfiance envers la volupté contre-ascétique qui pourrait ressortir de soinspersonnels et intimes trop poussés, les moniales catholiques produisent aujourd’hui des articlesd’hygiène et de cosmétique, y compris des gels douche, vantant dans leurs catalogues des moments« de bien-être et de douceur », voire de « plaisir » (Jonveaux, 2011b).

8 Source : Symphony IRI ; origine : fabricants. Les parts de marché sont exprimées ici en valeur, ce qui désigne le poidsd’un produit sur le marché exprimé en valeur monétaire et non en quantité.

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La fonction première du produit est donc quasiment occultée derrière ses fonctions secondaires :qui se pose aujourd’hui la question de savoir si tel gel douche lave bien, ou mieux que tel autre ?On peut ainsi distinguer des produits à fonction primaire, comme la lessive, dont la fonction dedétergent est mise en avant, de produits à fonction secondaire, dont le but premier est mis enretrait par rapport aux autres qualités qu’ils possèdent et qui peuvent créer une différence sur lemarché. Dans ce cas, « on ne vend plus un produit, mais une vision, un “concept”, un style devie associé à la marque » (Lipovetsky, 2006, p. 43). La comparaison de deux publicités, l’unepour la lessive et l’autre pour le gel douche, confirme parfaitement cette approche. Une publicitéautrichienne d’Ariel, par exemple, se contente de ces quelques mots visant uniquement l’efficacitépour la propreté, « Ausgezeichnete Fleckenentfernungskraft bei 30◦ » (action parfaite contre lestaches à 30◦), tandis que la publicité de Palmolive précédemment citée ne parle en aucun casd’hygiène ni de combat contre la saleté. La communication autour du dentifrice, que ce soit surl’emballage ou dans la publicité, demeure quant à elle centrée sur l’efficacité primaire du produit,ce qui expliquerait que la distinction de genre ne l’ait pas encore atteint.

Le gel douche nous conduit à la situation de choix étudiée par Kelvin Lancaster (1975) entrela voiture Chevrolet rouge et la Chevrolet grise. Comme le souligne F. Cochoy, les produits sontdifférents par les utilités individuelles qu’ils procurent. Pour un amateur de rouge, la voiture rouge,« toutes choses égales par ailleurs », a une utilité supérieure à la voiture grise même si, d’un pointde vue extérieur ou selon l’économie classique, il peut faire exactement la même chose avec lesdeux voitures.

« Avec Lancaster, l’économie affronte pour la première fois le problème des “mêmes diffé-rents”, de l’éclatement d’un produit donné en unités distinctes les unes des autres. [...] Ondécouvre désormais les “qualités qualitatives” du produit hétérogène cher à Lancaster — dece produit que l’on peut désormais définir comme une combinaison particulière de carac-téristiques multiples, non commensurables entre elles, sinon par le truchement de l’utilitéindividuelle qu’elles procurent » (Cochoy, 2002, p. 184).

L’utilité du gel douche ne se résume pas à son efficacité contre la saleté : il possède une multituded’autres caractéristiques susceptibles d’être déclinées à l’infini sur le marché pour créer desproduits toujours différents malgré un principe actif semblable. Sa grille ample de caractéristiquesest censée correspondre à des utilités individuelles, c’est-à-dire aux traits personnels de chaqueconsommateur. La présentation de la nouvelle gamme de gels douche Adidas pour femmes vajusqu’à la nécessité d’un gel douche adapté à l’humeur et aux besoins de chaque jour : « Cinqgels douche, un pour chaque humeur et chaque jour ». Un seul gel douche dans sa salle de bain nesuffit plus tant ses caractéristiques sont finement adaptées aux besoins personnels et changeantsdu consommateur. Le site internet de Palmolive va encore plus loin et propose un test pour se voirconseiller le gel douche qui corresponde le mieux à ses besoins et à sa personnalité. Après avoirchoisi parmi plusieurs possibilités son « ambiance », puis sa « sensation » et enfin son « ingrédientnaturel », le visiteur du site est orienté vers le gel douche qui lui correspond le mieux. En effet,« aujourd’hui on consomme surtout pour exister (identité) et non plus pour vivre (besoins) » (Covaet Cova, 2004, p. 201). Et c’est dans cette grille déjà ample que vient s’insérer la distinction degenre que nous allons maintenant étudier.

