Revue Proteus n°7 - Arts de la perturbation, juillet 2014

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art 1

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

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Revue Proteus no 7 – arts de la perturbation

Édito

En 2009, une exposition d’œuvres choisies au sein de la riche collection de la fondationFrançois Pinault avait pour titre : « Qui a peur des artistes ? » Une question à doublesens à l’heure où l’art contemporain en tant que phénomène culturel largement institu-tionnalisé semble à la fois susciter de la part du public indifférence et perplexité. Maisde quel art est-il question ? D’un art qui se signale par son propos politiquementengagé, d’un art qui montre ce que précisément on ne veut pas voir, ou bien d’un artdont la forme elle-même est inhabituelle ? Aucune réponse n’est apportée, laissant pla-ner sur la question un voile ironique : de quoi avoir peur alors même que la sélectionde la commissaire Caroline Bourgeois rassemble une somme rassurante d’artistes quiont une certaine visibilité médiatique (Damien Hirst, Cindy Sherman), dont le travailrencontre un large succès (Pierre Soulages, Andreas Gursky), et surtout qui produisent,et continuent de montrer leur travail selon la modalité la plus classique possible : celledes objets d’art ?

On est bien loin des pratiques qui dans les années 1950 ou 1970 ont profondémentbouleversé les limites du champ artistique, jusqu’à inquiéter notre compréhension de lacréation. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les mutilations photographiées de l’ac-tionniste viennois Rudolf Schwarzkogler ont à ce point marqué les esprits que la mortprécoce de l’artiste a alimenté la légende morbide d’un prétendu « suicide artistique ».

C’est ainsi que voulant vivre sur l’héritage d’un art qui bouscule les attentes dupublic, un nombre grandissant d’expositions emploie le terme « perturbation » pourmontrer la vitalité des formes artistiques et faire le relevé des audaces d’artistes. On letrouve alors comme titre d’une exposition de céramique contemporaine au muséeFabre de Montpellier (2012), ou bien plus récemment, au pluriel, pour l’expositionmonographique de Céleste Boursier-Mougenot, artiste qui réalise des installationssonores, au musée des Abattoirs de Toulouse (2014).

Néanmoins il devrait être clair, et c’est ce que ce numéro de Proteus s’attache àmontrer, que la perturbation intervient dans le brouillage du mode d’être de l’art etcelui de la réalité. C’est déjà ce qu’Arthur Danto avait tenté d’établir en analysant l’ir -ruption de réel dans la galerie, le lieu de l’institution. Mais il se pourrait que le plus per-turbant se déploie dans le sens inverse. Le critique d’art Michel Ragon, cité dans lecatalogue de l’exposition François Pinault, le soulignait déjà en notant : « Si l’art estencore dans quelques galeries et dans quelques musées, prenons garde de nous aperce-voir trop tard qu’il court dans les rues. » C’est aussi souvent sur Internet, cet autreespace public, que se développent les pratiques perturbatrices rapprochant l’art de nosusages virtuels quotidiens et opérant volontiers de façon discrète et furtive, à l’opposéde la tendance spectaculaire de beaucoup de pratiques dites artivistes.

Cécile MAHIOU et Benjamin RIADO

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Sommaire

Arts de la perturbation

Actualité de la perturbation, « concept élargi » de l’art : présentation du dossierCécile MAHIOU et Benjamin RIADO.......................................................................................................................... 4

Menace sur la réalitéRomain LOUVEL (UNIVERSITÉ RENNES II, ARTS : PRATIQUES ET POÉTIQUES )............................................................7

L’œuvre de la terreur – les limites de l’image après le 11 septembreSébastien GALLAND (UNIVERSITÉ MONTPELLIER III, CERPHI-ENS LYON).......................................................16

Perturbation artistique – ou la panique institutionnelleMaxence ALCALDE (ESADHAR LE HAVRE).......................................................................................................... 24

Un art imperturbable ? – Perturbation et marginalité dans la littérature française contemporaineMarie-Jeanne ZENETTI (UNIVERSITÉ LYON II, PASSAGES XX-XXI).......................................................................... 31

Perturbations textuelles de la vidéosurveillance dans l’art contemporainSophie LIMARE (UNIVERSITÉ BORDEAUX III, CLARE).......................................................................................... 40

Synergie perturbatrice entre danse et philosophie – Umwelt et Turba de la Compagnie Maguy MarinAnne PELLUS (UNIVERSITÉ TOULOUSE II, LLA CREATIS).................................................................................. 48

Arthur Danto, portrait du philosophe en artiste et critique – EntretienDavid ZERBIB (HEAD-GENÈVE/UNIVERSITÉ PARIS 1, CEPA)............................................................................58

Hors-thème

L’espace, le sujet, le langage – Dérive autour de quelques notes de Robert SmithsonVangelis ATHANASSOPOULOS (UNIVERSITÉ PARIS 1, ACTE)................................................................................... 65

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Actualité de la perturbation,« concept élargi » de l’art

PRÉSENTATION DU DOSSIER

De la perturbation, Paul Ardenne dit qu’elleengage « un acte polémique », dont la portée fac-tuelle ou symbolique peut être limitée : « déranger,oui, mais sans attendre forcément de cette initia-tive qu’elle fonde les prémisses d’une révolu-tion1. » La perturbation prendrait ainsi aujourd’huiles formes des multiples stratégies et tactiques quel’on désigne par le néologisme « artivisme », quifait signe vers ce brouillage revendiqué entre lacréation artistique et le message politique. Le tra-vail de Thomas Hirschhorn en est un bonexemple. Il y a maintenant 10 ans, l’artiste organi-sait au Centre culturel suisse de Paris un événe-ment retentissant intitulé « Swiss-swiss demo-cracy2 ». Ce dernier se présentait sous la formed’un forum dont le sujet était la démocratie, dansun dispositif élaboré par l’artiste. Des conférencesphilosophiques, la représentation d’une pièce dethéâtre écrite pour l’occasion, et la participationdu public invité à lire des textes sur le sujet de ladémocratie ont été organisés au sein de cetespace. L’artiste, qui était présent sur place pen-dant la totalité de l’événement, a pris à cette occa-sion une position politique explicite, visant lefonctionnement de la démocratie directe suissemais surtout dirigée ad hominem contre ChristianBlocher, un industriel millionnaire suisse élu augouvernement. Hirschhorn proclame alors dansun texte manifeste vouloir « en finir avec le fas-cisme rampant, Blocher, Haider, Le Pen, c’est lemême combat ». L’artiste souhaitait ainsi s’insur-ger contre les positions xénophobes et nationa-listes de ce politicien, et contre les institutionssuisses qui lui permettaient d’être élu. L’exposi-tion, qui dura huit semaines, fut un succès et vitdéfiler plus de 30 000 visiteurs. Ce sont les réper-cussions de l’exposition qui révèlent le trouble

1. Paul Ardenne, Art, le présent. La création plasticienne autournant du XXIe siècle, p. 387.2. Voir le site internet du Centre Culturel Suisse de Paris.<http://www.ccsparis.com/V1/projets/04-2004/>,consulté le 08/07/2014.

provoqué par l’artiste sur la scène politique suisse.À la suite de celle-ci en effet, une motion fut pré-sentée au Parlement pour diminuer les fondsalloués à l’organisation Pro Helvetia qui avait pro-grammé Hirschhorn à Paris. Le débat parlemen-taire sur le « cas » ou « l’affaire » Hirschhorn aporté autant sur la question de la valeur artistiquede l’œuvre du plasticien que sur celui du choix faitpar Ritter, le directeur du Centre Culturel Suisse,de le programmer3. À l’évidence, la perturbation,entendue comme volonté de remettre en cause leslimites entre l’art et le non-art – ici l’engagementculturel, social et politique – est centrale dans letravail de Hirschhorn, qui en fait l’un des ressortsde sa poïétique. Au-delà du message politiquedélivré à l’occasion de cet événement, l’artistetrouble aussi temporairement le « monde de l’art »qui lui offre pourtant sa visibilité conséquente enSuisse puisqu’il représentera ce pays à la Biennalede Venise en 2011, malgré les retombées de l’af-faire « Swiss-swiss democracy » – ou peut-êtreaussi à la faveur de celles-ci4.

Une telle posture artistique paradoxale n’estpas nouvelle et était déjà analysée par ArthurDanto dans un article célèbre de 1985, « Art etperturbation » qui fut ensuite repris dans sonouvrage L’Assujettissement philosophique del’art. L’enjeu de ce texte était d’analyser l’évolutiondes formes de création qui dérangent la logiquepropre à la reconnaissance institutionnelle de l’artcomme production culturelle autonome, et quidonc se développent « à la périphérie de ce qui

3. Les débats parlementaires sont retranscrits et consultablesen ligne. Voir notamment la 9e séance de la session d'hiver2004 consacrée au budget 2005.<http://www.parlament.ch/ab/frameset/f/n/4706/116257/f_n_4706_116257_116296.htm>, consulté le 08/07/2014.4. Cette exposition médiatique des convictions politiques del’artiste peut légitimement amener à se demander s’il n'y apas là une forme d'opportunisme. Cf. Maxence Alcalde,L’Artiste Opportuniste. Entre posture et transgression, Pa-ris, L’Harmattan, coll. Art en Bref, 2011, p. 66-67.

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était habituellement considéré comme les limitesde l’art ». Ces limites, le philosophe américain lesvoit notamment dans le développement de la per-formance, qu’il juge être un mélange gesticulatoireentre la peinture et le théâtre. Cette situation délé-tère de l’art flirtant avec le trouble de l’ordre – etmême le danger – a trouvé un point d’orgue avecles propositions extrêmes de l’artiste Chris Bur-den dans les années 1970, lequel a tiré à ballesréelles sur un avion de ligne, menacé une présen-tatrice de télévision armé d’un poignard, s’estétendu recouvert d’une bâche noire sur le bord dela route et couru le risque de se faire écraser parles automobilistes. Danto tenait de telles créations,et en particulier la dernière, intitulée Deadman, enmauvaise part. Il les vivait comme une menacenon seulement définitionnelle pour l’œuvre d’artmais aussi physique pour autrui. Dans l’entretienque nous publions, Arthur Danto explique àDavid Zerbib comment il a pu être amené à fuirune exposition de Bruce Nauman, insistant sur ladimension éminemment subjective de la perturba-tion ressentie par le spectateur.

Pour souligner le caractère excessif de cesdémarches, et donner une idée de la pente glis-sante sur laquelle s’aventurent certains artistes,Danto manie la dérision et imagine une œuvreintitulée Bomb, qui consisterait en une véritablebombe dont on ne saurait déterminer en se ren-dant à l’exposition si elle va ou non se déclencher.Le critique dénonce ainsi un faire spécifique auxartistes perturbateurs, qui menace la préservationde l’autonomie de la sphère artistique :

Dans l’art de la perturbation, l’artiste ne se réfugiepas derrière les conventions qui régissent le mondede l’art ; il ouvre un espace que les conventions ontpour mission de maintenir clos1.

Danto énonce à l’encontre de ces propositionsartistiques un jugement sévère. Il voit dans cespratiques perturbatrices une tendance régressivepropre à l’art contemporain, qui cherche à retrou-ver la dimension magique, incantatoire de l’art destemps anciens, et à effacer la distance et la réflexi-

1. Arthur Danto, L’Assujettissement philosophique de l’art,« Art et perturbation », C.-H. Schaeffer (trad.), Paris, Seuil,1993, p. 154.

vité qui caractérisent à ce point l’art modernequ’elles en ont signé sa fin – ou plutôt la fin del’histoire de l’art, précise Danto, aboutissement deson « assujettissement philosophique ». Si lesconsidérations du philosophe sur la dérive despratiques artistiques en gesticulations masturba-toires n’engagent que lui, elles pointent néan-moins ce qui est la ligne de force des perturba-tions actuelles : leur inscription dans la sphère dela réalité sociale, à la périphérie et même souventau-dehors de l’institution muséale voire enconfrontation avec elle. Quand l’artiste met à pro-fit l’autorité que lui confère son statut pour élabo-rer des pratiques qui s’inscrivent en dehors del’art, il dérange le spectateur comme le théoricien.Il use en effet des fonctions spécifiques de l’arttout en faisant porter une menace sur la préserva-tion de son autonomie.

C’est ainsi que les artistes en formulant despropositions à partir du réel, exhibent du mêmecoup le fonctionnement conventionnel de l’insti-tution art. Ces pratiques, en relevant le défi del’instabilité des définitions, en postulant – commele disait Joseph Beuys par exemple – un « conceptélargi2 » de l’art, présentent la création artistiquecomme la réception de l’œuvre en terme de para-doxe plus que de confrontation. Les définitionsessentialistes de l’art et de l’œuvre en effet nerésistent pas à l’examen de la complexité et descontradictions des usages ; il importe en effet decomprendre comment l’artiste peut créer desformes qui excèdent toute inscription dans unchamp identifiable et que néanmoins ces formessoient reconnues comme relevant de l’art.

Les propos de Danto, qui insiste sur son inté-rêt pour un artiste comme Douglas Huebler, pré-cisant qu’avec lui « on est en présence de l’art sans

2. J. Beuys voit dans les performances et happenings des ar-tistes proches de Fluxus, dont Allan Kaprow et RobertFilliou, des propositions qui contribuent à « « élargir l'an-cienne conception de l'art, pour la rendre aussi vaste, aussigrande que possible, et selon les possibilités, pour l'agrandirjusqu'à y englober toutes les activités humaines ». RobertFilliou, Enseigner et Apprendre, Arts Vivants (titre original :Teaching and Learning as Performing Arts), par R. Filliou etle lecteur, s’il le désire, avec la participation de John Cage,Benjamin Patterson, Allan Kaprow, Marcelle Filliou, Vera,Bjossi, Karl Rot, Dorothy Iannone, Diter Rot (sic), JosephBeuys, Paris/Bruxelles, Archives Lebeer Hossman, p. 178.

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le savoir, car il crée sans changer le monde, sansdéplacer quoi que ce soit1 », nous invitent à consi-dérer la perturbation moins comme une étiquetteartistique que comme un outil herméneutiquepermettant d’interroger à la fois la frontière épis-témique entre l’art et le non-art, et la frontièreépistémologique entre l’esthétique et les autreschamps disciplinaires. Les contributeurs du pré-sent numéro de Proteus se saisissent ainsi de laperturbation comme un problème posé à l’articu-lation de la théorie et de la pratique artistique.

Romain Louvel et Sophie Limare montrentainsi comment les artistes perturbateurs mettenten place des stratégies visant à intervenir directe-ment dans le réel. Le premier examine les possibi-lités offertes à l’artiste par la méthode sociolo-gique de la provocation expérimentale. L’enjeu decette posture critique est de faire apparaître l’ar-rière-plan structurel de la réalité sociale. SophieLimare quant à elle se penche de façon plus des-criptive sur les propositions artistiques qui ont encommun d’exhiber les dispositifs de vidéosur-veillance pullulant dans l’espace public.

La notion de perturbation permet à SébastienGalland et à Anne Pellus d’évaluer des proposi-tions artistiques contemporaines à l’aune d’uneffet réel sur le spectateur et ses attentes. Sébas-tien Galland part du constat que les événementsdu 11 septembre ont catalysé une tendance à lafétichisation des images. Il montre ainsi commentcertains artistes contemporains ont, par réaction àce phénomène, cherché à élaborer des stratégiesdéceptives à l’encontre du fonctionnement média-tique. Anne Pellus analyse du point de vue de laréception les spectacles de la Compagnie MaguyMarin, dont les expérimentations sur la scène deformes hybrides perturbe selon elle davantage lespectateur que certaines transgressions de l’ordresocial qui font aujourd’hui consensus dans lasphère de la danse contemporaine.

Enfin, Maxence Alcalde et Marie-JeanneZenetti posent plus spécifiquement dans leurscontributions la question du rapport de l’artisteperturbateur aux différents « mondes de l’art »dans lesquels il trouve sa légitimité. Les pratiquesartistiques sont en effet confrontées aux diffé-

1. Dans l’entretien publié dans ce numéro, p. 61.

rentes médiations qui leur donnent ou leurrefusent une visibilité dans le champ artistique oulittéraire. Maxence Alcalde évalue ainsi la capacitédes artistes contemporains à œuvrer à partir desfonctionnements et des dysfonctionnements del’institution et à provoquer une « panique insti-tionnelle » coextensive de l’existence de l’art ensituation d’exposition. Marie-Jeanne Zenetti faitde son côté état d’une résistance des institutionslittéraires aux propositions qui subvertissent lesformes et les canons somme toute traditionnelsdu champ littéraire. Ceci l’amène à interroger lavisibilité des pratiques littéraires perturbatrices,éminemment minoritaires, alors qu’à l’inverse laremise en question des formes reste une valeurimportante de l’art contemporain.

Cette question de la visibilité est finalementcelle qui anime fondamentalement la perturba-tion, puisque c’est souvent au détriment de leuridentification par le grand public que les formesartistiques les plus perturbatrices agissent sur lemonde en ébranlant notre conscience du réel.

Cécile MAHIOU et Benjamin RIADO

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Menace sur la réalité

Nous avons oublié comment nous avons fait la réa-lité, c’est pourquoi elle nous paraît naturelle,

comme ayant toujours été là1.

Le sentiment de menace découle d’une situationinhabituelle. Elle s’explique par l’introductiond’un élément non identifié et potentiellement dan-gereux qui perturbe le déroulement normal de lavie. Il y a de nombreuses raisons de se sentirmenacé et l’art peut parfois en être la cause. Pour-tant, l’œuvre d’art n’est pas menaçante par nature.C’est au contraire une construction sociale fami-lière. Mais il est vrai que certaines pratiques artis-tiques produisent une impression de menace, soiten opérant des détournements, en dépassant lestraditions, en s’introduisant dans un milieu, envisant les intérêts d’un tiers ou encore en malme-nant physiquement les visiteurs d’une exposition.Les conséquences ne sont pas toujours interpré-tées exclusivement comme le fruit d’un projetartistique, mais plutôt comme l’événement socio-logique de l’œuvre en interaction avec le contextesocial. Ce n’est pas faux. Mais le phénomène demenace résulte aussi, et d’abord, d’une attitudeartistique qui sera nommée ici « provocation expé-rimentale », en référence au breaching initié par lesociologue Harold Garfinkel dans les années1950, au sein du courant de sociologie appeléel’ethnométhodologie2. En anglais, breaching signi-fie ouvrir une brèche. Traduite en français parl’expression « provocation expérimentale3 », cetteméthode consiste à troubler la familiarité d’unesituation ordinaire. Le but de la manœuvre est defaire jour sur l’ordre moral, les stratégies indivi-duelles et les comportements pratiques qui pro-duisent la réalité sociale.

La provocation expérimentale revient donc à

1. Ernst VON GLASERSFELD, « Quelques aspects du construc-tivisme », conférence à l’université de Laval, Québec, 1991.2. Voir Harold GARFINKEL, Recherches en ethnométhodolo-gie, M. Barthélémy et L. Quéré (trad.), Paris, PUF, 2007.3. On retrouve cette traduction dans Alain COULON, L’Eth-nométhodologie, Paris, PUF, 1987, p. 74.

introduire un grain de sable dans les rouages d’unsystème pour en révéler la structure, l’organisationet ses déterminants. Nous envisagerons dans cetarticle l’hypothèse selon laquelle cette techniques’applique à l’art d’un point de vue à la fois théo-rique et pratique. Le biais de la provocation expé-rimentale oriente l’idée de la perturbation dansl’art au profit d’une pratique inaugurale, critique etforce de conjoncture, qui nous emmène là où l’onne s’y attend pas. En ce sens, la menace que l’artfait peser sur la réalité n’est pas dénuée d’intérêt,car elle donne à l’art un projet, sans pour autantl’assujettir à un utilitarisme social. En outre, cetype de perturbation ne résulte pas d’une stratégiedu choc. Foncièrement anti-spectaculaire, elle s’in-sère dans le ballottement de la vie quotidienneordinaire, seul et unique espace primaire de réali-sation des activités humaines.

Nous engagerons la réflexion en exposantd’abord la théorie de la réalité sociale à partir delaquelle les recherches de Harlold Garfinkel etplus généralement les approches microsociolo-giques se sont construites4. Avec l’exemple desArts Incohérents et de la critique institutionnelle,nous verrons quel lien tacite relie l’art au brea-ching. Nous considérerons alors les procédés derétablissement de la réalité menacée comme lesindices principaux de la provocation expérimen-tale dans la pratique artistique, exercée parfois àl’insu de l’artiste. Enfin, pour une appréhensionplus complète, nous ferons état d’une expérienceartistique conçue ici comme application et dispo-sitif d’observation de la provocation expérimen-tale : la mise en situation réelle d’une collectiond’œuvres et d’objets scientifiques. L’analyse tien-dra compte des développements théoriques préa-

4. Georges Lapassade regroupe sous ce terme les disciplinesde l’interactionnisme symbolique, la psychosociologie cli-nique, l’analyse institutionnelle, la phénoménologie socialeet l’ethnométhodologie. Georges LAPASSADE, « Court traitéde microsociologie », dans Pratique de formation/analyses,no 28, 1994.

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lables de l’article, ajoutant les considérations del’esthétique institutionnelle et de la sociologied’Howard Becker. La menace sera explicitée sousl’angle du rapport que l’art et tout objet deconnaissance entretiennent avec l’institution aumoment de sa consécration. S’ouvre un espace deperturbation assez évident du point de vue desenjeux qu’il renferme.

Les fondements de la réalité sociale

La phénoménologie sociale d’Alfred Schütz s’inté-resse au caractère apodictique des connaissancesempiriques des sciences sociales. Ce champd’études trouve son origine chez le philosopheEdmund Husserl. Cependant, Alfred Schütz sedistingue en affirmant que les sources empiriquesdes sciences sociales ne résident pas dans la phé-noménologie transcendantale husserlienne, maisdans la phénoménologie constitutive de l’attitudenaturelle1. Edmund Husserl définit l’intersubjecti-vité comme l’espace de constitution d’un mondesensible commun, au sein duquel les expériencesdes individus sont traversées par celles des autres,autrement appelé une « communauté demonades2 ». Alfred Schütz considérera par la suiteque l’intersubjectivité est un allant-de-soi structu-rel de la sphère mondaine, celle où s’étendent lesinteractions quotidiennes, notamment à l’endroitoù est produite la réalité sociale. Là se réalisentaussi les différents mondes de l’art. Le monde dela vie apparaît comme une réalité primordialed’ordre pratique où se déploient actions indivi-duelles et interactions sociales3 :

1. Alfred SCHÜTZ, Éléments de sociologie phénoménolo-gique, T. Blin (trad.), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 101. Laphénoménologie husserlienne est dite transcendantale dansle sens où elle sonde les fondations profondes de laconscience pure par laquelle nous accédons au monde, dé-gagée de toutes les données sensorielles et psychologiquesde l’expérience. Quant à lui, Alfred Schütz renonce au dis-positif transcendantal pour privilégier une conception prag-matiste du monde de la vie se donnant comme seul point dedépart apodictique notre situation d’homme conditionnédans une socialité première incontournable et insondablequi nous lie aux autres.2. Edmund HUSSERL, Méditations Cartésiennes, G. Peiffer etE. Lévinas (trad.), Paris, Vrin, 1992, p. 151 et 175.3. Laurent PERREAU « Alfred Schütz et le problème du

Seul existe notre intérêt pratique, tel qu’il survientdans une certaine situation de notre vie, et commeil sera modifié par le changement de la situation quiest juste sur le point de se produire4.

Cette affirmation établit les bases de l’ethnomé-thodologie qui repose donc sur une conceptionpragmatiste du monde de la vie. Harold Garfinkelmettra l’accent sur la portée constitutive des des-criptions pratiques que l’individu tire des situa-tions ordinaires, capable d’un raisonnement socio-logique profane. Les procédures utilisées, qu’ilnomme « ethnométhodes », le sont quotidienne-ment et sans y prêter attention. À son tour, l’eth-nométhodologie considère la réalité socialecomme le produit de l’effet d’objectivation desdescriptions et des interprétations du monde àtoutes fins pratiques. Comme le remarqueGeorges Lapassade, « on peut dire par là quel’ethnométhodologie, qui n’utilise pas ces termes,a elle aussi le projet d’analyser le travail ordinaired’institution qui était également celui de l’interac-tionnisme symbolique5 ».

Peter Berger et Thomas Luckmann cherche-ront par la suite à comprendre comment la réalitéest construite et se maintient dans une société. Ilsconstatent que la notion de réalité s’incarne dansle sens commun, lequel s’édifie dans un méca-nisme d’objectivation des processus subjectifs6. Laconnaissance du sens commun produite par lesindividus, inclue dans ce que Schütz appelle le« stock social de connaissance », est habitée pourl’essentiel par le modèle culturel que forment lesnormes collectives au sein desquelles chacunordonne d’une façon pertinente le monde dont ilest le centre7. Cette connaissance commune agitdonc comme des « processus interprétatifs8 »

monde de la vie » in Philosophie, no 108, hiver 2010, p. 47.4. Alfred SCHÜTZ, op. cit., p. 32.5. Georges LAPASSADE, « La phénoménologie sociale et l’eth-nométhodologie », en ligne,<http://1libertaire.free.fr/GLapassade07.html>, consulté le15/03/2014.6. Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction so-ciale de la réalité, P. Taminiaux (trad.), Paris, MéridiensKlincksieck, 1996, p. 37.7. Alfred SCHÜTZ, L’Étranger, B. Bégout (trad.), Paris, édi-tions Allia, 2010, p. 10-11.8. Aaron CICOUREL, La sociologie cognitive, Paris, PUF,

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situés à la racine de la structure sociale qui per-mettent à l’individu dans le groupe d’attribuer unsens à un environnement d’objet. Enfin, cetteconnaissance naît là où se sédimentent les expé-riences1 et « forme à la fois un schéma d’interpré-tation du monde commun et un moyen d’accordet de compréhension mutuelle2 ». Ainsi le modèleculturel aboutit aux schémas d’interprétationd’une réalité vécue, il abrite les allants-de-soi et lesmanières de penser habituelles. Finalement, la viequotidienne s’accomplit au gré d’habitudes auto-matiques comme autant de « platitudes non ques-tionnées3 » qui visent à standardiser les relationsmoyens-fins. Ce sont les routines constitutives dela réalité sociale, produites par les intérêts pra-tiques de l’individu et associées au « stock socialde connaissance » dont il dispose. Cette visionstructurante de la réalité sociale implique que« l’ordre social n’existe seulement qu’en tant queproduit de l’activité humaine4 », et surtout que « laréalité de la vie quotidienne se maintient en étantincorporée dans ses routines5 ».

À ce stade, les routines définissent à la fois lesgestes quotidiens de nos activités (les habitudes),et les procédures allant-de-soi que nous utilisonspour interpréter, produire, partager, gérer unesituation sociale. Dès lors, Harold Garfinkel sedemande comment rendre compte de cet arrière-plan structurel dissimulé derrière l’attitude natu-relle routinisée, mais pourtant imprécise et insai-sissable. Comment troubler la familiarité des faitsnaturels6 ? Précisément en opérant des rupturesdans les routines de la vie quotidienne. Cettedémarche lui permettra de rendre inopérantetoute une partie du « stock social de connais-sance », de contredire les certitudes incluses dansles processus interprétatifs ou les schémas d’inter-prétation du monde, de contrarier le sens com-mun et ses attentes d’arrière-plan7, ceci pour révé-

1979, p. 39.1. Alfred SCHÜTZ, « Sur les réalités multiples », in Sociétés,Vol. 1, no 5, 1985, p. 19.2. Alfred SCHÜTZ, Éléments de sociologie phénoménolo-gique, op. cit., p. 108.3. Ibid., p. 35.4. Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, op. cit., p. 76.5. Ibid., p. 204.6. Harold GARFINKEL, op. cit., p. 100.7. Ibid., p. 122-124.

ler l’allant-de-soi des attitudes naturelles. Concrè-tement, cela revient à intervenir dans une situa-tion ordinaire et produire du non-sens, maintenirla perplexité8, jouer sur les affects sociaux, et pro-pager le doute9. Harold Garfinkel invente le brea-ching.

La provocation expérimentaledans l’art

Conformément à la méthode du breaching, legeste de la provocation expérimentale s’exerce surle groupe en faisant échouer temporairement sesconstructions mentales. Dans son introduction àun constructivisme radical, Ernst Von Glasersfeldpose l’hypothèse selon laquelle les contraintes etles déterminants à partir desquels nous interpré-tons la réalité et organisons nos activités résultentde nos constructions antérieures issues de notrevécu. D’après lui, le monde réel, la matrice surlaquelle notre esprit construit un univers de sens,ne se manifeste que là où nos constructionsavortent10. La rupture des routines le confirme etrévèle la place et les rôles que chacun joue dansl’édifice. Lorsque l’acteur exécute une action, il lefait en fonction du sens objectif qui lui est socia-lement attribué11. Tenir un rôle consiste à partici-per au monde social dans la mesure où « les rôlesreprésentent l’ordre institutionnel12 ». Par consé-quent, la provocation expérimentale jette un doutesur nos propres constructions. Elle nous force àles réaffirmer en les maintenant, ou encore à lesmodifier pour en ériger de nouvelles. C’est ici quele problème se pose. Remettre en question unordre établi oblige chacun à actualiser sa participa-tion, laquelle contribue à définir le rôle, le statut etle pouvoir qu’il détient. Cette situation de criseconstitue un indicateur de provocation expéri-mentale qui fonde la portée perturbatrice de nosactions. C’est à elle que nous pensons pour parlerde perturbation dans l’art.

8. Ibid., p. 100.9. Ibid., p. 115-119.10. Ernst VON GLASERSFELD, « Introduction à un constructi-visme radical », in Paul WATZLAWICK (dir.), L’invention de laréalité, Paris, Seuil, 1988, p. 41.11. Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, op. cit., p. 102.12. Ibid., p. 105.

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Pour comprendre l’efficience de cette manœuvredans la pratique de l’art, il faut se référer aux des-criptions de Peter Berger et Thomas Luckmann àpropos de la réalité menacée :

Toute réalité sociale est précaire. Toutes les sociétéssont des constructions en face du chaos1.

En effet, lorsque certains aspects de la réalitésociale reconnue et partagée sont menacés par uncomportement individuel ou bien par l’apparitiond’un objet qui ne correspond pas aux attentesd’arrière-plan, alors les mécanismes de maintien etde conservation rentrent en scène. Autrement dit,si Mon existence dans la routine de la vie quoti-dienne valide l’existence ici et maintenant de laréalité sociale, alors, quand ce qui est certaindevient douteux, la connaissance que j’ai de la viequotidienne perd de sa vérité, et Je fais tout pourle rétablir. Par conséquent, rompre la routine decette façon, c’est poser un doute existentiel infimesur la réalité. Quand le problème apparaît, « la réa-lité de la vie quotidienne cherche à intégrer le sec-teur problématique à ce qui est non probléma-tique2 » via la connaissance du sens commun. Cer-taines procédures spécifiques de maintenancesont nécessaires, en particulier quand l’universsymbolique vacille3. Peter Berger et ThomasLuckmann énoncent différentes méthodes derétablissement de la réalité : le recours à la mytho-logie ou à l’objectivité scientifique qui permettentde contrôler les déviances individuelles, notam-ment avec la thérapie.

Dans le cas d’une provocation expérimentalequi s’exerce dans un dispositif artistique perturba-teur, l’annihilation est un procédé pertinent pourrétablir la réalité menacée : annulation, délégitima-tion ou dénigrement « de façon à provoquer unsentiment de culpabilité chez l’individu, un tourde force assez aisé si sa socialisation primaire aconnu au moins un minimum de réussite4 ». L’ef-ficacité de ce procédé s’explique dans la mesureoù l’œuvre d’art se constitue socialement dans unechaîne de coopération conventionnelle, comme

1. Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, op. cit., p. 142.2. Ibid., p. 142 et p. 38.3. Ibid., p. 145.4. Ibid., p. 156.

nous le verrons par la suite. C’est pourquoi lamise en situation de l’œuvre d’art dans les lieuxinstitutionnels prévus à cet effet constitue un ter-rain idéal pour mesurer l’acte de perturbationlorsque le dispositif artistique engage à l’encontrede cette situation une provocation expérimentale.Par son action, l’œuvre dévoile l’arrière-planstructurel qui régit le monde de l’art tout enmenaçant son ordre fonctionnel au sein duquel lesacteurs sont subordonnés. Or, le problème qui sepose à un art critique et perturbateur est qu’uneœuvre non exposée, non reconnue par l’institu-tion ou simplement écartée échoue au statutd’œuvre en sortant de la réalité du monde de l’art,justement par « annihilation ». Pourtant la pertur-bation a eu lieu. Le dispositif de l’œuvre annihiléeet son esthétique continue d’exister dans l’espacesocial et son histoire comme un phénomènecaractérisé de la provocation expérimentale.

Là où Harold Garfinkel saisit l’occasion pourcomprendre les rouages de la mécanique sociale,l’artiste laboure l’espace social en imprimant aposteriori à son action un caractère déstabilisantvoire bouleversant qui, de mon point de vue,fonde la forme plastique de son travail et dessineles contours d’une réflexion esthétique plausible.

Pour être plus précis, notons que la menacequ’induit la provocation expérimentale modifiel’environnement social. C’est un risque pour lessociologues d’obtenir des résultats falsifiés parl’expérience, car toute menace produit des réajus-tements, voire des modifications d’attitudes qui,dès lors, mettent à jour les mécanismes sans pourautant apporter les informations qualitativesrecherchées. Or, ces changements sont de bonsaugures pour la pratique de l’art et son efficiencedans l’espace social. Ils sont la manifestation tan-gible de l’esthétique d’un art de la perturbationlorsqu’il opère des déplacements, révèle des situa-tions, incite les forces sociales à reconstituer l’ar-rière-plan structurel de nos accords tacites. Aupoint qu’on se demande donc si le phénomène dela provocation expérimentale découvert par Gar-finkel n’est pas naturellement inclus dans l’expé-rience de la création.

Il est vrai que l’angle de la provocation expéri-mentale ouvre un champ d’exemples foisonnantsdans l’histoire de l’art, au moins depuis le XIXe

siècle. Cependant, nous écartons d’emblée les

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provocations ostentatoires et évidentes, car ils nepénètrent pas les rouages de la réalité sociale etses jeux de pouvoir. Ils y participent seulement ety trouvent simplement leur place. En revanchebeaucoup d’autres initiatives artistiques ont mon-tré leur faculté à déployer des tactiques de diver-sion en révélant les enjeux de pouvoir et les sys-tèmes de dominations symboliques qui struc-turent les mondes de l’art contemporain et pluslargement la société mondaine. Pour se faire uneidée de ce que recouvre les termes « perturber » et« menacer » la réalité sociale dans l’art, j’évoqueraibrièvement deux exemples : les Arts Incohérentset la critique institutionnelle.

Dès 1885, dans l’atmosphère joyeuse du Tout-Paris, Jules Levy et ses acolytes organisèrent desbals loufoques, des expositions décalées et iro-niques se réclamant de l’humour et de la dérision.Leurs actions et les œuvres produites soulevèrentdes questions importantes de l’époque telles quela morale, la politique, l’esthétique, les règles del’art, le bon goût et la liberté d’expression. Lesarticles élogieux accordèrent une importanceesthétique à la plaisanterie, tandis que Jules Levycontinuera d’écrire « nous ne faisons point del’art1 ». L’indice d’une provocation expérimentalenon programmée par l’auteur, mais analyséerétrospectivement, pourrait résider dans le para-doxe entre les intentions de Jules Levy et les com-mentaires des journalistes et critiques d’art quifirent basculer le statut de l’art et du rire. L’his-toire se poursuivra comme nous le savons avec lesadeptes du scandale chez Cravan, Marinetti ouTzara, jusqu’à disparaître dans la définition mêmede l’art. C’est là aussi l’indice d’un rétablissement,neutralisant la perturbation dans un discours iden-tificatoire.

La portée réflexive de la critique institution-nelle apparaît aussi comme un exemple stimulant,bien qu’ici encore on ne puisse pas imputer auxartistes concernés le fait explicite d’une provoca-tion expérimentale. Cependant, la démarchepousse, d’une certaine manière, l’institution à sepositionner, à réagir pour conserver l’état anté-

1. Propos de Jules Levy parus dans Le Chat Noir en 1886,cité par Catherine CHARPIN, Les Arts Incohérents (1882-1893), Paris, Syros Alternatives, 1990, p. 46.

rieur de leur autorité. Par exemple, Hans Haackeinstalle une urne et sollicite les spectateurs à s’ex-primer sur la campagne de Nelson Rockfellerpour le poste de gouverneur d’État2, alorsmembre du conseil d’administration du musée etsoutien de la guerre du Viet Nam. Haackedemande alors aux visiteurs si les positions deRockfeller sont une raison pour ne pas voter pourlui. Autre exemple plus récent, Renzo Martenstente de faire reconnaître la pauvreté comme uneressource économique. Au lieu de l’abandonneraux mains des agences de presse occidentales, ilforme une équipe de reporters locaux en leurenseignant la manière de bénéficier de cette res-source. Son documentaire Enjoy Poverty, réaliséen 2009, montre les actions que l’artiste mène enRépublique Démocratique du Congo sur fond descontroverses que suscite le point de vue de l’ar-tiste lorsqu’il interpelle le pouvoir financier etpolitique avec une question : à qui appartient lapauvreté ? Ainsi, l’artiste déplace la critique insti-tutionnelle vers une réflexion critique des condi-tions de production des images de l’art et desmédias. Il dévoile comment la pauvreté est pro-duite et par qui elle est consommée. Ces deuxexemples montrent que la critique institutionnelle(réclamée ou constatée) déploie des tactiques dediversion pour révéler les enjeux de pouvoir et lessystèmes de dominations symboliques qui struc-turent les mondes de l’art contemporain. Par là,nous pouvons croire en effet à une menace sur laréalité qui se trouve finalement circonscrite dansle registre de l’art et son histoire. Au procédéd’annihilation évoqué plus haut pour écarter lamenace, nous assistons au procédé inverse de l’ha-bilitation pour rétablir l’ordre des choses. Il s’agitbien d’indices de la provocation expérimentaledans l’art que nous pouvons découvrir en ratissantl’histoire de l’art. Mais en omettant d’appréhenderla perturbation dans le flux du vécu existentiel,dans l’arrière-cour des échanges, nous en perdonsl’intérêt méthodologique et heuristique qui résidedans la pratique artistique.

Ainsi, pour une appréciation précise de l’idéeselon laquelle certaines actions font peser une

2. L’œuvre fut installée au MOMA en 1970 pour l’exposi-tion « Information ».

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menace significative sur la réalité, il est difficile dese passer de l’expérience. N’est-ce pas en expéri-mentant d’abord spontanément et d’une manièresingulière qu’Harold Garfinkel décrivit les méca-nismes et les conséquences du breaching ? Cen’est qu’après sa théorisation que j’ai pu moi-même assimiler cette méthode et la concevoirintuitivement comme un phénomène de l’art anté-rieur à la sociologie. Je n’ai opéré ce rapproche-ment qu’à partir de l’observation de mes propresexpériences artistiques, dont je propose d’exposerun exemple.

