La diffusion des cultures et des langues pendant la préhistoire: quels rapports entre archéologie,...

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La notion de mobilité dans les sociétés préhistoriques. Paris, Éd. du CTHS, 2007, p. 81-90. RÉSUMÉ Nous présentons la synthèse d’une longue recherche sur les problèmes (méthodologiques, ainsi qu’épistémologiques) soulevés par les diverses hypothèses qui ont tenté d’expliquer la diffusion des cultures et des caractères génétiques dans la préhistoire, ainsi que la formation et la diffusion des langues. En premier lieu, on examinera les théories du généticien L. Cavalli-Sforza et surtout les questions liées à la néolithisation. Ensuite, les différentes reconstructions des familles linguistiques (en particulier celles de Gimbutas, Renfrew, Alinei et Malllory) seront confrontées aux données archéologi- ques ; à ce propos, on discutera le problème de l’origine du langage humain, en le distinguant de celui des langues qui ont effectivement survécu avec Homo sapiens. Après avoir donné en exemple quelques mécanismes de transformation linguistique et de diffusion culturelle, on envisagera les méthodes les plus avancées de la recherche biologique pour établir les formes et les dimensions de la mobilité humaine au cours de la préhistoire. ABSTRACT The diffusion of cultures and languages in prehistory: what connections exist between archaeo- logy, linguistics and genetics? This paper presents a synthesis of a long research concerning methodological and epistemological problems raised by the different hypotheses that attempted to explain the diffusion of cultures and genetic features, as well as the formation and diffusion of languages. First of all, the author considers the theories of the geneticist Cavalli-Sforza and particularly the issues concerning neolithisation. The different hypotheses on the diffusion of Indo-European languages (particularly those of Gimbutas, Renfrew, Alinei and Mallory) are then examined in light of archaeological evidence. In this approach, the origin of human language is clearly separated from that of the origins of the languages which actually survived with Homo sapiens. Some examples of linguistic transformation and cultural diffusion are given, and the most advanced biological methods are considered in order to determine forms and dimensions of human mobility in prehistory. LA DIFFUSION DES CULTURES ET DES LANGUES PENDANT LA PRÉHISTOIRE : QUELS RAPPORTS ENTRE ARCHÉOLOGIE, LINGUISTIQUE ET GÉNÉTIQUE ? Tomaso DI FRAIA Université de Pise

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La notion de mobilité dans les sociétés préhistoriques. Paris, Éd. du CTHS, 2007, p. 81-90.

RÉSumÉNous présentons la synthèse d’une longue recherche sur les problèmes (méthodologiques, ainsi qu’épistémologiques) soulevés par les diverses hypothèses qui ont tenté d’expliquer la diffusion des cultures et des caractères génétiques dans la préhistoire, ainsi que la formation et la diffusion des langues. En premier lieu, on examinera les théories du généticien L. Cavalli-Sforza et surtout les questions liées à la néolithisation. Ensuite, les différentes reconstructions des familles linguistiques (en particulier celles de Gimbutas, Renfrew, Alinei et malllory) seront confrontées aux données archéologi-ques ; à ce propos, on discutera le problème de l’origine du langage humain, en le distinguant de celui des langues qui ont effectivement survécu avec Homo sapiens. Après avoir donné en exemple quelques mécanismes de transformation linguistique et de diffusion culturelle, on envisagera les méthodes les plus avancées de la recherche biologique pour établir les formes et les dimensions de la mobilité humaine au cours de la préhistoire.

AbstrActthe diffusion of cultures and languages in prehistory: what connections exist between archaeo-logy, linguistics and genetics?this paper presents a synthesis of a long research concerning methodological and epistemological problems raised by the different hypotheses that attempted to explain the diffusion of cultures and genetic features, as well as the formation and diffusion of languages. First of all, the author considers the theories of the geneticist cavalli-sforza and particularly the issues concerning neolithisation. the different hypotheses on the diffusion of Indo-European languages (particularly those of Gimbutas, renfrew, Alinei and Mallory) are then examined in light of archaeological evidence. In this approach, the origin of human language is clearly separated from that of the origins of the languages which actually survived with Homo sapiens. some examples of linguistic transformation and cultural diffusion are given, and the most advanced biological methods are considered in order to determine forms and dimensions of human mobility in prehistory.

