Pezzo x salvatore

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Dario Borso UN 68 SECRET Documents sur l’affaire Beaufret L’affaire Beaufret éclate avec l’essai biographique de Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisibile (Champ Vallon, Paris 1998). Bident y consacre un chapitre entier, surtitré « Entre deux formes de l’inavouable ». L’année suivante, Jacques Derrida dans une interview à Dominique Janicaud, qui la publiera dans son Heidegger en France (Albin Michel, Paris 2001), donna sa version de l’affaire avouant qu’il avait prêté le dossier à Bident pour qu’il l’utilise dans son livre. Ce dossier, constitué par Derrida lui-même, comprenait : la correspondance entre Derrida et Blanchot; la correspondance avec d’autres partenaires (notamment Jean Beaufret, René Char, François Fédier et Roger Laporte); billets de Blanchot à Derrida 1 . Ici nous entendons publier les lettres de 1 Nous employons l’imparfait parce que le dossier original a disparu, tandis que Bident en conserve les photocopies.

Transcript of Pezzo x salvatore

Dario Borso

UN 68 SECRETDocuments sur l’affaire Beaufret

L’affaire Beaufret éclate avec l’essaibiographique de Christophe Bident, MauriceBlanchot, partenaire invisibile (Champ Vallon, Paris1998). Bident y consacre un chapitre entier,surtitré « Entre deux formes de l’inavouable ».L’année suivante, Jacques Derrida dans uneinterview à Dominique Janicaud, qui la publieradans son Heidegger en France (Albin Michel, Paris2001), donna sa version de l’affaire avouantqu’il avait prêté le dossier à Bident pourqu’il l’utilise dans son livre. Ce dossier, constitué par Derrida lui-même,comprenait : la correspondance entre Derrida etBlanchot; la correspondance avec d’autrespartenaires (notamment Jean Beaufret, RenéChar, François Fédier et Roger Laporte);billets de Blanchot à Derrida1.Ici nous entendons publier les lettres de

1 Nous employons l’imparfait parce que le dossieroriginal a disparu, tandis que Bident en conserve lesphotocopies.

Maurice Blanchot, de François Fédier et deRoger Laporte, c’est-à-dire les textes pourlesquels nous avons obtenu la permission depublier2.

2 Merci donc à Cidalia Fernandes Blanchot, à JacquelineLaporte et à François Fédier lui-même ; et merci aussià Nadine Celotti, qui nous a aidé à les déchiffrer.

Paris, 16 sept. 67

Cher Jacques DerridaMerci de m’avoir fait envoyer La voix et lephénomène. Je viens d’en terminer la lecture,avec un sentiment de force qui me permet de vousparler en toute franchise.Il m’avait été impossible de vous écrire aprèsavoir terminé L’écriture et la différence, à cause d’uneréticence tenant à la forme même de ce livre :la grande colère à vous voir – vous qui,commentant Descartes, allez instantanément aucoeur qui fait tout rayonner de nouvellelumière – à vous voir, donc, aux prises disonsavec Foucault3. Je sais que méthodologiquementrien n’est interdit, ni surtout improductif. Jesais aussi au fond que rien ne peut mejustifier. Soit.Mais, lisant votre dernier livre, quelleéclatante confirmation ! Il y a là des lecturesqui procurent une profonde joie, ce que vousdites p. ex sur Zeigen, Anzeigen et Hinzeigen4.Comme Husserl devient vivant! Ce sentiment estunique, parmi toute la “littérature”philosophique – et c’est la vie réelle de lapensée. Il faut aussi, qu’indépendamment de ladistinction entre l’essentiel et ce qui n’estque prétexte, je vous dise une conviction qui aempoisonné ma lecture de L’écriture et la différence.C’est qu’aujourd’hui, par quoi, je ne sais,toute réflexion, interprétation, par unphilosophe (par un “penseur”), de la poésie esthors de propos, hors de dimension, une fuite,ou un ancrage radicalement insuffisante etsurtout TERRIBLEMENT DANGEREUSE.

3 Cfr. Cogito et histoire de la folie, in J. Derrida, L’écriture et ladifférence, Éd. du Seuil, Paris 1967.4 Cfr. J. Derrida, La voix et le phénomène, P.U.F., Paris1967, pp. 24-25 et passim.

Ce point est le seul, je crois, où je tente entoute indépendance, et éventuellement mêmecontre Heidegger, de cerner “ma” (!) pensée.Vous comprenez ce que je veux dire, cherJacques Derrida, puisque vous avez écrit cetteadmirable, cette inouïe fin du Supplémentd’origine5. Je pense, aujourd’hui, que le“philosophe” – ou plutôt ce que nous cherchonsà être – ne peut qu’attendre l’ébranlementsilencieux de la parole poétique, où,aujourd’hui, “résonne” éminemment et uniquement“la voix”. Assister silencieusement àl’ébranlement intérieur; que tout commentaireannule et transforme en son contraire.Mais je ne puis en écrire davantage.Comment dialoguer avec vous, essayerd’apprendre plus de ce que dit/cache ladifférance – vous interroger sur l’écriture quine me semble pas un concept ultime, si j’encrois votre dernière page d’une part, etd’autre part une certaine pensée que j’ai.Bien des choses à dire.Pourtant: les choses se distribuent en deuxzones, l’une obscure et non déchiffrée (cellede vos concepts d’écriture, de différance…),l’autre au contraire parfaitement reconnue, oùje vous vois sur la même lisière. Votre livre,avec son quintuple saut, son unité, sa figureet Husserl qui y paraît, votre livre est beau.Acceptez mon remerciement.Je vous salue avec grande amitié, et dansl’espoir de pouvoir un jour parler avec vous FédierP.S. La note de la page 61! Depuis des mois je rodeautour de cela, me heurtant aux mêmes difficultés.Il y a dans votre style une telle sûretéd’accentuation, p. ex. dans ce que vous dites sur“Grün ist oder”6.

5 Ibid., pp. 98-117.6 Ibid., pp. 102 et 110.

P.P.S. Pourriez-vous me redonner l’adresse de cet amiaméricain pour que je puisse lui envoyer mes deuxarticles7?

Paris 20 sept.Cher Jacques DerridaMerci pour votre lettre, et ce qu’elle annonce;ce dialogue pour bientôt me réjouit. Peut-êtrepourrions-nous convier Deguy – qui a la doubleexpérience. Pour ce qui concerne mon propos surl’interprétation, il est encore plus radical:je crois que même pour fidèlement etsincèrement suivre la trace de pensée, lecommentaire des poètes est fermé. Bien sûr,nulle interdiction – mais je me demande sil’exigence même de la pensée la plus profondene reçoit pas en elle-même, comme son proprerépondant, cet ordre d’arrêt. Que la pensée,arrêtée devant la diction, puise dans cet arrêt… la possibilité même du “discours sansproposition”: Il y a RIEN à dire.La grande difficulté, la voilà! Précisément lediscours sans proposition – et cela ne peutdépendre d’un acte de volonté. C’est pourquoij’aime les “fins” de vos textes, où dansl’accélération du maelstrom le proposs’annihile, s’abîme en son centre etlittéralement implose.Que de questions! Puissions-nous parlerJe vous salue avec amitié. FédierPar le même courrier, j’envoie les articles enAmérique. Le livre sort en début 688

7 Cfr. F. Fédier, Trois attaques contre Heidegger, in“Critique”, 234, novembre 1966, et A propos de Heidegger, unelecture dénoncée, ibid., 242, juillet 1967.8 Il s’agit de l’ouvrage collectif L’Endurance de la pensée.Pour saluer Jean Beaufret, qui sortira chez Plon en octobre