2.2. Un construit économique ?

Du test effectué auprès de quarante personnes, il ressort tout d’abord qu’en aveugle, les goûtsexprimés pour les produits ne correspondent pas nécessairement au groupe cible du marketing,

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même si l’on note des différences entre les goûts exprimés par les femmes et ceux exprimés par leshommes. Parmi les cinq gels douche arrivés en tête du classement de préférence, trois se retrouventautant dans le groupe des hommes que dans celui des femmes. De plus, l’écart des préférences entrehommes et femmes est dans la majorité des cas assez peu important. Deux produits se détachentdu lot. Un gel douche masculin, le Fa « Men Kick-off », présente un écart important : seize hommesdisent l’apprécier, contre seulement trois femmes. Serait-ce qu’il correspond véritablement auxbesoins exprimés par les hommes ? Pourtant, il n’est parallèlement reconnu comme masculin quepar huit des vingt hommes de l’enquête. Le deuxième cas intéressant est celui du Fa « MysticMoment Sheabutter », explicitement féminin dans son emballage mauve irisé, qui plaît plus auxhommes (cinq d’entre eux) qu’aux femmes (quatre seulement). Huit des femmes interrogées disentaimer les gels douche qui se trouvaient être à connotation féminine, et inversement douze des vingthommes de l’échantillon disent aimer ceux qui sont destinés aux hommes. Mais parallèlement,six femmes ont aimé au moins un gel douche pour hommes et neuf hommes au moins un geldouche pour femmes. La distinction de genre, selon les critères sensibles en aveugle, semble pourl’instant ne pas correspondre de manière significative aux goûts exprimés par les hommes et lesfemmes. De manière générale, la préférence va aux produits peu intenses qui rassemblent des avisplus partagés. Notons aussi que la proportion d’hommes disant apprécier les gels douche qui setrouvent être pour hommes diminue avec l’âge. Les plus jeunes semblent donc plus « convertis »par le marketing genré que les plus de 40 ans.

La deuxième question portait sur la capacité des enquêtés à reconnaître, toujours à l’odeuret en aveugle, le genre auquel le produit est destiné par l’offreur. Certains produits semblentplus marqués que d’autres car ils recueillent plus ou moins de réponses justes. Ainsi les gelsdouche Palmolive Men « Relaxing » et Balea Men « No limits » sont-ils qualifiés de masculinsrespectivement par trente et vingt-trois des quarante personnes interrogées. Le gel douche Balea« Grapefruit » et le Fa « Mystic Moments Perlenproteine » sont quant à eux reconnus fémininspar vingt-six et vingt-cinq personnes interrogées. Le parfum fruité de pamplemousse du produitBalea « Grapefruit » est associé directement par les enquêtés à l’identité féminine. En revanche,le gel douche Fa « Men Kick-off », dont l’emballage noir aux écritures bleu foncé ne laisse pasde doute sur les consommateurs qu’il vise, n’est reconnu masculin, en aveugle, que par vingtpersonnes ayant participé au test. Enfin, le Fa « Mystic Moment Sheabutter », qui est assez prochede celui précédemment cité de la même gamme « Mystic Moment », n’est reconnu féminin que parvingt-deux personnes interrogées. Certains produits, par leur parfum, aspect extérieur sensible dugel douche qui joue un rôle dans sa consommation, apparaissent donc plus facilement associablesà un genre. Toutefois, on note qu’un produit n’est reconnaissable dans sa distinction de genre quepar, en moyenne sur notre échantillon, la moitié des consommateurs potentiels. Parallèlement, lesproduits masculins sont reconnus à plus de 50 % dans la catégorie de genre à laquelle les destinele marketing, ce qui est moins évident concernant les produits féminins à l’emballage neutre etles produits explicitement neutres qui sont moins facilement identifiables. Cela montre aussi leurcapacité à s’adapter aux préférences des deux sexes puisque, par exemple, le produit d’un hôtelfait l’objet d’un certain équilibre en étant reconnu par dix enquêtés comme masculin, par douzeautres comme féminin et par les dix-huit derniers comme neutre.

Comment doit-on alors justifier la différenciation de genre ? Est-ce par la manière dont onreconnaît à qui les produits sont destinés, ou par les préférences qu’expriment chacun des sexes ?Car si quatre gels douche apparaissent relativement facilement reconnaissables dans le genreauquel ils sont destinés, ils ne sont pas pour autant plébiscités par les acteurs du test qui apparte-naient au public cible. Par exemple, le Balea « Men no Limits » n’est apprécié que par sept hommesde l’échantillon alors qu’ils sont dix à lui attribuer la cible masculine. En revanche, le gel douche

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Balea « Milch und Honig » (lait et miel), dont l’emballage présente des déterminants marketingféminins mais relativement neutres, est attribué par neuf des hommes à la cible féminine et ilssont onze à l’apprécier. De manière générale, les hommes sont dix à apprécier les produits qu’ilsdisent masculins mais le même nombre à dire qu’un produit est féminin et à l’apprécier aussi. Deleur côté, les femmes sont onze à aimer les produits qu’elles reconnaissent pour femmes et dix àaimer ceux qu’elles attribuent aux hommes.

