QUILLIEC B., 2007e - Technologie des épées à l’Age du Bronze final en Europe atlantique :...

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CONGRÈS DU CENTENAIRE : Un siècle de construction du discours scientifique en Préhistoire p. 401-411 Bénédicte QUILLIEC Technologie des épées à l’Âge du Bronze final en Europe atlantique : reconstitution de chaînes opératoires Résumé Les études techniques des objets métalliques, encore trop rares, sont essentielles pour parvenir à comprendre leurs modes de fabrication mais aussi pour identifier une utilisation et une destruction des objets. Avec des relevés systématiques des traces laissées dans le bronze, il est pos- sible de retrouver des gestes et des opérations réalisées par l’artisan bronzier et, ainsi, de proposer la reconstitution de chaînes opératoires. À partir d’un échantillon d’un millier d’épées en bronze de type atlan- tique, datant de la fin de l’Âge du Bronze (1350-800 environ av. J.-C.) et réparties de l’Écosse à l’Andalousie, des stigmates, tels que des défauts ou des traces laissés par l’artisan ou un utilisateur, ont été observés et analysés. Ces stigmates, localisés et interprétés, permettent de recons- tituer des chaînes opératoires. Ces examens méthodiques ont permis de constituer un véritable référentiel de stigmates techniques liés à la réa- lisation ou à l’emploi de cette arme en bronze. Ainsi, malgré les parti- cularités de ce matériau (il est recyclable et nombre de stigmates sont délébiles), l’apport technologique permet de retrouver des procédés d’un artisanat dont les témoins directs, comme les vestiges d’atelier, nous font grandement défaut. Abstract Technological studies of metallic objects are essential to understand how they were made, but also to identify how they were used and dama- ged. The objective is to expose the technological studies about bronze metallurgy using the Atlantic swords discovered across Western Europe – from Scotland to Andalusia – during the Final Bronze Age (ca. 1350- 800 BC). The observations of these bronze swords give information about manufacture, uses and damages. The interpretations of technical signs noted on these swords allow to propose an Atlantic sword forming process with different stages (“chaînes opératoires”). With methodical exams it constitutes a referential of technical traces from manufacture and uses of this bronze weapon. Therefore in spite of the specificity of this material (recyclable and on which many traces can disappear), bronze technologies help us to find the processes of a craft that left few traces of metallurgical activities. Full knowledge of how a technique was mastered and how it evolved is a vital step in understanding proto- historic cultures. Vol. 3 « … Aux conceptions d’aujourd’hui » J. Évin dir. (2007)

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CONGRÈS DU CENTENAIRE : Un siècle de construction du discours scientifique en Préhistoire p. 401-411

Bénédicte QUILLIEC

Technologie des épées à l’Âge du Bronze final en Europe atlantique : reconstitution de chaînes opératoires

RésuméLes études techniques des objets métalliques, encore trop rares, sont

essentielles pour parvenir à comprendre leurs modes de fabrication mais aussi pour identifier une utilisation et une destruction des objets. Avec des relevés systématiques des traces laissées dans le bronze, il est pos-sible de retrouver des gestes et des opérations réalisées par l’artisan bronzier et, ainsi, de proposer la reconstitution de chaînes opératoires. À partir d’un échantillon d’un millier d’épées en bronze de type atlan-tique, datant de la fin de l’Âge du Bronze (1350-800 environ av. J.-C.) et réparties de l’Écosse à l’Andalousie, des stigmates, tels que des défauts ou des traces laissés par l’artisan ou un utilisateur, ont été observés et analysés. Ces stigmates, localisés et interprétés, permettent de recons-tituer des chaînes opératoires. Ces examens méthodiques ont permis de constituer un véritable référentiel de stigmates techniques liés à la réa-lisation ou à l’emploi de cette arme en bronze. Ainsi, malgré les parti-cularités de ce matériau (il est recyclable et nombre de stigmates sont délébiles), l’apport technologique permet de retrouver des procédés d’un artisanat dont les témoins directs, comme les vestiges d’atelier, nous font grandement défaut.

