séminaire de master: sociologie historique et histoire à propos de travaux récents de et autour...

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1 Christophe Charle Séminaire master : HISTOIRE ET SOCIOLOGIE HISTORIQUE A propos de publications récentes autour de l’oeuvre de Pierre Bourdieu 15 octobre 2013 photo d’une manifestation anti CPE (avril 2006)

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Christophe Charle

Séminaire master :

HISTOIRE ET SOCIOLOGIE HISTORIQUE

A propos de publications récentes autour de l’oeuvre de Pierre Bourdieu

15 octobre 2013

photo d’une manifestation anti CPE (avril 2006)

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1) Nouveaux ouvrages ou articles de P. Bourdieu publiés depuis 2001

Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité Paris, Liber, Raisons d'agir "Cours et travaux", 2001. Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, décembre 2002, p. 3-8. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d'agir éd., 2004. Pierre Bourdieu, Esquisses algériennes, textes présentés par Tassadit Yacine, Paris, Le Seuil, 2008. Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, La production de l’idéologie dominante, Demopolis/Raisons d’agir, 2008 (rééd. d’un article publié dans Actes de la recherche en sciences sociales en 1976). Pierre Bourdieu et Roger Chartier, Le sociologue et l’historien, Marseille, Agone, 2010. Pierre Bourdieu, Sur l’Etat, Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Le Seuil, Raisons d’agir, 2011. Pierre Bourdieu, Manet : une révolution symbolique, Cours au Collège de France et manuscrit inédit, accompagné de deux études : « opus infinitum » par C. Charle et « portrait du sociologue en artiste » par P. Casanova, sous presse Le Seuil/Raisons d’agir, 2013 (novembre). 2) Etudes récentes (choix) Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable à propos de La production de l’idéologie dominante, Paris, Démopolis, 2008. Jacques Bouveresse et Daniel Roche (éd.), La liberté par la connaissance, colloque du Collège de France en hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Odile Jacob, 2004. Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant & politique, Marseille, Agone, 2004. Patrick Champagne, Olivier Christin, Pierre Bourdieu, mouvements d’une pensée, Paris, Bordas, 2004. Christophe Charle et Daniel Roche, « Pierre Bourdieu et l’histoire », Le Monde, 6 février 2002 Christophe Charle, Homo historicus, réflexions sur l’histoire, les historiens et les sciences sociales, Paris, A. Colin, 2013, notamment p.63-74. Yvette Delsaut, Marie-Christine Rivière, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu, suivi d’un entretien sur l’esprit de recherche, Pantin, le temps des cerises, 2002. Pierre Encrevé et Rose-Marie Lagrave (dir.) Travailler avec Bourdieu, Paris, Flammarion, 2003. Philippe S. Gorski (ed.), Bourdieu and historical analysis, Durham et Londres, Duke University, 2013. Johan Heilbron, Remi Lenoir, Gisèle Sapiro (éd.), Pour une histoire des sciences sociales, hommage à Pierre Bourdieu, Fayard, 2004. Louis Pinto, Gisèle Sapiro et Patrick Champagne (sous la dir. de) Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004. Bernard Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, dettes et critiques, Paris, Ed. La Découverte, 1999. Roland Lardinois et Meenakshi Thapan (eds), Reading Bourdieu in a Dual Context, essays from India and France, Londres, New Delhi, Routledge, 2006. Marie-Anne Lescourret Pierre Bourdieu, vers une économie du bonheur, Paris,

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Flammarion, 2008. Jean-Pierre Martin (sous la direction de), Bourdieu et la littérature, Nantes, C. Defaut, 2010. Gérard Mauger (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Bellecombe, éditions du Croquant, 2005. Evelyne Pinto (dir.), Penser l'art et la culture avec les sciences sociales, en l'honneur de Pierre Bourdieu, séminaire 2001-2002, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002. Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin Michel, 1998. Sites internet : Site : Pierre Bourdieu un hommage : http://pierrebourdieuunhommage.blogspot.fr/

Site : Hyperbourdieu : http://hyperbourdieu.jku.at/start1.htm

Travaux historiques ayant un lien avec les travaux de Bourdieu (choix) :

Anna Boschetti, Sartre et les Temps modernes, une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, 1985. Anna Boschetti (dir.), L’espace culturel transnational, Paris nouveau monde, 2010. Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 1999. C. Charle, La crise littéraire à l’époque du naturalisme, roman théâtre, politique, Paris, Presses de l’ENS, 1979. C. Charle, Les élites de la République 1880-1900, Paris, Fayard, 1987. C. Charle, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris, Minuit, 1991. Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Le Seuil, 1997. Didier Lancien et Monique de Saint Martin (sous la direction de), Anciennes et nouvelles aristocraties de 1880 à nos jours, postface de Pierre Bourdieu, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme 2007. Fritz K. Ringer, Fields of Knowledge. French Academic Culture in comparative perspective 1890-1920, Cambridge/Paris, Cambridge U.P./Editions de la MSH, 1992. George Steinmetz, The Devil’s Handwriting, Precoloniality and the German Colonial state in Quindao, Samoa and Southwest Africa, Chicago, The Chicago University Press, 2007. Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains 1940-1953, Paris, Fayard, 1999. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), Paris, Le Seuil, 2011.

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Introduction

Comme je l’ai expliqué dans la précédente séance, j’ai choisi d’ouvrir la suite du

programme du séminaire par une séance intermédiaire entre les analyses générales,

présentées le 1er octobre, et les exemples singuliers qui seront au menu des suivantes.

En la consacrant à Pierre Bourdieu et l’histoire, il s’agit de revenir à la fois sur les

travaux où il a lui-même utilisé la méthode historique et sur des travaux historiques

qui reprennent certains schèmes de son questionnaire sociologique. Il ne s’agit

nullement de suivre les modes, puisque Bourdieu, s’il est un des sociologues les plus

cités dans le monde, est pour moi beaucoup plus qu’un auteur auquel on se réfère

avec déférence comme tout classique. Il se trouve en effet que j’ai fait sa connaissance

ici même, il y a quarante deux ans (1971), alors que j’étais élève en 2è année dans

cette Ecole et qu’il y donnait un séminaire d’initiation où je dois dire nous devions

être au maximum une demi douzaine parmi les élèves littéraires. J’ai expliqué

ailleurs pourquoi cette rencontre a été décisive dans mon travail d’historien et plus

largement dans ma vie universitaire. Sans doute dès cette époque il était déjà connu

(grâce notamment aux Héritiers et à la Reproduction) mais comme le montre la faible

assistance à ce séminaire il ne faisait pas partie des vedettes les plus courues à un

moment où il est vrai il y en avait beaucoup. Dans ma génération d’étudiants ou la

génération précédente, on s’enthousiasmait beaucoup plus pour Foucault, Althusser,

Barthes, Lacan que pour ce sociologue qui vous expliquait d’abord que la science

était difficile, que la théorie sans recherche n’avait pas d’intérêt et qu’il fallait se

méfier des prénotions et des excitations politiques du moment, ce qui était le climat

général de cette époque post-soixante huit encore survoltée.

L’image de Bourdieu a radicalement changé depuis. J’imagine que pour votre

génération c’est l’image du prophète et de l’intellectuel engagé des années 1990 qui

l’emporte sur celle du savant rigoureux et critique, ce qu’il a continué d’être comme

le montrent les travaux inédits de lui qu’on publie et qui datent de la même

décennie. Bien entendu, je sais aussi qu’il est presque devenu un auteur banal

puisqu’enseigné dans les classes des sciences sociales des lycées et dans les premières

années d’université au même titre que les classiques des sciences sociales, si bien que

présenter son travail comme encore une source d’inspiration possible et refuser ces

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images médiatiques et conventionnelles qui s’attachent à lui désormais, c’est se

heurter parfois à des obstacles plus difficiles à surmonter que lorsque on veut

présenter une œuvre nouvelle et inconnue. Ce processus de canonisation n’a rien

d’étonnant. Il a déjà touché la plupart des intellectuels ou théoriciens français du

second XXe siècle. Mais ce que je voudrais montrer dans cette séance, c’est que cette

routinisation des thèses ou concepts de Bourdieu est la pire chose qui peut arriver à

son œuvre. Elle a toute entière été construite dès le départ contre ce phénomène. En

lui cédant, on n’arrive plus à la lire comme lui souhaitait qu’on le lise, c’est-à-dire

comme un ensemble d’outils critiques non seulement contre les autres œuvres

antérieures par rapport auxquelles il se situait, mais même par rapport à sa propre

œuvre, menacée de perdre son efficacité à force de simplification et vulgarisation par

la médiatisation ou la confusion entre prises de position théoriques et politiques, si

bien que ceux qui ne partagent pas ses idées refusent à priori de tenir compte de ses

analyses et ceux qui partagent ses idées se dispensent souvent de tester leur position

par rapport aux exigences théoriques qu’elles impliquent.

Un second phénomène qui a transformé son image c’est le processus

d’internationalisation de ses livres par les traductions dans les principales langues.

Or, comme il l’avait expliqué lui-même dans l’article,  «  Les    conditions  sociales  de   la  

circulation   internationale   des   idées  », une œuvre traduite pénètre dans un nouveau

monde académique et social sans ses conditions et son contexte de production ce qui

suscite de nouveaux malentendus1. Ce phénomène est particulièrement visible dans

le monde anglophone où la sociologie et les sociologues n’ont pas le même statut ni

le même mode de spécialisation ou d’ouverture sur la société qu’en France. J’y

reviendrai en évoquant le livre dirigé par Philip Gorski qui analyse les malentendus

quant aux interprétations américaines et anglaises de Bourdieu et sa non lecture

totale par les historiens dans ses pays, sauf très rares exceptions. Ce malentendu

existe aussi bien entendu dans le monde germanique où Bourdieu a pourtant eu une

forte influence mais autant comme politique que comme théoricien puisque sa

médiatisation en Allemagne a coïncidé avec le contexte très particulier de la

                                                                                                               1 Pierre BOURDIEU, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », 145, décembre 2002, p. 3-8 ; 1ère publication dans le Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/Cahiers d’histoire des littératures romanes, 14è année, 1-2, p. 1-10.