LA diffuSioN dES CuLTuRES ET dES LANGuES PENdANT LA PRÉHiSToiRE : quELS RAPPoRTS ENTRE ARCHÉoLoGiE,

LiNGuiSTiquE ET GÉNÉTiquE ?

Tomaso Di Fraia

université de Pise

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Les bases de la question

Le généticien L. Cavalli-Sforza présente ainsi en 1993 le début de ses recherches sur la génétique des populations (Cavalli-Sforza et Cavalli-Sforza, 1993) :

En 1961-62, nous sommes arrivés à rassembler des valeurs pu-bliées sur quinze populations, trois par continent, pour un total de 20 variantes génétiques. Tous ces groupes appartenaient aux groupes sanguins suivants : AB0, Rh et trois autres systèmes [...] Nous avons évalué la distance génétique entre deux populations sur la base de ces données, pour l’ensemble des 105 paires pos-sibles formées par les comparaisons entre les quinze populations prises deux à deux. Ceci nous a donné la possibilité d’obtenir l’arbre le plus raisonnable d’après les données disponibles. [Cet arbre] est encore aujourd’hui à peu près exact. Entre autres, en le disposant sur une carte géographique du monde, on obtient une figure qui semble décrire les chemins parcourus par l’homme moderne dans son expansion. Les bifurcations des ramifications de l’arbre doivent correspondre, historiquement, à des sépara-tions entre deux populations : au moment où de l’une d’elles s’est détaché un fragment qui a migré ailleurs, dans une région suffisamment éloignée de la première pour que les échanges mi-gratoires successifs soient modestes ou nuls. Si la reconstruction est juste, la séquence des ramifications devrait correspondre à celle des scissions, et […] la longueur des ramifications devrait correspondre à la durée des scissions.

Cavalli-Sforza a privilégié les caractéristiques génétiques car les paramètres morphométriques traditionnels (forme du squelette et mesures relatives) sont fortement sujets à la sélection naturelle, qui est influencée par le climat et par les conditions de vie.

Pour ancrer l’interprétation des différences génétiques à des reconstructions historiques dignes de foi, Cavalli-Sforza envisage avant tout les processus de l’origine et de la diffusion de l’agriculture :

La diffusion de l’agriculture à partir des zones où elle est apparue doit s’être produite en raison d’une rapide surpopulation locale. une partie des nouvelles générations a certainement dû cher-cher des terres à cultiver dans les aires voisines. L’expansion a commencé il y a environ 9 000 ans, à partir d’une zone comprise entre l’iraq et la Turquie d’aujourd’hui.

Cavalli-Sforza parle de diffusion démique, c’est-à-dire d’une expansion causée par une croissance démographi-que constante, avec des phases consécutives et régulières d’expansion, dont la vitesse aurait été en moyenne d’un kilomètre par an.

mais il est assez probable qu’il y a eu beaucoup de migrations, même importantes, nées dans des lieux différents, avant et après celle qui nous intéresse [...] Comment pouvons-nous les distin-guer ? [...] une méthode statistique (analyse des composantes principales) peut permettre de séparer les différentes couches superposées des fréquences géniques [...].

Les cartes des composantes principales furent construi-tes par Cavalli-Sforza, selon des courbes « isogéniques », en représentant par la même hachure les zones où la fré-quence moyenne d’un grand nombre de gènes se révèle constante (fig. 1) :

La carte géographique de la première composante des gènes du continent européen reproduisait presque parfaitement la carte des dates d’arrivée des céréales en Europe, obtenues par le car-bone radioactif (Cavalli-Sforza, 1996).

objections à la méthode et à la reconstruction de Cavalli-Sforza

on a fait remarquer (Bateman et al., 1990a et 1990b) que les analyses de Cavalli-Sforza ont été conduites sur des entités cernées d’une façon discutable. Cavalli-Sforza aurait utilisé le mot « population » dans trop de sens dif-férents : comme équivalent de topodème (c’est-à-dire un regroupement défini essentiellement par des limites géo-graphiques), de glottodème (communauté linguistique), gamodème (ensemble d’individus génétiquement croisés) et enfin de génodème (groupe caractérisé par une spécificité génotypique) ; au contraire, il aurait fallu n’utiliser le terme de population que pour des entités de ce dernier type.

deuxièmement, Cavalli-Sforza identifie 42 popula-tions, un nombre qui semble obtenu grâce à une réduc-tion arbitraire, en fonction d’une subdivision en phyla lin-guistiques (fig. 2) proposée par quelques linguistes, mais fort controversée.

