Qu’est-ce que l’arabe du Coran ? Réflexions d’un linguiste, Cahiers de linguistique de...

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QU’EST-CE QUE L’ARABE DU CORAN ? RÉFLEXIONS D’UN LINGUISTE * Pierre LARCHER Université de Provence et IREMAM, Aix-en-Provence, France Introduction : les trois thèses L’an dernier, nous avons célébré le centième anniversaire de la parution de l’ouvrage de l’arabisant allemand Karl Vollers (1857-1909), Volksprache und Schriftsprache im alten Arabien (Vollers, 1906[1981]). Cet ouvrage est le premier à avoir posé la question « mais qu’est-ce donc que l’arabe du Coran ? » et y avoir répondu d’une manière autre que théologique. Depuis le IV e /X e siècle, la réponse théologique à cette question est invariable : la langue du Coran est la luġat Qurayš et la luġat Qurayš est la luġa al-fuṣḥā, double équation dont il suit une troisième : la langue du Coran est la luġa al-fuṣḥā. La première équation repose sur le texte même du Coran et notamment 14, 4 qui proclame : mā ’arsalnā min rasūlin ’illā bi-lisāni qawmihi li-yubayyina lahum « nous n’avons envoyé d’envoyé que dans la langue de son peuple pour leur rendre [les choses] claires/distinctes ». Ce verset sert de prémisse à un raisonnement de type syllogistique amenant à la conclusion que la langue du Coran est la langue même de Mahomet. Mahomet étant natif de la Mecque, située au Hedjaz et territoire de la tribu des Qurayš, cette langue est appelée luġat Qurayš ou al-luġa al-ijāziyya. La seconde équation, en revanche, ne reçoit pas d’autre justification que dogmatique, comme cela apparaît dans le célèbre chapitre du Ṣāḥibī d’Ibn Fāris (m. 395/1004), intitulé bāb al-qawl fī ’afaal-‘Arab (« Des plus châtiés des Arabes »). Ibn Fāris pose comme unanime l’opinion que « les Qurayš sont les plus châtiés des Arabes, en matière de langue, et les plus purs quant à la manière de parler » (Qurayš ’afaal-‘Arab ’alsinatan wa-’afāhum luġatan). Cette formulation est un écho de Cor. 28, 34 wa-’aḫī Hārūnu ’afau minnī lisānan « mon frère Aaron parle mieux que moi ». Elle permet de comprendre l’origine même de al-luġa al- fuṣḥā : c’est une réécriture de l’expression ’afaal-luġāt al-‘arabiyya (« la plus châtiée des manières de parler arabes »), elle-même réécriture, par une métonymie de la langue pour le locuteur, de ’afaal-‘Arab luġatan. Mais Ibn Fāris justifie cette opinion ainsi : « c’est, dit-il, qu’Allah (…) les a choisis entre tous les Arabes et les a élus : c’est parmi eux qu’il a choisi le prophète de miséricorde, Muammad (…) » (ḏālika ’anna llāh itāra-hum min jamī‘ al-‘Arab wa-ṣṭafāhum wa-tāra minhum nabī al-rama Muammad). On a reconnu ici le thème de l’ « élection » d’un peuple par Dieu. Il est facile de situer la thèse de Vollers par rapport à la thèse théologique. Vollers accepte la première équation mais refuse la seconde. Vollers fonde sa thèse sur la partition rapportée par la tradition linguistique arabe entre deux zones dialectales dans l’Arabie ancienne, dites respectivement Hedjaz (ouest) et Tamīm (est) 1 . Il collationne les données des sources au texte * Ce texte a fait l’objet d’une conférence à la Session d’été de l’Académie des Langues Anciennes, Digne-les- Bains, 19 Juillet 2005. Il reprend des éléments et exemples, en les complétant et retravaillant, de plusieurs publications antérieures (Gilliot et Larcher, 2003 ; Larcher 2004b et 2005) ou à paraître (a et b). Système de transcription de l’arabe utilisé : et h notent les laryngales, et les pharyngales, j et š les chuintantes, et les interdentales, , , et les emphatiques, et ġ les vélaires, ā, ī et ū les voyelles longues. 1 L’étude la plus complète de cette division reste celle de Rabin (1951).

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QU’EST-CE QUE L’ARABE DU CORAN ? RÉFLEXIONS D’UN LINGUISTE * Pierre LARCHER

Université de Provence et IREMAM, Aix-en-Provence, France

I n t r o d u c t i o n : l e s t r o i s t h è s e s L’an dernier, nous avons célébré le centième anniversaire de la parution de l’ouvrage de

l’arabisant allemand Karl Vollers (1857-1909), Volksprache und Schriftsprache im alten Arabien (Vollers, 1906[1981]).

Cet ouvrage est le premier à avoir posé la question « mais qu’est-ce donc que l’arabe du Coran ? » et y avoir répondu d’une manière autre que théologique. Depuis le IVe/Xe siècle, la réponse théologique à cette question est invariable : la langue du Coran est la luġat Qurayš et la luġat Qurayš est la luġa al-fuṣḥā, double équation dont il suit une troisième : la langue du Coran est la luġa al-fuṣḥā. La première équation repose sur le texte même du Coran et notamment 14, 4 qui proclame : mā ’arsalnā min rasūlin ’illā bi-lisāni qawmihi li-yubayyina lahum « nous n’avons envoyé d’envoyé que dans la langue de son peuple pour leur rendre [les choses] claires/distinctes ». Ce verset sert de prémisse à un raisonnement de type syllogistique amenant à la conclusion que la langue du Coran est la langue même de Mahomet. Mahomet étant natif de la Mecque, située au Hedjaz et territoire de la tribu des Qurayš, cette langue est appelée luġat Qurayš ou al-luġa al-ḥijāziyya.

La seconde équation, en revanche, ne reçoit pas d’autre justification que dogmatique, comme cela apparaît dans le célèbre chapitre du Ṣāḥibī d’Ibn Fāris (m. 395/1004), intitulé bāb al-qawl fī ’afṣaḥ al-‘Arab (« Des plus châtiés des Arabes »). Ibn Fāris pose comme unanime l’opinion que « les Qurayš sont les plus châtiés des Arabes, en matière de langue, et les plus purs quant à la manière de parler » (Qurayš ’afṣaḥ al-‘Arab ’alsinatan wa-’aṣfāhum luġatan). Cette formulation est un écho de Cor. 28, 34 wa-’aḫī Hārūnu ’afṣaḥu minnī lisānan « mon frère Aaron parle mieux que moi ». Elle permet de comprendre l’origine même de al-luġa al-fuṣḥā : c’est une réécriture de l’expression ’afṣaḥ al-luġāt al-‘arabiyya (« la plus châtiée des manières de parler arabes »), elle-même réécriture, par une métonymie de la langue pour le locuteur, de ’afṣaḥ al-‘Arab luġatan. Mais Ibn Fāris justifie cette opinion ainsi : « c’est, dit-il, qu’Allah (…) les a choisis entre tous les Arabes et les a élus : c’est parmi eux qu’il a choisi le prophète de miséricorde, Muḥammad (…) » (ḏālika ’anna llāh iḫtāra-hum min jamī‘ al-‘Arab wa-ṣṭafāhum wa-ḫtāra minhum nabī al-raḥma Muḥammad). On a reconnu ici le thème de l’ « élection » d’un peuple par Dieu.

Il est facile de situer la thèse de Vollers par rapport à la thèse théologique. Vollers accepte la première équation mais refuse la seconde. Vollers fonde sa thèse sur la partition rapportée par la tradition linguistique arabe entre deux zones dialectales dans l’Arabie ancienne, dites respectivement Hedjaz (ouest) et Tamīm (est) 1. Il collationne les données des sources au texte

* Ce texte a fait l’objet d’une conférence à la Session d’été de l’Académie des Langues Anciennes, Digne-les-Bains, 19 Juillet 2005. Il reprend des éléments et exemples, en les complétant et retravaillant, de plusieurs publications antérieures (Gilliot et Larcher, 2003 ; Larcher 2004b et 2005) ou à paraître (a et b). Système de transcription de l’arabe utilisé : ’ et h notent les laryngales, ‘ et ḥ les pharyngales, j et š les chuintantes, ṯ et ḏ les interdentales, ḍ, ṭ, ṣ et ẓ les emphatiques, ḫ et ġ les vélaires, ā, ī et ū les voyelles longues. 1 L’étude la plus complète de cette division reste celle de Rabin (1951).