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réunification et de la période d’engagement européen de Bourdieu à travers

notamment la revue Liber publié aussi en allemand comme supplément de la

Frankfurter Allgemeine Zeitung. C’est encore plus marqué dans le monde hispanique et

latino-américain où c’est l’intellectuel engagé contre le néolibéralisme qui est le

mieux connu du fait de la pénétration de ses œuvres, au moment où ces pays se sont

libérés des dictatures antérieures et où la vulgate marxiste, très présente dans le

milieu intellectuel dans ces pays, était fortement remise en question avec la

dégradation de l’image notamment du régime de Cuba ou les dérives terroristes de

certaines guérillas.

Enfin le troisième phénomène que je voudrai aborder pour cette révision de l’image

de Bourdieu par rapport à ses usages possibles par les historiens, c’est la prise en

compte de toute une série de livres et cours inédits qui sont parus depuis sa mort,

qu’il n’a pas complètement achevés ou décidé de publier lui-même mais qui

permettent, du fait de cet état de work in progress, de montrer les profondes

implications historiques de sa pensée qui paraît beaucoup plus figée quand on prend

ses œuvres antérieures les plus fignolées, ce qui facilite leur éternisation comme des

productions définitives alors que souvent il revenait encore sur celles-ci dans

d’autres contributions.

Ces trois regards s’appuieront sur à la fois les publications présentes dans la

bibliographie distribuée mais aussi sur mon propre travail puisque j’ai eu

récemment, avec d’autres, à éditer et commenter une de ces œuvres inachevées,

révélatrice de sa façon de penser et travailler, à savoir ses cours et son manuscrit

consacrés à Manet qui vont être publiés prochainement. C’est un travail où il

combine toutes les ressources de l’histoire avec un effort de théorisation spécifique à

propos de ce qu’il appelle une « révolution symbolique ».

1) BOURDIEU ET L’HISTOIRE

Les analyses de la genèse de la sociologie de Bourdieu ont surtout insisté sur deux apports fondateurs de sa formation à savoir sa formation philosophique et son choix de la tradition épistémologique et d’histoire des sciences issue de Bachelard et Canguilhem pour fonder une sociologie de la connaissance rigoureuse et d’autre part son expérience d’enquête ethnologique en Kabylie et dans sa région natale le Béarn.

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Mais cette rencontre hautement improbable des deux extrêmes de la formation dans les années 1960 (la réflexion sur la science et la confrontation au terrain le plus éloigné de la philosophie à la française, celui de mondes ruraux « archaïques ») n’épuise pas le rapport de Bourdieu à l’offre disciplinaire. On a trop négligé son rapport et son apport constant à l'histoire. Il est d’ailleurs présent dans ces deux expériences intellectuelles fondatrices que je viens de citer : la réflexion épistémologique se fonde sur l’histoire des sciences et les sociétés rurales traditionnelles étudiées sont en fait elles mêmes prises dans la transformation historique avec les effets de la colonisation et de la guerre d’Algérie d’un côté, les conséquences de la modernisation rurale des années 1950-60 pour le Béarn, de l’autre. Cette sensibilité historique se retrouve dans bien d’autres aspects moins visibles. Il suffit de suivre la ligne éditoriale de la revue fondée, animée et très largement écrite par Pierre Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales à partir de 1975, d'interroger ses ouvrages, articles et conférences, d'interpréter dans cet horizon même ses interventions politiques, pour retrouver ce fil rouge d'une sociologie tout à la fois anthropologique et historique.

Le projet d'Actes de la recherche en sciences sociales était et reste de casser les séparations académiques entre les sciences sociales héritées de leur histoire. Pour l'auteur de Raisons pratiques, ces sciences se sont séparées prématurément et selon des divisions qui, faites pour faciliter l'analyse, ont bloqué très vite les perspectives d'interprétation et d'explication :

« je peux dire qu'un de mes combats les plus constants, avec Actes de la recherche en sciences sociales notamment, vise à favoriser l'émergence d'une science sociale unifiée, où l'histoire serait une sociologie historique du passé et la sociologie une histoire sociale du présent.2 »

La table des numéros parus depuis 1975 démontre la réalité constante de ce projet. A

côté de ce qu'il est convenu de classer comme sociologie, la part des articles à

dimension historique ou à problématique historique est considérable, qu'ils aient été

écrits par Pierre Bourdieu, lui-même, par des sociologues étudiant des objets

historiques ou par des historiens patentés. Dans cette revue on trouve à la fois les

signatures de Maurice Agulhon, de Roger Chartier, de Robert Darnton, de Carlo

Ginzburg, d'Eric Hobsbawm, d'Hartmut Kaelble, de Jürgen Kocka, d'Ernest

                                                                                                               2P. Bourdieu avec Lutz Raphael, « Sur les rapports entre l'histoire et la sociologie en France et en Allemagne », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, mars 1995, p. 111.

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Labrousse, de Carl E. Schorske, d'E. P. Thomson ou de Raymond Williams pour ne

citer que les plus célèbres.

Lui-même, aussi bien dans plusieurs numéros sur l'histoire des sciences sociales que

dans d'autres interventions théoriques, avait repris ce problème récurrent, depuis

Durkheim et Weber, des relations perpétuellement à nouer et à renouer entre

l'histoire et la sociologie. Pour lui, il ne s'agissait ni d'un problème académique - ce

qu'il est convenu d'appeler "l'interdisciplinarité" ou la "transdisciplinarité" -, ni de la

lutte pour la prééminence au sein des sciences sociales, après l'échec du rêve

d'empire de l’histoire que Braudel avait voulu fonder autour de l’héritage de "l'école

des Annales", de la VIe section de l’EPHE et de la Maison des sciences de l’homme.

Mais, comme toujours, son but était d'abord de lever un obstacle à la recherche et à la

compréhension de l'objet étudié. Tout objet historique étant social et tout objet social

étant le produit de l'histoire, l'historien devait être sociologue et le sociologue

historien, sous peine de manquer une clé majeure de compréhension. Dans son

dernier article publié, daté de septembre 2001, pour souligner le caractère décisif de

l'histoire d'un objet social - en l'occurrence le vote -, Pierre Bourdieu met en avant la

genèse pour accéder "à la connaissance scientifique du monde social"3 :

« On ne dira et redira jamais assez à quel point l'illusion du naturel et l'illusion du

"toujours ainsi", comme nous disions dans Le métier de sociologue, et l'amnésie de la

genèse dans laquelle elles s'enracinent font obstacle à la connaissance scientifique du

monde social. » citation p. 7.

Sociologie de l'histoire et histoire du sociologue

Pierre Bourdieu l'a souvent affirmé en public, comme dans des conversations familières, il était à la fois fasciné et agacé par les historiens comme corporation. Fasciné d'abord par leur esprit de corps - le plus développé de toutes les sciences humaines et sociales. Cet élément de force et d'autonomie des historiens par rapport à certaines dérives hétéronomes d'autres sciences sociales est fondé, comme on sait, sur la notion de "métier", sous-titre de l'ouvrage célèbre de Marc Bloch (Apologie pour l'histoire ou le métier d'historien). Et ce n'est pas un hasard si Pierre Bourdieu a repris ce terme dans son premier ouvrage de méthode (Le métier de sociologue), puisque, pour lui, l'affranchissement de toute nouvelle science dépend de l'élévation du "droit

                                                                                                               3Pierre Bourdieu, « Le mystère du ministère. Des volontés particulières à la "volonté générale" », Actes de la recherche en sciences sociales, 140, décembre 2001, pp. 7-11.

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d'entrée" et de sa rupture avec les injonctions externes à la science. C'est un véritable travail de Sisyphe pour les sciences sociales, comme il l'explique en détail dans son dernier cours publié, Science de la science et réflexivité4.

Cette fascination pour l'histoire comme discipline canonique et clé d'accès à une sociologie génétique allait de pair avec son agacement pour les timidités, les frilosités, bref l'académisme, de certains historiens. Ces héritiers d'une histoire disciplinaire multiséculaire, sont exposés à trois tentations, celle, "scolastique", du repli érudit et de la passion sans issue du détail, celle, mondaine de la médiatisation, et celle, politique, de l'instrumentalisation par les puissants d'hier et d'aujourd'hui. L'illustre, de nos jours, la pratique, de plus en plus répandue, de l'histoire à la commande au service des Etats ou des entreprises. Dans l'article qui a fait date chez les historiens parce qu'il ne les épargnait guère, en vertu du "qui aime bien châtie bien"5, Pierre Bourdieu regrettait la méfiance quasi atavique de la théorie qui caractérisait la plupart des historiens notamment français. Pour lui, ce refus découlait de l'histoire des disciplines et des processus de formation intellectuelle propres à chaque tradition historiographique. Ils créent des malentendus, non seulement entre disciplines mais entre représentants d'une même discipline de deux pays différents. Mariage de raison entre des savoirs tout pratiques (ce que les historiens appellent avec condescendance les "sciences auxiliaires") et des tours de main rhétoriques empruntés aux "belles lettres", l'histoire, dans la version courante que n'aimait pas l'auteur de La Distinction, est une sorte de jardin à la française, tout y est vu et ordonné ou expliqué du point de vue du dominant, maître des lieux d'aujourd'hui. Nombre d'historiens n'aimaient guère cette critique "pour leur bien" de ce passionné d'histoire critique qu'était Pierre Bourdieu. Ils reprenaient les deux lignes de défense de Seignobos face à Simiand, il y a presqu'un siècle (1903) : la spécificité et les lacunes des sources qui ne répondent que rarement aux questions a priori que pose le sociologue et le risque d'anachronisme engendré par l'application de concepts postérieurs à l'époque étudiée. Réponses inadéquates et stéréotypées pour une entreprise sociologique telle que celle de Pierre Bourdieu, obsédée par le lien entre théorie et pratique de recherche, soucieuse de l'historicisation des catégories d'analyse, ce qu'il appelait avec humour "prendre les concepts avec des pincettes historiques"6, et habitée du souci de rendre compte de l'imbrication entre genèse et structure, sous-titre d'un de ses principaux livres, Les Règles de l'art.

                                                                                                               4Paris, Liber, Raisons d'agir "Cours et travaux", 2001. 5"Sur les rapports entre l'histoire et la sociologie en France et en Allemagne", ARSS, 106-107, mars 1995., pp. 108-122. 6Ibid., p. 115.

