Pierre et Mohamed. Algérie, 1er août 1996

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Nâzim Boudjenah de la Comédie Française Musique & percussions Francesco Agnello Tarif 15/10 Réservation et contact : 06 64 64 01 51 Chapelle de l'Oratoire 32 rue Joseph Vernet 84000 Avignon ierre P ed oham M Algérie, 1 août 1996 Création Festival d'Avignon 2011

Transcript of Pierre et Mohamed. Algérie, 1er août 1996

Nâzim Boudjenah de la

Comédie Française

Musique& percussions

FrancescoAgnelloTarif 15/10 €

Réservation et contact :

06 64 64 01 51

Chapelle de l'Oratoire32 rue Joseph Vernet

84000 Avignondu 20 au 27 juillet à 18 h

ierreP edohamMAlgérie, 1 août 1996

Création Festival d'Avignon 2011

Nâzim Boudjenah de la

Comédie Française

Musique& percussions

FrancescoAgnelloTarif 15/10 €

Réservation et contact :

06 64 64 01 51

Chapelle de l'Oratoire32 rue Joseph Vernet

84000 Avignondu 20 au 27 juillet à 18 h

ierreP edohamMAlgérie, 1 août 1996

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Pierre et MohaMed

[1. La corniche]Ils m’ont dit que l’avion

d’Alger aurait plusieurs heures de retard, alors je suis venu ici pour attendre. Je ne voulais pas rester à l’aéroport d’es-Sénia, au milieu des soldats, avec tout ce monde qui s’entasse dans ce grand hangar étouffant. L’été, à Oran, même l’air de la mer est étouffant, et il faut monter sur l’Aïdour pour trouver un peu de fraîcheur sous les pins. Alors j’ai pris la 205 du patron pour monter l’attendre ici. Cette corniche, c’est mon lieu ; je peux passer des heures à regarder la ville, Oran la radieuse, le port et la mer. Quand je suis triste, c’est ici que je viens pleurer.

J’ai emmené Pierre ici il y a trois mois. Je venais tout juste de commencer à travailler pour lui, mais je le connaissais depuis longtemps. Quand j’étais petit, les religieuses de la paroisse de chez nous, à Sidi bel Abbes, nous ont beaucoup aidés, ma mère, mes frères et sœurs et moi, et depuis je donne toujours un coup de main à la paroisse, pour faire des travaux ou conduire la voiture des sœurs. Conduire, surtout, j’adore ça. Alors quand j’ai appris que Pierre, l’évêque d’Oran, qui venait souvent chez nous voir les sœurs ou le curé, avait besoin d’un chauffeur pour

Il y a quinze ans, le 1er août 1996, Monseigneur Pierre CLAVERIE, dominicain et évêque d’Oran, était assassiné avec Mohamed BOUCHIKHI, un jeune algérien qui le conduisait à son évêché.

La pièce « PIERRE ET MOHAMED », écrite par Adrien CANDIARD, a été créée pour le Festival d’Avignon 2011. Interprétée par Nâzim BOUDJENAH, pensionnaire de la Comédie Française et le musicien Francesco AGNELLO, elle voudrait être un hommage au message d’amitié et de respect ancré dans la volonté de dialogue interreligieux de Pierre CLAVERIE. Un message urgent, vivant, qui n’a rien perdu de son actualité, alors que les différents intégrismes religieux se font de plus en plus violents dans le monde.

Production : Compagnie Aircac, Province Dominicaine de France, Foi et Culture - Avignon

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l’été, je me suis proposé. Ça fait un peu d’argent pour aider ma mère à s’en sortir (c’est moi l’aîné maintenant, le chef de famille). Et puis je suis fier de conduire un évêque chrétien, même si je suis musulman. Et je suis heureux d’accompagner Pierre.

Je lui ai dit à peu près ça quand je l’ai emmené avec moi sur cette corniche. Puis, nous avons regardé Oran, sa blancheur, la mer étincelante. Je lui ai dit que je n’en pouvais plus, de cette guerre civile qui dure, qui détruit tout, de ces morts tous les jours, tout le temps, tués par on ne sait qui. Qu’est-ce que ça veut dire, avoir vingt-et-un ans, quand on grandit avec cette odeur de mort partout autour de soi ?