Mais ces mêmes personnes achèteraient-elles des produits destinés au genre opposé dans lesconditions normales de consommation ? Lors des entretiens réalisés après le test, plusieurs femmesont affirmé acheter des gels douche pour hommes, trouvant ceux pour femmes trop « doux » outrop « sucrés ». Inversement, une étudiante de 21 ans a déclaré, lors de la première phase du test,alors qu’il s’agissait seulement de dire si le gel douche lui plaisait ou non, et sans connaître la suitedes questions : « C’est pour garcon donc non, je ne vais pas me laver avec un truc de garcon ! ».Ou une autre étudiante, de 31 ans : « C a me plaît mais c’est pour hommes, donc je ne l’achèteraispas ». Il semble ici que ce ne soit pas le goût en lui-même qui soit en jeu, mais ce que représentesocialement telle ou telle senteur qui est associée à un genre déterminé. Comme le relevait unenquêté en entretien, « nous sommes habitués à savoir ce qu’est une senteur pour hommes ou pourfemmes ».

Nous nous trouvons ici dans une situation semblable à celle observée par Angela Sirigu etOlivier Oullier lors d’un test sur des colas : « Pourquoi les consommateurs plébiscitent-ils le goûtdu Pepsi en test en aveugle et lui préfèrent le Coca-Cola lorsque les marques sont visibles ? »9. Lamarque, l’emballage et le positionnement du produit par le producteur occupent dans le choix surle marché un rôle prépondérant, et c’est pourquoi il faut maintenant poursuivre nos investigationsen revêtant à nouveau le produit de son emballage.

2.3. Quand l’emballage induit la différenciation de genre

Puisque les caractéristiques du produit dans sa véritable efficacité ne peuvent, comme le vou-drait l’économie classique, être toutes éprouvées par le consommateur avant son achat, l’emballagejoue un rôle déterminant dans le choix, en plus de l’odeur pour ceux qui ouvrent le flacon afind’en sentir le contenu. La différenciation de genre qui nous intéresse ici semble passer essentiel-lement par l’emballage, mais avant même cela, le positionnement du produit dans le rayon orientele consommateur. Certains vêtements qui pourraient être unisexes (les tee-shirts par exemple)trouvent leur caractéristique de genre dans le seul fait d’être placés dans des rayons différents.On ne trouve pas de magasin qui classe les vêtements par famille (pantalons, pulls, etc.) sansavoir auparavant distingué les rayons en trois catégories : hommes, femmes, enfants. Quand lataille du magasin le permet, ces rayons se trouvent à des étages différents. De même, les magasinsde produits d’hygiène comme DM ou Schleker dans les pays germaniques proposent d’un côtédes rayons de shampoings, de gels douche et de déodorants, et de l’autre un rayon où tous cesproduits dans leur variation masculine sont réunis. Les premiers rayons sont a priori peu marquéspar le genre, mais l’existence d’un rayon pour hommes leur applique un caractère féminin bienque s’y trouvent aussi des produits unisexes ou pour enfants. Le positionnement des produitsest donc loin d’être anodin, bien au contraire : « Lorsque les consommateurs se trouvent dans unmagasin, ils ne réagissent pas seulement à un produit ou à un service offert. L’espace de vente ou

9 « Neuromarketing, un jeu d’émotions ? », conférence d’Angela Sirigu et Olivier Oullier, le 28 février 2013 au Musée desArts et Métiers, http://www.arts-et-metiers.net/musee/neuromarketing-un-jeu-demotions [page consultée le 23/02/2015].

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l’environnement immédiat qui entoure l’acheteur potentiel n’est jamais neutre » (Laroche et al.,1993, p. 459).

Le premier élément visuel qui tâche de faire passer un message genré est celui de la couleur.L’homogénéité d’un rayon de produits d’hygiène pour hommes est en effet frappante. Le noir etdifférents autres tons sombres ainsi que des couleurs froides (le bleu, le vert) dominent largementl’espace visuel. Ces couleurs sont-elles identifiées à la masculinité ? Dans son Histoire des tissusrayés, Michel Pastoureau (2003) rappelle que le blanc, et éventuellement les rayures commesubstitut du blanc, étaient les couleurs de l’hygiène et que toute couleur sombre en était bannie, etce jusqu’au début du xxe siècle. Cela signifie-t-il que les produits d’hygiène pour hommes tententde se détacher de l’image associée à l’hygiène pour entrer dans un autre domaine ? Le contrastedes couleurs ne peut être neutre et marque une rupture assez brutale avec les autres produits.Cela impliquerait aussi que les producteurs de marketing proposent aux hommes une pratiquede l’hygiène qui les détache du mode de consommation traditionnellement induit par les autresproduits, où l’action par exemple est plus valorisée que la détente. C’est donc du côté du moded’utilisation du produit induit par l’emballage qu’il faut désormais chercher les déterminants dela différenciation de genre.

2.4. Quand l’emballage induit une consommation différente

Nous l’avons dit, le choix du gel douche équivaut au modèle construit par K. Lancaster (1975)illustrant la sélection entre la Chevrolet rouge et la Chevrolet grise. Dans le cas du gel douche,quelles sont les caractéristiques qui différencient les produits ? Nous avons parlé du parfumqui joue un rôle important, mais uniquement pour les consommateurs qui sentent les produitsavant de les acheter. Les autres caractéristiques sont celles présentées sur l’emballage qui vise àdifférencier le produit par rapport aux autres, notamment dans ce qu’il peut induire comme type deconsommation spécifique. De même que le chauffeur de la Chevrolet de Lancaster s’achète, avecla voiture rouge, une manière de posséder une voiture et de la conduire, le consommateur de geldouche est-il susceptible de s’acheter une manière différente de pratiquer l’hygiène quotidienne. Etces différentes possibilités sont reconnaissables à l’emballage car, finalement, « seul l’emballagepermet la distinction des produits » (Cochoy, 2002, p. 43).

