Manifestations symboliques d'une transition économique : le Juluru, culte intertribal du « cargo...

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Barbara Glowczewski Manifestations symboliques d'une transition économique : le Juluru, culte intertribal du « cargo » (Australie occidentale et centrale) In: L'Homme, 1983, tome 23 n°2. pp. 7-35. Citer ce document / Cite this document : Glowczewski Barbara. Manifestations symboliques d'une transition économique : le Juluru, culte intertribal du « cargo » (Australie occidentale et centrale). In: L'Homme, 1983, tome 23 n°2. pp. 7-35. doi : 10.3406/hom.1983.368369 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1983_num_23_2_368369

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Barbara Glowczewski

Manifestations symboliques d'une transition économique : leJuluru, culte intertribal du « cargo » (Australie occidentale etcentrale)In: L'Homme, 1983, tome 23 n°2. pp. 7-35.

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Glowczewski Barbara. Manifestations symboliques d'une transition économique : le Juluru, culte intertribal du « cargo »(Australie occidentale et centrale). In: L'Homme, 1983, tome 23 n°2. pp. 7-35.

doi : 10.3406/hom.1983.368369

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1983_num_23_2_368369

MANIFESTATIONS SYMBOLIQUES

D'UNE TRANSITION ÉCONOMIQUE :

LE "JULURU", CULTE INTERTRIBAL DU "CARGO"

(Australie occidentale et centrale)

par

BARBARA GLOWCZEWSKI

I. Le sacrifice des « tables » du « Juluru » : Australie occidentale, ANNÉES VINGT

Paddy Row a plus de soixante ans. Il est né dans la plaine Roebuck, le désert de terre noire de la côte ouest australienne, chez les Nyigin, mais sa mère l'a fait élever par des Garadgeri, pour le cacher des Blancs. Les Garadgeri finirent par être sédentarisés dans une mission de la côte, Lagrange. Ayant grandi, Paddy s'est lancé seul et a marché loin vers le nord-ouest. Il a rencontré la tribu des Jubid-Jubid où il n'y avait pas d'enfants ; les anciens avaient refusé d'engendrer à cause des Blancs. Paddy a vécu quelques années chez eux, d'abord seul puis avec sa femme. Ils sont tous morts et il les a enterrés, mais avant de mourir ils lui ont transmis la charge de ce pays. Aujourd'hui Paddy a vingt-deux petits-enfants et treize arrière-petits-enfants. Tous vivent avec lui sur cette terre qu'il a reçue des Jubid-Jubid, à proximité de Broome. Paddy a réussi à obtenir un bail foncier pour quatre-vingt-dix-neuf ans : « D'ici là », dit-il, « même mes arrière-petits- enfants seront morts. » A la ferme de Paddy, les Blancs n'ont pas accès, mais il a ouvert un musée en ville. Paddy s'est battu toute sa vie. Maintenant il semble heureux. Parfois, il dit avec amertume que les jeunes ne peuvent plus danser et chanter comme les anciens, mais il précise que l'essentiel, c'est qu'ils s'identifient fièrement à leur peuple.

Dans les années vingt, à Lagrange, Paddy a vu célébrer un culte, le Juluru, qui venait du sud (Port Hedland) et qu'il aida à transmettre au nord (Broome). Paddy, je l'ai rencontré en 1980, lorsque je cherchais à Broome des Aborigènes susceptibles de m'en parler. En effet, j'avais assisté l'année précédente à la célébration de ce culte chez les Walpiri (Désert central). Ils disaient qu'à l'origine, une

L'Homme, avr.-juin 1983, XXIII (2), pp. 7-35.

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femme de Broome l'aurait rêvé et que les Walmadgeri de Balgo (Australie occidentale, près de la frontière du Territoire du Nord) le leur avaient transmis. A Broome, les Aborigènes racontent que c'est un homme du nom de Coffin qui l'a rêvé à Port Hedland. Dans son rêve, il aurait rencontré les noyés du paquebot Koombana disparu corps et biens au large de la côte ouest, entre le 21 mars et le 3 avril 1912 (date à laquelle on retrouva quantité d'objets qui furent identifiés comme provenant de ce bateau). Les esprits des Aborigènes noyés auraient chargé Comn de transmettre, sous la forme d'un culte, un message aux vivants.

Description par Paddy du « Juluru » à Lagrange (voir tableau, infra, pp. 30-31)

Un jour, après seize heures, toute la communauté fut contrainte de marcher vers un puits qui se trouvait à un mile environ au nord. Là, des danseurs enduits de noir de fumée leur firent peur en criant « kuuku-ku » (« esprits dangereux »). Tout le monde s'enfuit en courant et revint à Lagrange où avait été préparé un terrain cérémoniel pour un coroboree1, le kalanjuri. On devait chanter, c'était pour « alléger la peur des gens ». Des hommes firent une danse jukura-kakara (« demain à l'Est » : les ancêtres emmèneront les hommes au pays rêvé du Levant). Les danseurs portaient un bâton fixé au cou, à l'horizontale, et en tenaient un autre en forme d'épée dans la main. L'un après l'autre, ils s'arrêtèrent devant trois feux disposés perpendiculairement aux spectateurs. Après cette danse, tout le monde s'endormit.

Le lendemain, la cloche sonna dans l'après-midi, et ils durent tous marcher vers l'est. Trois fois ils s'arrêtèrent et repartirent au signal de la cloche. Ils arrivèrent à un terrain cérémoniel, wuuragu, lieu des esprits mauvais, kuuku. Il y eut à nouveau un kalanjuri, avec la danse jukura- kakara. D'autres danseurs arrivèrent, agitant des branches feuillues : cette danse s'appelait wampurukarkarda, elle évoquait les naufragés sautant du paquebot Koombana tandis qu'il coulait. Une nouvelle danse, wajari-wajari, suivit : une file d'hommes, représentant les esprits des noyés, se balançaient les mains derrière le dos. D'autres, accompagnés cette fois de femmes, surgirent, une torche dans chaque main ; chaque femme vint se placer à côté d'un homme que selon le système de parenté (à quatre sections) elle pouvait épouser, frappant ses torches l'une contre l'autre au-dessus de l'épaule de son voisin, provoquant des étincelles qui le brûlaient. Chaque homme fit de même au-dessus de l'épaule de sa partenaire : c'était le « combat de feu », katarinia (un homme ou une femme non coupables d'adultère ne souffriraient pas de leurs brûlures). Cette danse représentait les fusées de lumière qui auraient été envoyées du bateau en détresse. Puis tous s'endormirent et, juste avant le lever du jour, le combat de feu reprit. Suivit une danse réservée aux hommes, pendant laquelle les femmes durent se couvrir. Ensuite, ils rentrèrent tous à Lagrange.

Le soir de ce troisième jour, les célébrations reprirent sur le terrain sacré, wuuragu. Un homme dansa tenant une perche en forme de lance.

1. Les Australiens blancs ont adopté ce terme pour désigner toute cérémonie aborigène.

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II fut suivi d'une dizaine d'autres danseurs munis d'une perche identique qui représentait ce qui aurait permis à Coffin dans son rêve de se rendre jusqu'au bateau. Pour clore la danse, appelée wiyuuru, toutes les perches furent jetées dans la même direction, à l'est. Suivit le combat de feu, puis tout le monde s'endormit.