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Dans un texte peu connu d'une discussion avec des historiens à propos d'Homo academicus, il avait expliqué comment il y avait combiné méthode historique et sociologique :

« J'ai travaillé comme un historien par une décision méthodologique préalable. Je voulais rompre avec l'image du sociologue comme révolutionnaire ou policier. J'ai donc utilisé uniquement des sources écrites et publiques même si souvent ce "public" était difficile d'accès. (...) Ma manière de faire se distingue cependant de la méthode des historiens. Je pense qu'on ne peut pas comprendre ce qui se passe dans le champ universitaire si on ne le resitue pas dans un espace qu'on peut appeler champ du pouvoir ou espace de la classe dominante.7 ».

Dans Homo academicus, il montre aussi comment le champ universitaire des années 1960 et sa crise ne peuvent se comprendre sans son histoire spécifique en France depuis les lendemains de la Révolution qui renvoie à ses relations conflictuelles avec le champ du pouvoir et à cette originalité, propre à la France, elle-même à expliquer historiquement et sociologiquement, l'existence des grandes écoles, berceau de ce qu’il appellera la "noblesse d'Etat" dans son livre de 1989 publié à dessein pour commémorer le bicentenaire de la Révolution à sa façon.

Comme je l’ai expliqué plus en détail dans Homo historicus8, il ne s’agit pas pour autant pour l’historien de s’en remettre au sociologue pour la théorie, en se contentant de la documentation et de l’empirie (travers qui a beaucoup marqué les historiens quand ils s’en remettaient dans les années 1950 et 60 à la défense et illustration des thèses marxistes ou dans les années 1970 et 80 des thèses foucaldiennes ou du retour, avec Furet, à l’histoire des idées philosophique et idéaliste). Le sociologue nous apprend l’audace autocritique mais lui-même n’échappe pas pour autant à la critique nécessaire de l’historien quand il conclut trop vite l’enquête, en désobéissant à ses propres préceptes, par souci de confirmer son schéma a priori. L’historien critique, à son tour, peut aider le sociologue à approfondir ses enquêtes qui manquent parfois de recul. En affirmant cela je ne prononce pas une homélie bénisseuse. En republiant ses enquêtes sur le célibat en Béarn et en ajoutant des commentaires plus tardifs, Bourdieu lui-même opère ce travail de mise en perspective historique de travaux prisonniers du manque de recul au moment de leur publication. Bourdieu lui-même a réédité son article sur Heidegger de 1976 en 1988 en l’assortissant d’un nouveau regard historique ce

                                                                                                               7P. Bourdieu, « Les professeurs de l'Université de Paris à la veille de mai 1968 » in C. Charle et R. Ferré (éd.), Le personnel de l'enseignement supérieur en France aux XIXè et XXè siècles, Paris, Editions du CNRS, 1985, p. 177. 8 Notamment p. 60-61.

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philosophe ayant fait l’objet de nouveaux travaux historiques dans l’intervalle. On pourrait multiplier les exemples de ces aller retour productifs entre les deux perspectives disciplinaires qui peuvent se renforcer au lieu de pratiquer comme souvent un dialogue de sourds académique stérile. On y reviendra à propos du cours sur l’Etat.

Malentendu transatlantique= Bourdieu structuraliste ?

Le malentendu récurrent entre historiens et sociologues se retrouve à une autre

échelle avec la diffusion internationale de l’œuvre de Bourdieu. L’ouvrage de Philip

Gorski et notamment son introduction le démontrent en détail à propos des lectures

anglophones de Bourdieu. Ses ouvrages les plus cités sont les plus « sociologiques »,

anthropologiques ou structuraux, au détriment de la partie de son œuvre tourné vers

les transformations, les ruptures, l’histoire. Ce filtrage en a fait un théoricien de la

reproduction et un sociologue avant tout structuraliste, si bien que bien peu

d’historiens anglophones s’y sont intéressés. Les deux exceptions sont Fritz Ringer et

George Steinmetz, deux historiens sociologues, qui le lisaient dans le texte et surtout

avaient une forte culture germanique comme Bourdieu lui-même ce qui évitait bien

des malentendus d’interprétation.

Titre % citations anglaises

N= (toutes langues)

Date traduction anglaise

Distinction 21,8% 4608 1984

Reproduction 14,9% 1035 1977

The logic of practice 13,2% 2152 1990

Outline of a theory of practice

12,8% 4117 1977

The inheritors 8,7% 367 1979

Craft of sociology 6,9% 132 1991

Sociology in question 6,8% 459 1993

Source : Gorski, op. cit., tableaux 1 et 4.

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Ce malentendu transatlantique vient d’un phénomène bien connu de l’exportation

des œuvres : elles ne sont pas traduites dans l’ordre de leur publication initiale, la

rapidité dépendant de l’interaction avec le champ de réception (d’où par exemple la

traduction précoce du livre sur l’Algérie en liaison avec l’actualité de la guerre). Elles

n’ont pas du tout le même impact non plus parce que leur moment d’introduction

dans la culture cible est décalé par rapport au contexte de production, et enfin parce

que l’agenda des questions légitimes dans un champ disciplinaire n’est pas le même

selon les pays et les traditions académiques. Un ensemble d’œuvres comme celles de

Bourdieu n’a été possible que parce qu’en France la circulation entre les domaines

disciplinaires est relativement plus aisée que dans les pays anglophones.

Pratiquement aucun sociologue anglais ou américain ne traite aussi d’histoire, aucun

anthropologue n’est également sociologue, un spécialiste de l’éducation ne parle pas

de littérature et un sociologue des arts ne s’intéresserait pas aux paysans béarnais.

Les départements universitaires sont découpés rigidement, le prestige de la

sociologie est bien moindre, la philosophie n’a pas non plus la dimension publique

et scolaire qu’elle a en France et ils n’existent pas d’institutions transversales comme

l’EPHE ou le Collège de France et le CNRS qui permettent parfois de brouiller les

frontières.

2) BOURDIEU ET L’ETAT

Le cours sur l’Etat de Bourdieu, la republication de travaux anciens sur l’Algérie en

période de guerre, les travaux inspirés de Bourdieu traitant ces questions sur

d’autres terrains font apparaître tout un autre pan de l’œuvre longtemps sous-

estimée ou invisible, l’élaboration d’une sociologie des formes historiques de l’Etat

qui est en même temps une histoire sociale transpériode et transnationale de celui-ci.

Cette œuvre en filigrane rencontre en permanence l’histoire pour des raisons

évidentes (l’histoire au sens traditionnel depuis les plus anciennes chronique n’est-

elle pas essentiellement une histoire des Etats ?), l’utilise puisque le cours du Collège

de France s’appuie sur les travaux des historiens de l’époque médiévale ou moderne

et en même temps critique souvent les manières de faire des historiens accusés par

Bourdieu d’être trop prudents et trop timides. Elle permet aussi de relier le Bourdieu

première manière de la reproduction, au Bourdieu de la noblesse d’Etat et de la

production de l’idéologie dominante avec le Bourdieu troisième manière de la misère du

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monde (et des « deux mains de l’Etat), critique de la destruction de l’Etat providence

et des multiples dérégulations liées à l’avènement du néolibéralisme.

Le cours sur l’Etat est professé de 1989 à 1991 dans un contexte historique très fort

pour la réflexion sur cette notion : en avril-juin c’est la révolte de la place Tian an

men écrasée dans le sang qui montre que le processus de réformes économiques en

Chine depuis les années 1980 ne s’accompagne nullement d’un tournant politique ;

en juillet, c’est la commémoration du bicentenaire de la Révolution française qui a

amené à de nombreuses controverses sur la relecture du passé français par les

historiens et les politiques ; en novembre 1989 c’est la chute du mur de Berlin, en

octobre 1990 la réunification allemande et la fin de l’Europe soviétisée, en décembre

1991, c’est la dissolution de l’URSS, après l’échec du putsch militaire contre

Gorbatchev et la prise du pouvoir par Boris Elstine. Bref, en l’espace de deux ans, les

Etats qu’on pensait les plus solides du monde subissent des bouleversements inouïs

qui changent en partie la face du monde.

L’historien qui lit le cours de Pierre Bourdieu est frappé par deux traits finalement

assez contradictoires : d’un côté, un discours plutôt critique adressé aux historiens et

en particulier aux historiens de l’Etat :

• « un des drames de l’histoire telle qu’elle se pratique de nos jours est qu’elle a

accepté la division en disciplines et s’est laissé amputer de l’histoire des

science, de l’histoire des techniques, de l’histoire du droit. Et la fameuse Ecole

des Annales qui prétend réintégrer ces dimensions ne le fait pas du tout: elle

accepte de facto cette division » p. 536-37

Ils sont accusés aussi d’être victimes d’une certaine myopie et d’amplifier les défauts

ordinaires des historiens : régression à l’infini vers l’origine, découpage arbitraire et

empirique des objets (histoire institutionnelle, histoire des crises comme la

Révolution française), querelles autour de faux problèmes (périodisation, rupture ou

continuité ?), absence de cumulativité et hyperspécialisation empêchant de dégager

des grandes lois ou de grands invariants anthropologiques et transnationaux,

érudition aveugle et position dominée face à la philosophie et en particulier à la

philosophie politique.

  14  

D’autre part, la méthode d’analyse fondamentale pratiquée par Bourdieu,

notamment celle des deux dernières années du cours, est fondée sur l’historicisation

de l’objet Etat et de toutes les catégories qui le composent pour en établir la genèse

sur la longue durée mais aussi les principes de fonctionnement à travers des

comparaisons transpériodes et entre Etats proches (France/Angleterre) ou lointains

(Chine, Japon). L’index final des noms, même s’il ne repose pas sur la totalité des

références bibliographiques mobilisées par Bourdieu confirme cette impression. Les

historiens sont parmi les plus cités après quelques sociologues (E. Durkheim (38), N.

Elias (32), Max Weber (60)) ou théoriciens marxistes (Marx, 35 occurrences) : Marc

Bloch (13 occurrences) Jean-Philippe Genet (12 occurrences), E.P. Thompson (10

occurrences), P.E. Will (10 occurrences) Sarah Hanley (16 occurrences), K.M. Baker (8

occurrences), R.J. Bonney (8 occurrences), etc. Dans certaines de ses analyses,

Bourdieu suit même pas à pas certains historiens mais en tirent, d’après lui, des

conclusions que les auteurs eux-mêmes, prisonniers de leur habitus historien et

malgré la rigueur de leur travail, n’ont pu tirer faute de ce recul théorique et d’un

usage raisonné de la comparaison.

