Narration numérique en images : modes d'expression, spécificités, expérimentations (2014)
-
Upload
univ-poitiers -
Category
Documents
-
view
1 -
download
0
Transcript of Narration numérique en images : modes d'expression, spécificités, expérimentations (2014)
1
Narration numérique en images : modes d’expression,
spécificités, expérimentations
Depuis les années 2000, la bande dessinée numérique a investi le net francophone, suivant
d’une courte décennie l’exemple nord-américain. Sa pratique se définit inévitablement par
rapport à la bande dessinée papier, dont elle conserve de nombreux codes et qui apparaît en
filigrane derrière les questionnements qu’elle soulève : la bande dessinée numérique, quelle que
soit sa forme (webcomic, blog BD, bande dessinée interactive, Turbomédia…), relève-t-elle
vraiment de la bande dessinée ? S’agit-il d’un médium à part entière ou de la transposition du
médium bande dessinée depuis le support papier vers le numérique ? La confrontation ne
s’arrête pas au domaine notionnel : les détracteurs du numérique mettent en cause la qualité des
contenus, soulignent l’aisance du piratage ou la menace que la bande dessinée en ligne pourrait
représenter pour les éditeurs papier, tandis que ses partisans vantent l’accessibilité du médium,
sa gratuité de production et de consultation, ainsi que la valorisation des auteurs hors des
circuits traditionnels grâce à la suppression des intermédiaires éditoriaux.
La réflexion théorique, contrairement aux polémiques, a tardé à se mettre en place.
L’évolution très rapide du médium frappe déjà d’obsolescence les études pionnières qui, voilà
dix ans, s’enthousiasmaient pour les possibilités de la bande dessinée sur CD-Rom. Le fameux
Reinventing Comics de Scott McCloud1, paru en 2000 et déjà daté, a toutefois posé des jalons
fondamentaux en pointant la nécessité d’un changement de mentalité dans la production, la
diffusion et la consommation de la bande dessinée, en s’intéressant aux modèles micro-
économiques encouragés par les nouvelles technologies et en avançant des propositions
formelles sur la pratique de la bande dessinée numérique. Depuis quelques années, les travaux
théoriques sur la bande dessinée numérique se multiplient, principalement sous deux formes :
d’une part les revues (souvent en ligne) et les sites spécialisés, comme Comptoir de la BD,
ActuaBD, Neuvième Art 2.0, Phylacterium, Du9.org… ; d’autre part les mémoires et les thèses de
jeunes chercheurs2.
1 Scot McCloud, Reinventing comics, William Morrow Paperbacks, 2000.
2 Cet article retient principalement celui d’Anthony Rageul, dit Tony, Bande dessinée interactive :
comment raconter une histoire ? – Prise de tête, une proposition entre minimalisme, interactivité et
narration, sous la direction de Joël Laurent, Université Rennes 2 Haute-Bretagne, 2009. Bien qu’Anthony
Rageul soit maintenant doctorant, de nombreux commentateurs continuent de se référer à ce travail de
Master.
2
Notre propos n’est pas d’aller grossir les rangs des promoteurs ou des détracteurs de la
bande dessinée numérique, mais de dresser un panorama des différentes façons dont la
narration numérique en images s’empare des codes de la bande dessinée traditionnelle et s’en
écarte tout à la fois pour exploiter les possibilités d’Internet3.
Eléments de définition
La raison voudrait que la diversité des objets qui nous intéressent soit réunie sous
l’appellation prudente de « narration numérique en images ». Celle-ci a l’avantage, sinon de la
simplicité, du moins d’embrasser les plus extrêmes frontières de ces productions, et par là même
d’en prendre acte. L’expression « bande dessinée numérique » ne rend pas justice aux formes les
plus interactives qui confinent au jeu vidéo, aux séquences en mouvement qui frôlent
l’animation ni au Turbomédia qui défie toutes les catégories. Ces expériences échappent à des
codes traditionnellement retenus dans les définitions de la bande dessinée, notamment la
coprésence des différentes images qui composent les séquences narratives. Pour des raisons de
lisibilité, nous nous tiendrons tout de même à cette désignation.