Paris 22 nov. 67Cher Jacques DerridaDepuis que j’ai reçu votre Grammatologie, jepuis dire que je suis en dialogue permanentavec vous, dialogue à une voix, où cependant cen’est pas la violence des péripéties quimanque. Cela balaie tout l’espace entre lerejet exacerbé et l’acquiescement total. Enbref, l’aquiescement total est interprétatif(hélas), alors que c’est la forme qui provoquele refus. Tout cela, très mouvementé. Touttourne évidemment autour d’une visionfondamentale de la philosophie – où, encore, jesuis ballotté d’un extrême à l’autre. Ah! qu’il faudrait pouvoir s’entendre en toutefranchise!Il faudrait alors faire appel à l’expérience, auplus concret de l’expérience, où précisémentpour moi, la réalité de la philosophie résiste.Me permettez-vous, maintenant, de sauterailleurs? Je vous dirais alors que lecommentaire d’Anaximandre à la fin des Holzwege9

m’est devenu le point d’où je ne puis pluspartir. Non pas le commentaire, d’ailleurs;mais Anaximandre – ou la parole qui se perd. Je ne vois pas tant la parole vive comme auto-coïncidence absolue, que comme pure perte –contre quoi précisément l’écrit, la mémoirecherchent recours.Mais cela, précisément, n’est pas à écrire. Carcela ne demande justement pas à rester – mais àlaisser place, donner lieu. J’ai commencé, avec des anciens élèves, lecommentaire du Perì hermeneìas10, qui me donnebeaucoup de travail, mais où je commence à

1968. 9 Cfr. Der Spruch des Anaximander, in M. Heidegger, Holzwege,Klostermann, Frankfurt a. Main 1950.

comprendre le rapport parole-écrit chezAristote. Aucune déclinaison.Il faut absolument nous voir. Il fautabsolument réussir à passer.Quelqu’un qui s’occupe de la “Maison deslettres” me demande si vous accepteriez dans lecourant de l’année, de donner une conférencepour les étudiants – éventuellement un guépour lire vos livres, ou quoi que ce soit?Je vous salue avec respect Fédier

Paris 27 novembreCher Jacques DerridaVotre lettre, pour plus d’une raison, m’arrivecomme une enclume sur la tête11. Je vous y réponds point par point:ce que j’entends par aquiescement total, c’est surle fond, sur l’histoire comme histoire de lamétaphisique. Quant au refus exacerbé, c’est à l’occasion desdétours. Par exemple, je suis littéralementanéanti quand je vous vois passer par Jean-Jacques Rousseau12. Autre exemple: je suishorriblement malheureux de vous voir examiner10 En latin De interpretatione, deuxième partie de l’Organond’Aristote.11 Dans une lettre du même jour, Derrida écrivait de sasurprise absolue, parce qu’une personne lui avaitrapporté certains propos clairement antisémites tenuspar Jean Beaufret (sans spécifier lesquels et etajoutant que déjà plusieurs années avant il avaitsoupçonné la chose). Il terminait sa lettre adfirmantsa décision irréversible de retirer son Ousìa et grammèdu recueil d’hommage et de n’en informer que MichelDeguy, pour raisons d’amitié. Sur ça, cfr. Ch. Bident,Maurice Blanchot. Partenaire invisible, Champ Vallon 1998, pp.363-4.12 Cfr. Nature, culture, écriture, in J. Derrida, De lagrammatologie, Éd. de Minuit, Paris 1967.

si longuement et si minutieusement Lévi-Strauss13. Je ne peux voir cela que comme undétour, une sortie hors de la philosophie. Je n’ai jamais cru au malentendu. C’estpourquoi je vous écris directement. Le vraidialogue c’est avant tout refuser qu’unmalantendu soit possible.Voyez-vous, dans l’article de Granel14 (que jetrouve bon), il y a cependant une chose quipeut faire voir ce que je dis: on peut y lireen effet comme l’énoncé d’une prétention de laphilosophie à juger p. ex. la science. Or jepense qu’aujourd’hui la philosophie est bientrop occupée à sa propre déconstruction (vous yoeuvrez, en France, l’un des très rares) – pourque se puisse faire d’autres tâches. Je sais parfaitement que cela n’entame pasvotre vision et que vous pouvez montrer lanécessité de votre parcours. Soit. Mais c’estma limite. Lisant la Grammatologie, les pagessur Lévi-Strauss et Rousseau me donnent unépouvantable sentiment. Comment vous dire? Est-ce même nécessaire?Vous demandez: comment une lecture pourrait-elle n’être pas interprétative?C’EST LA QUESTION (entendue positivement commequestion) AUTOUR DE LAQUELLE JE TOURNE DÉSESPÉRÉMENT.Je crois que la philosophie doit quitterl’interprétation. Etrange formule, sans doute.Oui. C’est pour cela qu’il faut pouvoir parler.En fait ce que je vous disais, c’est la peur devous voir déjà parti dans une oeuvre (sifortement engagée). Ce qui nous menace.

13 Ibid.14 G. Granel, Jacques Derrida et la rature de l'origine, in“Critique”, novembre 1967. Granel participera àl’hommage avec L’ontologie marxiste de 1844 et la question de lacoupure.

Imaginez donc Hegel! Commet être libre,absolument.Enfin, si dans l’idée d’expérience, son coeurc’est précisément la méfiance à l’égard d’uneprésence comprise comme coïncidence, n’est-cepas ce dont il y a à ne pas se méfier?Ce que vous dites à propos de ma remarque surAnaximandre montre bien qu’en fin de comptenous visons le même. Et c’est pourquoi je vousparlais d’aquiesciment total.Oui, tout tourne autour du concept d’écriture.Là, il faut que je vous dise: je ne vois pas ceque vous voulez dire. Je tatonne dans le noir –à part quelques lueurs absolument claires (comme àla fin de Ousìa et grammè). J’en viens à ce qui, dans votre lettre, m’apositivement ahuri: l’antisémitisme de JeanBeaufret!Je ne peux pas croire ce que vous affirmez – etmalgré l’authenticité de l’information, pourvous.Cela fait maintenant 12 ans que je connais J.Beaufret, en le voyant très souvent, et encontinuant maintenant encore à le voir. Si J.Beaufret avait seulement une tendance àl’antisémitisme, je crois que je l’auraisremarquée. Je me fais aussi une image de monmaître, et l’idée qu’il puisse y entrer del’antisémitisme me semblerait ridicule si vousn’insistiez tant à balayer tout soupçon. Non.Mais non. Cela ne va pas avec lui: ce n’est pasde Jean Beaufret le propos massif et vulgaire. Jen’arrive pas à le croire. Si peu, que jen’oserai pas lui parler de cela directement,car je sais combien profondement il en seraitblessé – d’une de ces blessures d’autant plusdouloureuses qu’on les renferme mieux. Et vous ajoutez: “il y a plusieurs années”!Je ne peux m’arrêter. Vous me donnez vous-mêmeun indice. Je ne veux pas non plus discuter de

réels détails, qui me prouvent à moi qu’il n’enest rien.C’est absolument possible, car je vois ànouveau se dessiner autour de J. Beaufret unignoble complot, qui l’a déjà une fois abattu,et qui recommence.Etes-vous bien sûr, cher Jacques Derrida, de ceque vous me dites? Car enfin, si c’était vrai, je lesaurais!! Je ne serais pas le plus surpris.Je vois s’entrouvrir des abîmes horribles – nonpas chez Jean Beaufret, qui pour moi estl’exemple même de l’innocence, d’une terribleet enfantine vulnérabilité, l’opposé de toutecrispation haineuse, de toute sournoiserie. Carc’est cela, Jean Beaufret. Et je ne veux pasparler plus de lui – car c’est le découvrirdans sa réelle faiblesse: d’être un hommeperdu, hors de la pensée – sans le moindregerme de fanatisme, de méchanceté – pour moil’exemple d’un être authentiquement moral:c’est à dire sans aucun penchant au mal. Je m’en veux de vous dire cela. Et je vousdemande instamment de ne jamais faire mention àqui que ce soit de ce que je viens de vousécrire. Encore plus Car c’est mon jugement surJean Beaufret, et je n’ai rigoreusement aucundroit, aucune possibilité, aucune instance pourle juger.Tout ceci m’effraie enfin. Car j’y entrevois detels cheminements obscurs – que ce soitprécisément vous, qui en dehors des élèves deJ. B., ouvrez la possibilité de la philosophieà Paris, qui soyez atteint – que cela me faitretomber dans un pessimisme violemmentmisanthropique.Je ne connais pas qui colporte ces rumeurs. Parcontre je connais Jean Beaufret, et s’il estquelqu’un que je respecte totalement, c’estlui. Par conséquent vous avez ma réponse.

