De Lactance à Augustin : linguistique et spiritualité du “latin chrétien”

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1 DE LACTANCE À AUGUSTIN : LINGUISTIQUE ET SPIRITUALITE DU « LATIN CHRETIEN » Il est peu habituel de placer l’étude de Lactance en préalable à celle d’Augustin, mais je souhaiterais poursuivre ici une réflexion menée naguère à propos de la manière dont les chrétiens latins, en tant que sujets parlant, ont traité de leur langue 1 . C’est que la figure d’Augustin a beau dominer, la comparaison entre ces deux auteurs permet de mettre en relief une période d’évolution semble-t-il pertinente, touchant à la langue latine envisagée dans son rapport à la vérité du message chrétien, où Lactance exerce de manière nouvelle la qualité de linguiste, en ouvrant en quelque sorte la voie au second. Cette comparaison permet également de voir s’esquisser chez l’apologiste une approche « spirituelle » de la langue latine qui trouvera ensuite sa pleine dimension chez l’évêque d’Hippone. De l’un à l’autre, il s’agit de mettre en lumière une évolution de l’histoire où soient restituées les places de chacun, dans leur contexte. Ainsi, saint Augustin vécut à une époque inéluctablement marquée par le règne de l’empereur Théodose, qui interdit les cultes païens. Lui-même se représentait la religion des païens comme une non-religion qui n’avait de sens qu’insérée, dans sa nature pécheresse, dans l’histoire du salut 2 . Mais Lactance fut un contemporain de l’empereur Constantin et son activité littéraire a eu pour cadre l’événement de la conversion de l’empereur au christianisme et la reconnaissance de celui-ci comme religio licita 3 . Ainsi, c’est après la phase de « légitimation » du latin en tant que « langue chrétienne », en quoi Lactance agit différemment de Tertullien ou de Minucius Felix, et mena également l’affrontement contre les lettrés du paganisme, qu’Augustin allait développer et approfondir sa réflexion sur l’expression du mystère divin enclos dans la langue des hommes, et spécialement dans la sienne, le latin, qui était aussi celle de l’Eglise en Occident 4 . *** La question de la dénomination de Dieu, par un seul nom au singulier, en lieu et place des multiples noms de divinités ou abstractions ordonnatrices du monde appartenant au langage des païens est un motif qui se rencontre à la fois chez Minucius Felix et Lactance, 1 Voir B. COLOT, 1998 et en partic. 2001. 2 Voir P. BROWN, 1998, p. 62. 3 Lactance rédigea son œuvre maîtresse, les Diuinae Institutiones, entre les années 305 et 311/313, conclut-on généralement, pendant cette période qui précéda donc le moment de la conversion de Constantin au christianisme et de son accession au pouvoir après sa victoire sur Maxence au pont Milvius (312), puis, avec Licinius, de sa reconnaissance du christianisme comme religio licita (« Edit » de Milan, 313). 4 Cf. G. BARDY, 1948, p. 121.

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DE LACTANCE À AUGUSTIN : LINGUISTIQUE

ET SPIRITUALITE DU « LATIN CHRETIEN »

Il est peu habituel de placer l’étude de Lactance en préalable à celle d’Augustin, mais je

souhaiterais poursuivre ici une réflexion menée naguère à propos de la manière dont les

chrétiens latins, en tant que sujets parlant, ont traité de leur langue1. C’est que la figure

d’Augustin a beau dominer, la comparaison entre ces deux auteurs permet de mettre en relief

une période d’évolution semble-t-il pertinente, touchant à la langue latine envisagée dans son

rapport à la vérité du message chrétien, où Lactance exerce de manière nouvelle la qualité de

linguiste, en ouvrant en quelque sorte la voie au second. Cette comparaison permet également

de voir s’esquisser chez l’apologiste une approche « spirituelle » de la langue latine qui

trouvera ensuite sa pleine dimension chez l’évêque d’Hippone.

De l’un à l’autre, il s’agit de mettre en lumière une évolution de l’histoire où soient

restituées les places de chacun, dans leur contexte. Ainsi, saint Augustin vécut à une époque

inéluctablement marquée par le règne de l’empereur Théodose, qui interdit les cultes païens.

Lui-même se représentait la religion des païens comme une non-religion qui n’avait de sens

qu’insérée, dans sa nature pécheresse, dans l’histoire du salut2. Mais Lactance fut un

contemporain de l’empereur Constantin et son activité littéraire a eu pour cadre l’événement

de la conversion de l’empereur au christianisme et la reconnaissance de celui-ci comme

religio licita3. Ainsi, c’est après la phase de « légitimation » du latin en tant que « langue

chrétienne », en quoi Lactance agit différemment de Tertullien ou de Minucius Felix, et mena

également l’affrontement contre les lettrés du paganisme, qu’Augustin allait développer et

approfondir sa réflexion sur l’expression du mystère divin enclos dans la langue des hommes,

et spécialement dans la sienne, le latin, qui était aussi celle de l’Eglise en Occident4.

***

La question de la dénomination de Dieu, par un seul nom au singulier, en lieu et place

des multiples noms de divinités ou abstractions ordonnatrices du monde appartenant au

langage des païens est un motif qui se rencontre à la fois chez Minucius Felix et Lactance,

1 Voir B. COLOT, 1998 et en partic. 2001. 2 Voir P. BROWN, 1998, p. 62. 3 Lactance rédigea son œuvre maîtresse, les Diuinae Institutiones, entre les années 305 et 311/313, conclut-on

généralement, pendant cette période qui précéda donc le moment de la conversion de Constantin au

christianisme et de son accession au pouvoir après sa victoire sur Maxence au pont Milvius (312), puis, avec

Licinius, de sa reconnaissance du christianisme comme religio licita (« Edit » de Milan, 313). 4 Cf. G. BARDY, 1948, p. 121.

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pour toucher à la question même de l’usage de la langue que païens et chrétiens avaient en

partage. C’est de cet exemple que nous partirons successivement, pour conduire cette étude,

jusqu’à Augustin.