Je ne sais même pas de quel côté il faut être. Il y a les barbus qui viennent nous dire que nous sommes de mauvais musulmans, qu’il ne faut pas faire ce que nous avons toujours fait. Est-ce que ma grand-mère qui prie toute la journée et va aux tombeaux des marabouts est une mauvaise musulmane, meskina ? Et en face, il y a la police qui menace et qui frappe, qui arrête et qui torture.

Je n’ai pas envie de choisir mon camp.

Pierre m’a souri. Il m’a dit qu’il avait grandi, lui aussi, dans une Algérie déchirée par la guerre – une autre guerre, bien sûr, celle où mon grand-père est mort en combattant les Français. Et c’est sur une autre ville qu’il venait pleurer – Alger, où il m’emmènera un jour, quand on pourra voyager en voiture sans danger. Mais c’était déjà la violence et l’angoisse, les morts, les attentats, les barrages sur les routes où on s’arrête sans savoir si on repartira vivant. Il a grandi dans cette Algérie-là, lui le petit Français, et je ne comprends pas comment il a pu l’aimer. Je ne comprends pas comment il peut l’aimer aujourd’hui, quand il la voit comme ça, comment il peut l’aimer au point de ne pas nous quitter, de ne pas rentrer en France. Comment peut-on aimer un pays malade, qui souffre et se dévore lui-même ? Pour moi, c’est le mystère de Pierre.

Humanité plurielle, janvier 96

Mon propos est issu d’une expérience. Je ne suis pas politicien. Né en Algérie, j’ai suivi les évolutions de ce pays,

en partageant l’existence de millions d’Algériens qui se trouvent aujourd’hui plongés dans la crise que l’on connaît. J’ai l’impression de revivre douloureusement ce qu’en d’autres temps j’ai vécu. J’ai passé mon enfance dans la « bulle coloniale », non qu’il n’y ait eu des relations entre les deux mondes, loin de là ; mais, dans mon milieu social, j’ai vécu dans une bulle, ignorant l’autre, ne rencontrant l’autre que comme faisant partie du paysage ou du décor que nous avions planté dans mon existence collective.

Peut-être parce que j’ignorais l’autre ou que je niais son existence, un jour, il m’a sauté à la figure. Il a fait exploser mon univers clos, qui s’est décomposé dans la violence – mais est-ce qu’il pouvait en être autrement ? – et il a affirmé son existence.

L’émergence de l’autre, la reconnaissance de l’autre, l’ajustement à l’autre, sont devenus pour moi des hantises. C’est vraisemblablement ce qui est à l’origine de ma vocation religieuse. Je me suis demandé pourquoi, durant toute mon enfance, étant chrétien – pas plus que les autres – fréquentant les églises – comme

d’autres – entendant des discours sur l’amour du prochain, jamais je n’avais entendu dire que l’Arabe était mon prochain. Peut-être l’avait-on dit, mais je n’avais pas entendu. Je me suis dit : désormais, plus de murs, plus de frontières, plus de fractures. Il faut que l’autre existe, sans quoi nous nous exposons à la violence, à l’exclusion, au rejet.

J’ai donc demandé, après l’indépendance, à revenir en Algérie, pour redécouvrir ce monde où j’étais né, mais que j’avais ignoré. C’est là qu’a commencé ma véritable aventure personnelle – une renaissance. Découvrir l’autre, vivre avec l’autre, entendre l’autre, se laisser aussi façonner par l’autre, cela ne veut pas dire perdre son identité, rejeter ses valeurs, cela veut dire concevoir une humanité plurielle, non exclusive.