Cette querelle faite à l’histoire par la sociologie rappelle aux historiens, qui ont la

mémoire longue, de mauvais souvenirs : le fameux débat Langlois-Seignobos de

1903) sur lequel on glosait beaucoup il y a une vingtaine d’années. Les reproches faits

par Bourdieu aux historiens ne sont cependant pas tout à fait les mêmes que ceux

que leur adressait Simiand en 1903, l’historien ayant quand même un peu changé

dans ses pratiques en un siècle. Cette querelle ne concerne pas tant l’histoire, notion

singulière qui pour moi ne veut rien dire dans l’état actuel de la parcellisation des

objets, des méthodes et des domaines, qu’une certaine histoire que Bourdieu a été

amené à méditer plus que d’autres pour se procurer la documentation de son cours,

c’est-à-dire, en gros, l’histoire de l’Etat dans ses différentes variantes (juridiques,

administratives, histoire des idées) plus institutionnelles ou plus sociales (fiscalité,

histoire des fonctionnaires, du rapport à la société civile).

Cette focalisation sur une bibliographie historique particulière amène Bourdieu à

passer sur certains aspects de l’histoire de l’Etat ou des rapports de l’Etat avec

d’autres problèmes sur lesquels les historiens ont beaucoup travaillé mais qu’il ne

  15  

mentionne guère alors qu’ils auraient, à mon avis, complété et renforcé ou nuancé

certaines de ces analyses à grandes enjambées.

Violence et violence symbolique

Le premier point crucial est celui de la violence. Pour surenchérir sur Max Weber et

le compléter et en même temps tordre dans l’autre sens le bâton des simplifications

marxistes, Bourdieu définit l’avènement de l’Etat comme celui du « monopole de la

violence physique et symbolique légitime »). Il met l’accent sur la violence

symbolique légitime à côté de la seule violence physique légitime monopolisée dans

la classique définition webérienne, voire de certaines analyses marxistes. Ceci va à

rebours aussi de tout un courant de l’historiographie contemporaine, avec son

obsession des guerres et des génocides du XXe siècle. Elle s’est de plus en plus

focalisée sur le déchaînement incontrôlé, voire incontrôlable de la violence d’Etat et

ses formes extrêmes, légitimes ou non. Peut-on n’en faire que des pathologies, des

déviations alors que, dans les vingt dernières années, elles n’ont fait que s’amplifier

sur de larges parties du globe, y compris à l’instigation d’Etats supposés

« normaux », Etats-Unis en tête ? De la même manière, les querelles déclenchées

autour du bicentenaire de la Révolution française et qui sont très présentes

implicitement ou explicitement dans le cours ont été largement fondées sur des

révisions de l’interprétation de la violence révolutionnaire, qu’elle soit spontanée ou

organisée par l’Etat, les relectures étant conduites à travers des analogies plus ou

moins contrôlées faites avec les violences révolutionnaires ou de masse du XXe

siècle. Remontant très en amont dans son histoire de la genèse de l’Etat, Bourdieu

laisse de côté ce problème, même s’il introduit des incidentes sur les moments où la

violence symbolique n’est plus légitime et où l’Etat perd son monopole au profit de

luttes de factions. Or toute la question fondamentale réside sans doute là, comment

se fait le partage entre violence fondatrice, violence légitime, violence délégitimante,

acceptation de la violence même illégitime jusqu’à y participer sans contrainte par

conditionnement, entraînement, moindre mal, même sans être authentiquement

partie prenante de l’Etat comme on l’a vu dans certains génocides ou guerres civiles

contemporaines? Les réponses des historiens varient du tout au tout selon les

modèles sociologiques, anthropologiques ou même philosophiques auxquels ils se

  16  

rallient plus ou moins explicitement. Mais cela reste une question encore ouverte

aussi pour la sociologie de l’Etat inspirée par Bourdieu.

La comparaison modélisante

On retrouve à ce propos une autre question qu’évoque aussi Bourdieu incidemment

surtout sous forme de mise en garde : ne pas extrapoler les tendances dégagées à

partir des comparaisons des cas vers une sorte de loi historique à sens unique selon

un modèle dont les étapes seraient parcourues peu ou prou à mesure que les Etats

s’organisent et s’attribuent les monopoles de la violence légitime et symbolique.

Bourdieu aborde par exemple la question à propos de la critique des théoriciens

marxistes des années 1960 qui prétendaient juger l’évolution des pays d’Europe par

rapport au supposé idéal-type français, fondé sur la rupture révolutionnaire et qui

déploraient l’incapacité de la plupart des autres pays à suivre cette voie9. Les

historiens marxistes ou non sont beaucoup revenus de ce type de raisonnement et la

critique des « grands récits » fait partie des topoi constants des historiens actuels. A

certains moments de son cours, Bourdieu est conscient qu’il risque de tomber dans ce

travers d’une autre façon par ses comparaisons à petite ou large échelle : cf. par

exemple p.295 :

« Toutes ces visions me paraissent dangereuses et européocentriques. Malgré

tout la question que je formule pourrait paraître elle aussi européocentrique à

beaucoup de spécialistes ».

Suivant l’analyse de Strayer (Les origines médiévales de l’Etat moderne), il souligne en

effet l’origine spécifique des Etats d’Europe occidentale comparés aux Empires du

reste du monde ou de l’antiquité. Ces derniers n’étaient qu’une superstructure

lointaine laissant une certaine autonomie d’organisation aux communautés rurales

de base, pourvu que l’ordre soit respecté, et les obligations militaires ou fiscales

assurées. Je ne suis pas sûr que les historiens des monarchies anglaise et française ou

espagnole ne pourraient pas dire assez largement la même chose, mutatis mutandis,

                                                                                                               9 Cf. p. 120 et s. (Perry Anderson) et p.244 (les marxistes japonais) ; on peut même aller plus loin et montrer que, dès l’origine, la vision marxienne de l’histoire s’est construite à partir de la voie française pour dénoncer la « misère » révolutionnaire allemande si bien que les marxistes ultérieurs ne font que rejouer sur d’autres cas ce mode de comparatisme du manque inauguré par le père de la théorie (voir C. Charle, Discordance des temps, Paris, A. Colin, 2011, chapitre 4).

  17  

pour la plus grande partie de la période ancienne c’est-à-dire pratiquement jusqu’au

milieu du XIXe siècle. Les tensions entre les communautés locales et l’Etat

monarchique apparaissent toujours quand celui-ci veut aller au delà de ce contrôle

lointain exactement comme les révoltes des empires. La variable spécifique étant sans

doute le ratio de contrôleurs et de contrôlés, l’étendue géographique à surveiller et

surtout le poids croissant des guerres extérieures entre ces Etats finalement trop

petits qui doivent en permanence accroître la pression sur la population principale

ou modifier l’équilibre de la répartition des charges avec l’accroissement des groupes

consommateurs de ressources issus du budget de la monarchie et jouissant de

privilèges par rapport au commun.

En tout cas, c’est le schéma que je propose au début de la Crise des sociétés impériales

pour distinguer, mais cette fois à l’intérieur de la seule Europe les sociétés impériales

(issus de cette lutte incessante entre Etats proches et rivaux) et les Empires

traditionnels (Autriche-Hongrie, Russie, Empire ottoman) qui s’effondrent sous le

choc de la crise déclenchée par la première guerre mondiale. Ma divergence avec

l’analyse de Bourdieu n’est pas sur le schéma de la concentration des ressources

étatiques produite par la rivalité intra-européenne et la pression sur le surplus

d’économies en croissance via la fiscalité et sa révolution, mais plutôt sur la

chronologie de la mutation qu’à mon avis Bourdieu fait remonter trop haut sous

l’influence de ses lectures médiévistes et modernistes (il est frappant de voir que le

cours s’arrête au seuil de l’époque contemporaine). En cela, on le voit je ne suis pas

conforme à l’habitus historien qui pousse à toujours remonter plus haut les origines

des phénomènes historiques.

Le Sonderweg français

Surtout ce qui me frappe dans la dernière année du cours, c’est que, malgré le

recours à des références anglo-saxonnes (mais surtout sur la France), la voie

particulière française de l’Etat domine très largement la construction de ses

généralisations, ce qui me semble, là aussi, contraire aux principes méthodologiques

énoncés la première année. Or il existe d’autres modèles en Europe de

fonctionnement de l’Etat bien différents du français avec sa centralisation, sa volonté

uniformisatrice ancienne, son conflit central avec une forme alternative de

  18  

monopolisation de la violence symbolique légitime, en l’occurrence celle de l’Eglise

catholique dans sa double polarité nationale et transnationale, avec sa fonction

d’instituteur national et sa militarisation profonde de la société depuis la Révolution.

Comment penser à travers cette analyse des Etats polycentriques où la violence

légitime ou non est partagée entre des niveaux territoriaux disjoints, où une large

fraction des fonctions publiques ordinaires de l’Etat, du moins dans la tradition

française ou continentale, est abandonnée à des instances privées, religieuses ou

non, pour le profit ou non, et cela pas seulement sous l’effet des politiques

néolibérales récentes mais très anciennement dans le cas britannique ou états-unien,

voire allemand, italien ou espagnol, si bien que la période de l’Etat providence ne fut

qu’une brève parenthèse d’autant plus facile à remettre en cause.

La même tension se retrouve à propos de la modalité d’inculcation de la violence

symbolique légitime au travers par exemple de l’école ; là aussi une tension

fondatrice privée/publique, proche/lointain, famille/institution traverse ses

modalités de mise en place non seulement selon les espaces nationaux, mais même

au sein de chaque espace national et y compris dans le cas français où l’Etat n’a

jamais eu de monopole d’éducation même dans ses phases les plus militantes ou

révolutionnaires et pas seulement quand on remonte dans le temps ni dans les ordres

d’enseignement.

Quelle noblesse d’Etat ?