AbstractTechnological studies of metallic objects are essential to understand

how they were made, but also to identify how they were used and dama-ged. The objective is to expose the technological studies about bronze metallurgy using the Atlantic swords discovered across Western Europe – from Scotland to Andalusia – during the Final Bronze Age (ca. 1350-800 BC). The observations of these bronze swords give information about manufacture, uses and damages. The interpretations of technical signs noted on these swords allow to propose an Atlantic sword forming process with different stages (“chaînes opératoires”). With methodical exams it constitutes a referential of technical traces from manufacture and uses of this bronze weapon. Therefore in spite of the specificity of this material (recyclable and on which many traces can disappear), bronze technologies help us to find the processes of a craft that left few traces of metallurgical activities. Full knowledge of how a technique was mastered and how it evolved is a vital step in understanding proto-historic cultures.

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INTRODUCTION

Au deuxième millénaire avant notre ère, en Europe atlantique, de très nombreux objets en bronze ont été abandonnés, ensemble ou isolément. Ces découvertes, notamment sous forme de dépôts, sont l’une des princi-pales sources d’information que l’on possède pour cette période et cette aire géographique (Brun, 1991). L’im-portance des découvertes d’objets en bronze, souvent détruits, trouvés dans l’eau ou la terre, incite à penser que durant cette période il s’agit d’actes délibérés ac-compagnés de démarches culturelles et rituelles. Par ailleurs, l’augmentation constante du nombre des armes indique une évolution vers des sociétés guerrières et hiérarchisées, d’où émerge et s’affirme le statut du guer-rier, avec sa panoplie d’armes offensives et défensives (lances, boucliers, casques, cuirasses, épées). Toutes ces armes en bronze témoignent à la fois d’un artisanat de plus en plus spécialisé et de sociétés plus complexes.

Actuellement, les méthodes de recherche visant à étudier les objets métalliques des périodes proto-historiques sont nombreuses : les études typologiques,

techniques et contextuelles contribuent à la connais-sance générale de l’artisanat du bronze (Mordant et al., 1998). Cependant, les travaux les plus anciens portaient plus volontiers sur des études typologiques et régio-nales de surcroît (Briard, 1965). Les points de compa-raison entre les objets étaient alors basés sur la seule forme des objets (Colquhoun et Burgess, 1988). Plus récemment, et grâce notamment à d’autres disciplines permettant des analyses de composition des métaux et des examens métallographiques, il devient possible de comprendre et de retrouver des procédés de fabrication (Meyer-Roudet, 1999). L’apport des technologies du métal éclaire aussi sous un jour nouveau l’interpréta-tion des phénomènes des dépôts de l’Âge du Bronze (Needham, 2001). Ajoutée à des données de quantité et de sélection des objets dans les dépôts ou bien de localisation dans le paysage (Ruiz-Gàlvez Priego, 1998), l’interprétation technique des traces sur les objets en bronze contribuent à donner à ces ensembles métalliques une signification plus complexe et renforce le caractère souvent intentionnel et systématique des destructions. Les traces identifiées prouvent également, concernant les épées par exemple, qu’ils s’agissaient

Fig. 1 – Répartition des épées de type atlantique du Bronze final (env. 1350-800 av. J.-C.) découvertes en Europe occidentale.

Fig. 1 – Distribution of the Final Bronze Age (ca. 1350-800 BC) Atlantic swords discovered in Western Europe.

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d’armes véritablement fonctionnelles et qu’elles n’étaient pas uniquement d’apparat. Ces nouvelles informations, associées à la typologie des formes, nous aideront à identifier plus clairement des aires tech-niques régionales.

Si la constitution d’une typologie formelle avec des critères de distinction communs à l’échelle européenne a permis d’établir des comparaisons des épées sur l’Europe (Quilliec, 2001 et 2003, p. 28), les études technologiques du métal associées à des analyses en laboratoire sont devenues indispensables et incontour-nables pour expliquer comment étaient fabriqués les objets et reconstituer les gestes des artisans bronziers (Quilliec et Pernot, 2003).