Tertullien, rappelons-le, avait contribué à la création d’un vocabulaire chrétien

spécifique, théologique et doctrinal5. Il avait dénoncé, d’autre part, la « crise » du langage que

provoquait l’usage mensonger qu’en faisaient les hérétiques mais également, à leur manière,

les païens6. Mais il ne s’intéressait guère à l’aspect communicationnel de la langue, à la

question de son usage commun et collectif, à la langue latine, donc, considérée dans sa réalité

propre7. À la rigueur, il distingue entre un mos communis dans lequel, par exemple, le surnom

de dominus était donné à l’empereur, telle une épithète figée que, dans ces conditions, il

acceptait d’employer, et un usage qu’il ne réservait qu’à Dieu, où ce nom possédait le sens

plein de « maître » qu’il possédait par ailleurs dans la langue. Replacés dans leur cadre

apologétique, ces observations servaient donc essentiellement à marquer la coupure que la

nouvelle religion, en fonction de ses principes de foi, introduisait de fait dans les usages, sans

qu’il fût question pour cet auteur de porter attention à la communauté latinophone en tant que

telle. Minucius Felix et Lactance, en revanche, menant avec les païens, de façon sensiblement

différente, un débat, se sont davantage impliqués en tant que locuteurs latins dans leur

réflexion sur le lien unissant connaissance de la vérité chrétienne et usage exact de la langue8.

À cet égard, la question de la dénomination de Dieu a joué pour eux comme un argument

touchant à la pratique de la langue au sein de la communauté parlante des païens et des

chrétiens, alors que c’est essentiellement pour contrer des hérétiques que Tertullien, pour sa

part, s’était intéressé à ce point9.

5 R. BRAUN, 1977

2. C’est le vocabulaire doctrinal forgé par Tertullien que l’évêque Cyprien, au III

e siècle,

emprunte largement dans ses écrits. Pas plus que lui il ne développe de considérations particulières sur le

problème de la pratique collective d’un « latin chrétien ». 6 F. CHAPOT, 2009, Chapitre III « Le langage en question », II. A « Le thème de la crise du langage et ses

sources », not. § 2 et 3 (p. 192-193). Je remercie infiniment Frédéric Chapot de m’avoir offert la possibilité de

lire son ouvrage avant sa publication, prévue pour le début de 2009 (aussi la pagination indiquée ici est-elle

susceptible de modification), et à qui j’ai pu en retour avoir le plaisir de faire connaître l’ouvrage d’E.

BERMON, 2007. 7 Cf. F. CHAPOT, Ibid., I. B « Le nom de Dieu », § 4 (p. 155) : « Parce qu’il est latinophone, Tertullien

emprunte ses exemples à la langue latine, mais la même expérience pouvait être menée à partir de toute autre

langue ». Les expressions du latin avec deus au singulier sont utilisées par Tertullien comme argument à propos

de la foi naturelle. 8 Certes, l’on peut dire que Minucius Felix situe sa réflexion sur le plan de la langue en général, même si la

disputatio apaisée de l’Octavius modifie sensiblement la perspective. Son caractère amical et intimiste, en effet,

place le questionnement plus directement sur la langue utilisée par les protagonistes, à savoir le latin, et sur ses

usages ; usages que le chrétien invite à changer, selon un consensus que la conclusion du dialogue rend en

quelque sorte possible. On pourrait donc le situer «entre » Tertullien et Lactance qui, lui, innovera véritablement

en traitant en tant que tel du « matériau » linguistique latin, comme nous souhaitons le montrer. 9 Cf. F. CHAPOT, 2009, Chapitre 3, B. « Le nom de Dieu », §1 (p. 158).

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Que la disputatio ait été conduite à travers la mise en scène d’un dialogue dans

l’Octavius10 ou dans le propos que Lactance tenait lui-même, dans ses Institutions divines, à

l’intention de son lecteur, il faut souligner que l’actualité pourtant présumable de ce point de

débat n’y transparaît pas. Les auteurs ne font en effet aucune allusion au fait que la

polyonymie divine était une notion largement partagée dans les écoles philosophiques depuis

le premier siècle, et qu’un tel phénomène pouvait par conséquent motiver leur réaction11. En

ne tenant compte que des positions respectives des philosophes, il ne font aucunement

ressortir que ceux-ci défendaient12 ou avait défendu positivement la polyonymie, tel Sénèque

qui affirmait qu’à celui que les Romains appelaient Jupiter « tout nom convenait »13. Aussi,

peut-on supposer qu’ils occultaient l’aspect controversé des choses pour mieux exprimer leur

volonté de promouvoir l’usage chrétien de la langue en tant qu’expression de la vérité. Quoi

qu’il en soit, chacun le fit selon une posture différente.

Ainsi, l’on constate que le Minucius Felix met essentiellement l’accent sur l’idée que les

philosophes païens ont pu rejoindre les chrétiens sur quelques points de vérité selon l’idée

alors couramment exprimée que, l’éternité du Dieu chrétien englobant tous les temps de

l’histoire, sa vérité pouvait partiellement inspirer les plus hauts esprits humains avant sa

révélation par le Christ. Ainsi, le chrétien Octavius propose-t-il à Cecilius de faire une sorte

de recensement14, avant de conclure :

Exposui opiniones omnium ferme philosophorum, quibus inlustrior gloria est, deum

unum multis licet designasse nominibus, ut quiuis arbitretur aut nunc Christianos

philosophos esse aut philosophos fuisse iam tunc Christianos15.

Sans donc faire écho au fait de la polyonymie défendue par les philosophes païens, et

caractéristique du polythéisme dans la mesure où celui-ci admet à la fois la traductibilité des

noms des dieux et le principe d’une unicité divine déclinée dans la multiplicité de ses

manifestations ou de ses fonctions, Minucius Felix défend l’idée que Dieu ne peut être

désigné que par un seul nom, un nom à même comme tel d’affirmer son unicité, mais capable

10 Le sceptique Cecilius et le chrétien Octavius, accompagnés de leur « arbiter » Minucius Felix qui jugera, à la

fin du dialogue, de l’efficacité des arguments d’Octavius à avoir convaincu Cecilius. 11 Voir A. J. FESTUGIERE, 1949, p. 517. 12 A. BUSINE (2004, p. 37-38), en montrant que Lactance a vraisemblablement modifié le texte original de

l’oracle d’Apollon, qu’il exploite à des fins apologétiques, en remplaçant le qualificatif de « polyonyme »,

pourtant attesté par une inscription d’Oneanda, par « ineffable » -pour bien marquer la différence avec la

conception des païens-, renforce semble-t-il notre point de vue sur l’aspect « étudié » de l’attitude des auteurs. 13 Nat., II, 45, 1-3 ; cf. aussi Ben., IV, 7, 1-2. 14 Cf. Oct., XIX, 3 : Recenseamus, si placet, disciplinam philosophorum : deprehendes eos, etsi sermonibus

uariis, ipsis tamen rebus in hanc unam coire et conspirare sententiam. 15 Oct., XX, 1 : « J’ai fait voir comment, dans l’opinion de presque tous les philosophes qui jouissent d’une

gloire particulièrement éclatante, des noms multiples désignaient cependant un dieu unique, en sorte que tout le

monde peut croire ou bien que, de nos jours, les chrétiens sont philosophes ou bien que les philosophes étaient

chrétiens dès ce temps-là ». Trad. J. Beaujeu (C.U.F.) comme pour les autres passages cités.

