Si les Femmes faisaient la fête. . . A propos des fêtes féminines dans les hautes castes...

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Véronique Bouillier Si les Femmes faisaient la fête. . . A propos des fêtes féminines dans les hautes castes indo-népalaises In: L'Homme, 1982, tome 22 n°3. Les fêtes dans le monde hindou. pp. 91-118. Citer ce document / Cite this document : Bouillier Véronique. Si les Femmes faisaient la fête. . A propos des fêtes féminines dans les hautes castes indo-népalaises. In: L'Homme, 1982, tome 22 n°3. Les fêtes dans le monde hindou. pp. 91-118. doi : 10.3406/hom.1982.368304 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1982_num_22_3_368304

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Véronique Bouillier

Si les Femmes faisaient la fête. . . A propos des fêtes fémininesdans les hautes castes indo-népalaisesIn: L'Homme, 1982, tome 22 n°3. Les fêtes dans le monde hindou. pp. 91-118.

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Bouillier Véronique. Si les Femmes faisaient la fête. . A propos des fêtes féminines dans les hautes castes indo-népalaises. In:L'Homme, 1982, tome 22 n°3. Les fêtes dans le monde hindou. pp. 91-118.

doi : 10.3406/hom.1982.368304

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1982_num_22_3_368304

SI LES FEMMES FAISAIENT LA FÊTE...

A propos des fêtes féminines dans les hautes castes indo-népalaises

par

VÉRONIQUE BOUILLIER

Dans notre esprit, la fête évoque l'exubérance, la joie, le débordement. Rien de tel chez les hautes castes indo-népalaises dont il sera question ici. Les fêtes y sont avant tout des rituels périodiques, démarqués de la tradition hindoue et célébrés avec un identique esprit de sérieux d'une extrémité à l'autre du Népal. Mis à part les celebration days, d'introduction récente, commémorations politiques ou historiques sans incidence sur la vie du citoyen ordinaire, toutes les fêtes sont religieuses.

Trois termes désignent en népali ce que nous appelons fête : melâ, la foire, grand rassemblement autour de certains temples et lieux de pèlerinage, jâtrd, où domine l'idée de procession avec déplacement solennel de la divinité (c'est le cas de la plupart des grandes fêtes néwar de la vallée de Kathmandou), et vrata qui désigne un acte rituel assorti de pratiques ascétiques (jeûne), en principe liées à un vœu1. La participation aux mêla et jatra est toujours collective, le vrata peut être individuel et se célébrer chez soi.

Les fêtes particulières aux femmes sont des vrata, accomplis pour la plupart discrètement, au sein du groupe familial. Il ne faut toutefois pas y voir une tradition locale ou marginale par rapport à la religion hindoue dominante. Au contraire, dans ces rites féminins la référence aux grands mythes puraniques est constante. Dans le discours même, le rite est justifié par le mythe : le Brahmane officiant et la sacrifiante rappellent les gestes primordiaux des dieux ou des héros fondateurs. C'est parce que ceux-ci ont une première fois effectué les rites que les humains perpétuent leur action. Le rite n'est qu'une réédition des gestes originels du mythe. Les femmes, en se pliant au cérémonial que le mythe enseigne et auquel il donne sens, ne font que répéter la geste divine. S'identifiant aux acteurs primordiaux, elles sont pour un temps Pâravai, Laksmï ou Yamunâ. Car il s'opère une sélection : c'est à l'instar des déesses, de certaines déesses proposées

I. Cf. MONIER-WlLLIAMS I97O : IO42.

L'Homme, juil.-sept. 1982, XXII (3), pp. 91-118.

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explicitement comme modèles, que les femmes doivent agir. En imitant leur conduite, les femmes obtiendront ce que les déesses ont obtenu. L'exactitude dans la performance du rite est le garant de son succès.

Mais les rituels, dans leur succession annuelle, donnent à voir autre chose que cette représentation idéale. Ils sont aussi la mise en scène d'un discours sur les femmes, discours parfaitement cohérent que l'on peut étudier à travers trois catégories de fêtes : — celles dont les femmes sont écartées et où ce rejet est souligné, — celles auxquelles elles participent en tant qu'épouses du maître de maison,

du sacrifiant, — enfin, les plus importantes pour notre propos, celles qui leur sont réservées,

dont les hommes sont exclus ou participants très secondaires2. Les fêtes sont d'excellents révélateurs : elles mettent en évidence les princi

pales relations autour desquelles se cristallise la vie sociale. D'un type de fête à l'autre, nous verrons se préciser la place des femmes dans ces hautes castes népalaises, les relations de parenté telles qu'elles les vivent, l'opposition dramatique pour elles entre leur situation dans leur famille consanguine et celle qu'elles occupent dans leur famille conjugale. Mais au delà d'un renversement de statut, les fêtes laissent apparaître, à un niveau plus profond, une ambivalence fondamentale de la société à dominance hindoue vis-à-vis de la femme, et plus généralement de la sexualité, ainsi que la suite de cette étude le montrera.

Chaque année, le cycle des fêtes présentant une image idéale de la sœur, de l'épouse et de la mère, actualise le cycle de vie féminin tel qu'il est perçu et voulu par la société masculine dominante. On le devine, il s'agit moins de fêtes libératoires que de fêtes morales, édifiantes.

i. L'exclusion

Dans certaines fêtes, les femmes n'ont pas leur place. Leur présence nuirait même au déroulement du rite et entraînerait toutes sortes de désordres. Cette exclusion est révélatrice car de quelles fêtes s'agit-il ? D'une part de célébrations tendant à exalter la solidarité du lignage patrilinéaire, d'autre part du cycle de la Déesse.

2. Ces fêtes ont été regroupées par affinité. La présentation ne suit en rien l'ordre chronologique. Je me suis limitée aux thèmes, négligeant ici les problèmes calendaires. A ce sujet, notons combien, malgré la parenté des rituels, la succession temporelle des fêtes féminines en Inde du Nord (selon S. Stevenson 1971) est différente de celle qu'on trouve au Népal.

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1.1. J anaipurnimà

Célébré à la pleine lune (purnimâ) du mois de sâun (juillet-août), Janaipurnima3 marque le renouvellement du cordon sacrificiel (janai) que portent tous les hommes de haute caste, les deux-fois-nés, ceux qui ont été initiés à la parole védique. Les femmes n'ont pas accès à cette révélation et n'en portent donc pas la marque : leur présence lors de la cérémonie où les hommes nouent leur nouveau cordon consacré par un Brahmane n'a aucune raison d'être. Dans les villages, elles sont effectivement absentes des temples de éiva où les hommes se réunissent pour honorer les dieux et les rsi, ces voyants, révélateurs du Véda. Les participants prononcent à cette occasion le nom de leur gotra, c'est-à-dire du lignage spirituel qui les relie à l'un des rsi fondateurs. Ils renouvellent leur relation de filiation spirituelle à ces rsi qui interviennent ici à la fois comme garants de la pureté brahmanique pour l'homme dans le monde, et comme renonçants voués à l'ascèse. Forestiers, vânaprastha, ascètes mariés, ils sont encore vulnérables aux tentations du monde et à l'impureté qui en découle. Les mythes présentent leurs femmes comme une perpétuelle menace pour la concentration ascétique, tapas, de leurs époux, par leur séduction ou leur inconduite. De la même façon, les fêtes le montreront, les femmes sont perçues par les hommes des castes indo-népalaises comme menaçantes. Leurs besoins sexuels affaiblissent l'homme, mettent en danger la pureté du lignage. Leur simple présence d'étrangères, d'alliées dans la famille conjugale, fait peser un risque sur sa cohésion4.

Corollaire de l'éviction des femmes, une petite fille impubère, non encore marquée par la redoutable ambivalence que la sexualité donne aux femmes, est associée à la fête. Sa tâche est de confectionner les nouveaux cordons.

1.2. Les cérémonies aux kuldevatd

Célébrations qui réunissent tous les membres d'un lignage, les fêtes annuelles ou pluri-annuelles aux kuldevata, divinités du lignage, excluent les femmes. Ainsi, dans un village des collines, ce culte avait heu trois fois par an, à la pleine lune, dans la mul-ghar, la maison principale, celle de l'aîné. Les divinités, qui peuvent être aussi bien les grands dieux de la mythologie hindoue que de petites déités locales, sont dessinées dans le plus grand secret sur des feuilles de bananier et déposées sur l'autel domestique. Un hommage leur est rendu par l'aîné en présence de tous les membres masculins du lignage. La pûjâ5 terminée, les feuilles de bana-

3. Sur cette fête appelée aussi rsi tarpani (« libations aux rsi »), cf. Bennett 1976b : 189- 191.

4. Cf. dans H. Bista (1979 : 70-85) les nombreux exemples des conflits qui peuvent surgir dans la famille étendue à l'arrivée d'une nouvelle bru.

5. Pûjâ : « Worship or ceremonial rite » (Turner 1965 : 384). Ce terme désigne tout

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nier, support des divinités, sont froissées et portées dans un endroit pur, cela encore à l'abri du regard des femmes. On dit que si celles-ci, par curiosité, se tournaient vers les feuilles consacrées, leur tête resterait tordue !

K. B. Bista (1971 : 128), dans l'étude qu'il a consacrée aux kuldevata, indique que les femmes ne doivent pas assister aux sacrifices ni même pénétrer dans l'enceinte où ils sont célébrés. Les kuldevata sont représentés par des pierres disposées dans un enclos, auxquelles on offre des sacrifices sanglants. Bista s'interroge sur cette exclusion : ce culte, dit-il, étant marqué par la mise à mort d'animaux, les femmes qui « perpétuent et créent la vie » ne sauraient y assister. Or les offrandes aux kuldevata ne sont pas toujours sanglantes — elles sont même strictement végétales dans le cas que j'ai étudié (Bouillier 1979 : 59-61) — et, dans d'autres circonstances, les femmes peuvent participer activement aux sacrifices animaux.