Le quatrième jour, à nouveau sur le terrain wuuragu, eut lieu une danse, représentant l'équipage ivre avant de se jeter à l'eau. Un mât, peint en rouge et noir, walkaruru, fut érigé, symbolisant celui du bateau. Ensuite, trois femmes « envoyèrent trois hommes dans le ' bush ' »2 ; ils y restèrent un jour durant. En attendant leur retour, danseurs et spectateurs s'endormirent et, au lever du jour, ils rentrèrent tous à Lagrange.

Le cinquième jour, trois gigantesques tentes carrées furent dressées sur le terrain wuuragu. Les trois hommes revenus du bush dansèrent devant les tentes, entre quatre feux : ils incarnaient les trois capitaines du Koombana. La danse s'appelait table-kurru, table désignant les trois tentes qui représentaient les richesses perdues à bord du bateau. En fait, deux des hommes faisaient figure d'esprits rai (nom traditionnel d'esprits initiateurs de chamanes dans tous les Kimberleys, chaîne de montagnes du Nord-Ouest de l'Australie). Le troisième homme incarnait, lui, l'esprit de Coffin devenu chamane ; depuis son rêve du Koombana, les deux rai ne l'auraient plus quitté.

Le sixième jour, tous les « boss » du Juluru, hommes ou femmes, appelés nyiniri, allèrent brûler les tables (les trois tentes). La fumée qui s'en dégageait était dite dangereuse pour les autres. Pendant les six jours de culte, les nyiniri eurent la responsabilité d'organiser les cérémonies. Un autre groupe, les kangara, fut chargé d'allumer les feux et d'approvisionner les gens en eau. C'étaient eux qui avaient exécuté la danse du premier jour, kuuku-ku, qui avait fait fuir tous les non-initiés, puis la danse jukura- kakara qui « allégeait la peur des gens ». Ils portaient des coiffes « pour se protéger du soleil » et étaient enduits de noir de fumée pour être aussi sombres que les esprits dangereux kuuku.

Juluru est un nom secret (qui veut dire « dehors », dans une langue non identifiée). A Broome, le culte est connu sous le nom de katarinia, terme désignant le combat de feu entre hommes et femmes. C'est sous ce nom que Dalton [1963], qui a travaillé à Broome, mentionne l'existence d'un nouveau rituel d'initiation. Avec le Juluru, il s'agit bien d'un culte d'initiation : les nouveaux participants sont soumis à des épreuves, condition de leur intégration et de la révélation d'un message secret. Ces épreuves sont de quatre ordres : peur (ier jour), marches forcées (du Ier au 5e jour), veille nocturne (du 2e au 5e jour), privation de nourriture et d'eau la nuit tombée. Paddy racontait ainsi son expérience : « I went there, I was young. Some young fellows made a mess. I went wrong mad. Old fellows knew, they made punishment. I came back right. » (J'y suis allé, j'étais jeune. Des jeunes faisaient du désordre. Je suis devenu « fou ». Les vieux savaient,

2. Brousse désertique australienne et, par extension, tout paysage sauvage hors de la ville.

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ils donnaient une «punition». Je suis rentré « guéri ».) Pour Paddy, la «punition », c'est le culte même, qui consistait de la part des vieux à rendre « fous » les non-initiés, le temps de l'initiation. Ainsi l'expérience s'était-elle bien terminée.

A propos de leurs cérémonies traditionnelles d'initiation (circoncision, subincision, rites de croissance des humains ou de la nature), les Aborigènes disent que les épreuves du type peur et endurance sont nécessaires pour « faire comprendre » et « arrêter les ennuis » (« trouble » en anglais). Autrement dit, des forces dangereuses sont en jeu que l'on doit déjouer : un mystère est mis en scène, qui exige un processus mental des participants pour devenir « effectif ». La dramatisation, qui fait vivre aux futurs initiés un éventail d'émotions extrêmes (jusqu'à la « folie »), n'implique pas a priori la notion de punition. Or, cette notion, présente dans le Juluru, présuppose celle de faute à expier, ce qui est plus proche de la métaphysique chrétienne que du principe aborigène d'une mort initiatique à maîtriser. Dans le culte décrit par Paddy, deux éléments sont d'une certaine façon relatifs à l'expiation : le combat de feu et la destruction des « tables ». Le premier correspond à une épreuve de vérité : le feu ne brûle que les hommes ou femmes coupables d'adultère. La destruction des tables est un sacrifice : une valeur nouvelle — les tables, enjeu du culte — est brûlée. Il est précisé que la fumée de ce feu est dangereuse, car elle met cette valeur hors du contrôle des hommes.

Les rituels traditionnels ne semblent pas comporter de sacrifices ni même d'offrandes ; la notion de dévotion vis-à-vis d'êtres transcendants serait étrangère aux Aborigènes. Certes, ils disent communiquer avec des esprits, qu'ils distinguent de leurs formes humaines, et dépendre de cette communication pour survivre, mais ces esprits ne jugeraient pas les actes des hommes et n'interviendraient pas directement pour répondre à leurs besoins ; seule la reproduction d'un système symbolique d'interdépendance entre la terre, les hommes et les autres espèces peut en garantir la satisfaction : comme si toutes les entités étaient dépendantes, non pas d'un principe transcendant, mais d'une circulation généralisée tant au niveau terrestre que cosmique.

W. E. H. Stanner (1959) a cru voir dans certains rituels aborigènes les prémisses de la notion de sacrifice, élément caractéristique de toutes les « grandes » religions. Selon lui, il y a, formellement, sacrifice dès lors qu'on peut donner du rituel un modèle économique : tout sacrifice impliquerait des activités de production, d'échange et de distribution, autrement dit une transaction entre les hommes et un élément dont ils dépendent. Ainsi, le rituel étudié par Stanner chez les Murinbata, lepunj, initiation des jeunes avec utilisation de rhombes, emblèmes de la « Vieille Femme » ou « Mère de Tous », présente ces trois caractéristiques. 11 en est de même de toutes les cérémonies aborigènes connues sous le nom de culte de fertilité ou de rituel de croissance, c'est-à-dire non seulement les cérémonies d'initiation mais aussi les cultes territoriaux.

LE « JULURU », CULTE DU « CARGO » II

Stanner donne du rituel le modèle suivant : — Activité de production : quelque chose de valeur est pris pour être transformé. — Activité d'échange : l'objet transformé est remplacé dans une transaction par

une chose d'une autre nature et de plus grande valeur. — Activité de distribution : la chose de remplacement — contre-valeur de plus

grande valeur — est partagée entre ceux qui ont subi la perte. La chose perdue, c'est l'unité entre les espèces (hommes compris). Cette unité est symbolisée, dans les rites d'initiation ou les cultes de fertilité, par l'unité de la mère et de l'enfant, avant leur séparation sociale. La chose de remplacement, ce sont les objets sacrés (rhombes) qui assurent le lien avec les espèces totémiques et garantissent la reproduction de celles-ci et des hommes qui s'y identifient. La chose de valeur transformée, ce sont les jeunes, incarnations des totems de conception, qui deviennent les dépositaires des totems claniques. La transaction est une transmission symbolique du complexe sacré — rites, mythes, sites, objets — de la terre aux hommes et des anciens aux jeunes.