d’après moore (1995), deux phénomènes n’ont pas été suffisamment considérés : la genealogical amnesia (faute de documentation écrite, la majorité des gens ne se

Figure 1. Carte de la première composante principale (Cavalli-Sforza et Cavalli-Sforza, 1993)

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rappelle ses ancêtres que pendant trois ou quatre géné-rations) et la nature transitoire de l’identité ethnique, qui, au sens strictement génétique, est une réalité en évolu-tion continue depuis les temps les plus reculés ; donc :

La distinction entre populations mixtes et non mixtes est illusoire et est un produit de notre ignorance de l’histoire ethnique. Nous sommes tous mixtes [...] ; établir depuis combien de temps et avec qui, ceci est l’unique vrai problème.

Enfin, Jean Guilaine (2001, fig. 3) a montré que

La « vague d’avance » [de l’agriculture] a été conçue de façon trop générale... [tandis que] la chronologie de la diffusion n’a pas répondu à un modèle homogène et régulier mais a ce qu’on peut appeler un modèle général « arythmique », marqué tantôt par des accélérations, tantôt par des tassements.

des explications alternatives pour la formation des

caractéristiques génétiques

quelques chercheurs ont suggéré que la forte pré-sence des allèles A, B et o dans la première composante

Figure 2. Arbre génétique et corrélation entre populations et familles linguistiques (d’après Cavalli-Sforza et al,. 1994).

principale de Cavalli-Sforza pourrait être reliée à la sensibilité particulière du système ABo à des maladies telles que le choléra, la variole, la grippe et la peste. fix (1996) a supposé que le facteur temps, relié aux innovations économiques néolithiques, peut avoir joué un rôle décisif dans la sélection naturelle qui a produit les gradients géniques. fix envisage donc les maladies qui pourraient avoir influencé les différenciations dans les allèles HLA (Human Leukocyte Antigen), particulièrement celles qu’on peut rattacher au développement simultané de l’agriculture et de l’élevage. Puisque la plupart des affections humaines dérivent de maladies animales à des périodes relativement récentes de l’évolution biologique, il est vraisemblable que de nombreuses infections de masse se sont propagées en raison de la promiscuité croissante entre hommes et animaux. Ainsi, quelques spécialistes ont relié l’origine de la variole à la variola vaccina, la grippe à des maladies semblables présentes chez les porcs et la rougeole à un groupe de maladies animales comprenant la peste bovine, la morve des chiens et la fièvre porcine.

d’autre part, les risques de maladies pour les animaux eux-mêmes augmentèrent après le confinement dans des enclos et l’augmentation de leur densité, en amorçant des cycles d’infections réciproques avec les hommes, comme il arrive avec le ténia et la salmonelle. fix observe aussi que les variations dans les allèles HLA influencent les ca-pacités de réponse à diverses maladies ; en particulier on a démontré que l’allèle HLA-Bw53 fournit une défense contre la malaria. il a donc utilisé des simulations mathé-matiques, obtenant les résultats suivants :

• un gradient temporel dans la sélection naturelle pro-duit un gradient géographique dans les fréquences géniques ;• environ deux cents générations d’adaptations sélec-tives suffisent pour obtenir des fréquences géniques équivalentes à celles enregistrées par Cavalli-Sforza pour l’extrémité sud-est (Grèce) de sa carte de la « pre-mière composante principale », alors que pour l’extré-mité nord-ouest (Angleterre) un processus analogue, simulé pour un nombre assez inférieur de générations, fournit des données semblables aux fréquences géni-ques de la population anglaise actuelle (fig. 4).

de même, d’après un groupe de chercheurs canadiens (Jackes et al., 1997b) les traits génétiques des populations post-néolithiques ibériques ne dépendraient pas de nou-veaux apports géniques, mais plutôt d’une série de muta-tions liées au nouveau régime alimentaire ; par exemple, on pense que la fréquence élevée de HLAB*8 est associée

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à l’intolérance au gluten ; donc une fréquence basse de cet allèle pourrait provenir d’une longue période d’ali-mentation en céréales.

dans le domaine de la paléoanthropologie, pour la transition du mésolithique au Néolithique dans l’italie du centre-sud, on n’enregistre pas de changements morpho-métriques significatifs entre mésolithique et Néolithique pendant la phase plus ancienne (céramique impressa), tandis que dans le Néolithique récent on perçoit certains changements (mallegni et usai, 1996). Ce scénario ne s’ac-corde pas avec la théorie de Cavalli-Sforza, selon laquelle nous nous attendrions à trouver chez les premiers hommes néolithiques le maximum de différences avec les autoch-tones mésolithiques. des observations semblables ont été faites pour la péninsule ibérique (Jackes et al., 1997a).