Une première distinction s’impose, au sein de la bande dessinée numérique, entre les
œuvres pensées pour la publication en ligne et réalisées au moins en partie par des moyens
numériques et celles qu’on adapte a posteriori au médium internet. Ces dernières, que nous
appellerons bandes dessinées numérisées, sont le fruit d’une confrontation entre des médias
hétérogènes : elles trouvent rarement des supports de lecture plus satisfaisants que le livre et
nourrissent souvent, de ce fait, l’argumentaire des détracteurs du numérique. Les créations non
adaptées, quant à elles, tirent parti des spécificités du support numérique, à savoir, pour
reprendre la proposition assez efficace avancée par Anthony Rageul, l’interactivité et le
multimédia. Toutefois, sa définition de l’interactivité, assez flottante, recouvre aussi bien les
rapports entre l’auteur et l’ordinateur que ceux du lecteur avec la bande dessinée4 et néglige
quelque peu les possibilités offertes par Internet. Le multimédia – techniquement impliqué par
le recours à l’ordinateur – désigne la diversification des médias mobilisés dans une même
œuvre, par exemple lorsqu’un support numérique propose des contenus sonores, graphiques,
photographiques, vidéo et animés.
3 S’il a existé des productions numériques hors-ligne, l’essentiel de la bande dessinée numérique se
trouve désormais en ligne. L’intérêt majeur des enjeux liés au web dans la réalisation et dans la réception
de ces travaux nous pousse ainsi à écarter de cette étude les bandes dessinées numériques offline.
4 Anthony Rageul distingue l’interactivité de la participation du lecteur en définissant l’interactivité
comme une « présence » du lecteur dans l’œuvre, mais cette précision s’extrait difficilement du
métaphorique.
3
A partir de ces propriétés communes se déploie un éventail de formes d’une diversité
remarquable : webcomics, blogs BD, strips à parution régulière, graphic novels en ligne,
diaporamas, séquences Flash, hybrides partiellement animés, bandes dessinées jouables… ici
encore, une typologie s’ébauche. Certaines bandes dessinées numériques se présentent comme
une œuvre achevée (ou en voie d’achèvement si leur production est en cours) sur laquelle
l’auteur ne revient pas une fois les derniers éléments mis en ligne. Il s’agit le plus souvent de
narrations continues, éventuellement par épisodes, mais aux limites déterminées. D’autres (par
exemple les strips comiques indépendants les uns des autres) possèdent des structures
discontinues et leur production peut s’étaler dans le temps. Le mode de consultation de la bande
dessinée en est considérablement modifié : un site conçu de cette manière n’est pas lu mais suivi
par ses lecteurs. La forme du blog se prête tout particulièrement à cette pratique ; aussi mérite-t-
elle que nous nous arrêtions un moment sur ses caractéristiques.
Le cas des blogs BD
Support de diffusion réputé pour son utilisation simple et intuitive, sa gratuité et son
accessibilité, le blog accueille des contenus multimédia d’une grande variété. Deux propriétés
distinguent cependant un blog d’un site internet classique ou d’un portfolio en ligne. D’une part,
la périodicité des publications engendre une œuvre qui n’est pas accessible d’emblée dans son
intégralité mais donnée à lire au gré des mises à jour. Le découpage n’épouse pas tant les
articulations narratives d’un récit que la temporalité de la publication : le lecteur a donc affaire à
des unités chronologiques tantôt indépendantes, tantôt se constituant comme épisodes d’un
récit continu. D’autre part, une forme d’interactivité particulière est fournie par le système des
commentaires, qui permet un retour immédiat sur les travaux publiés et rend possibles des
échanges directs avec le lectorat.