La lecture des emballages suggère en effet des manières différentes de vivre l’hygiène quoti-dienne. Ainsi que Wolfgang Ullrich l’avait aussi remarqué :

« Après que les producteurs ont identifié les différents contextes possibles de douche, ilsconcoivent différentes variantes de produits adaptés à ces contextes. Un gel douche pourla détente s’appelle ainsi quelque chose comme “Beruhigender Abend” [soirée tranquilli-sante], un autre, qui prépare plus à une soirée dans un lit étranger que sur son canapé, “EnergyRisk” [l’énergie du risque]. Cependant, ce n’est pas seulement le nom mais le design toutentier qui correspond à la situation évoquée » (Ullrich, 2013, p. 54, notre traduction).

Si le produit est différent, c’est donc qu’il est censé induire un type de consommation différent.Cela signifie aussi, comme on vient de le voir dans l’exemple donné par W. Ullrich, qu’il n’y apas une seule manière de se doucher, mais une multitude. La douche n’est pas un simple momentd’hygiène corporelle où il s’agit de laver le corps dans sa réalité la plus prosaïque ; l’action revêtdifférentes significations selon l’envie du moment, le caractère ou, visiblement, le genre.

Les emballages des gels douche pour hommes et femmes caractérisent en effet différemmentles usages auxquels ils sont destinés. Du côté des hommes, le lien avec l’activité physique, le sportou l’énergie est mis en exergue, ce que l’on retrouve plus rarement du côté des produits féminins

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où la sensualité, le soin ou la douceur d’un moment intime sont au cœur des signifiants proposés.Le gel douche Palmolive « Aromatherapy » annonce sur son emballage :

« Succombez au charme irrésistible de Palmolive Aromatherapy Sensual sous votre douche !Dans sa formule au parfum intense et vibrant infusent huile essentielle précieuse de Rose duMaroc et extrait de Ginseng. L’intense sensualité d’un instant de bonheur sous la douche ! ».

La question serait naturellement de savoir si les consommateurs placent réellement leur douchesous le signe de ce genre d’utilisation suggérée par le marketing. La comparaison entre les produitspour hommes et ceux pour femmes semble, contrairement à ce que l’on a dit sur l’utilisation descouleurs, faire ressortir un usage beaucoup plus tourné vers le retour à la propreté pour les hommes(qui ont transpiré au cours d’une activité physique), tandis que le bien-être et le soin sont au centredu marketing des produits pour femmes.

3. Emballage et consommation différenciée : renforcer l’identité de genre ou créer uneobligation de genre ?

3.1. La construction des oppositions de genre sur le marché du gel douche

Les emballages et descriptifs des gels douche construisent par eux-mêmes une image diffé-renciée des identités sexuelles, notamment à propos du type d’utilisation que chaque sexe seraitsupposé en avoir au moment de la douche. Les produits masculins s’adressent à des hommesd’action, des hommes forts aux muscles développés (la mention des muscles et de leur détenteest présente sur plusieurs produits), des hommes qui, à en croire le Balea « Men No limits »,doivent sauver le monde chaque jour, pris dans un tourbillon de vitesse (traits lumineux sur Balea« No Limits » et sur Palmolive « Relaxing ») et d’action. Lorsque les hommes se douchent et qu’ilsaspirent à un moment de détente, il ne s’agit pas de la chaude atmosphère sensuelle des gels doucheféminins, mais d’un rafraîchissement tonique pour revitaliser les muscles avec des produits à lacouleur bleue glaciale, ou aux extraits de menthe. Lorsque le Fa « Xtra Cool » vante la découvertede « l’expérience de douche extra rafraîchissante », s’agit-il aussi d’une douche froide ? Du côtémasculin, la subtilité n’est pas de mise et les clichés associés au monde viril sont très présents.Le gel douche « Ready » de DM en est un excellent exemple. Le flacon gris métal cannelé sur lesbords rappelle la forme d’un pneu et la couleur des bidons d’huile pour automobile. Le nom etle descriptif renvoient à l’univers des courses automobiles, y compris avec la reproduction desdrapeaux de départ. « On y va ! L’expérience marquante d’un soin pour hommes : Balea Menready ! Prêt au départ vers la douche ! ».