L’archéologue Colin Renfrew (1987), pour valoriser la présumée expansion démique néolithique, en est arrivé à nier ou à réduire au minimum le phénomène des migra-tions dans la préhistoire, par exemple pour les Celtes. mais, comme le note Villar (1996) : « on ne comprend pas pourquoi le comportement des Celtes devrait être si dif-férent avant et après le début des témoignages écrits. » En outre, les modalités de déplacement peuvent être

assez variées et même de petits groupes peuvent amor-cer d’importants développements socio-économiques et culturels. Ainsi, bien que l’historiographie ancienne ait souligné surtout les tendances belliqueuses des Celtes, leur pénétration en italie et dans autres régions d’Europe prit aussi des formes tout à fait différentes, plus capillaires et articulées, même si la possession des armes semble avoir joué un certain rôle. Par exemple, sur le mont Bibele, dans l’Apennin bolonais (Vitali, 1991), la nécropole d’une petite communauté étrusque montre une continuité du rituel depuis 400 jusqu’au 250 av. J.-C ; entre 350 et 330, quelques tombes contiennent des armes en fer et des fibules de production celtique ; ensuite il se forme un groupe distinct de tombes avec un armement de prestige. donc, un petit groupe d’abord, et plus tard une colonie plus importante de Celtes (des guerriers au service de la communauté ?) vécurent avec les Étrusques. un autre exemple est la présence d’une communauté étrusque à Lemnos, peut-être dès le vii siècle av. J.-C. (de Simone, en 1996, a interprété la fameuse stèle comme un texte étrusque). Et encore : de petits groupes mycéniens au Bronze moyen-récent (1600-1200 av. J.-C.) introduisirent en italie d’importantes innovations technologiques (tour

Figure 3. Propagation de l’économie néolithique (Guilaine, 2001) ; on observe des «frontières culturelles» (barres noires).

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Figure 4. Fréquences empiriques et simulées du gène HLA (Fix, 1996)

de potier, oléiculture), en amorçant ou accélérant des processus économiques et sociopolitiques de grande portée (Peroni, 1996).

Gènes et langues

Selon Cavalli-Sforza (1996) :

il y a des analogies importantes entre l’évolution des gènes et celle des langues [...] deux populations isolées l’une de l’autre se différencient tant génétiquement que linguistiquement. En principe, l’arbre linguistique et l’arbre génétique doivent donc se correspondre, car ils sont le reflet de la même histoire de scissions et par conséquent d’isolements évolutifs.

Cependant, comme l’a justement noté Patrick Sims-Williams (1998), la population parlant ladin (dans le frioul et en quelques vallées des dolomites) est génétiquement plus isolée que les Basques par rapport aux autres popula-tions européennes ; pourtant leur langue n’est pas l’épave d’une ancienne langue ou famille linguistique inconnue, mais dérive du latin. on ne peut donc pas établir une cor-respondance biunivoque entre isolement génétique et évolution linguistique.

La patrie originaire présumée des indo-Européens fut d’abord située en inde, puis en Lituanie puis, par Gordon Childe, dans les steppes qui s’étendent au nord de la mer Noire. Pour marija Gimbutas (Gimbutas, 1963 et 1966), cette patrie se trouve dans les steppes de la Russie du sud, et cet auteur la relie à la culture des tumulus ; les tumulus, ou kurgan, sont les sépultures de populations semi-nomades, avec une économie reposant

essentiellement sur l’élevage. Selon Gimbutas, ces populations, en se déplaçant sur de longues distances grâce à la possession de chevaux, auraient diffusé leur culture et leur langue par vagues successives (4400-3000 av. J.-C.). La théorie de Gimbutas fut accueillie avec bienveillance par beaucoup de linguistes, car elle semblait mieux correspondre à ce qu’ils avaient découvert de la culture des premiers indo-Européens, mais sur le plan archéologique elle ne tenait pas debout. même la domestication des chevaux, qui paraissait démontrée par un exemplaire de dereivka (Anthony et Brown, 1991), attribué à la culture de Sredni Stog (4000 av. J.-C.), a été démentie en 2000 (Anthony et Brown, 2000) :

de nouvelles datations au radiocarbone d’oxford et Kiev indi-quent que [...] le cheval de dereivka mourut entre 700 et 200 av. J.-C. En ukraine, cela suggérerait un dépôt de la période sci-tique de l’Âge du fer. À ce qu’il semble, les restes du cheval [...] étaient posés dans une fosse fouillée à l’Âge du fer à l’intérieur du gisement chalcolithique.