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coranique lui-même. L’exemple le plus connu est l’orthographe même du Coran, qui montre l’adjonction de la hamza : or les gens du Hedjaz sont dits pratiquer « l’allégement de la hamza » (taḫfīf al-hamza), alors que les autres Arabes sont dits en pratiquer « la réalisation effective » (taḥqiq al-hamza). De cette collation, Vollers conclut que le Coran a d’abord été énoncé et écrit dans le parler de la Mecque, avant d’être réécrit dans la langue de la poésie. Pour Vollers, le parler de la Mecque est un parler ouestarabique, dépourvu, entre autres traits, de i‘rāb. Par i‘rāb, les grammairiens arabes entendent une double flexion casuelle et modale. Les arabisants ont tendance à ne considérer que la flexion casuelle (i.e. déclinaison) et plus particulièrement encore la flexion triptote, marquée par les trois voyelles brèves u, a et i : je reviendrai plus loin sur ce point. La langue de la poésie, à l’inverse, est un parler estarabique, pourvu de ce i‘rāb. Notons que le texte publié par Paul Kahle (1875-1964) (Kahle, 1959[1947] : 345-346) et attribué à al-Farrā’ (m. 207/822), montre qu’avant le IVe/Xe siècle il y a bien eu un débat sur la luġa al-fuṣḥā, pouvant se résumer par l’alternative suivante : est-ce la langue du Coran ou est-ce celle de la poésie bédouine ? Deux siècles plus tard, Ibn Fāris, dont le texte attribué à al-Farrā’ constitue pourtant la source immédiate, n’en voit plus qu’une.

La thèse de Vollers a été mal reçue en milieu musulman, parce qu’elle supposait une « réécriture » du Coran. Mais elle l’a été aussi par les arabisants de l’époque, au premier rang desquels Theodor Nöldeke (1836-1930) (Nöldeke, 1910). Les arabisants s’acheminaient en réalité déjà vers la thèse symétrique de celle de Vollers. Symétrique, en ce qu’elle revient à refuser la première équation, et par contrecoup la seconde, mais à accepter la troisième, à savoir langue du Coran = al-luġa al-fuṣḥā. Pour la plupart des arabisants, en effet, la langue du Coran est, à quelques « hedjazismes » près, essentiellement la même que celle de la poésie préislamique. Mais cette langue ne coïncide avec aucun parler en particulier. C’est au contraire une koinè, une langue « commune », intertribale et supratribale, d’abord véhicule de la poésie, avant de devenir, en raison de son prestige, celui du Coran (Blachère, 1952).

L e C o r a n : u n t e x t e q u i n ’ e s t p a s n e v a r i e t u r o u l e s t r o i s v a r i a t i o n s

Près de cent ans après Vollers, que peut dire un linguiste arabisant d’aujourd’hui sur la langue du Coran ? Répondre à cette question revient d’abord à se doter d’une définition du Coran. Pour le linguiste, il n’y en a qu’une seule : c’est un texte, rédigé en arabe. Comme tout texte, il a donc une histoire. Comme on sait, cette histoire est racontée de manière très différente par la tradition musulmane et les islamologues.

Pour la tradition musulmane, le Coran consigne la seule prédication de Mahomet, à la Mecque puis Médine. Cette prédication chemine oralement, même si elle a pu être partiellement mise par écrit sur des matériaux hétéroclites, jusqu’à l’époque du troisième calife ‘Uṯmān (23-35/644-656), qui la fait transcrire (ce qu’on appelle en arabe le muṣḥaf ‘Uṯmān ou « codex de ‘Uṯmān »). La tradition admet seulement un réarrangement en sourates, dont l’ordre de classement (grosso modo par ordre décroissant de longueur) revient à rompre le fil chronologique de la prédication, rapporté par ailleurs par cette même tradition 2. Si l’on ouvre un coran, on voit non seulement que les sourates sont divisées en mecquoises et médinoises (donc celles-ci sont censément postérieures à celles-là), mais encore que telle sourate nuzzilat (« a été révélée ») après telle autre, voire telle partie d’une sourate « révélée » à un moment autre que le reste de la sourate : par exemple la sourate médinoise 5 al-mā’ida est donnée comme postérieure à la sourate également médinoise 48 al-fatḥ, sauf le verset 3 énoncé à ‘Arafāt lors du « pèlerinage de l’adieu » (ḥujjat al-wadā‘).

2 Bien qu’arbitraire, cet ordre peut aisément être mis en relation avec l’absence de tout fil narratif dans le discours coranique.

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Chez les islamologues, il existe au moins trois hypothèses, deux marginales et une centrale. Les deux marginales sont celles de John Burton et de John Wansbrough. Pour Burton (1977), un Coran écrit existe dès l’époque de Mahomet à Médine. Pour Wansbrough (1977), au contraire, la constitution du corpus coranique est un travail de longue haleine s’étendant sur trois siècles. Pour la plupart des islamologues, le muṣḥaf ‘Uṯmān est le nom « conventionnel » de la version officielle imposée par le calife omayyade ‘Abd al-Mālik (65-86/685-705) 3. C’est de l’époque de ce dernier que date la première attestation matérielle du Coran : les versets polémiques 4 de la coupole du Rocher à Jérusalem. Les premiers manuscrits datés, en écriture coufique, n’apparaissent pas avant la première moitié du IIe/VIIIe siècle 5. Des manuscrits en écriture (ou style) ḥijāzī ou mā’il existent aussi. Ils ne sont pas datés, mais paléographiquement datables de la seconde moitié du Ier/VIIe siècle (cf. Grohmann, 1958)6. La découverte des fragments de Ṣan‘ā’ (Puin, 1996) est venue confirmer ce que l’on savait par la tradition, à savoir l’existence à côté du codex dit de ‘Uṯmān, d’autres codex, non-uṯmāniens, en particulier ceux attribués à Ibn Mas‘ūd et Ubayy. L’histoire du texte coranique est donc celle d’une tendance vers l’unité (de ductus et d’ordre), à partir d’une situation de pluralité. C’est ce que nous appelons « grande variation » (variation du ductus même et de son arrangement en sourates), par opposition à deux autres, la « petite variation », dont nous allons maintenant parler, et la « très grande variation », que nous ne mentionnons ici que pour mémoire, même si un linguiste arabisant et sémitisant ne doit pas l’ignorer : c’est la variation du ductus, non plus intra-, mais interlinguale, proposée par Luxenberg (2000) et consistant à voir derrière le ductus arabe un autre ductus, syriaque 7.

Dans ses attestations épigraphiques et manuscrites les plus anciennes, le Coran ne se présente pas de manière très différente du matériel épigraphique préislamique : un ductus (rasm) sans points diacritiques pour les lettres – même si dans les manuscrits de style ḥijāzī il commence à en apparaître –, sans vocalisation, ne notant pas nécessairement les voyelles longues etc. Mais à la différence de ce matériel épigraphique, dont le déchiffrement est aléatoire, le déchiffrement du ductus est ici balisé par des traditions de lecture, les fameuses qirā’āt. L’histoire de ces qirā’āt est longue et compliquée 8. Comme pour le ductus, elle va dans le sens d’une restriction, mais, à la différence du ductus, sans parvenir à l’unification. Au IVe/Xe siècle, elles sont fixées au nombre de « sept » canoniques (et c’est ce que nous appelons la « petite variation » ou variantes de lecture du ductus) 9. Néanmoins, l’unification, là aussi, est en marche. De ces sept lectures, deux essentiellement restent aujourd’hui en usage, du moins dans l’islam arabe : celles de Ḥafṣ ‘an ‘Aṣim (Coran du Caire) et celle de Warš ‘an Nāfi’ (Coran du Maghreb). La globalisation du monde musulman privilégie la première. Une anecdote : pour illustrer un point de syntaxe archaïque, sur lequel je reviendrai en conclusion, j’avais cité en cours Cor. 3, 120 : wa-’in taṣbirū wa-tattaqū lā yaḍir-kum kaydu-hum šay’an « Et si vous êtes patients et que vous craigniez [Allah], leur ruse ne vous nuira en rien ». Un étudiant, maghrébin (!), a corrigé « mon » yaḍir-kum en yaḍurru-kum, ignorant visiblement que j’avais cité la lecture de Warš ‘an Nāfi‘, alors que lui-même citait celle de Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim !

3 Pour une vue d’ensemble récente sur cette question, cf. Prémare (2004). 4 Pour un linguiste du discours, la dimension polémique du Coran explique l’importance de la dimension pragmatique de la tradition linguistique arabe. 5 Une copie datée de 94/712-713 et deux respectivement de 102/720 et 107/725 selon Grohmann (1958, n. 18). A propos du premier, Déroche (2003, p. 256) note « But this Qur’ān has never been published and there is considerable doubt about it ». 6 Pour une vue d’ensemble récente sur les manuscrits du Coran, cf. Déroche (2003). 7 Le lecteur français peut prendre connaissance du travail de Luxenberg dans Gilliot (2003). 8 Pour une vue d’ensemble récente, cf. Leemhuis (2001). 9 On en ajoute parfois trois aux sept et quatre aux dix, sans oublier l’existence de qirā’āt šawāḏḏ (« lectures exceptionnelles »).

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Il ne faut évidemment pas rétroprojeter sur le passé cette lecture une d’un ductus un, sauf à se priver d’un précieux matériel. Là encore, une anecdote, pour illustrer ce point fondamental à mes yeux. Dans un article soumis à une revue prestigieuse, j’avais cité Cor. 12, 18 d’après Warš ‘an Nāfi’ (qui est la lecture la plus répandue) yā bušrāyā. L’ « éditeur » de cette revue me pria de citer le Coran du Caire, qui lit yā bušrā (les deux lectures sont compatibles avec le ductus). Dans la version définitive, je citais les deux lectures comme un argument en faveur de ma thèse : si yā bušrā peut être interprété comme « Bonne nouvelle ! », yā bušrāyā peut seulement être interprété comme « Ô joie qui est la mienne ! », ce qui permet de relier, par une simple métonymie, les deux sens (« joie » et « bonne nouvelle »), de cette famille lexicale. Cet exemple, comme celui qui précède, montre que les qirā’āt ne peuvent pas être réduites à une simple variation phonologique et morphologique, sans incidence sémantique ou syntaxique.

Un autre point fondamental est l’interprétation à donner à ces qirā’āt : réalité linguistique ou spéculation grammaticale ? Ainsi, pour reprendre l’exemple de Cor. 3, 120, si Warš ‘an Nāfi‘ lit lā yaḍir-kum, c’est parce que c’est syntaxiquement plus satisfaisant, mais il le fait au prix d’un verbe creux ḍāra-yaḍīru, non attesté par ailleurs dans le Coran où on trouve le verbe redoublé ḍarra-yaḍurru. Et si Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim lit lā yaḍurru-kum (à l’indicatif), c’est syntaxiquement moins satisfaisant, mais il ne peut pas faire autrement : dans le Coran, qui emploie la forme dite « hedjazienne » du jussif (impératif et apocopé) des verbes redoublés, la 3e personne du masculin singulier de l’apocopé serait visible et se traduirait dans le ductus par deux r (yḍrr et non yḍr) !

Compte tenu des incertitudes qui viennent d’être rappelées, et une fois encore, que peut dire un linguiste de la langue coranique ? Un œil fixé sur le rasm et un autre sur les qirā’āt (et notamment les deux encore en usage dans l’islam arabe, celles de Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim et de Warš ‘an Nāfi‘), il peut, à défaut de conclusions définitives, faire au moins quelques réflexions.

P a u s e e t r i m e La première chose qui frappe (et qui frappe l’œil, puisqu’il y en a, souvent, sinon toujours

(cf. infra), une trace graphique), c’est l’importance des phénomènes de pause (waqf) 10. D’une manière générale, la pause est nécessaire à la rime des segments entre eux (qui est

un des traits fondamentaux du style coranique). Et, d’une manière générale également, le Coran pratique l’équivalent de la qāfiya muqayyada (« rime liée ») de la poésie, c’est-à-dire la suppression des voyelles brèves en finale, munies ou non d’un nūn, à l’exception toutefois de -an, réalisé –ā 11.

Bien sûr, s’agissant du Coran, on ne prononce pas le mot de qāfiya, mais celui de fāṣila (« séparateur »). Mais il s’agit de « langue de bois » qui n’abuse que ceux qui veulent bien l’être, en tout cas pas le Lisān al-‘Arab de Ibn Manẓūr (m. 711/1311), qui écrit (art. FṢL) : wa-’awāḫir ’āyāt kitāb Allāh fawāṣil bi-manzilat qawāfī al-ši’r « les finales des versets du livre d’Allah sont des fawāṣil, l’analogue des rimes de la poésie ». On peut néanmoins dire que les rimes tirent métonymiquement leur nom de leur fonction de segmentation du texte en versets, même s’il y a en fait plus de rimes que de versets 12.

Point n’est besoin d’aller très avant dans le Coran pour en trouver un exemple. La Fātiḥa en fournit un avec son double découpage (cf Tafsīr al-Jalālayn de Maḥallī (m. 864/1459) et Suyūṭī (m. 911/1505), p. 2). Elle comprend sept versets, mais selon que l’on compte ou non la basmala, le verset 7 va de ṣirāṭ à ḍāllīn dans le premier cas, mais, dans le second, il y a un 10 L’étude classique est celle de Birkeland (1940). 11 Cette formulation vise à rappeler que sont traités de la même manière (i.e > ā) le tanwīnan et le –an de l’inaccompli énergique, cf. Fleisch (1961 : 173). 12 Cf. art. FĀṢILA de EI2 (H. Fleisch).

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décalage et le verset 7 va de ġayr al-maġḍūb à ḍāllīn. On voit alors que si l’on croise les deux découpages on obtient huit segments rimant entre eux. Mais on voit aussi que, sur la base des rimes, on pourrait encore augmenter ce nombre de deux autres : 1) en marquant une pause après allaḏīn(a) (en arabe, le relatif et la relative sont dans la relation de thème à propos et constituent donc une structure segmentée) ; 2) en marquant une pause après le second ‘alayhim. On ne nous opposera pas la quantité de la voyelle : le découpage de Warš ‘an Nāfi‘ implique en effet que le premier ‘alayhim rime avec mustaqīm. On obtiendrait alors dix segments avec rimes croisées A (-ī(i)m) et B (-īn) présentant une symétrie en miroir. En outre, les deux rimes forment en même temps assonance (identité de la voyelle) et consonance partielle (les deux consonnes finales sont toutes deux des nasales), soit (C = Coran du Caire, M = Coran du Maghreb) :

C M Rime

1 bismi llāhi r-raḥmāni r-raḥīm[i] A

2 1 al-ḥamdu li-llāhi rabbi l-‘ālamīn[a] B

3 2 ar-raḥmāni r-raḥīm[i] A

4 3 māliki yawmi d-dīn[i] B

5 4 ’iyyāka na‘budu wa-’iyyāka nasta‘īn[u] B

6 5 ihdinā ṣ-ṣirāṭa l-mustaqīm[a] A

7 6 ṣirāṭa llaḏīn[a] B

’an‘amta ‘alayhim A

7 ġayri l-maġḍūbi ‘alayhim A

wa-lā ḍ-ḍāllīn[a] B

Le fait qu’il y ait moins de segments effectifs que de segments possibles amène naturellement à faire une hypothèse. Cette diminution a pour effet d’allonger les versets : cf., dans notre exemple, le verset 7 du Coran du Caire, qui en fait deux dans celui du Maghreb, et quatre segments possibles dans notre analyse. Par suite, à privilégier le style « ratiocinant » sur le style « vaticinant », bref à « désaj‘iser » en quelque manière le Coran. Qui dit saj‘ dit en effet kāhin ou « devin », ce que le texte coranique rejette avec violence à deux reprises (Cor. 52, 29 et 69, 42). Citons ici Cor. 52, 29 : fa-ḏakkir fa-mā ’anta bi-ni‘mati 13 rabbika bi-kāhinin wa-lā majnūn « Rappelle, encore et encore, car tu n’es pas, par la grâce de ton Seigneur, un devin, ni un possédé ». Négation typiquement polémique, voire métalinguistique où on entend la voix de l’autre, qui dit « c’est un devin possédé » (cf. Tafsīr al-Jalālayn, p. 443, qui justifie ḏakkir par li-qawlihim laka huwa kāhinun majnūn « du fait qu’ils [les associateurs] disent cela de toi »).

