Saint Louis-Marie de Montfort's Total Consecration to Jesus ...
Marie Ndiaye ou la fascination des vampires
Transcript of Marie Ndiaye ou la fascination des vampires
Marie NDiaye ou la fascination des vampires.
“Les hommes réunissent toutes les erreurs de
leur vie et créent un monstre qu'ils appellent le
destin .”
John
Hobbes
Le vampire nous fascine. Monstre séculaire, il
est présent dans toutes les mythologies et à toutes
les époques. A l’instar de nombreuses légendes, ses
origines plongent dans la nuit des temps. Le vampire
est un être hybride, fait d’humain et de non humain,
errant éternellement sur le seuil, entre vie et
mort, lumière et pénombre. Parce qu’il échappe à
l’ordre naturel des choses, parce que, par son refus
de mourir, il fait offense à sa propre naissance, il
cristallise l’angoisse bien humaine de ne pas
trouver sa place, d’être condamné au rejet, à la
marge. Retrouver la trace laissée par le monstre
dans l’œuvre de NDiaye correspond à une volonté de
répondre à l’ énoncé posé par l’auteure elle-même.
Interrogée par la journaliste Catherine Argand1 en
2001, Marie NDiaye affirme attacher une attention
1 Catherine Argand, « Marie NDiaye » dans L’Express,,01/01/2001,(http://www.lexpress.fr/culture/livre/marie-ndiaye_804357.html
1
toute particulière au motif du vampirisme. Or cette
déclaration restera longtemps sans écho dans le
domaine de la critique. Ce silence pousse d’ailleurs
l’écrivain à répéter son intérêt pour ce thème en
2005 dans un article publié dans le magazine suisse
L’Hebdo2 à l’occasion de la mise en scène des Serpents
au théâtre Le Poche à Genève. « Je suis fascinée par
les vampires, »déclare-t-elle, « Par l’idée que les
êtres forts et puissants se nourrissent en quelque
sorte de la chair des autres. D’un point de vue
réaliste, c’est assez vrai. ». Mais cet attrait pour
le vampire devra attendre presque quatre années pour
être relevé et pris en compte dans l’article « Des
larmes de sang au sang épuisé » de Christine
Jérusalem . J’ai à mon tour été interpellée par
tant d’insistance de la part d’un auteur qui fait
preuve « d’un surcroît d’exactitude dans le choix
des mots ».3 Si Marie NDiaye choisit d’insister sur
l’importance du motif vampirique dans son œuvre
c’est que celui ci est nécessairement signifiant.
Dans quelle mesure peut-on reconnaître le mythe
vampirique dans son œuvre et comment NDiaye le
réécrit-elle? Tout au long de cette communication,
nous garderons tout d’abord à l’esprit que chez
2 Anne Sylvie Sprenger, « Légendes cruelles de Marie NDiaye », dans L’Hebdo, 17/02/2005,(http://www.hebdo.ch/leacutegendes_cruelles_de_marie_ndiaye_20057_.html).3 Pierre Lepape, « La trublione » dans Le monde, 11 Mars 1994. Repris à l’article « Marie NDiaye » sur le site des Editions de Minuit(http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&livre_id=1729)
2
Marie NDiaye le fantastique ne se révèle pas
forcément ennemi du réalisme. Il contribuerait
tantôt à souligner les contours du réel, tantôt à
les estomper « pour que les choses frappent moins
durement », pour que le propos « laisse une trace
mais que le lecteur n’ait pas l’impression d’être
maltraité ».
Je souhaiterais tout d’abord examiner le
vampire, disséquer le mythe pour en tirer la
substantifique moelle qu’évoquait cet illustre
dévoreur que fut Gargantua4. Tout en rassemblant les
critères définitoires du vampire, en exposant
l’ossature de ce mythe, je mettrai en lumière les
empreintes du monstre dans la mythologie ndïyaenne
et la symbolique qu’il va alors recouvrir.
I . Motifs vampiriques
A - Les corps en excès de Marie NDiaye.
La première trace –visible- du vampire en
littérature, c’est son corps. Contrairement aux
fantômes et autres êtres fantastiques, il n’est pas
simple revenant mais, pour emprunter les termes de
4 Vous convient être sages, pour fleurer sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre. Puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sucer la substantifique moelle.Gargantua.