CONTEXTE DE L’ÉTUDE

Les premières épées, dites de type atlantique, sont largement réparties de l’Écosse à l’Andalousie et leur quantité ne cesse d’augmenter tout au long de la fin de l’Âge du Bronze, entre 1350 et 800 environ av. J.-C. (fig. 1). Actuellement, près de 4 000 épées sont recensées pour l’ensemble du Bronze final et c’est durant la troi-sième et dernière étape (env. 930-800 av. J.-C.) qu’elles sont les plus nombreuses (Quilliec, 2003, p. 47). Elles représentent 64,5 % du corpus (2 519/3 898).

Ces épées sont essentiellement découvertes en as-sociation avec d’autres objets en bronze (dépôts), ou bien ce sont des découvertes isolées en milieu terrestre ou en milieu humide (dans des rivières, des lacs, des tourbières). En effet, les découvertes en contexte funé-raire ou d’habitat sont relativement insignifiantes par rapport au nombre total des épées retrouvées à ce jour. Les découvertes en milieu funéraire représentent moins de 0,5 % du corpus (16/3 898) et en contexte d’habitat, elles sont à peine 1 % (46/3 898). C’est un élément extrêmement important dans la mesure où nous n’avons que de rares traces d’ateliers et de vestiges liés direc-tement à la fabrication des objets métalliques. L’Âge du Bronze est une période charnière durant laquelle apparaissent des procédés techniques encore utilisés de nos jours, dans l’art comme dans l’industrie. L’étude technique des objets nous permet une meilleure compré-hension de l’artisanat du bronze et de l’élaboration des procédés de fabrication. Leur étude est donc essentielle pour appréhender le fonctionnement des sociétés an-ciennes qui deviennent de plus en plus complexes.

MÉTHODE DE TRAVAIL

À partir d’un échantillon de 1 035 épées de type atlantique, j’ai pu relever de nombreuses traces ré-currentes piégées dans le métal (Quilliec, 2003, p. 65). La lecture technique des objets métalliques nous per-met d’interpréter ces traces ou ces stigmates et de comprendre comment les objets sont réalisés. En effet, le bronze conserve des empreintes de la fabrication, mais aussi de l’usure, de l’utilisation et de l’entretien. Cependant, la difficulté à les décrypter provient du fait que toutes ces empreintes ne résultent pas d’un travail

direct du métal et d’actions portées dans le bronze. Elles signifient parfois qu’une action a été réalisée antérieurement et dans des matériaux différents tels que la cire ou l’argile. Il importe donc reconstituer l’ordre et la succession des actions qui se sont produites. Leur interprétation nous permet de reconstituer une chaîne opératoire probable de la fabrication de l’objet, sachant que nombre de ces stigmates, délébiles, ont fréquem-ment été effacés, volontairement par l’artisan ou invo-lontairement par les utilisations successives et l’entre-tien, ou encore par l’altération du bronze suite à un séjour prolongé dans l’eau ou la terre.

Il est important de préciser qu’une majorité des traces peut être relevée grâce à des observations minu-tieuses et systématiques à l’œil nu, à la loupe ou au microscope. Il faut aussi rappeler que nous n’avons pas toujours la possibilité ou l’autorisation (pour diffé-rentes raisons qui se justifient complètement : conser-vation, restauration, exposition) de réaliser des prélè-vements et des analyses sur les objets que nous

Fig. 2 – Description d’une épée à languette tripartite de l’Âge du Bronze.

Fig. 2 – Description of a Bronze Age tripartite sword.

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étudions. Par conséquent, il semblait indispensable de développer une méthode d’observations systématiques. La constitution d’un référentiel de traces dans le métal permet déjà d’avoir des éléments de comparaison (di-rectement utilisables pour l’ensemble des objets en alliage cuivreux). Si nous ne pouvons pas tout voir et comprendre dans la fabrication d’un objet (et les exa-mens nous donnent des réponses partielles en fonction de questions précises et ponctuelles), en revanche nous pouvons déjà relever des indices. Cette étape est indis-pensable avant d’engager des analyses plus approfon-dies nécessitant alors des prélèvements et une destruc-tion irrémédiable, aussi minime soit-elle.