Quelquefois, cependant, ce n’est pas la pause qui conditionne la rime, mais plutôt la rime qui conditionne la forme pausale. Un bon exemple est celui du traitement variable de y en finale, par exemple celui du pronom personnel affixe de lère personne : (n)ī. Il peut disparaître 13 Ici orthographié avec un tā’ et non un tā’ marbūṭa. L’orthographe coranique, avec des restes de tā’ en liaison, semble illustrer un état intermédiaire entre celui de l’arabe épigraphique préislamique (par exemple l’inscription du Jabal Usays datée de 528-9 ap. JC, où l’on trouve tā’ en liaison et hā’ ailleurs) et celui de l’arabe classique où l’on a partout un tā’ marbūṭa, hybride de tā’ et de hā’. Sur l’inscription du Jabal Usays, cf. Robin et Goréa (2002).

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sans laisser de trace, ni graphique, ni phonique, comme wa‘īd(i) « ma menace », en 50, 14 et 45, qui rime avec jadīd(in) (15), al-warīd(i) (16), qa‘īd(un) (17), ‘atīd(un) (18 et 23), taḥīd(u) (19), al-wa‘īd(i) (20 et 28), šahīd(un) (21 et 37), ḥadīd(un) (22), ‘anīd(in) (24), al-šadīd(i) (26), ba‘īd(in) (27), al-‘abīd(i) (29) mazīd(in) (30) 14. Mais il peut aussi prendre la voyelle a et le hā’ al-sakt, comme dans la sourate 69. On y trouve les noms kitāb (19 et 25), ḥisāb (20 et 26), māl (28) et sulṭān (29), annexés au pronom affixe de lre personne (-ī), mais celui-ci est prononcé –iyah et transcrit dans le ductus sous la forme -y-h, parce que rimant avec des noms de racine défectueuse en –iyah (le hā’ est ici la prononciation pausale du tā’ marbūṭa). Et enfin, il peut être maintenu, comme dans Cor. 89, où l’on trouve ‘ibādī (29) « mes serviteurs » rimant avec jannatī (30) « mon Jardin ») et, avant, ḥayātī (24) « ma vie » 15.

Quelquefois aussi le Coran pratique l’équivalent de la qāfiya muṭlaqa (« rime absolue ») de la poésie archaïque, c’est-à-dire l’allongement des voyelles brèves u, a, i, avec ou sans nūn, en ū, ā et ī. La poésie archaïque en offre un bon exemple au début de la Mu‘allaqa de ‘Amr ibn Kulṯūm, où l’on voit rimer successivement v. 1 al-’Andarīnā (< al-’Andarīna), v. 2 saḫīnā (< saḫīnan), v. 3 yalī-nā (verbe + pronom affixe de 1re personne du pluriel) etc… Or, dans Cor. 33, 66 et 67 on trouve al-rasūlā et al-sabīlā, avec ’alif inscrit, dans un contexte où ils riment avec des noms indéfinis en –an (donc réalisés ā) : on a naṣīran > naṣīrā en 33, 65, kabīran > kabīrā en 33, 66. Mais, dans le Coran, une telle notation est elle-même exceptionnelle 16. On trouve en effet as-sabīl(a) à l’accusatif, en finale de verset, en 4, 44 taḍillū s-sabīla ; 25, 17 ḍallū s-sabīla, et 33, 4 yahdī as-sabīla, dans un contexte où ils riment avec des noms en –ā, ce qui implique un allongement de la voyelle brève, sans que cet allongement soit transcrit.

On a donc une double incertitude du système de la rime dans le Coran, qui pratique généralement la qāfiya muqayyada, mais parfois aussi la qāfiya muṭlaqa, et, dans ce cas, note ou ne note pas l’allongement de la voyelle brève qui en résulte. Un linguiste en tirerait deux conclusions. La première est qu’il y a des raisons formelles (donc parfaitement objectives) de comparer Coran et poésie, comparaison que le Coran lui-même rejette, par exemple en 69, 41, en opposant au disours prophétique (verset 40) le discours poétique et une fois encore celui du devin (verset 42) : wa-mā huwa bi-qawli šā‘irin qalīlam-mā t/yu’minūn « ce n’est pas un propos de poète : de peu de foi vous êtes (ou : ils sont) ! » ; la seconde est que le rapport oral/écrit est moins simple qu’on veut bien le dire : selon que l’allongement n’est pas noté ou l’est, la rime ne se donne pas seulement à entendre, mais à voir. Dans le premier cas, on peut toujours y voir une tradition, purement orale, de récitation ; c’est déjà plus difficile dans le second 17…

14 Autre exemple dans Cor. 109, 6 lakum dīnu-kum wa-liya dīn (= cl. lī dīnī) « vous avez votre religion et moi, j’ai la mienne », mais ici dīn « consonne » seulement avec ta‘budūn (2). Notons que la disparition du yā’ se retrouve dans les structures vocatives yā rabb(i), yā qawm(i), ce qui suffit à indiquer – et n’est d’ailleurs pas étonnant – qu’une pause était marquée après elles. 15 Même traitement variable avec yā’ appartenant au mot et non plus pronom affixe : on a, par exemple, mā hiyah (= cl. mā hiya « qu’est-elle ? »), avec hā’ inscrit, en 101, 10, dans un contexte où il rime avec des participes actifs féminins de verbes défectueux, rāḍiyah (7), hāwiyah (9), ḥāmiyah (11). De même, on a bi-l-wād(i) (= cl. bi-l-wādī), en 89, 6, sans yā’ inscrit, dans un contexte où il rime avec bi-‘Ād(in) (6), al-‘imād(i) (7), al-bilād(i) (8 et 11), al-’awtād(i) (10), al-fasād(a) (12), al-mirṣād(i) (14). En revanche, on a al-tarāqiy(a), en 75, 26, avec yā’ inscrit, dans un contexte impliquant une prononciation tarāq, 26 rimant avec rāq(in) (27), al-firāq(u) (28), al-sāq(i) (29) et al-masāq(u) (30). 16 Il y a également l’exemple de qawārīrā (< a), en 76, 15 (le génitif qawārīra de 27, 44 montre qu’il est traité comme un diptote). Mais les grammairiens et lecteurs sont embarrassés par le fait que la même forme qawārīrā, censément pausale, est reprise en 76, 16 en début de verset. Warš ‘an Nāfi‘ se tire d’affaire en le traitant comme triptote en 76, 15 qawāriran (> ā) et 76, 16 qawāriran (> m) min fiḍḍatin, tout en le traitant comme diptote en 27, 44… 17 Sur les rimes en poésie et dans le Coran, cf. l’exposé très détaillé de Zwettler (1978), ch. III.