3
Dom Calmet, « revenant en corps », c’est à dire une
être initialement humain qui, dans les histoires
traditionnelles, revient hanter les vivants avec ce
corps qui devrait, logiquement, être soumis à la
décomposition. Revenant encore, donc. Et quel
corps ! Dès ces débuts en littérature, à l’aube du
XIX° siècle, le vampire incarne un rêve absolu,
celui de l’immortalité, auquel va venir se greffer
toute une panoplie de fantasmes au cours des deux
siècles précédents le nôtre. La première aberration
du vampire, c’est ce refus obstiné, belliqueux,
dérangeant, de retourner à l’état de poussière. En
faisant ce choix, il s’inscrit au dessus des lois de
la Nature et devient donc à proprement parler un
être sur/naturel. Mais le corps du vampire est aussi
surhumain. Bien que luttant avec acharnement
contre la Nature, il revêt un aspect animal, guidé
par un instinct de survie abominable, dévorant le
sang des autres humains pour se nourrir. Etre
pratiquement indestructible, il est le symbole d’une
force surnaturelle et surhumaine, incompréhensible
et donc incontrôlable. Cette spécificité en fait un
être en retrait. C’est un corps en excès qui
déborde les limites du vivant mais aussi les limites
de la société. Cette importance du corps est, comme
le démontre admirablement C. Jérusalem, centrale
dans l’œuvre de Marie NDiaye, où l’on perçoit
partout une volonté « d’écrire le corps, de le
4
donner à lire, c’est à dire à toucher, à manger,
quand bien même il s’agit d’un corps étranger, d’un
monstre impossible à avaler. »5. Dans son article
« Des larmes de sang au sang épuisé », Jérusalem
s’intéresse principalement aux corps humains, dont
la présence se traduit par des épanchements exagérés
de fluide, notamment le sang et l’urine. Bien
qu’elle relève la dimension christique de nombre de
ces corps, elle ne choisit cependant pas de
développer leurs aspects plus fantastiques. Or les
corps chez NDiaye, à l’image de leur histoire, vont
parfois frôler les limites du supportable ou plutôt
de l’intelligible. Ainsi l’œuvre de Marie NDiaye
est en partie fondée sur une intertextualité qui
plonge directement ses racines dans la littérature
fantastique et plus spécifiquement dans la
littérature vampirique. Cependant, il convient de
souligner que NDiaye considère aujourd’hui que le
recours à un fantastique trop flagrant constitue
désormais une facilité et que nous allons avoir à
faire ici à des motifs vampiriques qui viendront se
superposer à des descriptions corporelles avant tout
marquées par un certain réalisme. Le thème de la
dentition est ainsi très présent dans l’ensemble de
l’œuvre. Alors que le roman Rosie Carpe6 arrive à sa
triste conclusion, le personnage éponyme semble5 Christine JERUSALEM, « Des larmes de sang au sang épuisé », in MarieNDiaye, L’étrangeté à l’oeuvre6 Pour toutes les citations, on se référera aux abréviations RC pour Rosie Carpe, S Les serpents et PDM pour Papa doit manger.
5
incapable de pouvoir recouvrir ses dents de ses
gencives. Dévorée par une euphorie animale, Rosie
affiche un rictus carnassier qui traduit l’horreur
de l’acte qu’elle croit avoir commis7. En effet, afin
de recommencer sa vie, de revenir au monde, Rosie a
choisi sciemment d’abandonner Titi, son garçon, à
une mort lente et douloureuse. La longue métaphore
entre la mort de Titi et le sacrifice de l’agneau à
Pâques ancre fortement le personnage de Rosie dans
l’héritage vampirique. Comme si la bouche de Rosie,
hérissée de dents meurtrières, devait se repaître du
sang de Titi l’agneau afin de régénérer son propre
corps. 8On retrouve la même symbologie dans la pièce
Les Serpents où, peu de temps après le départ de sa
première femme, Nancy , Diss se fait refaire les
dents comme s’il souhaitait disposer de l’outil
approprié pour procéder à la dévoration d’un autre
garçon, le petit Jackie.9 Dans les légendes
vampiriques, le monstre se repaît du sang de sa
victime afin de prolonger sa propre existence mais,
comme nous le rappelle la psychanalyste Pérel
Wilgowicz, « le vampire suce le sang de sa victime mais cette
succion n’a que peu à voir avec l’alimentation. Il s’agit davantage d’une
transfusion, d’un bouche à bouche d’échange vital » 10.Chez NDiaye7 Marie NDiaye, Rosie Carpe, p. 347 – 349 .8 Ce qui prend effectivement place puisque le personnage de Lagrand, puis Rosie elle même, s’étonnent des changements que son corps subit à partir de l’instant où elle choisit inconsciemment d’abandonner Titi.9 Marie NDiaye, Les serpent, p.56-57.10 Pérel Wilgowicz, Le vampirisme, De la dame blanche au Golem,p.62.