[…]

Dans cette expérience faite de la clôture, puis de la crise et de l’émergence de l’individu, j’acquiers la conviction personnelle qu’il n’y a d’humanité que plurielle et que, dès que nous prétendons posséder la vérité ou parler au nom de l’humanité – dans l’Église catholique, nous en avons la triste

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expérience au cours de notre histoire –, nous tombons dans le totalitarisme et dans l’exclusion. Nul ne possède la vérité, chacun la recherche. Il y a certainement des vérités objectives, mais qui nous dépassent tous et auxquelles on ne peut accéder que dans un long cheminement et en recomposant peu à peu cette vérité-là, en glanant, dans les autres cultures, dans les autres types d’humanité, ce que les autres aussi ont acquis, ont cherché dans leur propre cheminement vers la vérité. Je suis croyant, je crois qu’il y a un Dieu, mais je n’ai pas la prétention de posséder ce Dieu-là, ni par le Jésus qui me le révèle, ni par les dogmes de ma foi. On ne possède pas Dieu. On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de la vérité des autres. C’est l’expérience que je fais aujourd’hui avec des milliers d’Algériens dans le partage d’une existence et des questions que nous nous posons tous.

On parle de tolérance, je trouve que c’est un minimum et je n’aime pas trop ce mot, parce que la tolérance suppose qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, un dominant et un dominé, et que celui qui détient le pouvoir tolère que les autres existent. On peut

évidemment donner un autre sens à ce mot, mais j’ai trop l’expérience de ce qu’il signifie dans la société musulmane dans son acception condescendante pour l’accepter vraiment. Bien sûr, il vaut mieux que le rejet, l’exclusion, la violence, mais je préfère parler du respect de l’autre. Si seulement, dans la crise algérienne, après ce passage par la violence et les cassures profondes de la société, mais aussi de la religion et de l’identité, on arrivait à concevoir que l’autre a le droit d’exister, qu’il porte une vérité et qu’il est respectable, alors les dangers auxquels nous sommes exposés maintenant n’auraient pas été courus en vain.

[2. Amitié]Quand j’ai commencé à

travailler pour Pierre, mon cousin Rafiq, qui vit à Oran, me disait qu’il avait peur pour moi, parce que Pierre allait essayer de m’arracher à l’Islam, de faire de moi un chrétien. Je lui ai dit qu’à Sidi bel Abbès, chez nous, les sœurs avaient toujours été très bonnes pour tout le monde, sans essayer de nous convertir ; même

ma grand-mère n’a plus peur que j’aille chez elles leur rendre des services ! Mais Rafiq me disait :

- Tu sais, Mohamed, cette fois c’est différent : c’est un sheikh – un évêque comme disent les chrétiens. Il est rusé ; il va utiliser toutes ses études, tout son savoir, pour te convaincre d’abandonner la religion. Il est intelligent, il va le faire subtilement…

Je me suis moqué de mon cousin, mais au fond de moi je me demandais s’il n’avait pas raison. C’était logique, après tout : qu’est-ce qu’il vient faire en Algérie, ce chrétien, sinon faire de nouveaux chrétiens ? Alors j’ai attendu. Et rien. Jamais il n’a essayé de me convertir. Il me parle de Jésus quand je lui pose des questions, mais rien de plus. En plus, il connaît mieux que moi l’Islam et le Coran. Il en parle toujours avec respect. Mais il continue à prier à sa manière.

Un jour, je lui ai demandé pourquoi il ne devenait pas musulman, lui qui connaissait si bien notre religion et n’essayait même pas de me prouver qu’elle était fausse. Quand je lui ai dit cela, il a éclaté de rire ! Non,

il n’était pas là pour convertir les gens, et encore moins pour se convertir à l’Islam. S’il est en Algérie, m’a-t-il dit, c’est pour que les croyants puissent se parler. Le dialogue n’est pas la polémique. Il ne s’agit pas d’écouter l’autre pour le convaincre qu’il a tort, mais de l’écouter pour le comprendre. Il m’a dit qu’il détestait les étiquettes qui empêchent les hommes de se rencontrer :

- Si je ne vois en toi qu’un musulman, si tu ne vois en moi qu’un chrétien, alors je ne peux plus rencontrer Mohamed et tu ne connaîtras jamais Pierre. Et je n’arriverai jamais à comprendre qui tu es, ni comment tu pries Dieu.