Un autre problème se pose quant à la question de la construction de la légitimité

dans le cas français notamment. Comment celle-ci est-elle incarnée et produite par

des groupes spécifiques qui agissent par délégation, dans un premier temps, du

souverain, en tant que double corps, (au sens du « double corps du roi ») puis, après

la rupture avec l’Etat monarchique, d’entités abstraites : nation, République, Etat ? Là

aussi, Bourdieu me semble souvent établir des continuités transhistoriques

discutables pour la France en fonction de son schéma d’ensemble. J’ai en particulier

beaucoup de mal avec la notion de noblesse d’Etat qu’il a construite avant le cours

dans le livre qui porte ce titre à propos de la haute fonction publique française

contemporaine (1989) et qu’il tend à projeter rétrospectivement sur tous les groupes

de juristes, de magistrats, de grands commis de la monarchie et plus globalement de

  19  

la noblesse de robe d’Ancien Régime. De tous les travaux que j’ai pu consacrés aux

élites et en particuliers aux élites administratives et aux professions juridiques d’un

long XIXe siècle10, il résulte qu’il y a plus de discontinuité que de continuité entre ces

groupes qui formellement utilisent chacun à leur manière la légitimation par l’intérêt

général et public. Chaque rupture de régime a permis via les épurations, les

révolutions, les changements des réseaux de protection politique ou la mise en place

de nouvelles formes d’évaluation du capital social et culturel nécessaire pour

l’occupation des postes au sommet de l’Etat (passage de la recommandation, du

népotisme, voire de l’achat de charge, aux examens et concours) de faire monter

certains groupes et régresser d’autres qui se reconvertissent plus ou moins facilement

dans d’autres champs. Sans doute, retrouve-t-on à chaque fin de régime l’émergence

de nouvelles formes de transmission dynastique ou de passe droit contraires à l’idéal

public dont ces groupes se réclament en principe ; V. Wright par exemple l’a montré

pour la fin du Second Empire, d’autres pour la fin de la troisième République. Ce que

Bourdieu a défini comme noblesse d’Etat pour les années 1970-80 se relie à la même

pathologie qui réapparaît pour la Cinquième République vieillissante. Mais comme

la France, malgré la croissance exponentielle des postes de la haute administration,

reste fondamentalement un Etat centralisé où l’accès aux postes les plus stratégiques

passe par des protections politiques, l’accaparement prolongé de l’Etat par une

majorité politique fait naître immanquablement des frustrations internes aux groupes

également légitimes pour accéder à ces positions. D’où des tentatives quand le

changement se produit pour modifier les règles du jeu en faveur du groupe

provisoirement dominant ou en inventant des dérivatifs nouveaux (pantouflage,

nouvelles administrations, nouveaux échelons de postes, carrières internationales).

Ce conflit récurrent sur les règles du jeu rend difficile à mon avis l’usage d’un terme

uniforme comme « noblesse » pour désigner les participants sans cesse renouvelés à

ces luttes de prestige et de redéfinition des périmètres des fonctions de l’Etat.

                                                                                                               10 C. Charle, les hauts fonctionnaires en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1980 ; « Les grands corps » in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, III, Les France tome 2, Paris, Gallimard, 1992, pp. 195-235 ; « Les élites étatiques en France, XIXè-XXè siècles », dans Bruno Théret (éd.), L'Etat : le souverain, la finance et le social, Paris, La Découverte, 1995, pp. 106-154 « La bourgeoisie de robe en France au XIXème siècle », Le Mouvement social, n°181, octobre-décembre 1997, pp. 52-72.

  20  

Toutes ces remarques soulignent que ce cours ouvre à la fois des voies nouvelles

mais n’apporte pas, comme tout cours, la théorie complète et exhaustive, que le

dialogue histoire sociologie est plus que jamais nécessaire mais sur des bases

renouvelées et non des querelles anciennes, que le comparatisme si décrié de divers

côté aujourd’hui au nom de paradigmes attrape tout est plus que jamais nécessaire et

particulièrement difficile dans l’état de parcellisation des travaux, et que moins que

jamais il ne faut dialoguer avec Bourdieu comme on glose sur un « classique » mais

toujours pour lui appliquer la même exigence critique qu’il appliquait lui même à

tout et à lui-même.

3) BOURDIEU ET LA SCIENCE DES OEUVRES : MANET

L’ouvrage qui va sortir prochainement intitulé Manet : une révolution symbolique

regroupe des textes élaborés par Pierre Bourdieu sur plus d’une décennie. Le

manuscrit du livre inachevé, qui suit les cours du Collège de France a probablement

été principalement esquissé ou écrit à la fin des années 1980 et au début des années

1990 en même temps que Les règles de l’art (publié en 1992), dont il aurait dû faire

partie selon le projet initial qu’annonçait P. Bourdieu lui-même dans certains

passages d’articles ou interventions, publiés dans les années 1980. Ils comportent

d’ailleurs des développements communs ou des esquisses de ces futurs

développements sur le champ littéraire et artistique dans le droit fil de l’article

fondateur « Le marché des biens symboliques », publié dans l’Année sociologique en

197111. Les cours retranscrits du Collège de France, professés les deux avant

dernières années (en 1998-99 et 1999-2000), s’appuient largement sur les principales

thématiques de ce manuscrit même s’ils les abordent selon une logique différente et

de manière plus dialectique du fait d’une interaction poussée avec l’auditoire. Ce

dernier est en effet régulièrement invité à poser des questions ou à soulever des

problèmes qu’un exposé dogmatique laisserait dans l’ombre. Cette méthode illustre

la volonté de remise en cause permanente que j’évoquais dans l’introduction.

                                                                                                               11 L’Année sociologique, série 3, vol. 22, 1971, p. 49-126. La première mention du futur projet figure dans l’Annuaire du Collège de France, 1982-83, p. 523 : « on s’est attaché à l’analyse d’un cas particulier, celui du champ littéraire et artistique en France à la fin du XIXe siècle (qui fera l’objet d’une prochaine publication) », soit dix ans avant Les Règles de l’art ; la première publication sur Manet et la révolution symbolique du champ artistique date de 1987 (« L’institutionnalisation de l’anomie » Cahiers du Musée national d’art moderne, 19-20, juin 1987, p. 6-19). Manet n’est pas cité en revanche dans l’article de 1971.

  21  

On ne doit pas s’étonner de ces reprises, de ce réemploi, de cette réélaboration

constante qui établit une circulation entre ces divers textes. Eux-mêmes ont été

préparés par des conférences, des interventions à des séminaires ou des colloques,

voire des articles publiés, au statut inégalement visible ou scientifique. Pierre

Bourdieu a toujours procédé ainsi pour la plupart de ses grandes œuvres et l’a même

théorisé et justifié, bien loin de l’image dogmatique que certains ont voulu figer de

son travail et contre laquelle il a dû souvent se défendre :

« Mon travail est une éternelle reprise, une reprise sans fin. Il y a quelque chose de trompeur dans les textes finis, définitifs, ou même “ hyperfinis ”, si je puis dire, comme La Reproduction (je parle de la première partie), où tout est fait pour faire disparaître toutes les traces de l’hésitation, de la rature, en un mot, du brouillon12. »

Cette longue quête de la meilleure formulation en l’occurrence ne sera jamais

couronnée par l’œuvre « hyperfinie ». Cette volonté de repousser délibérément les

frontières du possible sociologique à propos du champ artistique et de la science des

œuvres d’art ne s’explique pas seulement par la conscience de la difficulté d’un tel

sujet qui confronte à un lieu social entouré de sacralité malgré les apparences d’une

extrême anomie, résultat ultime de la révolution symbolique enclenchée par Manet

et ses amis ou successeurs. Il s’agit certes de démontrer à travers un ensemble

d’œuvres d’art (et non plus comme pour le champ littéraire ou dans L’ontologie

politique de Martin Heidegger à propos de « textes ») la possibilité de cette « science des

œuvres » proposée par la troisième partie des Règles de l’art. Surtout, il s’agit

d’élaborer la théorie de la « révolution symbolique », elle-même mise en série avec

d’autres révolutions symboliques évoquées à propos d’autres champs et notamment

du champ religieux, premier espace social à partir duquel Bourdieu avait élaboré

certains schèmes d’analyse ou concepts qu’il réadapte à ce nouvel espace paradoxal

de « production de la croyance »13.

                                                                                                               12 P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Entretien sur l’esprit de la recherche », in Y. Delsaut et M.-C. Rivière, Bibliographie des travaux de Pierre Bourdieu, Pantin, Le Temps des Cerises, 2002, p. 193. 13 P. Bourdieu, « Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », Archives européennes de sociologie, XII, n°1, 1971, pp. 3-21 et « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de

  22  

Mais, entretemps, ce passage de la théorie générale à l’artiste et à l’auteur singulier

qu’il avait déjà réalisé pour la littérature en ouvrant délibérément Les Règles de l’art

sur une analyse de Flaubert et de L’Education sentimentale se heurtait à des problèmes

spécifiques. Ils expliquent pourquoi, d’une part, P. Bourdieu a dû séparer les

analyses du champ artistique et de Manet de celles du champ littéraire et de Flaubert

et, d’autre part, se prémunir contre un réflexe bien ancré chez tous les écrivains ou

théoriciens parlant de peinture ou d’art avant lui : le recours, selon le penchant

naturel de l’habitus scolastique, à la métaphore fallacieuse de la « lecture ». Quand

un critique, un écrivain, un philosophe commente ou analyse une œuvre littéraire, en

propose une « lecture », il opère dans un continuum d’espace-temps linguistique et

culturel. Il mesure ses compétences rhétoriques et son inspiration interprétative à

celle des auteurs choisis puisque la formation à l’écriture littéraire, en France, passe

depuis des siècles par le commentaire, l’imitation, l’interprétation, la parodie, le

pastiche, la critique des œuvres antérieures. Les purs produits de la tradition

littéraire française (soit presque tous les grands écrivains ou philosophes depuis

Diderot jusqu’à Foucault en passant par Baudelaire, Zola, Mallarmé, Apollinaire,

Proust, Claudel, Valéry, Malraux, Merleau-Ponty ou Sartre) prétendent appliquer

aux œuvres d’art et aux artistes les mêmes procédés dérivés d’un tout autre univers.

Mais ils ne peuvent, selon Bourdieu, que trahir, détourner, l’œuvre ou l’artiste de ses

fins propres, même quand ils affirment le plus solennellement rendre hommage à

l’autonomie ou à l’irréductibilité de l’œuvre. Maintes fois, le manuscrit comme les

cours dénoncent ce travestissement qu’impose le « lector » au véritable « auctor ». Il

éloigne toujours plus du « faire » et du travail pratique de l’artiste, de la spécificité

de l’interaction entre un habitus singulier et le champ artistique à un moment donné

qui se traduit ici par un « faire » et non un « dire ». L’interaction ne passe pas par la

langue écrite (et ses règles beaucoup plus rigides que celles de l’acte pictural), mais

par l’élaboration d’un nouvel œil et de nouveaux gestes, sans cesse repris au fil des

œuvres ou esquisses et dans un rapport visuel ou pratique implicite ou explicite aux

autres œuvres contemporaines ou consacrées par rapport auxquelles chaque artiste

entend se situer ou s’affirmer.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         sociologie, XII, n°3, 1971, pp. 295-334 ; « La production de la croyance: contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, février 1977, pp. 3-44.