Il est par ailleurs intéressant de souligner que les produits pour hommes, orientés vers l’activitéphysique et la performance, s’adressent à un consommateur plutôt jeune ou qui veut le res-ter. Doit-on faire l’hypothèse que les hommes qui ne se reconnaissent pas dans ce tourbillond’énergie s’orientent vers des produits plus neutres, ou qu’il s’agit d’une génération qui se trouveen dehors du marché des gels douche, utilisant du savon par exemple ? La marque PlayBoy viseexplicitement, selon son service de communication, la tranche des 15-34 ans10. Le gel douchemasculin présente donc un homme pris dans des activités pour lesquelles le produit contribue àaccroître sa performance ou permet, après l’effort, de le soulager. À l’inverse, pour les femmes,la douche telle qu’elle est représentée dans les descriptifs des produits semble être une activité en

10 http://www.lsa-conso.fr/les-gels-douche-aux-petits-soins,127995 [page consultée le 23/02/2015].

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Fig. 1. Schéma des oppositions entre hommes et femmes selon les emballages de gel douche.

soi, intégrée dans un plus vaste champ de soin et de bien-être. Cela confirme l’observation faitepar Jean-Baptiste Perret dans son analyse des publicités du domaine des soins et de la beauté :

« Lorsque les femmes apparaissent dans un contexte de soin, il s’agit en général de leur seuleactivité : les films se focalisent sur “l’être” du personnage, saisi en dehors de toute activitéet dans une attitude d’abandon et de jouissance narcissique. À l’inverse, les personnagesdes produits d’hygiène-beauté masculins sont actifs et définis par leurs activités extérieures(ils sont gardes du corps, plongeurs, entraîneurs sportifs, sauveteurs, pilotes, etc.) » (Perret,2003, p. 162).

Mais cette insistance sur le soin peut aussi renvoyer à la perception des femmes « comme étantdotées d’une capacité innée de care (terme sans équivalent précis en francais, qui décrit la priseen charge du bien-être physique et psychologique des autres : enfants, personnes âgées, hommes),celles qui n’en font pas preuve ayant tendance à être considérées comme déviantes » (Löwy, 2006,p. 43). Les femmes seraient avant tout chargées de leur propre bien-être, un auto-care auquel lesgels douche peuvent contribuer.

Dans les signifiants utilisés pour caractériser les gels douche pour hommes ou pour femmes,se retrouvent les catégories classiques de l’anthropologie, qui sont aussi celles qui fondent ceque P. Bourdieu nomme la domination masculine (Bourdieu, 1990, p. 25). La Fig. 1 présente unetransposition au cas des caractéristiques associées aux gels douche de son « schéma synoptique desoppositions pertinentes » entre hommes et femmes, basé sur l’opposition entre le sec et l’humide(Bourdieu, 1980, p. 354).

D’un côté nous avons des femmes douces, sensuelles, en recherche de bien-être et d’harmonieintérieure dans un moment privilégié d’intimité douillette ; de l’autre côté, on a des hommesd’action tournés vers l’extérieur et le dépassement de soi, en recherche d’énergie et de rafraî-chissement. Ces catégorisations nous renvoient à l’opposition intérieur/extérieur, fermé/ouvert

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du schéma bourdieusien mais aussi, en miroir, à l’opposition froid/chaud, puisque les femmes,associées au froid, sont en recherche de chaleur, et les hommes, associés au chaud, en recherchede fraîcheur. Les descriptions des emballages reproduisent donc parfaitement les oppositions decaractéristiques masculines et féminines que l’on trouve dans les sociétés traditionnelles. Commedans les publicités, « les produits masculins montrent tout ce qu’un homme doit savoir faire pourse montrer conforme à l’idéal du “vrai homme” : explorer le monde, se dépasser physiquement,décider, contrôler, boire, fumer, séduire » (Perret, 2003, p. 154). On remarque aussi sur plusieursproduits la mention de l’adjectif « masculin » comme ayant une valeur de caractérisation en soique l’on ne retrouve pas sur les produits féminins. Par exemple, le Palmolive « Relaxing » vante surson emballage « un parfum masculin qui fait du bien », qu’il sera sans doute difficile de définir, etNivea de son côté, pour le gel douche « Muscle relax », vante un « flacon masculin ergonomique ».

P. Bourdieu soulignait justement que « comme le montre le fait qu’il suffit de dire d’un hommepour le louer que “c’est un homme”, l’homme est un être impliquant un devoir-être, qui s’imposesur le mode du cela va de soi, sans discussion » (Bourdieu, 1990, p. 21). Or, les gels douchecherchent à accentuer l’identification au genre masculin comme si elle n’allait pas de soi, tout enreproduisant la domination masculine.