Jouer avec la réalité sociale

Le projet intitulé Expéditions1 consiste en uneexpédition d’exploration pluridisciplinaire réaliséedans trois quartiers dits « populaires » des villes deTarragone, Rennes et Varsovie en 2013. J’aioccupé le rôle métaphorique de « capitaine d’ex-pédition », au sein d’une équipe de chercheurs ensciences humaines, d’artistes et de pédagogues derue. Cette fonction assumée, en tant qu’artiste-chercheur, m’a conduit à élaborer une importantecollection d’objets, de documents, de photogra-phies, de vidéos et autres témoignages que lesexplorateurs ont accumulés. J’ai compilé cetensemble sous la forme d’un catalogue estampilléCollection Romain Louvel.

Sous plusieurs aspects, cette collection déstabi-lise le processus coopératif de fabrication dusavoir et de la culture. Elle interroge le cadre ausein duquel se forme le statut des objets, qu’ilssoient considérés en tant qu’œuvre d’art ou docu-ment. Ces aspects concernent d’abord la forme :un catalogue détaillé de plus de 300 objets estam-pillés page par page2. Ils touchent aussi la pré-sence autoritaire3 d’une collection censée repré-

1. Je n’exposerai pas le détail du projet Expéditions au seinduquel l’expérience s’inscrit, là n’étant pas l’objet de l’article.Pour s’y référer, voir le site <http://expedition-s.eu/>,consulté le 08/07/2014.2. La catalogue est en cours de finalisation et pourra êtreconsulté sur le site <http://www.expedition-s.eu>, consultéle 08/07/2014.3. Il s’agit là de l’autorité symbolique incarnée dans toutecollection artistique, ethnographique ou scientifique quidonne une valeur d’ensemble au contenu, comme relevant

senter symboliquement une expédition collectiveen s’autolabelisant dans le même esprit qu’un« commandant Cousteau ». Par conséquent, lasituation produite donne à la collection un carac-tère ambigu relatif à des questions de pouvoirs,d’autorités et de légitimité. Il était convenu quel’exposition de la collection participe à la mise enscène du « retour des explorateurs », avec l’inten-tion de rejouer un tel moment officiel, et nond’exposer le projet Expéditions dans sa com-plexité. En clair, trois expositions furent imagi-nées comme scénarios d’exhibition et de diffusiond’une collection d’objets représentatifs des décou-vertes, des observations et des œuvres. Ces objetsne sont pas imaginaires, mais ces expositionsvisaient d’abord à exhiber le dispositif qui érigedes objets au rang de connaissance et d’œuvred’art. C’est précisément cette démarche, pourtantexplicitement proposée aux partenaires institu-tionnels, qui sema le trouble dont nous allons par-ler. Le « retour des explorateurs » entraîne lesacteurs du projet dans une réflexion introspectiveet critique sur les activités quotidiennes que nousaccomplissons pour produire l’environnement, sesconventions et le savoir commun. Par conséquent,la perturbation prend place lorsque nous fabri-quons et observons en même temps les procé-dures de construction de la réalité sociale.

L’authenticité d’une collection n’est validéequ’au moment où celle-ci s’intègre dans un cadreinstitutionnel qui l’accueille : lieux d’expositions,publication d’articles à son sujet, inscription dansun réseau de galeries, etc. L’exposition du « retourdes explorateurs » met en scène la collectionconsidérée alors comme un objet destiné à rece-voir son « baptême », ainsi que le théoriseGeorges Dickie à propos de l’art. Selon lui, le sta-tut de l’œuvre et sa confirmation dépendent deson intégration dans le « monde de l’art » par ungroupe de personnes habilitées à établir ce juge-ment. Cela signifie que l’œuvre d’art n’est recon-nue, en tant que telle, qu’à la condition d’avoir étéconçue dans le respect des conditions nécessairesdéfinies au préalable4. Or, nous avons vu que le

déjà d’un savoir acquis, d’une histoire, d’une vérité. De plus,l’estampillage rouge rejoue le code institutionnel du tamponqui certifie l’authenticité et la validité du document.4. George DICKIE, « La nouvelle théorie institutionnelle de

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statut des objets de la Collection Romain Louvelfut au centre des interrogations eu égard à sonenveloppe formellement et « outrageusement »estampillée, dans une posture qui semblait antici-per une intégration institutionnelle. Une telledémarche provoque donc les routines par les-quelles tout objet et tout individu acquièrent lareconnaissance institutionnelle et plus particuliè-rement le statut d’objet de connaissance oud’œuvre d’art. Ce statut est fortement contrôlé ausein de ces lieux disciplinaires que sont les biblio-thèques, les universités ou encore les musées1.

En jouant le jeu de la collection, la situationartistique produit une réflexion critique sur l’es-pace de représentation et le rapport que l’artentretient avec l’institution. Nous le voyons paranalogie avec l’artiste américain Fred Wilson. Lescollections et les archives forment une matière luipermettant de révéler le message silencieux desmusées, en déterrant des œuvres oubliées. Il déve-loppe l’idée selon laquelle les professionnels demusée ne maîtrisent pas la doctrine véhiculée parles modes d’exposition et de conservation. Lamuséologie est une idéologie2. Un autre cas inté-ressant est celui du photographe espagnol JuanFontcuberta. Avec des œuvres comme Fauna(1988) ou Herbarium (1984) l’artiste pastichel’aura d’autorité dont bénéficie la scénographiemuséale traditionnelle. Son œuvre est une fictionscientifique qui prend forme dans une collectionde photographies falsifiées et détournées figurantdes spécimens conformément à des procédés deprésentation du savoir rigoureux et précis. Chacunde ces artistes montrent à leur manière quel rôlemusées et centres d’exposition jouent dans le pro-cessus de représentation et de fabrication de laculture, en écrivant une histoire, en énonçant undiscours de légitimation.

l’art », in Tracés. Revue de Sciences Humaines [en ligne],no 17, 2009, <http://traces.revues.org/index4266.html>,consulté le 08/07/2014.1. Jérôme GLICENSTEIN, L’art : une histoire d’exposition, Pa-ris, PUF, 2009, p. 41.2. « In Conversation with Fred Wilson » [en ligne], Inter-view réalisée par James PUTMAN dans le cadre de l’installa-tion de Fred WILSON, « In course of arrangement », au Bri-tish Museum, 1997,<http://www.jamesputnam.org.uk/inv_interview_07.html>consulté le 10/03/2014.

Ainsi l’espace d’exposition et la collection se ren-contrent sur un point conjoncturel, à l’endroit oùse joue la construction sociale de l’objet, organi-sée suivant des codes, des normes, des fonctions,des rôles et des hiérarchies. L’individu mobilise laconnaissance qu’il a de cette organisation structu-relle pour identifier les situations vécues et orien-ter ses actions individuelles3. De la même façon,pourrait-on dire avec Howard Becker, les« mondes de l’art » se composent d’acteurssociaux agencés selon une « chaîne de coopéra-tion » au service de la production des œuvres4.L’efficience de tels mondes montre l’osmosehoméostatique dans laquelle les individus évo-luent.

Nous voyons que tout objet ou toute action peutrecevoir une légitimité artistique, mais que dans lapratique chaque monde de l’art soumet cette légiti-mation à des règles et à des procédures qui, si ellesne sont ni irrévocables ni infaillibles, n’en rendentpas moins improbable l’accession de certaineschoses au rang d’œuvre d’art. Ces règles et ces pro-cédures sont enfermées dans les conventions et lesschèmes de coopération qui permettent auxmondes de l’art de mener à bien leurs activitésordinaires5.

L’homéostasie désigne la capacité d’un système àse maintenir dans un état constant, quelles quesoient les conditions externes. La cybernétiquedéfinit ce terme comme un processus d’autorégu-lation et de résistance à la corruption et à la dégé-nérescence d’un système tel que l’organismehumain, mais aussi une société ou un automate6.Le recours aux théories de la phénoménologiesociale démontre qu’un pareil système s’actualiseavec la garantie fournie à ses membres-acteurs departager une réalité commune. La menace sur-vient lorsqu’on stimule les routines de productionde cette réalité en se les représentant sous laforme d’un problème à résoudre.

3. Aaron CICOUREL, op. cit., p. 41.4. Howard S. BECKER, Les mondes de l’art, J. Bouniort(trad.), Paris, Flammarion, 2010, p. 58.5. Ibid., p. 176.6. Norbert WIENER, Cybernétique et Sociétés, P.-Y. Mistou-lon (trad.), Paris, Union Générale d’Édition, 1971, p. 250-251.

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Le problème que pose la collection Romain Lou-vel est moins lié à son nom qu’à la mise en situa-tion du réel où chaque acteur joue son propre rôleà la frontière de la réalité et de l’expérimentation.Nous touchons ici aux routines qui fondent laprésence sociale de l’individu (son statut) et auxroutines de construction de la connaissance (sesdéterminants sociaux, culturels, politiques, écono-miques…)

Pour manifester le « retour des explorateurs »,la Collection Romain Louvel fut donc présentéeaux partenaires institutionnels. Le contexte jouaun rôle majeur dans le type de commissariatchoisi, la scénographie et la sélection des pièces. Sila forme du catalogue de la Collection RomainLouvel fut une source d’inquiétude en raison,nous l’avons vu, de sa dimension autoritaire, l’in-stabilité des fonctions que j’assurai dans cetteaffaire constitua aussi un sujet pour de nom-breuses discussions – tantôt collectionneur, com-missaire, artiste, scénographe. Ce flottement semale trouble dans la tâche qui incombait à la direc-tion des musées, galeries et centres d’art. Voici enrésumé comment la collection fut appréhendéepar les trois partenaires institutionnels.

Au musée du port de Tarragone, alors occupépar une exposition permanente sur l’histoire de lanavigation, je proposai d’y introduire certainespièces de la collection en imitant la scénographieet ainsi parasiter le lieu. Cette menace aussitôtsentie par la directrice fut contournée en partici-pant activement au choix des pièces. Elle s’inté-ressa aux objets se référant plus ou moins à lamer, pour tromper les anachronismes et les déca-lages1.

Ailleurs, à Varsovie, au musée d’histoire Wola,j’ai préféré la place du collectionneur, laissant aucommissaire du musée la liberté de déployer sapropre vision idéologique sur l’histoire du projetExpéditions. Deux salles furent investies par unescénographie attractive motivée par la nécessitéd’occuper l’espace.2 Les impératifs décoratifs,ludiques et pédagogiques se sont imposés dansune logique « muséomaniaque ».

1. <http://expedition-s.eu/actualites/el-retorno-de-las-ex-pediciones/>, consulté le 08/07/2014.2. <http://expedition-s.eu/actualites/discovering-the-city-exhibition-opening/>, consulté le 08/07/2014.

La « muséomanie » de notre époque est le produitd’une société qui semble vouloir prendre le cheminde se « muséaliser » dans sa totalité : la culturematérielle devient un objet historique en soi3.

Cette citation de Martin Roth résume la réponsepratique du commissaire et du scénographedevant l’impossibilité non avouée d’accéder, avecla collection, à l’histoire réelle des expéditionsaccomplies dans ce projet. Le trouble suscité iciaboutit à la neutralisation de la collection dans unspectacle de muséalisation « à vide » d’histoire.

La dernière expérience s’est déroulée à Rennesavec le centre d’art La Criée et la Galerie Art &Essai de l’université Rennes 2. La réaction au cata-logue de la collection fut beaucoup plus fracas-sante dans la mesure où les menaces qui pesaientsur l’autorité institutionnelle et professionnellefurent explicitement formulées lors d’échangesprivés. Le statut indéfini de la collection et de sesobjets, ainsi que la tension engendrée par l’expé-rience autocritique que devait produire le projetdans sa globalité firent renoncer l’équipe curato-riale à travailler avec la collection. Le cas montreque la Collection Romain Louvel oblige nos com-missaires, représentants des institutions parte-naires, à se positionner et à proposer une alterna-tive qui raffermisse l’autorité institutionnelle sur legeste artistique, le statut d’une collection, l’artefactfinal qui assumera l’exposition en tant qu’exposi-tion. La collection fut alors destituée de sa légiti-mité, en faisant peser des soupçons de malfaçonet d’exploitation. Ce processus de retour à l’ordrerenvoie au procédé d’annihilation décrit par PeterBerger et Thomas Luckmann au début de cetarticle.La menace dont il est question ici ne vise ni l’at-taque ni la destruction. Elle possède d’autres ver-tus de même ordre que celles qu’exerce l’adréna-line. Le signalement d’un danger amène un dés-équilibre, un doute, une zone d’ombre qu’il s’agitd’éclaircir. Ainsi apparaît l’arrière-plan structurelde la réalité sociale. Le débat s’ouvre et jaillissentles subjectivités4. Pour rétablir une situation nor-

3. Martin ROTH, « Collectionner ou accumuler ? », in Terrain[En ligne], no 12, 1989, <http://terrain.revues.org/3338>,consulté le 15/03/2014.4. Yves LECERF, « Ethnométhodologie et éthique » [En

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male, il faut parfois opérer un changement de cap.Dans la perspective de ce changement, la créationartistique met au service sa critique. Le « stocksocial de connaissance » qui détermine notre com-portement se réactualise à chaque instant. Nousne sommes pas totalement impuissants dans lesmoments difficiles que nous traversons dans lamesure où nous prenons conscience de ce quenous construisons, et modifions ainsi le cours desévénements. Il s’agit d’un avantage puissant de laprovocation expérimentale dans une pratiqueartistique, au moment où justement les manque-ments du « stock social de connaissance »émergent au premier plan de la situation créée.Les standards, les règles, les normes, les rôles queles individus partagent constituent des facteursd’ajustement. Dans un projet artistique collectif,dans un monde artistique, dans le contexte d’uneactivité culturelle, sociale ou politique, les valeursque nous véhiculons, le projet de société verslequel nous tendons, et tous nos discours de bien-faisance trouvent là un terrain de réalisation.

La question de la menace et de son instrumen-talisation dans l’art redonne vie au débat de l’uti-lité sociale de l’art. L’art peut-il produire autrechose que de l’art, autre chose que de l’histoire del’art ? Howard Becker donne à l’œuvre d’art pourseul horizon son inclusion dans « les mondes del’art », soit en s’y adaptant, soit en opérant unetransformation dans les mondes de l’art. À pro-pos de francs-tireurs, il dit :

L’exemple des francs-tireurs nous montre ce quiarrive aux innovateurs quand ils n’ont pas élaboréun système approprié de soutien organisationnel.[…] Ils ne créent pas de mouvement artistique nide tradition. […] Pour l’essentiel, l’histoire s’occupedes vainqueurs1.

Pour ma part, je ne considère ni ne définis l’œuvred’art comme un objet strict de perturbation, maisconcevoir la perturbation comme un élément quiaccompagne le geste artistique (dans son essence)procure inéluctablement une fonction aux artistes,

ligne], Exposé au Cercle d’éthique des affaires, le 29 sep-tembre 1993, <http://vadeker.net/corpus/ethique.htm>,consulté le 24/03/2014.1. Howard S. BECKER, op. cit., p. 302.

qui pareil à l’ethnométhodologie, contribue à lacompréhension du monde. Cependant, cetteconnaissance ne s’impose pas verticalement dusavant au profane, elle est saisie intuitivement partous, à un niveau d’interprétation subjective quin’exclut personne. Dans ce sens, la provocationexpérimentale comme stratégie est une incitationà l’inconnu qui abonde dans le sens d’un anar-chisme épistémologique défendu par Paul Feyera-bend2.

Romain LOUVEL

2. Voir Paul FEYERABEND, B. Jurdant et A. Schlumberger(trad.), Contre la méthode, Paris, Seuil, 1988.

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L’œuvre de la terreurLES LIMITES DE L’IMAGE APRÈS LE 11 SEPTEMBRE

Les attentats du 11 septembre 2001 ont posé defaçon aiguë la question des liens entre l’art et laterreur. Non seulement il est apparu que les terro-ristes, à la recherche de l’audience la plus largepossible, concevaient leurs opérations comme unspectacle visuel, sonore et médiatique, à telleenseigne que certains analystes y ont vu un équi-valent morbide de la performance, mais de sur-croît des artistes tels Damien Hirst ou KarlheinzStockhausen n’ont pas craint de porter les atten-tats contre les deux tours du World Trade Centerau rang d’œuvre d’art : « la plus grande œuvred’art qu’il y ait jamais eu dans le cosmos1 », atti-rant ainsi l’attention sur ce que chacun voyait sansen mesurer l’exacte portée. D’être diffusées enboucle sur toutes les chaînes du monde, cesimages de terreur étaient une mise en abyme dupouvoir de l’image médiatique qui privilégie lespectaculaire, le dramatique et l’exhibition, quitteà montrer l’insoutenable et à franchir les limitesde la représentation. Dans cette brèche, qui ques-tionne l’image sur sa possibilité et sa responsabi-lité, maints artistes se sont engouffrés pour s’em-parer des images du 11 septembre, renouant avecune veine ancienne puisque les avant-gardes n’ontpas manqué au XXe siècle : le futurisme, dada, lesurréalisme, l’actionnisme viennois, de se recon-naître dans l’acte de la terreur. Les propos deHirst ou de Stockhausen ne signifient pas que lesterroristes sont des artistes et inversement ; plutôts’agit-il de nous confronter à une proximité entrel’art et le terrible qui repose sur notre fascinationà l’endroit des images de terreur. L’attaque terro-riste n’est vue qu’en tant qu’elle est montrée,l’événement ne revêt d’évidence, de densité et devaleur qu’à la condition d’être représenté. L’imageabsorbe l’événement, lui apporte une force d’im-pact, mais un impact imaginaire : c’est l’impact

1. Manon SLOME et Joshua SIMON, The Aesthetics of Terror,Milan/New York, Charta, 2009, p. 10.

moins de l’événement que de sa représentation.Là intervient la proximité avec l’art, qui a aussi lapropriété de rendre visible l’invisible, et le plussouvent à travers des dispositifs visuels qui sontidentiques à ceux des terroristes ou des médias :photographies, films, vidéos… Quant à la fascina-tion pour les images de la terreur, elle concerne auplus haut point l’art et l’esthétique si l’on se sou-vient que le terme de terrorisme entra pour la pre-mière fois dans le lexique anglais avec EdmundBurke, le théoricien du sublime décrivant les excèsde la terreur révolutionnaire française. L’expé-rience esthétique inclut la terreur, la destruction etle négatif : Goya avec Les Désastres de la guerre,Turner avec L’incendie de la Chambre des Lordset des Communes, Picasso avec Guernica ouMušič avec Nous ne sommes pas les derniers l’at-testent assez. La prépondérance des images de laterreur en art n’a d’égale que la prépondérancedes images de la terreur dans les médias. Et cesimages médiatiques peuvent elles-mêmes fairel’objet d’une esthétisation, comme le prouvent lesphotographies apocalyptiques réalisées par JoelMeyerowitz, le seul photographe autorisé à péné-trer à Ground Zero quelques heures après lesexplosions2. Pareille intrication entre l’art et la ter-reur signale combien le sublime possède uneteneur politique, comme c’est le cas chez Machia-vel, Sade, Bataille ou Lyotard pour qui la Révolu-tion et « tous les grands bouleversements histo-riques […] sont l’informe et le sans-figure dans lanature humaine historique », l’enthousiasme révo-lutionnaire ou terroriste étant « un mode extrêmedu sublime3 », et la catastrophe sa principale mani-

2. Joel MEYEROWITZ, Aftermath, New York, Edwynn HoukGallery, 2001.3. Jean-François LYOTARD, L’Enthousiasme, Paris, Galilée,1986, p. 65 ; Arnold BERLEANT, « Art, Terrorism and the Ne-gative Sublime », Contemporary Aesthetics, Long IslandUniversity, 14 novembre 2009 (repris dans Sense and Sensi-bility : The Aesthetic Transformation of the Human World,

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festation. L’un des tristes mérites de la terreurcontemporaine est peut-être d’avoir rappelé cetaspect politique du sublime, qui avait eu tendanceà s’édulcorer avec le Romantisme.

La prolifération de ces images dans les films,les vidéos, sur internet ou les téléphones portablesest telle que les journalistes pas moins que lesartistes, les artistes pas moins que les journalistes,sont « embarqués » dans une guerre des images,où règnent l’intimidation autant que la coercition,le symbolique autant que la brutalité. Les terro-ristes cherchant un effet médiatique spectaculaireet les artistes investissant les réalités, les images etles thèmes de la terreur qui se retrouvent alorsdans les galeries et les musées, comment montrerla terreur et le terrorisme sans les cautionner,comment représenter l’irreprésentable sans verserdans le complaisant, le pathologique et l’obscène ?Pour rompre avec cette fétichisation de la terreur,d’autant plus forte qu’elle renferme une fétichisa-tion de l’image, certains artistes comme JoshAzzarella, Richard Mosse, Catherine Yass ou Mar-tha Rosler choisissent des stratégies de l’invisiblequi consistent à neutraliser, suspendre ou différerle pouvoir de fascination de l’image en adoptantune méthode iconique déceptive1. La représenta-tion plastique ajourne la dimension spectaculaire,elle opère des renversements, des déplacements,des ellipses et des retraits, lesquels contrecarrentle pouvoir des images diffusées ad nauseam parles mass-médias. L’art authentique se prémunitcontre la réification propre à la culture standardi-sée de l’âge post-industriel, en favorisant desformes plastiques ou des actions visuelles quirésistent au langage quotidien, aux stéréotypes etaux idées reçues2. Parmi ces artistes qui ques-tionnent le pouvoir des images de la terreur sur lamémoire personnelle et collective, il en est troisqui méritent l’attention car leur critique concerneles pouvoirs de distorsion, de déformation et demanipulation de la réalité qui s’attachent à cesimages : Coco Fusco, parce qu’elle dévoile lecontenu idéologique des images d’Abu Graïb ;

2010).1. Manon SLOME et Joshua SIMON, The Aesthetics of Terror,op. cit., p. 68, 71, 84 et 94.2. Theodor ADORNO, Théorie esthétique, M. Jimenez (trad.),Paris, Klincksieck, 1995, p. 169 et 189.

Wafaa Bilal parce qu’il analyse le déni de respon-sabilité qui accompagne les images et la pratiquede la terreur ; Sharif Waked parce qu’il explore ladimension totalitaire qui caractérise les procéduresde contrôle déployées contre le terrorisme au seindes systèmes démocratiques.

Coco Fusco :téléréalité, terreur et politique

Dans le documentaire Operation Atropos en2006, Coco Fusco et six autres femmes engagéesdans l’expérience se soumettent aux techniquesd’interrogatoires pratiquées par les forces spé-ciales américaines en Irak, afin de se questionnersur la femme, son rôle et son pouvoir à l’ère de laguerre globale. Les interrogateurs militaires, quicomposent le Team Delta basé à Philadelphie,sont retirés du service actif, mais leurs techniquesd’extraction de l’information, mises au point sousl’administration Clinton dans le Golfe Persique,sont suffisamment récentes pour se situer au plusprés de la réalité irakienne et se vendre dans lesecteur privé auprès d’officiers de police, d’agentsde la sécurité ou de chercheurs en psychologie.Immergées et filmées durant une journée entièredans ce dispositif, les sept femmes sont confron-tées aux différentes phases par lesquelles passe uninsurgé : l’embuscade, la capture, la fouille, lemenottage, l’encagoulement, la combinaisonorange anonyme, la rigueur du traitement, lesbousculades, les insultes et les interrogatoires hos-tiles répétés. Les interrogateurs usent des ressortsde l’imagination, de l’émotion et de l’angoissepour retirer de leurs prisonnières des informa-tions supposées épargner des vies humaines. Ini-tialement, dans le cadre de son enseignement àl’université de Colombia, Coco Fusco travaillait àune performance où elle aurait assumé le rôled’une interrogatrice à Abu Graïb3 : le lieu dedétention et de torture des prisonniers irakiens,dont les photographies furent révélées à partir de2004 sur la chaîne de télévision CBS News, puis

3. Pour la genèse de la performance, voir Coco FUSCO,« Coco Fusco, Operation Atropos », Journal of Media Prac-tice, vol. 11, no 1, Intellect Ltd, 2010, p. 81 et suiv.

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dans le Washington Post et le New Yorker, avantde circuler à l’échelle médiatique globale sous laforme de plusieurs milliers de photographies simi-laires ou de centaines de vidéos brèves. Lesimages de la terreur posent d’abord le problèmede la guerre contre la terreur. Elles sont embléma-tiques du piège où les terroristes attirent lesdémocraties en les forçant à répondre elles-mêmes par la terreur au terrorisme, et ainsi àremettre en cause des acquis démocratiques fon-damentaux. Coco Fusco rappelle que l’une desplus grandes démocraties a justifié la torture etinventé un type de sujet : le terroriste, qui n’estplus protégé par le droit international à AbuGraïb, Bagram ou Guantanamo. Le hiatus est pro-fond entre d’un côté les sévices et les abus aux-quels la police militaire américaine soumettait lesdétenus irakiens, et d’un autre côté les valeurspolitiques et morales censées légitimer l’interven-tion américaine sur le sol irakien. Ensuite cesimages de terreur sont symptomatiques de l’abou-tissement des sociétés médiatiques, qui associentla dramaturgie de l’information, le voyeurisme dela téléréalité, l’obscénité de la pornographie et laviolence de certains jeux virtuels tels que Call ofDuty IV. Coco Fusco joue particulièrement surles liens entre la télé-réalité, la politique et la ter-reur. Un interrogateur explique devant la caméraque l’un des procédés les plus efficaces pour bri-ser la résistance d’un prisonnier est de lui fairecroire que, s’il garde le silence, un autre prisonniersera blessé. Alors que la situation est seulementsimulée dans la performance, l’une des partici-pantes du groupe ne peut se retenir de crier tant lapression psychologique s’avère forte. La fictiondonne lieu à des émotions bien réelles. Une autreparticipante se met à pleurer, mais il s’agit là d’unartifice délibéré qui utilise le poncif de la fragilitéféminine pour éviter de divulguer le secret. Lasimulation agit réellement, cette fois sur l’interro-gateur. À la fin de la vidéo, le dispositif se ren-verse : les captifs deviennent les interrogateurs, etles interrogateurs les captifs. Les uns apprennentdes autres ce qu’ils leur ont fait eux-mêmes. L’in-terrogateur doit éprouver ce qu’il imposera à sonprisonnier. Le renversement des positions sou-ligne la réversibilité de la vérité et du mensonge,de la fiction et de la réalité, qui caractérise les poli-tiques contemporaines de la terreur. La guerre

contre le terrorisme amène les gouvernements etles administrations à surenchérir, en développantune culture ubiquitaire de la terreur sous la formed’images diffusées dans les nouveaux médias :bombardements de villes irakiennes, frappes desdrones, exécutions ciblées, pour contrer lesimages terribles de mise à mort d’otages tels queDaniel Pearl ou Nick Berg par les fondamenta-listes irakiens ou pakistanais1. À cela s’ajoute lerecours à des analystes militaires pour garantir lacouverture médiatique la plus favorable à l’admi-nistration américaine dans la guerre contre le ter-rorisme2. La terreur est un marché médiatique, oùle faux cultive les apparences du vrai. Ce marché,qui est un surgeon de l’industrie culturelle, produitou retraite des images de la terreur qui, vidées deleur charge subversive par leur normalisation, per-vertissent parfois les œuvres artistiques : lesimages d’Abu Graïb pourraient passer pour unerépétition de Salo ou les cent vingt journées deSodome de Pasolini, si elles en possédaient lepouvoir critique. Elles n’en sont que la caricatureobscène qui, privée de toute portée contre-cultu-relle, entérine la domination d’une culture stan-dardisée, conditionnée et commercialisée sur lemode des biens de consommation, qui a perdutoute vertu polémique3.

Le renversement dévoile la distance critique à par-tir de laquelle Coco Fusco explore le théâtre de lasouffrance intime. La performeuse inverse ironi-quement les images d’Abu Graïb, en montrantcette fois des femmes dans le rôle des victimes etnon plus dans celui des tortionnaires. Pour elle, ils’agit d’interroger ce que nous croyons voir, savoiret pouvoir après le 11 septembre 2001, en rappe-lant combien les images de la terreur sont sujettesà caution. À l’instar des otages que leur cagoulenoire empêche de voir, nous sommes aveugles aupoint de ne pouvoir déterminer où se tient lavérité, tant est grand le divorce entre ce que nousconnaissons, ce que nous croyons apprendre par

1. Henry A. GIROUX, Beyond the Spectacle of Terrorism.Global Uncertainly and the Challenge of the New Media,Boulder, Pluto press, 2006, p. 42 et suiv.2. Manon SLOME et Joshua SIMON, The Aesthetics of Terror,op. cit., op. cit., p. 9.3. T. ADORNO, op. cit., p. 176.

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les médias, les gouvernements ou les experts, et ceque nous méconnaissons ou ignorons totalement.De ce divorce qui ouvre à toutes les désinforma-tions, les techniques du numérique sont un acteurprivilégié. En effet, la révolution numérique, enoffrant la maîtrise photographique au plus grandnombre a réduit par son instantanéité la notion deresponsabilité en matière d’image. À l’instant devérité de la pratique argentique s’oppose avec laphotographie numérique la possibilité de conser-ver ou d’effacer l’image de manière libre, gratuiteet sans conséquences. La vitesse de reproductionet de transmission des images qui se diffusent àtravers les blogs, les sites personnels et les messa-geries privées, participe de cette dilution de la res-ponsabilité dans les ramifications infinies duréseau internet. Monde persistant, c’est-à-dire enévolution constante, l’infosphère est le lieud’émergence de circuits alternatifs par rapport auxmédias traditionnels. Les terroristes exploitent cescircuits, en diffusant en temps réel les images deleur action : le djihad global est un cyber djihad.Pris eux-mêmes dans ce réseau globalisé, les jour-nalistes sont souvent cantonnés à une fonction deconsultant : ils légitiment après-coup des imagesapparues par d’autres canaux que ceux empruntéspar les médias classiques. Ainsi les photophonespermettent-ils à ces images de la terreur : qu’ils’agisse des attentats du 11 septembre 2001, del’exécution par pendaison de Saddam Hussein,des exactions commises à Abu Graïb ou des mas-sacres perpétrés en Syrie, de se répandre à l’inté-rieur d’un système dépourvu de toute vérificationcentralisée, de tout critère d’authentification et detoute exigence déontologique. Parce qu’elles sedérobent aux voies de l’information instituée, cesimages clandestines sont réputées plus crédibles etplus fiables que les photographies publiées dans lapresse jugées fausses ou trompeuses. De là que,souvent, la presse soit elle-même obligée dereproduire ces images, de les recycler. En renver-sant les images reprises par la presse mondiale,Coco Fusco veut analyser la part d’aliénation quiaccompagne l’émancipation féminine. Bourreau,la première classe Lyndie England qui tient enlaisse un prisonnier nu couché à terre est aussiune victime : celle d’un milieu militaire et carcéraldominé par les hommes, celle d’un homme dontelle est amoureuse à l’époque et qui la manipule,

en l’espèce le caporal Charles Graner. Mais, plusprofondément, le parti de Coco Fusco est derendre patente l’autre scène de l’imaginaire collec-tif américain, cette scène autre que l’inversion meten relief. La machine de guerre américaine,comme elle le fait observer, était conduite àl’époque par Condoleeza Rice, une femme poli-tique républicaine issue de la communauté noire1.Parmi les juristes et les généraux qui justifièrentdevant le Sénat le recours à la torture, nombreétait issu des minorités tels que John Yu ouAlberto Gonzales. Parce qu’elles comportent unedimension multiculturelle, les images d’Abu Graïbrecèlent une auto-représentation de l’Amériquequi ne correspond plus seulement à l’Amériqueprofonde, blanche, protestante, raciste et puri-taine. Pour Coco Fusco, les images d’Abu Graïbet sa performance appartiendraient plutôt à unâge post-multiculturel et post-démocratique2. Enmontrant des femmes exposées à la violence mas-culine, l’artiste dégage la vérité latente des imagesd’Abu Graïb où des femmes soldats américaines,supposées émancipées, reproduisent un systèmede domination masculine, en forçant les détenus àexhiber leurs parties génitales, à se masturberpubliquement, à simuler des scènes de sodomie, àse couvrir d’excréments, quand elles ne se mettentpas à sourire près du cadavre d’un détenu qui n’apas résisté aux interrogatoires3. L’instrumentalisa-tion du personnel féminin au service de l’Étatpasse par l’assimilation de valeurs masculinesdominantes. L’inversion des identités sexuellesdans la performance vise à saisir comment au seind’une armée qui est un modèle d’intégration et depromotion des femmes, ces dernières peuventpratiquer la torture sous le regard du photo-graphe4. Des scènes de lynchage de noirs auxscènes de torture des prisonniers irakiens, lesvisages de l’aliénation se métamorphosent, mais lefait structurel de l’aliénation demeure. Atropos, la

1. Coco FUSCO, « Coco Fusco, Operation Atropos », Journalof Media Practice, art. cit., p. 91.2. Ibid., p. 12.3. C’est le cas de Sabrina Harman posant au-dessus ducorps de Manadel al-Jamad à Abu Graïb, et photographiéepar Chuck Garner en novembre 2003.4. Coco FUSCO, « Coco Fusco, Operation Atropos », Journalof Media Practice, art. cit., p. 12.

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Parque qui coupe le fil, est aussi une figure dudestin comme l’attestent ces « femmes libérées »dominées par l’univers carcéral dont elles sont lesgardiennes, jouées puis jugées par un systèmeadministratif qui les dépasse et qui consiste dansle transfert, au long de la chaîne de commande-ment, d’une violence politique que personne n’as-sume vraiment car personne ne peut plus, et neveut plus, en répondre individuellement. Dans leprotocole qui précède la performance, lesmembres du Team Delta ont bien fait préciserque, en cas de décès de l’une des participantes,leur responsabilité ne saurait être engagée.

Wafaa Bilal : guerre virtuelle,dommages collatéraux et invisible

C’est ce déni de responsabilité que l’artiste irakienWafaa Bilal, installé aux États-Unis depuis 2004,explore à travers un projet visuel interactif quidéborde l’espace de la galerie pour investir celuides nouveaux médias. Dans Shoot an Iraqi (2007),Wafaa Bilal propose aux internautes de tuer unirakien à la manière des pilotes de drones. La ciblen’est autre que l’artiste posté dans la galerie,durant un jour entier, devant un paintball quen’importe quel internaute peut déclencher à dis-tance, en observant le résultat depuis une web-cam. Par là, l’artiste veut attirer l’attention sur lesfrappes aveugles qui touchent les civils, et sur lafaçon dont la terreur surgit au cœur de l’espacedomestique. L’installation induit une réversibilitéentre le virtuel et l’actuel, elle attire l’attention surles guerres virtuelles et privées qui sont desguerres réelles à l’âge des techniques digitales. Enchoisissant de tirer sur l’artiste, les internautesconfèrent à l’expérience virtuelle une densité phy-sique qui les engage à leur tour. Le dispositif parlequel ils interagissent avec l’artiste confiné lesamène à se représenter le confinement quotidiendes civils irakiens victimes des violences de laguerre virtuelle. La mise en scène de la mort à dis-tance est une manière de surmonter cette distancequi nourrit le désengagement, le désintérêt et l’in-différence des citoyens américains à l’endroit despertes civiles. L’abolition de cette distance seretrouve avec Virtual Jihadi (2008) : le jeu vidéocréé par Wafaa Bilal sur le modèle de Quest for

Saddam, mais avec ce déplacement qui veut quece soit Bush qui soit à capturer. L’artiste s’y repré-sente comme un jeune homme recruté par Al-Qaïda, après la mort de son frère. Le jeu insistesur la vulnérabilité des civils irakiens face aux dan-gereux stéréotypes sur la culture arabe exhibés pardes jeux tels que Quest for Saddam, et sur la fragi-lité de ceux qui sont recrutés par les terroristesislamistes après l’échec des américains à rétablir lapaix et la sécurité en Irak. Virtual Jihadi permet derévéler la propension à la violence, au racisme et àla propagande qui traverse en général les médiasaméricains et en particulier les jeux vidéo. Mais ilest surtout une plateforme pour s’extraire des cli-chés, et inventer des alternatives depuis une fic-tion. Le dispositif interactif ouvre la possibilitéd’un dialogue sur le terrorisme, l’occupation amé-ricaine et l’insurrection irakienne. Et Wafaa Bilalde préciser :

L’objectif était de mettre en lien les personnesissues de la zone de confort que sont les États-Unisavec les Irakiens vivant dans la zone du conflit, afinde donner aux premiers un exemple concret decomment les Irakiens ont vécu sous l’occupationaméricaine1.

Désigné artiste de l’année par le Chicago Tribuneen 2008, Wafaa Bilal passe par les mêmes médiasque les images terroristes pour « connecter lesgens entre eux », « avec toujours comme idée d’in-former et d’être dans la pédagogie plutôt qued’imposer2 ». Cette pédagogie s’inscrit dans unedialectique du visible et de l’invisible, comme lemontre And Counting (2010). La performance apour origine la mort du frère de l’artiste en 2004dans sa maison de Kufa, victime irakienne collaté-rale plus invisible pour les familles américainesque la mort de soldats américains. Durant la per-formance, Wafaa Bilal se fait tatouer sur le dosune carte de l’Irak avec un point pour chaque vic-time irakienne et américaine tombée près d’uneville. Les 5000 soldats américains morts sontreprésentés par un point rouge à l’encre visible, etles 100 000 morts irakiens sont représentés par unpoint vert dont l’encre ne devient visible que dans

1. Voir <http://wafaabilal.com/>, consulté le 08/07/2014.2. Ibid.

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l’obscurité. La performance, qui se déploie unjour entier, permet aux visiteurs de lire les nomsdes morts. Le corps devient un monument auxmorts qui rapproche les pertes des deux camps.Les pertes visibles recèlent en creux les pertesinvisibles. Plutôt que de montrer les images del’horreur, Wafaa Bilal adopte un style allusif etélusif qui le protège du voyeurisme et lui apporteun surcroît de puissance évocatrice. Ainsi TheAshes Series (2013) analysent-elles l’impact de ladestruction des espaces domestiques dans laguerre et les médias. Reconstruisant des intérieursde maisons dévastées par les explosions, l’artistedonne à voir l’éventrement de l’espace privé quibascule, sous l’effet d’une violence extérieure,dans l’espace public omnivoyant. Or ces espacesdramatiquement ouverts se signalent par leurabsence de tout cadavre humain à l’inverse desimages médiatiques. Les images de Wafaa Bilalappartiennent au temps de l’après : celui de laruine et de la désolation. L’esprit humain sedevine-t-il au plus, précise l’artiste, à travers lablancheur monochrome de la cendre. Le blancmonochrome opère une translation du visible versl’invisible, tout comme la cendre est l’indice d’unfeu révolu. La blancheur monochrome de lacendre, qui évoque les nuages de poussièresconsécutifs à l’effondrement des Twin Towers,contient une critique de la représentation1. Indé-terminée, la cendre rappelle que l’horreur est unréel irreprésentable et que l’image ne saurait yatteindre que sur un mode négatif en se niant entant qu’image pour indiquer une grandeur qui luiest incommensurable et dont elle n’est au mieuxque l’approximation relative.