mais en 1987, déjà, Renfrew avait contesté radicalement la théorie de Gimbutas :

Pourquoi des hordes de guerriers à cheval auraient-elles dû se diriger vers l’ouest à la fin du Néolithique, en assujettissant les habitants d’Europe et en leur imposant le proto-indo-européen ? quelle énorme augmentation de population dans les steppes aurait pu justifier un tel phénomène ?

La théorie de Gimbutas étend la durée des migrations kur-ganiques sur environ 1 500 ans et dans une aire très vaste, un scénario qui n’a été illustré par aucun autre processus historique connu.

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Au niveau méthodologique, Renato Peroni (1989) a observé :

Les hypothèses « migrationnistes » sont à rejeter, et doivent céder le pas à la thèse de l’autochtonie, dans tous ces cas où dans une région donnée, au cours des siècles et des millé-naires de la protohistoire, on enregistre une continuité inin-terrompue d’habitats et/ou de culture ; on peut pourtant les envisager là où cela ne se vérifie pas ; on finit souvent par s’apercevoir que les cas de discontinuité présumée étaient en réalité dus à des lacunes dans les découvertes.

Après avoir réfuté la théorie de Gimbutas, Renfrew (1987) soutient que :

Si l’on regarde la préhistoire européenne, il y a un événement aux effets assez radicaux pour se porter candidat comme élément d’explication [...] : l’avènement de l’agriculture et de l’élevage.

donc la substitution démographique quasi totale aurait signifié le succès des langues indo-européennes parlées par les colonisateurs néolithiques.

Autres théories sur l’indo-européanisation

il y eut ensuite différentes tentatives pour corriger ces théories, et on a avancé des propositions conciliatoires : celle d’Andrew et Susan Sherratt (1988) (première diffu-sion néolithique et expansions successives pendant l’Âge du Bronze ; fig. 5), de Safronov (1983 : trois « patries » successives : Çatal-Hüyuk, Balkans du nord, aire danu-bienne de l’Europe centrale), et de Gamkrelidze et ivanov (1990), qui placent la patrie ancestrale entre les Balkans, le Proche-orient, la Transcaucasie, le plateau iranien et le Turkmenistan du sud.L’archéologue James mallory (2001) a proposé de « re-courir à des cas réels qui nous informent de la variété des processus impliqués dans la substitution linguistique ». dans ce but, il utilise l’interprétation du changement ar-rivé après 1675 dans le territoire des Acholi, dans le nord de l’ouganda, grâce auquel il peut affirmer que :

[...] d’autres mécanismes tels que les systèmes d’échange, l’at-traction suscitée par des associations religieuses ou tout autre vecteur social approprié peuvent eux-mêmes avoir servi d’impul-sion à la substitution linguistique produite par contact.

mallory trouve contradictoire la théorie de Renfrew, qui rejette les arguments invoqués par les gimbutiens pour soutenir l’arrivée des populations kurganiques en Europe, tandis qu’il les accepte pour l’indo-européanisation de l’Asie (fig. 6). Sur ces prémisses, et après une analyse du lexique indo-européen concernant l’organisation sociale, mallory croit possible de placer, au moins en partie, l’ex-

pansion des langues indo-européennes dans le Bronze avancé, à partir des steppes asiatiques.

John Robb (1991) a construit des hypothèses simu-lant la diffusion, la réduction ou l’extinction linguistique dans la préhistoire, en envisageant surtout les crises ou les expansions économiques et démographiques, auxquelles les petites communautés préhistoriques étaient fréquem-ment exposées.