Cet auteur avance une autre hypothèse, associant le culte des kuldevata à celui de la éakti de l'énergie divine dans le tantrisme. Les femmes étant l'image de la Sakti ne peuvent prendre part à un sacrifice offert à elles-mêmes. Ce lien me semble arbitraire et il me paraît plus pertinent de chercher une explication dans les principes d'organisation lignagère. La place d'une femme est toujours ambiguë puisqu'elle change de lignage au cours de son existence. Avant son mariage, elle appartient au lignage de son père, mais de façon marginale puisqu'elle est destinée à le quitter. Par son mariage, elle est intégrée au lignage de son mari, mais, l'incertitude à propos du deuil le montre, elle restera toujours un « membre de droit inférieur » (Dumont 1980 : 23, n. 9). C'est cette infériorité qui expliquerait l'absence des femmes de ces cérémonies aux kuldevata.

1.3. Dasaï

Que les femmes soient totalement exclues du cycle principal des fêtes de la Déesse ne relève plus du domaine des structures de parenté mais renvoie plutôt à l'image de la femme telle que la véhiculent les représentations collectives.

Au Népal, le cycle de Dasai dure du premier au dixième jour de la quinzaine claire d'asoj (septembre-octobre) et commémore la victoire de la Déesse, Durgâ, sur le démon-buffle Mahisâsûra. On prépare dans le grenier de chaque maison un autel provisoire sur lequel est posé un kalas, vase cérémoniel, à la fois siège et représentation de la Déesse sous ses neuf formes successives, les navadurgâ. Près de l'autel, un petit tas de sable contient quelques grains d'orge qui germeront en dix jours. Ce lieu, où est « installée » la Déesse à laquelle, matin et soir pendant dix jours, le chef de famille va rendre un culte, est rigoureusement interdit aux

hommage à une entité spirituelle. Prières ou invocations sont toujours accompagnées d'offrandes, ne serait-ce que quelques gouttes d'eau.

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femmes. Elles n'ont aucune part aux puja et ne pénètrent pas même dans le grenier. Elles sont aussi absentes des sacrifices sanglants des septième et huitième jours. Même le découpage, la préparation et la cuisson de la viande sont affaire d'homme. Elles ne retrouvent un rôle que le dixième jour, une fois le cycle guerrier de la Déesse achevé ; aux côtés du chef de famille, son épouse distribue tikd6 de riz rouge et brins d'orge germée, en signe de bénédiction.

Pourquoi faut-il isoler à ce point les femmes de la Déesse ? Celle-ci représente la valeur guerrière, la victoire, la quintessence de l'énergie créatrice des dieux, le pouvoir, toutes valeurs éminemment peu « féminines ». Or nous verrons comment, dans les fêtes propres aux femmes, se dessine le modèle de la bonne épouse, soumise, fidèle à la fois à la loi conjugale et à la minutieuse orthodoxie des rites. Durga, la vierge combattante et terrible, n'est certes pas un idéal à proposer aux femmes, et il est significatif que celles-ci soient écartées de son culte. Toutefois, dans ce cas aussi, se manifeste l'opposition entre les femmes et les fillettes impubères puisque ces dernières peuvent être associées au culte de la Déesse. Certaines familles invitent, la nuit du huitième jour, neuf petites filles qui incarnent les neuf Durga. Elles sont fêtées, on leur donne un repas, des sucreries, des vêtements. Ces neuf kumdri7, comme on les appelle aussi, ne s'opposent pas aux valeurs représentées par la Déesse. Elles en assument au contraire le côté bénéfique et protecteur.

2. La participation

A toutes les fêtes de la deuxième catégorie, de loin la plus importante en nombre, les femmes prennent part en vertu de leur position de maîtresse de maison, d'épouse du sacrifiant. Celui-ci ne peut pas en effet honorer seul les dieux, c'est le couple, le foyer qu'il a fondé qui constitue l'unité sacrificielle. C'est par son mariage que l'homme acquiert le droit et le devoir de sacrifier, et sa femme lui est toujours virtuellement associée même si elle n'est pas présente tout au long de la puja8. Sa fonction fait aussi d'elle la cuisinière par excellence, la préparatrice des mets destinés aux dieux et qui réjouiront les hommes. Car toute fête, précédée ou non de jeûne, suppose la consommation d'une nourriture spécifique, meilleure (et Dasai n'est, somme toute, pour la plupart des gens que la fête où l'on mange le plus de viande !).

Certains jours de fête — premiers jours de mois solaires, pleines lunes... — ne sont marqués que par la dégustation d'un plat particulier dont la préparation

6. Marque auspicieuse généralement dessinée au vermillon, ou bien pastille de couleur apposée sur le front.

7. Elles sont parfois cinq, on les appelle alors pancakumâri (cf. Allen 1975 : 54). 8. Sur la participation des femmes aux rites religieux depuis la période védique, cf. Alte-

kar 1978 : 194-211.

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incombe à la maîtresse de maison. En baisâkh sankrânti, le premier jour de l'année, les familles alliées se réunissent pour partager kurâuni (lait bouilli jusqu'à solidification) et galettes de blé. Le 15 d'asâr (juin- juillet), il faut manger du lait caillé et du riz en flocons, le 15 de sâun (juillet-août), du riz au lait. Le premier jour de mâgh (janvier-février), les familles échangent du khicari (riz aux lentilles), des gâteaux de sésame, des ignames et des pîdalo (sorte d'arum).

L'épouse du chef de famille participe aussi activement aux fêtes destinées à attirer la protection des divinités sur la maison, comme nâg pancami (« cinquième jour » des Nâg, dieux-serpents donneurs de pluie) ou Laksmïpûjâ (Laksmi honorée en tant que dispensatrice des richesses matérielles), ainsi qu'à la célébration des rites du cycle de vie ou des grandes cérémonies optionnelles (Rudri pûjâ ou Satya Nârâyan). Comme son époux, elle se prépare au culte par un jeûne et un bain de purification. Elle veille à ce que la maison soit prête pour l'occasion, le sol enduit du mélange pur de terre et de bouse de vache, particulièrement à l'emplacement où le Brahmane dessinera le diagramme rituel, rekhi. Les divers ingrédients nécessaires à la puja — vermillon, riz, eau, pancagavya (les cinq produits purs de la vache), feuilles et fleurs, offrandes de fruits ou d'aliments, etc. — doivent être répartis dans des coupelles de feuilles confectionnées préalablement sous sa responsabilité. Lorsque commence la cérémonie, elle met, comme son époux, à l'annulaire de la main gauche un anneau d'herbe kus qui consacre sa pureté et, comme lui, jette, sur les indications du prêtre domestique, purohit, les grains de riz ou les pétales de fleurs dans les différentes directions du diagramme, support des divinités. Elle reçoit du prêtre, ainsi que son époux, le tika de riz rougi et le prasad, nourriture consacrée par les dieux et redistribuée aux hommes, don qui marque la fin du rite.

Si la femme joue ici un rôle important, c'est en tant qu'épouse du chef de famille, en tant que maîtresse de maison. Sa participation est fonction de sa position sociale, et pas seulement de son sexe.

L'assistance aux mêla ou grands pèlerinages est affaire de choix, et les femmes sont nombreuses à se rendre, à date fixe, à tel temple, tel étang sacré, tel confluent. Elles font parfois plusieurs jours de marche, en groupes de parentes ou de voisines, mais le trajet même est vécu comme une joyeuse escapade. Certains pèlerinages sont plus spécifiquement féminins, comme celui du temple de Mahâdev à Dhanes- var : toute femme qui, le jour du mêla, fait les offrandes requises à Siva pour lui demander un enfant, est sûre d'être exaucée. Il y a foule.

3. La prééminence

Dans toutes les fêtes dont il va s'agir ici, les femmes jouent le premier rôle. Ce sont elles qui exécutent les gestes du rituel, les hommes s'y associent dans

Ph. i. Sacrifices sanglants le huitième jour du grand dasaï à la caserne centrale de Kathmandou. A g. sacrificiel ; à dr. : les drapeaux des régiments. (Cliché Marc Gaborieau.)

le poteau

Ph. 2. Bain rituel au temple de Paéu- patinâth (près de Kathmandou) lors de siva râtri. Ces bains sont obligatoires lors de nombreuses fêtes comme janai purnimâ, tlj et le solstice d'hiver. (Cliché Marc Gaborieau.)

Ph. 3. Deux Damai, Tailleurs-Musiciens intouchables, jouent de la trompette courbe ; leur musique de bon augure est un élément essentiel de nombreuses fêtes, de dasaî notamment (Népal central). (Cliché Marc Gaborieau.)

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t Ph. 4. Cinquième jour de divalï au Népal central : préparation des beignets de riz consommés ce jour-là. Les fêtes se caractérisent souvent par une cuisine spéciale. (Cliché Marc Gaborieau.)

Ph. 5. Dixième jour du grand dasaï : l'aîné du lignage reçoit l'allégeance de ses cadets ; il trace une marque sur leur front et dispose dans leurs cheveux les pousses d'orge mise à germer au début de la fête (au premier plan). (Cliché Marc Gaborieau.)

Ph. 6. Vêtements de fête au Népal. (Cliché Marc Gaborieau.)

Ph. 7. Sacrifice de type korata lors d'une fête vâda (1976) ; face au temple de la Déesse, un poulet est empalé, puis un bouc égorgé ; derrière les victimes, la pierre de Pôtu Râzu. (Cliché Olivier Herrenschmidt.)

Ph. 8. Enfant regardant la tête de la victime (un bouc) à la fête de la Déesse du grand quartier des Vâda (juin 1967). (Cliché Olivier Herrenschmidt.)

Ph. 9. Vinayakacaviti (sept. 1978) : le palanquin de Vinâyaka ; un Kâpu important remet ses offrandes au Brahmane. (Cliché Olivier Herrenschmidt.)

Ph. 10. Muttyalammapanduga (sept. 1967) : le chandelier de Râma est posé à terre ; les Kâpu font un bhajana debout.

Ph. ii. Kottamâvasya (mars 1976) : au quartier des Intouchables avant le début de la fête ; un Vâda se repose devant les deux pots ornés (garaga) des déesses et le pot en terre contenant la nourriture « rafraîchissante » ; au fond, le margousier avec les gerbes de riz dans ses branches et le petit buffle. (Cliché Olivier Bossé, article de O. H.)