Outre ces deux traits constants, le blog présente d’autres caractères courants mais non
constitutifs. D’abord, la subdivision du contenu en notes datées favorise d’abord la forme courte,
sans obligation de continuité narrative ni même générique (un gag peut succéder à une
illustration seule ou à un extrait vidéo). Certains relèvent ensuite la fréquence des thématiques
autobiographiques5 : si l’authenticité n’est pas toujours de mise, de nombreux blogs s’articulent
en tout cas autour d’un individu récurrent qui peut être une incarnation de l’auteur.
L’autoreprésentation glisse alors vers la création d’un véritable personnage dont les traits de
5 Dans un article paru en janvier 2007 sur NeuvièmeArt 2.0 intitulé « New kids on the blog », Frédéric
Paques et Erwin Dejasse expliquaient l’émergence du blog BD sous la forme qu’on lui connaît par
l’explosion simultanée de la bande dessinée numérique et de la bande dessinée autobiographique.
Consultable sur http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article152.
4
caractère peuvent devenir la matière de gags à répétition. Même lorsque ce personnage ne
correspond pas à la réalité autobiographique de l’auteur, ces mises en scène, pour le lecteur,
contribuent à construire une image concrète de la personne dont il apprécie le travail. Des effets
de connivence naissent des ellipses que l’auteur, assuré de la familiarité du public avec son
héros, s’autorise à ménager. Ce type de blog donne à voir la construction dans le temps d’un
personnage de mieux en mieux campé, évoluant au fil des mois ou des années. Un tel phénomène
est plus délicat à concevoir sur un support papier, principalement parce que la fréquence des
parutions atteint rarement celle du blog, mais aussi parce que l’anecdotique quotidien et
circonstancié, dont sont friands de nombreux lecteurs, manquerait sur papier de continuité, de
cohérence et de relief biographique.
Enfin, ce support se prête à une pratique communautaire de la conception et de la lecture de
bandes dessinées en ligne. Dans la majorité des blogs, une colonne de liens permet en effet
d’apprécier les références favorites de l’auteur et facilite les regroupements par affinités ou les
projets collectifs. Les blogueurs n’hésitent pas à s’inviter mutuellement le temps d’une
contribution ou pour un véritable « squat » organisé à la faveur d’une absence prolongée.
D’autres expériences communautaires naissent de l’inévitable chevauchement entre les blogs et
la culture geek : ainsi certains lecteurs (et / ou auteurs, car l’aisance de la publication en ligne
tend à confondre les deux catégories en encourageant la publication amatrice) aiment-ils se
retrouver lors de conventions ou « IRL6 » où s’échangent pêle-mêle dédicaces, badges, produits
dérivés et potins. La création du Festiblog (ou Festival des blogs BD) en 2005 marque
l’officialisation de ces rencontres.
On objectera peut-être que les récits en images sur papier n’ont pas attendu internet pour
proposer des contenus flexibles, publiés à intervalles réguliers, et que les périodiques où ils
paraissent reçoivent un abondant courrier de lecteurs – lesquels n’ont jamais eu besoin d’être
appelés geeks pour se précipiter aux rencontres avec les auteurs. Tout est ici question de
mesure : les caractères que nous avons avancés comme critères de définition des bandes
dessinées numériques, s’ils demeurent en partie communs aux productions sur papier et en
ligne, détiennent un potentiel dont l’exploitation poussée révèle l’irréductible spécificité.
6 Pour In Real Life, par opposition à online.
5
Comment exploiter les spécificités du support numérique dans la
réalisation des récits en images ?
Le multimédia
Le multimédia tel que le numérique se propose de l’appliquer à la bande dessinée pose un
problème de taille : il ajoute de nouvelles dimensions perceptives à un médium qui s’en passe
parfaitement pour raconter une histoire. Les sons, le mouvement, les cinématiques ou la
jouabilité risquent de faire basculer la bande dessinée dans ce qu’elle n’est pas : un dessin animé,
un clip ou encore un jeu vidéo. Une utilisation corrective du multimédia pour pallier une
déficience supposée de l’expérience de lecture peut s’avérer ludique, mais présente peu d’intérêt
sur le plan narratif et se garde difficilement d’intégrations maladroites d’un point de vue
esthétique. Aussi nous contenterons-nous de signaler, en guise de pistes de réflexion, quelques
emplois ingénieux du multimédia7.