  23  

Ce mariage forcé art/littérature est le produit lui-même d’un long rapport de

domination symbolique imposé par les hommes de plume aux hommes de la toile ou

du ciseau, depuis pratiquement la Renaissance. Il est à l’origine de l’essentiel de ce

qui a tenu lieu jusqu’ici de discours sur l’art, voire de théorie esthétique et constitue

un obstacle majeur à la science des œuvres, telle que la conçoit Bourdieu. Pour

affirmer symboliquement la rupture, le sociologue se devait de dissocier en deux

ensembles discursifs distincts la genèse et la structure du champ littéraire (les Règles

de l’art), de la genèse et de la structure du champ artistique moderne autonome (le

manuscrit sur Manet et le cours). Ce n’est qu’au prix de cette séparation que les deux

ensembles donneraient ses fondements à la future science des œuvres tout en

respectant les spécificités des divers champs. Il s’agissait ainsi de rompre

radicalement avec les manières de faire antérieures et de démontrer la capacité de la

sociologie à rendre compte des spécificités des différents champs sans renoncer à une

théorie d’ensemble. Cette double ambition difficile à concilier sans sacrifier la

dimension monographique à la dimension généralisante sert d’argument négatif à

tous ceux qui récusent un tel projet comme l’expression d’une hubris scientiste.

En même temps cette option logique est sans doute en partie responsable de

l’inachèvement final de l’entreprise. Elle impliquait d’abord de rejeter toute une

tradition littéraire du commentaire des grands artistes par les grands auteurs,

illustrée tout récemment encore par les conférences consacrées à Manet par Michel

Foucault14, auquel Bourdieu rend, malgré tout, hommage tout en marquant ses

distances avec lui par toutes les opérations préalables de mise en place du cadre

social et historique, de la biographie sociale construite (de Manet mais aussi de ses

contemporains et prédécesseurs) et de la prise en compte de l’espace des conflits et

des scandales provoqués dans toute la critique d’époque. Foucault lui se dispense de

ces longs préalables factuels dans la plus pure tradition lettrée de l’intuition et de la

communion esthétiques.

Inversement, ce choix de conférer un rôle central à un artiste singulier et d’étudier la

révolution symbolique de l’art moderne exposait au risque de la plongée sans fin

                                                                                                               14  M.   Foucault,  La   peinture   de  Manet   (1971)     suivi   de  Michel   Foucault,   un   regard,     sous   la   direction   de  Maryvonne  Saison,  n.  éd.,  Paris,  Le  Seuil,  2004.  

  24  

dans la littérature d’érudition et d’analyse, biographique, iconologique ou autre qui

entoure, comme un halo et une gangue, l’accès à tout peintre aussi consacré et

maintient à distance le béotien sociologue ou historien qui peut toujours être pris en

flagrant délit de naïveté ou d’ignorance des « derniers acquis de l’érudition ». Fidèle

au principe de la double historicisation – et la longueur même de l’élaboration de ces

textes en témoigne - P. Bourdieu a abordé de front cette masse de travaux pour la

réélaborer et la mettre au service de sa théorie générale. Sans doute, les spécialistes

pourront-ils toujours trouver des oublis même en tenant compte de la distance

chronologique qui nous sépare maintenant du moment d’écriture initial (près de

vingt ans). L’historien auteur de ces lignes peut parfois tiquer sur certaines

interprétations historiques un peu datées ou qui n’ont peut-être pas la valeur

explicative que leur prête l’auteur du Sens pratique15. En même temps, même quand

Bourdieu force un peu les faits pour corroborer certains schèmes, il a le mérite de

faire jaillir de nouvelles questions que les historiens d’art comme les historiens n’ont

toujours pas résolues ou commencent seulement à se poser16. C’est là ce qui justifie

son entreprise : grâce à sa rigueur, la proposition théorique d’ensemble oblige à

repenser des notions trop simples ou des relations non remises en question par

routine.

On en pointera ici trois principales :

La première est bien sûr celle de « révolution symbolique », notion qui désigne à la

fois un changement majeur du mode de représentation du monde et des conditions

de production de ce mode de représentation.

La seconde est de comprendre pourquoi les transformations du champ artistique

français ont précédé celle des autres champs artistiques (qu’il s’agisse d’autres arts

ou des champs artistiques d’autres pays). Répondre à cette question implique donc

une démarche comparative et l’étude du rapport aux autres champs artistiques

nationaux, chantier en plein essor de la recherche mais encore lacunaire.

                                                                                                               15 Je pense en particulier aux vertus révolutionnaires supposées que Bourdieu attribue à certains moments à la bohème comme élément d’accompagnement et premier public possible des hérétiques qui contestent l’ordre symbolique établi. 16 Voir notamment les nouvelles recherches sur les stratégies de vente et les spéculations des marchands sur les œuvres de Manet ou d’autres peintres qui permettent de sortir de l’alternative simpliste ou romantique traditionnelle entre « peintre maudit » et spéculateur (voir par exemple Simon Kelly, « Quel marché pour Manet? » in Stéphane Guégan (dir.), Manet inventeur du moderne, Gallimard, Musée d’Orsay, 2011, p. 57-69).

  25  

La troisième est la volonté de passer d’une esthétique de la réception à une

esthétique « dispositionnaliste ». Elle entend rompre avec l’herméneutique inspirée

ou le placage historiciste d’éléments externes qui court-circuite la logique formelle de

la construction de chaque œuvre spécifique et ses relations aux œuvres antérieures et

postérieures.

Qu’est ce qu’une révolution symbolique en peinture ?

Le choix de centrer la théorie de la révolution symbolique autour de Manet et de son

époque remonte aux années 1980. Ce n’était pas encore le parti présent dans l’article

intitulé « le marché des biens symboliques » où P. Bourdieu reliait cursivement

l’avènement de la peinture pure et d’un champ de production restreint avec le

mouvement impressionniste17. Il est défini génériquement en suivant encore à

l’époque le modèle simplificateur (qu’il critique dans le cours comme dans le

manuscrit) établi par Cynthia et Harrison White dans Canvases and Careers, livre

souvent cité (avant sa traduction française tardive en 1991) par Bourdieu dans de

nombreux articles depuis les années 197018.

Cette réorientation doit se relier au contexte du champ culturel de la deuxième

moitié des années 1980. Il est marqué par la grande exposition du Grand Palais

consacrée à Manet à l’occasion du centenaire de sa mort (1983), par l’ouverture du

musée d’Orsay (1986) dont le projet initial, sinon la réalisation, était une relecture

historiciste et non plus avant-gardiste de la période 1848-1914 avec la mise en vis-à-

vis des « pompiers » et des dissidents. Le dispositif scénographique et symbolique

majeur y réside dans la coprésence, au rez-de-chaussée de l’ancienne gare, des

Romains de la décadence de Thomas Couture, le premier maître de Manet, de l’Atelier

du peintre et de l’Enterrement à Ornans de Courbet et des tableaux de la collection

Moreau-Nélaton dont Le Déjeuner sur l’herbe. L’arrivée à Orsay de celui-ci et

d’Olympia est d’une certaine manière une trahison même du projet qu’avaient nourri

                                                                                                               17 P. Bourdieu, art. cit., p. 66. 18 Cet ouvrage publié en 1965 chez Wiley à New York a fait l’objet d’un compte rendu par Raymonde Moulin dans la Revue française de sociologie dès 1966 (vol. 7, n °3, p. 400-402). Il se relie plus à la problématique de l’émergence d’un marché de l’art libre qu’à une analyse proprement iconologique et symbolique du champ de la peinture. Il a fait l’objet d’une traduction française en 1991 seulement chez Flammarion, assortie d’une longue préface de Jean-Paul Bouillon dont les travaux sur les sociétés d’artistes inspirent par ailleurs certains passages importants du manuscrit et du cours de Bourdieu.

  26  

Monet et ses soutiens quand ils ont ouvert en 1890 une souscription pour l’achat

d’Olympia afin que l’icône de la rupture moderne figure dans les collections de l’Etat,

ce qui signifiait pour eux sa présence finale au Louvre, non loin de Delacroix, Ingres

et David19, donc dans la grande tradition française et non dans un musée « annexe »

comme l’était déjà à leur époque le musée du Luxembourg, équivalent structural,

mutatis mutandis, du Centre Pompidou aujourd’hui. C’est aussi l’époque dans

l’histoire de l’art d’une réévaluation des « peintres pompiers » ou officiels20, de l’art

académique, de la multiplicité des tendances picturales de la deuxième partie du

XIXe siècle, non réductibles, comme dans la vulgate moderniste, à l’alternative

« nouvelle peinture », art officiel ou académique.

Cette réaction conservatrice ou cette relecture « post-moderne 21» de l’histoire de l’art

du XIXe siècle ne pouvait qu’insupporter l’auteur d’un Art moyen qui percevait

toutes les arrière-pensées politiques et sociales à l’œuvre depuis l’absorption de la

gauche de gouvernement dans le train train d’une politique culturelle de plus en

plus éclectique et dans une « gestion loyale » (et même plus que loyale, intéressée) du

capitalisme fin de siècle. Moins par attachement à la phraséologie révolutionnaire qui

caractérisait dix ans plus tôt toute une part, aujourd’hui assez oubliée, de la

production intellectuelle que par la perception d’un tournant historique général, qui

sera de plus en plus au centre de toutes ses interventions théoriques comme de ses

prises de position politiques après 198922. Ce nouveau regard éclectique et même

anti-moderne porté sur le XIXe siècle constituait plus qu’un changement de goût. Il

faisait partie d’un processus de restauration, contrepartie au plan symbolique et

                                                                                                               19 Exposée au musée du Luxembourg, la célèbre peinture entra au Louvre sur décision de Clemenceau, président du conseil en 1907. Il cédait aux instances de son ami Monet. La même année, grâce à la donation Moreau-Nélaton, le déjeuner sur l’herbe était accroché au Pavillon de Marsan. La révolution symbolique annoncée par la prophétie fulgurante de Zola dans sa célèbre brochure consacrée à Manet en 1867 trouvait sa conclusion au bout de 40 ans (Manet, catalogue de l’exposition du Grand Palais, sous la dir. de F. Cachin, Paris, RMN, 1983, p. 183). 20 Jacques Thuillier, Peut-on parler d’une peinture pompier ?, Paris, PUF, 1984, livre cité dans la leçon du 19 février 1999 ; voir l’intéressant compte rendu de ce livre par P. Favre dans le numéro spécial de la Revue française de sociologie consacré à la sociologie de l’art et de la littérature (1986, vol. 27, n°3, pp. 569-572) et l’étude du processus de réhabilitation par Pascal Ory, «Comme si de rien ne fût’ ou la gloire des pompiers. Contribution à l’histoire du goût », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1992, pp. 127-147. 21 J’emploie ce terme ici au sens de remise en cause de l’idée de modernité du XIXe siècle. 22 Voir par exemple ses interventions dans les débats du jour à travers le supplément Liber (par exemple « L’histoire se lève à l’Est », 2, décembre 1989, p. 3) d’abord publié dans des grands quotidiens puis par Actes de la recherche en sciences sociales et d’autres revues européennes ou l’article « The Corporatism of the Universal : The Role of Intellectuals in the Modern World », Telos, 81, fall 1989, pp. 99-110, repris en postface dans les Règles de l’art.