Pour ce qui est de votre texte, si vous me ledemandez vraiment, je vous le rendrai, biensûr, avec beaucoup de peine. Voyons-nous, etparlons.Je vous salue amicalement Fédier

Paris 1.er décembre 1967Cher Jacques DerridaJe sais maintenant qui est votre informateur:Jean Beaufret a reçu une longue lettre de R.Laporte. Dans l’ignorance de vos sources, j’aipu, avec ma dernière lettre, vous sembler unpeu vacillant ou peu sûr.Maintenant au contraire, il n’y a plus dedoute! Voyons-nous sans tarder: je contesteformellement, sans la moindre ombre, ce que dit R. Laporte.Voyons-nous pour déterminer comment faireéclater la vérité.J’en parle à Michel Deguy, pour qu’on serencontre éventuellement dès ce week-end. Danstoutes les perspectives, je me réjouis de cetterencontre, car elle fondera entre nous un réelrapport de franchise. Je vous salue amicalement Fédier

Paris 6 janvier 68Cher Jacques DerridaÀ propos de nos conversations par téléphone, jene suis pas encore arrivé à une décision. Maisles paradoxes s’accumulent.

Laporte voudrait qu’on maintienne son texte,alors que ma réaction première a été de l’ôter.Autrement dit Laporte tient à rendre hommage àquelqu’un qu’il persiste à accuser de proposantisémites. [C’est à vous que je parle, et jevous demande de ne pas communiquer cette lettreà Laporte]. Cette situation est proprementindécente. C’est pourquoi je veux et dois êtrefranc avec vous.Si j’avais la moindre arrière-pensée que JeanBeaufret puisse avoir ne serait-ce qu’unetendance à l’antisémitisme – comment pouvez-vous me considérer, moi, qui ai pensénécessaire de rendre un public hommage à J.Beaufret !!? Je ne plaisante pas avec uncertain niveau élémentaire de morale. Ce niveauest celui que Char nomme les incompatibilités15.Pour moi, il est incompatible de savoirquelqu’un antisémite de continuer à s’en direl’ami, tout en “souffrant” d’un déchirementintense. Cela, je le nomme du mauvais théâtre,le théâtre de la spiritualité, ou d’un certainchristianisme – que j’exècre. Ou bien on ledit, on s’explique et on rompt ; ou bien on setait et on n’est plus ami (et je crois quec’est un honneur de n’être pas amid’antisémites). Car votre position ne me rassérène pas non plus.Vous dites ne pas pouvoir décider. Dans un senscette position est réellement admirable, carelle est purement kantienne. Mais, de l’autre,elle laisse peser sur Jean Beaufret, sur moi-même et sur quelques autres le plus terribledes soupçons: celui d’une sournoiserie sansnom, d’une exécrable hypocrisie, ou plustrivialement d’un laxisme à faire peur.

15 Cfr. la lettre de Char publiée en mai 1950 in“Empédocle”, auquelle G. Bataille repond aussitôt in“Botteghe oscure”, Lettre à René Char sur les incompatibilités del’écrivain.

Le seul fait, auquel il faut revenir c’est:Jean Beaufret, et du même coup moi-même etquelques autres, sommes-nous antisémites? J’aifrémi l’autre jour chez Deguy quand troprapidement il a été question d’un“antisémitisme” philosophique – dont seraientaccusables Heidegger, Husserl, bref toute latradition16. Cela, je ne peux l’accepter, carc’est dépasser toute définition raisonnable.Pour moi est antisémite celui qui croit que lefait d’être-juif place en état d’infériorité(culturelle, morale, intellectuelle etc..) parrapport à l’être-homme. Autrement dit,l’antisémite est celui qui croit qu’un juif nepeut pas (ou ne peut pas sans lutte contre sa“nature” – tel est un antisémitisme hypocrite)atteindre à une norme, quelle qu’elle soit.L’antisémitisme, je le crains, ne peut pas êtredéfini autrement, sinon il n’est plus rien denet, et ne permet plus de penser. Or j’ai biencompris pourquoi votre soupçon demeure. Vousdites à peu près: J. B. violemment atteint dansson équilibre par des attaques venues en grandepartie de professeurs juifs, se serait enquelque sorte laissé aller – ne serait-ce quemomentanement – à une généralisation, d’où lepropos que soutient avoir entendu Laporte. Etje comprends bien que dans votre esprit, cepeut bien être une faiblesse passagère, untrébuchement chez un homme par ailleursinaccusable.Quand alors je vous dis que même cela ne meparaît pas possible chez Beaufret, je parais àmon tour faire de Beaufret une sorte deportrait idéalisé. Mais justement non. Jepersiste à le dire.

16 Sur cette réunion, cfr. le témoignage de Deguy dansD. Janicaud, Heidegger en France, Albin Michel, Paris 2001,II, p. 80.

Il est vrai que les attaques de Wahl, deLévinas l’ont atteint de plein fouet. Mais cen’est pas cette généralisation antisémitequ’elles ont provoqué – ce qui s’est passé,c’est la maladroite phrase sur Dreyfus qui ledit, phrase que J. B. n’aurait pas dû publier(car elle est prototypique d’une phraseimpossible à lire), mais qu’il a écrite et quiveut dire ceci: Dreyfus, qui a été condamnéparce que juif, devait être défendu par touthonnête homme pour la justice. Aujourd’hui, cequi est à l’envers, c’est que ce sont desprofesseurs juifs qui mentent et accusentHeidegger – et l’on ne doit pas se dispenser dele dire parce que les accusateurs sont juifs.[Autrement dit le “à l’envers” tient tout seulen l’air, sans axe de symétrie. C’est unephrase littéralement sans centre.]17

La part de folie dans cette phrase c’estévidemment que l’objet principal (Dreyfus ouHeidegger) n’est pas superposable: Dreyfusétait innocent absolument, alors que Heideggern’est innocent que des accusations mensongères.

17 In “France Observateur” du 6 fevrier 1964, pourcontester la validité des dossiers sur le nazisme deHeidegger, Beaufret avait écrit: “L’existence de tels‘dossiers’ et la traduction ‘mot à mot’ de ce qu’ilscontiennent peuvent-elles cependant tenir lieu de ceque les historiens du temps jadis appelaient ‘critiquedes documents’? Je crois que, dans l’Affaire Dreyfus,les dossiers n’ont jamais manqué, pleins à craquer depièces décisives. Dans la circonstance présente, jesuis et je reste comme je n’ai jamais cessé de l’être,résolument dreyfusard. Mon sentiment est en effet – etje ne pense pas tomber dans l’exagération – qu’ils’agit, avec Heidegger, d’une sorte de Affaire Dreyfusà l’envers. Il importe au conformisme moral de notremonde vindicativement hypocrite que Heidegger, dont lapensée offense tous les conformismes, soit coupable,comme il importa au monde de 1895 qu’Israël fûtcoupable en Dreyfus”.