1. Boris GROYS, « The Fate of Art in the Age of Terror »,dans Manon SLOME et Joshua SIMON, The Aesthetics of Ter-ror, op. cit., p. 56-57.

Sharif Waked : le corps terroriste,la surveillance et l’état d’exception

Natif de Nazareth, Sharif Waked participe decette dénonciation de la terreur mais il adopte untour plus humoristique, où se mêlent l’ironie, ladérision et la critique. Dans la vidéo intitulée ChicPoint : Fashion for Israeli (2003-2007), l’artistefait défiler durant sept minutes des mannequinspalestiniens dont les vêtements sont troués auniveau du ventre ou de l’abdomen, pour stigmati-ser les procédures de contrôle israéliennes à Gaza,Ramallah, Bethlehem, Hébron ou Jérusalem. Lepodium, les modèles et la musique branchéecontrastent fortement avec ces habits qui ont étévolontairement taillés pour montrer qu’aucunebombe ne se dissimule dessous. Des séries dephotographies en noir et blanc, images prisesentre 2000 et 2003 où l’on voit des palestiniensretrousser leur chemise pour laisser apparaître leurventre nu, renforce ce contraste, non sans suggé-rer que cette vidéo n’est pas un simple défilé demode. Alors que dans le monde de la mode lecorps est réifié par l’industrie culturelle, en tantqu’il doit se conformer à des canons, des ten-dances et des valeurs marchandes, dans les check-points israéliens le corps palestinien n’est plusseulement soumis à des normes ou des préjudicessociaux, il devient une source de peur, unemenace et une arme potentielle2. Les vides dans letissu matérialisent le regard de la surveillanceisraélienne. Le propos de Sharif Waked n’est pasuniquement de rappeler les contraintes, les humi-liations et les vexations auxquelles le corps pasles-tinien est soumis quotidiennement dans ses mou-vements. Il s’agit pour lui de souligner plus pro-fondément que relever ou enlever son vêtement,c’est s’exposer à un œil absolu pour lequel lecorps est le lieu central de la lutte terroriste etcontre-terroriste3. Placé dans la position du soldatisraélien, le spectateur appréhende le corps d’au-trui tel un danger, susceptible de cacher des cein-tures d’explosifs. Sharif Waked révèle côté israé-lien un idéal de transparence, pareil au panoptique

2. Manon SLOME et Joshua SIMON, The Aesthetics of Terror,op. cit., p. 17-18.3. Gérard WAJCMAN, L’œil absolu, Paris, Denoël, 2010.

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de Bentham repris par Foucault dans Surveiller etpunir1, qui évoque la terreur des régimes totali-taires où le privé et l’intime sont absorbés parl’autorité publique à des fins de domination et decontrôle des corps massifiés. Le Léviathan s’esttransformé en Argus Panoptès, et cette dilatationdu visible est la version politique de l’obscène quiinstalle toute chose dans la transparence2. Lesimages de la terreur éclairent le vrai visage despolitiques d’exception mises en place après lesattentats de New York, Londres et Madrid, les-quelles s’efforcent d’instaurer une visibilité abso-lue au moment même où elles basculent dans despratiques occultes justiciables de la Raison d’État :prisons secrètes, vidéo-surveillances, écoutes clan-destines, fichage de la population, mesures biomé-triques… Le cas israélien ne déroge pas à l’excep-tion ; il incarne le destin des démocraties occiden-tales face à la menace terroriste. L’état d’exceptionest le paradigme des gouvernements contempo-rains, qui n’ont plus pour vocation le maintien del’ordre mais la gestion du désordre3. Lorsqu’unedémocratie ne consiste plus que dans le gouverne-ment de l’économie et le contrôle sécuritaire, ellecesse d’être une démocratie. De fait cette hyper-visibilité, loin de refréner la violence, l’accentuepar sa démesure : les images de la terreur s’ex-hibent, et circulent complaisamment sur les mursd’écrans du monde entier. De même que les terro-ristes n’occupent pas de territoire particulier : ledjihad global affectionne autant les déserts quel’internet ; de même les images de la terreur sonten permanence déterritorialisées, elles ne sontl’apanage d’aucune civilisation, ce qui les rendaussi imprévisibles que les attaques terroristes.L’horizon étant toujours ouvert comme les vête-ments de ses mannequins, Sharif Waked nousrappelle qu’en matière de terrorisme le pire esttoujours à venir, et que le terrorisme étatique n’arien à envier au terrorisme religieux. Paradoxe despolitiques sécuritaires qui non seulement n’em-pêchent pas la récidive des criminels, mais pro-

1. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard,1975, p. 233 et suiv.2. Jean BAUDRILLARD, Les stratégies fatales, Paris, Gasset,1983, p. 61.3. Giorgio AGAMBEN, État d’exception, J. Gayraud (trad.),Paris, Seuil, 2003, p. 11 et suiv.

duisent les conditions de possibilité de leur propredestruction, en laissant croire que tout, du corps,de sa vie, de sa santé, de ses mœurs, de sa religionou de son éthique, seraient contrôlés et contrô-lables : ce qui serait la mort de toute politique etde toute communauté. Alors que le terrorismemontre obscènement, et que le contre-terrorismeveut voir non moins obscènement, l’art authen-tique est un art de la rétention et de la contentionvisuelle, un art négatif qui cache et peut-être plusencore se cache là où les médias s’exposent.

Face à l’imagerie proliférante des mass-media,laquelle tend à se substituer de plus en plus à lamédiation autrefois remplie par les œuvres artis-tiques, les artistes du contemporain n’ont effecti-vement pas d’autre choix que d’opter pour un artde la furtivité, de l’esquive et de la distance, un artlucide sur son pouvoir et sa responsabilité. CocoFusco, Wafaa Bilal et Sharif Waked ont en com-mun de questionner la responsabilité individuelle,celle qui ne consiste plus à se réfugier derrière unsystème, une idéologie ou une administration,mais à répondre en soi et hors de soi d’une possi-bilité, si facile et si dérisoire, qui est la possibilitéde la terreur. La question de ces trois artistess’adresse à la terreur en nous, une terreur quitouche à l’intimité à la fois familière et inquiétante,inquiétante parce que familière, très familière. Plu-tôt que de montrer les images de la terreur, ilsnous renvoient à une autre terreur plus terribleencore, qui ne saurait se dire ou se montrer, la ter-reur que chacun renferme en lui-même et qui lemet en devoir de répondre de ses actes. Chacunest comptable devant la communauté deshommes de la terreur qu’il cautionne, accepte oupratique. La possibilité de la terreur, la possibilitéde donner la terreur en image, nous confronte àl’obligation de nous questionner, non plus seule-ment sur les intentions, mais sur les conséquencesde cette double possibilité, comme le pouvoir dedétruire nous confronte à l’obligation de sauverou de protéger. De cette responsabilité face ànotre propre terreur, qui est aussi méditation surnotre pouvoir, chaque individu, artiste ou non,politique ou pas, participe en tant qu’elle toucheau respect de la dignité. L’art qui nous enseigneest une pratique non pas de l’action frontale– laquelle reviendrait à répéter la logique des

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images médiatiques de la terreur – mais de l’actionindirecte, de l’écart, de l’allusion et de l’élusion. Etsi cette pratique est subversive, c’est parce qu’ellemise sur l’efficience, qui est l’art non d’imposerun effet, mais de l’induire indirectement en lais-sant agir une puissance d’érosion, de désaturationet d’évidement de la masse visuelle. Exemplaire àcet égard est la vidéo sans titre de FiorenzaMenini qui, se trouvant à New York le 11 sep-tembre 2001, enregistra en temps réel les imagesde l’attentat. Sauf que de cet attentat elle nemontre que la dissolution : le plan fixe est envahipar le nuage de fumée et de poussière quirecouvre progressivement l’entièreté de l’écran.L’effacement de la représentation nous empêchede voir la violence du drame, lequel n’est pas niémais déplacé au-dehors de l’image dans un effortde distanciation et de reconstitution mentale. L’ef-fet subversif n’en est que plus grand. GerhardRichter, Art Spiegelman et Ellsworth Kelly n’ontpas procédé autrement : le premier dans Sep-tembre en 2005 recouvre de gris et de noir ledouble point de l’explosion, le deuxième dessineseulement l’ombre des deux tours pour la couver-ture du New Yorker, et le troisième place unmonochrome vert sur la photographie de GroundZero publiée dans le New York Times. Un tel arts’éloigne de la fétichisation de l’image qui caracté-rise à la fois les réseaux médiatiques et terroristes,pour réactiver une pratique iconoclaste qui renoueavec les esthétiques négatives. À l’inverse des ter-roristes qui voudraient nous faire accroire à lavérité des images de la terreur, les esthétiquesnégatives défigurent l’image plastique, lui retirentson pouvoir de fascination iconophile et brisentl’illusion mimétique pour nous situer ailleurs :dans le symbole qui, d’être présence et absence,s’avère la condition de tout art et de toute culture.

Sébastien GALLAND

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Perturbation artistiqueOU LA PANIQUE INSTITUTIONNELLE

Au premier abord, le terme « perturbation »semble à même de qualifier la situation actuelle del’art dans la mesure où il renvoie à l’idée d’un bou-leversement ayant une incidence limitée dans letemps. Cette intuition est déjà présente chez Jean-Claude Moineau lorsqu’il décrit les modes d’appa-rition des œuvres d’art qui ne sont opérantes quependant le moment du vernissage1. L’événement,qui surgit ainsi de manière volontaire ou impromp-tue, trouble et distend les cadres de l’expérience.Selon cette approche, l’expérience atypiqueinduite, de quelque nature et de quelque ampleurqu’elle soit, ne sera finalement qu’un intermèdeavant que les choses ne rentrent dans l’ordre.Notre hypothèse est que l’idée de perturbationparaît beaucoup plus réaliste pour décrire le fonc-tionnement actuel de l’art que les traditionnellespostures modernistes liées à la figure de la trans-gression. Nous allons donc tenter d’esquisser lescontours de l’idée de perturbation dans le cas par-ticulier de l’art de critique institutionnelle2 en pre-nant comme appui une généalogie possible decette notion dans la notion de transgression. Puis,nous tenterons de voir en quoi la perturbation

1. « Utopie, tout particulièrement, de l’art comme bulle derésistance, ici et maintenant, utopie non plus tournée vers unfutur enchanteur lointain, mais utopie immédiate. Utopie del’art comme libérateur de territoires libérés seulement pourun temps des plus brefs – le temps du vernissage – au seulbénéfice d’une “micro-élite” de privilégiés, utopie – ou “mi-cro-utopie” qui a supplanté celle de l’art défricheur de “nou-veaux territoires”, les “nouveaux territoires” se révélant tou-jours et déjà occupés. ». Jean-Claude MOINEAU, L’Art dansl’indifférence de l’art, Paris, PPT, 2001, p. 8-9.2. On désignera par « art de critique institutionnelle » labranche de l’art conceptuel née à la fin des années 1960 etqui s’est donnée comme mission de produire une analyse ar-gumentée et détaillée des processus de domination à l’œuvredans le monde de l’art. Fortement inspirée par la sociologieet le post-structuralisme, la première génération de l’art decritique institutionnelle est représentée notamment par HansHaacke, Daniel Buren, Louise Lawler, Krzysztof Wodiczko,Barbar Kruger, etc.

semble avoir changé de camp et quel pourrait êtrele type d’événement qui serait à même de porter laperturbation au sein de l’institution. Précisonsd’emblée que lorsque nous parlons d’institution, ils’agit de l’institution artistique comme clusterinteragissant au sein du monde de l’art3.

Améliorer le système

D’un point de vue strictement fonctionnaliste4, lesrévolutions ne parviennent jamais à réellementchanger le système : elles ne font qu’en tester leslimites – parfois les mettre en échec pour un lapsde temps déterminé – avant que tout ne rentredans « l’ordre ». Selon cette idée, les révolutionsauraient pour seul effet de renforcer les perfor-mances d’un système. En d’autres termes, ces évé-nements agiraient comme des perturbations néces-sairement temporaires ayant une action similaire àcelle d’un vaccin qui inocule un échantillon devirus afin que le système-corps apprenne à l’identi-fier pour le neutraliser – tout en gardant une traceservant à compléter sa bibliothèque de virus. DansLa Condition postmoderne, Jean-François Lyotardconsacre quelques pages aux thèses fonctionna-listes. Pour ce faire, il convoque Talcott Parson

3. Selon les thèses défendue notamment par Howard Becker,un monde de l’art quel qu’il soit est composé d’un tissu d’in-terrelations entre ses acteurs. On peut alors distinguer des re-groupements d’intérêts proches (par opposition avec des in-térêts éloignés ou divergents au sein d’un même monde del’art) au sein de ce monde et que l’on désignera par le terme« cluster ». Ainsi, le « cluster institutionnel » serait le regrou-pement de personnes qui aurait pour intérêt proche celui defaire perdurer l’institution.4. Le fonctionnalisme est un courant de la sociologie domi-nant en Amérique du nord au milieu du 20e siècle. Bien queses deux principaux représentants aient des ambitions théo-riques parfois éloignées, Talcott Parson ou Robert K. Mertontentent tout deux de fournir une description d’organisationssociales performantes ainsi que d’en décrire les épisodes dedéviance et de perturbation (de la fraude à la révolution).

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pour qui la réelle finalité du système est « l’optimi-sation du rapport global de ses inputs avec ses out-puts, c’est-à-dire sa performativité1 ». Lyotardpoursuit son résumé des thèses de Parson ainsi :

Même quand ses règles [celles du système] changentet que des innovations se produisent, même quanddes dysfonctionnements, comme les grèves ou lescrises ou les chômages ou les révolutions politiquespeuvent faire croire à une alternative et faire leverdes espérances, il ne s’agit que de réarrangementsinternes et leur résultat ne peut être que l’améliora-tion de la “vie” du système, la seule alternative à ceperfectionnement des performances étant l’entro-pie, c’est-à-dire le déclin2.

L’option fonctionnaliste parsonienne semblerecouper à merveille l’idée de perturbation dans saconception transitoire et mélioriste (dans sonacception libérale, voire fataliste) du système atta-qué. Tout ce qui advient est une aubaine pour lesystème, une occasion de rendre ses agencementsplus performants.

Toutefois, si cette idée de fonctionnalisme radi-cal pouvait inquiéter (à juste titre) à la fin desannées 1970, elle trouve un écho singulier et trou-blant dans les années 1990 notamment autour del’idée de bouleversement ayant une incidence bor-née dans le temps. Le texte-manifeste TAZ (zoneautonome temporaire) d’Hakim Bey3 en est unexemple frappant. L’auteur y décrit un certainnombre d’expériences d’organisations qu’il consi-dère comme anarchistes. L’ambition de Bey est demontrer que les « utopies pirates » sont possiblescar elles ont une antériorité historique et c’est àpartir de ce panorama qu’il nous reviendra la res-ponsabilité d’y prendre modèle pour des agence-ments politiques futurs. Une des caractéristiquesde Bey est qu’il n’est pas attaché à une continuitéde la forme politique : même s’il regroupe l’en-semble des expériences qu’il décrit sous la ban-nière d’utopies pirates, il note néanmoins que cha-

1. Jean-François LYOTARD, La Condition postmoderne, Paris,Minuit, 1979, p. 25.2. Idem.3. Hakim BEY, TAZ. Zone Autonome Temporaire (1990),C. Tréguier (trad.), Paris, l’Éclat, 2001. Texte également dis-ponible en intégralité sur <http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html>, consulté le 08/07/2014.

cune est singulière et tire sa force de son noma-disme qui vient s’opposer au traditionnel enracine-ment :

Je voudrais suggérer ici que la TAZ est dans un cer-tain sens une tactique de la disparition. […] Telleque je la comprends, la disparition semble être uneoption radicale tout à fait logique pour notreépoque et nullement un désastre ou une mort duprojet radical4.

Chez Bey, l’inquiétude des révolutionnaires moder-nistes est remplacée par une série d’arrangementspragmatiques avec le réel. Dès lors, l’enchaînementdes expériences contextuelles disjointes n’est plusvécu comme une anomalie historique, maiscomme une potentialité offerte à ses acteurs.Contrairement à ce qu’avait opéré Lyotard vingtans plus tôt, Bey n’essaye pas d’opposer fonction-nalistes et marxistes, mais parvient à émanciper sesthéories d’une vision du grand récit historiciste etorienté, pour lui préférer une approche contex-tuelle, pragmatique et virale. En d’autres termes, ilparvient à mettre en scène une alternative à la per-formativité du système. Aussi paradoxal que celapuisse paraître, il organise l’entropie et le déclin,non comme une fin mais comme une possibilitéde rejouer – de réinitialiser la machine – afin d’ob-tenir des combinaisons contextuelles inédites etvariées, et c’est là son réel tour de force : « La TAZest un campement d’ontologistes de la guérilla :frappez et fuyez5. » En revanche, si on essaye detransposer cette approche théorique au champ del’art qui nous intéresse (l’art de critique institution-nelle), on se trouve passablement désemparé. Parexemple, dans une perspective de théorie institu-tionnelle de l’art et d’interactionnisme symbo-lique6, il est très compliqué d’envisager des actions

4. Ibid., p. 62-63.5. Ibid., p. 15.6. L’interactionnisme symbolique est un courant de la socio-logie américaine lié à l’école de Chicago et qui considère quenos actions ne découlent pas d’une réalité objective préexis-tante (comme pouvaient le penser les fonctionnalistes parexemple), mais de l’interprétation que nous avons d’uncontexte. Cette interprétation est surdéterminée par de nom-breux facteurs : culture, croyance, relation à l’autre, etc. Lessociologues de cette école les plus régulièrement cités dansles théories de l’art sont Howard Becker et Erwin Goffman.

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artistiques en dehors du monde de l’art soit dansleur énonciation première (le contexte d’appari-tion), soit dans leur documentation a posteriori (lere-codage dans le monde de l’art dont l’artiste maisaussi l’historien, le critique, l’universitaire, etc., sontdes opérateurs). Concrètement, lorsque noussommes dans un monde activé par un maillagecomplexe d’interrelations, comment une œuvrepeut-elle échapper à son statut ? Plus précisément,une action artistique (terme que nous employonsfaute de mieux) – aussi perturbante soit-elle –peut-elle être autre chose qu’une action tenduevers une meilleure performance du système mêmesi tel n’est pas son but original ? C’est là tout ledrame de l’art sans art ou de l’anti-art dont s’em-pare avec souplesse et détermination le cluster ins-titutionnel du monde de l’art. L’approche de Beyappliqué à l’art tend alors à produire de la docu-mentation historique au sujet d’utopies tempo-raires, mais finalement peu de formes activables ouré-activables au sein ou en dehors du champ del’art.

Mise en scène de la perturbation

Une autre idée voudrait que la perturbation– comme version faible de la transgression ou dela subversion chère aux modernistes – soit à mêmed’esquisser de nouveaux agencements tout en refu-sant de les finaliser, ou de les peaufiner, face aurisque de devenir de nouvelles briques perfor-mantes du système en place. Si on transpose cettehypothèse dans un contexte institutionnel, il fau-drait alors chercher non pas les actions artistiquesqui attaquent frontalement l’institution, mais cellesqui pratiquent une sorte d’action furtive, rapide,véloce, et qui disparaissent avant d’avoir totale-ment achevé leur geste. Il s’agirait, en quelquesorte, d’actions artistiques qui fonctionneraientcomme des mots d’esprits tronqués (et donc enpartie inopérants si ce n’est face à un interlocuteurattentif ayant saisi au bond l’occasion de cet agen-cement incomplet) ou des blagues dont on n’en-tendrait jamais la chute (et qu’on tenterait dereconstituer soi-même), des choses avortées, cellesqui finissent en eau-de-boudin. Toutefois, on voitmal comment cette hypothèse pourrait être autrechose qu’une fiction théorique, tant les circuits de

légitimation de l’art semblent interdire la suspen-sion de la forme matérielle et/ou intellectuelle.Au premier abord, Closed Gallery Piece de RobertBarry (1967) ferait office de réponse parfaite. Lorsde cette exposition, Robert Barry avait décidé defermer la galerie dans laquelle il devait exposer.Seul un écriteau a été produit pour être affiché surla porte close. Ici, la perturbation est négociée avecle galeriste, des cartons d’invitation – aujourd’huitrès recherchés – ont tout de même été envoyés1.Tout le paradoxe avec ce genre de pièce est qu’ils’agit davantage d’une mise en scène de la pertur-bation que d’une réelle perturbation. Par mise enscène, j’entends un jeu de rôle au sein duquelchaque protagoniste est d’accord pour tenir le rôlequi lui est alloué. L’artiste propose une œuvre, legaleriste l’accepte en connaissance de cause, lepublic joue le jeu (il raconte son expérience de lagalerie fermée ou pour les plus insiders, celle deleur étonnement à la réception du carton d’invita-tion). Toutefois, ce qui est passionnant avec Clo-sed Gallery Piece est qu’elle met parfaitement enrelief le type de fonctionnement d’œuvres décep-tives décrites par Anne Cauquelin2. Si on voulaitrésumer la thèse de Cauquelin, on pourrait direqu’une des caractéristiques d’une œuvre d’artactuelle est de décevoir les attente de la doxa :

[…] un certain jeu s’insère entre les propositionsdéceptives : l’artiste contemporain n’attaquera pas àla fois sur tous les fronts, il réservera quelque part àla satisfaction des attentes, car il sait (ou ne sait pas,mais le résultat est le même) qu’il ne peut se mettretotalement hors du site s’il veut être reconnu. Ainsi,gardera-t-il quelque chose de la pensée communesur l’art, tantôt l’idée d’une unicité de l’œuvre, tantôtcelle de l’authenticité du créateur (lui-même), tantôtl’idée de l’originalité nécessaire, ou celle de l’inscrip-tion dans une histoire, dans un mouvement. Oucelle de l’interaction entre le regardeur et l’objet, ouencore celle du plaisir sensible ou du plaisir intellec-

1. Trois cartons différents ont été édités à l’occasion des troisprésentations de cette pièce dans des galeries différentes :« During the exhibition the gallery will be closed » (GalerieArt & Project), « For the exhibition the gallery will beclosed » (Galerie Sperone) et « March 10 through march 21the gallery will be closed » (Eugenia Butler Gallery).2. Anne CAUQUELIN, Petit traité d’art contemporain, Paris,Seuil, 1996.

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tuel. Jouer sur les attentes et les déceptions, tellesera la ligne de conduite, et, en tant que telle, ellesera revendiquée par les artistes1.

Il existerait donc, non pas une stratégie qui pré-supposerait un plan établi à l’avance, mais unesorte de tactique machinalement et/ou consciem-ment articulée par les artistes afin de mener à bienleurs expériences tout en s’assurant une identifica-tion de leur geste comme relevant de l’art contem-porain. Ainsi, Cauquelin interroge le fantasmemoderniste de l’œuvre d’art définitive, celle quiserait la somme des transgressions, le grand Toutdes rebellions artistiques.

Attentes du public

Une autre hypothèse envisageable est que c’estfinalement le public de l’art qui aimerait qu’il y aitperturbation, transgression ou subversion. Onpeut en effet imaginer qu’un des critères de recon-naissance qui fait indice d’œuvre d’art est l’aspect« rebel » de ce que nous voyons. Dans Transgres-sions The Offences of Art daté de 2002, AnthonyJulius a proposé une typologie des transgressionsqui paraît assez juste, du moins dans ses contours2.Pour l’auteur, elles sont au nombre de trois : latransgression qui consiste à enfreindre les règlesde l’art (violating art rules), celle qui consiste à bri-ser les tabous (breaking taboos) et enfin l’art derésistance politique (politically resistant art). Lepremier type de transgression vise donc à attaquerl’art dans son ontologie même ; le deuxième, àattaquer la société sur le terrain de la morale vial’art ; et le troisième à proposer des alternativespolitiques via l’art3.

Selon Julius, l’art qui enfreint les règles de l’artpeut se manifester en allant à l’encontre de ce quedevrait être le sujet d’une œuvre, son exécution,ses canons, etc. À la manière d’un enfant avec son

1. Anne CAUQUELIN, op.cit., p. 107-108.2. Anthony JULIUS, Transgression, the Offences of Art,Londres, Thames & Hudson, 2002, p. 100-102.3. Je développe plus abondamment la discussion autour destypologies de l’art dans mon livre L’artiste opportuniste, Pa-ris, L’Harmattan, 2011, p. 15-33.

jouet, l’artiste teste les limites des possibilités deson champ jusqu’au point de rupture au delàduquel tout se briserait. Les œuvres qui procèdentde ce type de transgression proposent un travailsur la définition même de l’art tout en restant– dans la plupart des cas – relativement formelles.On retrouve abondamment ce type de transgres-sion dans les œuvres marquantes des avant-gardeshistoriques du début du XXe siècle jusqu’aux expéri-mentations d’artistes tels que Marcel Broodthaersou de l’art de critique institutionnel. Les questionsqui sous-tendent ces œuvres sont alors liées à ladéfinition de l’art à une époque donnée ; défini-tion, par ailleurs, souvent mise en regard de la défi-nition du « non-art ». On dira alors que ce type detransgression est essentiellement dirigé contre l’artlui-même autant dans sa définition qu’envers lesrègles du monde de l’art.

La deuxième catégorie décrite par Julius, l’artqui brise les tabous (breaking taboos), reste quantà elle assez conventionnelle dans les formes plas-tiques qu’elle propose : sa violence est davantagedirigée vers le public de l’art que contre les canonsartistiques. Il s’agit d’un art qui s’en prend directe-ment à l’individu là où l’art qui enfreint les règlesde l’art se concentrait sur l’art. Le terme « tabou »ne doit pas être ici limité à sa définition freu-dienne, mais concerne l’ensemble des taboussociaux surdéterminés par une époque et un lieu.Dès lors, il ne s’agit plus d’une confrontation entredes œuvres et la définition de la discipline àlaquelle elles appartiennent prétendument, maisdavantage d’une confrontation d’individu (l’artiste)à individus (les spectateurs). Suivant ce schéma, letabou deviendrait le prétexte de l’affrontement.

Troisième et dernière catégorie, l’art de résis-tance politique (politically resistant art) est la plusardue à soutenir des trois. Cette difficulté est dueen partie aux liens qu’ont pu entretenir les artisteset le pouvoir tout au long de leur histoire com-mune. Suivant cet argument, il est difficile – voireimpossible – pour l’artiste de s’engager dans unrapport de transgression politique ou de résistancepolitique face à un pouvoir avec lequel il partageun certain nombre d’intérêts financiers et/ou delégitimation. À cette limitation énoncée par Juliusau sujet de ce type d’art, il faudrait ajouter le risquetoujours présent de la censure ou de l’indifférence.Julius note par ailleurs l’aspect « affirmatif » de

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cette pratique comme une marque de modernité,aspect qui limiterait donc considérablement saportée historique à la fois dans son énonciationmais aussi dans son mode de fonctionnement.

Julius ne manque pas de préciser que bien que l’ondispose de délimitations catégorielles, les œuvresadoptent, dans les faits, un rapport relativementtransversal avec cette typologie. Quand une œuvreattire notre attention parce qu’elle semble liée àl’une de ces catégories, elle pose aussi nécessaire-ment la question de ses relations avec les deuxautres ; d’où l’évidente complexité de réaliser cegenre de typologie. La typologie mise en œuvrepar Julius n’a donc pas valeur de règle absoluenotamment parce que son analyse comporte uncertain nombre de raccourcis et d’affirmations nondémontrées, mais reste un précieux outil d’analyse.

Dans le dernier chapitre de son essai, Juliusconclut sur la fin de la transgression dans l’art tantnous sommes devenus coutumiers des formesprovocantes qui finissent par ne plus opérer. Onassiste alors à ce qu’il appelle le « sacrilège confor-miste » considéré comme forme ou exercice destyle incontournable chez les (jeunes) artistescontemporains1. Nous nous garderons bien deconclure comme Julius à une quelconque clôturede l’histoire quelle qu’elle soit en suivant les préco-nisations D’un ton grand seigneur adopté naguèreen philosophie – réjouissant petit pamphlet datéde 1796 dans lequel Kant se moquait des faux pro-phètes toujours prompts à annoncer la fin de ceciou la clôture de cela2. Gageons alors que si Juliuspeut affirmer une fin historique des transgressionsen art, c’est probablement en raison de l’orienta-tion que prend sa typologie en s’intéressant exclu-sivement à des types de transgression liés au grandrécit moderne. En effet, lorsqu’on y regarde deplus près, on se rend compte que ces transgres-sions jouent avec des paradigmes modernistes quisemblent de nos jours un peu éculés dès lors qu’ontraite d’art contemporain. Pour le dire autrement,les catégories de Julius semblent entrer dans la liste

1. Anthony JULIUS, op. cit., p. 206-207.2. Emmanuel KANT, D’un ton grand seigneur adopté na-guère en philosophie (1796), in Première introduction à lacritique de la faculté de juger et autres textes, L. Guillermit(trad.), Paris, Vrin, 1997.

complémentaire des attentes doxiques qu’on pour-rait ajouter au bout de celle déjà dressée par AnneCauquelin.

La panique institutionnelle

Nous avons établi une filiation entre la notion deperturbation et celle de TAZ développée parHakim Bey sans toutefois parvenir à trouver desexemples non théoriques d’émergence d’utopiesdans le champ de l’art. Nous avons égalementtenté d’établir un état des lieux des types de trans-gression disponibles dans l’espoir d’y débusquerune généalogie possible de la perturbation, maisl’apparent changement de paradigme entre lesdeux notions – l’une liée à la modernité et l’autre àun climat postmoderne ou de modernité faibleselon Gianni Vattimo3 – semble interdire toutefiliation linéaire et construite. La seule chose àlaquelle nous puissions avoir accès est une sorte deligne de discontinuité entre le mode de fonction-nement passé des transgressions et celui actuel desperturbations. Probablement qu’une piste reste àexplorer en envisageant le problème à l’envers,c’est-à-dire en prenant un exemple de perturbationde l’institution puis en tentant d’y discerner desgrandes lignes afin qu’on puisse les rapprocher dequelque chose de connu.

Mon intuition est que la seule chose qui puisseréellement perturber l’institution est soit lemoment où on met en relief son absence de pou-voir, soit celui où on met en relief ses compromis-sions les moins flatteuses (ce qui revient à évoquersa perte ou son abandon de pouvoir).

On sait maintenant depuis au moins une tren-taine d’année que l’institution artistique – dumusée jusqu’au marché – peut digérer n’importequelle posture, même les actions les plus violentesà son encontre. On sait aussi que l’institution peutêtre à l’initiative de ces transgressions, par exempleen organisant des expositions thématiques4. Il est

3. Gianni VATTIMO, La Fin de la modernité. Nihilisme et her-méneutique dans la culture post-moderne (1985), C. Alunni(trad.), Paris, Seuil, 1987.4. À ce titre, les expositions « Hors Limites, l’art et la vie1952-1994 » (Centre Pompidou, 1994-1995) ou « Hardcore,

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alors fort probable que ce n’est pas du côté de l’ac-tivisme ou des transgressions doxiques qu’on trou-vera l’expression de la perturbation. En ce quiconcerne l’absence de pouvoir, ce qui pourraittroubler l’institution serait de lui montrer qu’ellene réalise pas sa mission institutionnelle. Celareviendrait à définir ce qu’est la mission institu-tionnelle qu’on pourrait aisément décrire à minimacomme étant l’action d’exercer un pouvoir sur unterritoire déterminé. Par exemple, on pourrait direque l’institution artistique a pour vocation d’admi-nistrer la production artistique. La perturber pour-rait alors être le fait de démontrer qu’elle n’assumepas, ou plus, ce rôle et que donc sa place dans lachaine d’interaction du monde de l’art n’est plusjustifiée. Dans le contexte français de la traditionrégalienne de la culture, la panique institutionnellepourrait apparaître si elle ne trouvait par exempleplus d’art à subventionner. Et paradoxalement,c’est souvent l’institution qui se dévoile elle-mêmeau moment même où des artistes suffisammentattentifs s’engagent dans la brèche et fouillent jus-qu’à dévoiler les zones grises des présupposés ins-titutionnels.

Deux interventions artistiques me paraissentparadigmatiques de ce type de posture de pertur-bation à même d’initier une panique institution-nelle. La première s’axerait autour du travail defond mené par l’artiste Andrea Fraser depuis denombreuses années autour de la critique institu-tionnelle et la seconde, une vidéo d’Arnaud Cohenrelatant l’exposition fantôme « Espaces augmen-tés1 ».

Andrea Fraser s’est récemment illustré en prolon-geant le travail de Hans Haacke autour d’un texte-manifeste sur le financement de l’art contempo-rain. Dans le texte intitulé « l’1 % c’est moi », l’ar-tiste décrit le monde de l’art comme adossé à un

vers un nouvel activisme » (Palais de Tokyo, 2003) sont desexemples canoniques d’institutions plébiscitant clairement latransgression en leur sein.1. Visite guidée de l’exposition « Espaces Augmentés » à laCoutellerie de Cenon sur Vienne, sur l’Île du Narval. Com-missaires : Julie Crenn et Jérôme Diacre, avec les œuvres deTania Mouraud, Sans Canal Fixe, Régis Perray, Pierre Fraen-kel, Marie Jeanne Hoffner Black Sifichi et Arnaud Cohen.<http://www.youtube.com/watch?v=hjsRDD8KYgs>,consulté le 5/06/2014.

marché approvisionné par de l’argent provenant depersonnalités ou de regroupements de personnescherchant à fuir l’impôt et les taxes diverses :

Aux États-Unis, il est difficile d’imaginer un orga-nisme artistique ou une pratique qui puisse échap-per au système philanthropique du financement del’art. Le modèle non lucratif – adopté par presquetous les musées ainsi que les structures alterna-tives – dépend des riches donateurs et de son idéo-logie héritée des mouvements anti-impôts et anti-gouvernement du dix-neuvième siècle qui conduit àla situation actuelle : l’idée que les initiatives privéessont mieux adaptées pour répondre aux besoinssociaux que le secteur public et que la richesse estplus productive administrée par les riches2.

Ici Fraser décide de retourner le slogan d’OccupyWall Street « We are the 99% » pour imaginer quefinalement les artistes activistes acteurs d’OccupyWall Street seraient les alliés objectifs du 1% desplus riches – promoteurs de la financiarisation del’économie et générateurs d’inégalités. Dans cecontexte, l’art a beau jeu de dénoncer la puissancedu marché :

Si notre seul choix est de participer à cette écono-mie ou d’abandonner entièrement le champ de l’art,au moins pouvons-nous arrêter la rationalisation decette participation au nom des pratiques artistiquescritiques ou politiques ou – en ajoutant l’insulte à lablessure – destinées à défendre la justice sociale.Alors que nos activités sont directement subven-tionnées par les moteurs de l’inégalité, toute protes-tation qui s’exprime à travers notre appartenance àune force sociale progressiste, ne peut que contri-buer à la justification de l’inégalité – la (pas si) nou-velle légitimation du rôle des musées d’art. La seule« alternative » aujourd’hui, c’est de reconnaître notreparticipation à cette économie et l’affronter d’unemanière directe et immédiate dans l’ensemble denos institutions, y compris les musées, les galeries etles publications. En dépit du discours politique radi-cal qui abonde dans le monde de l’art, la censure etl’autocensure règne quand il s’agit de faire face à cesconditions économiques, sauf dans les zones margi-

2. Andrea FRASER, « L’1 % c’est moi », Biennale du Whitney,2012, p. 5 (document pdf).<http://whitney.org/file_columns/0002/9848/andreafra-ser_1_2012whitneybiennial.pdf>, consulté le 5/06/2014.

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nalisées (souvent auto-marginalisées), arènes où iln’y a rien à perdre – et peu à gagner – en ce quiconcerne les enjeux de pouvoir1.

Andrea Fraser décrit principalement le modèleaméricain qui repose sur les trustees et les fondsd’investissement servant à contourner l’impôt àtravers une forme de privatisation des collections(les exonérations fiscales des plus riches étant unmanque à gagner pour la communauté, d’autantplus que cet argent sert à la spéculation sur l’art denature largement confiscatoire du point vue del’intérêt public). Fraser s’inquiète que le modèle« philanthropique » américain de financement del’art soit en train de s’exporter en Europe sousl’impulsion des pouvoirs politiques. Cela ne seraitaprès tout pas grave en soit mais le problème estque « ce que les œuvres déterminent économique-ment de manière centrale sont ce qu’elles signifientsocialement et artistiquement2 ». Même si Fraserfait l’impasse sur l’étatisation de l’art telle que nousl’avons connue en France, elle soulève néanmoinsun problème capital : celui de l’attitude de l’artistedans ce monde et invite à trouver de nouvellesmanières de participer. En soit, la posture de Fra-ser n’offre pas vraiment de perturbation, lesmusées et les écoles d’art continuent de l’inviterpour y faire ce qu’on attend d’elle, mais son dis-cours de responsabilité débarrassé de l’angélismeutopiste de la non-participation permet d’envisa-ger de nouvelles postures.

C’est justement dans ce contexte de l’adminis-tration régalienne de la culture que l’interventionde l’artiste Arnaud Cohen s’inscrit. Ce dernieravait pour projet d’organiser une exposition collec-tive curatoriée par Julie Creen et Jerôme Diacreintitulée « Espaces augmentés » dans une anciennecoutellerie où l’artiste a son atelier. Pour ce faire, ilrencontre les responsables locaux de la culture quilui promettent une aide pour transporter lesœuvres et l’inscription de l’exposition dans le pro-gramme de la Journée européenne du patrimoine.Le jour de l’exposition, Arnaud Cohen n’a tou-jours pas reçu la subvention promise et décidedonc de faire une exposition fantôme qui seconcrétisera par une vidéo en camera subjective où

1. Andrea FRASER, art.cit., p. 6.2. Idem.

l’artiste décrit chacune des pièces à l’endroit oùelles auraient dû se trouver. L’artiste décide égale-ment de ne pas exposer cette vidéo dans le circuithabituel de l’art contemporain, mais en réserve laprimeur à Youtube afin qu’elle puisse être partagéesur les réseaux sociaux.

Ce qui est passionnant avec cette vidéo estqu’on ne comprend pas tout de suite ce qui s’ypasse. Un individu filme et parle d’œuvres qu’onne distingue pas vraiment, mais on pense au pre-mier abord que cela est dû à la qualité de la caméraet au cadrage approximatif de l’image. puis, oncomprend que les œuvres ne sont pas là. La vidéose clôt sur la barrière du terrain d’Arnaud Cohensur laquelle figure une affiche signifiant les raisonsde l’annulation de l’exposition. Ici, Arnaud Cohenmet en échec l’accaparation de l’art par la cultureadministrée. Même si son action découle d’unedéfaillance de l’institution (la subvention promisen’a jamais été versée), il parvient à faire œuvre avecune vidéo qui est, par ailleurs – et sur ce point pré-cis – bien plus éclairante que la énième expositiond’art contemporain de critique institutionnellecommanditée par l’institution. L’artiste répond à ladéfaillance de l’institution par un geste artistique etcritique qui parvient à s’émanciper des stratégiestraditionnelles de protestation. Il refuse par ailleursde conclure son geste, conscient qu’il est des para-mètres de ses circuits de diffusion, et donc sonentropie, son déclin, pour reprendre les termes deLyotard. C’est avec ce mode de participation atten-tive et réactive – souple saisissement du kairos –que se fertilisent les stimulus d’une panique institu-tionnelle.