4

également d’exprimer son caractère ineffable. C’est alors le nom commun deus entendu dans

une intension en quelque sorte infinie16, puisque signifiant l’infini de la puissance et de

l’éternité de son référent divin, qui acquiert la capacité de dénommer et devient ainsi nom

propre. Et c’est ainsi qu’Octavius propose à son interlocuteur de faire passer le nom d’usage à

initiale minuscule, en quelque sorte, au nom à initiale majuscule :

Eloquar quemadmodum sentio : magnitudinem dei qui se putat nosse, minuit, qui non

uult minuere, non nouit. Nec nomen deo quaeras : deus nomen est. Illic uocabulis opus

est, cum per singulos propriis appellationum insignibus multitudo dirimenda est ; deo,

qui solus est, dei uocabulum totum est17.

*

À peu près un siècle après Minucius Felix, on constate que Lactance reprend la réflexion

de son prédécesseur, mais pour l’infléchir de façon sensible, et assurément décisive. On relève

d’abord que si la disputatio de l’Octavius est menée par son auteur en vue d’un résultat

consensuel, Cecilius se rendant finalement aux vues du chrétien qui a su le convaincre, la

démarche et le ton de Lactance s’avèrent plus polémiques. Les allusions directes aux

événements hostiles de son temps tels que la production réitérée d’écrits antichrétiens et les

persécutions elles-mêmes, la volonté de riposte, inversement, qu’il affiche avec son œuvre

montrent que l’apologiste est témoin de la situation à la fois politique et religieuse de son

temps18. Ce qui ressortissait à un simple débat d’idées chez le premier touche désormais, chez

le second, à la question de la reconnaissance institutionnelle du christianisme. Autrement dit,

au christianisme en tant que religio.

Or, il serait cohérent d’admettre qu’au moment où la question de la légalisation du

christianisme devait se décider au niveau du pouvoir politique19, Lactance ait pu décider, pour

sa part, de s’employer à défendre intellectuellement sa légitimité. Comme il en affichait

l’ambition, c’est une forme d’auctoritas inédite, en effet, qu’il voulait faire reconnaître à sa

religion. Pour cela, on le sait, la rhétorique et le style « cicéroniens » de Lactance ont servi sa

16 Sens linguistique de intension vs extension (ensemble des traits qui constituent le signifié d’un signe vs

ensemble des référents auxquels un signe s’applique) 17 Oct., XVIII, 9-10 : « Je vais m’exprimer selon mon sentiment : quiconque croit connaître la grandeur de Dieu

la diminue ; quiconque ne veut pas la diminuer ne la connaît pas. Et ne va pas chercher un nom pour Dieu : Dieu

est son nom. Il n’y a besoin de recourir à des appellations que lorsqu’on doit, dans une multitude, distinguer les

individus par la marque d’une dénomination personnelle ; mais Dieu étant unique, l’appellation « Dieu » répond

à sa totalité ». 18 Cf. not., Inst., V, 1 & 2. 19 Voir ci-dessus n. 3.

5

démarche, comme plus généralement son recours aux auctores païens20. C’est donc

relativement à ce contexte que l’on peut comprendre en quoi, malgré l’apparence, Lactance

diffère de celle de son prédécesseur, lorsqu’il affirme :

Horum omnium sententia quamuis sit incerta, eodem tamen spectat, ut prouidentiam

unam esse consentiant. Siue enim natura, siue aether, siue ratio, siue mens, siue fatalis

necessitas, siue diuina lex, siue quid aliud dixeris, idem est quod a nobis dicitur Deus.

Nec obstat appellationum diuersitas, cum ipsa significatione ad unum omnia

reuoluantur21.

À la différence de Minucius Felix, en effet, Lactance ne dit pas que la diversité

d’appellations reflète une simple indifférence des termes pour exprimer une même idée.

Même s’il juge que cette diversité, en définitive, n’est pas un obstacle pour se comprendre, il

souligne pour sa part qu’elle traduit bien plutôt une indécision de vocabulaire que le

christianisme, en l’occurrence, est venu résoudre. Avec le nom Deus, la signification propre

des mots employés, significatio ipsa, a trouvé à s’exprimer, elle est maintenant inscrite dans

la langue latine par les chrétiens. Ainsi, quand Minucius Felix constatait simplement qu’une

conception hénothéiste commune aux philosophes païens et aux chrétiens était perceptible

sous la multiplicité des noms des dieux, et suggérait à travers les protagonistes de son

dialogue qu’on pût s’entendre sur les mots à employer, Lactance, lui, met clairement en relief

l’usage chrétien : a nobis dicitur. En chrétien, mais aussi, d’une certaine façon, en linguiste,

puisqu’il problématise les questions que Minucius Felix observait empiriquement, Lactance

établit que ce sont désormais les res d’une aire de référence chrétienne qui doivent être

rapportées aux uerba de sa langue et que c’est désormais selon l’usage chrétien de la langue

que celle-ci dit vrai. Ce faisant, pour la première fois sans doute, se trouvait exprimée l’idée

d’une propriété des termes à respecter et à imposer à l’usage commun selon le critère de la

religion, « eux » devant prendre leçon sur « nous » :

Deo igitur nomen est, quia solus est, nec opus est proprio uocabulo, nisi cum discrimen

exigit multitudo, ut unam quamque personam sua nota et appellatione designes. Deo

autem, quia semper unus est, proprium nomen est Deus22. (…) Sciant tamen quo nomine

debeant, ne uiolent uerum Deum, cuius nomen exponunt, dum pluribus tribuunt23.