Quand je lui ai demandé s’il arrivait à vivre ce dialogue aujourd’hui en Algérie, il a eu l’air un peu rêveur. Ce n’est pas facile, surtout en ce moment. Ce n’est pas facile de faire oublier des siècles de polémique stérile pour proposer de se faire confiance. Le dialogue ne peut pas encore commencer, m’a-t-il dit ; car avant le temps du dialogue, il faut le temps de l’amitié. L’amitié qui permet la parole vraie, la parole qui écoute, la parole qui ne nie pas l’autre en cherchant à le

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convaincre, voilà ce qu’il était venu vivre en Algérie.

Je comprenais mieux Pierre, sa manière d’être avec tout le monde, de regarder les gens toujours avec une immense curiosité, comme s’il voulait les manger. Sa façon de vous regarder toujours comme si vous étiez quelqu’un d’important.

Alors je lui ai demandé s’il était nécessaire d’être chrétien pour aimer l’amitié comme lui. Il a souri, et m’a dit :

- Je ne crois pas. Mais je sais que je ne serais pas vraiment chrétien si je n’aimais pas l’amitié, si je ne la vivais pas avec les musulmans que je rencontre en Algérie.

Je n’ai pas très bien compris ce qu’il voulait dire ; aujourd’hui encore, quand j’y repense, je ne suis pas sûr de bien comprendre. Mais ce dont je suis sûr, c’est que, quand il disait cela, il ne mentait pas.

Homélie du 9 octobre 1981, cathédrale d’Oran

Je ne crains rien tant que le sectarisme et le fanatisme, surtout

religieux. Notre histoire chrétienne en porte de nombreuses traces et nous ne pouvons pas voir sans inquiétude se développer des mouvements intégristes. Ils divisent déjà l’Église. En Islam, sous le nom de frères musulmans, ils semblent étendre leur influence. Je connais assez d’amis musulmans, qui sont aussi mes frères, pour penser que l’islam sait être tolérant, fraternel et préoccupé d’humaniser le monde en lui rendant une âme et un cœur. Eux aussi souffrent de voir défigurer l’esprit de la mission de leur Prophète par la violence aveugle des ignorants et les manipulations politiques. Frères et amis, sachons souffrir avec eux. Ne rejetons pas l’Islam parce que des fanatiques le servent mal. Des millions d’Algériens vivent humblement de cette foi, y puisent le courage de vivre une existence souvent difficile, l’espérance d’un jugement de Dieu et de lendemains meilleurs, la force de lutter quotidiennement contre tous les asservissements. […] Faisons confiance à ces milliers d’anonymes qui souffrent plus que nous de tous les excès. Quant à moi, et non sans craindre pour l’avenir des moments difficiles, j’ai la conviction que le fanatisme se condamne par ses excès mêmes.

La mère de Mohamed

Mohamed : « Pierre a fait son choix, et le voilà conduit, sans l’avoir voulu, au seuil de la mort. Moi aussi, mon choix est fait, sans amertume et sans joie. Dieu sait bien que je ne veux pas mourir, que je ne veux pas faire de peine à ma mère qui a déjà tant pleuré, qu’il n’y a pas de joie à mourir quand on a vingt-et-un ans. »

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Mohamed BOUCHIKHI

Le P. René à Mohamed : « Tu sais, le jour où il est venu ici et où il t’a pris comme chauffeur, nous avons longuement parlé, Pierre et moi. De ton été à Oran. Des signes qui pouvaient nous redonner un peu d’espoir pour l’Algérie. Et Pierre m’a dit : « Tu vois, rien que pour un homme comme Mohamed, ça vaut la peine de rester dans ce pays, même au risque de sa vie. »

Monseigneur Pierre CLAVERIE

« Découvrir l’autre, vivre avec l’autre, entendre l’autre, se laisser façonner par l’autre, cela ne veut pas dire perdre son identité, rejeter ses valeurs, cela veut dire concevoir une humanité plurielle, non exclusive »

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[ Impact de l’explosion qui a tué Pierre et Mohamed sur une marche du presbytère d’Oran ]

« Le mouvement de toute l’existence croyante se déroule sous le signe du passage de la mort à la vie. La mort n’est plus alors la clôture sur laquelle vient buter toute espérance, mais le seuil d’une vie nouvelle, plus juste, plus forte, plus vraie. »

Nous en faisons la triste expérience dans l’Église catholique, quand elle se fait persécutrice, tombe au pouvoir de docteurs de la Loi aveugles et sans intelligence, ou quand elle est utilisée par les pouvoirs.