Les stigmates relevés dans le métal sont des défauts ou des traces laissées par l’artisan ou par l’utilisateur. Ces stigmates, localisés et interprétés, permettent de reconstituer des chaînes opératoires (fig. 2). L’étude

d’autres vestiges archéologiques liés à la métallurgie (moules), d’autres objets réalisés dans des matériaux différents (cire d’abeille), les essais et les expérimen-tations, les radiographies et les examens métallogra-phiques sont également une aide précieuse à la compré-hension de cette technique.

FABRICATION DES ÉPÉES EN BRONZE

La synthèse de toutes les observations effectuées sur un échantillon de plus d’un millier d’épées permet de proposer des reconstitutions de chaînes opératoires probables (fig. 3). Je ne présenterai ici que les étapes principales et n’évoquerai pas les nombreux cas parti-culiers qui ont pourtant permis d’aboutir à ces conclu-sions (Quilliec, 2003).

Fig. 3 – Chaîne opératoire des épées de la conception à l’abandon. Les épées ont parfois été abandonnées sans être terminées.Fig. 3 – Atlantic swords «chaîne opératoire», from conception to abandonment. Swords were sometimes deposited without finition.

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Les épées en bronze de l’Âge du Bronze sont géné-ralement réalisées par fonderie et en une seule pièce. Cela signifie que, avant d’accéder à cette étape, d’autres opérations ont été nécessaires. Il faut d’abord fabriquer un modèle, puis un moule. Ces opérations constituent l’étape de pré-fonderie. Viennent ensuite l’étape de fonderie, qui consiste à verser l’alliage dans le moule et enfin l’étape de post-fonderie, qui correspond aux finitions, comme le polissage puis l’assemblage.

L’étape de pré-fonderie : la réalisation d’un modèle et d’un moule

Le choix et la réalisation du modèle dépendent di-rectement du moule et donc de la technique de fonte utilisée. Sur certaines épées, on remarque que des traces ont été faites plutôt dans un matériau malléable. Par exemple, le perçage d’un trou de rivet pour per-mettre de fixer une poignée sur la languette métallique (fig. 4). Cette trace n’a pas été produite directement dans le métal et indique d’autres opérations, réalisées avant la coulée du métal. Dans certains cas, il est pos-sible de préciser la nature des matériaux et les procédés de fabrication utilisés pour la réalisation des modèles, puisque les stigmates, s’ils n’ont pas été effacés, seront présents ensuite dans le métal. L’examen des épées a permis d’émettre plusieurs hypothèses (qui reposent à la fois sur les stigmates observés et sur les contraintes techniques liées aux matériaux) quant aux matériaux utilisés pour réaliser le modèle : bois, argile, cire (fig. 5). Le choix de la matière première pour la réali-sation du modèle dépend de la technique de moulage utilisée, mais peut aussi conditionner le choix de cette dernière. C’est surtout la nature et la forme de l’objet qui impliquent leur éventuelle utilisation. Comme les moules, les modèles peuvent être réutilisés ou à usage unique (cire). Cette différence de procédé implique une certaine conception de l’arme et par conséquent une démarche particulière dans la production de ce type

d’objet. La réalisation d’un objet unique, personnalisé, ou de copies (séries) n’a pas, non plus, les mêmes ré-percussions au niveau social (place de celui qui possède une arme dans la communauté).

L’une des difficultés est de définir le type de moule qui a été utilisé pour la fabrication de chaque épée. S’il s’agit d’un procédé en moule non permanent, qui ne sera utilisé qu’une seule fois, cela sous-entend l’emploi de la technique de fonte à modèle en cire perdue ou de fonte au sable. Le choix du moule est essentiellement lié à la forme de l’objet, mais il dépend autant des contraintes techniques, de temps, d’énergie, d’approvisionnement en

Fig. 4 – Traces de perçage autour d’un trou de rivet (réalisé avant la fonderie sur le modèle).

Fig. 4 – Traces around the riveting hole (realised before the casting on the model).