Les exemples qui suivent ont en commun de mobiliser puis de déjouer l’attente du lecteur
habitué à la fixité de l’image dans les narrations dessinées, le premier dans un but expérimental,
le deuxième dans un but comique et le troisième dans un but d’efficacité narrative. Le projet de
Step, auteur du site Step et les semelles de vent8, met à contribution ses talents de créateur
d’ambiances et d’animateur Flash9 pour restituer des impressions liées à la consommation de
psychotropes. Dans une série intitulée « 40 jours », Step raconte l’initiation chamanique d’un
personnage sous forme de tableaux successifs tantôt muets, tantôt assortis de textes. Alors que
la première saison se composait essentiellement d’images ordinaires, Step n’a pas tardé à y
adjoindre des bandes sonores et des animations Flash déclenchées par un simple survol de
l’image avec le curseur. De cette manière, la lecture du récit se trouve soumise aux mêmes
déformations visuelles que la perception de l’environnement sous l’effet de certains
hallucinogènes : explosions lumineuses, saturation ponctuelle des couleurs, clignotements, effets
de fourmillement, oscillation des objets, restriction du champ de vision… Au même moment, le
lecteur entend une bande son en boucle, généralement musicale et le plus souvent empruntée à
l’électro psychédélique, qu’on associe traditionnellement à la consommation festive de
psychotropes. Ici, la fonction du multimédia est à la fois expérimentale et immersive : chaque
7 La nature même du sujet rend malheureusement impossible la restitution des exemples sur le
papier : je vous invite donc à consulter les sites et les blogs mentionnés.
8 Step, Step et les semelles de vent, sur http://blog.overstep.fr/.
9 La technologie Flash, popularisée par une suite de logiciels développée par Adobe, permet entre
autres d’intégrer à une page web des objets interactifs.
6
tableau impose une contemplation dans la durée, obligeant le lecteur à s’imprégner du spectacle
au lieu de le regarder.
Dans un tout autre genre, une note de Cyanide and Happiness, blog américain donnant
volontiers dans la satire et l’humour noir, joue sur l’insertion d’un GIF10 animé pour provoquer
une chute inattendue. Dans un strip où apparaît un super-héros doté d’une cape, l’animation du
tissu qui flotte est soudain questionnée par l’un des personnages : « Where is that wind coming
from ? We’re indoors…11 ». Et les personnages de se boucher le nez d’un air dégoûté, donnant
ainsi une explication triviale à ce qui passait pour une facétie technique de l’auteur.
Le dernier exemple est un webtoon, terme encore peu répandu pour désigner une bande
dessinée partiellement animée. Sous le titre de « Bongcheon-Dong Ghost12 », Horang met en
scène une histoire d’horreur qui prend d’abord la forme classique d’un strip vertical. Le lecteur,
pour déchiffrer chaque image, est amené à utiliser le défilement vers le bas. Rien ne le prépare à
ce que ce geste anodin, répété mécaniquement, déclenche brusquement la lecture d’un contenu
multimédia : c’est pourtant l’effet de surprise créé par une accélération automatique du
défilement qui, au lieu de présenter une à une les images de la bande dessinée, génère tout à
coup une animation accompagnée d’un bruitage sinistre. Le lecteur vient d’être piégé par
l’interface de lecture : alors qu’il se croyait en présence d’une simple fenêtre défilante, il
manipulait en réalité un support multimédia.