La religion peut être le lieu des pires fanatismes car les hommes habillent du manteau divin leur soif de toute-puissance ou, plus simplement, leur bêtise. Toutes les religions sont sans cesse exposées à devenir des instruments d’oppression et d’aliénation. Ne laissons pas l’Esprit étouffé par la lettre. Nous pouvons lutter contre ces dénaturations de la foi, la nôtre comme celle des autres, en maintenant le dialogue malgré les remous de surface et les apparents durcissements. Le dialogue est une œuvre sans cesse à reprendre : lui seul nous permet de désarmer le fanatisme, en nous et chez l’autre. C’est par lui que nous sommes appelés à exprimer notre foi en l’amour de Dieu qui aura le dernier mot sur toutes les puissances de division et de mort.

[3. Rester]Cela fait trente ans que Pierre

vit en Algérie ; trente ans qu’il enseigne l’arabe aux Algériens et leur partage son sourire. Trente ans, et quinze ans qu’il est évêque, à Oran. Pourtant, jusqu’à la guerre civile, il n’était pas très connu. Les amis des chrétiens, les gens d’Oran, le connaissaient un peu, l’aimaient bien. Mais depuis que l’Algérie va mal, tout le monde le connaît. Il écrit dans les journaux, il parle à la radio ; il a même écrit un livre. Il parle sans cesse de l’Algérie, de ses malheurs, de ses angoisses. Et surtout, il critique beaucoup de monde. Il critique le GIA qui a lancé la guerre civile, il critique l’armée qui l’entretient, il critique le gouvernement qui se croit plus malin en essayant de manipuler tout le monde. Il s’en prend à ceux qui tuent, à ceux qui les arment, à ceux qui les applaudissent. Il n’a pas choisi son camp, lui non plus. Il sait que l’Algérie qu’il espère – libre, pacifiée, plurielle – ne se trouve derrière les canons de personne. Mais il refuse tout de même d’abandonner la partie, de se résigner. Et plus il y a de gens qui l’écoutent avec attention

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et respect, et plus il y en a qui le haïssent.

Tout le monde le connaît en Algérie, mais en France aussi on le connaît maintenant. Là-bas, il parle même à la télévision – surtout depuis l’enlèvement des moines. Ici, on sait qu’il est connu là-bas, et c’est encore plus dangereux pour lui maintenant. Sa mort fera beaucoup de bruit, et nos tueurs n’aiment que le vacarme.

La plupart de ses amis lui disent qu’il s’expose trop, qu’il prend trop de risques en parlant comme ça, qu’on a trop besoin de lui pour le perdre bêtement et qu’il devrait se faire plus discret. Je l’ai vu se mettre en colère – je ne l’avais jamais vu comme ça – quand le P. Thierry, qui est un peu son adjoint, lui a dit ça. Il criait presque dans la voiture :

- Qu’est-ce qu’un ami qui se tait quand son ami va mal ?

Il y a aussi ceux qui lui disent de partir, de rentrer en France. Qu’est-ce qui le retient ici, dans ce pays où des gens ne veulent pas de lui ? C’est la question qu’on se pose tous, et on a peur qu’il parte. Un jour, parce que j’avais peur,

justement, j’ai posé la question au P. René, le curé de Sidi bel Abbès, chez moi :

- Est-ce que Pierre va partir ? Pourquoi est-ce qu’il reste ?

Il m’a regardé d’un drôle d’air, et il m’a raconté quelque chose :

- Tu sais, le jour où il est venu ici et où il t’a pris comme chauffeur, nous avons longuement parlé, Pierre et moi. De ton été à Oran. Des signes qui pouvaient nous redonner un peu d’espoir pour l’Algérie. Et Pierre m’a dit : « Tu vois, rien que pour un homme comme Mohamed, ça vaut la peine de rester dans ce pays, même au risque de sa vie. »

Ce jour-là, j’ai compris qu’il ne partirait pas.