La phrase de J. B. n’a de sens, n’a pu êtreécrite, que si elle dit ce que j’en ai dit. Or,cela, c’est encore une fois le contraire d’unegénéralisation antisémite: elle est le crieffacé de l’homme qui essaie de rappeler lessouvenirs : “Vous n’êtes pas les persécuteurs,mais les persécutés; vous n’êtes pas injustes,mais les hommes de la justice.”La généralisation que vous craignez possible –et je crains bien hélas ne jamais pouvoir vousle faire comprendre – n’est pas compatible avecla manière de penser de J. B., qui ne jugejamais que sur pièces.Il reste alors à se demander comment Laporte enarrive à l’exacte opposé. Ce que je ne lui pardonne pas, c’est de n’avoirpas parlé avec Beaufret. Vezin ou moi-même quidevons beaucoup plus à Beaufret (du seul faitque nous sommes d’abord philosophes), je vousassure que nous ne nous privons pas de discuteravec lui, et même parfois de nous quereller.L’histoire du respect paralysant, c’est déjàuna fantasmagorie. Même devant Heidegger (quiest l’homme que je respecte le plus au monde)il m’est arrivé de dire très franchement uneopinion exactement opposée à celle qu’il venaitde soutenir. Qu’est-ce que ce mondefantomatique, où Laporte, homme de 40 ans,tremblote en silence devant Jean Beaufret –alors qu’il viendrait de dire des proposantisémites ?? Rien que cette situation là meparaît déjà suspecte, et lourde de possibilitésdélirantes. Et puis j’ajoute: qu’est-ce que latête de Laporte pour se construire ce rapportincohérent dont je veux bien qu’il souffre,mais qui est une souffrance indécente? C’est lequiétisme de M.me Guyon!Vous me dites qu’il n’est pas machiavélique,donc je vous crois. Mais il y a des ressorts et

détours inconscients qui sont encore plusefficaces que les conscients.Je m’arrête. Car j’aurais beaucoup à direencore sur Laporte, depuis mon point de vue,qui me force à de telles interprétationspuisque rien n’est pensable pour moi sans undélire de Laporte. Une chose est claire: dequelque côté qu’on le prenne, Laporte s’estconduit injustifiablement. Je réfléchis encoreà ce que vous me disiez au téléphone. Pour ladécision, rien n’est encore sûr.Je vous serre la main Fédier

Paris, 48 rue Madame le 25 janvier 68Cher Jacques Derrida,Moi aussi, je voudrais vous voir ; je pourraisdire que j’en suis heureux, si, dans monéloignement de la parole et la difficulté de laprésence, je ne me sentais obligé de répondre àune nécessité qui va bien au delà du simplebonheur de la rencontre. Cette nécessité,jusqu’ici, était de pensée et presque étrangèreaux circonstances.Mais, depuis deux jours, ayant été mis, endehors de Roger Laporte et à son insu, aucourant de la très pénible histoire dontj’ignorais tout, ayant écrit à Fédier, ayantreçu une réponse violente, ayant le sentimentque nous sommes tous entraînés par le courantde la rumeur où par avance toute vérité estdéjà détournée d’elle-même et toute rigueur sedéfait, ayant encore plus le sentiment queRoger Laporte est vraiment intérieurementmenacé, je voudrais m’entretenir avec vous,recevoir votre conseil.

Cela vous gênerait-il que j’aille vous voir àFresnes dans le courant d’un après-midi – ouailleurs, où vous voudrez (peut-être à l’EcoleNormale où je sais que vous enseignez), àpartir de la semaine prochaine, quand vousvoudrez, sauf lundi ? Je crois que le tempspresse et, je vous l’avoue comme à un procheami, je suis tourmenté.À vous, d’affection MauriceBlanchot

janvier, le 29Cher Jacques Derrida,voici la lettre que je n’ai pas écrite àFédier. Je vous la propose cependant comme unprojet. Est-elle utile, juste, maladroite,insuffisante, superflue ? Jusque-là, je m’étaistenu à la décision de ne rien répondre. Puis,soudain comme il arrive toujours, il m’a sembléd’abord que je devais rectifier l’erreur (ausujet de l’initiation pour laquelle je fusaverti), et à partir de là j’ai été amené àtout dire, tel que je le ressentais et nous leressentions.Dites-moi sans aucune précaution ce que vouspensez et en pensez. Je m’en remets à votresentiment. J’envoie naturellement à RogerLaporte le même projet. Peut-être pourriez-vousen décider ensemble. J’ai tenu Roger au courantde notre rencontre, mais parce qu’il n’yparticipait pas, il a eu, je le crains, lesentiment d’en être exclu. Même si j’essaie dele comprendre, sachant combien il estmalheureux, je ne puis ici lui donner raison,ni non plus à cette manière de douter de lui-même qui risque d’atteindre ceux qui ne doutentpas de lui.

Je sais – il me le dit – qu’il s’était fait unesorte de joie d’être là lorsque nous nousrencontrerions. Cette pensée est belle. Maisprécisément il y a des rencontres qui nepeuvent avoir lieu que sans médiation, je veuxdire sans la médiation d’une amitié tierce.Je pense à vous, cher Jacques Derrida : entoute proximité de pensée. MauriceJe serai absent jusqu’à lundi soir.

Cher François Fédier,Vous m’avez écrit une lettre violente. Je larespecte cependant, comprenant que vous avez étéblessé dans votre amitié, comme je l’ai été dansles miennes et de maintes façons.D’abord, je dois vous dire que vous vous trompezsur la responsabilité: je puis vous affirmer que niRoger Laporte, ni Jacques Derrida n’étaient en rienau courant de l’initiative par laquelle j’ai étéaverti, tout deux désirant au contraire m’épargnerle souci, inévitable cependant18. Certes, vouspouvez refuser de me croire ; je n’ai aucun moyende vous convaincre, mais vous vous tromperiez, etje désire au moins faire quelque chose pour vousretirer de cette erreur, ainsi que de la pensée deje ne sais quelle conjuration.Quand je vous ai écrit, je n’avais pas compris (parune faute qui m’incombe) que celui qui avait étémis en cause au cours de l’entretien dont JeanBeaufret ne se souvient pas, mais que le témoignagede Laporte suffit à rendre pour moi inoubliable,était Emmanuel Levinas, avec qui depuis près dequarante ans je suis lié d’une amitié qui m’estplus proche que moi-même. Vous comprenez quel est,depuis, mon sentiment de douleur et de malheur. Jene désire nullement jeter une ombre sur JeanBeaufret (en admettant que mon retrait puisse avoir

18 Cfr. le témoignage de Derrida dans D. Janicaud, op.cit., II, p. 98: “c’est Jacqueline Laporte qui, m’a-t-ondit, pour protéger son mari, a alerté Blanchot”.

un effet d’obscurcissement, ce que je ne réussispas à croire, mais je ne puis tout à fait négligerle sentiment de ma responsabilité propre); je suisencore moins prêt à l’essentialiser en ledécrétant, comme vous semblez le prétendre,d’antisémitisme ou en le réduisant à tel ou telpropos. Le fait que Beaufret retire ces propos soitpar l’oubli soit par l’interprétation, devraitpermettre de dire (au niveau des principes) : rienne s’est passé, décidons que rien ne s’est passé.Mais il s’agit de Levinas. Et là, quitte encore àvous blesser, pardonnez-moi de vous dire ce que jene cesse de me dire : comment puis-je accepter departiciper à une publication d’hommage, lorsquecelui à qui elle est destinée a ainsi parlé de cetami, fût-ce dans un moment d’oubli?Je n’ai pris encore aucune décision. Tout cela esttrop grave, grave pour Jean Beaufret d’abord (celava de soi, et croyez bien que je l’ai constammenten mémoire), grave pour Roger Laporte (en qui,dois-je encore le rappeler, j’ai toute confiance,me sentant intimement solidaire de lui, comme deJacques Derrida), grave pour chacun de nous. J’aidonc seulement voulu vous parler franchement etdirectement. Je vous demande de le prendre ainsi etde me laisser vous saluer sans arrière-pensée. M. B.

5 fev. 1968Mon cher Jacques,lorsque j’ai reçu hier une nouvelle et longuelettre de Blanchot, mon premier mouvement a étéde penser “il faut que je voie Jacques pour queencore une fois nous parlions de l’‘affaire’” :j’ai donc tenté de vous téléphoner avecl’intention de prendre rendez-vous avec vous cejour à Paris, mais j’interprète comme un signenégatif des dieux l’obstination de votretéléphone à toujours répondre “occupé”.