Ph. 12. Muttyalammapanduga (sept. 1967) : Mâla d'un village voisin ' invité pour une représentation dramatique, interprétant un personnage royal. (Cliché Olivier Herrenschmidt . )

Ph. 13. Fête de la Déesse du petit quartier des Vâda (juin 1967) : pendant que 1' « homme du gong » récite le mythe, des fillettes rendent hommage au chariot dans lequel sera empalé un porcelet. (Cliché Olivier Herrenschmidt .)

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Ph. 14. Char de Bhadrakâlî ; à l' arrière-plan, le temple intra muros de Brahmàyanî. (Cliché Gérard Toffin.)

Ph. 15. Cymbalier et tambourinaire de caste Nây. (Cliché Gérard Toffin.)

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Ph. 16. Le desservant Jangam, paré d'un turban et de colliers de fleurs, veille sur le palanquin d'IndresVar Mahâdev. (Cliché Gérard Toffin.)

Ph. 17. Procession nocturne de la déesse Brahmâyanî dans la rue principale de Panauti. On aperçoit, à g., la châsse contenant la déesse, portée par un Chaudronnier Tàmrakâr. A dr., la petite fille Putuwar porte les offrandes de Brahmâyanî. (Cliché Gérard Toffin.)

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Ph. 18. Char de Bhadrakâlï tiré dans la rue. (Cliché Gérard Toffin.)

Ph. 19. Bhai tikâ. La sœur appose le tika aux cinq couleurs sur le front de son frère. (Cliché Véronique Bouillier.)

Ph. 20. Swasthani puja. La jeune sacrifiante dépose quelques graines de riz en offrande à la déesse Swasthânî. On voit dessiné à la farine de riz sur le sol le rekhi. Tout autour, les coupelles (dunâ) emplies d'offrandes. (Cliché Véronique Bouillier.)

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Ph. 2i. Thulo ekadasi. Auprès de l'autel du tulasi, décoré pour la fête, le prêtre domestique et la sacrifiante célèbrent la pûjâ à Visnu. (Cliché Véronique Bouillier.)

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Ph. 22. Ty. Bain des fem

mes dans la rivière Bagm

ati à Paéupatinàth. (Cliché Véronique Bouillier.)

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certains cas mais le plus souvent ils en sont absents. Pourtant, cet effacement des hommes dans le déroulement même des cérémonies va de pair avec leur omniprésence dans l'intention du rite. Les fêtes de femmes se font en fonction des hommes9. Elles expriment la vérité des relations sociales : en contexte hindou, une femme ne se définit que dans son rapport à un autrui mâle, qu'il soit père, frère, époux ou fils, et le cycle annuel de ces fêtes représente clairement l'ensemble des rôles que doit assumer une femme au cours de sa vie. De ces six célébrations va se dégager une image parfaite de ce que doit être le comportement de toute femme hindoue, sœur, épouse et mère ; chacune d'entre elles est centrée sur une relation spécifique qu'elle actualise, ranime, consacre. Aux femmes de suivre le modèle proposé par les déesses dont les fêtes mettent en scène les mythes. C'est le miroir idéal que leur présente la société. A ces fêtes, les femmes participent quels que soient leur âge, leur fonction, leur place dans la famille. C'est en raison de leur sexe qu'elles sont aptes à, ou, selon les cas, obligées de célébrer les rites.

3.1. Bhâï tikâ

La première fête évoquée ici, Bhai tika, marque de bénédiction (tika) donnée aux frères (bhai), s'oppose aux autres car c'est la seule fête où les femmes agissent en tant que sœurs. Elle reflète l'opposition essentielle dans le cycle de vie féminin entre sœur et épouse, entre famille paternelle et famille conjugale10.

Avant de les voir à l'œuvre dans les fêtes, il nous faut succinctement résumer les principaux traits du système de parenté indo-népalais. La filiation est patri- linéaire, le mariage exogame et patrilocal. C'est le fils qui assure la continuité du patrilignage. La cérémonie d'initiation fait de lui un membre à part entière de sa caste, le successeur de son père à la mort duquel il accomplira les rites funéraires. En revanche, c'est seulement par le mariage que la fille acquiert un plein statut de caste, c'est donc au sein d'un autre lignage qu'elle reçoit son identité. Dans la maison de son père elle ne fait que passer, elle est en attente de ce qui la définira socialement : son statut d'épouse. Elle est mise en réserve pour un autre lignage. Pour son père et pour son patrilignage, une fille vaut par le don qui sera fait d'elle à un gendre, « don méritoire à condition qu'on ne reçoive aucun paiement en échange » (Dumont 1966 : 153). Par cet aspect « gratuit », par le .mérite potentiel qu'elle représente pour le patrilignage qui l'élève en vue de la donner, une fille est considérée comme sacrée, digne d'être honorée, dispensatrice de bienfaits.

Cette sacralité ne se comprend qu'opposée à la sexualité, elle n'est possible

9. Cf. W. J. Wilkins (1975 : 191) : « A girl's religious exercises are confined to those which have as their object the securing of a husband and that he may live long. »

10. Ce bref exposé doit beaucoup aux remarquables analyses de L. Bennett (1978a). Voir aussi C. von Fùrer-Haimendorf (1966 : 11-67) qui le premier a mentionné le statut particulier de la petite fille dans sa famille natale, et V. Bouillier (1971).

7

9» VERONIQUE BOUILLIER

que parce que celle-ci est bannie de la famille paternelle et réservée à la famille conjugale. La sexualité d'une femme ne trouve sa valeur, la procréation, que dans la famille de son mari. Dans la famille consanguine, elle n'a pas sa place. La mdit (ainsi appelle-t-on la maison paternelle, opposée à ghar, la maison maritale) est le lieu de l'absolue chasteté ou plutôt de la non-sexualité. Non seulement une fille doit rester vierge jusqu'à son mariage mais aucune manifestation de sa sexualité, la plus évidente étant la puberté, ne saurait être tolérée dans la mait. Lorsqu'une fillette devient pubère, elle doit quitter immédiatement la maison de son père. Accueillie dans une maison amie, elle reste recluse quinze jours. Tout contact avec les membres de sa mait est interdit avant la purification et le solennel changement de vêtements du quinzième jour (Bennett 1978b : 31-46). Si, après son mariage, la famille consanguine ne se préoccupe plus de sa pureté, elle rejette toujours les signes de sa sexualité : une femme ne doit pas accoucher dans la maison de ses parents, non seulement pour éviter que la paternité du mari soit contestée, mais parce que la maison du père ne doit pas voir le sang (la sexualité) de la fille11.

Les filles sont spirituellement bénéfiques pour leur famille natale. Source de mérite pour leur père qui les donne en mariage par le rituel appelé kanyâdân, protectrices de leurs frères, elles écartent de ceux-ci la mort comme elles assurent à leur père une bonne réincarnation. Ainsi, le jour où le Brahmane, lors de la fête du Janaipurnima, attache au poignet des participants une cordelette auspicieuse teinte au safran indien, les sœurs passent au poignet de leurs frères des bracelets de fleurs. Dans les deux cas on appelle ces liens raksâ bandhan (bandhan « lien », raksd « protection »)12. Tout comme le prêtre domestique, la sœur reçoit de ses frères des daksinâ ou honoraires sacrificiels ; comme lui, nous le verrons, la sœur ne peut rien offrir à ses frères sans qu'ils soient tenus de lui faire un don en retour.

Bhai tika a lieu le dernier des cinq jours de tihdr ou yamapancak (les cinq jours de fête dédiés à Yama, souverain des enfers et dieu de la mort), le deuxième jour de la quinzaine claire de kârtik (septembre-octobre) . En principe les frères vont chez leurs sœurs, si celles-ci sont mariées, recevoir leur bénédiction. En fait l'inverse se produit souvent et une puja commune réunissant tous les frères et sœurs a lieu dans la maison paternelle où les jeunes femmes ne manquent aucune occasion de retourner. On les rencontre par groupes animés, en sari de fête rouge, chargées de paniers de victuailles, qui se pressent vers leur mait. La puja doit être célébrée quel que soit l'éloignement des frères et des sœurs car, disent les

1 1 . Cette interdiction semble inconnue en Inde où la j eune femme revient accoucher chez ses parents, au moins pour son premier enfant (Stevenson 1971 : 2) . Il est vrai qu'on l'installe dans une pièce à l'écart, ce qui n'est généralement pas le cas au Népal.

12. Les auteurs ne s'accordent pas sur cette participation des sœurs, qui m'a été confirmée. A ce sujet, cf. Macdonald 1972 : 74.

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manuels rituels népali, « celui qui ne reçoit pas ce jour-là le tika de sa sœur est condamné à souffrir dans les enfers [...] De préférence il faut recevoir le tika d'une sœur cadette, sinon d'une sœur aînée. Si on n'a pas de sœur, une demi-sœur, sinon une cousine ou une sœur de gotra ». Si, conclut le texte, « on est seul dans la jungle, il faut tout au moins construire en imagination la forme d'une sœur » (Pokhrel 1972 : 141 ; ma traduction).

Pourquoi donc le tika reçu de la sœur protège-t-il de l'enfer (et même, selon certaines versions, de la mort) ? Parce que, le mythe nous l'apprend, on agit alors à l'imitation de Yamuna, le modèle des sœurs. Le rite met en scène le mythe qui le justifie. Tel qu'on me l'a rapporté, le mythe raconte l'histoire d'un démon, un raksas, désireux de dévorer un petit garçon. Sa sœur Yamuna (ou Yamunï dans d'autres versions) intervient et supplie le démon d'épargner l'enfant jusqu'à ce que sèche le cercle d'eau et d'huile dont elle entoure celui-ci, et que flétrisse le collier de fleurs qu'elle lui passe autour du cou. Les fleurs étant restées fraîches et le cercle magique humide, le raksas dut s'avouer vaincu et l'enfant fut sauvé par sa sœur. Dans une version plus savante, on ne retrouve pas le nom de Yamuna mais le raksas est devenu Yama, souverain des enfers, dieu de la mort. Il vient emporter un garçon qui « a fini son temps » mais la sœur rend hommage à Yama qui, satisfait, lui demande de formuler un vœu : « Que vous ne veniez pas chercher mon frère tant que, dans cette puja que je fais pour lui, l'huile de l'enceinte sacrée n'a pas séché, que la lampe allumée ne s'est pas éteinte, que le collier de fleurs de mdkhmali [variété d'immortelles violettes] ne s'est pas fané, que le pamplemousse que j'ai donné à mon frère n'est pas pourri et que la noix trempée dans l'eau n'est pas mouillée. » Yama, vaincu, accepte. Et, comme les effets se font attendre, la vie du frère est prolongée d'autant. « Ainsi le but de la puja que les sœurs font aux frères est d'accroître leur vie » (Munamkarmï 1975 : 64) 13.