L’interactivité
L’interactivité, pour sa part, s’impose comme une spécificité de la bande dessinée
numérique, bien que certains formats papier s’en réclament également – en particulier les
« livres dont vous êtes le héros » et autres ouvrages où le lecteur est invité à manipuler le
support de manière non conventionnelle13. Mais l’interactivité qui retient ici notre attention est
celle qui n’a pas d’équivalent sur support papier et qui prend une forme plus raffinée qu’un
simple bouton « suivant ». De fait, la majeure partie des bandes dessinées numériques n’est ni
10 Le GIF (Graphic Interchange Format) est un format d’image numérique supportant notamment de
courtes séquences animées.
11 « D’où vient ce vent ? Nous sommes à l’intérieur… » (nous traduisons).
http://www.10minutesaperdre.fr/wp-content/uploads/2011/07/incredible-man-ch.gif (Cyanide and
Happiness, « Incredible man »).
12 Horang, « Bongcheon-Dong Ghost »,
http://comic.naver.com/webtoon/detail.nhn?titleId=350217&no=31&weekday=tue.
13 Dans L’aventure des images (Autrement, « Mutations », 1997) François Schuiten et Benoît Peeters
vont jusqu’à parler du livre en général comme d’un support interactif, rejoints sur ce point par Thierry
Groensteen.
7
plus ni moins interactive qu’un album papier classique, puisque le lecteur se contente d’utiliser
l’interface de navigation pour circuler entre les différentes séquences du récit. Quelques
expérimentations font figure d’exceptions, tout en posant le problème des frontières de la bande
dessinée interactive et du jeu vidéo.
Pour échapper à une fastidieuse lecture de planches sur écran, quelques créateurs offrent à
l’utilisateur des possibilités d’action allant au-delà d’une simple navigation dans le récit.
Anthony Rageul cite l’exemple du Tueur, adaptation interactive d’une bande dessinée de
Jacamon et Matz14. Au sein d’un alliage de vignettes dessinées et de séquences animées, le
lecteur peut intervenir sur certaines zones de l’image : il provoque alors des événements (qui ne
modifient pas fondamentalement le déroulement du scénario), déclenche la lecture d’un contenu
multimédia, fait surgir un phylactère ou poursuit la lecture15. Dans l’ensemble, ces tentatives
interactives restent de l’ordre de la navigation sophistiquée16.
On constate cependant un écart majeur par rapport à la bande dessinée traditionnelle : la
planche a disparu. A quelques surgissements de vignettes près, elle cède la place au diaporama.
Le Turbomédia repose précisément sur ce procédé. La navigation – car le diaporama ne défile
jamais de manière automatique – permet de passer d’une vignette à l’autre et la composition
tabulaire des planches traditionnelles disparaît au profit d’une logique de superposition. Sur une
même base visuelle, par exemple un décor réutilisable, la navigation suscite l’apparition ou la
disparition d’éléments de l’image, générant un rythme très contrôlé et jouant sur des effets 14 Jacamon et Matz, The Killer, 2001, à consulter sur http://killer.submarinechannel.com/. D’après
The Killer – Long feu, Casterman, 1998.
15 Dans un genre analogue, voir Jean-François Bergeron, alias Djief et André-Philippe Côté, L’Oreille
coupée, sans date, sur http://lisgar.net/zamor/Fran11/oc.html. Le site bd-en-ligne.fr contient quelques
exemples plus ou moins élaborés de bandes dessinées multimédia et interactives : il suffit, pour y accéder,
d’entrer les mots-clés « animation », « Flash », « interactivité », etc.
16 Nous présentons à part la démonstration souvent mentionnée comme exemple de bande dessinée
interactive, à savoir Prise de tête, le versant pratique du mémoire d’Anthony Rageul. Il y met en application
ses propositions théoriques dans le but d’ « utiliser l’interactivité de manière expressive et
sémantiquement riche » (Anthony Rageul, op. cit., p. 30) à travers des « dispositifs interactifs que [le
lecteur] doit manipuler pour lire » (p. 31). Le résultat demeure très expérimental : les dispositifs, pourtant
variés et inventifs, sont parfois difficiles à manier, et les objets en Flash finissent selon nous par nuire à la
fois au confort de lecture et à la qualité de la narration. L’interactivité proprement dite, en dépit du statut
de « spectacteur » (néologisme d’Anthony Rageul) octroyé au lecteur, relève plutôt de l’exploitation
d’outils de navigation perfectionnés pour correspondre symboliquement à la signification de la séquence –
actionner la barre de défilement concrétise l’ascension ou la chute du personnage, ou bien la
reconstruction psychologique du héros passe par une sorte de puzzle – que d’une véritable participation
où le lecteur pèserait sur la narration.