20 Voir l’ouvrage récent de J. WALTER, 2006, qui propose à la fois le meilleur état de la question sur l’usage

rhétorique que Lactance fait des textes païens. 21 Inst., I, 5, 21 : « Si le maître-mot de chacun de ces philosophes manque de netteté, en revanche il y a

convergence vers un même point : ils s’accordent tous sur l’unicité de la providence. Que ce soit la nature, ou

l’éther, ou une raison ou un esprit, ou une nécessité fatale ou une loi divine, ou autre chose, peu importe le nom,

c’est cela même, en fait, que nous nous appelons Dieu. La diversité des noms ne fait pas de difficulté puisque

leur signification suffit à ramener tous ces éléments à l’unité ». Trad. P. Monat (S.C.) comme pour les autres

passages cités. 22 Inst., I, 6, 5 : « Pour désigner Dieu, donc, il n’y a qu’un terme, parce qu’il est seul ; d’ailleurs, il n’est besoin

de vocable propre que lorsqu’un grand nombre d’êtres oblige à établir une distinction, pour que l’on désigne

6

De fait, à un moment où le christianisme était en pleine tourmente mais aussi sur le

point d’obtenir sa reconnaissance institutionnelle, il apparaît qu’un rhéteur et philosophe tel

que Lactance faisait en sorte de conquérir, en tant que chrétien, un nouveau statut qui mît en

lumière sa compétence culturelle, mais linguistique également. C’est son expérience de

chrétien qui inspirait sa compétence de locuteur. Face à Cicéron, qu’il gratifiait du qualificatif

apparemment laudatif de romanae linguae summus auctor24 et avec l’auctoritas duquel il

osait rivaliser, c’est rien de moins que Dieu, en tant que linguae artifex25, qui désormais lui

donnait autorité en tant que sujet parlant.

De ce fait, l’on peut comprendre que c’est la langue latine elle-même qui se trouvait

investie d’une nouvelle fonction. Désormais, selon Lactance, l’éloquence des païens n’étant

qu’affaire de voluptas aurium26, seul le christianisme pouvait être considéré comme

véritablement éloquent, face à un paganisme muet :

Illa enim religio muta est, non tantum quia mutorum est, sed quia ritus eius in manu et

in digitis est, non in corde aut in lingua, sicut nostra, quae uera est27.

La langue, à présent, avait la fonction nouvelle de traduire l’expérience religieuse du

sujet parlant, elle devenait en elle-même le lieu d’expression de sa spiritualité, en elle-même

un rite, dont l’objet était la célébration de Dieu :

Solus et enim qui sentiens capaxque rationis intellegere possit deum, qui opera eius

admirari, uirtutem potestatemque perspicere ; …ideo sermonem solus accepit ac

linguam, cogitationis interpretem, ut enarrare maiestatem domini sui possit28.

chaque personnage par sa caractéristique et sa dénomination. Mais, pour Dieu, parce qu’il est toujours l’un, le

terme propre, c’est Dieu » ; chez Tertullien, déjà (cf. Apol., XVII, 5), l’expression nomen proprium appliqué au

Deus uerus est employée, mais il s’agit là plus exactement du « nom propre » au sens technique (voir F. CHAPOT,

2009, p. 162-163 et partic. n. 38). Cf. Inst., I, 11, 39&40: Vana igitur persuasio est eorum qui nomen Iouis

summo Deo tribuunt. […] nec fas est id nomen eo transferri […] Quid quod huius nominis proprietas non

diuinam uim exprimit sed humanam ? ; sur proprietas chez Tertullien, voir F. CHAPOT, Chapitre III, I. E « Les

noms et la nature des choses », La notion de proprietas (p. 186-188). 23 Inst., I, 7, 7 : « Qu’ils sachent pourtant de quel nom ils doivent les appeler pour ne pas offenser le vrai Dieu,

dont ils exposent le nom au mépris, en l’attribuant à plusieurs ». 24 Inst., III, 13, 10. 25 Inst., VI, 21, 6. 26 Voir Inst., VI, 21, 1-4. 27 Inst., IV, 3, 9 : « En effet, leur religion est muette, non seulement parce qu'elle honore des objets muets, mais

parce que ces rites sont une question de main et de doigts, et non de coeur et de langue comme c'est le cas pour

la nôtre, qui est la vraie » (Trad. P. Monat légèrement modifiée). Cf. Inst., IV, 26, 8 : Nam qui rationem

diuinitatis ignorat, is uere elinguis et mutus est, licet sit omnium disertissimus. Lingua enim cum uerum loqui

coeperit, id est uirtutem maiestatemque Dei singularis interpretari, tum demum officio naturae suae fungitur ;

quamdiu autem falsa loquitur, in usu suo non est : et ideo infans sit necesse est qui diuina proloqui non potest. 28 Ira, 14, 2 : « En effet, l’homme est le seul être qui, doué de sens et capable de raison, puisse discerner Dieu,

admirer ses œuvres, voir clairement sa force et sa puissance […] s’il a reçu, lui seul, parole et langage pour

traduire sa pensée, c’était pour qu’il pût célébrer la souveraineté de son Seigneur ». Trad. Ch. Ingremeau (S.C.)

légèrement modifiée.

7

*

Un siècle après Lactance, c’est à Augustin que revient, s’accorde-t-on généralement,

d’avoir systématisé la notion de signe dans l’analyse du langage, à travers sa réflexion sur la

relation du Verbe avec le verbe humain29. En qualité de linguistes, convenons qu’un parallèle

entre les deux auteurs peut paraître a priori déséquilibré. Mais notre seul propos ici est de

mettre en évidence, à partir de la donnée initiale que représente le motif du nom de Dieu, de

dessiner la perspective historique définie au départ.