Les rites du Bhai tika suivent fidèlement le mythe ; les stratagèmes que Yamuna utilise pour protéger son frère s'y retrouvent scrupuleusement identiques. Dans une pièce de la maison fraîchement enduite, les frères sont assis en ligne par rang d'âge. Devant l'aîné sont posés un vase (kalas), une lampe à huile (diyo) et une coupelle en feuille (dunâ) contenant du riz. Les sœurs sont réunies et, en dépit des textes, ce sont les aînées qui jouent le premier rôle : la plus âgée demande la faveur de Ganes en adressant une puja au diyo-kalas et, suivie des deux puînées, entreprend, comme dans le mythe, d'entourer le groupe des frères du cercle magique. Par trois fois elles en font la circumambulation, la première des sœurs versant l'huile, la seconde l'eau tandis que la troisième tient la lampe.

13. C'est une version similaire que cite M. Anderson (1971 : 172-173). Plus fidèle à la tradition, C. S. Pokhrel (1972 : 140) ne mentionne pas l'épisode de la mort du frère mais évoque simplement la visite de Yama à sa sœur Yamuna. Satisfait de l'accueil de celle-ci, Yama promet de lui accorder une faveur et Yamuna formule un vœu : « Que les frères et les sœurs fassent cette puja et ils ne verront pas même en rêve le royaume de Yama. » S. Stevenson (1971 : 268) rapporte la même tradition.

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Les frères ont la tête ointe d'huile puis reçoivent un tika spécial, dit pancrangi « aux cinq couleurs » : on trace une raie verticale au safran indien au milieu du front, et sur celle-ci cinq points, de haut en bas, rouge, bleu, jaune, blanc, vert. Enfin, on colle à la racine des cheveux une pastille de riz vermillonné. Ce tika est apposé par l'aînée des sœurs à l'aîné des frères, par la seconde au second et ainsi de suite, puis chacune ajoute un peu de riz rougi à la pastille frontale de chacun de ses frères.

Les sœurs répandent ensuite sur leurs frères des pétales mêlés à du vermillon et leur passent autour du cou les colliers de fleurs « qui ne sèchent pas », les immortelles makhmali. Puis elles apportent toutes sortes de friandises, fruits (pamplemousses) et nourritures auspicieuses (lait caillé dont elles barbouillent leurs frères)14.

Mais ceux-ci n'acceptent rien de leurs sœurs sans réciprocité. Ils commencent donc par leur apposer un tika identique à celui qu'ils ont reçu puis leur donnent un cadeau, pièce de vêtement ou argent (de valeur décroissante selon l'ordre de naissance). Enfin, chacun des frères s'incline et pose le front sur les pieds de chacune des sœurs ; c'est la salutation d'usage envers tous ceux à qui l'on doit le respect.

Pour clore le rite, une noix est posée sur le seuil et fracassée avec le pilon du mortier. L'interprétation agressive qui m'en a été donnée est que l'on fracasse ainsi la tête de Yama lui-même... Façon radicale d'écarter la mort !15 Tous se partagent les nourritures offertes, et frères et sœurs célèbrent par un repas leur relation renouvelée.

A Bhai tika, où se manifeste tout le pouvoir bénéfique d'une femme pour sa famille consanguine, s'opposent les fêtes où elle agit en tant qu'épouse, même potentielle, et dont le cadre est la famille conjugale. Alors que Bhai tika témoigne d'une situation claire et sans ambiguïté, les autres fêtes mettent en évidence l'ambivalence de la position de la femme dans sa famille conjugale, et plus généralement de l'attitude des groupes indo-népalais face à la sexualité. Pour la famille de son mari, l'épouse est à la fois source de vie, facteur de pérennité du lignage et menace de rupture. C'est un élément étranger susceptible de faire éclater la solidarité familiale ou même d'abaisser le statut de caste de toute une

14. Selon C. S. Pokhrel (1972 : 145-146), à chaque don, les sœurs doivent prononcer une invocation associant les qualités de la chose offerte aux vœux qu'elles émettent pour leurs frères. Mais à aucune des cérémonies auxquelles j'ai assisté, je n'ai entendu les sœurs prononcer ces formules.

15. C. S. Pokhrel (1972 : 145) donne un symbolisme tout différent. Les sœurs offriraient la noix en disant : « La noix ne se casse pas facilement [...] Que personne ne puisse non plus briser mon frère, le faire souffrir, ni le battre ! » Mais alors, la tradition qu'il mentionne aussi de briser la noix ne s'explique plus. M. Gaborieau, d'accord avec mes informateurs, écrit : « Elles [les sœurs] brisent une noix sur le seuil de la porte d'entrée, geste qui est censé écarter Yama pour l'année » (Gaborieau & Helffer 1968-1969 : 70).

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lignée par ses manquements à la pureté. Sa sexualité obéit à la même dichotomie : elle est bénéfique car couronnée par la procréation, mais aussi dangereuse. Source de désordre dans les institutions sociales, menace pour la puissance de l'homme16, elle doit être contrôlée. C'est à cela que s'emploient les normes de la vie conjugale, c'est cette nécessité qui transparaît au travers des fêtes des femmes.

3.2. La séduction

Deux fêtes témoignent de la valeur positive donnée à l'attrait sexuel, à la séduction amoureuse. Mais dans Krsna astami cette séduction n'est pas destinée aux rapports humains, il s'agit de l'aspect que prennent les relations du dieu aimable et de ses dévots. Dans tij en revanche, il est bien question de l'amour des époux et du lien conjugal qui doit se modeler sur celui qui unit Siva et Parvati. L'épouse se voit proposer en exemple l'ardeur amoureuse, la force du désir de Parvati.

3.2.1. Krsna astami

Fête de la naissance de Krisna, Krisna astami est célébré le huitième jour (astami) de la quinzaine sombre de bhadau (août-septembre). Les hommes, surtout les jeunes gens, peuvent y participer mais il s'agit avant tout d'une fête de femmes, car, ainsi qu'elles le chantent, elles s'identifient aux amantes du dieu : « Quel bonheur est le mien, je suis une des bergères aimées de Krisna ! » La démonstration la plus importante a lieu au temple de Krisna à Patan. Les femmes descendent de tous les villages environnants, vêtues de leur plus beau sari, parées de leurs bijoux et, la soirée durant, vont rendre hommage au dieu. L'excitation est à son comble à minuit, heure de naissance de Krisna : les femmes affluent sur les marches des temples, les jeunes gens les entourent en jouant du tambour et en chantant, la dévotion au dieu revêt un aspect très humain !

La fête est plus calme dans les villages où les femmes se réunissent entre elles et, s'étant faites belles, chantent et dansent en attendant minuit, l'heure de la puja, qu'elles font suivre d'un festin.

3.2.2. Tij

Ce climat d'excitation amoureuse, ces danses de séduction, si éloignés du comportement modeste ordinairement requis des femmes, sont particulièrement en évidence lors de la fête de Tij, la grande fête des femmes, le troisième jour de la quinzaine claire de Bhadau. Tij forme avec la fête de y si pancami, deux jours plus

16. Cf. Kakar 1978 : 93-94. Il s'agit d'une étude psychanalytique de la femme indienne et de la structure familiale, qui s'appuie beaucoup sur la mythologie.

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tard, un ensemble très complet où l'accent est mis tour à tour sur la puissance de l'attrait sexuel et sur son nécessaire contrôle.

Tij17, appelé aussi haritâlika, est fondé sur le mythe des amours de Siva et Parvati, tel qu'il est exposé dans un petit livre, Swasthdnï vrata kathâ « Histoire du vœu de Swasthani », dont il existe plusieurs éditions légèrement différentes18. Sommairement résumé, le mythe décrit les entreprises de Parvati pour faire de Siva son époux. Destinée par son père Himalaya à Visnu, Parvati, désespérée, s'enfuit dans la jungle et dans sa retraite se met à jeûner, à pratiquer diverses austérités et à rendre un culte au linga de Siva qu'elle a façonné avec du sable. Siva, contraint par la force des pratiques de Parvati, lui apparaît et lui conseille de faire appel à Visnu. Celui-ci montre à Parvati comment faire le vrata de Swasthani, la déesse qui a le pouvoir d'exaucer tous les vœux. Ce n'est qu'après une minutieuse puja à Swasthani que Parvati obtient Siva pour époux.

Dans les versions puraniques du mythe (Skanda Purâna et Éiva Purâna), on ne trouve pas mention de Swasthani et de la puja complexe qui lui est offerte. L'accent est mis bien davantage sur la rigueur et la durée du tapas (pratiques ascétiques) auquel se soumet Parvati. C'est par le tapas qu'elle conquiert Siva, soit parce que son corps est alors suffisamment purifié pour être accepté par le dieu yogi19, soit parce que la force même de ses austérités oblige Siva à lui obéir (de même que le tapas de certains démons contraint les dieux à leur accorder des faveurs fatales à leurs propres intérêts). Mais le èiva Purâna fait aussi sa place à la séduction de Parvati. Tout en la redoutant, Siva est attiré par la beauté sensuelle de la déesse20.

Les austérités pratiquées par Parvati sont bien atténuées dans la tradition népalaise ; les milliers d'années qu'elle passe en macérations, selon les Purâna, sont réduites à « un jour » selon K. B. Bista (1969 : 8) : « Tij », écrit-il, « commémore le temps où Parvati jeûna, chanta, dansa un jour entier et rendit hommage au linga de Mahadev pour l'obtenir comme époux. » Le mythe a été déformé pour adhérer au temps du rite. On insiste beaucoup plus au Népal sur le rituel, sur l'exactitude des gestes exigés par Swasthani pour accorder sa faveur.