En défalquant l’essentiel de cette lettre deBlanchot : son ton, son mouvement, je lerésumerai arbitrairement en disant que:– d’une part Blanchot trouve de plus en plusinacceptable de participer à “l’hommage”“incapable de comprendre, écrit Blanchot, aunom de quoi je devrais causer à un si cher ami(Lévinas) une telle offense” – Ce que ne ditpas la lettre de Blanchot, mais ce que je nepeux pas ne pas ressentir comme un cri : nous(Derrida et Laporte) exerçons une sorte decontrainte sur Blanchot en maintenant notreparticipation de principe à l’“hommage”.– d’autre part, si je me fie surtout à unelettre antérieure de Blanchot, et à la lettrede Blanchot à Fédier, je crois pouvoir dire queBlanchot n’entend pas essentialiser unantisémitisme de Beaufret qu’à coup sûr cedernier, d’une manière ou d’une autre, rejette.– enfin: “il est sûr, écrit Blanchot, que nousdevons agir ensemble par une décisionidentique”.Qu’en pensez-vous ? Pour chacun de nous, maispas toujours par les mêmes raisons, cetteaffaire est aussi aisée à résoudre que laquadrature du cercle !À vous, avec mon affection Roger

le 10 mars 1968Cher Jacques Derrida,voici le double de la lettre que j’adresse doncà Fédier. J’ai surchargé la dédicace à Levinas,pour deux raisons : l’une, évidente ; l’autre :c’est qu’en regardant mon texte (que j’avais unpeu oublié, il est déjà ancien, n’ayant pas été

écrit, bien sûr, par l’occasion)19 je me suisaperçu qu’il y avait une sorte d’inconvenance àle dédier à Levinas, non seulement parce qu’ilporte sur Char, avec une résonance qu’on peutdire païenne (les dieux…), mais, plus gravement,parce qu’il est en rapport avec cette pensée dufragmentaire que j’essaie de soutenir depuisassez longtemps et que je ne puis demander àLevinas d’accueillir. Enfin, j’espère qu’ilcomprendra et que tout le monde comprendra (ycompris Char) qu’ici la dédicace est plusimportante à mes yeux que le texte. Vous verrezaussi que la lettre annoncée, destinée auxparticipants, je n’en ai parlé qu’à la premièrepersonne, pour ne pas laisser penser à Fédierque nous agissons dès maintenant en commun etlui permettant ainsi de décider avec plus defranchise sans trop craindre qu’un refus de mapart entrainerait le vôtre.Je serai, en tout cas, heureux de signer encommun avec vous cette lettre, car ce que nousportons aujourd’hui en commun et qui est assezlourd, je suis sûr que cela appartiendra plustard (si notre vie comporte un plus tard) à lavérité et peut-être au bonheur de l’amitié. Faites-moi signe dès que vous le voudrez.À vous d’affection. M À l’intention de François Fédier,Dans ma dernière lettre, écrite vers le 10 février,je croyais vous avoir exprimé exposé, avec mesureet tout le soin possible, les raisons pourlesquelles, puisque Levinas était en cause (ce quej’avais appris tardivement), je me sentais obligéde suspendre ma décision. Cette lettre, il apparaît que vous n’avez pasdésiré en tenir compte, et je constate que rien n’a19  Cfr. M. Blanchot, La parola in arcipelago, “Il Menabò”, 7,1964, qui va paraître comme Parole de fragment in L’Endurancede la pensée, cit.

été fait pour apaiser l’offense commise enversEmmanuel Levinas.Dans ces conditions, il ne me reste que deuxpossibilités: – Ou commencer moi-même dans ma faible mesure laréparation en affirmant publiquement et dans votrepublication ma solidarité avec Levinas, ce qui meconduit à remplacer la dédicace à Beaufret par unedédicace plus appropriée, celle-ci:Pour Emmanuel Levinasavec qui, depuis quarante ans, je suis lié d’une amitié quiqui m’est plus proche que moi-même :en rapport d’invisibilité avec le Judaïsme20. – Ou bien renoncer à participer à la publication. Je vous laisse la liberté de choisir en vous priantde me faire connaître votre décision. J’ajoute quesi finalement je prenais part à la publication,j’ai l’intention d’adresser à tous les participantsune lettre où j’exprimerai le jugement que je portesur toute cette histoire, ainsi que le sens que jedonne à ma participation. Je tiens à vous enavertir. Maurice Blanchot

Paris 11 mars 68Cher Jacques DerridaVoici les épreuves de votre texte pourl’hommage à Beaufret. J’ai, autant qu’il m’aété possible, relu avec soin l’épreuve, encorrigeant tout ce que j’ai pu voir, Il seraitimportant que cela me revienne au plus vite.Vivement que ce dernier effort s’achève, pourqu’on puisse enfin avoir un peu de temps. Il

20 Reporté en exergue de Parole de fragment presqueégalement. De son coté, Derrida joindra à son textel’annotation n. 21 (cassée in La dissémination, Éd. deMinuit, Paris 1972).

s’est accumulé, entre-temps, tant de questionsentre nous que si nous n’entrons dans cesquestions, nous nous perdrons. Et je crois quece ne serait tout simplement pas économique.Bien à vous Fédier

17 mars 1968 [à Derrida]Ci-joint, copie de la lettre non encore envoyéeà Fédier, et que je n’envoierai pas si Blanchotlui aussi me le déconseille. Ni parole, ni écriture ne diront jamais combienje vous remercie pour votre amitié“inébranlable”. Roger

Monsieur, ci-joint, non corrigés, les placards de mes “notessur Giacometti”21, que vous voudrez bien retirer de“l’Hommage à Jean Beaufret”. Les propos de Jean Beaufret, placés dans leurcontexte, dans le contexte de toute la vie et del’histoire de Jean Beaufret, ne m’ont jamais parutels qu’ils puissent m’interdire de répondrepositivement, et avec joie, à votre demande departicipation à un hommage destiné à un hommeauquel je suis redevable de beaucoup. Je n’aiabsolument pas changé d’avis sur ce point. Sij’avais voulu me retirer de l’hommage, vous m’enauriez fourni un excellent prétexte au moment où,l’été dernier, vous m’avez demandé de donner unautre texte que celui primitivement retenu:j’aurais pu dire, avec raison, qu’avec des délaisaussi brefs il m’était impossible d’écrire un textedigne de rendre hommage à Beaufret. Pour vouscomplaire et pour témoigner de mon amitié pour21 Sur Giacometti, Char et Beaufret, cfr. les carnets1961 de Laporte, maintenant in Variations sur des carnets,Cadéx éditions, Paris 2000.

Beaufret, je vous ai donné ces “notes sur G” dontj’étais loin d’être pleinement satisfait, mais jen’avais rien d’autre à offrir.Après la séance à l’ENS22, mon premier mouvement aété de retirer mon texte, car il m’étaitdifficilement tolérable de participer à un hommagerendu à quelqu’un qui tenait des proposinadmissibles (quant au fond et plus encore quant àla forme) envers Maurice Blanchot (qui pourtant n’aété mis au courant ni par Derrida, ni par moi),sans parler de ceux tenus envers Michel Foucault.Je n’ai pourtant pas retiré mon texte à ce momentlà : parce que j’ai tenté de mettre sur le comptede la colère et du chagrin les propos de Beaufretconcernant Blanchot et Foucault ; parce que j’aivoulu ainsi montrer qu’il était impossible dem’accuser de vouloir m’attaquer à “l’hommage” ;enfin parce que mon retrait aurait mis JacquesDerrida devant un choix impossible. Je comprends très bien que vous ayez pris ladéfense de Beaufret, mais permettez-moi de vousdire que je ne comprends pas que vous ayez tenté deme salir en cherchant à mon comportement lesmotivations les plus basses. Deux de mes meilleursamis m’ont donc désavoué, mais qu’auriez-vous penséde Derrida et de moi si nous avions refusé àBeaufret même le droit élémentaire de se faireentendre? Quoiqu’il en soit, à partir du moment oùj’ai la convinction que ma présence serait jugéetout à fait incongrue par plusieurs participantsnotoires à l’“hommage”, je ne vois pas comment jene pourrais pas ne pas me retirer puisqu’on meprend pour un menteur ou, dans le meilleur des cas,pour un fou. Vous avez donc satisfaction. Je vousprierai pourtant de bien vouloir dire à JeanBeaufret qu’il ne voie en aucun cas dans monretrait quelque acte de méchanteté à son égard ; audemeurant, si lui-même désirait ma participation,je pourrais reconsidérer ma décision.Permettez-moi d’ajouter ceci : ce drame aurabouleversé ma vie et, me semble-t-il, je suis22 Sur cette séance, cfr. le témoignage de Derrida dansD. Janicaud, op. cit., II, p. 98.