S’agissant de la façon dont l’analyse est menée par l’un et l’autre auteurs, constatons

d’abord le fait d’évidence que si Lactance emploie de façon fluctuante sermo et lingua,

nomen, uerbum, uocabulum, appellatio pour décrire la pratique langagière de l’homme,

Augustin fait un usage marqué de uerbum, en jouant sur l’ambiguïté potentielle de ce mot,

capable de désigner à la fois le Verbe de Dieu et la parole de l’homme30. Très différemment,

Lactance avait consacré un chapitre à ce Verbe fils de Dieu, à la fois ratio et sermo, selon la

double terminologie qu’il avait reprise à Tertullien, et s’était explicitement référé à l’incipit de

l’évangile de Jean pour évoquer la raison divine à l’œuvre dans le monde31. Mais il l’avait fait

sans conduire son propos jusqu’aux approfondissements de son successeur sur le langage,

tandis que l’on trouve la question du rapport entretenu entre la parole humaine et la Parole de

Dieu au coeur du commentaire qu’Augustin fait de l’évangile johannique, où il souligne, ce

faisant, l’inaptitude de la langue à exprimer la transcendance de Dieu. Car tel est le mystère

qui, pour lui, est attaché au nom de Dieu, à la fois mot de la langue et signe de la

transcendance, laquelle ne peut être contenue dans le langage humain :

Quotidie dicendo uerba uiluerunt nobis. […] Est uerbum et in ipso homine, quod manet

intus, nam sonus procedit ex ore. Est verbum quod uere spiritualiter dicitur, illud quod

intelligis de sono, non ipse sonus. Ecce uerbum dico, cum dico : Deum. Quam breve est

quod dixi, quatuor litteras et duas syllabas ! […] Quid factum est in corde meo, cum

dicerem: Deus ? Magna et summa quaedam substantia cogitata est, quae transcendat

omnem mutabilem creaturam, carnalem et animalem. […] Ergo quaecumque dicuntur

et transeunt, soni sunt, litterae sunt, syllabae sunt. Hoc uerbum transit, quod sonat :

quod autem significauit sonus, et in cogitante est qui dixit, et in intelligente est qui

audiuit, manet hoc transeuntibus sonis32.

29 Voir sur ce point le bilan bibliographique proposée par E. BERMON, 2007, p. 47 n. 7 & p. 447. 30 Les usages de Lactance mériteraient une attention plus précise, mais cet aperçu suffit ici pour apprécier le

contraste d’un auteur à l’autre. 31 Voir Inst., IV, 8, 9-16. 32Eu. Ioh., I, 8 : « Comme nous parlons tous les jours, les paroles ont perdu pour nous leur valeur. […] Mais il

existe dans l'homme lui-même une parole qui demeure au-dedans de lui, car le son est extériorisé par la bouche.

Il existe une parole qui est vraiment dite par l'esprit : ce n'est pas le son, mais ce que tu comprends en entendant

le son. Ainsi, je profère une parole quand je dis : Dieu. Parole très courte, quatre lettres et deux syllabes ! […]

Que s'est-il passé dans mon coeur quand je disais : Dieu ? Nous avons eu l'idée d'une grande et souveraine

substance, qui transcende toutes les créatures changeantes dans le monde des corps et dans celui des âmes. […]

Par conséquent, tout ce qui est dit et passe, c'est le son, les lettres et les syllabes. Cette parole qui retentit passe ;

mais ce qui est signifié par et qui se trouve dans la pensée de celui qui a parlé comme dans l’intelligence de celui

qui a écouté, cela demeure, alors que les sons disparaissent ». Trad. M.-F. Berrouard (B.A.), comme pour les

autres passages cités, ici très légèrement modifiée.

8

Ainsi, alors que Lactance cherchait à mettre en valeur le fait que le culte chrétien

s’exprimait dans « le cœur et la langue », et marquait de cette manière sa différence avec celui

des païens33, c’est désormais le processus intime de ce culte comme élan spirituel qui

intéresse Augustin. Avec lui, il ne s’agit plus seulement de concevoir la langue comme lieu de

la célébration de Dieu34, mais comme le lieu de l’expérience de la révélation du sens : une

saisie à partir de la simple forme vocale deus, qui permet en l’occurrence d’approcher la

réalité transcendante à laquelle se réfère le chrétien.

Un tel commentaire, où s’exprime l’idée d’une compréhension spirituelle du mot à

partir de son signifiant, ne peut évidemment manquer de faire écho à la réflexion développée

dans le De Trinitate selon laquelle, pour répondre à des considérations d’ordre théologique, il

est dit notamment que le verbe, au sens commun, dépend du verbe « mental » et que c’est

donc « le ‘verbe’ qui ‘luit’ qui donne son nom au ‘verbe’ qui ‘sonne’ »35. Cela,

conformément à « la noétique augustinienne, qui affirme la nécessité d’admettre au

fondement de nos paroles l’élément idéal dont elles sont le véhicule »36. C’est aussi dans cet

ouvrage que l’on pourrait retrouver l’idée selon laquelle ce verbe « mental », le verbe du

cœur, en étant la langue par excellence, n’est lui-même d’aucune langue37.

Cependant, à côté du témoignage de cette expérience spirituelle, Augustin a montré qu’il

restait attentif à la réalité concrète des langues humaines, et c’est cet aspect des choses qui

importe ici à notre propos. Car ces langues, certes inaptes en elles-mêmes à enseigner et à

exprimer la réalité transcendante de Dieu, sont néanmoins prévues dans leur diversité, et à

l’image de la diversité des peuples qui les parlent, pour que l’homme se serve de tous ses

moyens pour tendre vers cette réalité :

Deus cum loqueretur, adhibuit uocem, adhibuit sonos, adhibuit syllabas ? Si adhibuit

ista, qua lingua locutus est ? Hebraea, an graeca, an latina ? ibi necessariae linguae,

ubi distinctio gentium. Ibi autem nemo potest dicere illa lingua uel illa lingua locutum

esse Deum38.

Ainsi, là où Lactance se préoccupait de rapporter l’usage de la langue latine à un aire de

référence chrétienne, les temps ont changé, où Augustin témoigne plus concrètement de la

diversité des langues parlées parmi les hommes, entendus dans leur universalité maintenant

chrétienne. Ce faisant, il rend compte des formes de sensibilité que chacune, à sa manière,

33 Voir ci-dessus n. 27. 34 Voir ci-dessus n. 28. 35 Voir E. BERMON, 2007, p. 427. 36 Ibid., p. 425. 37 Voir M. BARATIN & F. DESBORDES, 1981, p. 56. 38 Eu. Ioh., 14, 7 : « Quand Dieu a parlé, a-t-il eu recours à la voix, a-t-il eu recours à des sons, a-t-il eu recours à

des syllabes ? Et s'il a eu recours à tout cela, de quelle langue s'est-il servi ? De l'hébreu, du grec ou du latin ?