La succession des fêtes montre qu'une dissociation s'est opérée entre les deux aspects des entreprises de Parvati. La commémoration de ses pratiques rituelles et ascétiques se fait lors de la fête dite de Swasthani. La séduction amoureuse est le propre de Tij, et c'est à cet aspect que nous nous intéresserons tout d'abord.

Est remarquable dans Tij l'inversion des valeurs qui guident la vie quoti-

17. Sur la fête de Tij, voir Bista 1969 et Bennett 1976b. 18. L'édition consultée est celle de B. S. Parajuli (1977). D'après l'auteur, Swasthani

vrata kathâ serait tiré du Skanda Purâna, mais c'est un trait constant de tous les traités religieux récents ou de tradition locale de se chercher une origine illustre.

19. Skanda Purâna 1.2. 25. 1-5, cité par O'Flaherty 1973 : 153. 20. Siva Purâna 2.3. 12. 6-12 (Shastri, éd., 1970). Cf. O'Flaherty 1973 : 154.

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dienne et le comportement ordinaire des femmes : soumission à l'autorité du mari et de la belle-mère, effacement, service. Cette inversion commence par le dar khâne « manger le dar », repas exceptionnel qui inaugure la série des rites.

Ce repas est exceptionnel car nocturne : il est pris à minuit, ou même plus tard, avant l'aube où commence le jeûne absolu du jour de Tij.

Il est excessif : on a préparé toutes sortes de mets, les plus somptueux possible, car, dans les récits que se font les femmes le lendemain, le dar est la mesure de la richesse et de la libéralité d'une famille. Qu'une jeune femme retourne célébrer Tij chez ses parents ou reste dans sa belle-famille, les ingrédients du dar doivent être fournis par le mari et elle est en droit d'exiger de lui, et de sa belle-mère, cadeaux et denrées les plus extravagants {cf. Bista 1969 : 10-11).

Il est irrespectueux car les femmes mangent entre elles, ou bien, si les hommes sont présents, avant eux, ce qui est inconcevable dans l'ordre normal des choses où la femme mange les restes de son mari. Parfois même, les hommes cuisinent pour leurs femmes.

Ce renversement des règles de conduite se poursuit dans la journée même de la fête. De bonne heure le matin, les femmes vêtues du sari rouge de leur mariage, maquillées, parées de leurs bijoux d'or, se rendent en groupes animés au temple de Siva (pour les femmes de la vallée de Kathmandou et de ses environs, le temple de Pasupatinâth) . Là, elles se baignent, puis pénètrent dans le temple pour y honorer le dieu, mais aussi pour se montrer à lui dans toute leur beauté, le séduire comme l'a fait Parvati. Elles restent ensuite toute la journée aux abords du temple à chanter et danser, accompagnées au tambour par les jeunes gens. C'est là un comportement exceptionnel. Les femmes plus âgées et les jeunes gens, rassemblés en cercle, poussent au centre les jeunes filles et les jeunes femmes rougissantes, et là, même les plus timides se conduisent une fois l'an d'une façon tout à fait indécente en toute autre circonstance : elles dansent en tournoyant légèrement sur elles-mêmes et chantent, encouragées par les jeunes gens, les innombrables chansons d'amour du folklore népalais.

Toutefois, à côté de ce renversement des attitudes, de cette mise en scène de la séduction et de l'érotisme que signifie la danse, la fête de Tij contient en germe le retour à l'ordre. Ainsi l'excès même du dar khane est-il justifié et compensé par le jeûne qui le suit, si rigoureux qu'aucune femme ne boira la moindre gorgée d'eau jusqu'au surlendemain matin. Le jeûne est alors rompu par le mari qui présente à sa femme quelques fruits.

C'est le mari le personnage important de la fête. Toutes les Népalaises interrogées sur le but des célébrations de Tij répondent qu'elles assurent ainsi longue vie à leur époux. Et Tij n'étant pas réservé aux femmes mariées, les jeunes filles y participent pour « avoir un bon mari » et les veuves pour que, dans une existence future, leur mariage soit une réussite ou qu'elles y retrouvent leur époux défunt. La forte personnalité de Parvati, qui désobéit à son père et s'efforce de séduire

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celui qu'elle aime — conduite hautement reprehensible en termes de morale humaine — , est beaucoup moins invoquée que sa fidélité par-delà la mort à Siva, sa volonté de l'épouser puisqu'elle avait été sa femme dans une incarnation antérieure. Parvati est ici proposée aux femmes comme le modèle des épouses fidèles, et l'atmosphère d'excitation et de tension erotique qui entoure les danses ne saurait être l'occasion d'un quelconque libertinage.

3.3. La sexualité contrôlée

Le mythe de Siva et de Parvati est au centre d'une autre fête, Swasthâni pûjâ, où l'essentiel réside dans la complexité et la minutie des rites à effectuer à l'instar du comportement de Parvati honorant Siva dans la forêt. C'est le versant opposé à Tij : il ne s'agit plus de séduction mais de déférence envers les dieux, d'obéissance au rite, de consécration à l'époux.

3.3.1. Swasthânï pûjâ

Cette fête a lieu à la pleine lune, le dernier jour du mois de Magh (janvier-février). Elle est précédée par la lecture, durant tout le mois, du Swasthâni vrata kathâ. La famille se réunit chaque soir autour de celui ou celle qui sait lire, et écoute un ou deux chapitres de cet ouvrage révéré qui relate le mariage de Siva et de Parvati, l'intervention de la déesse Swasthâni et les malheurs qui s'abattent sur celles qui ne respectent pas la puja commemorative. Cette obligation d'écouter quotidiennement le texte sacré est une forme adoucie du vœu que les femmes font généralement une fois dans leur vie de célébrer la puja de Swasthâni par un mois d'austérités ; elles vont alors tous les matins au bord d'une rivière ériger un linga en sable et rendre ainsi hommage à Mahadev, et elles ne prennent qu'un repas « pur » (sans viande, sans ail ni oignons, ni tomates, etc.) par jour.

La déesse Swasthâni est une figure mystérieuse. Non mentionnée dans les versions puraniques, elle apparaît ici comme celle qui exauce les vœux. Aussi les femmes l'invoquent-elles pour le bien-être de leur mari, suivant ainsi l'exemple de Parvati qui aurait obtenu son époux par son intermédiaire. Le texte présente la déesse siégeant au centre d'un lotus à huit pétales : dans ces huit pétales, les astamâtrka, les huit mères divines, et au milieu, Swasthâni, couleur d'or, à quatre bras, tenant un trident, un glaive, un lotus, sa dernière main dirigée vers le sol. Cette représentation figurera dans le rituel de Swasthâni puja.

Cette célébration trouve son origine mythique dans le récit des malheurs édifiants de Candrâvati, épisode par lequel se termine le Swasthâni vrata kathâ. Candravati, pressée de rejoindre son époux Navarâj choisi pour être roi d'une contrée voisine, brutalise ses porteurs qui s'étaient attardés à assister à une puja à Swasthâni faite par une créature céleste (apsarâ) et jette le prasad qu'ils lui

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ont apporté. Le groupe doit traverser une rivière tumultueuse ; les porteurs sont noyés et vont directement au paradis. La reine est jetée sur le rivage, paralysée, « pareille à une vieille souche ». Après divers épisodes tragiques, elle entend un jour des apsara célébrer la puja de Swasthani. Elle se traîne près d'elles et leur raconte sa faute. Celles-ci lui conseillent de participer à la puja mais elle se plaint de n'avoir rien à offrir en sacrifice. « Préparez tout avec du sable », répondent les apsara. Intervient alors dans le récit la description du rite : la reine prépare cent huit noix d'arec (supari) en sable, qui deviennent réelles ; cent huit petites crêpes, cent huit coupelles de riz, cent huit fleurs, etc., connaissent la même transformation. Elle achève le rite en mettant de côté huit de chaque ingrédient. Ces parts sont destinées au mari. La reine, loin de son époux, doit les jeter à la rivière ; une nâgini, déesse-serpent, s'en empare et, grâce à leur pouvoir bénéfique, elle retrouve son mari disparu, comme la reine impie qui sera pardonnée par le sien21.

Ce récit sert très exactement de modèle au déroulement du rite. Toutes les femmes de la famille peuvent y participer si elles se sont purifiées par des ablutions et un jeûne préalables. La cérémonie a heu dans la cour de la maison et nécessite la présence du prêtre domestique.

Les ingrédients nécessaires à la puja sont minutieusement codifiés : cent huit noix d'arec (ou x fois 108 selon le nombre de participantes), cent huit petites crêpes de farine de riz (mal puwâ), cent huit fils de coton, cent huit brins d'herbe dubo, cent huit fleurs jaunes, cinq sortes de feuilles (pancpallav) : feuilles de manguier, de banyan, de pipai, de dunguri (?) et de pakhari (?). On ajoute : riz, décortiqué ou non, eau pure, pièces de monnaie, vermillon, pancagavya, etc.

Le rite commence vers midi. Le prêtre, assis à l'est, dessine sur le sol de la cour le rekhi : il utilise pour chaque trait de la farine de blé (ou, à défaut, de riz) et le double d'un trait au vermillon. Tout d'abord, le purohit dessine trois étoiles à huit branches sur lesquelles il pose le kalas, une coupe de riz symbolisant le dieu Ganes et une lampe à huile. Puis il délimite le lieu central de la puja en inscrivant dans un carré un cercle divisé en huit compartiments, autour duquel il façonne cinq petits linga de sable, qu'il dit être les « cinq Mahadev »22. Toutes les offrandes sont ensuite disposées autour du rekhi. La principale sacrifiante, souvent la maîtresse de maison, s'assied à l'ouest, face au prêtre. Celui-ci dépose au centre du rekhi un plat de riz surmonté d'un kalas et commence la puja par

21. Je résume ici la version orale d'une de mes informatrices. Les femmes népalaises qui tous les ans, pendant un mois, écoutent la lecture du Swasthani vrata kathâ, le connaissent presque par cœur. Voir aussi le résumé de M. Anderson (1971 : 227-228) qui donne une description de la fête de Swasthani à Sankhu, où coule la rivière Salin adi, qui serait celle du mythe, et qui est ce jour-là le lieu d'un grand rassemblement.