Maxence ALCALDE

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Un art imperturbable ?PERTURBATION ET MARGINALITÉ DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE CONTEMPORAINE

En septembre 2012, un court texte de RichardMillet, Éloge littéraire d’Anders Breivik, publié auxéditions Pierre-Guillaume de Roux, émeut lasphère intellectuelle française. L’auteur y fait l’apo-logie d’une violence aux relents d’extrême-droite etdécrit le massacre perpétré par le tueur norvégienresponsable du meurtre de soixante dix-sept per-sonnes en 2011 comme un geste « littéraire », qui,bien que condamnable en soi, présente une « per-fection formelle » propre à susciter l’admiration1.La provocation, comme de juste, ne manque pasde susciter la polémique. Annie Ernaux s’indigned’un « pamphlet fasciste » qui « déshonore la litté-rature », dans une tribune publiée dans Le Mondeet cosignée par cent dix-huit écrivains2 ; Millet sevoit contraint de démissionner du comité de lec-ture des éditions Gallimard. Si les critiques ontlégitimement porté sur l’idéologie nauséabondequi sous-tend cette apologie du crime de masse (àbase de stigmatisation de l’islam et de l’immigra-tion, d’angoisse de dissolution de l’identité face àla perte des racines chrétiennes et à la menace dumulticulturalisme), peu d’entre elles semblent avoirpris au sérieux l’identification pour le moins sur-prenante d’un acte terroriste à une performanceesthétique. Millet en effet valorise les meurtres enrefusant de considérer Breivik comme fou et enprésentant au contraire son geste comme politique,militant et… littéraire. L’assimilation n’est pas sansrappeler le délire d’Optus Warhole, artiste démentmis en scène par Enki Bilal dans sa Tétralogie dumonstre. Dans le second tome de cette bande des-sinée, 32 décembre, le personnage organise àBangkok un « All white happening » au coursduquel la plupart des quatre-vingt-sept invités,tenus de se présenter à la soirée vêtus de blanc,sont violemment assassinés de façon à projeter surles murs de l’appartement, entièrement blanc lui

1. Richard MILLET, Langue fantôme suivi d’Éloge littéraired’Anders Breivik, Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux,2012, p. 103.2. Annie ERNAUX, « Le pamphlet fasciste de Richard Milletdéshonore la littérature », Le Monde, 10 septembre 2012.

aussi, des lettres de sang qui reproduisent la signa-ture de l’artiste3. Cet « absolute evil art » est claire-ment présenté par Bilal sur le mode de la fictiondystopique comme une possible dérive de l’artcontemporain vers le terrorisme et réciproque-ment – le nom du personnage, Warhole, le donneexplicitement comme une caricature délirante deson quasi-homonyme et figure phare du pop art.De son côté, pourtant, R. Millet, qui dénonce parailleurs l’inanité de l’art contemporain4, paraît envi-sager sérieusement le rapprochement entre lamenace à la sécurité publique et la littérature, sur lemodèle d’un « art de la perturbation » qui brouilleles limites entre l’art et la vie, et qui n’est pas sansrappeler l’œuvre explosive imaginée par le théori-cien de l’art Arthur Danto5. L’amalgame reposesur plusieurs arguments spécieux à la clarté discu-

3. Enki BILAL, 32 décembre, La Tétralogie du Monstre, t. 2,Genève/Paris, Les Humanoïdes associés, 2003.4. Il distingue ainsi l’acte de Breivik de la « nullité » et de la« duplicité » (expression empruntée à Baudrillard) des artistesconceptuels qui revendiquent le « non-sens », comme d’unWarhol prêt à tout pour obtenir « son minable quart d’heurede gloire médiatique ». On peut noter à ce sujet l’aversionquasi systématique à l’art contemporain que manifestent lesthéoriciens et politiciens d’extrême droite. Voir l’article deFrédéric JOIGNOT, « La culture touche le Front », Le Monde,22 mars 2014.5. Pour Danto, les « arts de la perturbation » regroupent despratiques qui, parce qu’elles mettent en scène le corps et sessouffrances, ou qu’elles présentent un risque vital (commecertaines performances de Chris Burden où l’artiste se metphysiquement en danger) brouillent la séparation entre l’artet la vie, de façon à provoquer un « spasme existentiel » quiengage un degré d’implication supérieur du spectateur. « It isdisturbation when the insulating boundaries between art andlife are breached ». Arthur DANTO, The Philosophical Disen-franchisement of Art, New York, Columbia University Press,1986, p. 121. Trad : L’Assujetissement de l’œuvre d’art, Paris,Seuil, 1993, p. 154. Si Danto imagine une œuvre intitulée« Bomb » et qui menacerait d’exploser au visage du specta-teur venu la contempler, les spectateurs de l’installation deEdward Kienholz, Still Live, étaient quant à eux invités às’asseoir face à un pistolet chargé, pointé vers eux, et pro-grammé pour tirer une fois tous les cent ans. Robert PINCUS,Kienholz, Berkeley, University of California Press, 1990,p. 111.

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table. Si Breivik « aurait pu être un écrivain », selonMillet, ce n’est pas en vertu du maladroit compen-dium de 1500 pages qu’il a publié sur internet pourexpliquer son geste, mais au nom d’une proximitévague entre l’écriture et le Mal, d’abord, et surtoutd’une identification de la littérature à un combatpour la défense de la langue et de la culture, contrela « décivilisation » par perte de l’identité nationaleet du sens. Citant André Breton pour qui « l’actesurréaliste le plus simple consiste, revolvers auxpoings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard,tant qu’on peut, dans la foule1 », Millet assimile lalittérature véritable à un geste violent de déstabili-sation de la société. « [D]ans la perfection de l’écri-ture au fusil d’assaut, il y a quelque chose qui lemène au-delà du justifiable – ce qui pourrait être,néanmoins, une des définitions, restreintes, de lalittérature, en même temps que la négation decelle-ci2 ». Et s’il en vient à ériger l’acte insensé deBreivik en littérature, c’est qu’il dénigre comme neméritant pas ce nom l’« ordure romanesque », la« postlittérature » consensuelle qui défend le multi-culturalisme et la « bien-pensance3 ». On touche làà un fantasme de perturbation, à la quête plus oumoins désespérée d’une action du littéraire sur lasociété à laquelle un Breton pouvait encore croire,mais qui semble refusé à la littérature contempo-raine. De toute évidence, chez Millet, ce tableausert essentiellement de prétexte au déversementd’une violence idéologique qui justifie amplementl’indignation suscitée par le texte. On peut toute-fois se demander si l’ampleur des protestations n’apas également partie liée, du moins de façon indi-recte, avec ce tableau d’une littérature contempo-raine consensuelle, au sein de laquelle la perturba-tion échouerait à faire retour. C’est la pertinenced’un tel constat qu’il s’agirait d’interroger ici, en selimitant à la production française et en posant laquestion de savoir si la perturbation constitueencore une valeur de la littérature.

1. André BRETON, « Second Manifeste du surréalisme », in LaRévolution Surréaliste, no 12, 15 Décembre 1929, p. 2.2. Richard MILLET, op. it., p. 117.3. Dans l’essai qui précède, « Langue fantôme : essai sur lapaupérisation de la littérature », Richard MILLET, op. cit.

Quels perturbateurs sur la scène littéraire française contemporaine ?

Dans un premier temps, il est nécessaire de s’inter-roger sur les écrivains contemporains qui pour-raient aujourd’hui être considérés comme des per-turbateurs, et pour cela de préciser ce que l’onentend par perturbation. Dans la proposition théo-rique d’A. Danto à l’origine de l’expression « art dela perturbation », celle-ci joue à différents niveaux.Dans le cadre des performances engageant unrisque vital, ce qui est perturbé, c’est d’abord lespectateur, physiquement mis en danger ouconfronté à la mise en danger d’autrui (et en pre-mier lieu de l’artiste) ; c’est ensuite un système devaleurs, dans la mesure où cette menace de l’inté-grité physique de l’artiste et/ou du public se fait aunom de l’art ; c’est enfin l’expérience esthétiqueelle-même et les définitions de l’œuvre d’art,puisque ce type d’œuvres subvertit la frontièreentre l’art et la vie, interdit le détachement esthé-tique, et oblige le théoricien à repenser l’ontologiede l’œuvre d’art. En littérature, évidemment, laquestion se pose en des termes différents – neserait-ce que parce que le texte, contrairement à laperformance, ne peut pas agir directement sur lecorps du lecteur ou de l’auteur4. Restent donc deuxaspects susceptibles de correspondre aux modali-tés de perturbation que la littérature peut, à samanière, prendre en charge : le fait de porteratteinte, de manière profonde et durable, à un sys-tème de valeurs morales et symboliques sur les-quelles repose la société, et celui de subvertir lesdéfinitions et les limites du littéraire. Selon qu’onprivilégie l’un ou l’autre de ces aspects, la mise en

4. On conviendra que l’hypothèse d’« un livre tueur », mêmesi elle est au cœur du roman d’Umberto Eco, Le Nom de larose, n’est guère réaliste et évoque davantage la fiction d’hor-reur de mauvais goût. Il est tout de même nécessaire denuancer ce propos : certains poètes sonores, dans leur per-formances, n’hésitent pas à mettre en jeu leur corps, jusqu’àle maltraiter. En 1982, avec Chute-chut !, Julien Blaine sejette ainsi du haut de l’escalier de la gare Saint-Charles, àMarseille, lors d’une performance photographiée par Jean-François Bory et filmée par Sarenco. Bien que le seul motprononcé par l’artiste-poète, un doigt sur les lèvres, ait été« chut ! », Julien Blaine revendique là une performance poé-tique. (Je remercie Camille Bloomfield d’avoir attiré mon at-tention sur cette performance).

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question affecte des objets et des acteurs distincts ;alors que la perturbation d’ordre définitionnel viseessentiellement le monde de l’art (ou de la littéra-ture) – et parmi eux au premier chef les théori-ciens (esthéticiens, philosophes, historiens), la per-turbation touchant aux valeurs touche potentielle-ment la société dans son ensemble, sur laquelle elleagit par effet de ricochet, via la communauté desrécepteurs, qu’il s’agisse de lecteurs ou de specta-teurs. À cette bipartition s’en superpose uneseconde, qui touche au degré de visibilité des« perturbateurs », lequel est logiquement fonctionde leur échelle d’action : tandis que la perturbationtouchant aux questions de définition du littéraireest restreinte pour l’essentiel à des cercles de diffu-sion limités et spécialisés, l’atteinte revendiquéeaux valeurs qui structurent l’ordre social ou moralbénéficie quant à elle d’une visibilité élargie– notamment grâce aux relais médiatiques.

Les sulfureux

Si la perturbation telle que la présente Danto apartie liée avec le choc (le philosophe parle de« spasme existentiel1 »), il paraît normal qu’elle sus-cite des réactions, possiblement violentes – le bruitsuscité pouvant dès lors apparaître comme lesymptôme d’un champ littéraire perturbé. Com-mençons alors par examiner certaines des œuvres,qui, sur la scène littéraire française, semblententrer dans cette catégorie parce qu’elles subver-tissent ou prétendent subvertir non pas l’intégritédu corps humain mais un ensemble de valeursliées à sa préservation – ou à la dignité de la per-sonne. Le début des années 2000 a vu en France lapromotion d’une littérature au parfum de scandale,indissociable d’un intense battage médiatique.Nombre de succès de librairie ont ainsi bénéficiéd’une importante publicité liée au choix d’une thé-matique plus ou moins sulfureuse, avec une prédi-

1. En anglais « existential spasm ». Arthur DANTO, The Phi-losophical Disenfranchisement of Art, op. cit., p. 119. Dantosouligne d’ailleurs le choix d’un terme, « disturbation », quiprésente le double intérêt de connoter la menace et de rimeravec « masturbation », activité impliquant elle aussi le corps,et dans laquelle des images produisent elles également un ef-fet dans la vie.

lection pour la subversion des tabous liés à lasexualité. Rien que pour l’année 2001, la rentréelittéraire se voit agitée de frissons et de protesta-tions croisés liés à deux récits : l’un, autobiogra-phique, exhibant l’intimité sous la forme d’unesexualité plurielle (La Vie sexuelle de Catherine Mde Catherine Millet) l’autre, romanesque, prenantla forme d’une défense et illustration du tourismesexuel (Plateforme de Michel Houellebecq), tandisqu’Alain Robbe-Grillet publie la même année unrecueil d’entretiens et de souvenirs où il ne cachepas son goût de la pédophilie (Le Voyeur). Commeil se doit, la parution de ces ouvrages fait scandale,permettant aux auteurs de bénéficier d’une visibi-lité médiatique élargie. Mettre en question le politi-quement correct et les valeurs relativementconsensuelles sur lesquelles repose la sociétécontemporaine reste une bonne manière de faireparler de soi. Pourtant, scandaliser n’est pas per-turber, dans la mesure où le scandale, limité dans letemps, se solde par un retour à l’ordre : il ne faitque conforter la société dans des valeurs moralesétablies. En dehors de retombées commercialesnon négligeables et d’un tapage médiatique tempo-raire, de telles œuvres ne semblent avoir qu’uneaction restreinte sur la société et les normesqu’elles paraissent dénoncer. Dans une certainemesure, et même si Annie Ernaux a pu voir dansl’Éloge littéraire d’Anders Breivik un « texte por-teur de menaces pour la cohésion sociale2 » lepamphlet de Richard Millet relève lui aussi d’uneatteinte cosmétique et provisoire à la morale – bienen-deçà en tout cas de l’« écriture au fusil d’as-saut » dont il prétend faire l’apologie. Certainsn’hésitent pas à voir derrière ces faux perturba-teurs de vrais publicitaires3, rompus à produire laclameur nécessaire à l’écoulement de stocks tou-jours plus difficiles à liquider. Il serait dès lors abu-sif de considérer ces œuvres comme relevantd’une littérature de la perturbation, dans la mesureoù elles ne présentent aucune mise en périldurable, pas plus pour l’écrivain que pour l’ordrepublic. Notons par ailleurs que ce consensusdominant ne touche pas qu’aux représentations et

2. A. ERNAUX, art. cit.3. Cf. Jérôme MEIZOZ, Postures littéraires, Mises en scènemodernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.

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aux valeurs morales qui structurent la société : il semanifeste également par la conformité à unensemble de modèles génériques connus et inté-grés au canon littéraire. Les œuvres sulfureuses deCatherine Millet, Michel Houellebecq et RichardMillet adoptent les formes relativement convenueset clairement identifiées du récit autobiographique,du roman, du pamphlet. D’un point de vue for-mel, donc, elles ne perturbent en rien le paysagelittéraire, et avec lui les définitions de l’œuvre litté-raire – ce qui n’est peut-être pas étranger au carac-tère limité des provocations qu’elles présentent.Contrairement aux performances analysées parDanto, ce type d’œuvres, plus scandaleuses queperturbatrices, n’affectent pas réellement leslimites du littéraire. C’est donc peut-être du côtéde ce second critère de définition que l’on peuttenter de débusquer des perturbateurs.

Les marginaux

Si le paysage littéraire français, pour des raisonsqui seront développées plus loin, reste dominé pardes genres bénéficiant d’une certaine stabilité dansla tradition littéraire, des exceptions contredisentévidemment ce tableau : certaines maisons d’édi-tion exigeantes et respectées, au premier rang des-quelles les éditions POL, revendiquent une ligneéditoriale qui fait la part belle à la recherche for-melle. On peut mentionner, entre autres exemples,les éditions Al Dante, caractéristiques de cettesphère contestataire : dédiées aux « gestes et écri-tures indociles », elles revendiquent le fait de tra-vailler « à faire sortir de la marge les écritures lesplus contemporaines », la publication d’œuvres« non formatées » et la « résistance » aux lignes édi-toriales « réductrices et normatives » qui dominentla production littéraire française actuelle1. Ellessont également emblématiques de l’existence d’unescène littéraire alternative qui délaisse pour l’essen-tiel les grands genres constitués au profit de pra-tiques qui invitent à en déplacer les frontières. Laperturbation touche ici d’abord aux définitions de

1. Cf. Site internet et catalogue en ligne des Éditions AlDante, consultables à l’adresse <http://al-dante.org/>,consulté le 01/06/2014.

l’œuvre littéraire, et se situe à plusieurs niveaux.Dans le cadre des performances poétiques, desvidéo-poèmes, des pièces sonores, présentées demanière régulière par la maison, il s’agit d’inviter àrepenser la littérature hors du livre, grâce au travailde poètes et performeurs reconnus – au rang des-quels Julien Blaine, Anne-James Chaton, ClaudeClosky, Jean-Michel Espitallier, Jérôme Game, Ber-nard Heidsieck, entre autres. Quant aux publica-tions proprement livresques, elles mettent l’accentsur la mise en question des notions d’auteurs, decréation, de style, mais aussi de la limite, interrogéepar Danto, entre l’art et la vie. Parmi de nombreuxexemples d’ouvrages récemment publiés chez cetéditeur, on peut citer celui de Franck Smith, publiéen 2013 sous le titre Gaza, d’ici là. L’auteur yadopte la forme du montage de documents, réar-rangeant sous forme de vers des informationsextraites d’un rapport de l’ONU connu sous lenom de « Rapport Goldstone » et décrivant l’opé-ration « plomb durci » menée à Gaza entredécembre 2008 et janvier 2009. On voit ce qu’untel geste poétique, qui se situe dans la lignée de lapoésie de Charles Reznikoff et revendique ainsison lien à la tradition objectiviste américaine, peutavoir de perturbateur pour le lecteur et pour lethéoricien, obligeant ce dernier à ajuster les défini-tions, souvent implicites, de ce qu’est une œuvrelittéraire. Gaza d’ici là, parce qu’il prend la formed’une appropriation esthétique d’objets linguis-tiques préexistants (le rapport Goldstone), inter-roge la notion de création, réactivant le principepopularisé dans les arts visuels par les pratiquesready made. Gérard Genette a ainsi proposé deuxcritères majeurs d’identification du discours litté-raire par opposition au discours ordinaire, la fic-tion et la diction2, dont pas un ne semble s’appli-quer au texte de Franck Smith. Ce dernier neconstitue manifestement pas une fiction, dans lamesure où il ne rapporte que des faits réels et desbribes de discours avérés ; mais il ne constitue pasplus une œuvre relevant de la « diction » au sens leplus habituel du terme, dans la mesure où lanotion de travail stylistique, critère essentiel de la

2. Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.G. Genette y élabore une double poétique, essentialiste etconditionnaliste, impliquant différents régimes de littérarité.

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poétique conditionnaliste, peut difficilement êtreappliquée à un discours « tout fait » – commentdire d’un texte dont pas un mot n’est attribuableen propre à son auteur qu’il est « bien écrit1 » ? Cefaisant, il interroge également la notion d’autorité(peut-on signer comme œuvre des propos entière-ment rédigés par d’autres ?), mais aussi le partageentre texte littéraire et énoncé non littéraire (le rap-port de l’ONU), entre réception poétique (le versisolé par le retour à la ligne) et réception documen-taire (une information portant sur un événementrécent et avéré). Dès lors que l’on choisit deprendre au sérieux le geste de Franck Smith et sareconnaissance par les éditions Al Dante (puis-qu’elles ont accepté de le publier), donc de consi-dérer ce texte en tant qu’œuvre littéraire, il paraîtindispensable de le confronter à un certainnombre de définitions admises, touchant aussibien à l’ontologie du littéraire qu’aux notions deréception, de création, et d’autorité, pour admettrequ’elles s’en trouvent perturbées – et que cetteperturbation peut être productive du point de vuethéorique2.

Pour autant, l’histoire mouvementée d’Al Dante(cessation d’activités en 2006, plusieurs installa-tions dans différentes villes avant un retour à Mar-seille en 2010) témoigne des difficultés d’un travailqui tente de perturber le paysage littéraire. Malgréles efforts fournis pour construire la visibilité depratiques poétiques subversives à travers l’organi-sation d’événements variés, il est clair que le temps

1. Néanmoins, la dimension « rhématique » ou « formelle »des œuvres littéraires par « diction » excède le seul critère sty-listique. Dans le cas du livre de Franck Smith, elle se mani-feste d’abord par la forme versifiée, qui identifie immédiate-ment le discours comme poétique (et donc comme relevant« par essence » de la littérature).2. Le livre de Franck Smith n’est pas le seul à poser ce typede questions, mais s’inscrit dans un ensemble de pratiqueslittéraires fondées sur le principe d’appropriation et initiéesdès les années 1960. Franck Leibovici, poète et théoricienpublié entre autres aux éditions Al Dante, propose de nom-mer les œuvres ainsi produites des « documents poétiques ».J’ai pour ma part rassemblé ces ouvrages sous le nom de« factographies ». Franck LEIBOVICI, Des documents poé-tiques, Marseille, Al Dante, coll. « Questions théo-riques »/Forbidden beach, 2007. Marie-Jeanne ZENETTI, Fac-tographies, l’enregistrement littéraire à l’époque contempo-raine, Paris, Classiques Garnier, coll. « Histoire, littérature,politique », 2014.

n’est pas encore venu d’une présence massive desauteurs du catalogue dans les médias et d’une attri-bution de grands prix littéraires à des œuvres quiéchappent si manifestement aux genres institués.L’adjectif fréquemment mobilisé pour qualifier cesproductions est à ce titre révélateur : les éditionsAl Dante sont souvent décrites comme les pro-mulgatrices d’une littérature « expérimentale »,avec tout ce que cette étiquette implique de restric-tion à une élite éclairée et marginale, mais aussid’invisibilité dans le champ.

Il existe pourtant en France une exception detaille à cette marginalisation des écritures dites« expérimentales » : l’Oulipo, groupe littérairevisible dans le champ et connu du grand public,semble en effet bénéficier d’un relatif monopolesur les expériences littéraires autorisées. Le groupea ainsi fait l’objet d’une véritable institutionnalisa-tion, laquelle repose, entre autre, sur l’appui de laBnF, sur sa présence régulière sur une chaîne deradio publique (France Culture) ainsi que sur l’im-portance croissante des productions oulipiennesétudiées à des fins pédagogiques et intégrées dansles programmes scolaires. Au-delà de la revendica-tion de contraintes (principal point commund’écritures aux caractéristiques très diverses), lesœuvres publiées par les membres du groupe inter-rogent tantôt les frontières entre l’art et la vie,entre texte littéraire et performance, entre écriturelittéraire et écriture ordinaire, tantôt les définitionset les limites mêmes de l’œuvre littéraire : ainsiPaul Fournel a-t-il publié avec Banlieue un ouvragedont le texte à proprement parler est absent, lelivre étant uniquement constitué de péritexte (dontles éléments vont de diverses préfaces apocryphesà des notes en bas de page et à un dossier pédago-gique3). Toutefois, l’image du groupe, cantonnéaux yeux du grand public aux pratiques ludiques,tend à relativiser ces interrogations et ces expéri-mentations formelles en les présentant comme unjeu provisoire qui n’affecte pas durablement lesdéfinitions du littéraire. Si l’étiquette « expérimen-tal » marginalise les productions auxquelles elles’applique, l’étiquette « ludique » tend elle à lesminimiser, au prétexte que la littérature serait

3. Paul FOURNEL, Banlieue, Paris, La Bibliothèque oulipienne,vol. 46, 1990.

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nécessairement une affaire sérieuse. Il s’agit làd’une autre forme d’isolement, symbolique cettefois, qui paraît confirmer l’impossibilité pour desécritures cherchant à perturber les formes et lesdéfinitions canoniques de l’œuvre littéraire d’occu-per une place centrale dans le champ.

Le tableau ainsi esquissé donne à penser que, si lalittérature française contemporaine paraît peu per-turbante ou peu perturbée, ce n’est pas tant dû àl’absence d’auteurs perturbateurs, qu’en vertu d’unétat du champ littéraire qui les place à sa marge. Ilest dès lors légitime de s’interroger sur les raisonssusceptibles d’expliquer cet état de fait et sur cequ’elles nous disent quant à la manière dont onpense la littérature aujourd’hui. La perturbationconstitue-t-elle une valeur de la littérature contem-poraine ? Et qu’est-ce que cette « imperturbabi-lité » ou cette sanctuarisation des définitions del’œuvre littéraire engage quant aux rapports que lalittérature entretient aux autres arts, et notammentà l’art contemporain et à ses « perturbateurs » ?

La perturbation,une valeur littéraire dépassée ?

Une subversion formelle reléguée au second plan

Cet état de fait semble d’abord en partie imputableà la structuration du champ littéraire contempo-rain, et à la façon dont elle modèle les représenta-tions dominantes du littéraire. Le système des dif-férents prix, qui sacrent presque exclusivement desromans situés dans la lignée du réalisme, soucieuxde raconter une histoire et de construire des per-sonnages cohérents, auxquels le lecteur est suscep-tible de s’identifier, institutionnalise le roman etconsacre son hégémonie1. Il est vrai que la créationde l’Académie Goncourt, fondée à l’origine (1903)pour contrer symboliquement l’Académie fran-çaise, engageait une « redéfinition des hiérarchiesesthétiques entre vers et prose » et une valorisationde la prose romanesque dans l’imaginaire de la

1. Cf. Nathalie HEINICH, L’Épreuve de la grandeur, Prix litté-raires et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1999.

création littéraire2 – et cette histoire a laissé destraces durables dans le paysage actuel. Parmi lesgrands prix d’automne (Goncourt, Femina, Renau-dot, Médicis, Interallié, Grand Prix du Roman del’Académie française), et malgré l’institution d’un« Goncourt de la poésie » en 1985 ou d’un« Renaudot de l’essai » en 2011, l’essentiel desouvrages récompensés les vingt dernières annéesrelèvent du genre romanesque – avec quelquesincursions du côté du récit autobiographique3.Cette répartition semble indiquer qu’aux yeux deces instances de reconnaissance et de légitimation,le rôle premier de l’écrivain contemporain n’est pasde subvertir radicalement les définitions de laforme littéraire dominante.

Il en va tout autrement dans le domaine de l’artcontemporain, qui se définit au contraire par lacontestation des genres qui ont dominé jusqu’à lapériode moderne ainsi que par une ouverture despratiques possibles – ce qui se reflète logiquementdans l’attribution des prix propres à ce domaine.Les artistes récompensés poursuivent générale-ment, si ce n’est un travail de « perturbation » ausens strict défini par Danto, du moins uneréflexion visant à ébranler la notion d’œuvre d’art.Ils ont régulièrement recours à des médiums telsque l’art vidéo, l’installation ou la performance,souvent préférés à des pratiques, des genres et desformes considérés comme historiquement datés,tels que la peinture d’histoire, par exemple, ou leportrait figuratif, là où la scène littéraire reste engrande partie soumise à des codes esthétiquesdirectement hérités du réalisme du XIXe siècle.

Un tel décalage entre les deux disciplines estd’ailleurs sensible dans les romans qui mettent enscène l’art contemporain. Si certains le présententsur le mode de la dérision (on pense à l’ouvrage deJean Echenoz, Je m’en vais, dans lequel le person-nage principal expose dans sa galerie des œuvresfantaisistes toutes plus ridicules les unes que les

2. Cf. Sylvie DUCAS, « Prix littéraires en France : consécrationou désacralisation de l’auteur ? », COnTEXTES, en ligne,no 7, 2010, <http://contextes.revues.org/4656>, consulté le01/04/2014.3. Cf. Sylvie DUCAS, La Littérature à quel(s) prix ? Histoiredes prix littéraires, Paris : La Découverte, « Cahiers libres »,2013.

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autres1), d’autres témoignent d’une fascinationmanifeste. C’est le cas des incipits de deux romansrécents à grand tirage, l’un français, La Carte et leterritoire, de Michel Houellebecq, l’autre améri-cain, Point Oméga, de Don Dellilo2, qui mobi-lisent des grands noms de la scène artistique inter-nationale liés à une image subversive : subversionpar l’exploitation cynique des règles du marché etdu monde de l’art dans les premières pages de LaCarte et le territoire, à travers les figures de JeffKoons et de Damien Hirst, subversion de lanotion d’œuvre d’art dans la longue ekphrasisinaugurale de Point Oméga, où DeLillo évoquel’œuvre vidéo de Douglas Gordon, 24 Hours Psy-cho, qui étire le célèbre film d’Hitchcock sous laforme d’un ralenti de vingt-quatre heures, pertur-bant ainsi la notion de création et l’expérienceesthétique. Cette capacité à semer le trouble dansla notion d’œuvre est loin d’être incompatible avecle fait d’occuper une place dominante dans lechamp de l’art contemporain – en témoigne lareconnaissance institutionnelle et économiquedont bénéficient ces artistes (l’œuvre de DouglasGordon décrite par DeLillo est exposée auMuseum of Modern Art, tandis que Jeff Koons etDamien Hirst figurent parmi les artistes contem-porains les plus célèbres et les mieux rémunérés).Houellebecq et DeLillo, écrivains reconnus et lusdu grand public, ne bénéficient pas quant à eux dela même marge de manœuvre : ils adoptent la seuleforme qui semble aujourd’hui compatible avec unetelle position dans le champ littéraire, le roman– ce qui ne les empêche pas, quand ils parlent d’artcontemporain, de valoriser des œuvres qui, à l’ins-tar de celles de Jed Martin, le héros de La Carte etle territoire, subvertissent les pratiques de l’artmoderne et proposent d’autres types d’expériencesesthétiques.

À l’inverse, il n’est pas surprenant que lesauteurs publiés chez Al Dante, et les éditeurs eux-mêmes, entretiennent une intimité revendiquéeavec l’art contemporain : au sein de leur catalogue,nombre de textes théoriques vont jusqu’à refuserla distinction entre productions littéraires et pro-

1. Cf. Jean ECHENOZ, Je m’en vais, Paris, Minuit, 1999.2. Cf. Michel HOUELLEBECQ, La Carte et le territoire, Paris,Flammarion, 2010 et Don DELILLO, Point Oméga, Arles,Actes Sud, 2010.

ductions généralement identifiées comme relevantdes arts visuels ou de la performance3. Cette posi-tion va de pair avec la défense d’une déstabilisationdes définitions du littéraire pensée comme unevaleur, et révèle deux rapports distincts à l’histoirelittéraire. Les auteurs d’Al Dante se situent explici-tement dans la continuité des mouvementsd’avant-garde qui ont dominé le vingtième sièclejusqu’aux années 1970 – ce que manifeste lelexique révolutionnaire mis en avant dans le cata-logue. Mais l’essentiel de la production littéraireactuelle semble au contraire avoir relégué l’époquedes avant-gardes, et jusqu’aux contestations duNouveau Roman, au rang d’une parenthèseaujourd’hui refermée. Cela ne signifie pas quetoute forme d’innovation soit absente de ce pay-sage littéraire dominé par le roman, mais qu’elleconcerne davantage les thématiques et les stylesqu’un questionnement sur les définitions même del’objet littéraire. La perturbation formelle semblerelever en grande partie d’un temps révolu de l’his-toire littéraire. Plus encore que « déshonorant », lepropos de Millet revendiquant un pouvoir d’actionet de subversion de l’écrivain est donc avant toutobsolète, tandis que la majorité de la productionlittéraire actuelle semble conforter les réflexions deJacques Rancière qui déplore dans le paysage artis-tique contemporain une omniprésence du consen-sus, là où l’art aurait au contraire partie lié au dis-sensus – et donc à la politique.

Le rôle de la théorie

On pourrait alors penser que la perturbation (ausens large, et non au sens restreint défini parDanto) n’est plus considérée comme une valeurpar la littérature, qui se situe en cela à l’opposé del’art contemporain. Ce serait pourtant contradic-toire avec la récurrence du lexique de la perturba-tion tel qu’il se manifeste dans les discours sur lalittérature. S’il est de bon ton de dire d’une œuvrequ’elle nous déstabilise, qu’elle sème le trouble,qu’elle bouleverse les catégories génériques ou

3. C’est le cas des ouvrages de d’Olivier Quintyn sur le mon-tage ou de Franck Leibovici sur les « documents poétiques ».Olivier Quintyn, Dispositifs/dislocations, coll. « Questionsthéoriques »/Forbidden beach, 2007.

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qu’elle constitue un ferment de désordre, ce toposest également traversé d’une mémoire des repré-sentations, qui identifie la littérature à un « bruit »perturbant la communication (Roland Barthes),définit le rôle de l’écrivain comme capacité à susci-ter « l’inquiétude » (André Gide) ou à « rendre lesol peu sûr » (Valère Novarina). De façon plusfondamentale, les historiens de la littérature, deVictor Chklovski à Hans Robert Jauss et jusqu’àFranco Moretti, tendent à envisager la déstabilisa-tion comme moteur de l’histoire littéraire. Lesgrandes œuvres se définiraient par l’écart qu’ellesmanifestent par rapport à l’horizon d’attentepropre à leur contexte d’émergence et par leurcapacité à perturber les règles et les habitudes quirégissent aussi bien la langue que les genres ou lesformes. Pourtant, ce travail de perturbation, aprèsavoir culminé au vingtième siècle jusqu’à confinerà l’illisibilité (on pense à Finnegans wake deJ. Joyce), à la déstabilisation des critères défini-toires du roman ou des règles de la communica-tion linguistique, est en grande partie considérécomme ayant fait son temps1. La littératurecontemporaine témoigne pour l’essentiel d’uneentrée dans une ère post-soupçon, où l’usage dulexique de la perturbation semble avant tout rele-ver d’une rhétorique rassurante et convenue. Lacélébration des chefs-d’œuvre jadis perturbateursmais progressivement intégrés à un horizon d’at-tente conforte le canon plus qu’elle ne l’ébranle.Le rapport qu’entretient la littérature à la perturba-tion à l’époque contemporaine peut ainsi s’envisa-ger sur le mode du paradoxe ou de l’hésitation.D’un côté, les discours sur le littéraire portent latrace d’une conception de l’œuvre d’art qui se défi-nit par sa capacité à ébranler la norme. Suivant encela les discours consacrés aux autres arts2, ils valo-

1. Tel est le constat formulé notamment par DominiqueViart dans son texte publié sur le site publie.net, « Quel pro-jet pour la littérature contemporaine ? » : il s’y intéresse no-tamment aux « efforts » et aux « pratiques d’une certaineavant-garde », qui « se survit », « au-delà voire contre la cri-tique qui dit son épuisement depuis le début des années 80 ».D. Viart, Quel projet pour la littérature contemporaine ?,texte non paginé, téléchargeable en ligne sur le site publie.netà l’adresse suivante : <http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782814500747/quel-projet-pour-la-litterature-contempo-raine>, consulté le 15/06/2014.2. Voir à ce sujet le numéro de la revue Recherches en esthé-

risent l’écart et la puissance d’ébranlement, jusqu’àles poser en critères définitoires de l’œuvre litté-raire – par opposition à la paralittérature, qui secontenterait de répéter des schémas prédéfinis. Del’autre, les principaux acteurs du champ littéraire– théoriciens, universitaires, éditeurs, écrivains eux-mêmes – semblent privilégier des objets qui sesituent, du moins au niveau formel, dans la lignéede ceux qui ont dominé le siècle précédent.

Il semble par ailleurs que le contraste frappantentre le rôle attribué à la perturbation sur la scènelittéraire et celui que lui confère le monde de l’artcontemporain a partie liée avec la manière dont lesproductions plus ou moins déstabilisantes sevoient ressaisies, ou non, par les discours théo-riques. Les philosophes et les historiens de l’art– au premier chef desquels Danto lui-même – s’in-téressent depuis longtemps et de façon approfon-die aux pratiques esthétiques perturbatrices. Celas’explique évidemment en grande partie par la pré-sence dans le monde anglo-saxon d’un courantanalytique dominant. Des penseurs comme Nel-son Goodman ou Georges Dickie, préoccupés pardes questions d’ontologie de l’œuvre d’art, sontlogiquement interpellés par des pratiques et desœuvres qui en déplacent les limites. Et cet investis-sement du discours théorique participe, de concertavec le travail d’autres acteurs du champ, de laconstruction d’une visibilité à plus grande échellede telles productions esthétiques. Par comparaison,dans le domaine littéraire, le théoricien le plusinfluencé par ce type de réflexions est certaine-ment Gérard Genette. Mais Gérard Genette, depar son parcours, s’est avant tout intéressé au récit,qu’il soit factuel ou fictionnel, aux possibilités dethéorisation de celui-ci, et peu aux pratiques litté-raires subversives, suivant en cela la plupart de sescontemporains au sein de l’institution. Or, uneœuvre perturbatrice, justement parce qu’elle sub-vertit les définitions de l’œuvre d’art, ne bénéficieque rarement d’une reconnaissance immédiate.Dans le domaine de l’art contemporain, un impor-tant travail de construction de visibilité des pro-ductions perturbatrices a été mené – par les cri-

tique no 17 consacrée au trouble (2012), et notamment l’en-tretien avec Marc Jimenez intitulé « Pour une esthétique dutrouble ».

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tiques, les enseignants, les curateurs, les galeristes,mais aussi par les philosophes et les historiens del’art, sans lesquels Duchamp ne serait peut-êtreencore aujourd’hui connu que d’une poignée d’ini-tiés et considéré comme un provocateur « expéri-mental ». Du côté de la littérature – domaine où iln’existe certes pas de réel équivalent aux commis-saires d’exposition ou aux conservateurs demusée – ce travail n’a encore été amorcé que defaçon relativement timide, et souvent en marge del’institution. Les pratiques littéraires qui subver-tissent les genres hérités de la modernité (perfor-mances, appropriations, etc.) font certes l’objet dequestionnements, mais ces questionnements ontessentiellement lieu dans des sphères restreintes,qui ne bénéficient que rarement d’une importantelégitimité institutionnelle, et au sein desquels lesthéoriciens sont souvent aussi producteurs1.

La terminologie est révélatrice de la différenced’intérêt que manifestent les théoriciens pour lesproductions contemporaines subversives d’unpoint de vue formel, selon qu’ils s’occupent princi-palement d’art contemporain ou de littérature. Làoù Arthur Danto, confronté à des pratiques esthé-tiques qui l’obligent à repenser ses théories, forgel’expression et l’étiquette de « disturbational art »,Dominique Viart et Bruno Vercier, dans leurpanorama de la littérature française contempo-raine, proposent quant à eux de distinguer une lit-térature « déconcertante », pour désigner lesœuvres qui réfléchissent les problèmes de leurépoque et y répondent en dérangeant les habitudesdu lecteur, acquises par la fréquentation du canonlittéraire2.

1. Voir à ce sujet les ouvrages de Christophe Hanna, encoreaux éditions Al Dante, Poésie action directe, Marseille, AlDante/Léo Scheer, 2002, et Nos Dispositifs poétiques, Mar-seille, Al Dante, coll. « Questions Théoriques », 2010. Il estd’ailleurs frappant que la reconnaissance institutionnelle dece type d’écritures passe, plus que par les universités et leslieux dédiés à la littérature, par les pôles consacrés à l’artcontemporain. En témoignent, entre autres exemples, lecycle de rencontres « Savage abduction » au Palais de Tokyo(avril-mai 2013) la résidence de Jérôme Game au MAC/VALen 2011, dont est issue le livre Sous influence, ce que l’artcontemporain fait à la littérature, MAC/VAL, 2012, ou plu-sieurs séries de lectures récentes à la Fondation Cartier.2. Dominique VIART, « Introduction », in D. VIART etB. VERCIER (dir.), La Littérature française au présent, Héri-tage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008, p. 10-13.