Les langues sont nécessaires quand il y a des peuples différents. Mais personne ne peut dire que Dieu a parlé en

telle ou telle langue ».

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pouvait comporter39. De fait, il convient de remarquer que l’association récurrente

qu’Augustin fait des langues latine, grecque et hébraïque dans son propos, du fait de leur

primauté dans le texte scripturaire, n’est cependant pas systématique, et qu’il peut aussi faire

référence à d’autres réalités langagières. Or en un tel cas, c’est à la forme de sensibilité propre

au locuteur de chaque langue qu’Augustin se montre attentif :

Cor tuum attende. Quando concipis uerbum quod dicas […] rem uis dicere, et ipsa rei

conceptio in corde tuo iam uerbum est ; nondum processit, sed iam natum est in corde,

et manet ut procedat ; attendis autem ad quem procedat, cum quo loquaris : si Latinus

est, uocem latinam quaeris ; si Graecus est, uerba graeca meditaris ; si Punicus est,

attendis si nosti linguam punicam ; pro diuersitate auditorum diuersas linguas

adhibes, ut proferas uerbum conceptum. ; illud autem quod corde conceperas nulla

lingua tenebatur40.

En effet, s’il est incontestable qu’il s’agit encore pour Augustin de parler ici du « verbe

intérieur » communiqué par le Verbe, qui n’est donc en soi d’aucune langue41, tout en

affirmant, comme il le soutient dans le De dialectica, que nos conceptions ne pourraient pas

« naître » sans les mots42, il n’en demeure pas moins vrai qu’il souligne le fait que la forme

vocale comme l’impression auditive des mots sont un facteur fondamental de la

communication des hommes entre eux.

Or, c’est sur ce plan que la question du latin relative à son usage intervient et que l’on

peut observer qu’à son tour Augustin s’est exprimé en tant que locuteur et linguiste. Cela,

selon la perspective particulière de son époque, mais aussi en tant que membre éminent de

l’Eglise. On est loin désormais de la problématique mise en jeu par Lactance dans sa relation

avec les païens de la communauté latinophone à laquelle il appartenait lui-même. Avec

Augustin, c’est une attention à la pratique de la langue au service de l’expression chrétienne,

dans un christianisme libéré en quelque sorte de la question de sa légitimité et installé

désormais dans l’ordre chrétien du monde, qui se déclare alors. S’il est donc

fondamentalement question pour lui d’affirmer que la vérité chrétienne est à la base du sens et

39 Mais l’on pourrait s’interroger sur le fait que les langues sont susceptibles de porter en elles des modes de

représentations propres ; cf. les remarques de G. BARDY, 1948, p. 79. 40 Eu. Ioh., 14, 7 : « Regarde ce qui se passe en ton coeur. Quand tu conçois la parole que tu vas dire [...] tu as

l'intention de dire une chose, et la conception même de cette chose est déjà dans ton coeur une parole ; elle n'est

pas encore sortie au-dehors, mais déjà elle est née dans ton coeur et elle y demeure en attendant le moment d'en

sortir. Tu fais attention cependant à qui tu l'adresseras, avec qui tu vas parler ; si c'est un Latin, tu cherches une

expression latine ; si c'est un Grec, tu prépares des mots grecs, si c'est un Punique, tu te demandes si tu sais le

punique : selon la différence de tes auditeurs tu as recours à des langues différentes pour proférer la parole que tu

as conçue, mais ce que tu avais conçu en ton coeur n'y était enfermé en aucune langue ». 41 Voir E. BERMON, 2007, p. 414-428, sur le rapport entre la distinction verbe proféré/verbe intérieur d’Augustin

et la distinction logos endiathetos/logos prophorikos des Stoïciens. 42 Selon E. BERMON (2007, p. 431), ce sont deux approches qu’il ne faut pas opposer puisque la perspective

théologique d’Augustin les réunit.

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qu’il n’y a donc de sens que du fait de la révélation divine, l’attention qu’il porte à l'effet

propre de chaque langue sur la possibilité de conceptualisation qu'elle offre au locuteur et,

plus encore, sur sa capacité d’émotion, s’avère elle-même pour le moins remarquable :

Moyses [...] ante me [...] si esset, tenerem eum et rogarem eum et per te obsecrarem, ut

mihi ista panderet, et praeberem aures corporis mei sonis erumpentibus ex ore eius, et

si hebraea uoce loqueretur, frustra pulsaret sensum meum nec inde mentem meam

quicquam tangeret ; si autem latine, scirem quid diceret43.

Ce passage des Confessions ne peut, en l’occurrence, que rappeler l'émotion et

l'attachement affectif à la langue latine qu’Augustin évoque ailleurs dans cet ouvrage, où il

exprime les sentiments qu’il éprouvait enfant à l’âge de l’apprentissage du langage. C'est en

effet à la tendresse échangée avec ses nourrices qui parlaient avec lui en latin, l'écoutaient

aussi traduire ses sentiments et ses pensées en cette langue, que le ramène son souvenir. La

langue latine se présente ainsi comme la matrice sensible des concepts formés dans l'esprit du

jeune garçon Augustin44.

Ainsi donc, mots, sons, syllabes, se présentent pour Augustin comme la matière d'une

langue commune qu'on parle et qu'on entend mais dont le sens ne peut se comprendre qu’à

partir de la révélation intime donnée par le Verbe. Cette matière est désormais conçue comme

l'expression d'une intériorité spirituelle qui s’expérimente dans la capacité de la langue elle-

même à faire sens. En allant bien au-delà de ce que Lactance avait pu inaugurer, la langue

latine n’est donc plus seulement la langue d’une religion qui dit quelque chose et qui dit vrai,

elle n’est plus seulement un lieu de célébration de Dieu, elle est devenue aussi la matière, le

lieu d'un échange pour une communauté croyante partageant l'expression d'une même

expérience religieuse : elle est devenue, en quelque sorte, langue de communion, réunissant

toute la communauté des locuteurs latins45 :

Et tamen Deus, cum de illo nihil digne dici possit, admisit humanae uocis

obsequium, et uerbis nostris in laude sua gaudere nos uoluit. Nam inde est et quod

dicitur Deus. Non enim re uera in strepitu istarum duarum syllabarum ipse cognoscitur,

43 Conf., XI, 3, 5 : « Moïse [...] s'il était devant moi, je le retiendrais, je le prierais, je le supplierais en ton nom

de m'ouvrir le sens de ces mots ; je tendrais les oreilles de mon corps aux sons jaillissant de sa bouche. S'il me

parlait en hébreu, c'est en vain que sa voix frapperait mes sens ; rien n'en toucherait mon intelligence. En

revanche s'il me parlait en latin, je saurais ce qu'il dirait » ( Trad. E. Tréhorel et G. Bouissou (B.A.), comme dans

les autres passages cités, ici très légèrement modifiée). Texte dont voici la suite immédiate pour nous garder de

travestir le propos de l’auteur : Sed unde scirem, an uerum diceret ? Quod si et hoc scirem, num ab illo scirem?