3.2. Le renforcement de l’identité de genre (gender-enhancement)

L’emballage semble donc supposer — pour un même produit — une utilisation différente enfaisant appel à des identifiants de genre stéréotypés et accentués. Il apparaît alors que, plusqu’une utilisation réellement différente au moment de la douche, le produit joue un rôle derenforcement du genre (gender enhancement), concept que l’on peut construire sur le modèledu « multisensory enhancement » (renforcement multisensoriel) mis en évidence par WolfgangUlrich concernant aussi les gels douche : « La mise en scène d’un tel gel douche dans le magasinest importante pour ce qu’elle peut provoquer d’imagination dans le sillage d’un “multisensoryenhancement”, et de confirmation des désirs » (Ullrich, 2013, p. 56, notre traduction). Cela signifieque le produit contribue à renforcer l’identité de genre. Il s’agit d’un type de consommation quipermet d’intensifier l’appartenance à un groupe :

« Le consommateur est supposé percevoir ces qualités (d’où l’importance de l’information)et l’hypothèse est faite que la facon dont il les apprécie, les évalue et les classe dépend deses préférences propres. Celles-ci peuvent être considérées comme strictement individuelles(comme dans le modèle néoclassique standard) ou (comme dans la version sociologisanteextrême) liées à l’appartenance à un groupe ou à une classe sociale qui cherchent à sedistinguer ou à se forger une identité en se positionnant par rapport aux préférences d’autresgroupes » (Callon et al., 2000, p. 223).

Le groupe d’appartenance est ici celui de l’identité sexuelle de référence.Les gels douche Fa « Sport Double Power » pour hommes d’un côté et pour femmes de l’autre

fournissent un excellent exemple pour démontrer le rôle de renforcement de l’identité de genre. Letexte présent sur les étiquettes des produits ne varie guère, si ce n’est par une inscription en petitscaractères : « Sporty fresh » pour le produit féminin et « Power boost » pour le produit masculin.Les ingrédients sont quasiment les mêmes. Sous quel rapport ces deux produits diffèrent-ils donc ?Celui pour femmes — ou suggéré comme tel puisque la mention explicite du sexe en est absente —présente un flacon rose opaque avec une étiquette dont le texte est exactement le même que celuidu produit pour hommes, mais imprimé dans la couleur du flacon. Dans le bas, un petit personnageaux formes féminines est dessiné en train de courir, indiquant qu’il s’agit d’un produit pour des

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femmes qui sont également sportives. Le gel douche pour hommes présente quant à lui un flacontransparent à capsule noire, qui laisse voir un produit vert très clair, presque jaune. L’étiquettereprend ces couleurs jaune et noire. Contrairement au produit suggéré pour femmes, celui pourhommes, en plus du personnage masculin qui court, présente la mention « Men » en dessous de lamarque. La comparaison de ces deux produits indique que le marché de référence est celui pourfemmes, puisqu’il n’est pas besoin de mentionner le genre sur les produits destinés aux femmes.

Les deux produits sont donc globalement les mêmes et seuls les codes de couleur permettentde les différencier. L’un se trouve dans les rayons pour hommes, l’autre dans les rayons pourfemmes. L’identité de ces deux produits montre qu’il ne s’agit ici que de renforcer l’identité degenre au cours d’une activité qui est celle du sport — et de la détente qui s’ensuit. Puisque leproduit est en soi le même, cela signifie que le but de l’industrie de l’hygiène est uniquementde faire un produit ostensiblement destiné aux femmes d’un côté et ostensiblement destiné auxhommes de l’autre, pour renforcer ou participer à l’identité de genre dans l’intention de subdiviserle marché. Mais cette insistance sur les caractéristiques masculines des produits signifie aussi queles offreurs tentent d’attirer leurs clients dans ce champ encore nouveau qu’est la cosmétiquemasculine en leur montrant que ces produits peuvent aussi être adaptés aux hommes dans touteleur masculinité. Finalement, cet exemple montre parfaitement qu’« emballer un produit, c’estaussi permettre, pour un contenu a priori identique, l’instauration d’une pluralité de prix et dequalité » (Cochoy, 2002, p. 45). Et cela confirme parallèlement l’importance de l’emballage déjàévoquée, qui fait dire à W. Ullrich que « les produits sont mis en scène avec tellement de faste quel’emballage devient souvent la chose principale » (Ullrich, 2013, p. 31, notre traduction).

3.3. Résistance et soumission à la contrainte de genre

Toutefois, s’agit-t-il d’un renforcement de l’identité de genre, ou de la création d’une contraintede genre ? Qu’est-ce qui fait que les femmes se sentent mal à l’aise à regarder de trop près dansun magasin les produits pour hommes, ou à les présenter à la caisse, de même que le sont leshommes pour les produits connotés fémininement, si ce n’est la création d’une obligation socialede consommer les produits destinés à son sexe d’appartenance ? Plusieurs enquêtés ont déclaréne pas se sentir à l’aise à l’idée de passer en caisse avec un gel douche destiné à l’autre sexe,même si, comme le soulignait une jeune femme de 21 ans, ils pourraient aussi l’acheter pourquelqu’un d’autre. Un enquêté de 26 ans justifiait ainsi son option pour un gel douche masculin :« C’est pour ne pas me sentir bête à la caisse. On se sent mieux dans le rayon pour hommes quedans celui pour femmes, c’est la principale raison ». Il se joue donc une contrainte sociale dansle choix du produit lorsque celui-ci peut être visible. Un doctorant autrichien de 31 ans a déclaré,lors de la première phase du test, à propos d’un gel douche pour femme : « C a sent féminin, casent bon, mais je ne l’utiliserais pas. C a me gênerait quand même d’avoir dans ma salle de bain ungel douche pour femmes. Si j’en avais un, mes amis se poseraient des questions ». La possessiond’un gel douche féminin dans sa salle de bain risquerait de mettre sa masculinité en péril devantses visiteurs. Cet argument s’est retrouvé plusieurs fois au cours du test, comme avec cet autredoctorant autrichien, de 29 ans, qui déclare aimer utiliser les gels douche Yves Rocher de sa mère,mais ne pourrait acheter un produit rose Adidas (présenté au cours de la discussion), à cause de lacouleur et parce que, explique-t-il : « si j’ai des visiteurs chez moi et qu’ils voient un gel douchepour femmes dans ma salle de bain alors que je vis seul, ils vont se demander pourquoi j’utilisedes produits féminins ». De même, deux femmes ont déclaré aimer le produit présenté mais nepas s’imager l’acheter, considérant qu’il est destiné à l’autre sexe.