Homélie de Prouilhe, juin 1996

Depuis le début du drame algérien, on m’a souvent demandé : Que faites-vous là-bas ? Pourquoi restez-vous ? Secouez la poussière de vos sandales ! Rentrez chez vous ! » Chez vous... Où sommes-nous chez nous ?... Nous sommes là-bas à cause de ce Messie

crucifié. A cause de rien d’autre et de personne d’autre ! Nous n’avons aucun intérêt à sauver, aucune influence à maintenir. Nous ne sommes pas poussés par je ne sais quelle perversion masochiste ou suicidaire. Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade en silence, en lui serrant la main, en lui épongeant le front. A cause de Jésus parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents. Comme Marie, sa mère et saint Jean, nous sommes là au pied de la croix où Jésus meurt, abandonné des siens et raillé par la foule. N’est-il pas essentiel pour le chrétien d’être présent dans les lieux de souffrance, dans les lieux de déréliction, d’abandon ?

Où serait l’Église de Jésus Christ, elle-même Corps du Christ, si elle n’était pas là d’abord ? Je crois, qu’elle meurt de n’être pas assez proche de la croix de son Seigneur. Si paradoxal que ça puisse paraître, et saint Paul le montre bien, la force, la vitalité, l’espérance, la fécondité chrétienne, la fécondité de l’Église viennent de là. Pas d’ailleurs ni

autrement. Tout, tout le reste n’est que poudre aux yeux, illusion mondaine. Elle se trompe, l’Église, et elle trompe le monde lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres, comme une organisation même humanitaire ou comme un mouvement évangélique à grand spectacle. Elle peut briller, elle ne brûle pas du feu de l’amour de Dieu, « fort comme la mort » dit le Cantique des Cantiques. Car il s’agit bien d’amour ici, d’amour d’abord et d’amour seul. Une passion dont Jésus nous a donné le goût et tracé le chemin : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ».

[4. Sur la route] Je n’ai jamais été aussi

triste, je crois, que le jour de la mort des moines. C’était encore un morceau de mon pays qui s’en allait avec ces priants, avec ces amis de Dieu et de l’Algérie venus à Tibhrine comme Pierre était venu à Oran. Après leur enlèvement, j’espérais que personne n’oserait aller jusqu’à les tuer. Mais le jour où on a appris leur mort, il

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y a deux mois, j’ai vraiment senti quelque chose se casser. Le monde ne pouvait plus penser à l’Algérie qu’avec horreur. Je repensais aux sœurs de Sidi bel Abbès, au curé, à Pierre : allaient-ils mourir, tous ? Je suis allé voir mon cousin Rafiq ; nous sommes montés ici, sur la corniche, et nous avons pleuré ensemble, en regardant la ville, au milieu des figuiers de barbarie.

Pierre, lui, n’a jamais été aussi actif que depuis l’enlèvement des moines. Comme s’il avait le devoir de parler plus fort, plus vite. Il sait bien qu’il va mourir. Comment l’orage de feu qui tombe sur l’Algérie, qui n’épargne même pas ces moines perdus dans la montagne, pourrait passer sans emporter aussi cette voix forte qui parle dans les journaux, et même à la télévision ?

Il sait qu’il va mourir. Cela ne le rend pas malheureux, même si quand il monte dans la voiture, je vois bien son angoisse, roulée comme une boule entre ses omoplates. C’est une drôle d’angoisse qui ne le rend pas triste, ni sérieux : il a toujours l’œil qui pétille, et un sourire qui vous fait sourire en retour. Il continue à saluer tout le monde, comme avant,

à donner du temps à tous ceux qui lui parlent ; ce qui a changé, c’est qu’il est encore plus là qu’avant, présent dans chacune de ses rencontres. On dirait que chaque poignée de main échangée a la force, la densité d’un adieu. Il a peur, bien sûr, mais il sait ce qu’il fait.