Fig. 5 – Trou percé dans la cire (pour comparaison).

Fig. 5 – Hole made in wax (by comparison).

Fig. 6 – Traces de barbes (joints de coulée) sur le bord de la lame indiquant l’utilisation d’un moule en deux partie au moins.Fig. 6 – Traces of casting seam on the blade edge indicate the use of a mould in two parts.

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matière première. D’après les moules d’épées datant du Bronze final, ils semblent correspondre à un même pro-cédé de moulage. Ce sont des moules en argile assemblés en deux ou plusieurs parties, ce qui coïncide tout à fait avec certaines traces observées (fig. 6). Si les deux parties d’un moule sont disjointes, du métal peut s’insinuer entre les interstices : ce sont des barbes, bavures de métal sur les bords de l’épée, qui sont normalement enlevées au cours des finitions (ébarbage). Un autre stigmate, signi-fiant l’utilisation très probable d’un moule en argile, est la présence d’un léger filet de métal en relief à la surface de l’objet (fig. 7). Le séchage trop rapide d’un moule en argile peut entraîner la création de gerces. Ces fissures, en creux sur le moule, apparaîtront par conséquent en relief sur l’objet.

L’étape de fonderie : la coulée du métal

Lorsque l’on verse le métal liquide et chaud dans le moule, différents types de stigmates se produisent par-fois, pour diverses raisons, comme la qualité de l’alliage et du moule, de la vitesse de coulée, la température du moule et du métal, ou bien l’inclinaison du moule. Ainsi, des bulles de gaz, de tailles variables, se trouvent parfois piégées à l’intérieur de l’objet ou bien arrivent à s’échap-per mais restent à la surface de l’objet. Des trous sont alors visibles en surface, sur les bords de la languette, sur la lame (fig. 8) ou les tranchants, ou encore des boursouflures quand elles se sont trouvées piégées.

Si la majorité des épées est fabriquée en une seule pièce et avec une languette métallique plate (fig. 2), quelques-unes ont des poignées métalliques pleines. Elles sont coulées soient en une pièce, soient par cou-lées successives. Des exemples de réparation de lan-guettes métalliques plates, par coulées successives, sont attestés à partir du Bronze final IIIb (fig. 9).

L’étape de post-fonderie : les finitions et l’assemblage

Une fois l’épée sortie du moule, quelques opéra-tions dites de finitions sont à effectuer. Des traces de découpe d’un jet de coulée sont souvent visibles au

Fig. 7 – Traces de gerces (en relief) sur la fusée, indiquant l’utilisation d’un moule en argile (fis-sure en creux lors du séchage).Fig. 7 – Traces of metal in relief (gerces), indica-tion of the use of a clay mould (cracks appeared during the drying).

Fig. 8 – Trous à la surface de la lame indiquant un défaut lors de coulée (bulles de gaz piégées).

Fig. 8 – Holes on the surface of the blade, appeared during the casting (gas).

Fig. 9 – Coulée secondaire de bronze sur une languette tripartite d’épée.Fig. 9 – Second casting of bronze

on a sword’s tripartite tang.

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niveau du pommeau (fig. 10). Elles nous indiquent le sens de la coulée du métal dans le moule. L’épée est ensuite soigneusement polie et la pointe bien aiguisée (fig. 11). Le polissage a pour but d’effacer tous les petits défauts inhérents à la fabrication et surtout de rendre la partie tranchante efficace. Il sert également à rendre tout l’éclat métallique au bronze, tout son jaune brillant. L’affûtage des tranchants est un polis-sage plus localisé sur la partie fonctionnelle de l’arme (fig. 12).

À ce stade, les épées à languette métallique plate ne sont pas encore terminées. Une poignée, en os ou en bois, est fixée à l’aide de rivets (fig. 13). La découverte de ces poignées, généralement en matériaux orga-niques, est extrêmement rare. Il reste seulement l’em-placement du système de fixation : des trous de rivets ou des lumières, aussi appelées fentes de rivetage (fig. 2). Dans le cas des épées en deux parties, avec une poignée métallique pleine, il s’agit souvent d’une cou-lée secondaire de métal sur une languette métallique plate.