8
étrangers à la bande dessinée papier, comme la rémanence17. Malek, un blogueur adepte du
Turbomédia18, explore continuellement ces nouvelles données. L’un de ses diaporamas mobilise
à la fois l’interactivité, le récit bifurquant, la réactivité du dessin au survol du curseur et le GIF
animé19. Son avatar prend le lecteur à témoin : qui, de lui ou de sa compagne, ronfle le plus ? Le
choix de l’internaute détermine la suite du récit et la réaction des personnages. Dans ces
propositions qui s’acoquinent avec l’animation se manifeste en tout cas la volonté de déployer à
l’écran un potentiel méconnu des codes de la bande dessinée. Plus abouti esthétiquement,
Monkey Girl and Dragon Dude20 couronne ces recherches en alliant le meilleur des médias qu’il
fusionne. Chaque image hésite entre la planche aérée et la vignette unique, avec des cases
surimposées pour composer des séquences vivantes, au rythme enlevé, qui s’ajustent aussi bien
à l’ellipse narrative qu’à la décomposition d’un mouvement. Le diaporama, qui se présente
comme une bande annonce de film de gangsters, revendique habilement le métissage des genres.
Relevons enfin l’atypique Nawlz de Stuart Campbell21, une bande dessinée cyberpunk
interactive d’une rare qualité qui exploite de façon spectaculaire l’interactivité et le multimédia.
Dans la ville futuriste de Nawlz, les hommes vivent en réalité augmentée, au point que les
données perceptives et numériques tendent à se confondre. Le mode de lecture proposé à
l’internaute est régi par les mêmes codes que cette réalité augmentée – notamment la
superposition d’informations virtuelles à l’environnement physique. La focalisation très
singulière, entre une troisième personne distanciée et des incursions dans une sorte de première
personne jouable, donne au lecteur l’occasion d’utiliser les mêmes interfaces que le héros, et en
somme de savourer une expérience de lecture parfaitement intégrée à l’univers et à l’esthétique
du récit. Avec la mention de cette presque jouabilité, nous touchons au problème générique que
soulèvent des œuvres comme celle de Stuart Campbell : la frontière qui les sépare du jeu vidéo
de type point-and-click de haute qualité narrative est très proche – et poreuse22. Pas d’alarme
cependant : il n’est pas (encore) possible de perdre dans une bande dessinée numérique.
17 Les possibilités du Turbomédia sont exposées avec humour dans une « petite grammaire du
Turbomédia » de Balak, accessible sur l’un des sites d’Anthony Rageul, qui explique sur la même page les
principes du médium : http://anthonyrageul.free.fr/turbo/.
18 Malek, Le blog à Malek, sur http://leblogamalec.blogspot.fr/.
19 Malek, op. cit., http://leblogamalec.blogspot.fr/search?updated-max=2011-02-25T08:20:00-
08:00&max-results=7.
20 Balak (scénario) et Barth (dessin), Monkey Girl and Dragon Dude,
http://www.catsuka.com/turbomedia/monkeygirl/.
21 Stuart Campbell, Nawlz, 2008, sur www.nawlz.com.
22 Considérons par exemple L’Amerzone (Microïds, 1999), déjà ancien, conçu par Benoît Sokal d’après
un album de sa série Canardo (Une enquête de l’inspecteur Canardo – T.5 : L’Amerzone, Casterman, 1986).