22. Selon S. Stevenson (1971 : 50-53, 285-286), dans les nombreux cultes que les femmes rendent à Parvati, la déesse est souvent représentée par « five small heaps of sand ». S'agit-il de la même chose ? L'interprétation des cinq Mahadev a été contestée par un autre purohit qui, lui, y voit cinq dieux différents : Ganes, Kumar, Swasthani, Mahadev et Parvati.

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une invocation à tous les dieux, tandis que la sacrifiante asperge de riz, de vermillon, de fleurs ou d'eau lustrale les supports symboliques des divinités.

Puis vient l'hommage à Swasthani et aux Asta Matrika. Le prêtre pose sur le kalas une assiette en laiton sur laquelle il a dessiné un cercle divisé en huit compartiments ; dans chacun d'eux il « installe » une des Matrika, en commençant par Brahmi à l'est, et les célèbre tour à tour. Le centre est réservé à Swasthani, appelée alors mulmâtrka « mère originelle ». Un des moments les plus importants est celui où la sacrifiante offre à Swasthani les saubhâgya, signes auspicieux de la condition de femme mariée, en fait des objets de parure et de séduction (un petit sachet que l'on achète pour la fête contient un peu de poudre de vermillon qui décore la raie tracée dans la chevelure des femmes mariées, du fard, une pastille brillante dont les femmes s'ornent le front, un semblant de peigne, un morceau de miroir, un bracelet de verre, un fil noir représentant la tresse que les femmes nouent à leurs cheveux, quelques perles de verre rouge évoquant le pote, collier que le mari passe au cou de son épouse le jour du mariage et qu'elle ne quittera plus, à moins qu'elle ne devienne veuve).

Pour que la puja atteigne son but, toujours le même, un bon mari pour les jeunes filles, longue vie de l'époux pour les femmes mariées, il faut que, comme dans le mythe, les prasad soient partagés : cent parts pour la sacrifiante, huit pour son époux. Lorsqu'une femme est veuve, elle peut donner ces huit parts à son fils. Si elle est célibataire ou que son mari est absent, ou qu'elle n'a pas de fils, elle jette les huit noix d'arec, les huit crêpes, etc., dans la rivière la plus proche. Toute rivière est sacrée car elle est censée se jeter dans le Gange.

A l'image de Parvati, la femme a donc conquis par ses rites, mais aussi par sa éminité (symbolisée par les saubhâgya), le droit au « bon époux », à celui qui vivra longtemps. On retrouve ici l'idée que la femme est responsable de la vie et de la mort de son mari. Celle que son mauvais karma destine à être veuve sera souvent considérée comme coupable de la mort de son époux23. Et le plus sûr garant de la vie d'un homme ou de son salut, c'est la vertu de sa femme : ce thème, essentiel dans la mythologie, et qui hante l'esprit de tous les hommes en milieu hindou, est au centre des deux fêtes suivantes.

23. De la triste condition de la veuve, comme de la situation des femmes en général, les chansons des musiciens ambulants Gaine portent témoignage :

« Mieux vaut mourir que rester veuve

La maison est pleine de monde, mais des miens il n'y a personne Tous disent : " Cette mégère a croqué son mari. " » (Chant de la veuve) (Helffer & Macdonald 1968 : 45).

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3.3.2. Thulo ekâdasï

Cette fête du « grand onzième » se célèbre dans les maisons le onzième jour de la quinzaine claire de Kartik (octobre-novembre). Cette fois, c'est le couple Visnu- Laksmi qui est proposé à la vénération des femmes.

La fête est complexe car elle réunit plusieurs éléments différents. Il y a d'abord le haribodhini ekâdasï, jour du « réveil de Visnu » (ou Hari) qui réapparaît après quatre mois de séjour dans le royaume souterrain du démon Bali. On lui offre alors Yannakuta « mont de nourriture », simple tas de riz dans les villages, mais composition élaborée de graines de couleurs différentes dans les villes de la Vallée. Le riz offert est souvent le riz nouveau, nwâgi, dont on consomme les prémices le douzième jour.

Mais ce onzième jour de Kartik est aussi celui où l'on célèbre le « mariage du tulasi », tulasivivâha. La plante sacrée tulasi, le basilic, se trouve dans toutes les maisons des gens de caste. Plantée dans un récipient en poterie ou sur une sorte d'autel, tulasi ko math, pyramide en terre édifiée dans un angle de la cour, elle est l'objet d'un culte le onzième jour de chaque quinzaine, jour dédié à Visnu. Car, pour la majorité des Népalais, le tulasi est une des formes de Visnu, comme le pipai (Ficus religiosa), l'herbe dubo (Cynodon dactylon) et l'ammonite fossile appelée saligram. La version népalaise du mythe d'origine du tulasi, telle que les femmes qui célébraient le rite me l'ont racontée, justifie cette association contraire aux textes puraniques : « Lors d'un combat entre les dieux et les démons, ceux-ci sont tout proches de la victoire. Leur chef Jalandhara est invulnérable tant que son épouse Vrinda lui est fidèle. Les dieux cherchent une ruse et Visnu, prenant l'apparence de Jalandhara, séduit ainsi sa femme. Le démon est vaincu et Vrinda maudit Visnu, le condamnant à être pierre (saligram), arbre (pipai), plante (dubo et tulasi). » Dans une autre version, la malédiction est proférée par Jalandhara lui-même avant qu'il meure. Mais dans tous les cas, la tradition populaire fait de tulasi une forme maudite de Visnu, alors que, curieusement, le rite reste fidèle à la conception puranique de Tulasi comme déesse, forme de Laksmi, dont on commémore le mariage avec Visnu-saligram24.

24. D'après le Devi Bhagavata, cité dans V. Mani (1975 : 797-798), le mythe est le suivant : une querelle éclate entre les trois épouses de Visnu, Sarasvatî, Gangâ et Laksmi. Laksmi est maudite par Sarasvati : « Tu renaîtras comme plante. » Elle se retire dans un ermitage et accomplit toutes sortes d'austérités afin d'obtenir Visnu pour époux dans sa nouvelle incarnation. Brahma y consent à condition qu'elle épouse auparavant Sudâma, compagnon de Krisna, condamné par la malédiction de Radha à renaître comme l'asura Sankhacuda. Leurs amours troxblent les dieux mais l'asura est invincible tant que sa femme lui est fidèle. Visnu prend donc l'apparence de Sankhacuda et séduit Laksmi. Elle découvre la tromperie : Visnu se révèle à elle et lui enjoint de le rejoindre en abandonnant son corps qui devient la rivière Gandaki, et ses cheveux, la plante sacrée tulasi. Dans le Siva Purâna, Tulasi, épouse de Sankhacuda, trompée par Visnu, le maudit : « Tu seras pierre [le saligram] », et ce n'est que

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Quelles que soient les variantes, la leçon est la même, celle que W. D. O'Fla- herty (1973 : 179), citant le Siva Purâna, exprime ainsi : « There is no dharma like the dharma of a wifely fidelity. » Mais cette leçon est ambiguë puisque la vertu de ces femmes modèles que sont Vrinda et Laksmi est battue en brèche par la ruse de Visnu, les rendant ainsi indirectement responsables de la mort de leurs maris. Complice involontaire du triomphe des dieux sur les puissants démons Asura, l'épouse trompée est néanmoins promue au rang des dieux et apte à donner aux humains sa protection. Fêter le mariage du tulasi équivaut à assurer à son mari longue vie et prospérité, et permet d' « effacer la faute du veuvage » (Pokhrel 1972 : 147).

Le jour d'Ekadasi est un jour de « jeûne » : il ne faut pas manger de riz si l'on ne veut pas « avoir des vers dans le ventre » !25 Cela n'empêche pas les femmes de la maison de s'activer à décorer l'autel du tulasi. En effet, « tulasi should be decorated and offered to Visnu in the same way as a bride is presented to a bridegroom » (Majupurias 1978 : 43). La pyramide de terre est enduite de râto mâto (terre rouge), de bouse de vache délayée puis de chaux. Les angles, le socle et le pourtour du sommet sont recouverts d'une nouvelle couche de terre. Les quatre faces sont décorées de points jaunes, bleus, verts et rouges. Aux quatre angles sont plantés des rameaux de canne à sucre et des roseaux, liés par des colliers de fleurs de poinsettia et d' œillets d'Inde. L'autel du tulasi a pris ainsi l'aspect d'un jagge, auvent cérémoniel sous lequel se célèbrent les rites de mariage.

Le soir, les femmes rendent un hommage commun au tulasi en en faisant trois fois la circumambulation. Chacune porte un fragment d'écorce de bananier sur lequel ont été posées de petites lampes à huile et des mèches d'encens. Le lendemain (ou dans les cinq jours qui suivent) la présence du purohit est requise pour célébrer la grande puja qui clôt le « mariage du tulasi ». Le prêtre dessine unrekhi au pied de l'autel du basilic et officie face à une des femmes de la maison, lui indiquant où et comment effectuer les offrandes. Un feu est allumé au centre du diagramme. La cérémonie se termine par un dernier hommage au basilic, sur lequel la sacrifiante jette vermillon, safran indien et sésame.

L'homme dépend de la fidélité de son épouse, tel est le sens du mythe de Tulasi. Mais de la vertu des femmes dépend aussi le statut de caste de la lignée. Souillée

par l'intermédiaire de Siva que l'ensemble des transformations s'opère : Tulasi devient plante sacrée, son corps la rivière Gandaki, et elle-même est reconnue seulement alors « equal to Laksmi » (2.5.41). Jalandhara et Sankhacuda, les deux asura, connaissent des mésaventures identiques, mais, à ma connaissance, les Népalais mentionnent beaucoup plus Jalandhara que Sankhacuda dans l'épisode de Tulasi. Cela semble être également la version du Padma Purâna, selon ce qu'en rapporte Majupurias (1978 : 46-47).

25. Interprétation très prosaïque de la légende du « man of sin » créé par Visnu et qui, ce jour d'Ekadasi, « dwells in rice and whosoever has the temerity to eat this grain will absorb all this monster's evilness into his own body, forfeiting all hope of redemption » (Anderson 1971 : 176).