d’ores et déjà très largement puni au-delà desfautes que j’ai réellement commises. Pourtant, sil’occasion m’en était donnée, je ne demanderais pasmieux que de réparer le mal que, trèsinvolontairement, j’ai pu faire à Jean Beaufret,mais, comprenez-moi, il m’est impossible de medésavouer: ce serait maintenant que je mentirais sije disais que j’ai menti. En regrettant que ma vie d’homme ne me donne pas laliberté de donner la seule preuve possible de mabonne foi, je me dis sincèrement vôtre R. LaporteDu moment que vous n’avez pas pris la décision dem’exclure de l’hommage, il va de soi que de ce point devue Jacques Derrida et Maurice Blanchot sont délivrésde tout scrupule à mon égard.

18 mars 1968Cher Jacquesci joint double de la lettre que j’envoie parmême courrier à Jean Laude, Henry Raynal,Pierre Madaule, Georges Lambrichs, CatherineBackes, Michel Foucault, Clémence Ramnoux (àlaquelle je demande pour l’heure de ne riendire à Lévinas tant que nous lui aurons pasparlé).Rien donc de Blanchot: quoi de plus inquiétantque le silence!Affection RogerP.S. Il serait bon je crois que vous mettiez JeanPiel au courant.

Les sentiments d’estime et d’amitié que je vousporte, et ceux que vous me faites l’honneur de metémoigner, m’amènent à vous exposer le drame quibouleverse ma vie depuis quelques mois et qui tombede plus en plus dans le domaine public.

Vous connaissez l’amitié qui, depuis qu’il fut monprofesseur de philosophie, me liait à JeanBeaufret. Bien qu’il m’ait tenu à plusieursreprises des propos de tendence antisémite, je n’aipas cru, en raison des circonstances quientouraient ces propos, devoir les trouversuffisamment graves pour refuser de participer à unhommage a J. Beaufret qui doit paraître cetteannée, mais, ayant eu la maladresse, en novembre67, de rapporter au cours d’une conversation privéeces propos à un ami juif participant à cet hommage,cet ami [avec mon accord] a jugé de son devoir des’élever contre de tels propos auprès duresponsable de l’hommage. Je dois à la vérité dedire que Jean Beaufret a reconnu avoir tenu tousces propos (sauf un, le plus expicite), tout enleur donnant une interprétation non antisémite. Surle seul propos, non reconnu par Beaufret (et dit àmoi seul), la rupture s’est faite. Beaufret s’estmontré d’une entière honnêteté : il a publiquementreconnu avoir déjà été attaqué sur cette questiond’antisémitisme ; il dit seulement qu’il ne sesouvient pas d’avoir tenu ce proposparticulièrement déplaisant dont moi je mesouviens, ajoutant que, s’il l’avait tenu, iltiendrait à le renier ; en revanche ses amis, etsurtout F. Fédier, ont jugé préférable de menercontre moi une campagne visant à m’accuser soit demensonge, soit, pour le mieux, de folie, et c’estainsi qu’ils sont arrivés à en convaincre certainsde mes plus chers amis, tels René Char ou RogerMunier23 qui m’ont jugé et condamné sans mêmem’entendre. (C’est seulement par discrétion et pourne pas élargir le cercle du différend que j’avaisjusqu’à ce jour jugé préférable de me taire).Il n’appartient à aucun homme de dire qu’il n’estpas fou, mais il m’appartient de donner ma paroled’honneur que je n’ai pas menti : j’espère donc de

23 Tous les deux participants à l’hommage(respectivement avec La barque à la proue altérée et Lieu),comme du reste Deguy et Fédier (respectivement avec LePrincipe et la traduction de Temps et Être de MartinHeidegger).

votre amitié que, même s’il vous sembleinvraisemblable que Jean Beaufret ait tenu despropos antisémites, il vous semble tout aussiinvraisemblable que j’aie pu les inventer.J’ajouterai pour terminer que je ne sais encore sije laisserai paraître ou non mon texte dans cethommage à Jean Beaufret. Après la rupture avec lui,j’avais préféré maintenir mon texte pour bienmontrer que je n’avais point voulu déclencher cetteaffaire et que je ne désirais en rien nuire àBeaufret, mais l’hostilité de certains amis deBeaufret, qui étaient aussi mes amis, m’incite àl’attitude inverse : seul me retient le cruelembarras dans lequel ce retrait mettrait deux demes plus fidèles amis : Maurice Blanchot et JacquesDerrida, qui, écrivant eux aussi pour cet ouvrage,mais ne mettant pas un instant en doute ma parole,ne maintiendraient sans doute pas leur texte si jeretirais le mien. R. Laporte

s.d.Cher Jacques,n’ayant pas le courage de vous téléphoner, jeme décide à vous écrire afin de gagner devitesse, du moins sur ce point, la dépressionqui de nouveau me guette et à laquelle je nesuis pas sûr d’échapper.J’ai été, je suis profondement affecté par laréaction de René Char dont vous m’avez faitpart, réaction que Deguy m’avait laissésoupçonner. Je m’en explique. Vous savez monadmiration pour René Char, mais vous ne savezpeut-être pas qu’il fut le premier grandécrivain à m’accueillir, à me faire confiance,à publier mes premiers textes “Souvenir deReims”24, “Une migration”25. Il y a là quelquechose que je ne peux oublier. J’ai souvent dit

24 Publié in “Botteghe oscure” , Quaderno XIII 1954.25 Publié in “Bottegheoscure”, Quaderno XXIII 1959.

que je considerais Char comme un “demi-dieu” :l’homme Char vaut bien le poète ; que l’onmette ou non sous ce sentiment ce quireleverait d’une explication psychanalytique nechange rien à l’affaire. Il m’est doncproprement intolérable d’accepter sans broncherde la part de Char toute explication réductricede mon comportement dans l’affaire Beaufret. Il y a plus grave encore. Je peux bien dire (ilva de soi que cette lettre estultraconfidentielle, mais bien entendu vousécrivant je parle à Marguerite comme à vous)qu’actuellement les plus chers amis de Blanchotsont d’une part René Char, d’autre part Rogeret Jacqueline Laporte, ce “d’une part - d’autrepart” n’étant même pas une numérotation. SiBlanchot est mis au courant, même au dehors dufait qu’il serait indécent de troubler sa trèslente “agonie” par toute cette boue, il seraplacé devant cette cruelle alternative dedevoir choisir aveuglement entre l’un oul’autre de ses deux meilleurs amis : à ceniveau, peu m’importe le choix, mais le faitque de toute façon il serait douloureux pourBlanchot. Du moins en sera-t-il ainsi aussilongtemps qu’à Blanchot, m’interrogeant surChar, je devrais répondre “Char dit : Laporteest fou”.J’ai donc écrit [en marge: j’ajoute que si jecontinuais de me taire mais que Char apprenneque je sais qu’il sait il pourrait fort malinterpréter mon silence] à Char espérant d’uneautre crise non pas certes la fin de cettecrise mais du moins sa non-aggravation, ce quide mon point de vue serait déjà beaucoup. Ci-joint le double dactylographié d’une lettremanuscrite que j’enverrai manuscrite, seulementune fois que vous l’aurez lue et que vousm’aurez donné votre accord sur ma démarche. (Ce