A partir de ce modèle « économique », je définirai de la manière suivante la différence majeure entre les transactions symboliques des Aborigènes australiens et celles mises en scène dans d'autres cultures : ce dont dépendent les Aborigènes n'est pas un être transcendant, c'est, en quelque sorte, leur propre identité, définie comme une incarnation de la force vitale des espèces terrestres. Les héros totémiques servent de médiateurs symboliques, mais ils ne possèdent pas un statut d'êtres transcendants. Même dans les cultes de fertilité ou les rites de croissance (qui ne se ramènent pas à une initiation directe des jeunes par les anciens), la transmission ou transaction a lieu, non pas entre des ancêtres totémiques et les hommes, mais entre les hommes et la terre sacrée (qui représente à la fois les forces vitales de ces ancêtres et les identités des hommes). La transformation passe par la mort symbolique des hommes en tant qu'ils représentent les espèces, et non par la mort des espèces, comme ce serait le cas dans un sacrifice. Dans leurs cultes traditionnels, les Aborigènes mettent en scène leur propre mort symbolique pour opérer une transaction : la valeur des hommes que transforme leur mort symbolique devient la valeur même de remplacement, qui les érige en sujets. Par contre, avec le Juluru, la valeur d'un objet transformé (les tables brûlées, donc sacrifiées) devient celle des hommes qui s'attribuent ainsi la maîtrise de ce que cet objet représente.

Cette inversion homme /objet, comme enjeu de valeur, est essentielle pour comprendre l'émergence de ce « cargo » aborigène. Le culte du Juluru est né sur la côte ouest et est venu se greffer sur les croyances de cette région3. Que s'est-il

3. Avant l'arrivée des Blancs, un complexe de cultes, dingari-kuranggara, s'étendait à toute l'Australie (Pétri & Pétri Odermann 1970). Le mythe fondateur raconte que des groupes guidés par des héros totémiques auraient traversé le continent de part en part, quand tout était noir, avant la formation du relief ; ils s'unirent afin d'atteindre ensemble le

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passé pour que les Aborigènes en viennent à désirer la transformation d'une valeur /objet (sacrifice) comme condition de leur propre valeur (qui serait la garantie de leur pouvoir), alors que, traditionnellement, ils mettaient en scène leur propre transformation comme condition de la valeur d'objets sacrés ? Je dirai que c'est la prise de conscience de la nécessité d'une transition économique dont les Aborigènes tentent d'être les acteurs. C'est à ce titre qu'interviendraient les notions « chrétiennes » de culpabilité et de punition, présentes dans le culte.

Dans le Juluru, en effet, les Aborigènes se reconnaissent une certaine culpabilité, d'une part pour, si l'on peut dire, s'être « fait avoir » par les Blancs, d'autre part pour avoir laissé les marchandises des Blancs, « tables » dans le culte, rompre leur rapport traditionnel à la terre. Ces marchandises portent avec elles leur loi : Loi des Blancs. Les Aborigènes veulent non pas qu'elle remplace la leur, mais pouvoir suivre parallèlement l'une et l'autre. Le sacrifice des tables est une mort symbolique de cette Loi des Blancs, processus du même ordre que la mort initiatique des individus, futurs dépositaires de la Loi aborigène : dans les deux cas, la mort est condition de la vie, le changement (mort d'un état pour un autre), condition de la reproduction. Une différence subsiste néanmoins : la Loi aborigène réside dans les objets sacrés (ou sites) en tant qu'ils sont des métamorphoses de la même « essence » (les forces vitales) qui fait les hommes, alors que la Loi des Blancs résiderait dans ces « richesses », sans essence commune avec les hommes (les richesses représentent un pouvoir que les hommes ont à s'approprier). Dans le nouveau culte, les Aborigènes ne prétendent pas s'identifier aux richesses des Blancs ni même les intégrer à leur système traditionnel, comme il arriva avec la circulation des premiers objets occidentaux. Au contraire, une intention absolument nouvelle est mise en œuvre : le nouveau pouvoir des hommes passerait par une séparation d'avec ce qui médiatise le rapport occidental à la matière, les nouvelles richesses matérielles produites.

Cette séparation entre les hommes et le « cargo », bien que recherchée, est vécue sur un mode dramatique. Le sacrifice des tables implique une punition suprême : une séparation sans possibilité de réintégration dans un circuit « identifiant ». Mais cet acte d'expiation est aussi la promesse d'un nouveau pouvoir : celui d'avoir accès à cette valeur séparée des hommes, détenue par les Blancs, et qui s'exprime par une nouvelle conception de l'unité : le pouvoir d'appropriation collective. Le discours d'identité pan-aborigène est ainsi en marche, et la notion de « Dieu », comme lieu « vide » du pouvoir, peut se dissoudre dans celle d'État.

Pour les Aborigènes, il semble que la notion de « Dieu », en tant que principe

dingari, pays mythique vers l'est. Selon les Pétri, ces croyances reflètent une « mémoire » de l'installation des Aborigènes en Australie, il y a plus de 14 000 ans. Aujourd'hui, la tradition se maintient, mais réinterprétée : ces groupes ancestraux reviendraient comme esprits à leurs divers points d'origine, empruntant les anciens itinéraires mais utilisant des chameaux (introduits par les Blancs des Indes) qui portent le darogo, objets rituels.

LE « JULURU », CULTE DU « CARGO » 13

homogène d'un pouvoir transcendant, soit fondamentalement opposée au principe hétérogène, de métamorphoses incessantes, qui définit le pouvoir à travers toutes ces incarnations (relief, végétation, animaux, hommes), dans une dynamique de circulation permanente, de fourmillement de forces vitales. De ce fait, « Dieu » serait désubstantifié, dévitalisé, parce que séparé du mouvement des flux et reflux entre les diverses manifestations de la matière : il représenterait par excellence ce qui semble aux Aborigènes caractériser la Loi des Blancs, une médiation paradoxale du rapport à la matière. Or, le contrôle de cette médiation, c'est ce qui est devenu pour eux l'enjeu d'un échange symbolique possible avec les Blancs ; leurs revendications territoriales et leur reconnaissance de principe par les Blancs les ont intégrés dans le système de la Loi, incarnée par l'État. Le droit sacré étant traditionnellement celui de la terre et de ses ressources, le Dieu occidental, réalisant la médiation nouvelle, se réduit à l'instance qui vient gérer cette médiation, en l'occurrence l'État.

II. La libération des « prisonniers » : désert central, 1979

La spécificité du Juluru est de n'avoir lieu que pour être transmis d'un groupe à un autre. Ainsi, cela fait des années que le culte n'a plus été célébré à Lagrange ou à Broome. Jusque vers 1970, il circulait en spirale : chaque fois qu'il s'étendait à une nouvelle communauté vers l'est, il revenait sur la côte pour repartir plus à l'est. En 1976, les Walmadgeri de Balgo initiaient quelques Walpiri venus les visiter et, deux ans plus tard, ces derniers initiaient à leur tour leur communauté de Hooker Creek. En 1979, j'ai assisté à l'initiation des derniers Walpiri de Hooker Creek et à la transmission du culte aux Kurinji de Wave Hill (300 km au nord)4. En 1980, le culte était célébré à nouveau à Noonkanbah (1 000 km à l'ouest) et les Walpiri prévoyaient de le transmettre aux Pitjantjara (1 000 km au sud). La circulation de ce culte, dont le message est — comme nous allons le voir pour les Walpiri — à chaque fois présenté sous une forme remaniée, favoriserait, semble-t-il, une mobilisation intertribale face aux Blancs : par exemple Noonkanbah, communauté des Yungngora, fut en août 1980 le lieu d'une protestation contre les compagnies minières et reçut le soutien d'Aborigènes de l'Australie entière5.

Le contact des Blancs avec les Aborigènes de la côte (ouest comme est) fut beaucoup plus ancien et violent qu'avec les Walpiri, bien que ces derniers aient été également victimes de massacres. On pourrait dire que les conditions pour

4. Hooker Creek (Lajamanu pour les Walpiri), lotissement où les Blancs ont sédentarisé de force une partie des Walpiri dans les années cinquante, se trouve en territoire des Kurintji (Meggitt 1962).