  27  

culturel des réactions et contre-révolutions économiques, sociales et politiques, à

l’œuvre avec le développement du néolibéralisme, la poussée des mouvements

xénophobes et néoreligieux, etc.

Reprendre le dossier, apparemment modeste, d’une révolution culturelle du

passé, c’était vouloir rappeler a contrario où menait la liquidation de tous les acquis

d’une histoire politique, sociale, symbolique française fondée sur la notion de

rupture ou de critique que ces réactions conservatrices essayaient de balayer au nom

de la bientôt célèbre « fin de l’histoire », une fois le mur de Berlin débité en morceaux

coloriés de béton pour touristes en goguette. Dans le premier texte où il esquisse sa

définition de la révolution symbolique survenue en peinture, Bourdieu poursuit

l’analogie avec les grandes révolutions religieuses antérieures qui avaient fourni au

début des années 1970 les premières analyses menant à la théorie du champ

intellectuel :

« Une révolution symbolique (est) analogue dans son ordre aux grandes révolutions religieuses (…) ; de cette révolution de la vision du monde sont issues nos propres catégories de perception et d’appréciation, celles-là mêmes que nous employons d’ordinaire pour produire et comprendre les représentations23. »

Dans cette première contribution, Manet joue un rôle mais il est cité

conjointement avec Courbet et les impressionnistes, sans privilège particulier. Ce

sont surtout les réactions de scandale et d’incompréhension qui permettent de

retrouver les attentes esthétiques antérieures à la révolution symbolique que lui et

ses homologues vont produire. Dans Les Règles de l’art, Manet apparaît 17 fois dans

l’index, trace de l’ancien projet de livre conjoint sur le champ artistique et littéraire.

Certains passages sont d’ailleurs repris de façon proche dans le manuscrit publié

dans ce volume, signe qu’il s’agit bien d’une strate d’écriture antérieure au

changement d’orientation du projet. Les révolutionnaires symboliques Flaubert,

Baudelaire ou Manet apparaissent comme hésitants devant leurs propres audaces et

parfois prêts à pactiser avec les institutions (p. 96). Ils sont mis en série (« Courbet

qui, mutatis mutandis est un peu à Manet ce que Champfleury a été à Flaubert »). Ce

                                                                                                               23 P. Bourdieu, « L’institutionnalisation de l’anomie », art. cit., p. 6. Le début du cours reprend en grande partie cette analyse : « Nos catégories de perception et d’appréciation, celles que nous employons ordinairement pour comprendre les représentations du monde et le monde lui-même, sont nées de cette révolution symbolique réussie. » (cours du 6 janvier 1999, voir p. ??)

  28  

sera beaucoup moins le cas dans l’actuel volume où Bourdieu a tendance à minimiser

le rôle de Courbet par rapport à celui Manet, parce qu’il lui apparaît prêt à faire des

concessions esthétiques tout en pouvant paraître plus radical en politique ou dans

ses comportements sociaux24. Les dissidents de l’ordre symbolique établi ont partie

liée, au moins aux yeux des conservateurs, avec d’autres formes de subversion en

particulier politique ou morale (p.141), ils doivent maîtriser l’histoire du champ pour

pouvoir le subvertir (p. 149), rompre avec les conventions les plus ancrées comme la

perspective ou l’unité de point de vue. Pour autant, dans Les Règles de l’art comme

dans le présent livre, Bourdieu met en garde contre l’interprétation classiquement

romantique des termes « révolution » ou « révolutionnaire ». Fixer une date, attribuer

à un individu ou à un groupe tout le mérite du travail de rupture, c’est sous-estimer

bien des facteurs généraux nécessaires. C’est notamment oublier les décalages entre

les champs, les publics, les pays. Ces décalages peuvent produire des dynamiques

aussi bien positives que négatives. L’autonomisation du champ artistique et en

particulier des révolutionnaires symboliques n’est jamais un trend uniforme ni

garanti :

« En évoquant le rôle révolutionnaire de Manet (comme ailleurs celui de Flaubert et Baudelaire) je ne voudrais pas encourager une vision naïvement discontinuiste du champ » met en garde l’auteur (p. 191).

Suit alors tout un développement sur les potentialités du romantisme dans la

remise en cause de la peinture académique dont l’emprise apparaissait pourtant

formidable dans l’article de 1987 et qui occupe de nouveau une place forte dans le

manuscrit (sans doute plus marquée même que la vision plus nuancée des p. 194-195

des Règles de l’art). Ce point est plus nuancé à son tour dans les cours postérieurs du

Collège de France où il rejette l’alternative simpliste continu/discontinu :

                                                                                                               24 Pour une réévaluation du rôle de Courbet notamment avec son tableau L’Atelier du peintre (1855), voir C. Charle, Discordance des temps, une brève histoire de la modernité, Paris, A. Colin, 2011, pp. 183-200. La différence de climat politique entre les années 1850 et les années 1860, moments d’arrivée respectifs sur le devant de la scène des deux peintres est un facteur à mon avis qui n’est pas assez pris en compte dans les comparaisons qu’esquisse Bourdieu à leur propos, pleinement conscient pourtant de la dimension très politique du projet de Manet (voir les passages sur l’exécution de Maximilien, tableau interdit d’emblée par le pouvoir napoléonien). Il ne faut pas oublier que Courbet peint à une époque d’extrême censure après le coup d’Etat de 1851 et doit donc recourir au travestissement et au double jeu ce qui explique qu’il puisse paraître aujourd’hui moins radical que Manet si l’on oublie ce contexte d’extrême contrainte.

  29  

« Il faut donc, me semble-t-il, rompre avec l'alternative continu/discontinu, rompre avec une spécification de cette alternative : d’une part, le mythe de la rupture radicale et du créateur incréé, et d’autre part le mythe de la continuité absolue du créateur qui n'a rien trouvé25. »

Ces balancements entre les diverses formulations révèlent la complexité de la

notion de révolution symbolique. Prise dans l’acception la plus large, elle suppose un

travail de longue durée et l’accumulation d’une série de ruptures et de remises en

cause qu’un seul tableau, un seul scandale, un seul peintre, si central soit-il, ne

suffisent pas à réaliser puisqu’il faut des relais dans les journaux, des conversions de

premiers fidèles dont les aspirations convergent avec celles des hérésiarques, des

moyens de survie pour les hérésiarques en attendant que la durée modifie

durablement les structures de perception de leurs œuvres dans des cercles de plus en

plus larges. Plus l’anomie l’emporte, plus la logique de surenchère rend la rupture

coûteuse et risquée. La probabilité diminue donc que des individus dotés des

capacités de « tenir » apparaissent alors que la concurrence s’exacerbe et que les

épigones inventent des formules adoucies des premières ruptures qui brouillent les

véritables lignes de partage, comme on le voit avec certaines variantes internationales

de l’impressionnisme, proches d’un nouvel académisme dès les années 189026. Au

même moment les néo-impressionnistes ou les peintres maudits (Cézanne, Gauguin,

Van Gogh) restent en marge à leur tour et ne connaissent la reconnaissance qu’au

début du XXe siècle lorsque de nouvelles avant-gardes les choisissent pour ancêtres.

Pourquoi la France ?

Parmi les aspects que Bourdieu aurait certainement développés, s’il avait pu achevé

l’ouvrage, il est probable qu’il aurait mis encore plus en valeur les spécificités du

mode de fonctionnement puis de dérèglement du champ artistique français en le

comparant à ceux d’autres pays. Dans le cours comme dans le manuscrit, il esquisse

cette comparaison en s’appuyant sur un ouvrage ancien de Géraldine Pelles, un peu

                                                                                                               25 Cours du 2 février 2000, p. 297. 26 Zola lui-même déplorait en 1896 cette mode généralisée de la « nouvelle peinture » sans comprendre d’ailleurs les nouvelles tendances (« Tous des Manet alors, tous des Monet, tous des Pissarro ! » (Le Figaro, 2 mai 1896 repris in Mon Salon, Manet, Ecrits sur l’art, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p.372) ; Béatrice Joyeux-Prunel, Nul n’est prophète en son pays » ? L’internationalisation de la peinture avant-gardiste parisienne (1855-1914), Paris, Musée d’Orsay, Nicolas Chaudun, 2009, p. 54 et s. et cours p. 302.

  30  

décalé par rapport à une bibliographie récente en plein essor27. Il explore cette piste

indirectement aussi en insistant sur les liens entre le régime auquel est soumis le

champ artistique et les spécificités des formes de l’Etat en France et sur le caractère

très politique de tous les débats esthétiques français, que ce soit à l’époque de Manet,

au moment du romantisme, de la révolution de 1848 ou des réformes introduites par

l’Empire libéral ou la troisième République. De toutes ces remarques disjointes, on

peut tirer l’hypothèse sous-jacente que si la France et en particulier Paris ont été des

lieux privilégiés des révolutions symboliques, pas seulement en peinture, c’est non

seulement à cause du tropisme centralisateur qui exacerbe les tensions entre peintres

établis et nouveaux entrants ou parce que l’Etat a eu beaucoup de mal à renoncer à

son rôle régulateur et intrusif mais aussi et surtout parce que la représentation de la

rupture révolutionnaire fait partie de longue date des répertoires d’action du champ

politique, du champ littéraire et, d’une façon dérivée, des autres arts dans la mesure

où ils dépendent de ces champs via les journaux ou les controverses de la sphère

publique.