Intus utique mihi intus in domicilio cogitationis nec hebraea nec graeca nec latina nec barbara ueritas sine oris

et latinae organis, sine strepitu syllabarum diceret « uerum dicit ». La perspective d’analyse d’E. BERMON sur

ce passage (2007, p. 508) est différente, qui met en parallèle l’herméneutique du texte biblique et la sémantique

d’Augustin. 44 Conf., I, 14, 23. 45 Comparer avec Lactance, ci-dessus n. 27 & 28, qui développe simplement l’idée que la langue serve à

célébrer Dieu et par là remplisse sa fonction naturelle.

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sed tamen omnes linguae latinae socios, cum aures eorum sonus iste tetigerit, mouet

ad cogitandam excellentissimam quandam inmortalemque naturam46.

L’on constate ici qu’il n’est plus question pour Augustin de se référer à l’organe de

l’ouïe selon l’objectif de Lactance qui dénonçait la vacuité de la uoluptas aurium provoquée

par la langue pleine de fausses séductions des païens47. Il s’agit d’exprimer une attention

nouvelle à une forme de sensibilité auditive susceptible d'offrir l'accès à l'univers conceptuel

et religieux commun à la communauté croyante et « parlante» des chrétiens. Car, comme

Augustin le dit aussi : est enim sensus et mentis48. C’est donc une nouvelle manière

d’ « investir » la langue latine qui se fait jour, l'écorce sensible des mots jouant désormais

comme un moyen d’accès au religieux, dans une dimension collective nouvelle.

Comme cela a été dit au départ, Augustin conçoit et habite un univers où le paganisme a

perdu son statut même de religion, assimilé, dans l’histoire du salut, à un état du péché

antérieur à la Révélation. Or c’est ce changement d’époque, ce changement qui sépare le

temps de Lactance de celui d’Augustin que nous souhaiterions, pour finir, tenter de

schématiser, où la position de l’évêque nous semble devoir s’apprécier à la lumière de ce que

l’apologiste avait auparavant ébauché.

En effet, en dégageant l’idée qu’en matière de langage, la vérité chrétienne était vouée à

déterminer le sens propre des noms de la langue latine, Lactance avait introduit le fait que le

locuteur pût répondre de sa pratique langagière en fonction d’une norme religieuse. Or, pour

l’homme d'Eglise qu’était Augustin la question du choix des mots est devenue plus aiguë.

C'est ce qui ressort notamment de ses Retractationes où, procédant à la révision de ses

oeuvres, il révèle ses scrupules de chrétien sur l’usage qu’il a pu faire des mots du latin ou

entendre chez les autres. Ainsi, revenant sur le Contra Academicos, il fait part de ses remords

à propos de l'emploi qu'il fit alors du nom « fortune » :

Sed in eisdem tribus libris meis non mihi placet toties me appellare fortunam quamuis

non aliquam deam uoluerim hoc nomine intellegi, sed fortuitum rerum euentum [...].

Unde et illa uerba sunt quae nulla religio dicere prohibet : forte, forsan, forsitan,

fortasse, quod tamen totum ad diuinam reuocandum est prouidentiam. Hoc etiam ibi

non tacui dicens : « Etenim fortasse, quae uulgo fortuna nominatur, occulto quodam

ordine regitur […]49 ». Dixi quidem hoc, uerumtamen paenitet me sic illic nominasse

46 Doctr., I, 6 : « Et pourtant Dieu, bien que rien qui soit digne de lui ne puisse être dit, a accueilli l'hommage de

la voix humaine, et a voulu que nous nous réjouissions à le louer de nos paroles. Car c'est de là que vient ce nom

de Dieu. Ce n'est pas, en vérité, au bruit que font ces deux syllabes qu'on le reconnaît ; et pourtant tous ceux qui

ont en commun la langue latine, lorsque ce son frappe leurs oreilles, sont entraînés par lui à se représenter en

esprit une nature suréminente et éternelle ». Trad. M. Moreau (B.A.). 47 Voir ci-dessus n. 26. 48 Retract., I, 2. 49 Acad., I, 1, 1.

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fortunam, cum uideam homines habere in pessima consuetudine, ubi dici debet : hoc

Deus uoluit, dicere ; hoc uoluit fortuna50.

De fait, l'idée s’exprime ici que la religion puisse être évoquée comme un critère affecté

à la pratique de la langue51 dans la mesure où l’usage courant est vu comme recélant encore

quelque trace d’un passé « païen » toujours à amender. Les mots de la langue latine sont

désormais soumis à une norme : à partir des Ecritures, le permis et le proscrit existent, selon

l'Eglise52 :

Hoc (scil. omen) licet non serio sed ioco dictum sit, nollem tamen eo uerbo uti.

Omen quippe me legisse non recolo siue in sacris litteris nostris siue in sermone

cuiusquam ecclesiastici disputatoris, quamuis abominatio inde sit dicta, quae in divinis

libris assidue reperitur53.

Qu’on y prête un peu plus attention. Chez Lactance, déjà, les caelestes litterae54 étaient

la donnée de référence du sens, et le simplex et communis sermo dans lequel elle était

consignée pouvaient valoir comme norme dans la mesure où il était forgé par Dieu mentis et

uocis et artifex linguae55. Mais Lactance n’évoquait aucunement encore qu’il existât en

matière de langage quelque référence rapportée à un représentant de l'Eglise, ni non plus un

usage ecclésiastique à l'école duquel, comme Augustin, il se fût formé ; comme celui-ci

l’exprime :

Nec Plato quidem in hoc errauit, quia esse mundum intelligibilem dixit, si non

uocabulum, quod ecclesiasticae consuetudini in re illa inusitatum est, sed ipsam rem

uelimus attendere. Mundum quippe ille intelligibilem nuncupauit ipsam rationem

sempiternam atque incommutabilem, qua fecit Deus mundum. […] Nec tamen isto

nomine nos uteremur, si iam satis essemus litteris ecclesiasiticis eruditi56.