5. La résistance de cette communauté fit la « une » des journaux pendant tout l'été 1980, et à Genève, en septembre, pour la première fois, l'ONU invita une délégation aborigène à présenter son point de vue.

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l'adoption d'un culte « messianique » n'étaient pas encore remplies lors de la sédentarisation forcée des Walpiri dans les années cinquante. Ceux-ci n'éprouvèrent le besoin d'affirmer leur identité qu'au début des luttes pour les revendications territoriales, dans les années soixante-dix. Par ailleurs, les Walpiri, traditionnellement liés aux Walmadgeri (qui leur ont transmis le Juluru), s'en rapprochèrent encore plus grâce à un missionnaire qui avait travaillé dans les deux communautés : il était très aimé et fut même enterré dans un site sacré walpiri.

La première fois que j'entendis parler du Juluru (26 juin 1979), ce ne fut pas à Hooker Creek, bien que j'y fusse depuis deux semaines, mais au cours d'un voyage de reconnaissance dans une station de bétail, Gordon Downs (Australie occidentale), à deux jours de piste vers l'ouest. J'étais censée recueillir des informations sur les droits territoriaux des femmes aborigènes qui vivaient là ; elles parlaient nyining mais étaient d'origines diverses. En apprenant que je venais de Hooker Creek, elles se regardèrent d'un air complice et me soufflèrent : «.Juluru... ».

Elles chantèrent une série de refrains qu'elles me demandèrent d'enregistrer. J'étais accompagnée d'un musicologue, Stephen Wild (de I'aias), et de son informateur walpiri, Jimmy Jampijimpa Robinson. Les femmes me dirent de demander à Jimmy d'informer les hommes qu'elles voulaient organiser une pulapa (soirée de chants ouverte aux hommes et aux femmes). Jimmy comprit immédiatement ce que signifiait ce message : nous faire connaître le Juluru. Ainsi, le soir, deux anciens se joignirent aux femmes pour chanter ; les hommes battaient le rythme à l'aide de boomerangs longs et les femmes, à genoux, frappaient le creux de leurs cuisses avec les paumes des mains posées l'une sur l'autre. Jimmy chantait également. Il nous expliqua que l'année précédente un grand nombre de Walpiri étaient venus à Gordon Downs et y avaient célébré le Juluru ; il s'agissait d'une cérémonie très secrète, d'un très grand pouvoir ; d'ici quelques mois elle aurait lieu à Hooker Creek avec près de 1 000 personnes ; il ne pouvait pas tout expliquer avant que nous y ayons assisté ; il ne fallait pas faire écouter les enregistrements des chants de Gordon Downs à Hooker Creek, sinon des ennuis s'ensuivraient.

Le jour suivant, à Hooker Creek, des femmes walpiri, apprenant que je revenais de Gordon Downs, me parlèrent spontanément du Juluru : mais je ne devais pas dévoiler leurs propos parce que certaines femmes n'étaient pas au courant ou « ne pouvaient pas comprendre ». J'appris que l'an passé un groupe important de Walpiri avait fui jusqu'à Katherine (première ville à 600 km au nord), pour se mettre sous la protection du Département des Affaires aborigènes, tant ce nouveau culte les effrayait. Cela me fut confirmé par un fonctionnaire du Département (Bill Hern). Le président walpiri du Conseil de Hooker Creek, Morris Juburulla Luther, aurait été sacré « roi » de ce culte à Balgo (communauté de Walmadgeri, à plus de 500 km à l'ouest) deux ans auparavant : depuis, les Walpiri se sentaient

LE « JULURU », CULTE DU « CARGO » 15

menacés de ne pouvoir faire partie du Conseil ou de ne pouvoir assurer à leurs enfants l'initiation traditionnelle, s'ils ne participaient pas au nouveau culte. Ce fut, semble-t-il, en réponse à cette crainte que le culte de fertilité Kajirri- jarra6, accompagnant l'initiation des jeunes circoncis, débuta cette année pendant la saison sèche, au mois de mai, alors qu'il a lieu normalement pendant la saison humide, à partir de novembre. La peur du Juluru frappait d'une part les anciens, de l'autre des chrétiens, très dépendants des missionnaires. Les jeunes et les moins jeunes politisés étaient, eux, enchantés à la perspective d'un culte qui leur apportait, disaient-ils, plaisir et pouvoir (« good show and good law »).

Près de trois semaines après ma visite à Gordon Downs, eut lieu à Hooker Creek (17 juillet 1979) ce que les Walpiri appelèrent une répétition (« practice ») du Juluru.

Trente hommes et femmes se retrouvent la nuit, à l'ouest du lotissement, à mi-chemin du camp des Pintubi (tribu réfugiée du Sud-Ouest), dont certains se joignent au rassemblement. Femmes et enfants s'assoient en arc de cercle autour des hommes, en direction de l'est, où un terrain a été débroussaillé pour l'occasion. Des hommes se mettent à battre un rythme avec leurs boomerangs et des femmes à taper de la paume le creux de leurs cuisses (comme à Gordon Downs). Seuls certains ont le privilège de battre le rythme, on les appelle kangara (comme à Lagrange) : ils sont plutôt âgés et ont la charge exclusive d'allumer les feux et de distribuer l'eau. Lorsqu'ils se mettent à chanter, les autres membres de l'assistance les accompagnent.

Au bout d'une heure, trois hommes kangara se lèvent et allument chacun un grand feu. Les autres fixent du regard un camion qui se trouve à l'ouest du terrain : soudain en surgit un jeune danseur, torse nu, qui agite dans chaque main une branche touffue. Il saute très rapidement d'un pied sur l'autre, en levant haut les genoux et en se balançant. Il s'arrête devant le premier feu, attend la fin d'un cycle de chants et repart en dansant vers le deuxième feu. Pendant ce temps, un deuxième danseur surgit de derrière le camion : lorsque le premier s'arrête au deuxième feu, le nouveau danseur s'arrête au premier, toujours en agitant des branches feuillues. Ils repartent ; à la fin d'un nouveau cycle de chants, un troisième danseur surgit et tous trois s'arrêtent, chacun devant un feu. Puis, le premier parcourt en dansant le demi-cercle qui va du troisième au premier feu : les deux autres se décalent tandis qu'un quatrième danseur se dirige vers le premier feu. Et ainsi de suite jusqu'à ce que neuf danseurs se retrouvent en file indienne derrière le premier. Soudain, ils disparaissent derrière le camion. Cette danse s'appelle wampurukarkarda (comme à Lagrange).

Sitôt la danse terminée, les trois kangara éteignent le premier feu. Un nouveau chant est lancé et la file de danseurs, mains derrière le dos, court se placer perpendiculairement à la ligne formée par les deux feux restants.

6. Sur ce culte de fertilité, célébré séparément par les hommes et les femmes, voir Glowczewski 198 1.

l6 BARBARA GLOWCZEWSKI

Ils se tiennent très rapprochés et balancent alternativement chaque épaule d'avant en arrière. A la fin d'un nouveau cycle de chants, ils se retournent, le premier fixant l'assistance, et continuent leurs mouvements d'épaules. Le cycle de chants achevé, ils redisparaissent derrière le camion. Les kangara éteignent le deuxième feu et la file revient en exécutant les mêmes mouvements, puis disparaît, et le dernier feu est éteint. Cette danse s'appelle wajari-wajari (comme à Lagrange) . Ayant terminé, les danseurs rejoignent le reste de l'assemblée et tous chantent une heure encore avant d'aller se coucher.