Dans l’écart entre le choc de la performance « per-turbante », et la défamiliarisation subtile provoquéepar l’écrit « déconcertant », mais qui ne met pasradicalement en cause nos attentes et nos habi-tudes littéraires, on mesure aussi la différence d’in-térêt, du côté des théoriciens, pour des objets quiles obligeraient, s’ils choisissaient de les prendre ausérieux, à remettre à plat les définitions qui leurservent à penser la littérature. Pour autant, rienn’indique que cet écart soit voué à perdurer. Letravail de François Bon sur les sites publie.net et letiers-livre3, par exemple, qui allie réflexions cri-tiques sur la production littéraire contemporaine etentreprise éditoriale en ligne de haute tenue, ouvrela voie à de nouvelles modalités de circulation desœuvres et à un dépoussiérage des représentationsconvenues du littéraire. Il n’est pas interdit d’espé-rer que ce sont ces nouveaux acteurs et canaux duchamp littéraire, avec la mutation des publics et latransformation de l’expérience de lecture qu’ilspermettent, qui sauront créer les conditions d’unevisibilité et d’une dé-marginalisation de la pertur-bation littéraire.

Marie-Jeanne ZENETTI

3. Sites accessibles en ligne aux adresses suivantes :<http://www.publie.net> et <http://www.tierslivre.net>,consultés le 15/06/2014.

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Perturbations textuelles de la vidéosurveillance dans l’art contemporain

Contrairement à leurs répercussions dans lesdomaines météorologiques, écologiques ousociaux, les perturbations ne sont pas toujoursprésentées de façon péjorative dans l’art occiden-tal. Longtemps assujetti aux règles et classementshiérarchiques, ce dernier s’est en effet émancipéde son académisme coercitif grâce à des perturba-tions successives qui ont notamment aboli le dic-tat de la mimesis – issu de la construction pers-pectiviste de la Renaissance – ou la sacralisationdu chef d’œuvre.

Initialement confinée dans les annexes del’œuvre tels que le titre, la dédicace ou la signa-ture, la lettre a également joué un rôle perturba-teur dans l’art. Souvent exploitée au début duvingtième siècle par les lettristes et les dadaïstespour sa forme plutôt que pour son sens, elle a liéles sphères politiques et artistiques de manièreprovocatrice, s’est intégrée dans les aphorismesmuraux des situationnistes avant d’être sérigra-phiée sur les affiches de mai 1968. Simple élémentd’identification identitaire dans les tags, elle côtoieaujourd’hui un graphisme plus élaboré dans lesgraffitis et les pochoirs du Street art qui per-turbent l’espace urbain de façon parfois humoris-tique ou agressive.Dans le sillage de l’art contextuel, pensé par JanSwidzinski1 et Paul Ardenne2, cette approcheesthétique de la perturbation se focalisera surl’analyse des interventions textuelles réalisées insitu3 par des artistes engagés, soucieux de dénon-cer la perte progressive des libertés individuellesface au regard unidirectionnel, enregistrable et

1. Jan SWIDZINSKI, L’art et son contexte, Au fait, Qu’est-ceque l’art ?, Québec (Canada), Les Éditions interventions,2005.2. Paul ARDENNE, Un art contextuel : création artistique enmilieu urbain, en situation d’intervention, de participation,Paris, Flammarion, 2002.3. L’in situ caractérise une œuvre qui prend en compte laspécificité du lieu où elle est installée.

continu de la vidéosurveillance. Depuis les années1990, des artivistes internationaux se mobilisenten effet face aux dérives sécuritaires de notresociété omnivoyante ; le néologisme artivismedéterminant, depuis les années 2000, les basesd’une (in)discipline particulièrement perturbatrice,située entre esthétisme et politique :

De même qu’on ne peut pas comprendre Dada nile Surréalisme hors de leur relation aux guerresmondiales et à la lutte entre révolution marxiste etrévolution capitaliste, de même les artivistes […]créent et s’engagent dans un contexte particulier.Celui d’un monde où la chute du mur de Berlin afait entrer le libéralisme dans une phase achevée deglobalisation. Un monde que le 11 septembre 2001a fini de consacrer comme l’ère de la surveillancegénéralisée4.

L’exposition CTRL [Space] s’est tenue au ZKM– Zentrum für Kunst und Medien – de Karlsruheen Allemagne, sous le haut commissariat de Tho-mas Y. Levin, en 2002. Son sous-titre : Rhetoricsof Surveillance from Bentham5 to Big Brother– Rhétoriques de la Surveillance, de Bentham àBig Brother, attestait de l’importance de la penséede Michel Foucault sur ces confrontations artis-tiques à une société de contrôle. Cette manifesta-tion peut être considérée comme l’un des pre-miers constats des relations fécondes entre artcontemporain et vidéosurveillance.

Face au développement de cette surveillancegénéralisée, des artistes poursuivent aujourd’hui ladénonciation d’une société de contrôle du(pou)voir en agissant directement dans le champ

4. Stéphanie LEMOINE, Samira OUARDI, Artivisme, Art, Ac-tion politique et résistance culturelle, Paris, Éditions Alter-natives, 2010, p. 17.5. Jeremy Bentham est un philosophe du XVIIIe siècle qui aimaginé une structure carcérale basée sur la surveillance :dans le Panoptique, le seul gardien d’une tour centrale peutcontrôler du regard l’ensemble des prisonniers.

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des caméras implantées dans l’espace urbain. Lecontexte particulier de la vidéosurveillance seradonc observé à travers un artisvisme textuel prati-qué in situ, utilisant la lettre comme élément per-turbateur à part entière.

Lettres à voir

Au début du XXIe siècle, des relations se sontnouées entre art et politique sur le front de la sen-sibilisation aux excès de la vidéosurveillance dansles espaces publics et de nombreuses caméraspochées ou taguées se sont mises à recouvrir lesmurs des métropoles.

Dans cette mouvance contestataire, le street-artiste britannique Banksy, originaire de Bristol,intervient de façon anonyme et illégale depuis lafin des années 2000 en dénonçant notre mise soussurveillance généralisée. En 2004, il a peint laphrase « WHAT ARE YOU LOOKING AT ? –Qu’est ce que tu regardes ? », au pochoir et enlettres majuscules, dans le champ d’une véritablecaméra de surveillance installée sur un mur londo-nien du quartier de Marble Arch.

L’œuvre austère, composée d’un simple texte ins-crit sur une façade grise et terne renvoie au regardfroid et soupçonneux de la vidéosurveillance quin’a plus rien de contemplatif. La caméra sembleobserver les lettres noires qui questionnent l’arti-culation entre les regards humain et numériquemais l’interrogation s’adresse également au pas-

sant, dont le voyeurisme potentiel se retrouveassocié à celui de la caméra. Cette méta-perturba-tion textuelle rend indirectement visible la pré-sence de la caméra et dévoile les motivations denotre société de contrôle, braquée en continu surdes innocents en sursis. Banksy précise à ce pro-pos qu’il déteste quand les gens disent que : « sion n’a rien fait de mal, alors on n’a rien à cacher.On a tous quelque chose à cacher, ou alors c’estqu’on a vraiment un problème1 ».

En jouant sur le lisible et le visible, la démarchetextuelle de cet artiviste établit des relations entrevoir et pouvoir. L’œuvre, baptisée One NationUnder CCTV – Une nation sous vidéosur-veillance, peinte en 2008 au pochoir et à la bombesous la bâche d’un échafaudage, a également per-turbé la neutralité d’un mur de la capitale britan-nique pendant une année entière avant d’être effa-cée pour cause d’atteinte à l’ordre public. Le titrede l’œuvre semble peint en lettres majusculesblanches par un jeune garçon vêtu d’un hautrouge et grimpé sur une échelle. La scène paraîtelle même photographiée en abyme par un agentde sécurité, habillé de bleu, reproduit au pochoirdans la partie inférieure gauche de cette façadeaveugle. Banksy a choisi de s’exprimer sur un murdépourvu de fenêtre mais néanmoins équipéd’une caméra de surveillance. L’aphorisme dénon-çant l’assujettissement au regard d’une nation

1. BANKSY, dans Stéphanie LEMOINE, Samira OUARDI, Arti-visme, Art, Action politique et résistance culturelle, op. cit.,p. 145.

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Banksy, One Nation Under CCTV, Londres, 2008, © del’artiste.

Banksy, What are you looking at ?, Marble Arch, Londres,2004, © de l’artiste.

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entière connote ici les excès sécuritaires de la capi-tale britannique – qui demeure l’une des villes lesplus surveillées à l’heure actuelle. Il renvoie égale-ment au serment d’allégeance scandé la main surle cœur par les écoliers américains face au drapeaude leur pays :

I Pledge Allegiance to the flag of the United Statesof America and to the Republic for which itstands, one Nation under God, indivisible, withliberty and justice for all – Je jure allégeance au dra-peau des États-Unis d’Amérique et à la Républiquequ’il représente, une nation unie sous l’autorité deDieu, indivisible, avec la liberté et la justice pourtous.

Dans cette fresque peinte en bleu blanc et rouge,conformément aux couleurs patriotiques desÉtats-Unis, une perturbation textuelle a subrepti-cement remplacé le mot GOD par le sigleCCTV1 : la nation n’est donc plus unifiée ici sousla seule autorité de Dieu.

Dans sa récente analyse de L’Œil absolu,Gérard Wajcman rapproche les regards divin etnumérique : « La vidéosurveillance fonde le pou-voir comme présence réelle. Regard omnivoyant,elle implante en somme Dieu à tous les carre-fours2. » L’homme de la Renaissance s’était eneffet affranchi de la vigilance divine en projetantson regard autonome sur des Veduta qui s’ou-vraient vers l’infini. À travers le double jeu textuelde cette (con)fusion typographique Banksy rap-pelle que l’individu hypermoderne, situé dans lechamp visuel continu des caméras, se retrouvesoumis à une surveillance numérique dont lesécrans de réception se situent dans un lieuinconnu et inaccessible. Dans Surveiller et punir3,essai consacré à l’étude de la société carcérale,Michel Foucault a observé que les prisonniers dupanoptique de Jérémy Bentham, ne sachant s’ilsétaient observés ou non par les surveillants, modi-fiaient leur attitude et devenaient plus dociles face

1. Les quatre lettres du sigle emblématique de la vidéosur-veillance CCTV signifient : Closed Circuit Television – Cir-cuit fermé de télévision.2. Gérard WAJCMAN, L’Œil absolu, Paris, Denoël, 2010,p. 155.3. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir Naissance de la pri-son, Paris, Gallimard, 1975.

à ce sentiment d’omniscience invisible. Le glisse-ment imperceptible du texte mis en scène danscette fresque ambiguë semble vouloir alerter lescitoyens actuels sur d’éventuelles mutations com-portementales. Ces dernières pourraient en effetse développer insidieusement face aux attentesd’une société sécuritaire réactivant l’omniscienceinvisible du panoptique par le biais de ses camérasde surveillance.

Mobstr, Surveillance, Newcastle, 2009, © Mobstr.

Le caractère épuré de l’intervention textuelle deBanksy se retrouve dans l’œuvre de Mobstr. Cetautre graffeur britannique s’exprime en effet uni-quement avec des lettres inscrites in situ dans l’es-pace urbain et intervient tout aussi illégalement àproximité du réseau de surveillance.

En 2009, en contrebas d’une caméra installéesur l’avancée en béton d’un mur de Newcastle,l’artiviste a écrit en lettres majuscules noires :« THESE THINGS MAKE MY LIFE DIFFI-CULT – Ces choses me rendent la vie difficile ».À gauche de la phrase, une flèche orientée vers lehaut désigne explicitement ce qui perturbe sapropre vie : la caméra de surveillance. Contraire-ment à Banksy, Mobstr s’exprime ici à la premièrepersonne et utilise ses difficultés personnellespour attirer l’attention sur le contrôle visuel de sesconcitoyens. Malgré le caractère illicite de cetteintervention, les lettres, parfaitement alignées surun axe horizontal, suivent les rainures du mur enbéton qui évoquent des lignes d’écriture à forteconnotation scolaire. Ces inscriptions disposéesquasi conventionnellement demeurent en effettrès éloignées des coulures et autres tags aux cou-leurs agressives qui peuvent « salir » visuellement

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l’espace urbain. À travers ce texte épuré et maî-trisé dans sa forme, Mobstr incite le regard àsuivre le prolongement de la flèche pour dévoilerexplicitement la vraie perturbation urbaine incar-née par la caméra. Instigateur d’un méta-contrôleartiviste, il perturbe textuellement la neutralitéapparente de l’espace urbain. La forme pronomi-nale du texte est ici utilisée pour dénoncer lesdérives potentielles d’un regard numérique liberti-cide que nous ne sommes pas toujours en mesurede repérer directement.

À l’instar de Banksy et de Mobstr, l’artiste italienFra. Biancoshock perturbe textuellement lechamp des caméras de surveillance milanaises.Son projet baptisé Control the controllers –Contrôle des contrôleurs, réalisé en 2012, consisteà placer un panneau rectangulaire blanc chargé delettres noires dans le champ d’une caméra de sur-

veillance. La taille décroissante de la typographie,selon un axe vertical de haut en bas, empruntel’aspect des planches destinées à évaluer notrevision dans les cabinets d’ophtalmologie. Par laprésentation de ces tests optométriques, l’artiste« contrôle » dans une mise en abyme décalée etabsurde, l’acuité visuelle de la caméra de contrôle.La mise en scène de ce regard numérique « médi-calisé » n’est pas sans évoquer le glissementsémantique du terme vidéosurveillance vers celuide « vidéoprotection ». Cette évolution lexicaleaffaiblit pernicieusement toute velléité de contes-tation envers un état censé protéger ses citoyens,considérés non plus comme des délinquants enpuissance mais comme des victimes potentielles.

La prise de vue photographique de cette per-turbation textuelle, à l’instar des interventions deMobstr ou Banksy, est dépourvue de toute pré-sence humaine et l’ouverture de la porte munie debarreaux, adjacente au panneau optométrique,paraît assujettie à la réussite potentielle de ce testvisuel. Cette perturbation textuelle semble illustrerla pensée de Jean-Philippe Bouilloux : « Voir etsavoir sont les deux faces de la même pièce. Il y aune relation dialectique qui s’installe entre visibi-lité et compréhension1 ». La vision remplace defait le toucher dans le détournement de ce codede sécurité qui relie (in)visibilité et compréhen-sion. Parallèlement à la fragmentation des lettres(in)visibles qui surgissent ou disparaissent (selonle sens de lecture verticale) de ce rectangle imma-culé et étroitement surveillé, la présence seconjugue ici à l’absence. Dans son analyse del’écriture fragmentaire, Michel Gauthier, évoque lejeu du Fort-Da qui peut faire écho à ce double jeude « passage » entre (in)visibilité et compréhen-sion :

Le texte fragmentaire n’est-il pas comme la bobineà ficelle du fameux bambin dont parle Freud ? Letexte disparaît avec la récurrente surrection dublanc typographique (fort) et il réapparaît une foisla béance franchie (da). L’être aimé pour l’enfant

1. Jean-Philippe BOUILLOUX, « Du monde de la parole aurègne du visible – La revanche de Saint Thomas », dans Ni-cole AUBERT, Claudine HAROCHE (dir.) Les tyrannies de la vi-sibilité, Être visible pour exister ?, Toulouse, Erès, 2011,p. 62.

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Fra Biancoshock, Control the controllers, Milan, 2012,photographie Myst-R © Fra.Biancoshock.

Revue Proteus no 7 – arts de la perturbation

n’est autre que la mère souvent absente, souventlointaine, comme la bobine lancée par-dessus lebord du lit. Pour le narrateur, l’être aimé ne serait-ildonc pas tout simplement le texte qui finit toujourspar revenir après s’être absenté ? Le jeu de l’écriturefragmentaire serait celui du fort-da, le jeu du nour-risson à la bobine1.

Au-delà de la mise en scène humoristique d’unregard numérique potentiellement défaillant,l’œuvre perturbatrice de Fra Biancoshock pourraitainsi s’envisager in fine comme la perte de touteprésence aimée dans le champ de contrôle d’unevidéosurveillance dépourvue d’empathie.

Contrairement aux interventions asomiques2

de Banksy, Mobstr ou Fra Biancoshock, d’autresartivistes ont choisi de mettre en scène des pertur-bations textuelles jouées avec leur propre corps,impliqué dans le champ « théâtralisé » des camérasde surveillance.

Êtres à voir

Dans sa récente analyse de L’espace urbain sousvidéosurveillance, la sociologue Muriel Oriconstate que l’acceptation sociale de la transpa-rence dépend du type de lieu dans lequel est ins-tallé le dispositif de contrôle :

À la différence du parking ou du supermarché, larue n’est pas un espace affecté à une fonction, ellese caractérise au contraire par l’hétérogénéité desacteurs qui l’occupent et par la diversité de leurspratiques3.

Si les caméras sont, selon elle, davantage accep-tées dans des lieux fermés et anxiogènes commeles parkings souterrains ou tolérées dans les

1. Michel GAUTHIER, « Olivier CADIOT, le facteur vitesse (ex-traits) » dans Jacinto LAGEIRA (dir.), Du mot à l’image & duson au mot. Théorie, Manifestes, Documents. Une antholo-gie de 1897 à 2005, Marseille, Le Mot et le Reste, 2006,p. 534.2. Le philosophe Macello Vitali-Rosati définit l’asomiecomme l’absence de corps.3. Muriel ORY, « L’espace urbain sous vidéosurveillance etl’acceptation sociale de la transparence », dans PatrickSCHMOLL et al. (dir), Dispositifs spec(tac)ulaires – La sociétéTerminale 2, Strasbourg, Néothèque, 2012, p. 97.

supermarchés – où elles se focalisent sur les pro-cessus de consommation au détriment des indivi-dus ; elles sont fortement rejetées dans la ruelorsque celle ci « est assimilée à la promenade, à laflânerie ou encore à un lieu de rencontre et de dis-cussion4 ». Certains artivistes, dénonçant les excèsde la surveillance, ont choisi, de fait, de s’exprimerdirectement sur les trottoirs, rappelant par làmême que la rue est un lieu de perturbation qui asouvent joué un rôle capital dans la revendicationdes libertés au fil de l’histoire.

Le dramaturge et metteur en scène brésilienAugusto Boal a créé dans la seconde moitié duvingtième siècle un théâtre de rue contestatairequ’il a développé malgré la répression de la juntemilitaire qui le poussa à l’exil. Son œuvre partici-pative, nourrie du concept de spect-acteur5, a for-tement influencé le collectif de rue américain Sur-veillance Camera Players, cofondé en 1996 par lepublicitaire Bill Brown et la graphiste Elisa Dano-giordo. Au cours de leurs interventions silen-cieuses, ces artivistes présentent successivementdes textes inscrits en lettres noires sur de grandspanneaux blancs, dans le champ de caméras desurveillance qui n’enregistrent pas le son. Ces per-turbations textuelles évoquent les pancartes bran-dies lors des manifestations de rues mais égale-ment les cartels soutenant la narration dans lecinéma muet du début du vingtième siècle. LesSurveillance Camera Players, n’utilisant pas la vio-lence pour exprimer leurs revendications, choi-sissent néanmoins de pervertir visuellement lesystème de surveillance en lui faisant diffuser unmessage qui met en doute la neutralité de sapropre vision. Certaines de ces perturbations tex-tuelles, réalisées pacifiquement dans les espacespublics surveillés, ont pourtant été interrompuespar les forces de l’ordre. Écrivant eux-mêmesleurs scénarios, ils ont notamment adapté lespièces 1984 et Ubu Roi. Les univers de GeorgeOrwell et Alfred Jarry donnent le ton de leursinterventions satiriques et absurdes qui com-mencent de façon récurrente par cette mêmephrase « Nous savons que vous nous regardez ».

4. Idem.5. Michael FRIED, La place du spectateur. Esthétique et ori-gines de la peinture moderne, C. Brunet (trad.), Paris, Galli-mard, 1990.

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Le 4 mai 2002, BillBrown a joué lapièce Amnesia, ini-tialement conçuepar l’artiste DenisBeaubois, sur untrottoir de TimesSquare à New-York. Il a exhibésuccessivementdans le champd’une caméra, unesérie de sept pan-cartes sur lesquellesil demandait l’aide

du système de contrôle pour recouvrer samémoire.Sur l’un des panneaux, la phrase « IHAVE AMNESIA – Je suis amné-sique » encadrait en lettres majus-cules le croquis de son alter-ego dontle visage attristé était la cible d’uneflèche accompagnée du mot « ME ».Un second panneau présentait laphrase « YOU ARE WATCHINGME – Tu me regardes » aux côtés dudessin d’une caméra « filmant » enplongée ce double amnésique affubléd’une bulle de pensée interrogative.Dans cette mise en abyme perturba-trice, sur le fond et la forme, BillBrown instaure une scène de sur-veillance graphique dans le champd’une caméra réelle : il parvient à faire « des-cendre » le regard de contrôle au niveau de la rue– le rendant ainsi perceptible aux yeux des pas-sants. Ce type de perturbation textuelle, tentantdésespérément d’établir une relation avec lescaméras de surveillance, met également en évi-dence le caractère unidirectionnel, vertical et ano-nyme de leur regard numérique omniscient qui« enregistre » tout.

Bill Brown, modifiant ses gestes d’acteur mueten fonction du contenu de chaque panneau, indi-quait explicitement à la caméra qu’elle devait lirece qui lui était présenté. Sur un autre panneau, sonavatar amnésique espérait recouvrer son identifi-cation en demandant directement aux caméras« WHO AM I ? – Qui suis-je ? WHAT’S MY

NAME ? – Quel est mon nom ? ». Les interroga-tions identitaires des Surveillance Camera Playerssemblent aujourd’hui pleinement justifiées. Lescaméras numériques ayant remplacé les analo-giques, elles peuvent en effet être couplées à deslogiciels perfectionnés qui les connectent à desbases de données personnelles, notamment cellesdes passeports biométriques dont la photographienumérique est « compatible » avec ces modalitésde contrôle.

Ce dialogue de sourds, unidirectionnel et sté-rile, confirme l’impossibilité d’entrer en relationavec une caméra de surveillance, faute de récipro-cité du regard. Rappelons à travers la pensée deClaudine Haroche que « si le sujet se constituedans le regard d’autrui, il ne peut se développer,

s’affermir dans le même temps qu’àl’abri du regard1 ». Ces interroga-tions identitaires jouées dans unespace public étroitement surveillésoulèvent ainsi la complexité desconstructions de soi dans notreépoque hypermoderne assujettie auxtyrannies de la visibilité.

À l’instar de Banksy, Mobstr ouFra Biancoshock, les perturbationstextuelles desSurveillanceCameraPlayerscréent uneambivalencesur la plura-

lité de leur destinataire :leur message s’adresse defait à la caméra de sur-veillance tout en recueillantl’attention des passants.Certains d’entre euxprennent le temps de s’ar-rêter ou de photographierla « scène » avant de leverles yeux vers le dispositifde contrôle. Bill Brown

1. Claudine HAROCHE, « L’invisibilité interdite » dans NicoleAUBERT, Claudine HAROCHE (dir.), Les tyrannies de la visibili-té, Être visible pour exister ?, op. cit., p. 85.

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Surveillance Camera Players,Amnesia, Times Square, New-York, 2004, © SurveillanceCamera Players.

Surveillance Camera Players,Amnesia, Times Square, New-York, 2004, © SurveillanceCamera Players.

Surveillance CameraPlayers, Amnesia, TimesSquare, New-York,2004, © SurveillanceCamera Players.

Revue Proteus no 7 – arts de la perturbation

explique qu’il choisit ce moment précis pour dis-tribuer aux passants-spect-acteurs des flyers expli-citant son intervention. Il se crée dès lors unéchange horizontal de regards entre l’artiste et lesspectateurs, ce partage du visible contrecarrant laverticalité unidirectionnelle du regard numérique.

Refusant d’être placés sous la coupe d’uncontrôle vertical divin ou politique, les Sur-veillance Caméra players revendiquent pleine-ment, à travers leurs perturbations textuelles, lerétablissement d’un échange de regard humain.Leur artivisme théâtral régule de façon équitablele partage du visible en esquissant une ébauche deconstruction identitaire, chacun pouvant observerà nouveau qu’il est perçu dans le regard del’autre : « Être c’est être perçu, je ne suis rien sil’autre ne me perçoit pas1 ». Cette condition iden-titaire, évoquée par Nicole Aubert, ne peut eneffet germer dans l’œil unidirectionnel du regardnumérique de la vidéosurveillance : celui-ci nouspermet certes d’être vus, mais sans possibilité des’affirmer dans le regard de l’autre. Les perturba-tions textuelles des Surveillance Camera Players,proposent ainsi aux spect-acteurs de leur théâtrede « vue » d’expérimenter la difficile affirmationidentitaire d’un sujet observé par un autre non(identi)fiable.

Contrairement aux représentations non surveilléesd’un théâtre de rue parfois perturbateur, le théâtrede « vue » proposé par les Surveillance CameraPlayers soulève un questionnement sur la place del’acteur et des spectateurs. Seul en « scène » audébut de chaque représentation, Bill Brown estprogressivement rejoint par un public interactifqui devient filmé à son tour. Une confusion s’ins-taure dès lors entre le sujet et la scène : selon unpoint de vue décentré, la caméra de surveillancefilme en temps réel l’acteur et son public dans unmême lieu contrôlé. Au cours de ces représenta-tions étroitement surveillées, une porosité desfrontières perturbe l’ici, le maintenant et l’ailleurs :le point de vue unique et continu de la caméraenglobe celui qui voit et celui qui est vu dans un

1. Nicole AUBERT, « La visibilité, un substitut à l’éternité ? »dans Nicole AUBERT, Claudine HAROCHE (dir.), Les tyranniesde la visibilité, Être visible pour exister ?, op. cit., p. 112.

même espace-temps. Ce théâtre de « vue » pertur-bateur atteste que nous sommes aujourd’hui plon-gés dans une vision sans limite et qu’il devient dif-ficile de différencier le sujet du monde dans lequelil est surveillé chaque jour de manière plus coerci-tive :

Jusqu’ici, la grande question était de voir, de voirtoujours plus, d’élargir sans cesse le champ duvisible. Ce qui travaille le temps aujourd’hui, c’est lavolonté de tout voir. Nous sommes dans le tempsd’une vision sans limites. Et voir sans limites sup-pose de sortir des limites ou de passer toutes leslimites. C’est à dire que voir sans limites impliquequ’il n’y a plus de limites entre le sujet et le monde,que dans le monde, qui est le monde visible, il n’y aplus d’écart entre voir et être vu2.

Au-delà de leur questionnement identitaire, cesperturbations textuelles théâtralisées et évocatricesdu dispositif du panoptique, malgré leurs repré-sentations en « extérieur », permettent de prendreconscience de la globalisation du regard numé-rique à travers le brouillage des points de vueentre acteurs et spectateurs.

Un grand nombre de productions artistiques duXXIe siècle reflètent l’évolution de notre sociétéhypermoderne, marquée par l’avènement dunumérique. Elles questionnent la limite d’œuvresimmatérielles et réticulaires dont il faut (re)penserles modes d’exposition, de diffusion et de conser-vation. L’art numérique interactif, stimulé par lesprogrès de la technologie, nourrit chaque jour denouvelles perturbations qui bousculent l’esthé-tique contemporaine.

Dans leurs interventions réalisées in situ, lesartivistes urbains interviennent encore concrète-ment, « à la main », tout en se confrontant auregard numérique de la vidéosurveillance. Leursœuvres tissent donc un lien entre le matériel et levirtuel et offrent ainsi une familiarisation progres-sive avec l’immatérialité caractéristique de ce troi-sième millénaire. Si voir et pouvoir consonnent àl’unisson de doubles jeux de langage (dés)ordon-nés, ces perturbations textuelles ne constituentqu’une infime partie de la richesse des produc-

2. Gérard WAJCMAN, L’Œil absolu, op.cit., p. 71.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

tions établies entre art contemporain et vidéosur-veillance.

Dans son Introduction à la pensée complexe,Edgar Morin rappelle que « l’ordre et le désordresont deux ennemis : l’un supprime l’autre mais enmême temps dans certains cas ils collaborent etproduisent de l’organisation et de la complexité1 ».Dans une société de surveillance hautement disci-plinée, ces démarches d’artivistes relèvent a prioridu seul désordre et semblent très éloignées detoute idée d’organisation. À travers la perturba-tion textuelle de son champ de vision, ces(dés)organisations offrent pourtant une prise deconscience des limites spatiotemporelles d’unregard numérique globalisant, parfois difficiles àdiscerner. La sollicitation directe des caméras decontrôle permet en outre de mesurer l’importancede la réciprocité du regard, socle de toute ébaucheidentitaire.La virtualité du regard numérique de la vidéosur-veillance nécessite paradoxalement une mise enscène concrète et « matérielle » pour être saisis-sable. Le point de vue ordonné des caméras decontrôle semble être le repère stable, choisi par lesartivistes pour mettre en évidence ses caractéris-tiques coercitives. En intervenant directementdans le champ de vision continu des caméras desurveillance, ces perturbations textuelles, réaliséesin situ, confrontent les regards humain et numé-rique et structurent ainsi notre réflexion sur l’actede voir.

Sophie LIMARE

1. Edgar MORIN, Introduction à la pensée complexe, Paris,Seuil, 2005, p. 99.

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Revue Proteus no 7 – arts de la perturbation

Synergie perturbatriceentre danse et philosophie

UMWELT ET TURBA DE LA COMPAGNIE MAGUY MARIN

Dans quelle mesure certaines propositions de lascène chorégraphique contemporaine pourraient-elles contribuer à redéfinir aujourd’hui ce qu’Ar-thur Danto désignait à la fin des années 1980 parles termes d’« art de la perturbation » ? Actuelle-ment, dans le champ de la danse contemporaine,une approche matérialiste fondée sur le corpscomme immanence, matière et présence, sembledominer chez les artistes et les chercheurs1, ceux-ci invitant le spectateur à renoncer au tout intelli-gible pour s’abandonner à la seule expérience sen-sible. Pour autant, tous les danseurs et choré-graphes ne renoncent pas à explorer, voire àapprofondir les relations entre corps et pensée, àfaire le pari de l’efficacité intellectuelle de la dansecomme de son efficacité sensible. Y-a-t-il làmatière à « perturbation » ?

Afin de répondre à cette question, nous nousintéresserons à deux créations de la CompagnieMaguy Marin qui, à l’intérieur du champ institu-tionnel de production et de diffusion de la danse,ont provoqué, il y a peu encore, du désordre. Untel phénomène est d’autant plus surprenant que lespectateur de la scène contemporaine rompu àtoutes sortes d’expérimentations, voire de provo-cations, semble de plus en plus difficile à « pertur-ber ». Dans ces créations marquées par l’hybridité,l’intention chorégraphique mêle différentsmédiums, la danse s’y déterritorialisant vers lethéâtre, la performance et les arts visuels. Si celan’a rien d’exceptionnel dans la création contem-poraine, ces œuvres ont pourtant provoqué destensions avec une partie du public et suscité la fri-

1. Voir notamment les propos de Philippe GUISGAND dans« Ce que la danse nous fait plutôt que ce qu’elle nous dit »,État des lieux de la danse, entretien avec Agnès Santi publiéle 30 novembre 2011 sur le site de La Terrasse,<http://www.journal-laterrasse.fr/avignon/>, consulté le08/07/2014.

losité de certains lieux de diffusion. Malgré lareconnaissance internationale et institutionnellede la Compagnie Maguy Marin, Umwelt2 aumoment de sa création, en 2004, transforme soiraprès soir la salle en champ de bataille. Dans ledocumentaire de Marie-Hélène Rebois, La DanseCachée, Maguy Marin revient sur l’agitation qui aentouré la présentation de ce spectacle : des spec-tateurs se lèvent, invectivent les interprètes, puiscertains « montent sur le plateau et […] crient“Vive le ballet3 !” », obligeant la chorégraphe àintervenir pour faire évacuer une partie de la salle.Avec la création de Turba4 en 20075, l’histoire serépète : des spectateurs quittent leur fauteuil oumanifestent bruyamment leur mécontentement.

Frustration de « ballettomanes » ? Simple diffi-culté d’étiquetage ? Problème de lisibilité desœuvres ? Pourquoi ces créations ont-elles provo-qué la perturbation dans le champ chorégraphiqueet, plus généralement, dans le champ de l’art,conduisant certains spectateurs à développer desconduites transgressives à leur tour perturba-trices ? Comme nous allons tenter de le montrer,l’indisciplinarité marquée de ces œuvres ne suffitsans doute pas à expliquer leur puissance detrouble à l’heure où, comme le constate Dantolui-même, « il se pourrait que l’art […] ne soit que

2. Création de la Compagnie Maguy Marin, Le Toboggan,Decines, 2004, reprise en novembre 2013 au Théâtre Ga-ronne de Toulouse et en tournée depuis.3. Maguy MARIN dans Maguy Marin, la danse cachée, docu-mentaire couleur de Marie-Hélène Rebois, Daphnie Produc-tion, CCN Rillieux-la-Pape-Compagnie Maguy Marin, 2009.4. Création de la Compagnie Maguy Marin, conception etréalisation de Denis Mariotte et Maguy Marin, Festival dedanse de Cannes, Cannes, 2007.5. Voir notamment le témoignage de Yoann MOREAU : « Tur-ba, un spectacle transgressé », papiers-laboratoire, editions-papiers.org/laboratoire/turba-un-spectacle-transgresse, sou-mis le 8/2/2009.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

déstabilisation et qu’il doive sa pérennité au sou-venir des frontières que personne ne peut plusrespecter1 ». En revanche, la force dissensuelle deces deux créations et leur ambition philosophiqueperturbent la réception et rompent avec l’horizond’attente du spectateur de la scène chorégra-phique contemporaine.

Une indisciplinarité perturbatrice ?

Dans L’Assujettissement philosophique de l’art,Danto distingue les œuvres qui dérangent « parceque ce qu’elles montrent est dérangeant, toutcomme l’est leur manière de le montrer2 » de« l’art de la perturbation » qui renvoie à des pro-positions artistiques souvent exécutées de manière« improvisée et bâclée », « qui comportent unecertaine menace, voire promettent un certain dan-ger, et […] compromettent la réalité avec uneforce que les arts plus fortement implantés etleurs descendants ont perdue3 ». Rien de tout cela,a priori, dans les deux créations qui nous inté-ressent. Umwelt et Turba sont des pièces choré-graphiques qui ont été créées au Centre Chorégra-phique National de Rillieux-la-Pape que dirigealors la chorégraphe Maguy Marin. C’est donc aucœur du réseau institutionnel de la danse contem-poraine qu’elles sont élaborées, au cœur du réseauinstitutionnel qu’elles sont diffusées, dans le cadrede festivals de danse, très souvent, et dans desthéâtres subventionnés. Difficile aussi d’y voir desœuvres « improvisées », encore moins « bâclées »,tant s’y déploie une maîtrise évidente de tous lesparamètres scéniques due à trois décennies d’ex-périence et à la mise à disposition par le CCN demoyens importants.

En revanche, Umwelt comme Turba consti-tuent des formes hybrides dans lesquelles l’artchorégraphique investit d’autres disciplines artis-tiques, cherchant à « incorporer de l’autre, s’alté-rer, sans s’identifier à lui4 » et où la danse semble

1. Arthur DANTO, L’Assujettissement philosophique de l’art,Cl. Hary-Schaeffer (trad.), Paris, Seuil, 1993, p. 154.2. Ibid., p. 156.3. Ibid., p. 154.4. Boris CHARMATZ, cité par François FRIMAT dans Qu’est-ceque la danse contemporaine ?, Paris, PUF, 2010, p. 15.

absente. Umwelt, œuvre chorale pour neuf inter-prètes, se présente comme un montage rythmé de« vignettes », d’« actions qui viennent comme desimages5 » avec pour paysage sonore le bruitassourdissant d’un unique accord produit par troisguitares électriques posées sur l’avant-scène. Ins-pirée pour ce spectacle par le concept spinozistede conatus6, Maguy Marin souhaite montrer com-ment tout être vivant « s’efforce de persévérerdans son être ». Pour cela, elle donne à voir unvéritable paysage humain à travers une pluralité defigures accomplissant des gestes et des actionsordinaires (croquer une pomme, mettre uncasque, enfiler une blouse, prendre un cachet, lirele journal…). Seules ou démultipliées, ces figuresapparaissent et disparaissent par les intersticesménagés dans un dispositif composé d’une cin-quantaine de panneaux réfléchissants disposés enquinconce au fond de la scène. Au fil du spectacle,les innombrables éléments de costumes et acces-soires circulent d’un interprète à l’autre sans dis-tinction d’âge ou de sexe, ce qui fait surgir desimages de plus en plus insolites : aux figures fami-lières (roi, ouvrier, mariée, médecin, starlette, bou-cher…) se mêlent peu à peu des figures compo-sites, burlesques ou poétiques. À la manière de lafugue musicale, figures, gestes et actionsreviennent au fil du spectacle comme autant dethèmes déclinés selon d’infinies variations. À lafin, l’avant-scène est jonchée d’objets et de détri-tus témoignant du passage de ces bribes d’exis-tences.

Comme Umwelt, Turba est une pièce choralepour onze interprètes qui évoluent dans un dispo-sitif scénique constitué de trente praticables noirsquadrillant le plateau de façon strictement géomé-trique. Fresque étrange à la splendeur baroque,Turba se présente comme un assemblage d’élé-ments hétérogènes au croisement de la danse, duthéâtre et des arts visuels, avec le lyrisme commehorizon commun : « une affirmation du multiple

5. Expressions utilisées par Maguy Marin pour désigner lesimages d’Umwelt dans La Danse Cachée, op. cit.6. Le conatus, terme latin qui signifie « effort », est unconcept central de L’Éthique de Spinoza. Voir L’Éthique,III, proposition VI : « Toute chose, autant qu’il est en elle,s’efforce de persévérer dans son être ».