Il sait qu’il va mourir, et moi aussi je sais bien que je suis menacé comme lui, à l’accompagner partout où il va. Il m’a dit la semaine dernière que c’était trop dangereux, qu’il fallait que je rentre chez moi. Cette fois, c’était mon tour de rire. Il m’a regardé, un peu perdu. Je lui ai dit que je comprenais le danger, mais qu’il n’était pas question de l’abandonner. Et qu’il ne fallait plus jamais qu’on parle de ça. Il a soupiré, et il n’a plus rien dit. Mais il avait un regard d’enfant, avec tant de reconnaissance que je n’ai plus osé tourner la tête vers lui ; j’ai fixé la route devant moi, en silence, jusqu’à notre arrivée.

Il a fait son choix, et le voilà conduit, sans l’avoir voulu, au seuil de la mort. Moi aussi, mon choix est fait, sans amertume et sans joie. Dieu sait bien que je ne veux pas mourir, que je ne veux pas faire de

peine à ma mère qui a déjà tant pleuré, qu’il n’y a pas de joie à mourir quand on a vingt-et-un ans.

Si tu peux, mon Dieu, nous maintenir en vie malgré tout, loué sois-Tu éternellement ! Mais il y a encore une autre prière que je veux Te faire : si Pierre doit mourir, permets que je sois avec lui à ce moment-là. Ce serait trop triste que Pierre, qui aime tant l’amitié, n’ait pas un ami à ses côtés pour l’accompagner à l’heure de la mort.

Vivre et mourir, mars 96

Nous savons maintenant, en Algérie, ce que signifie « mourir de mort violente ». Avec des dizaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes, nous affrontons chaque jour cette menace diffuse qui se précise parfois et se réalise, quelles que soient les précautions prises. Beaucoup se demandent encore – et nous demandent – pourquoi nous nous obstinons à nous exposer ainsi. D’autres nous accuseraient presque de provoquer, par notre seule présence, ceux à qui nous donnons ainsi une occasion de tuer. Et nous voilà posée la question radicale de la

mort et donc du sens de notre vie. Car Dieu nous a donné la vie et nous n’avons pas le droit de jouer avec elle comme à la roulette russe en l’exposant légèrement et inutilement. […] Être chrétien ne signifie pas se complaire dans le morbide, entretenir le goût douteux du sacrifice et de la souffrance, ni même « brûler la chandelle par les deux bouts », en consumant sa vie sans discernement au gré de nos pulsions, de nos passions […]. Le signe même de la Croix peut devenir l’insupportable alibi de tortures infligées ou subies « pour devenir semblables au Christ ».

Or nous nous préparons à entrer avec le Christ dans le chemin de la Passion et de la Croix. Ne pourrait-on pas reprocher aussi à Jésus d’avoir cherché le supplice et la mort en affrontant délibérément et obstinément ceux qui avaient le pouvoir de le condamner ?

Le mystère de Pâques nous oblige à regarder en face la réalité de la mort de Jésus et de la nôtre, et à rendre compte de nos raisons de l’affronter. Ce faisant, nous mettons au jour nos raisons de vivre. […] Si nous ne prenons pas fermement appui sur ce que certains appellent le « roc d’être » en nous, notre

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vérité la plus profonde, celle sur laquelle se fondent nos choix les plus décisifs, nous serons vite désemparés, découragés, désespérés. Dans ce domaine, il est vrai, les évidences ne sont pas claires et les illusions sont faciles : nos raisons sont tellement mêlées et changeantes. Mais, au moins, pouvons-nous tenter de « faire la vérité » pour discerner ce qui n’est qu’agitation, bruit, désir de plaire et d’être reconnu de ce que Dieu nous appelle à être, puisque nous sommes aussi croyants et que Jésus est pour nous « le chemin, la vérité et la vie ». Les ébranlements et les appauvrissements que nous imposent des circonstances difficiles peuvent être bénéfiques s’ils dissipent les illusions et les faux semblants. Ce sont autant de « morts », d’arrachements douloureux, parfois, sans lesquels nous risquons de vivre à la surface de nous-mêmes, uniquement préoccupés des apparences et exposés à tous les effondrements. Notre vie peut alors devenir plus juste, plus forte, plus vraie.