De telles séances eurent lieu plusieurs fois dans les deux mois qui suivirent : c'est seulement en octobre, dès que le culte traditionnel de fertilité Kajirri- jarra et l'initiation des novices eurent été accomplis, que le Juluru se déroula « pour de bon » pendant une semaine entière (nous verrons, après la description du culte dans son intégralité, la place des deux danses ici évoquées et le sens que leur donnent les Walpiri).

Calendrier des séances de répétition du Juluru :

• 30 août : chants seuls mais, avant de commencer, hommes et femmes discutent de divers problèmes concernant les relations de la communauté avec les Blancs. Le leader chrétien, Jerry Jangala7, absent à la séance précédente, prend la parole. Il demande à être excusé et explique que tant que les missionnaires seront dans la communauté, il ne pourra pas prendre une part active au culte, c'est-à-dire pas avant Noël. La position de Jerry est certes ambiguë ; il aurait été un des premiers à avoir été initié au culte, serait même un « boss », alors que les missionnaires s'y opposent. • 18 septembre : séance plus courte, malaise lié à l'insécurité car on entend au

loin des Walpiri qui ne participent pas à la rencontre. • 21 septembre : séance normale. • 2 octobre : cette fois le lieu de rencontre change, le terrain n'est plus à mi-

chemin entre le lotissement et le camp des Pintubi, mais dans ce camp même. Après les deux danses, l'assemblée réclame le combat du feu, mais personne ne se porte volontaire. • 3 octobre : l'assemblée retrouve l'ancien terrain. • 6 octobre : une séance était prévue mais est annulée. Depuis deux jours et deux

nuits s'achève le culte de fertilité Kajirri- jarra (qui dure depuis cinq mois). Le dimanche 7 octobre, tous les chrétiens sont emmenés en bus par les mission

naires à Wave Hill (communauté de Kurinji) pour assister à des baptêmes. Vers quinze heures arrive du camp des hommes la vingtaine de novices du Kajirri-

7. Jerry Jangala, la quarantaine, anime des séances où les Walpiri chantent de façon traditionnelle, après les avoir « rêvés », des passages de la Bible ou des Évangiles, dans leur langue et sur leur musique.

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jarra qui y avaient été tenus en réclusion pendant cinq mois ; ayant franchi les premiers stades de l'initiation, ils sont appelés maliyarra. Hommes et femmes vont précipitamment à leur rencontre. Une femme me chuchote : « Juluru maintenant, ne dis rien à Maggy l'aveugle... »

Description du « Juluru » : Hooker Creek, 7-14 octobre igyg (voir tableau)

Hommes et femmes se dirigent vers le sud-est des camps, là où se trouve l'abri journalier des hommes8. Tous font face à l'est, puis à l'ouest. Deux vieux Walpiri sont assis par terre, chacun coiffé d'un chapeau qui lui couvre les yeux : les femmes dénient pour leur serrer la main. Elles me disent que les deux hommes sont des « prisonniers »9. Deux femmes walpiri sont à leur tour faites « prisonnières » (dont Maggy, l'aveugle qu'il ne fallait pas que je prévienne) : les hommes défilent pour leur serrer la main. Maintenant les prisonniers doivent dormir : ils sont allongés sur des couvertures, les uns contre les autres, à l'est de l'abri des hommes. Certains Walpiri sont chargés de leur donner à boire du thé dans la nuit.

Sur ce, les chrétiens, partis le matin à Wave Hill, en reviennent, accompagnés d'une vingtaine de Kurinji. Aussitôt, hommes et femmes walpiri vont à la rencontre de ces « étrangers » et les « emprisonnent ». Ils sont allongés à côté des quatre prisonniers walpiri et leurs enfants sont emmenés par des femmes. On m'explique que cet « emprisonnement » va durer une semaine, que demain on changera de place et que, pendant tout le culte, hommes et femmes n'auront pas le droit de faire l'amour.

Tout le monde semble très joyeux, circule de camp en camp, faisant particulièrement honneur aux nouveaux initiés, les maliyarra : l'un d'eux s'était enfui au début du rassemblement pour le Juluru, mais des hommes l'ont rattrapé et rassuré ; les autres en rient. La nuit, de nombreux Walpiri s'installent autour des prisonniers pour dormir.

• Lundi 8 octobre Le matin, grande animation entre les camps habituels et le camp provisoire des prisonniers. Ils sont emmenés en camion vers l'est, dans le bush, à deux kilomètres environ de la communauté et doivent se coucher dans un lit de rivière asséché. Des hommes et des femmes (les table-men) construisent une grande hutte (3 m de haut sur 8 m de large) avec des branches. Deux heures plus tard, les prisonniers sont installés, toujours allongés, dans cette hutte appelée « prison ». Le long du lit de la rivière, on construit de nombreux abris : tous les participants au culte vont camper là et apportent leurs affaires. On m'envoie chercher les miennes. Je reviens : un groupe de

8. L'abri des hommes, comme les autres abris, est un simple toit plat de tôle monté sur quatre poteaux (1,80 m de haut, 3 m x 6 m de côté ; il est particulièrement grand, les autres sont rarement à hauteur d'homme). Les hommes s'y réunissent dans la journée : femmes et enfants peuvent s'en approcher, mais doivent se tenir à l'écart du camp cérémoniel des hommes.

9. Il s'agit des non-initiés au culte, qui doivent subir cette épreuve pour connaître la révélation du message du Juluru. Ils revivent ainsi le sort de leurs frères maltraités par les Blancs et sédentarisés de force, emprisonnés dans les réserves et les missions.

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femmes et d'hommes sont installés dans un espace défini comme la « cuisine ». On leur fournit une grande citerne d'eau et des tas de bois : ils auront la charge de faire à manger aux prisonniers et de donner à boire à tous les participants ■ — ce sont les nyiniri, « boss » du culte. Personne d'autre ne doit franchir les limites de la cuisine.

Ce sont non pas les nyiniri qui apportent à manger aux prisonniers, mais les katarinia qui en ont la garde. En fin de matinée, ces derniers les emmènent à l'écart pour qu'ils fassent leurs besoins : les femmes vers l'ouest et les hommes vers l'est. De retour, ils reçoivent du pain, de la viande et du thé, mais dès qu'ils ont mangé, ils doivent se recoucher dans la hutte pour « dormir ». Emmenés à nouveau dans l'après-midi, ils sont recouchés au bout d'une demi-heure.

Un espace est ratissé à la machine pour dégager des pistes et, au coucher du soleil, des couvertures sont étalées pour les prisonniers qui doivent d'abord s'asseoir en tailleur puis s'allonger pour la nuit. Des hommes et des femmes restent pour les garder, pendant que les autres ■ — près de deux cents ■ — se dirigent à pied vers l'emplacement habituel des répétitions du Juluru. Tous chantent, puis dix hommes exécutent les deux danses, wampurukarkarda et wajari-wajari. Vers minuit, tous reviennent se coucher près des abris qu'ils ont construits dans la journée.

• Mardi g octobre Le matin, les prisonniers sont emmenés pour faire leurs besoins ; les femmes ramassent les couvertures sur lesquelles ils ont passé la nuit et les remettent dans la hutte prison. A leur retour, ils reçoivent du pain et du thé et sont recouchés. Je passe dans le lotissement : deux chrétiens viennent me demander protection ; d'autres chrétiens ont passé la nuit à la mission, de peur de se faire prendre par le Juluru, affaire du « diable », comme disent les missionnaires. Dans l'après-midi, les couvertures des prisonniers sont disposées à nouveau sur l'espace ratissé la veille. Le soir, de nouveaux gardiens sont désignés, tandis que les autres se rendent au terrain des répétitions.