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L e s m y s t è r e s d u t a n w īn a n Si la graphie du tanwīnan, avec ’alif inscrit, est le reflet d’une prononciation pausale (an >

ā), comment se fait-il que cette graphie se soit généralisée (à l’exception des noms se terminant par un tā’ marbūṭa, un ’alif maqṣūra et une hamza, sauf, parmi ces derniers, šay’) 18 ? Une réponse de bon sens pourrait être qu’il n’y a pas, au départ, d’alternance -an/-ā, mais une seule prononciation –ā. Deux arguments pourraient être tirés du texte coranique lui-même : 1) d’abord le fait que le Coran du Caire surmonte beaucoup des mots qui, en contexte, ont un tanwīnan avec ’alif inscrit d’un signe « indiquant que la pause est possible, la liaison étant préférable » (‘alāmat al-waqf al-jā’iz ma‘a kawn al-waṣl ’awlā) ; 2) ensuite le salāsilā de Cor. 76, 4, qui, en contexte, est muni d’un ’alif. Certains lecteurs (notamment Warš ‘an Nāfi‘) l’interprètent comme un tanwīnan, mais non les autres (notamment Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim) : comme pluriel quadrilitère, il est « normalement » diptote. L’adjonction de ce ’alif se comprend mieux si l’on admet qu’il rime à l’intérieur même du verset avec les deux noms avec tanwīnan qui lui sont coordonnés (et donc à prononcer –ā) : ’innā ’a‘tadnā 19 li-l-kāfirīna salāsilā wa-’a‘lālā wa-sa‘īrā « Oui, nous avons préparé aux incrédules des chaînes, des carcans et un brasier ». Rappelons simplement ici l’extraordinaire permanence de ce graphème/phonème ’alif/-ā. On le trouve dans le plus vieux matériel épigraphique conservé, qui soit à la fois en langue et en écritures arabes, en l’espèce dans l’inscription d’Umm al-Jimāl (Ve ou VIe siècle ap. J.C. ?) avec un mot lu successivement par Littmann en 1929 et 1949 comme ġiyāran et ġafran (pour nous : ġiyārā et ġafrā). Et on le retrouve dans les plus contemporains des dialectes, e.g. Damas marḥabā, ’ahlā w-sahlā…20

P a u s e e t f l e x i o n

L ’ i l l u s i o n d ’ u n e f l e x i o n p e r t i n e n t e La pause a pour effet de supprimer toutes les voyelles brèves en finale, que ces voyelles

soient flexionnelles (comme dans la Fātiḥa en 1, 3, 4, 5 et 6) ou non (comme en 2 et 7). Cette suppression rend illusoire l’idée d’une flexion pertinente en arabe coranique. J’en donne habituellement, comme argument a fortiori, l’exemple de Cor. 85, 21-22 : bal huwa qur’ānum majīd / fī lawḥim maḥfūẓ. Six lecteurs sur sept lisent fī lawḥin maḥfūẓin, c’est-à-dire lisent maḥfūẓ comme une épithète (ṣifa) de lawḥ, au génitif comme le nom qu’elle qualifie (mawṣūf). Par suite, ils interprètent comme « Au contraire, c’est un Coran glorieux, sur des tables préservées [sous entendu : des démons] ». Un seul lecteur, Nāfi‘ (transmis par Warš), lit fī lawḥin maḥfūẓun, c’est-à-dire lit maḥfūẓ au nominatif et donc comme une épithète, non de lawḥ, mais de qur’ān, et par suite interprète « Au contraire, c’est un Coran glorieux, préservé sur des tables » : cf. Taysīr de Dānī (m. 444/1052-53), p. 179 et Tafsīr al-Jalālayn, p. 507. N’étaient les règles de la pause, la flexion serait ici pertinente : elle distinguerait non seulement entre significations, mais encore aurait pour corrélat la déplaçabilité des syntagmes. Malheureusement, la pause fait de ces lectures une variation purement théorique, car qu’on

18 Cette troisième exception, ainsi que l’exception au sein de l’exception, sont parfaitement cohérentes avec l’absence de la hamza dans le ductus. 19 = cl. ’a‘dadnā. Bel exemple d’un dédoublement lexical à l’œuvre dans le Coran même : outre le verbe ’a‘tada (à côté du verbe ’a‘adda), on a, à deux reprises, le nom-adjectif ‘atīd (Cor. 50, 18 et 23). On doit cependant se demander dans quel sens se produit le dédoublement et quelle est la forme pivot. 20 Sur ce point, nous nous écartons résolument de Vollers (1906, p. 57, 163-5), qui tient ce an/ā pour un phénomène « secondaire », avec l’argument de la rime : les versets rimeraient aussi bien sans lui, avec des rimes consonantiques en ūr, īr, īl, īm.

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lise maḥfūzin ou maḥfūẓun on dit de toute façon maḥfūẓ. Il est clair que la flexion désinentielle ne saurait être ici pertinente, que l’on supprime là même où elle pourrait l’être (c’est en ce sens que notre argument est a fortiori). Et il est non moins clair que les qirā’āt sont ici des variantes de lecture d’un texte écrit, et non de récitation d’une tradition orale. Six lecteurs sur sept ont choisi le principe potius lectio facilior, c’est-à-dire se sont réglés sur la position (visible) des éléments, contre un qui a choisi le principe potius lectio difficilior, c’est-à-dire s’est réglé sur la flexion virtuelle (virtuelle, puisqu’en fait non réalisée).

P e r t i n e n c e d e l a p a u s e Si la flexion n’est pas pertinente, la pause, à l’inverse, peut l’être. Là encore, point n’est

besoin d’entrer très avant dans le texte coranique pour en trouver un exemple. Cor. 2, 2 (version du Caire), où les finales de rayba et de fīhi sont surmontées toutes deux d’un même signe (trois petits points disposés en forme de triangle), signifiant que « si l’on fait la pause sur l’un des deux endroits, on ne peut la faire sur l’autre » (’iḏā wuqifa ‘alā ’aḥad al-mawḍi’ayn lā yaṣaḥḥu al-waqf ‘alā al-’aḫār). Autrement dit, Cor. 2, 2 peut être lu soit comme : ḏālika l-kitābu lā rayb / fīhi hudan li-l-muttaqīn, soit comme : ḏālika l-kitābu lā rayba fīh / hudan li-l-muttaqīn, et, par suite, interprété soit comme : « Ce livre, nul doute, contient une direction pour ceux qui craignent [Allah] », soit comme : « Ce livre, nul doute en lui, est une direction pour ceux qui craignent [Allah] » (c’est cette interprétation que suit Tafsīr al-Jalālayn, p. 3).

R é e x a m e n d e C o r . 9 , 3 L’observation que la pause peut être pertinente nous amène à un réexamen de Cor. 9, 3 :

’aḏānum-mina-llāhi wa-rasūlihi ’ilā n-nāsi yawma l-ḥajji l-’akbari ’anna llāha bari’um-mina l-mušrikīna wa-rasūluh « avertissement d’Allah et de son envoyé aux hommes, le jour du grand pèlerinage : Allah est délié à l’égard des associateurs, ainsi que son envoyé ». C’est un des trois exemples de flexion pertinente dans le Coran que donne Fück (1955[1950] : 3), les deux autres étant 2, 124 et 35, 24. C’est évidemment fort peu pour un texte comprenant 114 sourates et 6000 et quelques versets ! Nous avons fait justice de ces trois exemples, tout en reconnaissant que Cor. 9, 3 est plus coriace (Larcher, 2001 : 586-588). En termes saussuriens, on pourrait dire que la flexion est paradigmatiquement pertinente, même si la lecture wa-rasūli-hi est bloquée par son caractère « islamiquement incorrect », mais est syntagmatiquement redondante, l’information qu’elle apporte étant déjà apportée par le début du verset, qui montre que rasūl va bien avec Allāh, et non al-mušrikīn.

D’une certaine manière, Fück marche sur les brisées des anciens grammairiens, qui s’efforçaient de donner des exemples de flexion pertinente. Pour nous, un tel effort est un des plus sûrs indices de la redondance de la flexion désinentielle ! Zajjājī (m. 337/949) est un de ces grammairiens, qui lient la naissance de la grammaire au fasād al-luġa (« corruption de la langue », dû au mélange des populations arabes et non arabes et se traduisant par des laḥn (fautes, dans la flexion désinentielle), source de « quiproquos » (’Īḍāḥ, p. 89). Son exemple de mā ’ašaddu l-ḥarr[i] (« quelle est la chaleur la plus intense ? ») pour mā ’ašadda l-ḥarr[a] (« Quelle chaleur intense ! ») ne convaincra que ceux qui veulent bien l’être. Dans beaucoup de langues, on emploie les mêmes structures pour l’interrogation et l’exclamation, la distinction se faisant par l’intonation (cf. fr. Quel artiste ? vs Quel artiste ! ou all. Welche Künstler ? vs Welche Künstler!). Ce modèle est adaptable au cas de l’arabe: mā ’ašadd al-ḥarr ? vs mā ’ašadd al-ḥarr !.