6
, le vampirisme apparaît sous une forme moins
graphique que dans la littérature vampirique
traditionnelle, il n’y a pas à proprement parler de
crocs ornant la bouche de la créature, ni
d’omniprésence du sang mais les conséquences de la
dévoration sont toutes aussi graves puisque les
victimes meurent (presque) toujours. Et il arrive
parfois que l’auteur choisisse d’aller jusqu’au
bout, de transformer le réseau métaphorique en
franche comparaison. Ainsi, encore dans Les Serpents,
le père est caractérisé par une force anormale,
terrifiante pour les autres personnages. Mme Diss,
sa mère, nous explique que son fils s’est gorgé de
la vie du petit Jackie, « des poumons neufs et roses
de ses quatorze ans » (S, p.56) mais étire la
métaphore jusqu’à mentionner cet archétype
vampirique qu’est le cercueil en satin :
« (…) et je ne doute pas – disais-je à mon
fils- que c’est ton visage usé et buté, ta figure
terne et tes viscères brûlées qu’on découvrira
reposant dans le cercueil de satin si on ouvrait
maintenant celui-ci. » (S, p.56).
Et Diss semble incapable de s’arrêter,
préparant déjà le cérémonial qui lui permettra de se
régénérer à nouveau. De France , sa seconde épouse,
Diss a eu deux enfants et, «comme s’il allait les
sacrifier au feu d’artifice, il les pare, les
arrange, les dresse .» (S,p.25). Rosie se livre
7
elle aussi à une espèce de rituel mettant en
parallèle la mort prochaine de Titi et la fête de
Pâques qui approche. « On est en avril et Pâques
arrive bientôt _ jour terrible et heureux du
sacrifice de l’agneau. (…) Il attend,aux Grands
Fonds, le sifflement froid de la lame aiguisée. »
( RC, p.341). Il me semble que chez NDiaye, le
sacrifice ne puisse s’inscrire que dans une
temporalité signifiante, fête de Pâques, feux
d’artfice,etc. Comme si, en jouant sur une
temporalité qui nous est familière, elle souhaitait
attirer notre regard sur la familiarité du monstre.
Les personnages sont des gens ordinaires, trop
ordinaires. Nous ne sommes plus ici dans le domaine
de l’extraordinaire mais dans une dimension
surordinaire comme si les personnages, gangrénés par
une banalité nécrosante, étaient sur le point
d’éclater de ce trop plein de quotidien. Pour
NDiaye, la monstruosité est toujours lovée dans le
quotidien, contaminant doucement les êtres jusqu’à
ce qu’éclate la vérité. Le lecteur-spectateur se
trouve souvent tiraillé entre une parodie de réalité
et la vérité de la fiction. Et qui mieux que le
vampire pour incarner ce flottement incessant, pour
illustrer cette incapacité de l’être à trouver sa
place , pour nous guider à travers le labyrinthe de
la psyché humaine. Avant d’être de classiques
anthropophages en quête de sang frais, les vampires
8
de Marie NDiaye sont des créatures chronophages. Ils
empruntent souvent les traits de ce dieu almagamé
qu’est devenu C(h)ronos, tantôt monstres dévorant
leur propre descendance à l’image de Cronos, roi des
Titans, tantôt divinité primordiale personnifiant le
temps tel Chronos , dieu serpent à trois têtes censé
entrainer le monde céleste dans sa rotation
éternelle mais ce qui les caractérise avant tout ,
c’est cette tenace ressemblance avec nous-même.