Cette fois, il s'agit d'un véritable meeting politique. Le président du Conseil de Hooker Creek, Morris, explique que le culte (« business ») n'est pas contre l'Église : « Nous aimons tous l'Église. » II dit que les missionnaires ne comprennent pas yapa way « la manière des Aborigènes » (leur Loi) ; que pour les yapa (« Aborigènes »), tout est « Dieu », wapira (« père ») ; que les gens d'Église de Sydney, eux, ont compris, car ils veulent que les yapa organisent une église à leur manière ; qu'il va y avoir un meeting à Ali Curong (ex-Warrabri, communauté de l'est où les Walpiri vivent avec des Kaitish) pour que les Walpiri de Hooker Creek puissent se débarrasser des missionnaires qui les traitent comme des enfants. Dans l'assistance quelqu'un renchérit : « Comme des poulets ils nous traitent, les missionnaires ! » Tout le monde rit et Morris reprend : « Quand le bus des missionnaires sera cassé, plus personne ne les aimera... » A nouveau, grands rires.

Enfin les chants démarrent, suivis des deux danses, wampurukarkarda et wajari-wajari. Douze hommes participent à la première et trente et un à la seconde. Puis les femmes s'exhortent au combat du feu mais aucune ne se porte volontaire. Douze danseurs reviennent en file (wajari-wajari) et par deux fois partent en courant, disparaissent et réapparaissent, portant

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dans chaque main une torche enflammée qu'ils agitent à hauteur du bassin. La troisième fois, ils cognent les torches au-dessus de leurs têtes, ce qui provoque quantité d'étincelles, comme un feu d'artifice : en retombant elles les brûlent un peu. Les femmes me commentent : « good show », bon spectacle, mais ce n'est pas le vrai combat de feu. Vers deux heures du matin, tous rentrent se coucher près des abris.

Mercredi 10 octobre Le matin, tout le monde plie bagage pour s'installer plus loin à l'est, à environ six kilomètres. Des camions font la navette. Dans l'après-midi, tout est prêt : sur un kilomètre carré, des camps, avec abris pour se protéger du soleil, ont été montés un peu partout, les parents classificatoires (système à huit sous-sections) étant regroupés. Trois terrains sont dégagés : pour la prison, la cuisine et 1' « avion ». Le terrain dit « de l'avion », wantarpa, est une longue piste de cinquante mètres — ratissée pour l'occasion : il ne s'y passe rien pour l'instant.

La prison, cette fois, n'est plus une hutte mais un abri ombragé, semblable à celui où, dans la communauté, les hommes se réunissent pour discuter : un toit plat de branches et de feuillages (8 m sur 3 m), fixé sur quatre poteaux de bois à hauteur d'homme. Les prisonniers y sont toujours condamnés à dormir côte à côte. Ce terrain s'appelle kalanjurku (= kalan- juri, nom du coroboree « pour alléger la peur des gens » de Lagrange). Sur le terrain de la cuisine, on installe une table, interdite à ceux qui ne sont pas les « boss », les nyiniri, chargés de nourrir les prisonniers. Pendant que ceux-ci préparent la nourriture, dans les camps règne une grande animation. Hommes et femmes déballent des laines de toutes les couleurs et en font des torsades. Les hommes kangara (qui ont la charge de l'eau et du feu) partent avec les jeunes initiés du Kajirri-jarra, les maliyarra qui, pour le Juluru, portent le nom de middle-men («intermédiaires», ils aident les tablemen à la construction). Ils reviennent une heure plus tard, enduits de noir de fumée et décorés avec les laines : une torsade en bandoulière sur chaque épaule et à la ceinture, qui dessine un Y devant et derrière, une coiffe faite d'un bandeau et d'un chignon qui se termine en longue queue de cheval et, sur les bras, deux bracelets de laine enserrant un petit bout de bois en forme de fleur. Un morceau de tissu noué comme un lange leur sert de slip. Des femmes et des petites filles partent à leur tour : elles font brûler du bois mort et se couvrent le corps et le visage de charbon de bois. Puis elles se parent avec les torsades de laine en forme de X sur la poitrine et dans le dos. Elles se coiffent d'un simple bandeau de laines colorées et gardent leur jupe.

Vers cinq heures de l'après-midi, tous les nyiniri — hommes et femmes — -, non parés, se rassemblent autour de la prison (kalanjurku) : ils défilent en se faisant face, la main levée, comme pour se toucher la poitrine. Les prisonniers sont emmenés à un bout du terrain wantarpa. Tout le monde suit, sauf les hommes et les femmes décorés qui ont disparu. On les voit apparaître à l'autre bout de la piste de l'avion, cinquante mètres plus loin. Ils avancent en sautant et en criant « kuuku-ku » (esprits dangereux, comme à Lagrange). Ils foncent sur les prisonniers en chantant et en brandissant au-dessus de ceux-ci des boucliers décorés. C'est la première fois que les prisonniers entendent des chants et voient une danse du Juluru.

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Cette mise en scène achevée, tous les nyiniri et la plupart des hommes, dont les middle-men, partent en camion vers le nord, en emportant les couvertures. Après le coucher du soleil, les femmes, les enfants et les hommes restés au camp se mettent en marche dans la même direction avec les prisonniers. Deux voitures accompagnent le cortège. La nuit tombe ; au bout d'une demi-heure, première halte, près d'un lit de rivière asséché. Les prisonniers sont emmenés pour leurs besoins et, à leur retour, ils doivent s'allonger jusqu'au départ, une demi-heure plus tard. Deuxième halte dans une plaine : cette fois les prisonniers sont d'abord allongés puis emmenés pour faire leurs besoins juste avant le départ. Troisième halte, derrière deux barrières à bétail. Les enfants sont très énervés et les prisonniers peu rassurés. L'inquiétude finit par gagner tout le monde. Une heure passe. Enfin des chants se font entendre au loin, et le cortège repart dans cette direction. Il est plus de minuit.

• Nuit du mercredi au jeudi Un immense terrain a été dégagé, wiraaku (= wuuragu, nom du terrain cérémoniel de Lagrange). Par terre sont assis des nyiniri, hommes et femmes, des hommes kangara se tiennent debout. Avec le bois provenant de deux immenses tas, les kangara allument trois grands feux, suivant une ligne perpendiculaire aux participants qui s'installent devant le terrain, face au nord. On recommande aux prisonniers de bien regarder. Les chants débutent. Soudain, devant le dernier feu, surgit un danseur qui brandit un bâton, taillé en forme d'épée. Sur sa poitrine est dessiné un Y et il porte une coiffe munie d'un bâton horizontal. Il agite le bâton-épée en cadence et fléchit, buste droit, sur ses jambes écartées. Puis il s'approche du deuxième feu et recommence, et de même au dernier feu, devant les spectateurs. Il est suivi de six autres danseurs. Cette danse s'appelle jukura- kakara (« demain à l'Est »). Elle est suivie de la danse wajari-wajari (balancement d'épaules) exécutée par trente-trois participants, puis de la danse wampurukarkarda (branches feuillues agitées) exécutée par quarante- quatre participants. Encore une wajari-wajari et les femmes doivent se couvrir car quelque chose se passe, réservé aux hommes.