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Dans d’autres versions du même récit « fondateur », deux autres exemples sont donnés de ces laḥn de plus en plus « fréquents » et « nombreux » : d’une part et justement la mauvaise lecture (wa-rasūlihi) de Cor. 9, 3 (e.g. Ibn al-Nadīm, m. 385/995 ou 388/998, Fihrist p. 45) ; et d’autre part tuwuffiya ’abānā wa-taraka banūna (pour ’abūnā et banīna) « notre père est décédé et a laissé des enfants » (e.g. Zubaydī, m. 379/989-990, Ṭabaqāt, p. 22). Versteegh (1997 : 51) commente en ces termes : « While the first exemple may have been fabricated, the second one clearly shows a tendency on the part of the non-Arab client to use hypercorrect endings (otherwise he would have said banīna in the accusative as well) ». Il me semble qu’on pourrait aussi bien dire l’inverse! Versteegh se place déjà dans une perspective sociolinguistique, en termes de pseudo-corrections. Mais dans la perspective qui est celle de la tradition linguistique arabe, en termes de fasād al-luġa (cf. supra), processus réinterprété par la linguistique historique comme la transition d’un type ancien arabe à un type néo-arabe 21, on s’attendrait en fait que les laḥn aillent dans le sens du néo-arabe, c’est-à-dire celui de ’abū et de banīn : autrement dit, un exemple tel que ḏahaba l-banīna wa-tarakū ’abūhum (« les fils sont partis et ont laissé leur père ») aurait été plus probant 22. Quant au premier exemple, comme lecture fautive d’un vrai verset, il fait irrésistiblement penser à une faute typique d’arabophone, qui, lisant un texte non vocalisé, se règle sur la position visible des éléments, non sur leur invisible flexion ! C’est ce que nous avons appelé ci-dessus le principe du potius lectio facilior, et qui n’est pas une vue de l’esprit, puisque nous l’avons vu à l’œuvre dans Cor. 85, 22. Dans le cas d’espèce, ce principe va dans le sens d’une interprétation du syntagme après wa- comme coordonné à celui qui précède wa-, donc de la lecture rasūlihi (elle-même favorisée par le fait que dans al-mušrikīn, la flexion est « visible »). On voit alors que l’interprétation « islamiquement correcte », au lieu d’être marquée par une flexion miraculeusement pertinente, elle-même soulignée par le lourd enchaînement du tajwīd (mušrikīna wa-rasuluhu > mušrikīnārasuluh), pourrait être marquée par une pause forte après al-mušrikīn, autrement dit une dislocation de wa-rasūluh 23. Et, en ce cas, le -u- pourrait être interprété, non plus comme la voyelle du cas nominatif, mais celle du pronom affixe « transférée » (naql) ! Observons de même que la seule manière d’avoir l’interprétation de Cor. 85, 22 correspondant à la lecture de Warš ‘an Nāfi‘ (fī lawḥin maḥfūẓun) serait de marquer une pause forte entre les deux constituants : fī lawḥ / maḥfūẓ. Pour clore ce développement quelque peu iconoclaste, je suggérerai d’étudier un à un l’ensemble des cas où le Coran du Caire signale une pause obligatoire ou simplement possible en contexte : l’idée qu’on se fait de la syntaxe coranique s’en trouverait, me semble-t-il, considérablement renouvelée…

F l e x i o n v i s i b l e e t i n v i s i b l e : l e s i n c e r t i t u d e s d e l a f l e x i o n « v i s i b l e »

L’exemple d’al-mušrikīn est venu rappeler que la flexion casuelle, triptote ou diptote, et modale, marquée par les voyelles brèves u, a, i (ou l’absence de cette dernière), n’est pas 21 Interprétation courante chez les arabisants, notamment allemands, à partir de Heinrich Leberecht Fleischer (1801-1888), cf. Fleischer (1854). Le type ancien arabe est considéré comme flexionnel et, par suite, comme plus synthétique et à ordre des mots plus libre, le type néo-arabe est considéré comme non-flexionnel et, par suite, comme plus analytique et à ordre des mots moins libre, cf. Goldziher (1994[1878] : 20) et, plus près de nous, Fück (1955[1950]) et, aujourd’hui, Blau (e.g. 2002, p. 16). 22 Versteegh (1997 : 51) signale lui-même, en se référant à Diem (1984), deux occurrences de Abū Qīr (pour le génitif Abī) dans le plus vieux papyrus daté (22 de l’Hégire). L’exemple est d’autant plus intéressant que la forme d’entrée est le grec Apa Kyros. 23 Cette solution est suggérée, pour ainsi dire contradictoirement, par le fait même que le Coran du Caire a, ici, au dessus de mušrikīna le signe lā signifiant « pause interdite »… Chacun sait que « Défense d’afficher » sur un mur présuppose qu’il y a des gens pour justement y afficher !

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toute la flexion. À côté de cette flexion « invisible », en existe aussi une autre, parfaitement visible (cf. Diem, 1991, p. 299, 307, n. 30). Dans l’ordre de la déclinaison, il s’agit, outre des noms du type ’abū/ā/ī, des désinences du masculin pluriel et du duel, qui connaissent deux cas : un cas sujet et un cas régime, qui sont -ū(na) et -ī(na) pour le premier, -ā(ni) et -ay(ni) pour le second. Les cas régime, il est vrai, sont homographes, mais l’environnement syntaxique suffit généralement à les distinguer. Dans l’ordre de la conjugaison, il s’agit des désinences de la 2e personne du féminin singulier (-ī(na)), des 2e et 3e personnes du masculin pluriel (-ū(na)) et du duel (-ā(ni)) : la présence ou l’absence du nūn al-wiqāya fait la différence entre forme libre (indicatif) et formes liées (subjonctif et apocopé) de l’inaccompli (le signe ici est donc une alternance).

Comme on sait, les historiens de la langue scrutent les documents originaux (inscriptions en tout genre, papyri, manuscrits…) pour vérifier s’ils respectent parfaitement ou non les « règles » de l’arabe classique en la matière ; et, s’ils ne les respectent pas, si cette déviation est volontaire ou involontaire et, en ce dernier cas, si cette « faute » doit s’interpréter historiquement comme le signe d’une évolution ou sociolinguistiquement comme une « pseudo-correction »…

Or, voilà qu’on trouve dans le Coran lui-même de semblables flottements. Deux exemples. L’un, très connu, concerne la flexion casuelle ; l’autre, moins connu, concerne la flexion modale.

L ’ e x e m p l e d e C o r . 2 0 , 6 3 Dans Cor. 20, 63, on trouve ’in(na) hāḏāni la-sāḥirāni (« ce sont deux magiciens »). Seuls

deux lecteurs, Ibn Kaṯīr et Ḥafṣ, lisent ’in (forme allégée de ’inna) ; tous les autres lisent ’inna. Parmi ces derniers, seul un, ’Abū ‘Amr, « corrige » le ductus en hāḏayni (Taysīr, p. 123). Autrement dit, quatre lecteurs sur sept adoptent une lecture contrevenant formellement à une « règle » de l’arabe classique, selon laquelle ’inna est un opérateur s’appliquant à une phrase à tête nominale qu’il régit à l’accusatif, alors que hāḏāni est le nominatif. Comment interpréter ce fait ?

Si l’on se reporte aux Ma‘ānī al-Qur’ān (t. II, p. 183-184) d’al-Farrā’, celui-ci commence par rappeler la tradition attribuée à ‘Ā’iša, selon laquelle il s’agit d’une faute (ḫaṭa’) due au copiste (kātib), cette faute étant elle-même le reflet d’un laḥn. Mais al-Farrā’ se refuse à une telle hypothèse, pour une raison de principe, théologico-dogmatique : « je ne veux pas aller à l’encontre du Livre » (lastu ’aštahī ’an ’uḫālifa al-kitāb). Partant, il propose une autre explication : c’est une variante dialectale (luġa), qu’il attribue aux al-Ḥāriṯ b. Ka‘b (groupe Maḏḥij du Yémen occidental). Je laisse de côté les problèmes que peut poser une telle attribution. Al-Farrā’ appuie son hypothèse par l’argument d’une forme telle que allaḏīna qui vaut pour les trois cas 24 ; il fait apparaître son caractère de forme fléchie, en rappelant le singulier allaḏī, qui désigne le n comme celui du pluriel, et en citant la forme allaḏūna, qu’il attribue aux Kināna et qui fait apparaître le ī comme étant originellement celui du cas régime (accusatif-génitif).