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Il est intéressant de noter que ces réactions sont intervenues avant même que les enquêtésne sachent que le test portait essentiellement sur la question du genre. On peut donc mettre enlumière des réflexes de genre qui prévalent par rapport au goût personnel. Le marketing construitune image des produits devant correspondre à chaque sexe, créant une contrainte qui l’emportesur le goût personnel des consommateurs. La même situation s’est reproduite quatre fois avec deshommes. L’un d’eux a déclaré, lors de la deuxième phase du test : « J’ai dit que je l’aimais, alorsj’aurais les boules de dire maintenant que c’est pour femmes ! ». Un autre a affirmé aimer utiliserles gels douche pour femmes mais le faire rarement car cela déplaît à son épouse. L’existencede produits différenciés selon le genre ne fait donc pas que répondre à de supposés besoinsdifférents, mais crée aussi un sentiment d’obligation d’acheter dans la catégorie correspondant àson sexe pour ne pas risquer d’altérer son identité sexuelle — que ce soit au moment de l’achatou, plus tard, de sa consommation. Ainsi, bien que produit essentiellement intime, le choix dugel douche est aussi socialement fondé sur l’image que le client veut donner de lui-même lorsde son passage à la caisse, ou à ses pairs susceptibles d’entrer dans sa salle de bain (conjoint,amis).

Le marketing différencié, plus que le produit lui-même, crée une obligation de genre quisuppose que le consommateur se sente obligé d’acheter des produits correspondant à son identitésexuelle alors même qu’il est conscient de ce processus économique. Un enquêté déclare ainsi :

« Il est quand même important dans l’achat d’un gel douche de voir si c’est pour hommesou pas, de ne pas prendre le mauvais. Avant j’utilisais du savon, ca m’était égal car il n’ya pas de distinction. Mais comme ca existe pour le gel douche, c’est dans la tête, on veutprendre ce qui est pour hommes. Pour ne pas avoir l’air efféminé, ne pas sentir comme unefemme. Mais c’est juste parce que c’est construit comme ca » (homme, 32 ans, autrichien).

Un assistant d’université, âgé de 36 ans, affirme quant à lui acheter depuis quelques mois desgels douche pour hommes. Auparavant, il en prenait des neutres, mais c’est devenu pour luiimportant car, dit-il, « les femmes et les hommes doivent sentir différemment ». D’abord résistantau marketing genré, il s’est laissé convaincre pour se soumettre désormais à cet impératif. Dansce cas, le marketing atteint donc son but de conviction.

L’obstacle principal semble être plutôt celui de l’achat que celui de l’utilisation. Ainsi, un étu-diant en informatique de 20 ans répond-il au questionnaire soumis à d’autres enquêtés sans phasede test aveugle (voir l’Encadré 1) que ce n’est pas important pour lui d’utiliser un gel douchemasculin en tant qu’homme : « tant que ca lave... ». Toutefois, à la question de savoir s’il pour-rait acheter un produit destiné au sexe opposé, il répond négativement. Le niveau d’engagementpersonnel pour le produit n’est donc pas le même selon qu’on ne fait que l’utiliser ou que l’onfait la démarche de l’acheter. La soumission à cette contrainte opère même si les consommateurssont conscients qu’il s’agit d’un processus de marketing. Un autre étudiant, de 18 ans, déclarene pas trouver la distinction de genre importante et ajoute même : « Je trouve bizarre de vouloirdifférencier les hommes et les femmes sur les produits d’hygiène ». Mais dans le même ques-tionnaire il répond plus bas qu’il pourrait utiliser des gels douche du genre opposé, mais pas enacheter.

Parallèlement, s’observent des résistances à cette contrainte socio-économique de genre crééepar le marketing. Les consommateurs semblent être majoritairement conscients des stratégiesmarketing sur lesquelles reposent ces distinctions. Dans le questionnaire, un étudiant de 19 ansdéclare : « On a tous la même peau ; pour moi, la mention homme ou femme sur un cosmétiqueest un argument marketing ». Et il dit en effet pouvoir acheter et utiliser des produits destinés auxdeux sexes. Lorsqu’on leur demande s’ils considèrent important pour un homme d’utiliser un gel

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douche pour hommes et inversement, 9 hommes sur 12 et 11 femmes sur 23 répondent que non11.En revanche, c’est important pour 3 femmes de l’échantillon, tandis qu’aucun des hommes nedonne cette réponse.