Les femmes se découvrent. Des nyiniri femmes se lèvent et allument des torches : elles cherchent, parmi les femmes katarinia, des volontaires pour le combat de feu, juju. Deux femmes de la sous-section Nampijimpa et deux Napangardi s'emparent des torches après avoir ôté le haut de leurs vêtements. De l'autre côté, six hommes, des Jampijimpa et des Japan- gardi, se préparent. Jampijimpa et Nampijimpa sont les noms respectifs des hommes et des femmes de la même sous-section ; il en est de même pour Japangardi et Napangardi. Or, un Jampijimpa doit choisir son épouse chez les Napangardi et, parallèlement, un Japangardi chez les Nampijimpa. Dans ce système de parenté à quatre couples de sous-sections, seuls peuvent s'affronter au combat de feu des hommes et des femmes dont les sous-sections respectives sont intermariables.

Hommes et femmes volontaires au combat s'alignent côte à côte, agitant dans chaque main une torche enflammée, puis par deux fois repartent, disparaissant dans l'obscurité, et reviennent. La troisième fois, les femmes cognent à plusieurs reprises leurs torches au-dessus des épaules de leurs

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partenaires. Des étincelles éclatent et retombent sur les épaules des hommes. Les femmes, immobiles, ramènent leurs torches à hauteur du bassin en les agitant. A leur tour, les hommes cognent leurs torches au- dessus des épaules des femmes qui continuent à agiter les leurs, comme insensibles aux brûlures. Les combattants disparaissent et aussitôt une longue file d'hommes accompagnés de femmes (dont les combattantes) surgit de l'obscurité : c'est la première fois que les femmes participent à une wajari-wajari. Comme les hommes, elles agitent leurs épaules. La file disparaît et revient. Après cette danse, tout le monde est invité à se coucher à l'endroit même où les gens sont assis. Il y a un peu de remue-ménage, chacun cherchant son bien dans un grand tas de couvertures (apportées en vrac l'après-midi). Au bout d'une heure, tous semblent dormir, sauf les kangara qui doivent veiller.

Jeudi il octobre II fait encore nuit ; tous se réveillent et les chants reprennent. Tout à coup, trois hommes surgissent au milieu du terrain. On me chuchote : « tablemen ». Puis les femmes doivent se couvrir car quelque chose se passe, très bref et réservé aux hommes. Trois d'entre elles se mettent à danser en se balançant, des torches enflammées dans les mains : elles se trouvent à l'extrémité est du terrain de danse. On m'explique que ces trois femmes sont en train d' « envoyer dans le bush » les trois hommes apparus auparavant. Le soleil n'est toujours pas levé, mais, dans une grande précipitation, femmes et enfants rentrent à pied au camp qui a été installé la veille.

Cette journée se déroule dans l'euphorie générale. Les prisonniers sont toujours couchés sous leur abri-prison, mais ils reçoivent de nombreuses visites. Les autres participants vont à tour de rôle se laver dans un puits à bétail à proximité. En fin d'après-midi, les nyiniri repartent vers le terrain cérémoniel de la nuit. Après le coucher du soleil, les autres les rejoignent. Encore trois haltes : les enfants paraissent plus calmes que la veille. La troisième halte a lieu près du premier portail et non au second comme précédemment. Des bruits étranges se font entendre. L'inquiétude reprend, on redoute un bœuf sauvage ou un kuuku : les prisonniers sont donc déplacés vers le deuxième portail. Là tout le monde semble s'endormir. Le signal du départ n'intervient que deux heures plus tard. Il est plus de minuit.

Nuit du jeudi au vendredi Arrivés au terrain de cérémonie wiraaku, tous s'installent et chantent. Comme la veille, surgit un homme portant un bâton en forme d'épée pour la danse jukura-kakara, mais il n'est suivi que de deux autres hommes : ils sont trois tels ceux qui ont été « envoyés dans le bush » le matin. Ensuite, cinquante et un participants exécutent la danse wajari-wajari ; ils n'ont jamais été si nombreux.

Arrivent une trentaine de danseurs tenant chacun une longue perche de bois en forme de lance ; ils paradent, puis tournent sur eux-mêmes comme dans une mêlée. Au centre du terrain se trouve un grand tas de duvet d'oiseaux (le duvet, utilisé traditionnellement par les hommes pour leur parure, est souvent associé dans les mythes à la force vitale). Les dan-

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seurs jettent tous leurs lances vers l'est (à droite du terrain). Cette danse s'appelle wiyuuru (comme à Lagrange). Elle est suivie d'une nouvelle wajari-wajari, puis de quelque chose réservé aux hommes.

C'est le moment du combat de feu (fire-fight : juju), redéfini cette nuit- là comme « combat de la croix » (cross-fight). Six hommes et cinq femmes, sur deux files, portant les torches enflammées, se croisent plusieurs fois avant de se brûler les épaules. Cela dure très longtemps : hommes et femmes en alternance cognent leurs torches une dizaine de fois, s'éloignent, et par deux fois reviennent. Deux feux servent à rallumer ou raviver les torches ; ces foyers sont camouflés, de sorte qu'on ne voit que les lueurs des torches dans la nuit. Ensuite, tout le monde s'endort.

• Vendredi 12 octobre Réveil avant le lever du soleil ; les chants reprennent. Surgissent neuf hommes et huit femmes pour le combat de feu. Huit fois de suite, les deux files d'hommes et de femmes se croisent, disparaissent du terrain et réapparaissent ; ils sont comme en transe, les épaules rougeoyantes. Au bout d'une heure tout est fini. Les hommes reviennent accompagnés d'autres danseurs et d'une femme pour une wajari-wajari. Suit un épisode réservé aux hommes, puis, comme la veille, arrivent trois hommes autour du feu central. Aussitôt est donné le signal du retour au camp de jour, où se trouvent la piste de l'avion, la cuisine et la prison. Toute la journée les gens somnolent plus ou moins, semblent épuisés, mais c'est toujours la joie.

• Nuit du vendredi au samedi Au coucher du soleil, les participants au culte et les prisonniers retrouvent sur le terrain de cérémonie les nyiniri, kangara et table-men qui ont dressé trois tentes carrées (2 m de haut sur 2 m de large) au fond du terrain (une à droite, D, une au milieu, M, une à gauche, G). Sept feux sont allumés : un à côté de chaque tente (D, M, G), un devant chaque tente (D', M', G'), enfin un feu central est placé à l'avant du terrain (F). Il règne une atmosphère de grand recueillement. Soudain, de derrière les tentes surgissent trois hommes (ceux qui avaient été « envoyés dans le bush », le jeudi matin, par trois femmes). Chacun d'eux se poste à côté d'une tente. On m'explique que les tentes sont des « tables » qui représentent respectivement la nourriture, la construction et une nouvelle Loi. La danse s'appelle table-karra, c'est la plus importante du culte (comme à Lagrange). Les trois danseurs, eux, représentent chacun une des trois catégories de responsables du culte : celui de droite est un nyiniri (chargé de la nourriture), celui du milieu un kangara (chargé de l'eau et du feu), et celui de gauche un table-man (chargé de la construction) .

Les trois hommes dansent et s'arrêtent chacun devant un feu : — - d'abord le kangara auprès du feu placé devant sa tente (M'), puis

le table-man auprès du feu placé devant la sienne (G') ; - — ■ le kangara danse seul et se dirige vers le feu placé à l'avant (F). Alors

le nyiniri prend la place libérée par le kangara (M') ; — les trois hommes reprennent leur danse : le kangara retourne au feu

placé devant sa tente (M') que le nyiniri abandonne pour rejoindre le feu

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où se trouve le table-man (G'), lequel va se placer au feu qui est à l'avant (F) que le kangara vient de quitter ; — la danse reprend à nouveau : le kangara et le table-man retournent

aux feux placés à côté de leurs tentes respectives (M et D), le nyiniri au feu placé devant la sienne (G'), puis, comme les deux autres, rejoint le feu placé à côté de sa tente (G).