La sociolinguistique « variationniste » étant aujourd’hui le paradigme dominant en linguistique arabe, la conception que se font les plus anciens grammairiens arabes de la ‘arabiyya comme une langue hétérogène est bien accueillie. D’ailleurs, même un linguiste classicisant et descriptiviste ne peut pas ne pas relever la dissymétrie résultant de l’application de cette « règle » de l’arabe classique. Celle-ci est contradictoire avec la conception de ’inna comme marque d’un modus (dit de ta’kīd « corroboration ») ayant dans son champ un dictum : on se serait attendu que le sujet et le prédicat de la phrase de départ ou bien restassent

24 N’avoir qu’un cas, c’est n’avoir plus de cas…

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au nominatif ou bien passassent tous deux à l’accusatif (cf. en français notre traditionnel attribut du complément d’objet).

Cela étant, un linguiste arabisant est parfaitement en droit de faire l’hypothèse d’un laḥn (cf. Burton, 1988). Et, ici, au moins trois hypothèses sont possibles. D’abord celle, stylistique, d’une simple attraction syntagmatique, due à la présence de sāḥirāni, lui-même suivi de yuridāni (pour nous, les rimes internes ne sont pas moins importantes que les externes). Ensuite celle, historique, d’un flottement dans la flexion indice d’une évolution vers le type néo-arabe. Et, enfin, l’évolution allant dans le sens du cas régime et non du cas sujet (comme le montre l’exemple d’allaḏīna), celle, sociolinguistique, de la pseudo-correction (le locuteur, dans le cas d’espèce, en faisant trop).

Cor. 20, 63 n’est pas le seul exemple du genre. On connaît également 2, 177 wa-s-ṣābirīna, 4, 162 wa-l-muqīmīna s-ṣalāta et 5, 69 wa-s-ṣā’ibūna : dans la mesure où ils sont coordonnés à des syntagmes respectivement au nominatif et à l’accusatif, on aurait attendu wa-s-ṣābirūna, wa-l-muqīmūna et wa-s-ṣā’ibīna. Ce dernier n’est d’ailleurs pas une vue de l’esprit, puisqu’il apparaît, dans le même contexte qu’en 5, 69, en 2, 62. Ce qui fait le lien avec un flottement semblable, mais concernant la flexion modale.

L ’ e x e m p l e d e C o r . 6 , 8 0 En 6, 80 tous les lecteurs lisent ’a-tuḥājjūnnī (« Disputerez-vous avec moi ? »), sauf deux,

Nāfi‘ et Ibn ‘Āmir, qui lisent ’a-tuḥājjūnī (Taysīr, p. 86), autrement dit avec une « contraction » (idġām) dans le premier cas (< tuḥājjūn(a)-nī), mais une suppression d’un des deux nūn dans le second cas (les deux lectures sont compatibles avec le ductus, qui ne comporte qu’un nūn) : Tafsīr al-Jalālayn, p. 113, indique que c’est le nūn de l’indicatif pour les grammairiens (donc < tuḥājjū(na)-nī), mais celui du pronom affixe pour les lecteurs (donc < tuḥājjūn(a)-(n)ī).

L’ennui, c’est qu’on se demande bien pourquoi la même chose ne se produit pas en 2, 139, dans quasiment le même contexte, où l’on a ’a-tuḥājjūna-nā (« Disputerez-vous avec nous ? »), avec deux nūn dans le ductus ! A tout prendre, on se serait même attendu que ce soit là qu’une haplologie se produise (le timbre de la voyelle étant le même).

Là encore, comment interpréter ce fait ? Historiquement, comme l’indice d’une évolution, ou sociolinguistiquement comme la coexistence de variantes, en se demandant ce qui règle leur apparition ? Si l’on observe : 1) qu’en amont de l’arabe, les autres langues sémitiques n’ont pas ce nūn et 2) qu’en aval, même si beaucoup de parlers arabes d’aujourd’hui ne l’ont pas, un certain nombre d’autres l’ont, on est amené à douter que l’histoire de l’arabe se résume, sur ce point, à une évolution uniforme d’un type ancien arabe vers un type néo-arabe –ūn(a) > -ū…

C o n c l u s i o n : a r a b e c o r a n i q u e e t a r a b e c l a s s i q u e Il est temps de conclure. Qu’est-ce que l’arabe du Coran ? Si je ne sais pas ce qu’il est, je

sais déjà ce qu’il n’est pas. En fait, il n’est pas (peut-être : pas encore) l’arabe classique. D’une manière générale, « classique » n’est pas une étiquette historique, mais en fait une

étiquette sociolinguistique, même si l’apparition d’une variété « classique » est situable chronologiquement dans l’histoire d’une langue. Contrairement à ce que croient beaucoup d’arabisants (cf. art. ‘ARABIYYA de EI2), l’arabe classique n’est pas l’état de l’arabe commençant vers 500 ap. JC, époque où apparaissent les premières inscriptions qui soient à la fois en arabe et en écriture arabe.

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Classique se dénonce étymologiquement comme une étiquette « classiste ». Est classique en latin ce qui appartient à la première classe (classis) des citoyens. Le latin « classique » est (ou serait) ainsi celui de l’aristocratie romaine. Même si elle a été tentée (e.g. Fück 1955[1950] : 11), une telle caractérisation ne convient pas pour l’arabe. En revanche la double extension de sens de classique, la première métaphorique (« de première classe ») et la seconde jouant sur la polysémie du mot « classe » (« qui s’enseigne dans les classes »), lui convient parfaitement : l’arabe classique est bien tout à la fois la variété de prestige et la norme scolaire.

On voit alors que l’arabe coranique présente, dans tous les domaines (phonologie, morphologie, syntaxe, lexique, orthographe), un certain nombre de traits qui, ou bien ne sont pas ceux de l’arabe classique, ou bien ne seront pas retenus par ce dernier.

Plutôt que de répéter les exemples toujours donnés, tels que celui, syntaxique, du mā dit al-ḥijāziyya (qui a la construction et le sens de laysa, cf. supra) ou encore, celui, morphologique, de la forme dite « hedjazienne » du jussif (apocopé et impératif) des verbes redoublés, je donnerai ici un exemple totalement ou partiellement négligé des arabisants et qui a, à mes yeux, un double avantage : 1) dans la mesure où on le trouve également dans la poésie archaïque, voire le matériel épigraphique préislamique 25, il n’isole pas l’arabe coranique du reste de la documentation 26 ; 2) il l’inscrit, de manière évidente, dans une dynamique historique, qui autorise à le qualifier, tentativement, de « préclassique » (Fischer, 1970-1).

Ce trait, de nature syntaxique, est l’emploi possible de la négation lā yaf‘al, non seulement dans la protase (sous la forme synthétique ’illā yaf‘al), mais encore l’apodose des systèmes hypothétiques en ’in. Dans la mesure où 1) cette négation est par ailleurs celle du jussif (impératif if‘al et injonctif li-yaf‘al) et 2) les phrases jussives (impératif, injonctif, prohibitif) peuvent constituer la protase d’une phrase double, avec une éventuelle interprétation conditionnelle, cela tire nettement l’emploi conditionnel de l’apocopé arabe du côté du jussif, plutôt que de celui de l’ancien accompli du sémitique. Ce même emploi peut faire le lien entre un système plus ancien (yaf‘al/lā yaf‘al) et un système plus récent (fa‘ala/lam yaf‘al), en ayant attiré la négation formellement proche lam yaf‘al, qui, à son tour, a attiré la forme positive fa‘ala, avec laquelle elle forme couple dans l’assertion. Quoi qu’il en soit, l’arabe « préclassique » a quatre formes, contre trois en arabe « classique » et deux en arabe « moderne » (Larcher, 2004a)…