Incapables de se reproduire dans le temps, de donner
naissance à un autre qu’eux mêmes, Diss et Rosie
engloutissent toute trace du temps, se régénérant à
l’infini. Et c’est là tout le drame du corps
vampirique et de cette corporité en excès des corps
ndïayens. Etres scissipares, les vampires « se
répliquent, se répètent, se propagent par division
cellulaire, par morsure mais jamais par généalogie ,
ni par naissance. »11 Le corps ndïayen défie toute
logique, remonte le fil du temps, incapable de se
reproduire . C’est parce qu’il est vide de sens que
le corps ndïayen va chercher à combler ce vide en
dévorant l’autre.
B - L’absence de reflet : une identité en suspens.
11 Jean Clet MARTIN, Vampires, http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1447
9
Avant de poursuivre mon propos, il me semble
important de souligner une fois encore que chez
NDiaye le processus de dévoration ne revêt pas une
dimension palpable. Diss n’a pas réellement dévoré
Jackie, c’est sa mère, Mme Diss, qui vient
superposer le motif vampirique à l’infanticide. Il
en va de même dans Rosie Carpe, où c’est le personnage
de Lagrand qui observe Rosie et décèle les attributs
vampiriques du personnage éponyme. Dans la
mythologie ndïayenne, le vampire va donc surtout
s’inscrire comme un reflet plus ou moins
cauchemardesque de l’humain. Cette particularité
interroge ce qui constitue l’identité du vampire
pour Marie NDiaye et là encore on retrouve un
héritage commun avec le vampire traditionnel. Dans
la littérature, l’existence du vampire est sujette à
la nécessité de s’inscrire dans le regard de
l’Autre. Le vampire se pose dans l’être par son
choix de rester en corps malgré la mort mais a
également besoin d’être reconnu dans ses possibles.
Le regard de l’autre lui donne consistance, le fait
exister mais en le réduisant aux seules
manifestations de lui même perçues par l’autre (et
du point de vue de l’autre). Pour schématiser
brièvement, Dracula, dans le roman éponyme de
Stoker, ne devient une menace pour la société
victorienne qu’à partir de l’instant où Jonathan
Harker le perçoit comme tel. Rappelons également que
10
le vampire ne possède ni ombre, ni reflet. Comme
l’explique Estelle Valls de Gomis, la problématique
du miroir suggère que « n’appartenant ni à notre
temps, ni à la dimension dans laquelle les êtres
humains normaux évoluent, le vampire ne peut être
soumis aux mêmes lois physiques que nous : bref,
dans la dimension de Jonathan Harker, Dracula
n’existe pas, ou du moins il n’existe qu’en
partie »12.C’est donc le regard de ses victimes qui
donne consistance et réalité au vampire, qui,
sinon, n’est que potentialité vaporeuse et
évanescente. A l’instar du comte, le vampire
ndïayen va en quelque sorte se nourrir de l’image
qu’il reflète dans le regard de sa victime. Prenons
l’exemple de la pièce Papa doit manger. Après dix ans
d’absence, Papa revient au domicile familial afin
d’établir un chantage affectif, autre forme de
vampirisme, pour soutirer de l’argent à Maman. Dès
l’ouverture de la pièce, le personnage va être
marqué par deux traits vampiriques majeurs. Tout
d’abord, sa stratégie est une stratégie de
séduction. Il cherche, par son apparence, à appâter
ses proies, notamment sa fille aînée, la jeune
Mina13. Son apparence physique est irréprochable et
soumise au même processus de rajeunissement
12 Estelle VALL DE GOMIS, Le vampire, enquête autour d’un mythe, (Cheminements, 2005), p.148.13 Dont le prénom nous renvoie une fois encore à la dimension intertextuelle de l’œuvre de NDiaye car Mina est aussi le nom de la jeune héroïne de Dracula.