USAGES DES ÉPÉES

Les stigmates observés sur les épées nous confirment que ces armes ont bien été utilisées pour se battre et qu’elles n’étaient pas seulement des objets d’apparat. Des stigmates correspondent à des étapes d’utilisation et de destruction (fig. 3).

Les épées qui ont été utilisées ont parfois la pointe émoussée, ainsi que les tranchants. Des traces de coups

Fig. 10 – Traces de découpe du canal d’alimenta-tion ou jet de coulée au niveau du pommeau.Fig. 10 – Traces of cutting edge of the casting seam on the pommel (where the metal was cast).

Fig. 11 – Traces de polissage de la lame (finitions, après la fonderie).

Fig. 11 – The blade was polished (finitions, after casting).

Fig. 12 – L’affûtage des tranchants est un polis-sage plus localisé, qui peut être aussi un entretien de l’arme au cours de son utilisation.Fig. 12 – Traces of burnishing, a specific polishing of the edge of the blade.

Fig. 13 – Une poignée (joues en os) est fixée à la languette à l’aide de rivets.

Fig. 13 – A hilt is joined (two parts) to the tang by riveting.

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portés sur la lame vont déformer les tranchants, voire le décor (fig. 14). Les entailles parsemant les fils de la lame sont les plus fréquentes (fig. 15), mais les fissures et les cassures sont aussi très répandues (fig. 16). Ce-pendant, au cours de son utilisation, comme pour les outils, la partie tranchante de l’épée est régulièrement affûtée pour être efficace, ce qui fait disparaître certains stigmates (fig. 12). Il n’est pas toujours aisé de distin-guer à l’œil nu un polissage de finition d’un polissage d’entretien. Dans le cas présent, d’autres examens, plus approfondis, peuvent nous permettre de tenter d’y ré-pondre.

La fréquence des épées endommagées est très im-portante au Bronze final. À la différence des épées « seulement » utilisées, les épées détruites portent à la fois de multiples traces de fissures, d’entailles systé-matiques, de martelage des tranchants, de cassures en plusieurs morceaux, témoignant parfois d’un certain acharnement sur l’objet. Il semble plus juste de parler de véritable destruction lorsque l’arme comporte plu-sieurs traces associées. En effet, une épée cassée en deux peut l’avoir été au cours d’un combat.

Pour compléter la chaîne opératoire, il faut bien sûr évoquer les enfouissements (en dépôt ou isolément) et le recyclage qui, pourtant, ne laissent pas de stigmate technique direct sur l’objet. Ils font néanmoins partie de la vie et de la mort de l’épée, en tant qu’objet fonc-tionnel et symbolique et ils signifient une consomma-tion particulière du bronze à cette époque.

CONCLUSIONS

La reconstitution de chaînes opératoires faite à par-tir d’interprétation des stigmates techniques dans le métal ne peut être généralisée, mais il est en revanche aisé d’appliquer ce type de méthode d’étude systéma-tique à l’ensemble du mobilier métallique (en alliage cuivreux) de l’Âge du Bronze (fig. 17). Il s’agit en effet de l’étude d’un artisanat complexe qui devient toujours plus spécialisé au cours du temps. On remarque une diversité dans les choix adoptés pour répondre aux problèmes survenus au cours de la réalisation ou de l’utilisation de l’arme (coulées successives pour répa-rer une pièce par exemple). Par ailleurs, la réalisation de plus en plus complexe laisse supposer différentes interventions, à différentes étapes de la chaîne opéra-toire (modèle, moule). La nécessaire maîtrise d’autres matériaux que le bronze, comme la cire ou l’argile, peut suggérer une spécialisation des tâches, avec des collaborations éventuelles d’autres artisans spécialisés, au cours des différentes étapes de la chaîne opératoire de fabrication (peut-être dans un même atelier). Nous avons ainsi accès, indirectement, à la place que pouvait occuper l’artisan bronzier dans la société, durant une

Fig. 14 – L’impact d’un coup a déformé le décor sur le tranchant de la lame.