Ce seul trait suffit à caractériser, contrastivement, l’arabe classique. Il n’est pas toute la ‘arabiyya, telle que décrite par les grammairiens arabes (et parfois documentée indépendamment d’eux). Mais il n’en est pas non plus une partie (la luġat Qurayš ou l’hypothétique « koinè poétique » des arabisants). C’est en fait une sélection, qui retient des données, en élimine d’autres et parfois en introduit de nouvelles : on enseigne ainsi impavidement dans les classes les deux formes du jussif du verbe redoublé ; en fait l’arabe classique a éliminé la variante « hedjazienne », au profit de la variante « tamīmite », dont il a fixé la voyelle (-a), alors même que celle-ci était variable en arabe ancien (Fleisch, 1979, p. 350, n. 1)…

Bien entendu, le processus de constitution de l’arabe classique doit être comparé à celui de n’importe quelle autre langue classique, et, en particulier, du latin, dans ce qu’il peut avoir de réactionnaire. Ecoutons Dubuisson (2004 : 35) :

25 On l’a peut-être en effet dans l’inscription araméo-arabe (l’arabe étant écrit en caractères nabatéens) de ‘En Avdat (fin Ier-début IIe siècles ap. JC ?), cf. Kropp, 1994. 26 C’est peut-être pourquoi Talmon (2002) ne le mentionne pas, son article étant par ailleurs une véritable petite grammaire contrastive arabe coranique/arabe classique.

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« les traits montrant l’affaiblissement du système phonétique et donc morphologique du latin tardif ou vulgaire, ou, si l’on veut, les traits constitutifs du protoroman, sont bien connus : qu’il suffise de citer ici les voyelles brèves non accentuées disparaissant ou changeant de timbre (dominus > domnus > esp. Don), ou les finales morphologiques affaiblies ou même amuies, ce qui est un comble dans une langue flexionnelle. Ce qui est sans doute moins connu, au moins des non latinistes, c’est que tous ces traits étaient déjà présents au IIIe s. av. n. ère, ainsi que d’autres, et pour la même raison, même si l’accent n’était pas alors à la même place. On assistait ainsi au changement des timbres vocaliques, à la chute des brèves non accentuées (populus > poplus [attesté aussi bien chez Plaute que dans les inscriptions], dedro = dederunt), à la disparition des géminées, à l’affaiblissement des finales, en particulier –m et même –s (non pris en compte dans la scansion d’Ennius). »

On pourrait dire, mutatis mutandis, la même chose de l’arabe classique. Si l’on compare celui-ci avec ce que disent les plus anciens grammairiens arabes (notamment Sībawayhi, m. 177/793 ? dans le Kitāb et al-Farrā’ dans les Ma‘ānī) et d’autres après eux des différentes luġāt ou manières de parler constitutives de la ‘arabiyya ou lisān al-‘Arab, on constate que celles-ci exhibent beaucoup des traits des dialectes arabes d’aujourd’hui : par exemple la taltala (vocalisation i du préfixe de l’inaccompli, cf. Kitāb, t. IV, p. 109-113) ou la kaškaša (celle, bien sûr, consistant à réaliser –(t)š(i) le pronom affixe de 2e personne du féminin –k(i), pour le distinguer du masculin –k(a), cf. Kitāb, t. IV, p. 199-200, et, pour une vue d’ensemble récente, Holes, 1991). Il nous faut donc renverser le modèle théologico-idéologico-mythologique : l’arabe classique n’est pas la « base » 27, qui, par un processus de dégradation (fasād al-luġa) aboutirait aux dialectes ; c’est inversement une construction opérée à partir de l’ensemble de ces parlers. Notons qu’au centre de cette construction a été mis le i‘rāb, dont on a vu l’inutilité fonctionnelle 28 et qui continue, jusqu’au jour d’aujourd’hui, de « terroriser » (irhāb) tous les apprenants. L’hypothèse la plus vraisemblable, même si ce n’est pas la seule, reste qu’il s’agit d’un trait de haute antiquité, qui s’était maintenu, pour des raisons non pas syntaxiques, mais métriques et prosodiques, dans le registre poétique de la langue, avant d’être retenu, en raison du prestige attaché à ce registre, par l’arabe classique 29…

A b r é v i a t i o n s all. = allemand ; cl. = classique ; Cor. = Coran ; esp. = espagnol ; v. = vers

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27 Dans la Muqaddima, Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) qualifie (p. 1079) de al-lisān al-’awwal « langue première » et de al-lisān al-’aṣlī « langue originelle » ce qu’il appelle luġat Muḍar (du nom d’un des ancêtres des Arabes du Nord et, par l’un de ses fils, de ceux du Hedjaz et du Nedj, domaine de l’arabe « châtié »). 28 Confirmée non seulement par la pause, mais encore la pratique du idġām al-kabīr, associée à la lecture (canonique) de Abū ‘Amr. Pour les grammairiens et lecteurs arabes, et, à leur suite, les grammairiens arabisants, cette assimilation entre consonne finale d’un mot et consonne initiale du mot suivant implique la perte de la voyelle brève, flexionnelle ou non (e.g. Fleisch, 1961 : 83, avec l’exemple de Cor. 2, 284 yu‘aḏḏibu man yašā’u > yu‘aḏḏim-man yašā’). En revanche, pour Owens (2002), elle implique seulement son absence, autrement dit l’existence d’une variante caseless au sein même de la tradition de lecture du Coran. 29 La conception non syntaxique du i‘rāb s’origine dans la tradition grammaticale arabe elle-même avec Quṭrub (m. 206/821), cf. Versteegh (1981[1983]). Au XIXe siècle, elle était défendue par Johann Gottfried Wetzstein (1815-1905) (Wetzstein, 1868). Aujourd’hui elle l’est par Owens (1998), qui, en outre, voit dans le i‘rāb, non pas un héritage, mais une innovation du seul arabe classique.

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R é s u m é s ( e n f r a n ç a i s e t e n a n g l a i s )

Pierre Larcher

Q u ’ e s t - c e q u e l ’ a r a b e d u C o r a n ? R é f l e x i o n s d ’ u n l i n g u i s t e Il y a cent ans, l’ouvrage de Karl Vollers (1859-1906) Volksprache und Schriftsprache im alten Arabien ouvrait un débat sur la langue coranique, qui n’est pas clos. L’objet du présent article est de rappeler qu’il faut se garder de « classiciser » l’arabe du Coran, comme on le fait ordinairement dans les classes, en ne respectant pas les pauses et les enchaînements de la tradition de lecture du Coran. A l’inverse, un linguiste aura un œil fixé sur le ductus (rasm) et un autre sur les qirā’āt, notamment les deux en usage dans l’islam arabe, celles de Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim (Coran du Caire) et de Warš ‘an Nāfi‘ (Coran du Maghreb). On examinera successivement ici les phénomènes de pause et les relations complexes qu’elle entretient avec la rime, ainsi que les questions qu’elle pose sur la flexion désinentielle et les incertitudes de la flexion visible. En conclusion, on suggérera, à travers un fait de syntaxe, que si l’arabe coranique ne peut pas être qualifié de « classique », il peut éventuellement l’être de « préclassique ».

W h a t i s t h e A r a b i c o f t h e Q u r ’ ā n ? A l i n g u i s t ’ s t h o u g h t Last year marked the 100th anniversary of the publication of Volksprache und Schriftsprache im alten Arabien by Karl Vollers (1859-1906), who opened the still ongoing debate over the language of the Qur’ān. The aim of the present article is to remind that one should refrain from ‘classicising’ the Arabic of the Qur’ān, as it is ordinarily done at school, without respecting the pauses and the chainings of the Qur’ānic reading tradition. On the contrary, a linguist will keep an eye on the ductus (rasm) and the other on the qirā’āt (readings) especially the two that were in use in the Arabic Islam, the one of Ḥafṣ ‘an ‘Āṣim (the Cairo Qur’ān) and that of Warš ‘an Nāfi‘ (the Maghreb Qur’ān). Subsequently, pause phenomena will be examined along with the complex relations between the pause and the rhyme, as well as the questions concerning the desinential inflection and the uncertainties of visible inflection. Finally, it will be suggested, through a syntactical fact, that if Qur’ānic Arabic cannot be classified as ‘classical’, it could be referred to as ‘pre-classical’.