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Revue Proteus no 7 – arts de la perturbation

comme source de joie1 ». Véritable hymne à lanature inspiré du De rerum natura du poète latinLucrèce, Turba tente de rendre sensible la turbu-lence invisible du monde : « diversité des espèces,diversité des individus, diversité des parties quicomposent un individu2 ». Comme Lucrèce auchant I, Maguy Marin nous invite à partager sonémotion devant le spectacle de la nature où « toutéclot quand les temps sont venus », où « la terrevivace élève sans danger les tendres créatures jus-qu’aux rives du jour3 ». En même temps, dans lapure tradition épicurienne, la chorégraphe chercheà rendre sensible l’idée que, sous la diversité appa-rente, un « matériau fixe préside à toute création ».Ainsi, « rien […] ne peut naître de rien » et « riendonc ne peut jamais retourner au néant4 » ; il fautaccueillir la mort avec sérénité. Turba est entière-ment conçu comme un montage de « tableauxvivants » cadrés par la lumière, montage rendusensible par une rythmique discontinue : alter-nance entre noir et lumière, musique et silence,ralentis et accélérations, immobilité et mouve-ment, jeu et non jeu. Toujours à vue, les inter-prètes se transforment en une série de figuresfamilières5 en endossant sur leur tenue quoti-dienne des costumes-panoplies auxquelss’ajoutent des perruques synthétiques, des pos-tiches, des maquillages épais qui recouvrent lesvisages comme des masques, autant d’élémentsqui contribuent à la théâtralité et à la picturalité duspectacle. Là, alors que de larges extraits dupoème de Lucrèce sont énoncés en scène, le mou-vement dansé ne subsiste qu’à l’état de trace.

Travaillé de l’intérieur par les modèles picturalet théâtral, le langage chorégraphique se trouvedonc dans les deux spectacles profondémentaltéré. Si l’écriture chorégraphique reste lisibledans l’organisation extrêmement rigoureuse descorps dans l’espace et le temps, la danse, quant à

1. Note d’intention de Turba, consultable sur le site de lacompagnie, <http://www.compagnie-maguy-marin.fr/>,consulté le 08/07/2014.2. Ibid.3. LUCRÈCE, De la nature, J. Kany-Turpin, (trad.), Paris, GF,1997, p. 63. Extrait du chant I (v. 177-179) énoncé en scènedans Turba.4. Ibid, v. 205 et 237, p. 65.5. Poète romain, « Poilus », nymphettes, anges, moniales,conquistadors, cardinaux, Ménines…

elle, y devient indiscernable : Umwelt et Turbamettent en scène des danseurs et danseuses qui nedansent pas au sens où l’on n’y trouve ni « l’ex-pressivité intense du mouvement dansé6 », ni ladépense énergétique des corps, ni les techniquesvirtuoses acquises au prix de longues heures detravail. Pour autant, doit-on considérer que ladanse, déterritorialisée vers les arts visuels, lethéâtre, la performance, s’y trouve redéfinie« d’une manière si héroïque qu’elle [provoque] desdésordres sérieux le long des lignes de démarca-tion qui avaient été stables pendant si longtempsqu’elles avaient fini par être considérées commedes frontières naturelles7 » ? Cette « redéfinitionhéroïque » est-elle à l’origine de la réception diffi-cile qu’ont rencontrée ces deux spectacles dans lamesure où elle tend à rendre la danse méconnais-sable, voire indiscernable ?

Afin de mesurer l’écart esthétique provoqué parUmwelt et Turba, il importe de revenir briève-ment sur l’horizon d’attente8 du public de la scènechorégraphique contemporaine. Certes, dansUmwelt et Turba, le processus d’hybridation parti-cipe d’une dynamique exploratoire par laquellel’art chorégraphique expérimente ses frontières etsa spécificité propres9 au frottement de l’altérité.Mais en cela la démarche expérimentale de MaguyMarin ne se distingue pas radicalement de celledes chorégraphes de sa génération qui ont rejetéavec force dès le début des années 1970 « touteassignation à résidence dans un territoire fini etdéfini par d’autres qu’eux-mêmes10 » et revendiquéleur art comme territoire d’expérience. Résolu-

6. Julia BEAUQUEL, « La danse a-t-elle une philosophie ? »dans Philosophie de la danse, ouvrage collectif, J. Beauquelet R. Pouivet (dir.), Rennes, Presses Universitaires deRennes, 2010, p. 7-8.7. Arthur DANTO, L’Assujettissement philosophique de l’art,op. cit., p. 153.8. Sur les notions d’ « écart esthétique » et d’« horizon d’at-tente », voir l’ouvrage de Hans Robert JAUSS, Pour une es-thétique de la réception, Cl. Maillard (trad.), Paris, Galli-mard, 1978.9. A minima, on peut définir l’art chorégraphique commeune exploration des possibles du corps aux prises avec letemps et l’espace.10. Michèle FEBVRE, Danse contemporaine et théâtralité, Li-brairie de la danse/Art nomade (éd.), 1995, p. 40.

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ment contemporaine, la Nouvelle Danse Fran-çaise dont Maguy Marin est une des figures histo-riques s’est dès l’origine voulue « révolution-naire », c’est-à-dire en « rupture avec une histoire,une tradition ou un corps d’habitudes1 ». Qua-rante ans plus tard, de façon peut-être encore plusradicale, les chorégraphes contemporains sedéfient des étiquettes au point de refuser toutedéfinition essentialiste ou fixiste de la danse. SelonFrançois Frimat,

la question même « Qu’est-ce que la danse ? »induit autant une perspective de reconnaissanceque d’exclusion. Le mouvement créateur récent larefusera autant pour le risque identitaire qu’ellecomporte que pour les effets d’exclusion, trop faci-lement induits ou instrumentalisés par l’institutionpolitique2.

C’est pourquoi, pour les chorégraphes contempo-rains, le corps constitue souvent le plus petitdénominateur commun entre des créationshybrides très diverses, constat qui conduit Fran-çois Frimat à proposer pour la danse contempo-raine une définition très minimaliste : « ce quirépond à une intention précise : faire actualitédans notre présent immédiat à partir du corpscomme paradigme de l’investissement de toutmédium3 ».

Ainsi, au moment de la création d’Umwelt etde Turba, le public de la scène chorégraphiquecontemporaine a déjà pu se frotter à de nom-breuses propositions où le mouvement dansédans sa qualité rythmique, son amplitude, voire savirtuosité a disparu, à des propositions où ladanse comme art du mouvement et de la dépensese trouve radicalement redéfinie – reclassificationque certains journalistes ont d’ailleurs désignée aucours des années 1990 par l’expression paradoxalede « non-danse ». Au début des années 2000, nil’hybridité, ni la ligne de fracture ouverte entre ladanse et la chorégraphie ne constituent donc pourle spectateur une réorientation radicale « vers l’ho-

1. François FRIMAT, Qu’est-ce que la danse contemporaine ?(Politiques de l’hybride), op. cit., p. 6.2. Ibid., p. 12.3. Ibid., p. 17.

rizon d’une expérience encore inconnue4 ». Ajou-tons que l’hybridité de la forme scénique noussemble d’autant moins suffire à expliquer la puis-sance perturbatrice de ces œuvres auprès dupublic que le décloisonnement entre les arts estaujourd’hui une pratique si courante qu’ellesemble caractéristique de la postmodernité ; elle adonné naissance à nombre de créations « indisci-plinaires », pour reprendre le concept imaginé parJean-Marc Adolphe comme axe éditorial de larevue Mouvement. Pour désigner les productionsartistiques contemporaines, le terme « hybride »est aussi devenu très courant, notamment dans lesarts plastiques et les arts de la scène, même s’ildésigne plus particulièrement des créations ayantrecours aux nouvelles technologies et notammentà la technologie numérique. Plus encore, certainsthéoriciens contemporains considèrent la distinc-tion entre les arts comme désormais « obsolète » :ainsi, le chercheur Hans-Thies Lehmann définit le« théâtre postdramatique » comme « point de ren-contre des arts5 », englobant le théâtre et la dansecontemporaine sous une unique dénominationdans laquelle le mot « danse » disparaît purementet simplement. Signe des temps ? Comme l’ex-plique Emmanuel Molinet dans un article en2006, les mots « hybride » et « hybridation » proli-fèrent également hors du champ artistique, en lienavec les phénomènes de mondialisation et de glo-balisation :

Le terme hybride, s’il est devenu un terme couranten étant aussi bien utilisé dans le secteur des nou-velles technologies, de la stratégie, de l’économie,que dans le secteur du management – on parle deforme, de configuration, d’organisation hybride –agit également comme révélateur d’un monde quise modélise, se structure à partir d’un modèle depensée politique6.

4. Hans Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception,op. cit., p. 58.5. Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris,L’Arche, 2002, p. 41.6. Emmanuel MOLINET, « L’hybridation : un processus déci-sif dans le champ des arts plastiques », Le Portique [enligne], 2-2006, mis en ligne le 22 décembre 2006,<http://leportique.revues.org/851>, consulté le08/07/2014.

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Selon lui, cette prolifération de l’hybride pourraitdonc correspondre à un phénomène récent desurexposition et de valorisation ; et dans le champde l’art, elle répond peut-être, comme le suggèreIsabelle Barbéris, à une nécessité actuelle de« représenter et de ressaisir un monde “élargi”[…] et éclaté1 ».

La perturbation comme dissensus

Au début des années 2000, l’hybridité fait doncpartie de l’horizon d’attente du spectateur de lascène chorégraphique contemporaine. C’est pour-quoi, quand bien même perturberait-elle la formeet les frontières identitaires prétendument « natu-relles » par lesquelles un art tend à se définir danssa spécificité, elle ne perturbe ni nécessairement,ni automatiquement la réception ou la reconnais-sance institutionnelle de l’œuvre ainsi produite.Selon nous, si Umwelt et Turba sont perturba-trices, c’est plutôt qu’elles se distinguent à la foisdes productions de la culture de masse et de cellesde la danse contemporaine « labellisée » ; c’estqu’elles rompent avec une forme de consensusayant pour corollaire la « disparition du poli-tique2 ». Selon Jacques Rancière, le consensus estun régime du sensible « où les parties sont présup-posées déjà données, leur communauté constituéeet le compte de leur parole identique à leur per-formance linguistique3 ». Or, Umwelt et Turbasemblent plutôt faire advenir « une communautéd’interruptions, de fractures, ponctuelles oulocales4 », une communauté conflictuelle et dialo-gique au sein de laquelle chaque spectateur a lapossibilité de se construire comme un sujet auto-nome. En cela, ces œuvres sont à contre-courantd’une certaine tendance postmoderne à poser « lamort du sujet » et, par là, celle du politique5.

1. Isabelle BARBÉRIS, Théâtres contemporains. Mythes etidéologies, Paris, PUF, 2010, p. 69.2. Jacques RANCIÈRE, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995,p. 143.3. Ibid., p. 186.4. Idem.5. Voir à ce sujet l’essai de Fredric JAMESON, Le Postmoder-nisme ou la logique du capitalisme tardif, F. Nevoltry (trad.),Paris, Beaux-Arts de Paris, 2007.

Profondément dissensuelles, elles assument enoutre une forme de radicalité déceptive en main-tenant « la contradiction irrésolue de toute transfi-guration de la réalité en belle apparence esthé-tique6 », « une radicalité qui donne sa force decolère à la dénonciation de la banalité culturelle7 ».Œuvres résolument « campée[s] dans un refusviolent du prêt-à-danser, du prêt-à-montrer ouencore du prêt-à-consommer culturel8 », ellescreusent l’écart avec un art « “culinaire” immédia-tement assimilable et convaincant9 » au risqued’être « indigestes ». Elles ne sont donc pas per-turbatrices au sens où elles tendraient à faire « sedissoudre la relation entre la pièce et lepublic10» par la régression « vers une relation plusprimitive entre acteurs et officiants11», comme enfait l’hypothèse Arthur Danto à partir du para-digme théâtral. Umwelt et Turba le sont aucontraire parce qu’elles tiennent le spectateur àdistance, parce qu’elles ouvrent un espace qui luipermet de tracer son propre chemin de penséedans l’œuvre et de donner libre cours à son acti-vité critique, intellectuelle et créatrice. Refusanttoute posture autoritaire comme toute formed’évidence, Umwelt et Turba se présententcomme des Sphinx scéniques sources de ques-tionnements.

En effet, dans ces deux spectacles l’hybriditéconserve une réelle puissance de défamiliarisationqui politise la réception. C’est d’abord qu’ils sontorganisés selon le principe du montage théâtral etcinématographique dont Eisenstein fut l’un desprincipaux théoriciens. Dans Turba, le montageen « tableaux » apparaît comme un effet de l’hy-bridation entre la chorégraphie, le théâtre et lapeinture, outre que le spectacle dans sa totalité estconstruit selon un principe de discontinuité tou-chant tous les paramètres scéniques, sonores et

6. Jacques RANCIÈRE, Chronique des temps consensuels, Pa-ris, Seuil, 2005, p. 47.7. Idem.8. Daniel CONROD, « La Tempête Marin », dans Télérama,no 3031 du 13 février 2008, p. 54.9. Hans Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception,op. cit., p. 59.10. Arthur DANTO, L’Assujettissement philosophique del’art, op. cit., p. 158.11. Idem.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

visuels. Dans Umwelt, la chorégraphie se diffracteen une succession d’« images-actions » d’unedurée équivalente, comme des plans au cinéma.Là, on a affaire à un montage discursif1 privilé-giant la confrontation entre les images qu’ilassemble par « raccord d’idées », le spectateurétant invité à rechercher une perspective unifica-trice par-delà l’hétérogène.

Or, il est intéressant de rappeler que le montagefut pensé à l’origine comme une pratique subver-sive et émancipatrice, même si aujourd’hui sa por-tée politique semble s’être en grande partie dis-soute dans la banalisation des formes fragmen-taires. Par le montage, au début du XXe siècle,Eisenstein « espère libérer [l’art théâtral] du joug“de la figurabilité basée sur l’illusion” pour “fon-der un théâtre utilitaire” chargé d’éduquer le spec-tateur2 » ; le spectacle se présente alors commeune libre association entre des motifs visuels, unmontage de « sensations choisies », de « momentsagressifs » non hiérarchisés appelés « attractions »et qui soumettent le spectateur à des chocs émo-tionnels déterminés. De la sorte, « le montageprend une connotation subversive (voire unedimension révolutionnaire), rompant avec hiérar-chies et traditions, instaurant des passerelles avecd’autres arts et d’autres cultures3 ». En ce sens, ilconstitue « à la fois une technique, une pratique etun engagement idéologique4 ». En outre, il crée uneffet de distanciation en rendant visibles lesrouages de l’œuvre, son hétérogénéité constitu-tive, ses « coutures ». Ainsi, le spectateur ne peut« se laisser bercer par l’illusion et de digérerl’œuvre comme une production culinaire5 » ; il estconsidéré comme un partenaire créatif à partentière.

Umwelt et Turba sollicitent d’autant plus uneréception active que ces œuvres résistent à l’inter-prétation, que le sens s’y diffracte dans tous les

1. Sur le montage discursif, voir l’ouvrage de Vincent AMIEL,Esthétique du montage, Paris, Nathan/HER, 2001.2. F. BAILLET et C. BOUZITAT, « Montage et collage » dansLexique du drame moderne et contemporain, ouvrage col-lectif, J.-P. SARRAZAC (dir.), Belval, Circé, 2005, p. 134.3. Idem.4. Id.5. Id.

paramètres spectaculaires. À propos de Turba,Sabine Prokhoris explique que le spectateur estconfronté à

une pensée non point discursivement, mais scéni-quement articulée, tout entière condensée enimages, rythmes, corps parlants en mouvement.Une pensée rendue visible et sensible qui agira sur[lui] en puisant directement à la source imaginaireet rythmique dont procède tout véritable acte d’in-tellection6.

De fait, si l’on prend l’exemple de Turba, la placeimportante accordée à l’énonciation du texte surla scène chorégraphique entraîne une complèteredistribution des paramètres spectaculaires. Lesinterprètes, de façon individuelle puis dans unechoralité diffractée, donnent à entendre de largesextraits du De rerum natura où Lucrèce expose lathéorie physique des atomes et la morale épicu-rienne. Mais s’il est largement donné à entendre,le texte n’est pas le vecteur principal du sens dansla mesure où il fait avant tout l’objet d’un traite-ment musical, sonore et rythmique : le poèmedevient corps par la vocalisation, les mots soufflesqui traversent les corps. Les voix des interprètes,parfois inaudibles, participent d’un paysagesonore plus vaste, montage hétérogène de sonsdirects ou enregistrés et d’extraits musicaux detoutes sortes7. Qui plus est, le texte est énoncédans six langues différentes, chacune jouant surses rythmes, ses intensités, ses intonations expres-sives propres, et n’est donc pas toujours intelli-gible.

Bien que la chorégraphe cherche à rendre sen-sible la matérialité des mots, elle ne renonce pasau sens pour autant. En même temps que l’oralité« fait danser » la langue dans Turba, le propos phi-losophique du poème se dissémine dans tous leséléments scéniques et notamment dans la parti-tion chorégraphique : les corps des danseursmétaphorisent le mouvement des atomes qui,

6. Sabine PROKHORIS, Le Fil d’Ulysse. Retour sur Maguy Ma-rin, Dijon, Les Presses du réel, 2012, p. 31.7. Denis Mariotte, compositeur, signe la musique des créa-tions de la compagnie Maguy Marin depuis la fin des années1980. Il est l’auteur de la musique d’Umwelt, Turba, Salveset Nocturnes mais aussi le co-créateur de Turba et de Noc-turnes avec la chorégraphe Maguy Marin.

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selon la théorie épicurienne, tombent à la verticaledans le vide sous l’effet de leur poids. L’ensembledu spectacle est en effet construit selon unschéma rythmique dont les corps en mouvementsont les éléments premiers et qui joue sur l’alter-nance de deux états de corps : le corps quotidiende l’interprète et son corps ludique ralenti. Leralenti fait entrer le spectateur dans « la continuitémythique du temps », sa « lenteur [faisant] croire àsa permanence1 », sorte d’atemporalité qui pour-rait être celle des lois physiques qui régissent l’uni-vers. Il aiguise également la perception du mouve-ment : sur un rythme métronomique, les danseurssuivent dans un premier temps des trajectoiresrectilignes et parallèles matérialisées par les inter-valles entre les praticables qui quadrillent l’espace.Au fil du spectacle, ces trajectoires sont insensi-blement perturbées jusqu’au brouillage total pard’infimes déviations amenant la destruction dudispositif scénographique initial, manière derendre visible le concept de clinamen au cœur dela théorie de la création dans le De rerum natura :selon Lucrèce, il arrive que

en un temps indécis, en des lieux indécis, les atomesdévient un peu ;

juste de quoi dire que le mouvement est modifié.Sans cette déclinaison, tous, comme gouttes de pluie,

tomberaient de haut en bas dans le vide infini.Entre eux nulle rencontre, nul choc possible.

La nature n’aurait donc jamais rien créé2 .

Turba appelle donc une réactivation du regard etde la pensée plutôt qu’une réponse kinesthésique,réponse dont on connaît l’importance dans laréception de la danse. Par l’invention d’une poé-tique hybride au service d’un « mouvement depensée », la chorégraphe met à mal tous les apriori réceptifs du spectateur qui ne trouve ni lecorps, ni le sens, ni le texte là où il pourrait s’at-tendre à les trouver. Or, cette dissémination dusens est d’autant plus perturbatrice que la penséequi se déploie dans Turba et dans Umwelt estmarquée par une ambition philosophique.

1. Michèle FEBVRE, Danse contemporaine et théâtralité,op. cit., 1995, p. 134.2. LUCRÈCE, De la Nature, II, v 217-224, op. cit., p. 127.

Des « réalités dérangeantes » ?

Depuis longtemps déjà, les créations de la Com-pagnie Maguy Marin sont nourries par la philoso-phie, ce qui en soi n’est pas rare dans les œuvreschorégraphiques contemporaines, que l’on penseen particulier à « ce que Deleuze fait à la danse3 ».Plus rare peut-être est que ces créations sont ani-mées par une intention éthique et métaphysiquequi parie sur l’efficacité intellectuelle de la danse.Œuvres méditatives, Umwelt et Turba invitent lespectateur à la sagesse plus qu’à la dépense. Elleslui tendent un miroir qui donne à réfléchir desréalités invisibles ou occultées : la texture dutemps, la présence de la mort dans la vie même, lemouvement permanent de l’univers, la beauté et lapuissance latente des gestes ordinaires. Ces réali-tés, Maguy Marin les rend sensibles et intelligiblespar la médiation des corps en mouvement quideviennent dans ses créations des moyens puis-sants de penser notre être au monde. Or, on peutse demander si cette ambition philosophique n’estpas perturbatrice dans la mesure où elle invite àpenser des réalités bien différentes de celles quifont florès sur la scène contemporaine.

Selon Arthur Danto, « il faut […] que la réalitésoit une composante de l’art de la perturbation,en général un genre de réalité qui en elle-mêmeest dérangeante4 ». Et de citer à titre d’exemples« l’obscénité, la nudité frontale, le sang, les excré-ments, la mutilation, le danger réel, la douleurvéritable, la mort possible5 ». Mais ces « réalitésdérangeantes » sont-elles encore perturbatricesaujourd’hui dans la mesure où elles se sont consi-dérablement banalisées au point de devenir nor-matives ? Dans un article de 2010, Katya Monta-gnac note la prolifération sur les scènes chorégra-phiques contemporaines « d’images et d’actions,toutes plus subversives les unes que les autres6 »,

3. Allusion à un article de Roland HUESCA, « Ce que fait De-leuze à la danse », Le Portique, 2007, mis en ligne le 6 no-vembre 2009, <http://leportique.revues.org/>, consulté le08/07/2014.4. Arthur DANTO, L’Assujettissement philosophique de l’art,op. cit., p. 157.5. Idem.6. Katya MONTAGNAC, « La danse peut-elle encore être sub-versive ? », dans Jeu : revue de théâtre, no 135, (2)2010,

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de ces « réalités dérangeantes » dont Danto faitune des composantes de l’art de la perturbation :

Une nudité de plus en plus crue, le trash, la vio-lence, le sexe, la pornographie… Les chorégraphesne reculent devant rien pour provoquer le specta-teur (qui en redemande). Chef de file de ce mouve-ment subversif fasciné par l’obscène, Jan Fabredéfraie ainsi la chronique depuis 2001 avec sesspectacles provocateurs où la scène devient undéversoir de sécrétions et de déjections en tousgenres, passant de la masturbation à la scatologie,sans oublier l’insertion d’objets – du godemiché aufusil – dans tous les orifices possibles du corps1.

Volontiers « dérangeante », la danse contempo-raine française n’est pas en reste, que l’on pense àAaat enen tionon (1996) de Boris Charmatz ou,plus récemment, à Pâquerette (2008) où FrançoisChaignaud et Cecilia Bengolea « pénétrés par desgodemichés tentent de rompre avec “le consensusqui a, jusque-là, malgré tout préservé les anus dela chorégraphie” (sic)2 ». Dans un article de 2001,Roland Huesca affirmait déjà que, depuis lesannées 1990, la nudité « [était] devenue le théâtrede la danse, le lieu commun de cet art » par lequel« le chorégraphe expose le cru de la chair3 ». Lesuccès de Tragédie, la dernière création d’OlivierDubois pour dix-huit danseurs et danseuses nusne semble pas démentir cette tendance, tout enrévélant son caractère profondément consensuel4.

La scène théâtrale contemporaine ne répugnepas non plus aux « réalités dérangeantes », le trashet l’obscène semblant être devenus des moyensefficaces d’attirer l’attention des médias et du

p. 118, <id.erudit.org/iderudit/63127ac>, consulté le08/07/2014.1. Idem.2. Voir la critique de Pâquerette par SophieGRAPPIN-SCHMITT, en ligne, sur le site Paris-art,<http://www.paris-art.com/>, consulté le 08/07/2014.3. Roland HUESCA, « Nudité : la danse des orifices », dans Li-bération du 9 mai 2001, en ligne,<http://www.liberation.fr/tribune/2001/05/09/nudite-la-danse-des-orifices_363787>, consulté le 08/07/2014.4. Voir par exemple l’article de Rosita BOISSEAU, « Reprise deTragédie à Paris », dans Le Monde du 27/07/2012, en ligne<http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/07/27/dix-huit-danseurs-nus-dans-une-cocotte-minute-qui-pete-sans-prevenir_1739222_3246.html>, consulté le 08/07/2014.

public au nom d’un « politiquement incorrect »très tendance, que l’on pense, par exemple, auxdernières créations des metteurs en scène RodrigoGarcia ou Romeo Castellucci. Outre qu’on ne voitpas très bien en quoi des pratiques qui consistentà transgresser des tabous sont réellement subver-sives, on admettra qu’elles le sont d’autant moinsqu’elles se banalisent sur les scènes contempo-raines. Pour désigner ces créations, la chercheuseIsabelle Barbéris parle d’« esthétiques du choc » etdénonce leur « poétique de la commotion bru-tale5 », leur « logique du scandale programmé6 »,alors que « le spectateur de théâtre est désormaispsychologiquement conditionné pour soutenir lesagressions visuelles et sensorielles » dans « lecontexte d’une société acquise à l’idéologie libé-rale de la performance et du loisir expérientiel, oùla valeur se mesure à l’épreuve et au risque7 ». Passûr, donc, que ces créations « commotionnantes »restent perturbatrices dans la mesure où ellessatisfont le goût du public pour des « réalitésdérangeantes » largement surexposées.

Dans ce contexte, peut-être que ce quedonnent à voir et à penser Umwelt et Turba estplus « dérangeant » car dissensuel et, en un sens,inactuel. Pour autant, nous ne pensons pas queMaguy Marin soit une chorégraphe réactionnaire :artiste en situation, elle cherche dans l’art lesmoyens de sortir des impasses du temps présent.Philosophe, elle s’attache à soulever le voile desévidences pour interroger ce que le sens communconsidère comme allant tellement de soi que lapensée s’en détourne. Depuis longtemps déjà, ontrouve au cœur de ses créations une réflexioninquiète sur la capacité des hommes à vivre et àagir ensemble dans un contexte où dominent ladéfiance du politique et un certain nihilisme.Ainsi, Umwelt et Turba nous invitent à réfléchir ànotre « être-au-monde » et à notre « puissanced’agir8 » selon une perspective à la fois métaphy-sique, éthique et politique. « Frontales » dans tousles sens du terme, ces œuvres nous interpellentsur la conduite à tenir dans des temps si sombres

5. Isabelle BARBÉRIS, Théâtres contemporains. Mythes etidéologies, op. cit., p. 144.6. Ibid., p. 189.7. Idem.8. Expression utilisée par Spinoza dans L’Éthique.

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qu’il devient urgent d’y « organiser le pessi-misme1 ».

Les deux spectacles ont donc en commun de noustendre un miroir de notre condition qui tente derouvrir le champ des possibles. Dans les deux cas,la philosophie matérialiste sert d’ancrage au pro-pos éthique et politique, évacuant toute idée detranscendance. À travers le retour incessant dumême selon d’infinies variations, Umwelt inter-roge le dérisoire de nos vies faites de la répétitiondes mêmes actions et des mêmes gestes ordi-naires. Pour autant, la répétition de ces petitsriens, banals et universels, ne tient pas lieu deconstat tragique de l’absurdité de l’existence :Umwelt nous montre simplement « ce que noussommes, vivants ; une évocation de notre presquerien, pourtant riche d’une multitude d’infiniesvariations2 ». Il nous invite à réfléchir à « la signifi-cation forte, dramatique, du quotidien, et [à] sonmode de présence, permanente, sous la fuite indé-finie de ces micro-événements qui ne méritent pasd’être racontés et qui tombent quasi hors de toutemémoire3 ». En explorant « ce que peut uncorps4 », Maguy Marin nous incite à « vivre noscapacités en transformation5 », à reconsidérernotre « puissance d’agir », puissance qui, commel’explique Spinoza dans L’Éthique, délimite lescontours étroits mais réels de la liberté humaine.Dans Turba, l’ouverture du champ des possiblespasse par la mise en scène du pouvoir créateur duclinamen, cette infime déviation des atomes quipermet leur rencontre, et, par-là, la rupture avecun ordre du monde si parfait qu’il en resteraitéternellement stérile. Principe créateur « naturel »,le clinamen est, selon Lucrèce, à l’origine de lanaissance des choses et des êtres en même tempsqu’il permet de penser la liberté humaine. Il est

1. Walter BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », Écrits fran-çais, Paris, Gallimard, p. 447.2. Maguy MARIN citée par Gérard MAYEN dans « Un May Bdu nouveau siècle », plaquette du Théâtre de la Ville de Pa-ris, 22 novembre-26 novembre 2004, p. 15.3. Michel FOUCAULT cité par Sabine PROKHORIS dans Le Fild’Ulysse. Retour sur Maguy Marin, op. cit., p. 65.4. Note d’intention d’Umwelt, consultable sur le site de lacompagnie, <http://www.compagnie-maguy-marin.fr/>,consulté le 08/07/2014.5. Ibid.

aussi pour Maguy Marin un moyen de défendre lanécessité de la déviation contre « la cadence impo-sée » et « le polissage social6 » qui menacent ladémocratie.En outre, parce qu’Umwelt et Turba sont desœuvres chorales et polyrythmiques, elles nous rap-pellent que notre être-au-monde est toujours un« être-en-commun », « être-avec » qui « ne s’ajoutepas de manière seconde et extrinsèque à l’être-soiet à l’être-seul7 ». Umwelt et Turba posent la ques-tion de « l’être-ensemble » dans le monde : com-ment ménager la place et l’autonomie de chacun àl’intérieur d’une dynamique collective ? « Que veutdire “nous” – que veut dire ce pronom qui, d’unemanière ou d’une autre, doit être inscrit dans toutdiscours8 ? » Umwelt9, où se démultiplient et secontaminent les figures, les gestes et les actionsjusqu’au vertige, nous fait réfléchir à « la façondont les corps sont affectés », à celle dont « celuiqui est affecté affecte les autres10 ». Turba, par lamise en chaos progressive de l’espace quadrillépar les praticables donne à voir comment « l’incli-nation de l’un vers l’autre, de l’un par l’autre ou del’un à l’autre » finit par créer de nouvelles configu-rations des êtres et des choses. Comment du« trouble », de la « confusion » peut naître la vie11.

Par leur ambition philosophique, leur profonde eténigmatique étrangeté, Umwelt et Turbaéchappent donc au régime esthétique dominant,aux normes institutionnelles, à l’art « labellisé », àl’apathie de la pensée, à la banalité. Là, l’expéri-mentation esthétique par laquelle l’art chorégra-phique tire des lignes de fuite vers le théâtre, lapeinture, la performance, le cinéma, puise sanécessité dans le mouvement d’une pensée qui

6. Note d’intention de Turba, consultable sur le site de lacompagnie, <http://www.compagnie-maguy-marin.fr/>,consulté le 08/07/2014.7. Jean-Luc NANCY, La Communauté désœuvrée, Paris,Christian Bourgeois, 1999, p. 203.8. Ibid., p. 221.9. Umwelt est un mot allemand qui signifie « environne-ment ». Le premier titre envisagé par Maguy Marin étaitNous, au milieu.10. Maguy MARIN dans « Maguy Marin en reconstruction »,Lyon Figaro, Cahier régional no 3 du 29 novembre 2004.11. Voir la note d’intention de Turba, op. cit. : « En empê-chant le trouble, la confusion, on empêche la vie. »

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cherche le chemin de la scène. Aux « esthétiquesdu choc » dont le pouvoir de perturbations’émousse aujourd’hui dans la répétition et labanalisation, la Compagnie Maguy Marin opposedes œuvres qui cultivent l’art du contretemps etune intranquillité philosophique. Reste à savoir sile spectateur de l’avenir saura mieux goûter queses prédécesseurs la profonde originalité de cesœuvres. Cela semble déjà être le cas d’Umwelt :recréée en novembre 2013 par la CompagnieMaguy Marin, sa « beauté formelle [est] désormaisconsacrée et évidente » et sa « signification éter-nelle1 » reconnue, ce qui est peut-être le signe deson passage au rang de « chef-d’œuvre ».

Anne PELLUS

1. Hans Robert JAUSS, Pour une esthétique de la réception,op. cit., p. 59.

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Arthur Danto, portrait du philosophe en artiste et critique

ENTRETIEN

Dix ans avant son décès en octobre 2013, nousrencontrions le philosophe américain ArthurDanto à Paris, à l’automne 2003, à l’occasion de laparution, en Français, de La Madone du futur1–recueil de critiques d’art parues dans l’hebdoma-daire américain The Nation. Quelques semainesplus tard allait par ailleurs se tenir un colloqueconsacré à sa théorie de la fin de l’art à l’Univer-sité de Murcia en Espagne (du 1er au 3 décembre20032). Entre textes critiques publiés dans desmagazines à destination du grand public et travailthéorique de fond visant à repenser les conditionsphilosophiques d’existence des œuvres d’art àl’époque contemporaine, l’œuvre de Danto aconnu un retentissement qui traverse les limitesdu monde académique comme du « monde del’art » qu’il a notamment contribué à placer aucœur de la définition de l’art de notre temps.

L’auteur de La Transfiguration du banal3 et deL’Assujettissement philosophique de l’art4 a situéde manière incontournable, qu’on le suive ouqu’on le critique, la question du rapport entre artet philosophie au temps où l’art se fait concept ou« conserve », privé apparemment de formes sen-sibles ou choisissant d’emprunter celles du super-marché. De cette période de l’histoire philoso-phique de l’art, ouverte entre autres décapsulagespar le ready made duchampien, les « BoîtesBrillo » (Brillo boxes, 1964) d’Andy Warhol

1. Arthur DANTO, La Madone du futur, Cl. Hary-Schaeffer(trad.), Paris, Seuil, 2003.2. Le texte de l’entretien qui suit a été publié initialementdans Recherches en Esthétique, no 10, « L’ailleurs », 2004,sous le titre « L’art à la limite. Rencontre avec Arthur Dan-to ». Outre la modification de la notice introductive, descorrections ont été apportées au texte original et des notesajoutées.3. A. DANTO, La Transfiguration du banal, Cl. Hary-Schaef-fer (trad.), Paris, Seuil, 1989.4. A. DANTO, L’Assujettissement philosophique de l’art,Cl. Hary-Schaeffer (trad.), Paris, Seuil, 1993.

constitueraient l’œuvre paradigmatique pourArthur Danto, posant à ses yeux le problème cléde l’« indiscernabilité ». Que s’est-il ajouté à l’objetordinaire qui le gratifie du statut d’œuvre ?Énigme que Danto, dans la tradition de la philo-sophie analytique, entend clarifier en bannissanttoute spéculation métaphysique. Pourtant, « l’es-thétique analytique » héritière de la philosophie dulangage de Wittgenstein ou de pionniers commeNelson Goodman, ne trouve pas en ArthurDanto son plus pur représentant. À traversnotamment son rapport théorique à l’histoire (quiforce la référence à Hegel), mais aussi son expé-rience esthético-pratique d’artiste puis de critiqueengagé dans l’expérience des œuvres, Dantobrouille certaines limites philosophiques en mêmetemps qu’il s’efforce de reconstituer les frontièresde l’art et du non-art.

Ce sont ces tensions que notre entretien oral,retranscrit et traduit, fait ici ressortir, inscrivant letravail du philosophe analytique entre deux extré-mités biographiques qui, rétrospectivement,colorent la pratique philosophique de Danto : sesdébuts méconnus comme artiste, et son activitéde critique à la fin de sa vie. Un peu comme si laraison objectivante du philosophe avait pris larelève de l’artiste graveur expressionniste qu’ilétait dans les années 1950, avant finalement que lapratique de la critique ne vienne dépasser cespolarités en redonnant sa place dans le discoursthéorique à la subjectivité empirique. On voitalors dans ses propos, au-delà des cadres institu-tionnels, logiques et linguistiques de l’analyse desœuvres, jouer chez Danto des conditions esthé-tiques, éthiques et morales déterminantes.

David ZERBIB

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David ZERBIB : Né en 1924, vous êtes aujourd’huiProfesseur émérite à l’université Columbia deNew York. Comment êtes-vous venu à la philoso-phie ?

Arthur DANTO : Cela peut paraître amusant,mais j’ai commencé par étudier l’art1 ! Ma pre-mière ambition était en effet de devenir artiste.Après la guerre, j’ai obtenu une bourse qui m’ac-cordait deux ans pour étudier à l’université. Lamatière enseignée importait peu à mes yeux. Cequi comptait pour moi était avant tout de pouvoirvivre à New York. J’ai opté pour la philosophie,discipline pour laquelle, apparemment, il ne fallaitconnaître que quelques livres… Columbia,contrairement à la New York University m’accep-tait sans mise à niveau, j’ai donc choisi Columbia !Mais je n’envisageais pas une carrière de philo-sophe. Elle ne s’est engagée qu’avec ma thèse surla philosophie de l’histoire et mon premier poste àl’Université du Colorado, avant que je ne revienneà New York pour finalement enseigner à Colum-bia. Même en commençant à publier des articlesde philosophie analytique, je continuais d’exposerdans des galeries. J’avais acquis une certaine répu-tation comme artiste.

D. Z. : Dans quel type de travail artistique étiez-vous engagé ?

A. D. : C’était une sorte d’expressionnismeabstrait… mais figuratif. À l’époque, la bataille fai-sait rage entre abstraction et figuration, mais jevoulais dépasser cet antagonisme. J’étais en cesens très inspiré par la série des « femmes » deWillem De Kooning. Je réalisais également desgravures sur bois. Les deux domaines, philoso-phique et artistique, étaient alors tout à fait sépa-rés pour moi. Or, malgré un relatif succès commeartiste, à un moment, j’ai trouvé l’art ennuyeux…

1. Arthur Danto a passé son enfance à Détroit et a étudiéles beaux arts à Wayne University, avant de rencontrer unsuccès notable comme graveur à New York à partir du dé-but des années 1950. Des institutions comme le Art Insti-tute of Chicago, le Detroit Institute of Arts, et la NationalGallery of Art l’exposèrent notamment à cette époque.

D. Z. : Vous rappelez-vous ce que vous faisiez àce moment là ?

A. D. : Je travaillais la gravure sur bois, et je mesuis dit que je préférerais écrire de la philosophie.Je n’ai jamais analysé ce sentiment. La philosophiem’est apparue plus extraordinaire, la philosophieanalytique en particulier, qui se présentait à moicomme un champ ouvert et stimulant. Mon pre-mier livre, sur « La philosophie analytique del’Histoire », est paru en 1965. Il a suscité un cer-tain écho, en Allemagne surtout, où les problèmesde la philosophie de l’Histoire se posaient defaçon plus brûlante – Jürgen Habermas, parexemple, jugea ce livre important. La mêmeannée, je publiai également un ouvrage surNietzsche, Nietzsche comme philosophe, qui étaitun point de vue paradoxal sur un auteur qu’ontraite généralement comme un anti-philosophe.Or, j’ai voulu approcher Nietzsche pour la pre-mière fois non comme un contestataire, maiscomme un philosophe qui a trouvé, bien avant lespenseurs analytiques, des éléments très intéres-sants sur a logique, le langage et la théorie de lavérité.