50 Retract., I, 2 : « Pourtant, dans ces trois mêmes livres, je regrette d'avoir si souvent nommé la fortune, bien

que je n'aie pas voulu désigner par ce nom quelque divinité, mais seulement l'arrivée fortuite des choses […]. De

là, ces mots qu'aucune religion n'empêche d'employer : peut-être, par hasard, par accident, d’aventure,

fortuitement, bien que cependant tout doive être ramené à la providence divine. C'est du reste ce que j'ai déclaré

en disant : « Peut-être, en effet, ce qu'on appelle vulgairement la fortune est-il régi par un ordre caché […] ». J'ai

dit cela ; assurément; mais cependant je me repens d'avoir ainsi parlé de la fortune dans ces livres, en voyant les

hommes avoir la très mauvaise habitude de dire : la fortune l'a voulu, quand il faudrait dire : Dieu l'a voulu ».

Trad. G. Bardy (B. A.) comme pour les autres passages cités ici. 51 Du moins s’agissant de noms se rapportant à des notions, l’exemple des adverbes montrant que la motivation

du sens ne compte souvent plus. 52 Il ne s’agit évidemment pas ici d’évoquer les questions théologiques ou doctrinales qui étaient par ailleurs en

jeu au sein de l’Eglise, sachant notamment que le choix des mots avait été une question fondamentale dans les

débats conciliaires contre l'arianisme. 53 Retract., I, 2 : « Bien que cela ne soit pas dit sérieusement, mais par manière de plaisanterie, je ne voudrais

pourtant plus me servir de ce mot. Car je ne me rappelle pas l'avoir lu soit dans nos saintes Ecritures, soit dans

les oeuvres de quelque écrivain ecclésiastique. Cependant abomination, qui vient du mot omen se trouve

fréquemment dans les livres divins ». 54 Inst., VI, 21, 5. 55 Inst., VI, 21, 6. 56 Retract., III, 2 : « Platon lui-même ne s'est pas trompé en affirmant l'existence du monde intelligible, si nous

ne voulons pas nous arrêter au mot qui est étranger, dans cette matière, à l'usage ecclésiastique, mais nous

attacher à la chose elle-même. Car il a nommé monde intelligible la raison elle-même, éternelle et immuable,

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Au temps d'Augustin, désormais, il s'agissait, sous l’autorité de l’Eglise, d'offrir à la

sensibilité du croyant un univers de parole qui fût en même temps un accès à son univers

religieux. L'oreille était maintenant religieuse : chrétienne, elle aimait et devait entendre à

présent un son qui « sonne » chrétien :

Item quod dixi : « Ad sapientiae coniunctionem non una uia perueniri57 » non

bene sonat ; quasi alia uia sit praeter Christum qui dixit : « Ego sum uia »58. Vitanda

ergo erat haec offensio aurium religiosarum […]59.

***

Au temps de Constantin, se jouait pour le christianisme la question de sa légitimité.

Lactance, proche de cette personnalité de pouvoir, s’est engagé, à son niveau, en tant que

chrétien et maître de rhétorique latine60, dans la conquête de cette légitimité. Ainsi,

l’affirmation d’une autorité chrétienne sur la langue latine était celle d’une époque où la

confrontation avec les païens était cruciale. Il s’agissait à la fois pour cet apologiste de

revendiquer le bien de la culture « cicéronienne », qui était celle des païens, et de la soumettre

aux conditions de vérité de sa religion. Désormais, le langage chrétien se devait d’entrer dans

la pratique légitime de la langue latine. Ce n’est plus ce qui compte au temps d’Augustin. Le

problème, en quelque sorte, avait été réglé, et l’époque pouvait vivre selon un horizon pensé

uniquement en termes chrétiens. Avec l’évêque d’Hippone, la question du rapport à la

transcendance de Dieu, à sa vérité, la question de la capacité du langage à enseigner sur les

choses sont centrales. Mais pour autant, Augustin ne cesse pas le travail de réflexion mené par

son prédécesseur sur le latin, même s’il ne s’agit plus de s’en prendre aux locuteurs païens de

cette langue, mais de révoquer son usage « païen », au sens où cet usage recelait le péché du

passé. Pour le premier, il fallait réformer la lingua romana, la langue latine « artificielle » des

païens dont les mots ne disaient rien de vrai ; pour le second, les mots de la lingua latina

contenait un sens donné par le verbe « intérieur » qui s’appréhendait à travers l'émotion

déclenchée par la parole. Désormais, la langue latine, la langue de l’Eglise en Occident, est

devenue un lieu de contrôle du sens. De Lactance à Augustin, on a vu se dessiner le

par laquelle Dieu a fait le monde. […] Cependant, je ne me serais pas servi de ce mot, si j'avais été assez instruit

des lettres ecclésiastiques ». 57 Sol., I, 13, 23. 58 Jn., XIV, 6. 59 Retract., IV, 3 : « De même ce que j'ai dit : ‘Il y a plus d'une voie qui conduit à l'union avec la sagesse’ est

mal sonnant. Car il n'y a pas d'autre voie que Le Christ qui a dit : ‘je suis la voie’. Il fallait donc éviter cette

offense faite aux oreilles pieuses ». 60 Lactance était un rhéteur de grande réputation puisqu’il fut appelé par Dioclétien à la cour de Nicomédie pour

y professer la rhétorique latine ; il était alors encore païen. C’est là par ailleurs qu’il connut le jeune Constantin,

qui lui confia, quelque vingt cinq ans plus tard, en Gaule, le préceptorat de son fils Crispus.

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phénomène par lequel, selon les mots de Peter Brown, un « sens commun

religieux...emprisonnait le sacré dans une fine toile de mots chrétiens »61.

Blandine Colot

Université d’Angers

61 P. BROWN, 1998, p. 143 (C’est nous qui soulignons).

15

Bibliographie

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