11
inexplicable que les personnages de Diss et de
Rosie. C’est d’ailleurs Papa lui même qui va
insister sur cette bizarrerie. :
« Constatez, Zelner. J’ai cinquante ans et j’en
parais trente. Mon corps, mon visage : toute ma
personne est d’une jeunesse insensée. » (PDM ,
p.19)
A cette apparence physique étrange s’ajoute une
identité elle aussi marquée par un certain flou. La
parole de Papa est structurée par le réseau lexical
du retour. « Papa est revenu », « Papa est là »,
« Je suis là », ne cesse de répéter Papa. Il
cherche à rassurer Mina, à la convaincre autant de
son identité que de sa réalité. Et pourtant
l’enfant résiste, elle tremble, claque des dents
(p.13), éprouve une peur instinctive face à cet être
qui cherche à tout prix à pénétrer à l’intérieur de
l’espace familial. Cette tension entre intérieur et
extérieur fait écho à une croyance selon laquelle le
vampire ne peut entrer dans l’intimité de sa victime
que s’il y est invité. En lui refusant
catégoriquement l’entrée de l’appartement, Mina
devine que cet inconnu représente un danger, qu’une
fois le seuil franchit il viendra semer la
confusion dans l’appartement de Maman où
« l’agitation et le dérèglement n’ont pas leur
place » (p.11) et, plus encore, elle refuse de
reconnaître l’identité de ce dernier. Mais le
12
caractère hypnotique de la parole de Papa, cette
infinie répétition du thème du retour, va avoir
raison de l’instinct de protection de l’enfant. Papa
ne va pas se contenter d’affirmer son identité, il
va la projeter dans le regard, dans la parole de
cet autre qu’est Mina. Et le discours de fermeté et
de rejet de la jeune fille va peu à peu se fissurer,
ployer sous l’assaut de la litanie paternel. Il
parviendra finalement à entrer dans l’appartement et
sèmera le trouble que les autres personnages
craignaient tant.
Le thème de la permission de franchir le seuil
met en exergue l’interaction qui lie le vampire et
sa victime. Mina se laisse convaincre certes parce
qu’elle est hypnotisée par la parole de Papa mais
aussi parce que celui ci lui propose de vendre son
âme contre monnaie sonnante et trébuchante. Marie
NDiaye suggère donc que cette interaction entre
prédateur et proie n’est pas nécessairement subie
par cette dernière. Qu’à un niveau ou un autre,
l’apparition du vampire fait écho à une faille chez
sa victime. Vampire et victime vont être accroché
l’un à l’autre par un regard captateur monoculaire,
créant une relation close sur elle même, fermée au
reste de l’humanité. L’auteure profite de
l’existence d’un tel pacte pour changer la
focalisation. Si ses vampires sont formidablement
effrayants, leurs victimes sont tout aussi
13
troublantes et c’est donc à elles que j’aimerais
maintenant m’intéresser.
II. Les victimes du monstre : reflets
A - L’esthétique de la faute.
Si l’on considère l’éternité en tant qu’élément
constitutif de la nature vampirique, il convient
d’admettre que le vampire dispose d’un trop plein de
temps qui peut vite devenir néfaste. Cet être a
priori indestructible possède alors un ennemi
implacable, insidieux et qui peut parfois
l ‘anéantir : l’ennui. Parce qu’elle n’est pas
soumise à l’ultimatum que représente la mort, la non
vie du vampire peut vite devenir vide de sens. L’une
des caractéristiques de la créature est qu’elle est
solitaire, acceptant difficilement de cohabiter avec
ses semblables, ce qui expliquerait son penchant
prononcé pour les relations avec des mortels. Car
force est de constater que dans la littérature
vampirique, le monstre se contente rarement de
considérer ses victimes uniquement comme substance
nourricière. Le vampire, à l’image de la chauve-
souris, est irrémédiablement attiré par la lumière
de sa victime, à la fois source de vie et source de
14
sens. En absorbant le sang de l’autre, le vampire se
remplit également de son sens. Il semble donc que le
vampire doive faire preuve d’une certaine précaution
dans ses choix car qu’arriverait-il si le sang de sa
proie était vide de sens ? Ce désir de se remplir de
l’autre parce qu’on est arrivé à un point de
satisfaction ultime, de jouissance absolue, ici
symbolisés par la maitrise du temps , est une des
caractéristiques de notre époque. Le psychanalyste
Charles Melman explique ainsi que le sujet