9
L’interactivité ne se cantonne pas aux rapports entre le lecteur et l’œuvre numérique ; aussi
évoquions-nous plus haut la propension communautaire de la blogosphère. Les œuvres
collectives ne sont certes pas l’apanage du net, mais elles y prennent des formes singulières. Le
blog Chicou chicou23 a relaté, sur une durée de trois ans, les aventures d’une bande d’amis : Ella,
Claude, Frédé, Juan et Fern. Derrière ces personnages fictifs, Boulet, Aude Picault, Domitille
Collardey, Lisa Mandel et Erwan Surcouf travaillaient d’abord dans l’anonymat. Chicou chicou
exploitait intensément le potentiel communautaire et la périodicité du format blog : composant
sur une trame flexible, les auteurs improvisaient, laissaient chaque strip ouvert sur un appel à la
poursuite du récit – non sans omettre parfois de jouer à se mettre mutuellement en difficulté, ce
qui donnait naissance à des solutions narratives originales et imprévues. La souplesse et la
spontanéité d’une telle production se seraient mal accommodées de la planification nécessaire à
la réalisation d’un album papier24. Hors du contexte collectif à proprement parler, le blog
favorise la dissociation du support et de l’auteur en se présentant comme un espace
métaphoriquement habitable, où peuvent par exemple s’inviter des auteurs amis. Pastiches, clins
d’œil, squats et emprunts sont monnaie courante.
La réactivité du blog autorise des échanges vifs, guettés par les lecteurs heure après heure.
Ceux-ci sont d’ailleurs parfois amenés à intervenir autrement que pour commenter une note. Le
genre de lecture interactive qui vient spontanément à l’esprit se rapproche du « livre dont vous
êtes le héros » ; mais les récits à cheminements multiples s’inscrivent souvent dans des formats
contraignants qui cassent le rythme narratif. Une alternative fructueuse consiste à mettre en
place une création progressive de l’histoire avec consultation du lecteur. Le laps de temps qui
sépare la publication des notes, tout en ménageant un effet d’attente, laisse l’occasion au lecteur
de choisir entre plusieurs possibilités narratives à travers les commentaires ou grâce à un
formulaire de vote. Rien n’interdit ainsi d’imaginer une « BD dont vous êtes le scénariste ».
Dans ce jeu plutôt linéaire au gameplay sobre, aux cinématiques soignées et d’une recherche graphique
admirable, qui plus est pensé par un auteur de bande dessinée, seuls l’évolution du joueur dans trois
dimensions, les cinématiques et l’effort dont le lecteur doit parfois faire preuve pour avancer dans le jeu
distinguent celui-ci d’une bande dessinée numérique qui exploiterait sans réserve les possibilités que
nous décrivions plus haut.
23 Chicou chicou, projet collectif par Boulet, Aude Picault, Domitille Collardey, Lisa Mandel et Erwan
Surcouf, consultable sur http://www.chicou-chicou.com/.
24 Sur un modèle différent car scénarisé de bout en bout et soumis à un système d’abonnement, Les
Autres Gens, projet collectif créé par Thomas Cadène, a réuni les talents de plus d’une centaine de
dessinateurs. Consultable en s’abonnant sur http://www.lesautresgens.com/. Le récit a pris fin en juin
2012.
10
La plupart des implications du multimédia et de l’interactivité – caractères régulièrement
présentés comme spécifiques à la bande dessinée numérique et auxquels nous ajoutons la
réactivité, en ce qui concerne le blog – mènent à des productions hybrides mâtinées d’animation
ou de jeu vidéo. C’est pourquoi nous aimerions esquisser, pour terminer, quelques
considérations sur les constantes les plus avérées de la bande dessinée numérique en ligne : la
plastique de l’écran et le web.