n’est pas une raison parce que je vous écrispour que vous ne puissiez pas me téléphoner).Autre chose, presque plus délicate à dire.Votre souffrance, plus silencieuse que lamienne, ne m’en est pas moins éloquente, etc’est pourquoi je tiens à vous dire ce quisuit. Même dans ce qui serait pour moil’enchaînement le plus littéralementcatastrophique, où se produirait un processusde désintégration de mes amitiés les pluschères : la perte de l’amitié de Beaufretentraînant celle de Char qui entraînerait cellede Blanchot, qui entraînerait celle de Derrida(dans la mesure où Blanchot publierait sontexte il n’y aurait aucune raison pour queDerrida ne publie pas), dans le cas donc d’undrame, né de presque rien, mais qui aboutiraitpour moi à une solitude si désesperée que,d’une manière ou d’une autre, je ne m’ensortirais pas, je continuerais d’être incapablede vous en vouloir, d’abord parce qu’il en estainsi, et ensuite parce que je me sensresponsable au point même où vraisemblementvous vous tenez pour responsable. Mon bavardagecomme tel en tant que témoignage de moninquiétude sur l’évolution de Beaufret ne meparaît pas bien grave, mais ma faute a plutôtété de ne pas défendre Beaufret dans la mesuremême où tout ce drame aurait été évité si vousaviez tenu compte pas seulement des proposrapportés mais aussi du fait que, dans lecontexte de Beaufret, ils ne m’avaient pas parugraves au point de ne pas participer àl’“Hommage”. Il s’est passé ceci, qui sur lemoment vous aura peut-être échappé : devant lavivacité de votre réaction et de celle deMarguerite, je me suis (c’est chez moi presqueune manie) accusé de faiblesse ou de mollesse,je dirais même que j’ai eu honte, et que, vousle comprendrez aisément, il m’avait été tout à

fait intolérable de passer pour si peucomplaisant que ce soit envers l’anti-sémitisme; bref, c’est au moment où je m’accusais sifort de faiblesse à propos de ma participationà l’hommage à Beaufret, que j’étaiseffectivement faible en n’acceptant pas depasser un moment pour “antisémite”. J’ai choisiDerrida contre Beaufret, mais ainsi j’ai étécause de malheurs pour Beaufret, pour Derridaet quelques autres. Cela dit, il est vain derefaire une histoire, une histoire telle quej’espère que Jacques Derrida n’en veut pas àson compagnon de malheur.Pour ce jour, je n’ai pas le courage de vous endire plus, ne sachant même pas si du moins monamitié vous est transparente. Roger.

samedi 23 marsCher Jacques Derrida,Ce que vous m’avez demandé au téléphone tout àl’heure, au sujet de la lettre à venir, m’aconduit à y réfléchir par ce texte que je vouslivre dans son irréflexion. Mais je vous prieinstamment de n’y voir ni un projet, pas mêmeune ébauche de projet, seulement peut-être uneindication de la limite de ce qui peut être diten faveur de Beaufret : sauf si la justice vousparaît exiger davantage. Je souhaite aucontraire que vous parveniez à un tout autretexte, plus capable de justifier, même à nosyeux, cet acte de publication, car il m’arrive,par fatigue et peine, de n’en plus ressaisirtout à fait les raisons, c’est-à-dire lapossibilité.Que pense Madame Derrida de tout cela ?

à vous de coeur M

27-3-68Cher Jacques Derrida,je crains de devoir partir pour Nice (pour lesraisons que je vous ai dites) dès demain, maisje pense, sauf accident, être revenu dimancheou lundi, ce qui nous laisserait la possibilitéde nous voir avant votre absence voyage.Mon sentiment, dont je veux vous faire parte,confirmé par le conseil que j’ai pris auprèsd’un ami dont la rectitude et la sensibilitépour tout ce qui est en jeu ici sont telles queje dois l’entendre, c’est que nous n’avonspeut-être pas le droit (du moins pourl’instant) de parler à Levinas, risquant, enlui parlant c’est-à-dire en l’instruisant de ceque peut-être il ignore, de lui faire une peineinfinie, et venant d’une certaine manièreréclamer une justification auprès de lui, etcomme une innocence. Or, nous savons, vous etmoi, qu’en tout cas, et ici d’une manière hélasexemplaire, il n’y a pas d’innocence et quenous devons porter notre non-innocence sansnous en décharger sur personne. Nous avons agil’un et l’autre pour des raisons – appelons-lestrascendentes, selon le language trompeurconventionnel – qui sont plus importantes quenous : qu’elles parlent aussi pour nous auprèsde Levinas, mais ne parlons à leur place que sicela est nécessaire, c’est-à-dire s’il apparaîtqu’informé, il l’est selon une versioninexacte, car la vèrité, fût-elle illisible,elle aussi, a ses droits. Ne précipitons rienen accord du reste avec vos intentions et lescirconstances.

Je vous dis cela dans le courant d’uneréflexion sans terme, et cela revient à dire:nous devons accepter de n’être pas justifiéspersonnellement ; je voudrais aussi pouvoir lefaire entendre à Roger Laporte: renoncermomentanément à la justification, et confier àl’attente silencieuse, non pas à l’avenir dontle jugement n’importe pas, mais à l’absence detemps; seulement ce mouvement, nous ne pouvonspas le lui demander, ni même le lui conseiller,c’est lui qui doit en décider. Je reçois à l’instant une réponsede René Char, je crois qu’elle est suffisammentimpersonnelle pour que je puisse vous lamontrer lorsque nous nous verrons et, aussi,parce qu’elle associe votre nom à celui de RenéChar et au mien dans “l’effort pour assurerl’équité impersonnelle”. Mais aucun mot surRoger ; ce qui me conduit aussi à penser quelui aussi non plus ne doit pas, par uneintervention prématurée, introduire la ruptured’une douleur dans un silence qui est accepté.Je ne sais pas si j’aurai le temps ni la forcede lui écrire avant de partir : s’il s’informeauprès de vous, dites-lui ce que vous jugerezle mieux, et s’il n’y a pas de retour (ce qu’ilfaut toujours prévoir en toute sérénité),signez de mon nom le texte que vous aurezécrit; cela dit encore une fois, pour vous diretoute la confiance de mon affection. Mj’ai renvoyé les épreuves à Fédier : ainsil’échéance, la chute des dès

le 2 april 1968C’est après un difficile débat, ouvertplusieurs mois après que nous avions accepté de

participer à la publication d’hommage à JeanBeaufret, que nous avons décidé de maintenircette participation. Débat si pénible que nousaurions voulu le taire à jamais, et nous noussommes tenus à une stricte règle de discrétionpour empêcher qu’il ne devienne public. Ill’est maintenant malgré nous. Aussi, pour qu’ilne soit pas livré à la rumeur, pour que nosintentions et nos actes ne soient pas détournésde leur sens, nous avons jugé nécessaire de lesfixer pour vous et pour nous.Roger Laporte qui n’a cessé – et jusqu’àl’hommage qu’il lui rend ici – de manifester sagratitude à Jean Beaufret qui fut son maître,s’était ouvert à l’un de nous, dans descirconstances qui excluent de sa part toutcalcul et tout projet d’accusation publique, deson inquiétude douloureuse et à la longuedifficile à réprimer, devant certains propostenus en sa présence par Jean Beaufret. Cespropos étaient de caractère antisémite. QueRoger Laporte n’ait pas cru devoir les releverau moment de les entendre, nous le regrettons,mais nous le regrettons sans doute avec luitout en expliquant son silence par diversesraisons personnelles. Il reste que celui à quivenaient d’être confiées des paroles d’unetelle gravité ne pouvait, quant à lui, lesnégliger, obligé au contraire d’en teniraussitôt le compte le plus rigoureux. Il a doncpris, seul, la responsabilité d’en tirer lesconséquences. Des longs et multiples échangesou témoignages qui ont suivi, depuis plusieursmois, nous tenions à rappeler ce qui reste ànos yeux essentiel. 1. À aucun moment, nous n’avons cessé de faireentière confiance à Roger Laporte, n’ayantjamais douté ni de sa bonne foi ni de son sensde la verité. Pris entre son amitié pour JeanBeaufret, le souvenir de reconnaissance qu’il