Plusieurs enquêtés ont dit acheter des gels douche proposés pour le sexe opposé. Les femmesont justifié leur choix par le fait que les produits considérés comme féminins sont trop doux,trop sucrés. Dans le test par reconnaissance olfactive, cinq femmes affirmaient utiliser aussi ouuniquement des produits pour hommes, mais seuls deux hommes ont dit utiliser des gels douchepour femmes. Un autre affirmait qu’il est plus facile aux femmes de consommer les produits pourhommes que l’inverse. L’enquête par questionnaire a quant à elle montré qu’aucun homme ne ditutiliser parfois des gels douche pour femmes, alors que 5 des 23 femmes peuvent aussi utiliserdes gels douche pour hommes. Il semble donc ressortir, malgré l’origine générique située du côtéféminin, un androcentrisme des produits ou de leur consommation qui tend à placer le produitpour hommes comme plus ou moins universel. Il y aurait dans la société une tendance à considérerle « masculin-neutre » comme universel (Clair, 2012, p. 9). Tout se passe comme si les femmesperdaient moins de leur identité sexuée en utilisant des produits masculins que les hommes s’ilsutilisent des produits féminins. Tout comme dans le monde professionnel, la « mobilité de sexe »(Combes et al., 2002) ne se joue pas de la même facon pour les hommes et pour les femmes.

4. Conclusion : un construit économique ?

Plusieurs constats ressortent de cette étude sur la différenciation de genre pour un produit dontl’efficacité est exactement la même une fois mis de côté les aspects extérieurs (odeur, emballage,couleur). On observe ainsi une tendance au renforcement de l’identité de genre, cherchée ousubie, dans la mesure où émerge une injonction, générée par le marketing et la segmentationdu marché, à acheter le produit correspondant à son identité sexuelle. Mais parallèlement, cettesegmentation du marché selon le genre apparaît, pour une part des consommateurs, comme unsimple élargissement de l’offre puisque certains enquêtés disent acheter un gel douche destiné àl’autre sexe car ils en préfèrent l’odeur.

Cette différenciation de genre est-elle alors un construit économique ? D’une part, il fautrelever que la différenciation concerne essentiellement la part perceptible du produit (l’odeur) quidemeure souvent identique dans son principe actif. Elle agit surtout sur ce que nous pourrionsappeler des excipients ostentatoires, odeurs et emballages qui, sans rôle dans l’efficacité du produit,sont cependant primordiaux dans les déterminants de choix des consommateurs. Le test effectuémontre d’autre part que certains produits sont facilement reconnaissables en aveugle, comme sile déterminant de genre de certaines odeurs était un acquis social, quand d’autres laissent plus dedoutes. En outre, la reconnaissance du groupe sexuel ciblé par le marketing ne correspond pasnécessairement aux goûts exprimés eux aussi en aveugle. En ce sens, la différenciation de genreserait essentiellement un construit économique mais parallèlement, en segmentant le marché,l’économie contribuerait à renforcer les différenciations sociales de genre.

Faut-il en conclure que de produit économiquement genré, le gel douche devient un produitsimplement genré qui repose sur des besoins de genre socialement construits ? En ce sens, ladifférenciation initialement économique du gel douche devient sociale lorsque les consommateurs

11 La question posée était : « Considérez-vous comme important d’utiliser un gel douche pour hommes quand on est unhomme ou un gel douche pour femmes quand on est une femme ? ». Les réponses possibles étaient : « important », « pasvraiment important », « pas du tout important ».

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éprouvent le même impératif que celui qui dissuade un homme européen d’acheter une jupe. Lemarketing et les processus économiques contribuent donc à élaborer des référentiels de genre quiopèrent ensuite comme impératif social de genre alors qu’ils étaient, à l’origine, des construitséconomiques.

L’exemple de la distinction de genre pour le gel douche révèle aussi différents degrés dansla manière dont le consommateur s’approprie les effets du produit. En dehors de l’efficacitéprimaire passée sous silence, l’effet du gel douche ne se situe pas au premier degré dans ce quevante l’annonceur, mais bien dans ce qu’apporte, dans l’imaginaire présumé du consommateur,à son identité le fait de posséder ou de consommer ce produit. On doute que le gel douche Axe« lendemain difficile » ait réellement un effet « anti-gueule de bois », ou le gel « illimited femaleattention » un effet de séduction irrésistible immédiat, comme l’indiquent de petits pictogrammes.L’important est bien plus pour le consommateur de renforcer son identité de bon vivant ou deséducteur en possédant un tel gel douche qui lui correspondrait en ce sens.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêts en relation avec cet article.

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