contemporain est soumis à « une véritable mutation »
révélatrice « d’une nouvelle économie psychique »
dont le moteur « n’est plus le désir mais la
jouissance ». Et cet homme « sans boussole, sans
lest, affranchi du refoulement, moins citoyen que
consommateur », se voit défini comme « homme sans
gravité ».14 Cette définition de « l’homme sans
gravité » nous interpelle car on la retrouve
inscrite en filigrane dans l’article « Au diable le
sujet : le concave et le convexe dans le théâtre de
Marie NDiaye ». L’auteur, Christophe Meurée,
distingue deux catégories de personnages dans
l’œuvre de NDiaye « (figurés) sous les espèces du
concave et du convexe (…). D’une part, des
personnages clamant le manque qui les déchire et,
d’autre part, des personnages comblés par
l’existence – matériellement, familialement mais
14 Charles Melman cité par Charlotte HERFRAY in Vive avec autrui…ou le tuer, (Toulouse , éditions Eres, 2009), p.48
15
aussi corporellement. »15. Et l’on voit bien comment
cette recherche vient compléter notre travail sur le
vampire. En créant ces deux catégories, Christophe
Meurée exploite une métaphore : concave et convexe
sont deux termes complémentaires, l’un ne pouvant
exister sans implicitement faire référence à
l’autre. Il me semble qu’il en va de même pour le
vampire et sa victime. Chez NDiaye, le monstre
incarne toujours une certaine idée du Mal mais il
n’est jamais le seul coupable . Ce partage de la
culpabilité se traduit à travers une esthétique de
la faute. En effet, les victimes ne sont jamais
totalement innocentes. Dans les derniers chapitres
de Rosie Carpe, Rosie semble se détacher avec froideur
et détermination de son fils, semblant n’éprouver
aucun regret à le sacrifier, devenant le monstre que
nous évoquions plus haut. Or cette issue semble
inévitable puisque le statut de victime auquel
pouvait répondre l’enfant se dégrade au fur et à
mesure de la narration. Ainsi, avant même que Titi
ne soit né, Rosie considère que son enfant
originellement impur puisque conçu lors d’une
parodie d’acte amoureux. Alors que Rosie est une
toute jeune fille, elle entretient une relation
perverse avec son supérieur qui ira jusqu’à
exploiter financièrement leurs ébats. Titi est15 Christophe MEUREE, « Au diable le sujet : le concave et le convexedans le théâtre de Marie NDiaye », in Marie NDiaye : l’étrangeté à l’œuvre, (Presse Universitaires Charles de Gaulle-Lille 3, Revue des sciences humaines, n°293, 2009), p. 120-121.
16
conçu d’une façon presque blasphématoire lors d’un
acte sexuel filmé par une tierce personne. Rosie
pense que cette corruption va s’inscrire dans la
chair de l’enfant à naître et ne parviendra jamais à
l’oublier, la ressassant sans cesse : « Elle n’en
démordait pas. Elle y pensait même tout le temps.
Max devait admettre qu’ils avaient commis une
irrémédiable faute en prenant le risque de laisser
une foule d’inconnus abuser de ce qu’eux mêmes
concevaient sans le savoir »(p.98). Si dans un
premier temps elle croit que l’enfant lavera la
faute, « Car il était essentiel (…) qu’un jour Titi
put demander des comptes, exiger d’obtenir un peu
plus de l’existence, une forme de dédommagement … »
(p.162) ; sa déception face à cet enfant chétif,
geignard et laid transforme à ses yeux la nature de
ce dernier. De victime d’une faute dont seuls ses
géniteurs étaient responsables, Titi , de part son
apparence vaguement répugnante et sa terreur
constante, en devient l’incarnation. C’est à ce
titre qu’il doit disparaître pour que Rosie puisse
se régénérer. Il en va de même pour les personnages
de France et de Nancy dans Les Serpents, qui se font
dévorer par Diss, leur époux vampire. Certes elles
sont les victimes d’un homme violent et cruel mais
leur anéantissement apparaît comme l’issue
inéluctable de leur comportement. En abandonnant
leurs enfants respectifs à l’ogre, elles commettent
17
une faute impardonnable pour une mère et la mort
devient l’unique moyen d’expier. Il n’y a donc pas
un seul monstre chez NDiaye, incarnation d’un Mal
absolu qui viendrait s’en prendre à des êtres
représentants le Bien. Les personnages sont
caractérisés par une identité hybride dans laquelle
se retrouve les mêmes caractéristiques.
B - Pour une certaine réversibilité de l’être.