lui garde et une exigence de responsabilité, iln’a pas dépendu de lui – ni de nous – que toutecette histoire devienne une puissancemeurtrière par laquelle il semble qu’il nes’agisse plus que d’abbattre l’un ou l’autre.2. Jean Beaufret a accepté avec simplicité etsérénité de s’expliquer sur ses propos. Àl’exception d’un seul, le plus grave, celui quine souffrirait aucune interprétationatténuante, il les a reconnus, mais encontestant qu’ils puissent en aucune manièreêtre tenus pour antisémites. Bien qu’il noussoit difficile d’accueillir sans réserve laréduction de tel propos à un sens innocent,nous ne pouvions considérer comme déclarationd’antisémitisme une parole ambiguë, livrée àl’indécision d’interprétations contradictoireset dont le contexte ne pouvait être totalementrestitué. Quant à l’autre propos, le pluseffrayant, et aussi le plus vulgairementantisémite, Jean Beaufret a affirmé ne pas sesouvenir de l’avoir prononcé. Il a même affirméqu’il était convaincu de n’avoir jamais pu leformuler tant il lui paraissait éloigné de sapensée et de son langage. Il y avait donc là unbrutal conflict de témoignages. Comme nousn’étions pas en mesure de prouver que l’un desdeux devait l’emporter sur l’autre et puisque,dans un cas d’une telle gravité, tout nousinvitait à ne pas faire entrer en ligne decompte des préférences privées ou desconvinctions trop subjectives, nous avons admisque nous faisait défaut le fait avéré et commetel disponible pour la certitude de chacun, quiseul eût permis de donner au geste de retraitque nous avions d’abord envisagé son fondementde justice.3. Dans ces conditions, nous nous sommes sentisobligés de ne tenir compte que d’une vérité, laplus importante. Cette vérité est celle-ci :

Jean Beaufret repousse tout soupçond’antisémitisme comme injurieux et déclare queles paroles qui lui sont imputées ne se sontjamais accordées et ne peuvent s’accorder avecsa pensée veritable. C’est en considérant cetteaffirmation – qui engage Jean Beaufret commeelle nous engage l’un et l’autre quil’acceptions – que nous avons décidé de laisserhors mémoire la réalité ou la possibilité,ainsi que le sens des paroles passées,estimant, à partir de là, que nous n’avions pasle droit de porter, par notre retrait, uneaccusation si forte qu’elle eût signifié enmême temps une condamnation. Gardaient alorsleur valeur les précédentes raisons qui nousavaient conduits à participer à cettepublication comune. Maurice BlanchotJacques Derrida

16 avr. 1968Mon cher Jacques,ce mot pour vous souhaiter la bienvenue à votreretour à Paris et pour vous rassurer quant à moi.Sans aller bien, je vais mieux : ma tensioncardiaque, grâce à un deuxième traitement, sedécide à remonter ; j’ai, sauf exception,retrouvé le sommeil, et surtout, comme annoncé,j’ai travaillé, ne faisant même que cela,décommandant tous les rendez-vous que j’avaispris à Paris et c’est du reste par ce biais queLévinas – téléphonant à Bernard Picard pourprendre de mes nouvelles, a été non pas mis aucourant mais averti qu’il se passait quelquechose. Il se peut qu’en conséquence l’entrevueavec Lévinas se fasse plus tôt que Blanchot nel’aurait désiré : je m’excuse auprès de vous sije suis indirectement responsable de ce

désagrément. Je pense que de toute façonBlanchot vous écrira ou téléphonera à cepropos.Quant à nous voir : nous pourrions avecJacqueline venir à Paris, pour déjeuner, unvendredi, mais ce serait au plus tôt levendredi 10 Mai : Arnaud à été si maladependant les vacances qu’il faut différer jusqueau lundi 29 avril (en principe) l’opération,prevue pour après-demain, des végétations, àl’origine précisément de ses ennuis de santé.Je comprends très bien qu’avec deux enfantsdont un petit, vous redoutiez de faire undimanche l’allée-retour Fresnes-Beauvais, maisje vous fais avec Jacqueline la propositionsuivante : nous pourrons très facilement vouscoucher tous les quatre. Pourquoi ne vendriez-vous pas un samedi après-midi ce qui vouspermettrait de repartir pour Fresnes ledimanche en début d’après-midi, avant le flotsans fluidité des retours sur Paris ? Si lecoeur vous en dit… nous en serions heureux.Cette proposition [(qui pourrait se réaliserdès que vous le voudriez)] n’exclut pas unerencontre à Paris un vendredi.Oui, bien entendu, nous aurions pu ou dû agirautrement, mais à quoi bon revenir surl’irreversible? Ne croyez-vous pas qu’à partird’un certain moment nous devrons, sauf imprévu,faire le silence, même entre nous, sur cetteaffaire? Du moins soyez sûr qu’en dépit de tousces événéments contraires mon amitié pour vousest intacte, mais il est plus juste de dire quemon amitié pour vous est devenue inseparable deje ne sais quelle reconnaissance, ou plutôt deje ne sais quelle gravité (je parle comme jepense!). J’ajoute simplement que l’économie denotre amitié implique qu’après avoir étécompagnons d’une si dure infortune, nousdevenions compagnons de fortune.

Affectueusement à vous et à Marguerite Roger

25 octobre 1968Cher ami, Ceci n’est qu’un mot d’amitié, un souvenird’affection. J’espère que ni pour vous ni pourles vôtres vous n’avez rencontré desdifficultés d’adaptation. Dans une certainemesure, je ne regrette pas que vous soyezéloigné en ce moment, puisque vous échappezainsi aux très pénibles débats au sujet deVincennes26: vous imaginez de quel ordre ilspeuvent être. Autant que je puis – et vraimentsouvent je me demande pourquoi je suis mêlé àces choses –, j’essaie d’empécher que desheurts ou des rivalités de cercles, de clansintellectuels, ne mobilisent les étudiants ense faisant passer pour des exigences plusdésintéressées.Dès que j’ai eu reçu le livre, j’ai envoyé noslettres. Nul echo à ma connaissance. René Char(mais pour de tout autres raisons) m’aseulement écrit, depuis, avec les mêmessentiments qu’il ma toujours témoignés. ParJacqueline, je sais que Roger a vu Levinas –entrevue très cordiale, et par Jacquelineencore, qu’il est possible que Roger soit nomméà Vincennes par l’entremise de Foucault.Jacqueline a été assez mal : un commencement dedépression nerveuse, et il est vrai que, pourl’aider à franchir cette passe, le compagnontourmenté, qui toujours questionne avec lacrainte d’être coupable, aurait besoin luiaussi d’un compagnon.26 Sur ça, cfr. Derrida d’ici, Derrida de là, Galilée, Paris2009, pp. 189-190.

Cher Jacques Derrida, donnez-moi des nouvellessi vous en avez le temps. Beaucoup, beaucoup dechoses nous rapprochent, celles qui sont dites,celles qui manqueraient à être dites. Marespectueuse pensée pour Marguerite Derrida,pour vous une très forte affection. Maurice Blanchot

le 30 décembre 68Cher ami,Diverses préoccupations, s’ajoutant auxdifficultés de santé, m’ont éloigné de Paris,en effet, mais de quelques kilomètresseulement. J’aurais dû vous en avertir.Pardonnez-moi, je suis parfois exténué, mesentant responsable non seulement au delà de ceque je puis porter, mais peut-être de ce qui,n’ayant pas mon accord, en vient à me dissuaderde toute parole, fût-ce pour le contrarier.J’ajoute que l’histoire des lettres meconsterne. Je ne puis me l’expliquer, mesentant incapable d’attribuer à personnel’action – du reste absurde – qui les auraitfaire disparaître. Ou bien alors nous sommezattirés vers une région si basse que nous nepouvons que refuser d’y demeurer.Je pense que je pourrai rentrer à Paris vers le10, j’espère que nous nous verrons. À vous, affectueusement MauriceBlanchot