La Toile
A la fois web et canvas, la toile est le support premier de la bande dessinée numérique en
ligne. Sans forcément céder à la monotonie de la planche numérisée, beaucoup d’auteurs
cherchent à rappeler sur leur blog ou sur leur site la présence du papier, même lorsqu’ils
conçoivent leurs œuvres exclusivement à l’ordinateur. Un grain épais en arrière-plan fait oublier
le pixel, le carnet à spirales scanné tient lieu de fond à la page web – ou le cahier à carreaux dans
le cas des Toujours ouvrables25, le blog d’une enseignante à l’humour piquant.
D’autres au contraire cherchent à s’écarter du format de la page papier en déployant leurs
histoires sur la surface virtuellement illimitée de ce que Scott McCloud nomme la « toile infinie ».
Les configurations du ruban horizontal et du fil multidirectionnel26, peu prisées car n’offrant
qu’un médiocre confort de lecture, s’effacent devant la pratique massive du strip vertical. Celle-ci
demeure l’une des applications les plus simples et les plus raisonnables de la « toile infinie » : le
défilement vertical est un geste intuitif mais fécond. Son nécessaire délai d’exécution détermine
une séquentialité atypique basée sur la successivité des images plutôt que sur leur coprésence.
Tout en orchestrant la suspension ou l’accélération narratives, le dessinateur bénéficie d’un
espace qui outrepasse celui du papier et de l’écran. Une note des Chicou chicou27 racontait ainsi
l’odyssée des héros dans un cerveau humain dont le tissu se déroulait interminablement vers le
bas de la note. Raphaël B., quant à lui, s’amuse à jouer sur le défilement vertical pour mettre en
scène le mouvement d’une chute et son impact28. Ce bref aperçu des pratiques autorisées par le
format des blogs prouve qu’une séquentialité qui ne s’appuie pas sur la coprésence des images
sur une même planche n’entame pas, loin s’en faut, la qualité narrative de la bande dessinée
numérique.
25 Soph, Les toujours ouvrables, http://lestoujoursouvrables.over-blog.com/.
26 Anthony Rageul en cite de beaux exemples : When I Am King par Demian.5, sur
http://www.demian5.com/king/wiak.htm, et Weirdness Pending par David Merlin Goodbrey sur http://e-
merl.com/wpend.htm.
27 Chicou chicou, http://www.chicou-chicou.com/?post=18.
28 Raphaël B., http://raphaelb.canalblog.com/archives/2009/04/01/13217890.html.
11
Enfin, la « toile infinie » est aussi celle du système hypertextuel dans lequel s’inscrivent les
contenus en ligne. Grâce aux liens hypertextes, une séquence dessinée peut renvoyer à une
autre, à une vidéo, à une bande sonore, à un texte, ou encore déclencher une action (par exemple
un téléchargement). Les possibilités d’intégration narrative des hyperliens sont innombrables et
sous-exploitées. Un personnage regarde-t-il la télévision ? Un clic sur le poste conduit à une
scène du film. Mange-t-il un mets appétissant ? Un lien mène à la recette. Aperçoit-on un livre
dans une bibliothèque ? Il est possible d’en lire un extrait. Différents auteurs sont en mesure de
jeter des ponts entre leurs blogs et d’y faire circuler leurs personnages respectifs. Un décor
foisonnant de détails qu’on l’on explore à travers des images liées, des passages secrets recelant
des récits parallèles, des informations complétant les propos d’un protagoniste, des bonus
dissimulés dans les images : sans interrompre le récit, des dizaines de suppléments peuvent se
nicher dans une bande dessinée numérique.
Malgré l’explosion du nombre de blogs BD ces dernières années, les bandes dessinées
numériques qui tirent pleinement parti de leurs propriétés spécifiques restent donc l’œuvre
d’une minorité. Pourtant, la qualité de certaines de ces productions atteste le soin qu’ont les
créateurs de ne pas malmener leur art en lui infligeant un traitement identique sur Internet et
sur le papier. Aux réfractaires inflexibles, je dirai simplement que les mutations appliquées à la
bande dessinée lorsqu’elle s’établit sur Internet ne sont ni des avancées techniques, ni des
trahisons, ni des altérations : ce sont des égards.