Cette évidence, pour un pays où l’historiographie culturelle et intellectuelle est

structurée sur ce mode, n’en est plus une quand on examine d’autres pays européens

et pas seulement l’Angleterre. La mise en cause des traditions s’y produit également

(à des moments décalés et pas uniquement par imitation de la France) mais rarement

sur le mode d’une véritable « révolution symbolique », précisément parce que le

répertoire d’action « révolutionnaire » n’y jouit pas du même prestige, faute de

révolutions politiques durablement réussies. Dans ces pays, la référence implicite des

révolutions symboliques est encore souvent de type religieux du fait du caractère

fondateur des différentes Réformes des XVIe et XVIIe siècles et de l’attitude

différente des diverses églises concurrentes face au pouvoir symbolique des œuvres

d’art. C’est pourquoi, par exemple, les mouvements comme ceux des Nazaréens ou

des Préraphaélites se présentent comme des « retours à » une époque antérieure à

l’académisme classique. Il s’agit de redonner sa spiritualité à une peinture devenue

virtuosité, tout comme le catholicisme en crise à la fin du XVe siècle était devenue

                                                                                                               27 G. Pelles, Art, Artists and Society, Painting in England and France, 1750-1850, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1963. Voir les comparaisons dans le cours du 4 mars 1999, p. 215.

  31  

une pratique formelle avant sa contestation par les réformes religieuses en Grande

Bretagne ou dans les pays germaniques.

De plus, si des mouvements picturaux dans ces pays ont contesté également la

tradition académique, celle-ci ne jouissait pas du même monopole pour la formation

(faute d’un système de concours et d’écoles rigides), grâce à des réformes des

académies antérieures à celles survenues en France. La pluralité des modes d’accès à

la reconnaissance (grâce à un marché de l’art très dynamique et éclectique à

Londres28 ou à la pluralité des associations souvent privées de soutien aux arts)

atténuèrent aussi l’éventualité de chocs frontaux comme en France ou la

radicalisation des « hérésiarques » sortis du système. Les véritables contestataires

artistiques dans les autres pays (souvent plus tardifs) ont fréquemment partie liée

avec certains cercles français d’avant-garde si bien qu’ils doivent se défendre contre

l’accusation d’être des « traîtres » aux nations récentes comme l’Allemagne et l’Italie

soucieuses de s’émanciper de l’hégémonie artistique de Paris.

Ces notations cursives appelleraient des travaux plus systématiques et plus amples.

Des recherches récentes vont dans ce sens, même si c’est plutôt en terme de

« circulations » ou de « relations » qu’à partir d’un modèle structural de comparaison

des champs artistiques pour lesquels le cadre national n’est pas forcément le plus

adapté dans une Europe aux structures étatiques hétérogènes. Des recherches

prometteuses à partir des stratégies d’exposition à l’étranger (ou plusieurs

nationalités peuvent se retrouver), de l’étude conjointe de centres artistiques

assimilés partiellement à des champs autonomes, ou de l’observatoire des revues

culturelles ou artistiques pourront mieux mettre en oeuvre le programme esquissé ici

par Bourdieu29.

                                                                                                               28 Pamela Fletcher & Anne Helmreich (eds), The Rise of the Modern art Market in London 1850-1939, Manchester, Manchester University Press, 2011. 29 Au sein d’une bibliographie de plus en plus étendue, voir notamment les travaux de Béatrice Joyeux-Prunel, en particulier « Nul n’est prophète en son pays » ? op. cit.; C. Charle (dir.), Le temps des capitales culturelles XVIIIe-XXe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2009 ; La circulation des œuvres d'art 1789-1848, The circulation of works of art in the revolutionary era, sous la direction de Roberta Panzanelli et Monica Preti-Hamard, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Paris, Institut national d'histoire de l'art, Los Angeles, Getty Research Institute, 2007; Robin Lenman, Artists and Society in Germany, 1850-1914, Manchester, New York, Manchester U. P., 1997; Nicolaas Teeuwisse, Vom Salon zur Secession. Berliner Kunstleben zwischen Tradition und Aufbruch zur Moderne 1871-1900, Berlin, Deutscher Verlag für Kunstwissenschaft, 1986, etc.

  32  

Fragments d’esthétique « dispositionnaliste »

Le dernier point sur lequel la tentative de Bourdieu se distingue des formes

antérieures de sociologie de l’art, c’est l’affirmation d’une théorie esthétique

« dispositionnaliste » en cohérence avec les choix de méthode adoptés pour rendre

compte de la trajectoire et de l’œuvre de Manet. La relation entre science des œuvres,

sociologie du champ artistique, histoire des transformations des positions

symboliques et esthétiques a toujours été le point le plus problématique des

tentatives antérieures de sociologie historique de l’art. Le manuscrit comme les cours

y reviennent à plusieurs reprises et bousculent les habitudes d’exposition les mieux

ancrées. Ils font intervenir, dans le cours même des analyses sur les moments

critiques, les prises de position ou les controverses, des analyses qu’on pourrait

qualifier d’internalistes, même si précisément Bourdieu tente de surmonter cette

séparation artificielle interne/externe reposant sur les erreurs de perspective héritées

des traditions historiographiques : le fétichisme du créateur « incréé », le culte de

l’œuvre singulière ou, à l’inverse, la recherche infinie des « sources », influences,

références iconographiques explicites ou implicites qui transforme chaque œuvre en

rébus ou en palimpseste où chaque analyste corrige ou complète le déchiffrement

antérieur pour marquer sa virtuosité et contester les « lectures » initiales. La difficulté

à sortir de ces travers scolastiques est redoublée dans le cas de Manet par

l’accumulation des commentaires sur les commentaires, le jeu infini des échos et des

discussions sur les détails qui caractérisent toute une part de la production

accumulée au fil des décennies et des « relectures » sur un artiste de premier plan.

L’esthétique « dispositionnaliste » trace la voie étroite pour échapper à ces pièges

des « lectures » ou réinterprétations indéfinies grâce au critère des cohérences

dégagées à partir de la socioanalyse de l’habitus. Cette dernière ne peut produire ses

effets interprétatifs qu’en tenant compte de l’espace des possibles à tel moment de la

trajectoire ou de la situation du champ artistique. Manet se situe d’abord face aux

maîtres anciens ou modernes qu’il accepte ou rejette, puis par rapport à la

thématique de la mise en forme d’une esthétique de « la vie moderne » que

Baudelaire et d’autres écrivains proposent aux peintres comme nouvel horizon dans

leurs écrits critiques à la fin des années 1850 et enfin dans l’ambition de reprendre

  33  

autrement tous les grands genres qui fondaient l’esthétique académique pour les

subvertir, du nu (Olympia), à la scène de genre (le déjeuner sur l’herbe) sans oublier la

scène religieuse (le christ mort et les anges) ou le tableau historique (l’exécution de

Maximilien). Il ne s’agit pas pour autant de refaire une biographie artistique classique

ou une analyse périodisée des styles ou des manières (ce qui ferait revenir à la lecture

externe). Il faut toujours repartir du faire du peintre qui filtre son choix des possibles

et saisir le jeu des allusions aux compétiteurs antagonistes ou homologues du

champ artistique à un moment donné :

« Le champ artistique est le lieu d’une lutte dans laquelle les formes sont à la fois des instruments et des enjeux ; chaque nouvel entrant se trouve affronté à un espace des formes possibles par rapport auxquelles il doit se définir et qui sont comme autant de défis30. »

Ici aussi, faute d’achèvement du livre ou de reprise définitive des cours, nous

n’avons souvent que des exemples d’analyse partielle d’œuvres inspirées de ces

principes et qui auraient dû être reprises et systématisées. Elles suggèrent déjà

beaucoup, en particulier par leurs critiques souvent rudes des travers de certains

historiens, historiens d’art ou commentateurs inspirés qui laissent trop vagabonder

leur imagination acritique sans principe régulateur. Elles proposent une piste

ambitieuse qui donne le vertige quand l’auteur écrit « il faut sociologiser

l’iconologie » ou plus profondément encore :

« Le travail formel est l’occasion d’une sorte d’anamnèse pratique qui incarne dans des formes sensibles des déclencheurs ou des moteurs symboliques propres à mettre en mouvement, à leur tour, les « inconscients historiques » des récepteurs, produisant un effet de séduction ou de scandale31. »

***

« Manet, et manebit », (il reste et restera) : jouant en latin sur les noms et les mots,

Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du mal, avait choisi cet ex-libris pour Manet en

187432. Cet opus infinitum sur Manet et la révolution symbolique en art restera non

                                                                                                               30 P. Bourdieu, manuscrit inédit, p.122. 31 Ibid., p. 124 32 F. Cachin, op. cit., p. 13.

  34  

comme un monument, un chef d’œuvre intouchable (tout lecteur de l’essai de Max

Weber sur la profession de savant connaît ce côté tragique de toute œuvre

scientifique, elle travaille à son propre dépassement). Grâce à lui, nous pénétrons au

cœur de l’atelier du sociologue, où l’auteur prend à parti le lecteur (et surtout les

autres auteurs) et souvent fend la cuirasse devant l’auditoire du cours. Comme dans

l’atelier d’un peintre, peintures presque achevées, esquisses entassées ou reprises,

fulgurances suggestives non transformées, rapprochements inattendus, ou

quelquefois incongrus, brouillons lacunaires et cristaux théoriques quasi parfaits

peuvent coexister entre allusions à l’actualité du jour presque triviale et discussions

philosophiques sans concession où Kant, Aristote, Wittgenstein, Mallarmé, Valéry et

les formalistes russes peuvent être mobilisés ou interpellés et recombinés en toute

liberté créatrice. Tout comme une sociologie de l’art selon Bourdieu doit parvenir à

approcher au plus près des conditions de possibilité et de probabilité du faire

artistique, ce livre feuilleté, à la fois n’en est pas complètement un mais suggère et

fait penser sans doute beaucoup plus qu’un livre traditionnel. Il fera discuter plus

longtemps que beaucoup de livres « finis » et, mieux qu’eux, nous donne accès, au

delà de toutes ses thèses et analyses globales ou singulières, à une pensée en acte et

en recherche de sa meilleure expression toujours provisoire.