L’identité des personnages ndïayens est fondée
sur l’incertitude. On constate chez eux la
nécessité de constamment réaffirmer non seulement
leur propre identité mais aussi celle de ceux qui
les entourent : Papa dans Papa doit manger répète
constamment son identité « papa est revenu », ainsi
que sa filiation légitime avec cette famille qu’il
souhaite vampiriser. Même insistance dans Rosie Carpe
pour Rosie qui semble toujours sur le point de
perdre son nom, mais aussi celui de ses proches.
Ainsi se sent-elle obligée de mentionner le prénom
Lazare à chaque fois qu’elle parle de son frère. Ce
choix stylistique entraine une réversibilité
identitaire sous jacente qui atteind sans doute son
18
paroxysme dans la pièce Les serpents où Nancy et France
réalisent concrètement cet échange :
France : Il faut qu’elle fasse et qu’elle soit
tout comme moi.(…)
Mme Diss : Tu crois qu’elle a envie d’être
comme toi ?
France : Mais oui, mais oui,oui.
Nancy : Oh ce n’est pas un souci. Je
m’habituerai à tout ce à quoi il faudra. (p.67)
Cette transférabilité de l’être joue sur
l’identification du lecteur –spectateur : dans un
univers où l’individualité est interchangeable nous
ne possédons plus de certitude, nous ne pouvons plus
nous placer au-dessus du personnage. Ballotés entre
notre statut de spectateur et de voyeur16, nous
pouvons être aussi bien vampire que victime. Nous
sommes donc tous potentiellement des êtres qui « se
nourrissent de la chair des autres pour survivre. »
Il existe donc une certaine tentation mimétique dans
l’œuvre de NDiaye mais elle sera systématiquement
interrompue laissant au lecteur un goût d’inachevé
propice à créer ce sentiment d’étrangeté si cher à
l’auteur. Tout en restaurant certains motifs
vampiriques, NDiaye refuse cependant de suivre le
manichéisme de ses prédécesseurs : chez elle nul
16 Dans l’entretien avec Catherine Argand, NDiaye évoque l’idée de l’écrivain « comme quelqu’un qui regarde par les trous de serrure ». En acceptant de lire l’auteur, et donc d’adopter nous aussi une attitude de voyeur, nous acceptons à notre tour de nous nous nourrir des autres.
19
n’est vraiment bon, ni méchant ; tous ont quelque
chose de plus ou moins terrible à se reprocher.
NDiaye constate l’existence du Mal, nous met en
garde sur notre propre potentiel monstrueux mais
refuse le statut de juge. Elle émet cependant une
hypothèse pour éviter que le vampire se clone, pour
que le Mal cesse. Toujours à propos des vampires,
elle déclare : «C'est pour cela aussi qu'il règne un
mystère absolu autour de l'apparition du premier
vampire. Celui-là doit être heureux car il n'est pas
né sous la contrainte d'un autre vampire.” Il
s’agirait donc de découvrir les racines du Mal pour
le comprendre. A peine l’idée est-elle formulée que
nous constatons que cette quête possède des accents
d’impossible. Comment retrouver le vampire originel?
Comment découvrir l’ascendance d’individus marqués
par une agénéalogie caractéristique? Comment percer
ce “mystère absolu”? On perçoit cette filiation
pervertie à travers des personnages comme
Danielle/Diane Carpe, la mère prédatrice de Rosie
qui , non contente d’abandonner ses deux aînés et de
prostituer la plus jeune de ses filles, vampirise
ses maris et devient de plus en plus jeune,
remontant la temporalité du roman même. Même
froideur chez Mme Diss, mère de l’ogre Diss et elle
aussi grande consommatrice de chair fraîche qui
n’hésite pas à réclamer les aides que sa belle fille
reçoit pour nourrir ses enfants (S, p.14), qui n’a
20
rien fait pour sauver Jackie (S, p.32 -33), qui
aspire l’argent et l’énergie ses maris pour
survivre, qui prostitue elle-aussi sa belle fille.