Fig. 14 – The scratch is a trace of fight. It deformed the decoration of the blade.

Fig. 15 – De nombreuses entailles sont visibles sur le fil de la lame, signe d’une utilisation.

Fig. 15 – Nicks on the edge of the blade, sign of use.

Fig. 16 – Les fissures sont aussi des traces liées à l’utilisation de l’épée pour se battre.

Fig. 16 – The cracks on the blade indicates also a use for fighting.

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période où l’usage du bronze se répand de plus en plus dans la sphère domestique (outils) et où cet artisan devient un personnage incontournable, qui maîtrise le feu et le métal.

La reconstitution de chaînes opératoires de produc-tions et d’usages des objets en bronze, ou plus généra-lement en alliages cuivreux, nous permet aussi de

retrouver les gestes qui accompagnent des actes. Cer-tains stigmates sont les témoins d’actes produits dans la matière, d’autres sont une réaction de la matière (Leroi-Gourhan, 1943 et 1945). C’est ce qu’il nous faut arriver à mieux décrypter. Certaines traces sont la conséquence d’une action directe de l’homme sur la matière : le geste de l’artisan qui, avec ou sans outil

Fig. 17 – Reconstitution de la chaîne opératoire des épées en bronze à partir de l’interprétation des stigmates observés.

Fig. 17 – Interpretation of technological traces and reconstitution of bronze sword forming processes.

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intermédiaire, produit le stigmate (fig. 18). Par exem-ple, lorsque le bronzier polit la lame de l’épée avec un abrasif, des traits plus ou moins fins sont visibles sur le métal. D’autres traces de fabrication en revanche sont dues à la réaction de la matière ou à sa mise en forme (fig. 19). Ainsi, le moule en argile séchant au soleil, qui se fissure légèrement, crée une gerce. Cette trace n’a pas été faite volontairement par l’artisan. Pourtant, si elle n’a pas été effacée, son empreinte apparaît en relief sur l’épée au démoulage. Ces

dernières traces sont surtout caractéristiques des opé-rations de fonderie et de réalisation des moules et leur observation nous indique une étape essentielle dans la réalisation de l’objet.

Ainsi, les apports de la technologie du métal sont nombreux, tant sur la fabrication et l’utilisation pro-prement dite que sur l’évolution de cet artisanat, avec l’apparition ou l’abandon de certains procédés. La complexité de cet artisanat laisse supposer une pro-bable spécialisation des tâches dans la chaîne opératoire

Fig. 18 – Actions de l’homme sur la matière.Fig. 18 – Actions of man on the material.

Fig. 19 – Réaction de la matière.Fig. 19 – Reactions of the material.

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de la fabrication, dès la fin de l’Âge du Bronze (fabri-cation de modèles, de moules, travail de l’argile, de la cire, du bois, de la pierre), ce qui reste encore à iden-tifier. On voit également apparaître des spécificités techniques régionales sur l’Europe occidentale, signi-fiant des échanges et une diffusion des procédés et des influences (copies, importations). Enfin, il nous est possible d’identifier des acteurs différents. L’artisan bien sûr, mais également celui qui a utilisé l’arme, en

l’occurrence dans cet exemple le guerrier. Associées aux traditionnelles mais non moins indispensables études typologiques de forme et de contextes, la techno-logie des objets métalliques nous permet d’avoir une connaissance directe des activités humaines et ainsi de mieux saisir des influences culturelles et sociales. Par-venir à la connaissance de l’évolution du milieu tech-nique reste une étape nécessaire à la compréhension des cultures protohistoriques.

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Bénédicte QUILLIECPost-doctorante, Fondation Fyssen

UMR 7041 – Protohistoire européenneMaison de l’Archéologie et de l’Ethnologie

21, allée de l’Université, F-92 023 Nanterre [email protected]

Departamento de PrehistoriaFacultad de Geografia e Historia

Universidad ComplutenseCiudad Universitaria, E-28040 Madrid

Vol. 3 « … Aux conceptions d’aujourd’hui » J. Évin dir. (2007)