FÊTES DES FEMMES IOO,

par des relations sexuelles illicites, une femme transmet son impureté, et ses enfants ne pourront jamais prétendre au statut de leur père26. Au delà même de la vie terrestre, l'inconduite d'une femme menace l'achèvement spirituel et la vie future de son époux : c'est le message de la fête de rsi pancami. La sexualité désordonnée des femmes doit être contrôlée pour que la vie sociale se perpétue conformément aux lois du dharma.

3.3.3. Rsi pancami

Les règles sont le signe le plus manifeste de la sexualité féminine. Le culte de Rsi pancami, qui termine le cycle de Tij, le cinquième jour de la quinzaine claire de Bhadau, permet aux femmes de se purifier du sang menstruel, en particulier de la faute qu'elles ont pu commettre en touchant un homme pendant cette période.

L'attitude des Népalais vis-à-vis des règles révèle dans toute son ambiguïté leur conception générale de la sexualité. Le sang menstruel est l'impureté par excellence. D'après le Rsi pancami vrata kathâ, petit livret rituel à l'usage des purohit, « le premier jour [de ses règles], la femme est équivalente à une candâ- linî21, le deuxième jour à une brahmaghâtinï [meurtrière de Brahmane], le troisième à une dhobinï [femme de la caste des Blanchisseurs], le quatrième jour, elle est éuddha [pure] ». Mais les gens n'entrent pas dans ces nuances et emploient le terme nacuni « intouchable », qui s'applique également aux membres des castes les plus impures. Toutefois, de cette impureté même peut naître la purification puisque certains textes considèrent que le sang des règles lave de la faute d'adultère. Ce sang est aussi valorisé dans la mesure où on croit généralement qu'il est à l'origine de l'embryon : « Après dix mois où le sang s'est aggloméré, l'enfant naît » (Bennett 1976a : 9). D'ailleurs, on pense que la période de fertilité de la femme commence le quatrième jour de ses règles ; il est donc conseillé au mari de s'unir à elle le jour où son impureté théorique s'achève, même si la réalité physiologique est différente28.

Pourquoi ce sang est-il impur ? Le Rsi pancami vrata kathâ (Sharma, éd., [s.d.] : 10-11) rappelle aux femmes leur reponsabilité fondamentale. Tout commence, explique Krisna (curieusement, ce texte est censé être un discours de Krisna à Yudhisthira pour lui enseigner l'origine des rites), avec la faute d'Indra

26. Sur la relation entre la pureté de la femme et le statut de caste, voir en particulier N. Yalman (1963 : 25-28) et, pour le Népal, A. Hôfer (1979 : 74-87).

27. L'édition du Rsi pancami vrata kathâ consultée est celle de B. M. Sharma [s.d.]. Dans d'autres textes népali sur le Rsi pancami (Upadhyaya 1978 : 99), on trouve la forme grammaticalement correcte : candali, féminin de candal (« outcast, executioner ; -adj. accursed, damned » ; Turner 1965 : 164).

28. Cf. R. B. Pandey (1969 : 51-54) : « The majority of the Grhyasutrâs and the Smrtis consider the fourth night ceremoniously pure for conception » (p. 51). Mais selon d'autres textes, il est conseillé de chercher à concevoir le plus loin possible de la période menstruelle.

110 VERONIQUE BOUILLIER

qui se rend un jour coupable de brahmanicide. Pour se purifier de ce péché, Indra fait de sa faute « quatre parts qu'il jette, la première dans les flammes d'Agni [le feu], la deuxième dans la rivière, la troisième dans la terre, la quatrième dans le sang menstruel des femmes ». Selon Pokhrel (1972 : 101), « c'est parce que les femmes ont une part du crime de brahmanicide que tous les mois elles ont leurs règles ». Ce texte népali reprend un passage du Taittiriya Samhitâ (Keith 1967 : 2.5.1.4) qui, cependant, ne mentionne que trois dépositaires et insiste d'autre part de façon très significative sur la contrepartie de l'impureté ; du sang menstruel doit naître l'enfant et les femmes jouiront de l'amour jusqu'à sa naissance29. La rançon de la jouissance et de la fécondité, c'est donc la souillure du sang, la marque de la sexualité.

La célébration de Rsi pancami est destinée à purifier la femme de cette souillure et de la faute qu'elle a pu commettre en la transmettant par contact. Mais pourquoi cette intervention des rsi ? Pourquoi ceux-ci peuvent-ils effacer l'impureté causée par la sexualité féminine ? Le texte du Rsi pancami vrata kathâ, lu par le Brahmane au cours de la fête, ne s'arrête pas à cette question. « Comment, demande Yudhisthira, ce rituel [aux rsi] peut-il effacer le péché (pdp) qui vient des femmes ? » Et Krisna répond par l'histoire du Brahmane Sumitra et de sa femme Jayasrï. Celle-ci, présentée comme plus soucieuse de prospérité matérielle que de valeurs spirituelles, toucha un jour à la vaisselle familiale alors qu'elle avait ses règles. Conséquence de cette souillure, les deux époux renaissent, l'un comme taureau, l'autre comme chienne dans la maison de leur fils. A la suite d'un épisode qui montre les scrupules rituels de la belle-fille contrairement à sa belle- mère, le fils apprend la malencontreuse réincarnation de ses parents. Atterré, il va dans la forêt interroger les rsi. Ceux-ci lui répondent que pour délivrer ses parents de cette incarnation due à la négligence de sa mère, sa jeune femme doit célébrer le Rsi pancami vrata, en suivant leurs directives. Suit une description du rite de Rsi pancami30.

Le rituel n'est justifié dans le mythe que par l'imitation. Mais ici le modèle proposé n'est pas divin, il s'agit plutôt d'un apologue montrant les conséquences des fautes contre les règles de pureté. La sexualité des femmes, lorsqu'elle n'est pas disciplinée, fait courir à tous un danger de mort spirituelle. Inversement, le comportement scrupuleux de la jeune femme a également un effet contagieux :

29. Cf. A. B. Keith (1967 : 189) : « He [Indra] appealed to a concourse of women, ' Take the third of my guilt '. They said, ' Let us choose a boon ; let us obtain offspring from after the menses, let us enjoy intercourse at will up to birth '[...] They took a third of his guilt, it became a woman with stained garments ; therefore one should not converse with a woman with stained garments, one should not sit with her, nor eat her food, for she keeps emitting the colour of guilt. »

30. Voir la traduction qu'en donne L. Bennett (1976b : 203-205). Est-ce un épisode purement népalais ? Je ne l'ai pas trouvé mentionné ailleurs que dans ce texte du Rsi pancami.

FÊTES DES FEMMES III

c'est grâce à sa pureté que la faute commise par sa belle-mère peut être effacée et que les époux peuvent être délivrés de leur condition animale.

Comme cette jeune femme, les Népalaises doivent, par le rituel de Rsi pancami, racheter une faute, mais la faute superficielle d'avoir touché un homme pendant leurs règles n'est pas l'essentiel (ce serait alors à celui-ci de se purifier ; or les plus vulnérables à ce contact, les hommes, ne participent pas au rituel). Elle n'est qu'une manifestation de l'indignité fondamentale des femmes dans la société masculine dominante, de leur nature sexuelle, du « péché des femmes » (nârïko pdp), comme le dit, sans préciser, le Rsi pancami vrata kathâ (p. 7).

Pourquoi la puja est-elle adressée aux rsi et enseignée par eux ? Ces voyants, révélateurs du Véda, sont les premiers maîtres des hommes, leurs enseignants, mais ce sont aussi leurs ancêtres spirituels, les fondateurs de gotra, les garants de la pureté du lignage. Et eux-mêmes savent bien les risques que la sexualité des femmes fait courir aux hommes, eux qui sont souvent sur le point de perdre le bénéfice de leurs sacrifices et de leurs austérités à cause du désir qu'éveillent en eux leurs épouses, ou bien du dévergondage de celles-ci face à la séduction de Siva (O'Flaherty 1973 : 178-182). Seule à être toujours fidèle, Arundhatï, la femme de Vasistha, est présentée comme le modèle des épouses. Or c'est elle qui est au centre des rites de Rsi pancami.

Il est toutefois intéressant de remarquer que la fidèle Arundhati, qui ne se laisse pas séduire par Siva, n'est si chaste que parce qu'elle a connu, sous sa forme antérieure de Sandhyâ, la pire des impudicités, le désir incestueux. Convoitée par son père Brahma, elle déclare : « J'ai éprouvé moi aussi, un inconvenant sentiment de désir envers mon père et mes frères, analogue à celui que j'aurais éprouvé envers un époux » (Siva Purdna 2.5.26)31. Consciente de cette faute, elle est instruite par le rsi Vasistha (toujours les rsi professeurs d'expiation) de la façon de se racheter, et elle demande à Siva que les humains soient « libérés du désir ». Celui-ci lui accorde la chasteté du premier et du deuxième âge. Par la pénitence de Sandhya, la sexualité est donc bannie du stade infantile et socialisée dans le mariage à droits sexuels exclusifs, dont le prototype est l'union de Vasistha et de Sandhya, devenue Arundhati. On retrouve donc toujours cette attitude ambivalente envers la sexualité, expulsée de l'adolescence, de la maison paternelle, dangereuse mais nécessaire, à condition d'être contrôlée. Le modèle proposé aux femmes népalaises n'est pas celui d'une épouse asexuée mais celui d'un être qui plie sa féminité aux contraintes et aux régulations indispensables à l'ordre du monde et de la société confondus.

Je ne vais que brièvement rappeler les rites de cette fête déjà décrite par K. B. Bista (1969) et L. Bennett (1976b). Tout commence à l'aube du cinquième jour de la seconde quinzaine de Bhadau, au bord d'une rivière où les femmes se

31. Voir la mention de ce mythe dans l'étude de S. Kakar (1978 : 69).

112 VERONIQUE BOUILLIER

retrouvent par groupes de parenté ou de voisinage, pour un bain de purification. Ce bain est très complet puisqu'elles sont censées se frotter trois cent soixante fois les différentes parties du corps, ceci avec huit sortes différentes de terre (elles se contentent souvent de deux) . Accroupies les unes à côté des autres, elles comptent leurs ablutions au moyen de petits cailloux et ne dédaignent pas les expédients : elles s'acquittent des trois cent soixante lavages de cheveux en faisant passer l'eau à travers les (trois cent soixante ?) trous d'une passoire.