Tout cela s’accomplit dans le mystère pascal. Non pas seulement dans ces jours où la vie et la mort s’affrontent au Golgotha, mais dans le mouvement de toute

l’existence croyante qui se déroule sous le signe du passage de la mort à la vie. La mort n’est plus alors la clôture sur laquelle vient buter toute espérance, mais le seuil d’une vie nouvelle, plus juste, plus forte, plus vraie. Elle n’est plus la négation de la vie, mais la condition de sa croissance et de sa fécondité. Qui veut vivre, au plein sens du mot, sait la nécessité des ruptures et des morts où l’on a l’impression de tout perdre. Pas de vie sans dépossession, car il n’y a pas de vie sans amour ni d’amour sans abandon de toute possession, sans gratuité absolu, don de soi-même dans la confiance désarmée. Aimer quelqu’un, n’est-ce pas le préférer à sa propre vie ? Sans la mort il n’y a rien que nous puissions préférer à nous-mêmes. Être prêt à donner sa vie pour quelqu’un est bien la preuve décisive de notre amour. En deçà de ce don, nous n’avons pas encore aimé, ou du moins nous n’avons aimé que nous-mêmes.

[5. Le carnet]La lumière baisse et les maisons

d’Oran s’allument. L’avion d’Alger

ne devrait plus tarder maintenant. Je vais redescendre à es-Sénia, retrouver le hangar étouffant et les mitraillettes des soldats ; tout le monde veut prendre l’avion, parce que les routes sont dangereuses. Il y aura aussi l’escorte de police qui accompagne Pierre depuis quinze jours, quand il se déplace. Comme si ça pouvait nous rassurer, d’avoir ces deux policiers avec nous…

Je vais le reconduire à l’évêché. Nous allons encore nous disputer, parce qu’il ne voudra pas que je porte sa petite valise de la voiture à la maison : il n’est pas si fatigué,

me dira-t-il ; mais moi, je serai plus têtu que lui, comme d’habitude. La mort viendra-t-elle aujourd’hui, ou demain ? Nous verrons. Mais si je meurs avec Pierre, on retrouvera sur moi un petit carnet où je note mes pensées et mes prières. J’ai pris soin d’y dire adieu à tous ceux qui m’ont aimé, à tous ceux que j’aime.

Au nom de Dieu, le Miséricordieux, Celui qui fait miséricorde.

Pour aller plus loin, avec Pierre Claverie

- Le Livre de la foi - Révélation et Parole de Dieu dans la tradition chrétienneEditions du Cerf, 1996.

- Lettres et message d’AlgérieEtditions Karthala, 1996.

- Donner sa vie - Six jours de retraite sur l’Eucharistie Editions du Cerf, 2003.

- Il est tout de même permis d’être heureux - Lettres familiales 1967-1969 Editions du Cerf, 2003.

- Petit traité de la rencontre et du dialogue Editions du Cerf, 2004.

- Je ne savais pas mon nom - Mémoires d’un religieux anonymeEditions du Cerf, 2006.

- Cette contradiction continuellement vécue - Lettres familiales 1969 - 1975Editions du Cerf, 2007.

- Humanité plurielleEditions du Cerf, 2008.

- Marie, la vivante - Sept jours de retraite avec MarieLes Editions du Cerf, 2008.

- Petite introduction à l’islamLes Editions du Cerf, 2010.

A paraître prochainement:

- Quel bonheur d’être croyantLes Editions du Cerf, 2011.

- Là ou se posent les vraies questions - Lettres familiales 1975-1981Les Editions du Cerf, 2011.

Avec l’aimable autorisation de reproduction des Editions du Cerf

Réalisation couverture et livret : Marc-Antoine Bêchétoille, Thierry HubertCrédit photographique : François Diot 2010, les photos pages 8 et 9 sont Copyright © DR

Sur Pierre Claverie

- Pierre Claverie - Un Algérien par alliance par J.-J. PérennèsEditions du Cerf, 2000. Traduction anglaise, arabe et italienne

- Prier 15 jours avec Pierre Claveriepar P. VincienneNouvelle Cité, 2011.