Enfin, le linguiste mario Alinei (1996 et 2000) a avan-cé une théorie, selon laquelle :

• les diverses familles linguistiques se seraient formées dès la première réalisation du langage articulé par le genre Homo ;• le phylum indo-européen aurait été porté en Europe déjà par les premiers sapiens ;• les différentes langues indo-européennes se seraient différenciées ensuite par hybridation là où elles seront connues historiquement.

on peut objecter que :

• toutes les familles linguistiques connues doivent être ramenées à Homo sapiens, car toutes les autres espè-ces, Neanderthal compris, se sont éteintes, et, avec elles, leur langues aussi ;• Alinei ne fournit pas de preuves convaincantes pour démontrer l’introduction en Europe du phylum indo-européen au Paléolithique, même si l’archéologue marcel otte (1995) partage cette thèse ;• en tout cas, Alinei, en n’admettant aucune transfor-mation linguistique endogène, s’interdit d’expliquer

Figure 5. Diffusion des langues indo-européennes (Sherratt et Sherratt,1988)

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comment se sont formées les différentes langues in-do-européennes.

La mobilité humaine dans la préhistoire

Jehanne féblot-Augustins (1997) a étudié la mobilité hu-maine dans la préhistoire et a démontré en particulier que pour le Paléolithique supérieur il y a un bon pourcentage de cas de transport de matières premières sur plusieurs centaines de kilomètres et un cas exceptionnel de 700 ki-lomètres. Cela démontre une capacité notable de réaliser des échanges à longue distance, mais en toute logique ne nous apprend rien sur l’étendue des trajets parcourus par un même individu ou groupe, et encore moins sur l’éven-tualité que certains groupes se déplacent définitivement d’un lieu à un autre.

Toutefois, nous disposons aujourd’hui d’un niveau d’analyse bien plus fin, grâce à l’étude des pourcentages de baryum et de strontium dans les os. Le baryum et le strontium ingérés pendant l’enfance restent fixés dans l’émail des dents, tandis que dans les autres os le rapport baryum / calcium et strontium / calcium se modifie sans interruption jusqu’à la mort. Puisque dans les divers sols baryum et strontium sont présents en pourcentage plus différenciés que ceux fournis à l’organisme humain par différents régimes alimentaires dans le même territoire,

Figure. 6. Les différents mécanismes de diffusion des langues indo-européennes (Villar, 1996)

Figure 7. Carte de la Bavière les nécropoles campaniformes et les zones géologiques avec des rapports différents de strontium

radioactif (Price et al., 1998)

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des différences marquées entre les quantités présen-tes dans les divers types d’os indiquent qu’un individu a passé son enfance dans une certaine zone et l’âge adulte dans une autre. Cette méthode, appliqué entre autres aux inhumés de quelques nécropoles de culture campaniforme de la Bavière (Price et al., 1998), a don-né les résultats suivants (fig. 7) :

• les immigrés dans le sud de la Bavière sont entre 18,8 % et 24,6 % ;• le pourcentage de femmes immigrées (30 %) est un peu plus élevé que celui d’hommes (21 %) ;• quelques individus, pour se déplacer de la zone où ils avaient passé leur enfance à celle où ils sont morts, ont parcouru au moins 200 kilomètres.

Conclusions

Par une ironie du sort, la plus importante réfutation de la théorie « néolithique » élaborée par Cavalli-Sforza (Caval-li-Sforza et al., 1994) et reprise par Renfrew (2000) est venue précisément de récentes études sur l’AdN. Le géné-ticien Bryan Sykes (2002), ayant cerné dans la population

européenne sept groupes fondamentaux, caractérisés par diverses suites géniques dans l’AdN mitochondrial, a essayé d’établir l’ancienneté de l’origine de chacun groupe, d’après le nombre de mutations enregistrées. il a pu ainsi démontrer que le pool génique des Européens dérive à 80 % des populations qui colonisèrent l’Europe au Paléolithique supérieur.

La reconstruction de Sykes a été confirmée de façon éclatante par une recherche ultérieure (Semino et al., 2000) conduite sur le chromosome Y (masculin) de 1 007 sujets vivant en Europe et au Proche-orient et publiée en 2000 par un groupe de chercheurs, parmi lesquels Cavalli-Sforza, qui jusqu’alors avaient énergiquement réfuté les positions de Sykes.

Naturellement, ces acquisitions ont eu un effet explosif sur les anciennes hypothèses de substitution ou même de simple prévalence démographique par la vague présumée d’expansion vers l’occident d’agriculteurs néolithiques provenant du Proche-orient. Enfin, en ce qui concerne la diffusion des langues indo-européennes, à mon humble avis, les défenseurs des différentes théories n’ont pas en-core produit de preuves suffisantes et d’argumentations convaincantes.

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