Bien que ces êtres possèdent toutes les
caractéristiques du vampire, bien que leur histoire
respective s’inscrivent en amont de la narration, il
ne semble pourtant pas qu’elles soient heureuses :
Diane est réduite à vivre dans un motel sordide et
puant et Mme Diss vient supplier son fils pour de
l’argent. Elles ne sont donc pas ce premier vampire
si heureux de jouir de sa nature d’exception mais
leur présence dans l’ombre de leurs enfants,
toujours prêtes à bondir sur la faiblesse qui les
nourrira, souligne la volonté de NDiaye d’établir
l’ascendance du Mal. « La famille est une grande
bouche d’ogre, mais pas nécessairement maléfique. On
peut des fois s’y sentir bien et des fois avoir
envie de la fuir. » nous explique NDiaye. La famille
est source de tous les maux mais aussi de tous les
mots. « C’est une chose qui dévore », conclut-elle
fermement.
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Conclusion : le vampire ndïayen ,un reflet contemporain.
Nous avons longuement traiter de la corporéité et de
l’identité du vampire et, comme le note Jean de Marigny,
celles-ci l’inscrivent dans un cadre spatio-temporel
précis. L’ironie de cette créature sans reflet sur
laquelle le temps n’a pas de prise est qu’elle est
souvent un reflet fidèle de l’époque qui l’imagine. Dans
son ouvrage La fascination des vampires, le critique considère
que le mythe moderne du vampire peut être analysé d’un
point de vue socio politique. A l’origine, le vampire est
dressé comme une effrayante menace par la religion : s’il
est immortel, c’est qu’aucun repos n’est permis pour le
pécheur (étaient candidats au vampirisme tous les
suicidés, criminels, marginaux…) ; il est éminemment
contagieux, tout comme les grandes épidémies de peste
bubonique du Moyen-Age, auquel il est associé ; il
personnifie toutes les maladies que l’époque ne savait
pas expliquer (maladies du sang, porphyrie, anémies,
allergies, syphilis, mais aussi cancers, dépressions, qui
rongeaient sans cause apparente…) ; il vit dans la nuit
perpétuelle, berceau de toutes les angoisses ; il est lié
au pouvoir du sang, instrument de pacte et d’initiation,
énergie vitale par excellence, dont la fuite signifie la
mort…Grâce à l’aide d’une brève chronologie de la
littérature vampirique depuis la parution du Dracula de
Stoker en 1897, il nous montre que le vampire constitue
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bien un épiphénomène qui réapparaît souvent en temps de
crise. Ainsi, par exemple, le premier film parlant, le
Dracula de Tod Browning, est realisé en 1930, soit un an
après le crash boursier de Wall street. Ce bref rappel
chronologique montre que le vampire peut être abordé de
manière diachronique et que son évolution dépend avant
tout de celle de nos sociétés. En un mot, il est d’une
adaptabilité constante, toujours prêt à se transformer en
l’un de nos contemporains. Marie NDiaye joue sur la
plasticité du mythe choisissant tantôt d’exploiter les
poncifs, tantôt au contraire de lui attribuer de
nouvelles caractéristiques , le rendant encore plus
étrange et mystérieux. Le thème de la famille remporte
un rôle de choix dans les romans et les pièces de la
dramaturge. La mise en parallèle de ces deux motifs, le
vampire et la famille, nous interpelle parce que le
premier est presque toujours synonyme d’inquiétude
sociale et que la seconde est justement le microcosme
social archétypal dans lequel l’être interagit avec les
autres. De là à affirmer que la famille est un vampire
qui stigmatise le dysfonctionnement de la société
contemporaine, il n’y a qu’un pas que nous acceptons de
franchir.
Bibliographie
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Sources Primaires
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Minuit, 2009), 393p.
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Minuit, 2004), 92p.
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Minuit, 2003), 95p.
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L’Express,,01/01/2001,(http://www.lexpress.fr/culture/
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1994. Repris à l’article « Marie NDiaye » sur le site des
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(http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?
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http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1447
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(http://www.hebdo.ch/leacutegendes_cruelles_de_marie_ndia
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Essais
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Seuil, 1997).
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Cerisy, (Paris : Albin Michel, 1993).
CALAND, Fabienne, « Une bouche d’ombre, les littératures
vampiriques au crépuscule d’un millénaire), in Vampire :
Portraits d'une Ombre – (Editions de l'Oxymore,
collection Comme des Ozalids, 1999), p.133-148.
25
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Editions Eres, 2009), 156p.
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2009), 207p. et Le vampire dans la littérature du XX°siècle, (Paris :
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le convexe dans le théâtre de Marie NDiaye », in Marie
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