D. Z. : Qu’est-ce qui vous a attiré initialementvers la question de l’histoire ?

A. D. : J’avais eu un professeur très original àDetroit, qui avait quelques idées sur la question.Cela a inspiré le choix du thème de ma thèse dedoctorat. J’ai voulu mener, à partir de la philoso-phie du langage, un examen du langage de l’his-toire. Les phrases narratives sont en effet assezétranges. Un historien peut affirmer par exempleque « la Guerre de trente ans a commencé en1618 ». Mais, en 1618, personne ne pouvait dire :« la Guerre de trente a commencé aujourd’hui ».Pourtant, l’histoire est organisée par des struc-tures narratives au moyen de ce type de phrases.Étant donné qu’il est impossible d’éliminer lesphrases narratives du langage au profit d’un lan-gage plus scientifique, j’ai établi l’autonomie del’histoire comme discours et façon d’organiser lemonde. Dans le même esprit, j’ai eu l’ambitiond’élaborer un système composé de plusieursouvrages, à la manière des philosophes du XIXe

siècle ! Ce qui m’a conduit à rédiger un livre

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d’épistémologie, une philosophie analytique de laconnaissance, ainsi qu’un livre sur la philosophiede l’action, dans une perspective très wittgenstei-nienne. J’ai ainsi découvert certaines structuresparallèles entre théorie de la connaissance et théo-rie de l’action. En ce qui concerne la connais-sance, il existe des phrases de base, des systèmesstructurés sur des fondations. J’ai établi une dis-tinction semblable entre les actions basiques et lesactions non basiques : il existe dans l’action desfondations, des actions par lesquelles on entre encontact avec le monde. Bouger un verre parexemple, qui est une action non basique, met enmouvement le bras de façon basique. Nous avonsun répertoire d’actions basiques, comme bougerun doigt, ouvrir les yeux ou la bouche… Il s’agis-sait d’une sorte de physiologie philosophique.

D. Z. : Comment en arrivez-vous à réfléchir surl’art ? S’agissait-il d’ajouter un nouveau volume àvotre système, comme par jeu ?

A. D. : À peu près ! Il fallait un volume sur l’artdans mon système. Je participais à la vie de l’art, jefréquentais beaucoup les galeries, j’avais de nom-breux amis artistes et prenais part aux débats dansles ateliers. Je n’avais au départ aucun intérêt phi-losophique pour l’art, car je ne voyais pas com-ment y réfléchir philosophiquement. Puis j’ai étéfrappé par Warhol, chez qui j’ai découvert la pos-sibilité de faire de la philosophie de l’art, à partird’une grande question, d’une question extraordi-naire pour moi, celle de la distinction entre l’art etla réalité lorsque les deux paraissent identiques. Jesuis d’abord parti d’une réflexion sur l’histoire dela philosophie de l’art. Car la question de la dis-tinction entre l’art et la réalité se posait à mes yeuxen 1964, étant entendu qu’en 1864, une œuvred’art comme les Boîtes Brillo était impossible.Pourquoi une certaine œuvre était-elle possible àun moment et impossible à un autre ? À traversune telle question, la philosophie de l’histoireentrait dans l’image. J’ai ensuite écrit cet articlepour un colloque, « Le monde de l’art », où je lan-çais des questions qui m’ont depuis beaucoup pré-occupé.

D. Z. : C’était avant que Georges Dickie ne déve-loppe sa « théorie institutionnelle » à traverslaquelle l’art est défini par un contexte particulier(galeries, critiques, musées, institutions culturelles)qui attribue ou non par convention la qualitéd’œuvre aux objets qui sont soumis à son juge-ment…

A. D. : On reconnaît volontiers que cet article adonné naissance à une attitude tout à fait nouvellequi a reconfiguré l’esthétique avec, après moi,Georges Dickie, qui a trouvé dans « Le monde del’art » des bases pour fonder sa théorie et, par uneautre voie, Nelson Goodman. Le questionnementde fond, celui de la définition de l’art, est devenude plus en plus central dans la philosophie de l’artanglo-saxonne.

D. Z. : Cette nouvelle façon d’aborder la réflexionphilosophique sur l’art a consisté pour vous àl’envisager dans un double contexte, celui du lan-gage et celui de l’histoire. Cela n’est pas le cas detous les philosophes analytiques de l’art, qui n’ontpas forcément de vision historique. Quand Nel-son Goodman, qui refuse de poser la question« qu’est-ce que l’art ? », demande à la place« quand y-a-t-il art ? », il se réfère non pas tant àun contexte historique qu’à des déterminationslogiques suivant lesquelles un objet fonctionne ounon comme œuvre d’art. Êtes-vous d’accord aveclui lorsqu’il considère qu’un tableau de Rem-brandt qui remplace un carreau cassé, ne fonc-tionne plus comme de l’art, et donc n’est plus del’art ?

A. D. : Pour moi, ce tableau reste de l’art mêmes’il ne fonctionne pas comme tel. Je trouve que lesidées de « When is art ? » ne mènent nulle part.Elles conduisent à différentes sortes de question-nements, mais il ne me semble pas qu’elles parti-cipent à la véritable structure de la question del’art. Nelson était un penseur extraordinaire que jerespecte beaucoup, une personnalité très originalesur qui je n’ai eu aucune influence. Il était assezgénial mais quelque peu dogmatique. Un hommetrès difficile aussi. Quand La Transfiguration dubanal est paru, Nelson m’a dit : « Arthur, laissez-moi vous dire ce qui ne va pas dans votre livre : à

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

telle page, vous parlez de moi, et vous vous trom-pez ! » Il est incontournable sur les problèmes denominalisme mais, parce que mes structures depensée sont en général historiques, je crois quemes idées sont plus ancrées dans le monde, plussoucieuses de ce qui se passe ici.

D. Z. : Vous établissez souvent un parallèle entrele point de départ de votre réflexion, les « BoîtesBrillo » d’Andy Warhol et la question du « Readymade » de Marcel Duchamp. Deux exemples de« transfiguration » du banal. Quelle distinctionétablissez-vous entre les deux artistes ?

A. D. : Avec les « Boîtes Brillo », Warhol arecréé des objets banals. Ils sont indiscernablesmais, chez lui, une activité de production est enjeu. Ainsi la « Factory » représentait tout un modede production d’œuvres d’art. Il existe certaine-ment un point où Warhol et Duchamp secroisent, mais avec chacun un esprit très différent.Duchamp a choisi une voie contraire à l’approchede l’art qui privilégiait l’œil, forgeant un art abso-lument intellectuel. Warhol, de son côté, était àmon avis un artiste plus riche, car il avait une phi-losophie du monde, politique notamment. Il mesemble un peu plus sérieux car il a véritablementidentifié l’esprit d’une culture et a essayé d’en éla-borer la conscience. Tout ce qu’il touchait révélaitun concept. Notamment dans le procès de sous-traction qu’il engageait, comme dans Empire, cefilm génial dans lequel rien ne se passe1.

D. Z. : Votre théorie, exposée dans Après la fin del’art2, établit que l’art aurait atteint, après la« Boîte Brillo », un stade « post-historique »,autrement dit une certaine histoire de l’art seserait achevée après qu’ait cessé de peser sur lesœuvres toute contrainte formelle, celle du moder-nisme en particulier. Dès lors, l’art peut être n’im-porte quoi, sa définition et son repérage au milieude ce qui n’est pas de l’art devenant des enjeuxphilosophiques centraux des œuvres. L’art et laphilosophie de l’art se révèlent alors intrinsèque-

1. Film 16 mm, nb, 1964. Le film consiste en huit heures deplan fixe sur l’Empire State Building.2. A. DANTO, Après la fin de l’art, Cl. Hary-Schaeffer (trad.),Paris, Seuil, 1996.

ment liés. Comment se fait néanmoins le passagethéorique de l’art à la philosophie ?

A. D. : À un certain moment, il faut cesser defaire des objets et élaborer de la pensée. Il y a deslimites dans l’art. Il est possible de créer desobjets en s’interrogeant sur l’identité de l’art, maisil faut recourir au langage pour poursuivre cetteinterrogation. Disons que les artistes mènent l’en-quête jusqu’à un certain point, au-delà duquel l’artne peut suffire. Ce sont ensuite les ressources dela philosophie qui permettent de conduire les ana-lyses nécessaires. Les questions viennent de l’art,mais les réponses doivent venir de la philosophiequi possède davantage les méthodes appropriéespour mener l’enquête.

D. Z. : Le propre de l’art, dans sa façon de réflé-chir à sa propre définition, n’est-ce pas le recoursà l’expérience sensible ? Il pose les questions defaçon esthétique, la sensibilité pouvant être enten-due ici dans une acception classique comme« analogon rationis », analogue à la raison, et doncpotentiellement source de connaissance…

A. D. : On peut dire cela. Mais il existe indubi-tablement un moment où l’on quitte l’art pourentrer dans la philosophie, si les préoccupationssont philosophiques. Les films de Warhol, parexemple, soulèvent des questions philosophiquesmais, pour pousser la réflexion, inutile de réaliserun autre film, il faut faire de la philosophie.

D. Z. : Certains artistes ont explicitement convo-qué la philosophie dans leurs œuvres. Ainsi l’artconceptuel de Joseph Kosuth, en déniant le rôledu sensible pour intellectualiser radicalement sesformes, semble sauter une étape et se constituerd’emblée comme philosophie. Indépendammentdu jugement que l’on peut porter sur cette œuvre,il peut paraître paradoxal que votre travail n’ac-corde pas plus de place à l’art conceptuel…

A. D. : Je n’ai pas grand chose à dire surKosuth. D’autres artistes m’intéressent davantage,comme ceux qui questionnent l’idée de l’objet, àl’instar de Robert Barry. Ou Douglas Huebler,avec qui on est en présence de l’art sans le savoir,car il crée sans changer le monde, sans déplacer

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Revue Proteus no 7 – arts de la perturbation

quoi que ce soit. J’ai trouvé monumentale cetteidée de réaliser une œuvre d’art sans toucher lemonde. Kosuth, de son côté, retranscrit des pas-sages de Wittgenstein. Mais si ces textes sont d’ungrand intérêt philosophique, les tableaux deKosuth qui les utilisent ne sont pas intéressantspour autant. L’art conceptuel a été un petit mou-vement à la fin des années soixante qui a tenté dedévelopper une certaine esthétique. Vers 1971,c’en était fini. La philosophie de l’art, quant à elle,n’est pas un mouvement, mais une réflexion surtout le processus. Je sais que Rosalind Krauss aconsidéré que, lorsque je parlais d’art devenantphilosophie (« art turning into philosophy »), jepensais à l’art conceptuel, ce qui n’était pas dutout le cas. À cet égard, l’art conceptuel n’était pasplus intéressant qu’un autre mouvement artis-tique. Kosuth joue avec les idées de la philosophiemais ce qu’il produit n’est pas de la philosophie. Ilest à mes yeux un artiste beaucoup plus tradition-nel qu’on ne le pense : il produit des tableaux. Parailleurs, les questions philosophiques aujourd’huidoivent embrasser tout l’art, y compris Rem-brandt et Michel-Ange, et pas seulement l’artconceptuel.

D. Z. : Dans un autre registre, Bruce Naumanjoue également avec les jeux de langage de Witt-genstein. A Rose Has No Teeth. (Lead TreePlaque) (« Une rose n’a pas de dent, plaque deplomb pour arbre », 1966) est un projet de Nau-man qui consistait en une plaque de plomb surlaquelle était inscrite cette phrase de Wittgensteincensée donner un exemple d’absurdité. La plaquedevait être fixée sur un arbre qui, en grandissant,allait la détruire, montrant ainsi que la nature avaitjustement assez de dents pour avaler la plaque. Eninscrivant cette plaque et donc cette phrase dansce contexte, il lui fixait de nouvelles conditions devalidité et lui conférait du sens en contredisant ladémonstration de Wittgenstein. N’est-ce pas là unexemple de la spécificité de l’art qui peut inverse-ment dépasser la philosophie en soumettant sesaffirmations à de nouvelles conditions d’expéri-mentation, telles que l’usure physique, la réalitésensible…

A. D. : Je pense que certaines questions intéres-santes constituent l’arrière-fond de cette œuvre,mais qu’elle n’est aucunement une contribution àleur solution. Cette chose, cette œuvre d’art quiavale le langage avec le temps n’est pas une contri-bution philosophique au problème du langage.« Une rose n’a pas de dent », même inscrit sur uneplaque de plomb, clouée à un arbre et dans lecours du temps… Je ne vois pas grand chose d’in-téressant dans cela. Vous pourriez inscrire sur uneplaque « l’arbre va m’avaler », et cela deviendraégalement vrai dans le cours du temps… Maisquel genre de contribution est-ce là ? C’est uneperformance en un sens. Vous pouvez vousasseoir et observer la plaque être progressivementavalée par l’arbre. C’est un drame théâtral, undrame très lent qui exige beaucoup de temps pourson déroulement. Mais ce n’est pas un morceau dephilosophie, c’est une pièce de théâtre linguis-tique, si vous voulez.

D. Z. : Dans un article sur Nauman paru dansThe Nation et reproduit dans La Madone dufutur, vous racontez avoir fui une exposition quiétait consacrée à cet artiste en 1995…

A. D. : Oui, l’exposition était trop bruyante,elle produisait une véritable cacophonie. On res-sentait une vive hostilité dès l’entrée de l’exposi-tion. Ce résultat agressif ne relevait pas tant deNauman que du choix du commissaire de l’expo-sition, qui était problématique : il avait assemblédes œuvres très bruyantes, comme Clown Tor-ture. J’ai alors pensé : « vous faites beaucoup debruit, mais que voulez-vous de moi ? Qui vousdonne le droit de victimiser ainsi vos spectateurs ?C’est immoral ! » J’en ai eu assez. J’ai alors décidéque je devais me protéger et m’enfuir. Telle a étéma réaction.

D. Z. : Cela montre qu’en approchant l’art, dèslors qu’une expérience est engagée, on ne peutqu’intégrer la sensibilité, l’affect, l’éthique et lamorale. N’est-ce pas montrer que la réflexion surl’art ne peut consister seulement dans la réflexionlogique sur le langage de l’art ?

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

A. D. : Oui, c’est exactement comme dans uneperformance, les réactions sont assez fortes. Maisil faut savoir, dans cette exposition précisément, sila performance est de Nauman ou du commis-saire qui a assemblé tout ce bruit pour produireune situation impossible. Car je ne crois pas quel’objet de ces œuvres était de chasser ceux quiétaient venus en faire l’expérience. Je pense plutôtque ce résultat était le fait du commissaire. Danscette exposition, Nauman transgressait les limites.Il a fait en sorte que son œuvre « avale » le specta-teur. Or, il n’en avait pas le droit.

D. Z. : La violence et le dégoût font cependantpartie intégrante des ressorts de l’art moderne etcontemporain. Il n’est plus question, depuisPicasso au moins, de rechercher purement le plai-sir de la contemplation et la beauté…

A. D. : Cette ligne de pensée est intéressante àsuivre. Il existe sans doute à présent un certaindanger à l’intérieur du musée. Quelque chose peutvous tomber sur la tête ! Je suis d’accord. Mais jene sais pas si cette question qui élargit les limitesde l’expérience appartient à l’art même. L’espaceentre l’art et la vie se fait souvent de plus en plusétroit. Or, je pense qu’il importe de toujourssavoir dans quelle sorte de situation on entre. Sic’est une situation dangereuse, il faut le savoir. Ilfaut par exemple une petite affiche qui prévienne« vous entrez dans cette galerie à vos risques etpérils ». J’ai vu à Paris les dessins de Reiser. À l’en-trée de l’exposition, un panonceau précisait quecertains dessins pouvaient heurter la sensibilitéd’un certain public…

D. Z. : Il importerait donc de délimiter précisé-ment les bornes de l’expérience esthétique, d’endésigner rigoureusement le cadre. Est-ce à direque l’expérience que l’on peut faire d’une œuvren’appartient pas à l’art tant qu’elle n’est pas éti-quetée comme telle ?

A. D. : Oui, nous pourrions dire quelque chosecomme ça.

D. Z. : Dans les années soixante et soixante-dix,l’effacement revendiqué par de nombreux artistesde la frontière entre l’art et la vie, sous l’action

notamment du mouvement Fluxus, de JosephBeuys, d’Allan Kaprow ou de Robert Filliou, etdont de nombreuses problématiques esthétiquescontemporaines sont les héritières, comportaitune dimension utopique, celle de changer la vie.Le travail de redéfinition des limites n’a-t-il paspour conséquence mécanique la réduction decette dimension ?

A. D. : Mon projet est de dire qu’il demeureforcément une différence et de me demander :quelle est cette différence ? C’est ce que j’ai fait, etce en quoi je diffère des membres de Fluxus quiétaient intéressés par l’abolition de la différenceentre l’art et la vie. Vous pouvez regarder cecicomme de l’art, ou comme la vie, mais il reste unedifférence, et quelle est-elle ? Je suppose que vouspourriez dire que l’idée d’utopie, qui a une signifi-cation en art, est presque équivalente à l’utopie endehors de l’art. Quand vous comparez les deux,vous obtenez une certaine instabilité. En 1964,quand je commençais à me préoccuper de cesquestions, que Warhol avait créé quelque chosequi était similaire à autre chose que l’on trouvedans la vie, l’on ne pouvait que se demander :pourquoi ceci était de l’art, et pourquoi cela n’enétait-il pas ? Telle était la question philosophiquequi demeurait pour peu que l’on y regardât deprès. La distinction ne pouvait pas être éludée. Ilétait impossible de passer outre.

D. Z. : Lorsque vous parlez de la « fin de l’art »,vous faites écho à Hegel, dans des conditions his-toriques différentes – il conçoit cette idée à Berlinen 1828. Comment cette analyse s’ancre-t-elledans notre temps ?

A. D. : Ma réflexion ne s’inspire pas de Hegel.Tout d’abord, mon constat est d’ordre existentiel,il provient de l’expérience, à partir de laquelle j’aientamé une construction théorique. Elle ne procé-dait donc pas d’une lecture, mais avant tout de ceque j’avais rencontré dans le monde de l’art.Hegel n’a pas vécu la même expérience, ma situa-tion était tout à fait différente. Il a été un des rarespenseurs à expérimenter réellement l’art de façondirecte, concrète et solitaire. Mais je ne pense pasqu’il ait conclu à « la fin de l’art » à partir de cequ’il observait autour de lui. Un art très vibrant

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pouvait être produit au temps de Hegel. Soit, maisnous n’en avons plus besoin pensait Hegel, nousavons besoin de la philosophie.

D. Z. : Comment envisagez-vous la coïncidencethématique entre votre idée de « fin de l’art », etune théorie comme celle de Fukuyama sur « la finde l’histoire » ?

A. D. : Il est intéressant de noter que de nom-breux auteurs ont théorisé simultanément cetteidée de fin, à propos de différents objets d’étude.Cela ne peut constituer un simple accident. Maisj’avoue ne pas y avoir suffisamment réfléchi. Ence qui me concerne, je me rappelle simplementêtre allé à l’une des biennales du WhitneyMuseum à New York, et me dire devant lesœuvres exposées : « ce n’est pas la direction queles choses étaient censées prendre ». On avaitjusque-là le sentiment qu’à chaque saison ce qui seproduisait suivait naturellement ce qui l’avait pré-cédé, au point d’être en mesure de prévoir ce quiallait arriver la saison suivante : dans les galeries,les pages de l’histoire se tournaient d’elles-mêmes.Il est arrivé un moment où cette logique ne fonc-tionnait plus. J’ai réalisé que rien n’était plus sup-posé arriver, qu’il était désormais possible de voirexactement ce qui s’était produit la saison précé-dente, ou quelque chose de totalement différent.

D. Z. : Une autre distinction à bien explorerconcerne la différence entre philosophie et cri-tique d’art. Contrairement à beaucoup de théori-ciens, vous allez très concrètement à la rencontredes œuvres. L’exemple du rejet de l’exposition deBruce Nauman est un exemple parmi d’autresdans La Madone du futur, où vous n’êtes plusseulement le philosophe analytique, mais aussi unspectateur, un homme qui juge avec ses senti-ments et même ses pieds. N’est-il pas intéressantde réfléchir à cette nuance, non seulement pourcomprendre ce qu’est l’art mais pour saisir cequ’est le sujet pensant et expérimentant l’art. À cetitre, on semble parfois retrouver en vous le sujetkantien, tentant d’universaliser un jugement quimêle sensations et rationalisations, alors que votrephilosophie est éloignée de cette tradition.

A. D. : Intéressant en effet, vous avez raison.Me voici, arrivé à un certain âge, professeur qui serend dans les galeries, prenant un certain nombrede risques, mettant en garde mes lecteurs face àun art qui ne connaît pas de limites, qui ne res-pecte pas la distance avec le spectateur, qui veutconquérir son espace. Je me suis présenté devantles œuvres et, entre elles et moi, un combat s’estengagé, plutôt qu’un dialogue. Cela renvoie à unchangement dans l’expérience de l’art aujourd’hui.La philosophie de l’art est souvent très sèche, etses questions toujours très générales. Je trouvepour ma part dans les galeries des éléments que jepeux porter dans la philosophie, en tantqu’exemple, illustration ou problèmes que je netrouverais pas en réfléchissant seulement à l’idéed’art. Il y eut par exemple cette exposition à Paris,« Les magiciens de la terre » sur les sorciers etchamans. J’y ai fait l’expérience de choses qui nesont pas originellement destinées à être de l’art.Une règle aurait-elle été violée dans cette exposi-tion ? Est-ce de l’art ou non, et sinon, où est lalimite ? Il faut transporter ces questions dans laphilosophie.

D. Z. : N’avez-vous jamais pensé à théoriser votreposition de critique ?

A. D. : Non. D’ailleurs, je n’ai encore rien ditde très intéressant sur ce sujet-là. Un jour peut-être écrirai-je mes aventures comme critique !Pour l’instant, j’essaie surtout d’entrer dans cesespaces avec l’esprit ouvert.

Arthur DANTO et David ZERBIB

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

L’espace, le sujet, le langageDÉRIVE AUTOUR DE QUELQUES NOTES DE ROBERT SMITHSON

C’est depuis le temps des nomades, où il fallait garder enmémoire les lieux de pâture, que l’on surestime ainsi

la question de l’endroit où l’on est1.

Le catalyseur du présent article fut la lecture de« Outline for Yale symposium : Against AbsoluteCategories » (1968) de Robert Smithson2. Plutôtque d’un texte rédigé, il s’agit d’un ensemble denotes présentées sous la forme de propositionsnumérotées (trente deux au total) qui reprennent,tout en le détournant, le style affirmatif duconceptualisme analytique, en vogue à l’époque.Fidèle à la tendance de l’artiste de mêler desstrates différentes du discours3, la réduction enobjet stylisé d’un langage qui se présentait commeneutre et transparent est accusée par l’oppositionqui ressort entre la forme pseudo-analytique etl’argument anti-formel et anti-rationnel du texte4.

1. Robert MUSIL, L’Homme sans qualités, t. 1, Ph. Jaccottet(trad.), Paris, Seuil, 2004, p. 28.2. Dans Jack FLAM (éd.), Robert Smithson : The CollectedWritings, Berkeley, Los Angeles/Londres, University of Ca-lifornia Press, 1996, p. 360-361. Toutes les citations extraitesde ce texte sont traduites par nos soins.3. Cf. The Collected Writings, op. cit. et, plus particulière-ment, « Interpolation of the Enantiomorphic Chambers »,p. 39-40. Il s'agit d'un court texte initialement publié en1966, qui se réfère à une pièce du même titre que l’artisteavait réalisée deux ans auparavant. Divisé en deux parties, cetexte juxtapose le ton descriptif et analytique du langageconceptuel, cette fois avec un « Paragraphe d’un journald’artiste fictif » (Paragraph from a Fictive Artist’s Journal),de facture plutôt borgésienne, consistant en un compte-ren-du d’un ouvrage imaginaire intitulé « L’épuisement de lavue, ou comment devenir aveugle tout en voyant » (The Ex-haustion of Sight or How to Go Blind and Yet See), traitantde « la vue qui se voit elle-même » (seeing sight).4. Cf. notamment les propositions no 21 et 28. Il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer que la proposition finale(no 32) « Le problème, c’est qu’il n’y a pas de problème »,lorsqu’elle est lue sous la lumière de la proposition no 21(« La condition de l’art est inconnaissable »), se donnecomme un détournement ironique de la proposition conclu-sive du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgen-

Cette fin des années 1960 coïncide avec l’émer-gence et le développement d’un ensemble de pra-tiques expérimentales (Land Art, happening, per-formance, photographie conceptuelle, film d’ar-tiste) qui amplifient et radicalisent la critique phé-noménologique de l’expérience esthétique amor-cée par le minimalisme et poussée par l’artconceptuel jusqu’à la dématérialisation de l’œuvred’art. Or, si la transformation de l’œuvre en pro-position linguistique semble avoir délié l’art desdonnées sensibles, elle a également ouvert la voieà une réévaluation de l’expérience corporelle entant que matériau de base de l’acte créatif5. D’unepart, elle désigne un mouvement d’abstraction quiconsiste dans le déplacement de l’objet vers leconcept ; d’autre part, elle renvoie à un intérêtrenouvelé pour le corps, sa matérialité, ses limiteset les conditions immanentes qui déterminent saplace dans le monde.

Partant de quelques notes extraites de « Out-line for Yale symposium » notre objectif est d’in-terroger le lien entre ces deux tendances dans la

stein « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le si-lence », et du positivisme logique dont elle est l’aboutisse-ment. Cf. Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philoso-phicus (1922), G.-G. Granger, (trad.), Paris, Gallimard,1993, p. 112. On retrouve une attitude similaire chezd’autres artistes de cette génération, notamment Sol LeWitt,ami et collaborateur de Smithson, qui commence ses « Posi-tions » par les propositions suivantes : « 1. Les artistesconceptuels sont des mystiques plus que des rationalistes. Ilsen viennent à des conclusions qui échappent à toute lo-gique./2. Les jugements rationnels engendrent les juge-ments rationnels./3. Les jugements sans logique ouvrent denouvelles expériences. » Sol LEWITT, « Sentences onConceptual Art », 0 to 9, no 5, janvier 1969, p. 3-5, trad. fr.sous le titre « Positions », dans Charles HARRISON et PaulWOOD, Art en Théorie 1900-1990 (1992), Paris, Hazan,1997, p. 913-914.5. Le travail d’Allan Kaprow est l’exemple le plus représen-tatif de cette tendance. Cf. Allan KAPROW, L’Art et la vieconfondus, J. Donguy (trad.), Paris, Centre Georges Pompi-dou, 1996.

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Revue Proteus no 7 – arts de la perturbation

démarche de Smithson ainsi que les modalitésselon lesquelles ce dernier déconstruit l’opposi-tion entre l’intelligible et le sensible en revenant àson principe sous-jacent : le sujet. Sous ce prisme,l’entreprise cartographique, chère à l’artiste améri-cain, se donne à voir comme tentative (impos-sible) d’articulation des deux sens du mot « sens »,l’un discursif, lié au langage et l’autre directionnel,lié à l’espace et à l’orientation. Cependant, il fautpréciser que ceci n’est ni un article sur le LandArt, ni sur l’œuvre plastique de Smithson1. Lapensée de l’artiste américain, et plus particulière-ment sa conception de l’espace, sert ici commepoint de départ d’une approche phénoménolo-gique de l’expérience esthétique qui vise le rap-port entre le langage et la sensibilité, entre la dis-cursivité et la corporéité plutôt que la productiond’un méta-discours sur la sculpture américaine desannées 19602 – même si un tel méta-discours estinévitable, ne serait-ce que comme point dedépart de la réflexion. En ce qui nous concerneici, plutôt que de réfléchir sur Smithson il s’agit deréfléchir avec lui, prendre à bras le corps ses péré-

1. De nombreuses recherches ont été consacrées à ces su-jets, offrant une bibliographie consistante qu’il serait troplong de développer ici. Nous nous bornerons à renvoyer lelecteur intéressé par le Land Art aux ouvrages de GillesTIBERGHIEN, Land Art, Paris, Carré, 1993 et Jean-Paul BRUN,Nature, art contemporain et société : Le Land Art commeanalyseur du social, 3 vol., Paris, L’Harmattan, 2006-2007.Sur l’œuvre de Robert Smithson en particulier, voir, entreautres, Craig OWENS, « Earthwords » et « The AllegoricalImpulse : Toward a Theory of Postmodernism », dansBeyond Recognition. Representation, Power, and Culture,Berkeley, University of California Press, 1992, p. 40-51 et52-69, respectivement et Jean-Pierre Criqui, « “Ruines à l’en-vers”, introduction à une visite des monuments de Passaicpar Robert Smithson », Les Cahiers du MNAM, no 43, prin-temps 1993, p. 4-15 et « Actualité de Robert Smithson »,dans Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, Paris, CentrePompidou, 1986, p. 318-321. Quant à la cartographie et sesimplications dans les arts visuels, voir Gilles TIBERGHIEN, Fi-nis terrae : Imaginaires et imaginations cartographiques, Pa-ris, Bayard, 2007 et Teresa Castro, La Pensée cartographiquedes images, Lyon, Aléas, 2011.2. Benjamin BUCHLOH, « Construire (l’histoire de) la sculp-ture », dans Essais historiques I, Cl. Gintz (trad.), Villeur-banne, Art édition, 1992, p. 127-171 et Rosalind KRAUSS,« Sens et sensibilité » et « La sculpture dans le champ élar-gi », dans L’originalité de l’avant-garde et autres mythes mo-dernistes, J.-P. Criqui (trad.), Paris, Macula, 1993, p. 31-61 et111-127, respectivement.

grinations « dans les illusoires Tours de Babel dulangage », refaire le chemin et avancer, comme lui,« dans le but spécifique de se perdre3 ».

Entre l’idée et l’action

Tout d’abord, il convient d’esquisser l’arrière-fondthéorique sur lequel se pose la question du rap-port, dans le post-minimalisme, entre l’abstractionconceptuelle et la matérialité corporelle. Cetarrière-fond renvoie au statut problématique de lanotion de dématérialisation, telle qu’elle a étéintroduite par Lucy Lippard, en tant que point deconvergence, au sein de l’art conceptuel, de « l’artcomme idée » et de « l’art comme action » (Art asIdea/Art as Action)4.

Pour la critique américaine, la notion de déma-térialisation rend compte de la tendance cérébrale,austère, anti-hédoniste, voire « puritaine5 » d’unepartie de l’art des années 1960, caractérisée par leprimat de l’idée sur la forme matérielle de sa réali-sation, primat qui rend cette dernière contingente,« secondaire, légère, éphémère, bon marché, sansprétentions6 ». Liée autant à la critique de l’art entant que marchandise qu’à des préoccupationsrelatives à l’expérience et à la perception, cetteattitude propose de remplacer la conceptioncontemplative de la sensibilité par une conceptionactive. Le refus d’attribuer un quelconque statutesthétique à l’objet7 est ainsi accompagné par letransfert de ce statut au concept, idée, système ouprotocole – ce que Lippard appelle l’« esthétique

3. Robert SMITHSON, « A Museum of Language in the Vicini-ty of Art » (1968), dans The Collected Writings, op. cit.,p. 78, nous traduisons.4. Lucy LIPPARD et John CHANDLER, « The Dematerializationof Art », Art International, vol. 12, no 2, 1968, p. 31-36, par-tiellement repris dans Alexander ALBERRO et Blake STIMSON,Conceptual Art : A Critical Anthology,Cambridge/Londres, The MIT Press, 1999, p. 46-50. Voirégalement Lucy Lippard, « Escape Attempts », dans SixYears : The Dematerialization of the Art Object from 1966to 1972, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of Cali-fornia Press, 1973, p. ix.5. Lucy LIPPARD, « Escape Attempts », art. cit., p. xvi.6. Ibid., p. vii.7. Cf. Robert MORRIS, Statement of Aesthetic Withdrawal,1963.

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du principe » (the aesthetic of principle)1. Cepen-dant ce transfert n’élimine pas le problème de laprésentation du concept et du statut de cette pré-sentation, bien au contraire2. Qui plus est, sonopérativité dépend d’un double présupposé :d’une part la réduction de l’expérience sensible àla seule visualité (« il n’y a pas assez à voir3 »), etd’autre part l’identification de la réalisation/pré-sentation du concept à la production d’objetsmatériels. (Les deux aspects sont intimement liés,dans la mesure où la matérialité de l’objet esthé-tique – et par là, son statut marchand – sontconçus principalement en termes visuels, concep-tion dont l’art conceptuel hérite du modernismegreenbergien auquel par ailleurs il s’oppose4).

La distinction entre idée et action est reprisepar Allan Kaprow à la fin d’un dialogue avecRobert Smithson, mais dans un sens différent5.Kaprow, tout comme Smithson, partage avec Lip-pard le souci de remettre en question l’autonomiede l’art et les frontières qui le séparent de la vie,dans une tentative d’échapper des « sacro-saintestours d’ivoire et des mythologies héroïques etpatriarcales », le syndrome « cadre et socle6 » qui

1. Lucy LIPPARD et John CHANDLER, « The Dematerializationof Art », dans Alexander ALBERRO et Blake STIMSON,Conceptual Art : A Critical Anthology, op. cit., p. 48. JeffWall va dans le même sens quand il remarque, à propos dutravail de Douglas Huebler : « La partie créative, artistique,de ce travail n’est évidemment pas la photographie, la fabri-cation d’images […]. Ce qui est créatif dans ces œuvres, cesont les commandes écrites, ou programmes. Tout élémentqui pourrait rendre les images “intéressantes” ou “bonnes”selon les critères de la photographie d’art, est systématique-ment et rigoureusement exclu. […] ». Jeff Wall, « “Marquesd’indifférence” : aspects de la photographie dans et commeart conceptuel », dans Essais et entretiens : 1984-2001, Paris,École nationale supérieure des Beaux Arts », 2001, p. 293.2. Comme le note Ian Burn, de Art and Language, en 1968 :« La présentation est un problème parce qu’elle est suscep-tible de devenir une forme en soi et ceci peut induire en er-reur. J’opte toujours pour le format le plus neutre, qui nedéforme ni n’interfère avec l’information. » Cité par LIPPARD

dans « Escape Attempts », art. cit., p. xx, nous traduisons.3. « Not enough to look at. » Lucy LIPPARD et JohnCHANDLER, « The Dematerialization of Art », art. cit., p. 46,nous traduisons.4. Ibid, p. 49.5. Robert SMITHSON et Allan KAPROW, « What is a Mu-seum ? » (1967), dans Robert Smithson : The Collected Wri-tings, op. cit., p. 43-51.6. Lucy LIPPARD, « Escape Attempts », art. cit, p. vii et viii.

prévalait dans les années 1960. D’où, selon lui,deux portes de sortie : d’une part l’idée (que l’ar-tiste associe à l’inertie, c’est-à-dire à la non-réalisa-tion), d’autre part l’activité (terme auquel Kaprowattribuait un sens particulier7). Or, ces deux issuessont néanmoins considérées comme deuxextrêmes : la première opère à l’intérieur du sys-tème de références artistiques et institutionnelles,se fondant sur le préalable du concept d’art, qui,malgré (ou plutôt grâce à) sa déconnexion de saprésentation matérielle, constitue toujours unprincipe apriorique ; tandis que la seconde, sesituant délibérément en dehors de ce système,selon Kaprow, est dépourvue d’un statut esthé-tique déterminé8. Pour le dire autrement, les deuxportes de sortie ne sont pas du même côté de lasalle et la salle elle-même existe comme l’intervalleentre elles9.

Cette polarité ne fait pas partie de la vision deLippard, qui associe divers médias allant du texte,de la photographie et de la vidéo à la performanceet au happening, ne retenant que leur précarité(leur caractère « bon marché, éphémère, convivial

7. Le terme « activité » a été attribué par l’artiste à un en-semble de performances qu’il a réalisées au début des an-nées 1970 axées sur un certain nombre d’instructions écrites(ou scénarios) et caractérisées par l’absence de tout public,leur déroulement en dehors du cadre artistique et institu-tionnel et le refus de produire des comptes rendus de l’évé-nement. La différence entre compte rendu et mode d’em-ploi est significative chez Kaprow, dans la mesure où ellepermet de distinguer son rapport au langage de celuid’autres artistes qui ont eu recours au document, dontSmithson. Comme le note Jonathan Crary, les scénarios deplusieurs activités de Kaprow « ont été diffusés sous formede livre accompagné de photographies d’une simulation del’œuvre. Kaprow insiste sur le fait que ce document n’estpas un compte rendu, qu’il n’est qu’illustratif, à la manièred’un mode d’emploi. » Voir Jonathan CRARY, « Allan Ka-prow’s Activities », Arts Magazine, vol. 75, no 1, 1976, p. 78-79 ; traduit partiellement dans Catherine GRENIER (éd.), LosAngeles 1955-1985, cat. expo., Paris, Centre Pompidou,2006, p. 254, 8 mars – 17 juillet 2006.8. Robert SMITHSON et Alan KAPROW, « What is a Mu-seum ? », art. cit., p. 51.9. « Au moment où nous nous inscrivons entre ces deux ex-trêmes, nous nous faisons accrocher [we get hung up] (dansun musée). » Ibid., nous traduisons. Le terme « hung up »,employé par Kaprow, connote le fait d’être obsédé et/ou in-hibé, fixé (au sens de « faire une fixation sur »), ce qui estdifficile de rendre en français.

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[unintimidating1] ») comme caractéristique com-mune qui déçoit l’attente d’une expérience sen-sible centrée sur un objet visuel autonome.Kaprow, en revanche, vise à déconnecter la réali-sation de l’idée ou concept de la production detraces matérielles, en la déplaçant vers l’« activité »comme catégorie de l’expérience sensible qui nesoit pas d’ordre visuel. Si la dématérialisationdésigne le double fait de la dissociation de laforme et du contenu et du primat du concept surla sensibilité, chez Kaprow, cette dernière, unefois chassée de la forme, revient comme contenu.