Le bain terminé, la puja, dirigée ou non par le purohit, peut avoir lieu sur la rive même. Les femmes forment cercle autour d'un plateau de riz surmonté d'un kalas. Après s'être adressées à l'ensemble des dieux, elles invoquent les sept rsi — Kasyapa, Atri, Bharaddhâj, Visvàmitra, Gautam, Jamdagni, Vasistha32 — figurés par sept brins d'herbe kus, disposés en étoile sur le plateau, avec Arundhati au centre. Les femmes présentent d'abord leurs offrandes (trois cent soixante items à chaque fois) aux rsi, puis consacrent à Arundhati les éléments auspicieux des saubhagya (identiques à ceux de Swasthani puja). Elles font ensuite huit fois le tour de l'autel improvisé, mais doivent marcher en veillant à tenir les genoux bien serrés. La séduction représentée par les saubhagya ne doit pas se dissocier de la décence.

La célébration de Rsi pancami se clôt par un repas, préparé par le mari, qui ne doit comporter aucune plante cultivée. Les textes insistent sur l'interdiction de manger « ce qui a été planté dans la terre après l'avoir creusée ou labourée avec un araire ». Il faut prendre « le riz sama qui croît sans être cultivé, avec un accompagnement d'herbes sauvage »33.

3.4. La mère

Curieusement, aucune fête, aucun « vœu » (vrata) ne dit le désir de maternité. Les femmes célèbrent leur époux et non leurs enfants dont l'importance pour leur vie affective aussi bien que sociale est pourtant primordiale. Toutefois, elles sont elles-mêmes fêtées en tant que mères. C'est la dernière des fêtes dont nous parlerons ici, où le cycle de vie féminin trouve son aboutissement et où les contradictions s'abolissent. La femme n'est plus que mère. Elle a mis des enfants au monde, elle a rempli son rôle, elle n'est plus un danger, elle est alors pleinement intégrée à la famille conjugale et au lignage de l'époux.

32. Selon B. M. Sharma, éd. ([s.d.] : 30). 33. Pokhrel 1972 : 99. Pour S. Stkvenson (1971 : 322-323), ce « jeûne » du Rsi pancami

serait fait au bénéfice des morts récents. Il paraît plus plausible d'expliquer cette prédilection pour les produits sauvages par la consécration de la fête aux rsi, les forestiers par excellence (sur les obligations du vanaprastha, voir Malamoud 1976 : 3-20). Dans sa brève mention au Rsi pancami vrata, V. P. Kane (1958, V, 1 : 150-151) insiste également sur l'obligation de ne rien manger de ce qui a été « produced by ploughing the land » et sur l'association de cette interdiction avec le culte des sept sages et d' Arundhati.

FÊTES DES FEMMES 113

Mais ce que semble signifier la fête de mâtâtirthau , à la nouvelle lune du mois de Baisakh (avril-mai), c'est que cette intégration, cette résolution des conflits se fait dans la mort. Bien sûr, cette fête est aussi celle des mères présentes auxquelles les enfants vont offrir des cadeaux, des sucreries, des vêtements. Ils vont « voir le visage de leur mère » (âmako mukh herne) . Mais, à l'origine de l'expression comme de la fête, il est question d'une mère défunte. La légende est la suivante : au sommet d'une colline, près de Thankot dans la vallée de Kathmandou, se trouve un bassin ; un jour, un jeune berger très affecté par la mort de sa mère, se penche sur cette eau et voit le visage de celle-ci lui apparaître. Depuis, à la nouvelle lune de Baisakh, tous ceux qui ont perdu leur mère, se rendent en ce lieu appelé maintenant Matatirtha et passent la nuit dans le sanctuaire au pied de la colline, offrant de l'eau, du lait, des pinda (boulettes de riz, l'offrande funéraire par excellence). A l'aube, la foule des pèlerins monte vers l'étang sacré et en fait la circumambulation. Chacun dépose sur l'eau une petite lampe à huile et regarde, plein de l'espoir de « voir le visage de sa mère ».

Le parcours annuel que dessinent les fêtes des femmes trouve ici sa conclusion, et la femme sa place finale, au rang des ancêtres.

4. Conclusion

On aura sans doute été surpris par le sérieux et la réserve de ces fêtes et peut- être, au nom de la théorie cathartique, me contestera-t-on l'emploi même du mot fête pour désigner ces célébrations calendaires. En ce cas, ce n'est pas seulement aux femmes népalaises mais à l'ensemble des gens de caste qu'il faudrait dénier toute activité festive. Il n'y a pas, chez les Indo-Népalais, de grands rassemblements où régnent l'excès, la prodigalité, la jouissance collective et la contestation des valeurs quotidiennes, que l'on associe souvent à l'idée de fête. L'inversion, constatée lors de Tij, est bien réduite, limitée au cercle familial, circonscrite par le jeûne. La fête de Holi elle-même, volontiers empreinte d'exubérance en Inde du Nord, est pratiquement inexistante au Népal. Pourtant, on ne saurait s'en tenir à une définition aussi limitative et exclure de la catégorie des fêtes toutes les grandes solennités religieuses.

Nulle raison, au Népal comme en Inde, que « le sacré [fasse] irruption pour une durée limitée et retourne les normes ordinaires de la conduite » (Dumont 1966 : 341), puisque ces « normes ordinaires », depuis le système des castes jusqu'au geste culinaire le plus quotidien, sont fondées sur « les valeurs religieuses fondamentales » (ibid.). Le renforcement des valeurs qu'opère la fête passe ici non par le défoulement et l'inversion temporaires, mais par l'idéalisation, l'identification

34. mâtâ : « mère » et tirtha : « pèlerinage » (Turner 1965 : 502, 285).

114 VERONIQUE BOUILLIER

des participantes aux divinités. Les femmes, dans leurs fêtes, expriment l'essence de leurs relations quotidiennes, justifiées par référence au modèle divin.

On peut se demander, puisque les fêtes ne jouent pas ce rôle, quel est, en société hindoue, l'exutoire, la « soupape de sécurité », par rapport aux tensions de la vie sociale. Pour L. Dumont, c'est le renoncement : « En effet, l'ordre de tous les jours, qui devient ici l'ordre permanent dans le monde, se relativise effectivement mais c'est par rapport au Sannyasi. [...] C'est lui, avec sa négation du monde, son ascétisme, qui représente ce renversement des valeurs que nous attendions de la fête » (ibid. : 342) . Or, on a pu remarquer que les fêtes des femmes ne manquent pas de connotations ascétiques : patronage des rsi, commémoration des austérités de Parvati et de Laksmi, obligation du jeûne total ou partiel et de l'abstinence sexuelle, interdits alimentaires, purifications. Mais il n'est pas question que ces tendances « ultramondaines » battent en brèche l'ordre quotidien; elles sont canalisées dans une direction : la glorification du mariage, la soumission à l'époux. Et, de fait, s'il existe des femmes renonçantes au Népal, c'est beaucoup moins par choix que par malchance, par rupture de tous leurs liens sociaux ; elles sont orphelines, veuves, sans enfants, seules et pauvres.

Il me semble que le vrai renversement des valeurs, pour les femmes, se trouve dans la sorcellerie. Les boxi, les sorcières ou plutôt celles qu'on dit telles, qui sont- elles ? Des veuves, des femmes aux cheveux hirsutes (les Népalaises n'ont les cheveux dénoués qu'aux périodes d'impureté, règles, accouchement, et le lien est très fort entre sexualité et cheveux non attachés35), des femmes seules. Au lieu de nourrir, procréer, apporter la prospérité, elles font avorter les vaches, s'insinuent dans leur victime et la rongent de l'intérieur, la font mourir par consomption. Et cette activité de mort s'exerce plus volontiers au sein de la famille conjugale, chez ceux que la femme est censée enrichir par les enfants qu'elle met au monde et par son labeur domestique. Certes, nulle ne se dit sorcière, mais c'est l'image contestatrice que les femmes projettent, le refus possible, le pôle opposé à celui de l'ordre.

35. Sur ce thème, voir Hiltebeitel 1981.

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Résumé

Véronique Bouillier, Si les Femmes faisaient la fête... A propos des fêtes féminines dans les hautes castes indo-népalaises. — De certaines fêtes calen- daires des hautes castes indo-népalaises, les femmes sont exclues tandis que d'autres célébrations leur sont exclusivement réservées. Cet article tente de montrer, par l'étude des rites et des mythes qui les justifient, comment les fêtes constituent la mise en scène d'un discours sur les femmes. Leur cycle annuel représente l'ensemble des rôles que doit assumer une femme au cours de sa vie. De ces six célébrations principales se dégage une image parfaite de ce que doit être le comportement d'une femme en tant que sœur, épouse, mère. Aux femmes de suivre le modèle proposé par les déesses dont les fêtes actualisent les mythes — miroir idéal que leur montre la société masculine dominante.

En arrière-plan se dessine l'opposition qui, dans le système de parenté indonépalais, existe entre le statut de la femme dans sa famille natale et celui qu'elle a dans sa famille conjugale. A un niveau plus profond, ce renversement de statut, tel qu'il s'exprime dans les fêtes comme dans les relations sociales, témoigne de l'ambivalence fondamentale de la société hindoue vis-à- vis des femmes, et plus généralement de la sexualité.

Il8 VÉRONIQUE BOUILLIER

Abstract

Véronique Bouillier, Should Women Play Fun. . . Womens' Festivals among High Caste Indo-Nepalese. — Certain high caste Indo-Nepalese calendar festivals exclude women entirely; others are exclusively feminine. Through an analysis of the ritual and mythical elements that justify the latter celebrations, the author attempts to show how these festivals enact a certain discourse concerning women. The different roles that a woman must assume in the course of her life are represented in the annual cycle of these six festivals, portraying the perfect image of what her behavior should be as sister, wife and mother. Women are expected to follow the model proposed by the goddesses whose myths are actualised in festivals that constitute an ideal mirror provided by the dominant masculine society.

In the background is the opposition that exists in the Indo-Nepalese kinship system between a woman's status in her family of birth and the position she occupies in her family of marriage. At a deeper level, this opposition points to the fundamental ambivalence of Hindu society towards women, and more generally, towards sexuality.