Les aspects problématiques de la notion dedématérialisation acquièrent un intérêt particulierchez Smithson, d’autant plus que l’attitude decelui-ci se distingue autant de « l’art comme idée »que de « l’art comme action ». D’une part, l’artisteévite d’attribuer quelque primat que ce soit àl’idée, système ou programme2. Contrairement àdes artistes comme Sol LeWitt ou Lawrence Wei-ner3, la réalisation d’objets, au lieu de se limiter à

1. Lucy LIPPARD, « Escape Attempts », art. cit., p. xi.2. Dans son entretien avec Paul Cummings, juste après avoirmarqué son intérêt pour Borges, Smithson répond à la ques-tion de savoir si c’est le système abstrait ou sa mise enœuvre qui constitue le centre de son travail, de la manièresuivante : « Non, on pourrait dire que le système est justeune commodité. C’est juste encore une construction dans lebourbier des choses déjà construites. De sorte que ma ré-flexion est devenue, je crois, de plus en plus dialectique. […]Ainsi j’ai créé la dialectique du site et du non-site. Le non-site existe comme une sorte de carte abstraite tridimension-nelle qui désigne un site spécifique sur le globe. Et ceci estindiqué par une sorte de processus cartographique. » PaulCUMMINGS, « Interview with Robert Smithson for the Ar-chives of American Art / Smithsonian Institution » (1972),dans Robert Smithson : The Collected Writings, op. cit.,p. 295, nous traduisons.3. Cf. Sol LEWITT, « Positions », art. cit., dixième proposi-tion : « Les idées à elles seules peuvent être des œuvresd’art ; elles font partie d’une chaîne de développement sus-ceptible de trouver une forme. Toutes les idées n’ont pas be-soin d’être matérialisées. » Weiner, pour sa part, note, danssa fameuse déclaration d’intention : « 1. L’artiste peutconstruire le travail. / 2. Le travail peut être fabriqué. / 3.Le travail peut ne pas être réalisé. / Chaque propositionétant égale et en accord avec l’intention de l’artiste le choixd’une des conditions de présentation relève du récepteur aumoment de la réception. » Lawrence WEINER, Statements,New York, The Louis Kellner Foundation/Seth Siegelaub,1968, trad. fr. dans Statements Collection Public Freehold,<http://labibliothequefantas.free.fr/index.php?/projects/la

la présentation optionnelle et subsidiaire d’unconcept, occupe une place centrale dans sadémarche, transformant « les idées en faitssolides4 ». D’autre part, les objets produits (sculp-tures, photographies, films, cartes), loin de pré-tendre à une quelconque autonomie esthétique,restent souvent liés à des actions effectuées dansdes sites périurbains désaffectées ou naturels(non-sites5), sans pour autant les documenter ausens strict du terme comme un compte rendu ouune trace matérielle6, ainsi qu’à un ensemble detextes qui, eux non plus, n’ont de vocation stricte-ment programmatique ou documentaire. Contrai-rement à Kaprow, le contenu de l’œuvre neconsiste pas en l’action ou l’événement lui-même,que Smithson rapproche de l’esthétique expres-sionniste7, à laquelle il s’oppose, mais dans un rap-

wrence-weiner/>, consulté le 08/07/2014, traduction re-vue.4. Robert SMITHSON, « From Ivan the Terrible to Roger Cor-man or Paradoxes of Conduct in Mannerism as Reflected inthe Cinema » (1967), dans The Collected Writings, op. cit.,p. 352.5. Le terme de « non-site » renvoie au titre générique attri-bué par Smithson à partir de 1968 à nombre de ses projetsintégrant interventions dans le paysage naturel, sculptures,cartes, photographies et textes. Voir Robert Smithson : TheCollected Writings, op. cit., p. 364 ; Jean-Pierre Criqui,« “Ruines à l’envers”, introduction à une visite des monu-ments de Passaic par Robert SMITHSON », art. cit. ; SuzannePAQUET, « Robert Smithson. D’autres figures du “déplace-ment” : Quelques monuments incongrus », Espace Sculp-ture, no 72, 2005, p. 11-13.6. Commentant Untitled (Six Stops on a Section) (1968),Craig Owens tient à renverser le statut documentaire de laphotographie chez Smithson et sa subordination habituelleà l’événement qu’elle est censée véhiculer : « Nous noustrompons quand nous supposons que l’“œuvre” consistedans ce cas en une action performée […] et que l’image esttransparente par rapport à cette action qu’elle conserve dansla temporalité particulière à la photographie, celle del’“avoir-été-là”. […] De sorte que l’action performée parSmithson se donne comme un simple instrument, et nonpas l’objet de la signification. La photographie est l’œuvre. »Craig OWENS, « Photography en abyme », trad. fr. dans Nou-velle Revue d’esthétique, no 11, Paris, 2013, p. 172.7. Robert SMITHSON, « From Ivan the Terrible to Roger Cor-man or Paradoxes of Conduct in Mannerism as Reflected inthe Cinema », art. cit., p. 351. Le passage qui concerne l’évé-nement (happening) prend appui sur « Le visage de Gar-bo », où Barthes juxtapose la représentation cinématogra-phique de l’actrice suédoise avec celle d’Audrey Hepburn ences termes : « Comme langage, la singularité de Garbo était

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port dialectique entre le site (concret) et le non-site (abstrait), matérialisé à travers l’opération car-tographique. Ce souci anti-expressionnisteexplique peut-être pourquoi Smithson, tout enmaintenant le lien de ses objets avec uneaction/intervention délocalisée qui déborde lesconditions de leur visibilité dans l’espace institu-tionnel, a toujours évité de mettre en avant ladimension performative de son travail et sapropre présence physique1. (Exception faite peut-être d’Hotel Palenque [1969-1972], une des pre-mières conférences-performances, dont la formeinitiale consistait en une projection de diapositivesaccompagnée des commentaires de l’artiste2.)

d’ordre conceptuel, celle d’Audrey Hepburn est d’ordre sub-stantiel. Le visage de Garbo est Idée, celui de Hepburn estÉvénement. » Voir Roland BARTHES, « Le visage de Garbo »,dans Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 67. Dans son texte,Smithson, qui cite de mémoire, confond Hepburn avec Bri-gitte Bardot, en ajoutant : « Ou le visage-Idée est une imagemaniériste tandis que le visage-Événement est une peintureexpressionniste. » C’est Smithson qui souligne.1. Faudrait-il rapporter le contexte dans lequel Smithson ef-fectue le rapprochement entre la notion d’événement et l’es-thétique expressionniste (contexte qui est celui d’une miseen parallèle de la peinture et du cinéma), à celui de la nais-sance du happening en tant que forme (non)artistique et àl’importance qu’ont revêtu pour Kaprow les photographieset le film de Hans Namuth sur Jackson Pollock, sorti en1951. Comme le note Harold Rosenberg « à un certain mo-ment, le support pictural commence à être considéré par unnombre croissant de peintres américains comme une arènedans laquelle il faut agir – plutôt que comme un espace danslequel il faut reproduire, re-dessiner, analyser ou “exprimer”un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait se passer sur latoile n’était pas une image mais un événement ». HaroldROSENBERG, « The American Action Painters », Art News,vol. 51, no 8, 1952, repris dans Tradition of the New, NewYork, Horizon Press, 1959, p. 25, nous traduisons. Or, pourBarbara Rose, « ce que Kaprow a vu […] et je pense qu’il l’avu dans les photos de Namuth et non pas dans les œuvresdélibérément contrôlées de Pollock, c’était la possibilité libé-ratrice d’une action sans contraintes – catharsis à traversl’art ». Barbara ROSE, « Hans Namuth’s Photograph and theJackson Pollock Myth : Part One : Media Impact and theFailure of Criticism », Arts Magazine, vol. 53, no 7, 1979,p. 114, nous traduisons.2. Smithson apparaît certes dans ses films, notamment Spi-ral Jetty (1970), mais sa présence recouvre la fonction déper-sonnalisée de balise spatiale et temporelle plutôt qu’elle nerenvoie à une expérience corporelle propre.

Ni œuvre plastique autonome, ni présentationd’un concept, ni documentation d’une action/évé-nement, le statut incertain de l’objet chez Smith-son reste inséparable de celui du langage, verslequel se déplace immanquablement la probléma-tique de la dématérialisation. Car si le langage sedonne pour bon nombre d’artistes conceptuelscomme un véhicule neutre, objectif et transpa-rent, identifié à sa fonction informative et com-municationnelle (c’est la perspective adoptée parLippard), pour Smithson il constitue un objetplastique à part entière, doté de sa propre consis-tance et matérialité – ce qui le distingue autant ducompte rendu que du mode d’emploi tout en lerapprochant de la spatialité abstraite de la carte3.

La carte impossible

Dans Le Postmodernisme, ou la logique culturelledu capitalisme tardif, Fredric Jameson clôt le cha-pitre consacré à la culture en avançant la notionde cartographie cognitive (cognitive mapping)comme forme politique possible du postmoder-nisme4. Cette forme viendrait remplir la failleouverte par la définition althussérienne-lacaniennede l’idéologie, reprise par le philosophe américain,entre ce qu’il appelle l’expérience existentielle (laposition empirique d’un sujet concret) et laconnaissance scientifique et abstraite de sa rela-

3. Voir notamment Robert SMITHSON, « Language to be Loo-ked At and/or Things to be Read » (1967), dans RobertSmithson : The Collected Writings, op. cit., p. 61. SignéEton Corrasable et publié initialement sous forme de revuede presse pour la galerie Dwan, ce texte est accompagnédans l’édition des Collected Writings à laquelle nous nousréférons par la déclaration suivante : « J’appréhende le lan-gage comme matière et non pas comme idée – c’est-à-direcomme “matière imprimée” [My sense of language is that itis matter and not ideas – i. e., “printed matter.”]. » Dans sonentretien avec Cummings, Smithson revendique – contre lalingua franca de l’art conceptuel – cette conception du lan-gage comme « entité matérielle », « information qui a unesorte de présence physique », voire « quelque chose quin’était pas investi de valeur conceptuelle », jusqu’àconstruire « [ses] articles de la même manière qu’[il aurait]construit une œuvre ». Paul CUMMINGS, « Interview with Ro-bert Smithson for the Archives of American Art / Smithso-nian Institution », art. cit., p. 294, nous traduisons.4. Fredric JAMESON, Le Postmodernisme, ou la logique cultu-relle du capitalisme tardif, trad. Florence Nevoltry, Paris,École nationale supérieure des beaux-arts, 2007, p. 100-104.

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tion au monde dans sa totalité1. Or, pour Jame-son, la nouvelle totalité au sein de laquelle l’indi-vidu doit représenter sa place – « l’espace mondedu capital multinational » – peut faire l’objet d’uneconnaissance, mais pas encore d’une représenta-tion. La cartographie cognitive serait ainsi unetentative de représenter ce qui se donne commeirreprésentable, d’assurer la coordination des don-nées existentielles avec les conceptions abstraites,de synthétiser dans une image le vécu concret et laconnaissance objective, bref, de donner forme àune structure destinée à un usage.

Cette conception de la représentation commearticulation des contraires n’est pas originale ensoi. Ce qui l’est beaucoup plus, en revanche, c’estle cheminement particulier dont elle résulte et lafonction spécifique qu’elle est appelée à revêtir.En effet, dans l’économie du texte en question,elle permet à l’auteur de détacher la représenta-tion de l’idéologie en la rapprochant du Symbo-lique lacanien2. Ce faisant, elle déplace le pro-blème de la mimésis en le mettant en parallèleavec le problème de l’orientation dans l’espace etde l’abstraction, à travers une approche quasi-his-toriciste de l’évolution de la science cartogra-phique (laquelle, comme l’auteur le rappelle, estaussi un art). En s’appuyant sur l’ouvrage deKevin Lynch, The Image of the City (L’Image dela cité3), Jameson renvoie ainsi la problématiquede la représentation de l’irreprésentable aux troisphases ou dimensions de la cartographie. De cettemanière les opérations précartographiques de

1. Pour Althusser, l’idéologie est la « représentation des rela-tions Imaginaires du sujet avec ses conditions d’existenceRéelles ». Ibid., p. 101. Cf. Louis ALTHUSSER, « Idéologie etappareils idéologiques d’État », dans Positions (1964-1975),Paris, Les Éditions sociales, 1976, p. 67-125.2. « Mais le système lacanien est triple, et non dualiste. Àl’opposition marxienne-althussérienne de l’idéologie et de lascience ne correspondent que deux des fonctions tripartitesde Lacan : respectivement, L’Imaginaire et le Réel. Notre di-gression sur la cartographie, avec sa révélation finale d’unedialectique proprement représentationnelle des codes et descapacités des langages et médiums individuels, nous rappelleque nous avions jusqu’à présent omis la dimension de laSymbolique lacanienne. » Fredric JAMESON, Le Postmoder-nisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif, op. cit.,p. 104.3. Kevin LYNCH, The Image of the City, Cambridge, MITPress, 1960.

relevé subjectif du terrain, tels les diagrammes etles itinéraires, correspondraient aux « donnéesexistentielles » ; par la suite, le compas et les autresinstruments d’orientation auraient introduit la« relation à la totalité », posant la question de l’ar-ticulation des données précédentes avec l’abstrac-tion objectivante du langage et de la science ; maisce serait avec l’invention de la projection Mercatoret les autres tentatives de transposition de l’espacecourbe du globe sur des cartes planes que le pro-blème de « la nature des codes représentation-nels » proprement dits devient central.

Même si dans ce schéma tripartite (cher au philo-sophe américain et directement emprunté àErnest Mandel) la troisième phase se donnecomme la synthèse des deux précédentes, on nesaurait trop souligner le fait que la « dialectiquereprésentationnelle » qu’elle présuppose est d’em-blée bâtie sur une faille, un écart, un nulle part4. Sid’un côté la cartographie cognitive se proposed’assurer la liaison entre le concret et l’abstrait, del’autre elle ne peut s’empêcher de confirmer ledivorce de la représentation et de la connaissance.Autrement dit, ce qui l’interdit, c’est aussi ce qui larend possible : son côté appliqué, pratique, des-tiné à un usage concret. De toute façon, « il nepeut exister de cartes exactes5 ».

L’abstraction faite espace

Situé dans cette perspective théorique, « Outlinefor Yale Symposium » esquisse une critique dumodernisme greenbergien et de ses présupposéscatégoriques d’inspiration kantienne. Dans cettecritique, le processus de catégorisation esthétique,fondé sur la spécificité de chaque médium, estrapporté à la question de la spatialité d’unemanière qui met en avant le caractère anthropo-centrique (Smithson écrit « pathétique » [pathetic],

4. Ce « nulle part » est la spatialisation négative de ce qui,dans le texte de Jameson, revêt les allures de « ce vide struc-tural [lacanien] appelé le sujet supposé savoir ». FredricJAMESON, Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du ca-pitalisme tardif, op. cit., p. 103.5. Ibid., p. 102.

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au sens de « investi d’un pathos1 ») du type deréflexivité artistique qui, selon l’auteur, caractériseautant la conception classique que celle, moder-niste, de l’espace pictural. Nous n’avons pas ici laplace de traiter directement la question de laréflexivité chez Smithson, ce qui nécessiterait desdéveloppements qui déborderaient le cadre res-treint de ce texte2. Néanmoins nous nous permet-trons la remarque suivante : loin de rejeter touteopération d’ordre réflexif, l’anti-humanisme deSmithson en propose une version particulière, quivise à déconstruire le principe métaphysique del’identité préalable sur lequel se fonde la réflexi-vité moderniste. Un des objectifs du présentarticle est d’adresser le rôle de l’expérience de l’es-pace et de l’orientation dans ce processus dedéconstruction, dans lequel la réflexivité se donnesur un mode pour ainsi dire négatif, qui décon-necte la conscience de soi de la notion d’identitécomme coïncidence3.

L’auto-localisation du sujet dans l’espace se fait aumoyen d’impressions kinesthésiques qui lui per-mettent de s’orienter dans son environnementimmédiat (niveau local) ainsi que par rapport auxquatre points cardinaux, les parallèles et les méri-diens qui lui attribuent une place définie dans lemonde (niveau global). La droite est ma maindroite, la gauche est ma main gauche, mais l’est setrouve toujours à l’orient et l’ouest à l’occident. Si« le moi est une fiction que beaucoup prennentpour la réalité4 », sa localisation dans l’espace, qui

1. Robert SMITHSON, « Outline for Yale symposium : AgainstAbsolute Categories », art. cit., proposition no 9 ; cf. égale-ment les propositions no 6, 11, 19 et 29.2. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur intéressépar cette question, notamment dans ses liens avec l’imagephotographique, à Vangelis ATHANASSOPOULOS, « The Imageby Itself : Photography ans Its Double », in Carla TABAN

(éd.), Meta- and Inter-Images in Contemporary Visual Artand Culture, Louvain-la-Neuve, Leuven University Press,2013, p. 133-148.3. « Une conscience dépourvue d’auto-projection. » RobertSMITHSON et Allan KAPROW « What is a Museum ? », art. cit.,p. 45, nous traduisons. L’écart ainsi produit se donnecomme étant d’ordre spatial et la déconstruction de la ré-flexivité qu’il opère comme expérience de déterritorialisa-tion.4. « The self is a fiction which many imagine to be real. »Robert SMITHSON, « Outline for Yale symposium », art. cit.,

fonctionne simultanément comme preuve de sonexistence physique – puisque celle-ci peut êtrevérifiée empiriquement – s’opère dans et à traversl’espace perspectif (la pyramide optique), uneorganisation visuelle de l’espace qui, si elleremonte à la Renaissance, se perpétue à travers laphotographie et le cinéma dans la sphère contem-poraine des représentations. L’« ici » du sujet estdélimité à travers cet acte cartographique où lelocal et le global affirment leur compatibilité àl’intérieur d’un espace continu dont la garantie estapportée par la présence du sujet lui-même.

Si « l’espace est séparé de l’abstraction […] [qui]est une propriété mentale et non visuelle5 », et si« l’organe optique ne voit rien sans l’artifice del’esprit ou ce que d’autres appellent le cerveau6 »,il s’ensuit que l’auto-localisation du sujet dans l’es-pace, sa proprioception, ne peut s’effectuer quesur la base d’une abstraction cognitive préalable.Comment je peux dire « je suis ici », sans avoirsimultanément l’impression qu’il ne s’agit pas dutout d’une évidence et que pour faire ce genred’affirmation je dois accepter de me soumettrepréalablement à une convention, à une abstrac-tion, qui est précisément celle du « je », pourtantréputé concret, naturel et individuel ? Car où est« ici » ? Si le lieu est le sol, comment peut-on lieravec certitude ce lieu, ce sol, cette terre, avec cet« ici » faussement concret du langage ? Cet indexqui pointe, qui n’a de sens qu’accompagné dugeste déictique qui lui est consubstantiel et qui seblanchit dans la mousse de cette grossière syn-thèse du champ optique et kinesthésique qu’onappelle réalité ? Quand on dit que quelque choses’est passé « ici » il y a longtemps, comment peut-on définir la place de cet « ici », comment peut-onmesurer la quantité et l’épaisseur des strates deterre qui nous en séparent ? Où est-il, sous quellepierre, quelles sont ses coordonnées, quelle longi-

proposition no 25.5. « Where ever the eye sees space there is no abstraction.Space is apart from the abstract which is all mental. » « Abs-traction is a mental, not a visual property. » Ibid., proposi-tions no 17 et 22.6. « The physical eyes see nothing, without the artifice ofthe mind or what others call the brain. » Ibid., propositionno 23.

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tude et quelle latitude sillonnent son espace ? Cartout en le montrant, on ne peut le toucher, le pal-per comme Thomas l’incrédule, parvenir à rache-ter le péché originel du langage et remplacer unefois pour toutes le pont symbolique qu’il fournitentre les êtres et les choses par leur contact phy-sique. On peut le situer d’une manière générale, àpartir des points cardinaux, à l’intérieur d’uncontinent, d’un pays, d’une région, d’une agglo-mération, d’une ville, d’un quartier, d’une rue, onpeut le définir à partir d’autres choses qui lui sontproches ou lointaines, c’est-à-dire négativement.Mais lorsqu’on s’en approche, lorsqu’on essaied’aller voir si effectivement il est là, lorsqu’ontente de le posséder positivement et d’unemanière microscopique en utilisant notre proprecorps comme balise, il se dérobe, il se retire, il serend transparent. De loin, il se perd dans unensemble de coordonnées abstraites ; de près, ildevient invisible. L’« ici » est une notion quiindique la place de celui qui montre plutôt quecelle de la chose montrée.

Mais on prend ici les mots pour des choses. Car,en même temps, il n’y a pas plus concret qu’« ici »,plus réel que le lieu à partir duquel le sujet perçoitet parle et qu’il transporte à chacun de ses dépla-cements. Il ne faudrait pas se méprendre envoyant dans la polarité que Smithson établit entrel’espace et l’abstraction une expression des divi-sions métaphysiques que ses écrits et son œuvreplastique visent précisément à défaire. Bien quepour l’artiste l’abstraction soit une propriété pure-ment mentale, non-visuelle et non-spatiale,l’image mentale elle-même n’est, dans sa formeprimaire, qu’un conglomérat de rapports spatiauxsans objet déterminé. Si l’œil ne saurait voir autrechose que de l’espace, l’esprit, lui non plus, nesaurait bâtir son édifice abstrait que sur un fonde-ment d’ordre spatial, une analogie pure ou unesensation de distance. L’intelligence ne s’opposepas à la sensibilité ; ou, pour reprendre NelsonGoodman, les émotions fonctionnent cognitive-ment : penser est un mode de sentir et sentir estune manière de penser1. Les processus sensibles et

1. Nelson GOODMAN, Langages de l’art, J. Morizot (trad.),Paris, Hachette Littératures, 2005, p. 290.

cognitifs opèrent par des images mentales quisont progressivement affinées. Ceci veut dire quedans leur forme la plus « abstraite » même, ilsnaissent comme relations d’espace. Non pas desrelations qui existent dans un espace, mais desrelations qui déterminent un espace, qui sont cetespace. Ce n’est que par la suite que ces rapportsspatiaux deviennent abstraits (signes d’eux-mêmesmais dont le sens initial – spatial – est perdu),pendant le processus de leur analyse et compré-hension, organisation et classification2. On peutrevoir sous ce prisme la série de dessins que SolLeWitt a réalisés entre 1974 et 1976, tautologique-ment construits à partir d’un réseau de lignesdroites accompagnées de textes qui précisent leurlocalisation sur le papier à travers leurs relationsspatiales mutuelles3. L’espace ainsi cartographién’est pas exactement abstrait mais le seuil inférieurdu concret, là où la construction mentale com-mence à prendre forme comme système de rela-tions spatiales non-objectives (non-anthropocen-triques). Le texte vient prendre ici la place laisséevide par l’espace, l’abstraction du langage vientremplacer l’abstraction spatiale avérée impossible.En ce sens, et malgré la différence d’attitude, déjàévoquée, qui distingue LeWitt de Smithson, onpeut retrouver dans ces pièces du premier l’intérêtqu’il partage avec le second4 pour le langage envi-

2. On pense ici aux pages consacrées par Nietzsche à la mé-taphore et à son rapport à l’abstraction rationnelle dans LeLivre du philosophe, où la critique du concept de vérité viseà révéler l’enracinement du processus de conceptualisationdans l’intuition sensible. Voir Friedrich NIETZSCHE, « Intro-duction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens ex-tra-moral », dans Le Livre du philosophe, A. Kremer-Ma-rietti (trad.), Paris, Flammarion, 2014, p. 115-140. « Tout cequi distingue l’homme de l’animal dépend de cette capacitéde faire se volatiliser les métaphores intuitives en unschème, donc de dissoudre une image dans un concept. »(p. 124)3. Sol LEWITT, Lines from the Center of Other Lines. Linesfrom the Ends of Other Lines, 1974, encre de Chine ettraces au crayon sur papier, Centre Pompidou, Musée natio-nal d’art moderne, Paris ; The Location of a Line, 1975,encre sur acétate, LeWitt Collection, Chester, Connecticut ;Lines from the Midpoints of Lines, 1975, gravure à l’eauforte, National Gallery of Australia, Canberra ; The Loca-tion of Straight, Not-Straight & Broken Lines and All TheirCombinations, 1976, New York, John Weber Gallery, nonpaginé (livre d’artiste).4. Cf. Robert SMITHSON, A Heap of language, 1966, crayon

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sagé comme outil plastique1.Si le sujet est une fiction et si cette fiction est

construite dans l’espace, visible autant que mental,si l’abstraction mentale est déjà un espace, la véri-table abstraction est repoussée plus loin, là où iln’y a plus aucun espace, c’est-à-dire aucun sujet.Dans sa forme la plus extrême, l’abstractiontouche le sujet lui-même rendant son « ici » incer-tain et instable. Les « non-sites » de Smithson nesont pas des espaces abstraits, puisque ceci seraitune contradiction, mais des espaces négatifs,visuels certes mais d’où manque ce lieu mêmeautour duquel l’espace positif est structuré : lesujet tel qu’il est défini et vécu à l’intérieur de lagrille anthropocentrique. Certes, c’est toujours unsujet ou groupe de sujets qui fait l’expérience del’œuvre, et un sujet qui l’a produite. Mais celui quiest construit par l’œuvre elle-même n’évolue plusdans l’espace balisé par la perspective mathéma-tique et la rationalité cartographique, mais dans lesméandres du langage compris comme par-coursplutôt que comme dis-cours. Un espace négatifest un lieu déplacé, un « ici » transposé – méta-phorisé – « là », où la continuité jadis assurée entrel’« ici » et le « là » n’est plus de mise ; le « non-site » ne se trouve en fait nulle part, sur aucuneprojection de Mercator, de Peters, de Fuller ouautre2.

sur papier, Museum Overholland, Niewersluis.1. Smithson qualifie ce type de démarche de « cartographieabstraite », y retrouvant certaines de ses propres préoccupa-tions. Robert SMITHSON, « A Museum of Language in the Vi-cinity of Art », art. cit., p. 92. Voir aussi infra p. 75-76. Toutcomme chez Smithson, la tautologie conceptuelle est tour-née en dérision par LeWitt d’une manière très sérieuse,l’abstraction linguistique étant simultanément contreditedans les dessins en question par la disposition spatiale destextes qui, en formant des plans, renvoient visuellement àdes tableaux constructivistes et suprématistes. Il serait effec-tivement très intéressant de comparer ces pièces avec lesTableaux non-objectifs qu’Alexandre Rodtchenko a réalisésen 1919, deux ans avant d’abandonner la peinture pour laphotographie. Nous réservons cette comparaison à uneétude ultérieure.2. Smithson note, à propos d’un de ses « non-sites », Neufdéplacements de miroirs, Yucatan, 1969 : « Si vous visitezles sites (ce qui est improbable) vous ne trouverez que destraces de mémoire, car les déplacements de miroirs ont étédémontés juste après avoir été photographiés. Les miroirssont quelque part à New York. La lumière réfléchie a étégommée. Les souvenirs ne sont que des chiffres sur une

L’opération métaphorique, comprise au sens spa-tial, transforme ainsi le langage en vecteur dedésorientation3. S’orienter est se référer à uncentre, arbitraire autant qu’indispensable et s’ap-proprier progressivement l’espace environnant enl’y annexant. Se perdre est perdre ce centre, cetteréférence, errer incapable d’établir la correspon-dance entre le local et le global4. Pour GillesDeleuze, chez Lewis Carroll, la contestation del’identité personnelle, la perte du nom propre estl’aventure qui se répète à travers toutes les aven-tures d’Alice5. Perdre le nom propre, c’est ne pluspouvoir se reconnaître dans le miroir, c’est sedéposséder de cette capacité que seuls les êtresavec une âme possèdent, vain privilège qui se paiepar l’enfermement dans ce sas étanche et pressu-risé qu’on appelle « moi ». Le « non-site » n’est pasun espace géographique mais le lieu – l’inter-stice – de cette discontinuité, un lieu où l’on nesaurait affirmer avec assurance notre « ici », à

carte, une mémoire vide rassemblant les terrains insaisis-sables dans une proximité effacée. C’est la dimension del’absence qu’il reste à découvrir. La couleur disparue qu’ilreste à voir. Les voix fictives des totems ont épuisé leurs ar-guments. Le Yucatan est ailleurs. » Robert SMITHSON, « Inci-dents of mirror-travel in the Yucatan », Artforum, n° 8,1969, p. 33, nous traduisons. On peut mieux comprendremaintenant la différence entre Smithson et Kaprow dansleur rapport au langage et au document : en envisageant lelangage comme mode d’emploi plutôt que comme compterendu, Kaprow cherche à remplacer l’usage passif du docu-ment (enregistrement d’une action déjà faite) par un usageactif (scénario d’une action à faire) ; tandis que chez Smith-son, l’ensemble du matériel documentaire convoqué (cartes,textes, photos, films) tourne autour de l’impossibilité de lo-caliser positivement le « non-site », se donnant dès lorscomme inutile, dépourvu d’usage effectif (au sens de la re-présentation destinée à l’orientation).3. Sur la spatialisation de la métaphore et les discontinuitésqui en découlent au niveau de la théorie de la représenta-tion, voir Vangelis ATHANASSOPOULOS, « Le bouclier, le miroiret le masque. Chronotopologie d’un mythe », Nouvelle Re-vue d’esthétique, no 9, Paris, 2012, p. 131-139.4. Au tout début de « A Museum of Language in the Vicini-ty of Art », art. cit., p. 78, Smithson reprend à son compte lavision pascalienne de la nature en tant que « sphère infiniedont le centre est partout, la circonférence nulle part », yvoyant le paradigme de son propre rapport au langage.Blaise PASCAL, Pensées, dans œuvres complètes, Paris, Galli-mard, 1954, p. 1105.5. Gilles DELEUZE, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969,p. 11.

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moins d’être capable de déconnecter cet « ici » dusujet qui le profère.

Smithson se réfère directement à Carroll dansla dernière partie de « A Museum of Language inthe Vicinity of Art », où les cartes décrites dansLa Chasse au Snark (une carte qui ne contientrien) et Sylvie et Bruno (une carte qui contienttout) sont mises en parallèle avec les opérationsde « cartographie abstraite » qui, selon l’auteur,caractérisent le travail de Carl Andre, Sol LeWittet Jo Baer1. Si l’on fait le rapprochement entre la« cartographie abstraite » dont il est question dansce texte et la « phénoménologie abstraite2 » reven-diquée dans « Outline for Yale symposium », onpeut mieux saisir le lien entre la question de l’es-pace et celle de l’identité – entre la carte et lemiroir. À la cartographie sans espace correspondune phénoménologie sans sujet, la carte devientun miroir où « le centre est partout, la circonfé-rence nulle part ». La carte qui ne contient rien etcelle qui contient tout sont les deux versionsextrêmes de l’identification entre l’espace repré-senté et sa représentation, où l’« ici » devient uneconvention en dérive entre le « partout » et le« nulle part3 ». On peut revoir EnantiomorphicChambers (1965) sous ce prisme4 : composée dedeux structures en acier et surfaces réfléchissantesjuxtaposées sur le mur, cette pièce annule le refletdu spectateur quand celui-ci se trouve entre lesdeux miroirs. Or, si le miroir est censé montrer cequi est effectivement là, le fait que je ne puis aper-cevoir mon reflet dans la glace ne manque pasd’induire un sérieux doute sur ma convictionintime que je suis « là » (que « je » est présent enface du miroir).

1. Robert SMITHSON, « A Museum of Language in the Vicini-ty of Art », art. cit., p. 91-94.2. Cf. Robert SMITHSON, « Outline for Yale symposium »,art. cit., proposition no 27.3. Des deux cartes évoquées, seulement la première est illus-trée (par Henry Holiday dans l’édition originale : LewisCARROLL, The Hunting of the Snark : An Agony in EightFits, Londres, MacMillan and Co. Limited, 1876) et cetteillustration est reprise dans Robert Smithson : The Collec-ted Writings, op. cit., p. 92. Quant à la seconde carte, elle estpar définition irreprésentable, puisqu’elle coïncide avec leterriroire qu’elle représente.4. Cf. Robert SMITHSON, Enantiomorphic Chambers, acier etmiroir, 1965, Museet for Samtidskunst, Oslo.

La séparation entre espace et abstraction, quiconstitue l’échine argumentative de « Outline forYale symposium », a déjà été formulée par Kantdans Prolégomènes à toute métaphysique future5.Dans ce texte (§ 13), le philosophe vise à démon-trer que le temps et l’espace ne sont pas des pro-priétés intrinsèques aux choses mais de simplesformes de notre sensibilité. Or, pour illustrer sathèse, Kant a précisément recours aux exemplesdu miroir et de la main droite/gauche et ceci enaffirmant l’impossibilité de conceptualisation purede l’inversion spéculaire6. Des figures incon-gruentes de Kant aux chambres énantiomorphesde Smithson en passant par les mondes para-doxaux de Carroll, le miroir se donne comme défipour la conscience venant marquer la limite del’entendement. N’empêche que la cartographie etla phénoménologie « abstraites » de l’artiste améri-cain vont à l’encontre de ces mêmes « catégoriesabsolues » qui constituent le socle de la philoso-phie de Kant – à savoir le sujet transcendantal etson corrélat, la chose en soi. Car là où le concept

5. Cf. Emmanuel KANT, Prolégomènes à toute métaphy-sique future, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1993.6. « Que peut-il avoir de plus semblable et de plus égal entous points à ma main ou à mon oreille que leur image dansle miroir ? Et pourtant je ne puis substituer une main vuedans le miroir à son modèle ; car si c’est une main droite,dans le miroir c’est une main gauche et l’image de l’oreilledroite est une oreille gauche qui ne peut en aucune façon sesubstituer à la première. […].Or il n’y a pas ici de diffé-rences internes qu’un entendement pourrait, à lui seul, pen-ser ; et pourtant, autant que les sens l’enseignent, les diffé-rences sont intrinsèques, car on peut bien trouver égalité etsimilitude entre main gauche et main droite, il n’en reste pasmoins que l’on ne peut pas les enclore dans les mêmes li-mites (elles ne sont pas congruentes) : on ne peut pasmettre le gant d’une main à l’autre main. […].Or quelle estla solution ? Ces objets ne sont en rien les représentationsdes choses telles qu’elles sont en elles mêmes, et telles que leseul entendement les connaîtrait ; ce sont des intuitions sen-sibles, c’est-à-dire des apparitions dont la possibilité reposesur la relation entre certaines choses, en elles-mêmes incon-nues, et quelque chose d’autre : notre sensibilité. […] De làvient également qu’aucun concept n’est à lui seul capable denous permettre de rendre concevable la différence entredeux choses qui tout en étant semblables et égales n’en sontpas moins incongruentes (par exemple des escargots dontl’enroulement est inverse), nous ne pouvons le faire qu’enrecourant au rapport à la main droite et à la main gauche,rapport qui est du ressort immédiat de l’intuition. » Ibid.,p. 49-50.

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de raison garantit l’unité, la continuité et l’identitédu sujet kantien, l’abstraction telle qu’elle est envi-sagée par Smithson traite le sujet en tant queconvention spatiale déconstruite dans le langagecomme parcours physique et expérience dedécentrement1.

« Vous n’êtes pas ici »

Devant un plan détaillé d’arrondissement parisien,comme ceux qu’on rencontre souvent dans lesrues de la capitale et qui font le bonheur des tou-ristes étrangers désorientés par le génie haussman-nien, on s’attendrait à être soulagés par la préve-nance du cartographe qui a pris la peine d’y indi-quer notre place par un point rouge encerclé :« vous êtes ici » (encerclés, c’est-à-dire fixés, cir-conscrits, pris dans un réseau de coordonnées quivous localise et vous surveille). Cette place est lavôtre, la place du spectateur, la place de celui quilit en ce moment ce plan, l’endroit où se tientdans l’image celui qui reste normalement endehors d’elle. En fait, ce genre d’indexation ren-voie initialement à l’emplacement du plan à l’inté-rieur de la ville – celle-ci étant partiellement repré-sentée à l’intérieur du plan, la cible rouge revientfinalement à localiser le plan (en tant qu’objetréel) par rapport à lui-même (en tant qu’espacereprésenté) – et non pas à celui du spectateur.Mais, en même temps, tout ceci ne peut êtredéclenché que grâce à la présence physique duspectateur devant le plan, présupposé inférentielfondamental qui rend possible la représentationmais pour cela même ne saurait en faire partie– présupposé existentiel aussi, qui est à la base dela sensation absurde que je ne suis pas là (à laplace que la carte m’assigne), je ne puis l’être.Comment saurais-je y être, puisque je suis ici, (à laplace que mon corps occupe) ? À vrai dire je nesaurais y être que dans l’éventualité d’une carte quiserait contenue dans une autre et ainsi de suite,chacune venant raccourcir un peu plus la distancequi sépare la précédente de l’espace qu’elle est

1. Cf. notamment Robert SMITHSON et Nancy HOLT, Swamp(1969), film 16mm en couleur et son, 6 min., MoMA, NewYork.

censée représenter, jusqu’à ce que la carte couvretout le territoire2. Après tout, pour reprendreRousseau, les définitions pourraient être bonnes sil’on n’employait pas des mots pour les faire3. Je nepeux être sûr que je suis « ici », et que cet « ici »est le même avec celui indiqué sur la carte, je nepeux établir la correspondance entre eux, néces-saire à l’orientation – au sens –, que si la carte faitpartie d’elle même et que si je fais partie de lacarte. Éventualité dans laquelle il n’y aurait plus decarte, à proprement parler. Ce que celle-ci ne peutreprésenter, c’est cette distance – physique,concrète – entre mon propre « ici » et celui qu’ellem’attribue, cet espace indispensable à la visibilité.

Il y a une discontinuité ici qui ne peut êtresuturée que grâce au préalable du sujet et de sacontinuité à lui, qui exclut la possibilité d’être àdeux endroits différents. Si les deux endroits nefont qu’un seul, s’ils sont les deux faces d’unemême monnaie, le seul qui peut assurer leur par-faite superposition et garantir la continuité dulocal et du global, de l’espace vécu et de l’espacereprésenté, c’est celui dont le lieu propre même(concret, physique – y a-t-il plus inséparable du« je » qu’« ici » ?) est en jeu, celui qui fait de laquestion une réponse. Je ne peux établir l’équationentre l’« ici » de la carte et l’endroit où je metrouve que grâce à ce « je », préalablement localisédans l’« ici », qui du coup se trouve impliqué dansle processus même de sa définition. Car on nepeut valablement supposer qu’il y aurait un sujet« quelque part » dont l’« ici » serait un attributdécerné a posteriori : il n’y a pas de « je » sans« ici », ni l’inverse. Une présence physiqueconcrète est préalablement requise pour remplircet embrayeur vide qu’est l’« ici » et la détermina-tion spatiale de celui-ci constitue l’a priori indis-pensable à la constitution du sujet. Il n’y a pasplus concret qu’« ici », mais en même temps cet« ici » n’est qu’un trou noir qui ne peut être loca-lisé en tant que tel que comme relation à l’inté-rieur d’un ensemble de coordonnées locales etglobales. Ce qui devient abstrait ici (c’est-à-direproprement sans espace, sans espace propre),

2. Cf. Jorge Luis BORGES, « De la rigueur de la science »,dans Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, 1999.3. Jean-Jacques ROUSSEAU, Émile, dans œuvres complètes,t. 4, Paris, Gallimard, 1969, p. 341.

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c’est le sujet (le « je » est aussi un embrayeur)comme trait de liaison, pont et passeur d’un « ici »à l’autre, un sujet qui ne peut exister que commerapport de ces paramètres mêmes dont il garantitl’équation. Si l’on peut être certain qu’« ici » n’estpas partout, ni n’importe où, il n’est pas aussi sûr-qu’il ne soit nulle part, le seul « nulle part » pos-sible dans ce monde.

Vangelis ATHANASSOPOULOS

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Comité scientifiqueKarin Badt (Université de New York)Patrick Barrès (Université Toulouse II)Omar Calabrese (Université de Bologne)Dominique Chateau (Université Paris I)Tom Conley (Université de Harvard)Marc Jimenez (Université Paris I)Pere Salabert (Université de Barcelone)Anne Sauvagnargues (Université Paris X)Olivier Schefer (Université Paris I)Ronald Schusterman (Université Bordeaux III)Karl Sierek (Université de Iéna)

Comités de lecture et de rédactionVangelis AthanassopoulosNicolas BoutanGary DejeanLaetitia GononSimon LefebvreCécile MahiouBenjamin RiadoBruno TrentiniPerin Emel Yavuz

Coordinateurs du numéroCécile Mahiou et Benjamin Riado

Illustration de couvertureCaroline Delieutraz, Marker Killer, 2012 (avec l’aimable autorisation de l’artiste).<http://delieutraz.net/ccc/marker-killer/>

Siège social28, place Jules Ferry92120 – Montrouge

Site internet<http://www.revue-proteus.com/>

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Numéro 7 – juillet 2014Proteus 2012 © tous droits réservésISSN 2110-557X

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