Le nyiniri n'est donc pas passé en F, le kangara n'est passé ni en D' (devant la tente du nyiniri) ni en G' (devant la tente du table-man), le table-man n'est passé ni en M' (devant la tente du kangara) ni en D' (devant la tente du nyiniri). Autrement dit, le kangara et le table-man ont eu le « privilège » de se placer en avant (F) , alors que le nyiniri a eu celui de se placer devant les tentes des deux autres (D', G'). Ensuite, le kangara et le table-man refont chacun leur parcours, tandis que le nyiniri se poste auprès du feu placé devant sa tente (D'). Après cette mise en scène complexe, tout le monde s'endort.

Samedi 13 octobre Avant le lever du soleil, la cérémonie de la veille, table-karra, est à nouveau accomplie. Puis tous rentrent au camp de jour. On rapporte les couvertures qui se trouvaient depuis trois jours sur le terrain de cérémonie. Les prisonniers sont libérés ; on emmène les femmes pour leur noircir le corps avec du charbon de bois et les orner de torsades de laine (comme les danseurs du mercredi sur le terrain de l'avion). Au retour, chacune doit frapper un morceau de bois avec une hache. Ensuite, tout le monde semble faire la sieste.

Vers seize heures, sérieuse animation ; à proximité de l'ancienne prison, kalanjurku, une vingtaine d'hommes sont rassemblés pour un meeting. Une jeune femme, deuxième épouse d'un important gardien rituel du Kajirri-jarra, est amenée. Les hommes l'entourent et lui parlent violemment. Tous savent qu'elle a eu une histoire d'amour avec un aide du magasinier blanc ; cet homme n'est pas un Walpiri et on le prend un peu pour un fou (un jour, dans un accès de colère, il a traversé le camp des femmes, interdit aux hommes, et depuis tous s'attendent à ce qu'il meure). La jeune femme adultère est relâchée au bout d'un quart d'heure, elle sourit, tout va bien. Son mari n'a pas participé au jugement. On m'explique qu'on lui a donné un avertissement — elle ne doit plus avoir de contact avec l'homme, elle doit rester avec son mari — , et qu'il s'agit de la première application de la nouvelle Loi, révélée par le Juluru.

Au coucher du soleil, les ex-prisonniers sont nourris une dernière fois ; les femmes doivent à nouveau frapper d'une hache un morceau de bois et les hommes font de même. Les couvertures sont étalées sur la route ; cette nuit, les familles dormiront là avec les ex-prisonniers.

La nuit tombée, tous vont sur le terrain wantarpa, qui n'a servi qu'une fois pour la danse kuuku-ku, le premier jour d'installation dans ce camp. Y sont exécutés la danse wampurukarkarda (branches feuillues agitées) et le combat de feu, juju. Deux femmes, dont une ex-prisonnière, y participent pour la première fois. Elles deviennent ainsi des katarinia qui auront la charge de garder les prisonniers lors des cultes à venir.

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• Dimanche 14 octobre Le cycle du Juluru est terminé ; c'est le retour dans la communauté, des camions font la navette toute la journée. Vers seize heures, tous ont réintégré leur camp ou leur maison, quand, tout à coup, des hommes et des femmes se lèvent et se dirigent vers le sud, là où se trouve le bush le plus proche (d'habitude les gens vont y chercher du bois ou y passent la nuit lorsqu'ils quittent la communauté à pied). On m'explique que les femmes qui allaitent des enfants ne peuvent pas suivre, ce qui les inquiète grandement. Les hommes très âgés restent également dans les camps. Je ne suis pas autorisée à accompagner cette centaine d'hommes et de femmes qui disparaissent très vite. Ils s'arrêtent non loin : on entend une rumeur. Cela dure une heure. De la fumée se dégage du bush. Ils reviennent tous en liesse, comme un peu ivres. A la tombée de la nuit, je suis invitée à me joindre au groupe qui se rend à l'emplacement où avaient lieu les répétitions du Juluru. Les participants ne font que chanter. En chemin, nous croisons deux jeunes chrétiens qui à l'avenir menacent de tirer sur les membres du Juluru.

Commentaire du « Juluru » par les Walpiri

Le lendemain des Walpiri me disent que le rassemblement des hommes et des femmes, auquel je n'ai pas assisté la veille, s'appelle miliri « maison » ou « dedans», alors que Juluru signifie « dehors ». Ce culte est un « Rêve10 de feu » au sens où quelqu'un l'a rêvé (une Aborigène à Broome, à la suite des bombardements japonais de la Deuxième Guerre mondiale).

Les danses sont associées à des réalités totémiques : — juju, le « combat de feu » ou de « la croix », au feu, image de lutte et de réconciliation ; — jukura-kakara, « demain à l'Est », au lever du soleil et de la lune, images de la

renaissance d'un peuple après la nuit ; — wampurukarkarda, les branches feuillues agitées pendant la danse représentent

la dinde sauvage ; — wiyuuru, les grandes perches lancées pendant la danse représentent des

oiseaux qui pèchent dans l'eau ; — wajari-wajari, les mouvements d'épaules de la file de danseurs évoquent un

autre oiseau.

10. Traduction du terme « Dreaming » que les ethnologues anglo-saxons utilisent pour désigner un concept commun aux cinq cents ethnies aborigènes, et qui se rapporte à la fois à tout itinéraire terrestre de héros totémiques et à l'espace-temps spécifique dans lequel les hommes se rattachent à des sites où seraient déposées les forces vitales de ces héros (forces dont les hommes sont également dépositaires au nom de l'espèce naturelle « totem », associée au héros-ancêtre). C'est par les rêves nocturnes que se révèlent les événements du temps du Rêve. Aussi tout individu peut-il apporter sa contribution au patrimoine mythique traditionnel en rêvant de nouveaux chants, motifs graphiques, épisodes relatifs à des héros totémiques ou autres, à partir du moment où le groupe s'approprie le message du rêveur. C'est ainsi que de nouveaux cultes ont pu naître, comme celui du Juluru.

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Les trois dernières danses sont associées à des oiseaux qui sont traditionnellement des messagers : ils transmettent ici le message du Rêve de feu, encouragement à la lutte et à l'amour, qui raconte une histoire ayant trois hommes pour héros : — ■ un kangara, « homme du soleil » (sun people), c'est-à-dire un Blanc : il maîtrise

les allumettes et les puits d'eau, production des Blancs (dans le culte, les kangara ont la charge exclusive d'allumer les feux et d'approvisionner les gens en eau) ; — un nyiniri et un table-man, « hommes de l'obscurité » (dark people), c'est-à-

dire deux Noirs, Aborigènes, que le kangara, le Blanc, responsable du feu et de l'eau, fait travailler : le nyiniri à la cuisine et le table-man aux travaux de construction (des routes et des maisons).

Le Blanc (kangara) enchaîna un groupe d'Aborigènes à Noonkanbah, et ils moururent. Il recommença à Lumba, et ils moururent aussi. Le reste est secret. Le premier campement du culte (lit de rivière asséché, prison fermée) correspond à Noonkanbah, le deuxième (prison ouverte, piste d'avion et cuisine) à Lumba (les moyens matériels des Blancs se sont sophistiqués) . Mais le nyiniri prit la place du kangara, autrement dit le Noir prit celle du Blanc, et c'est pourquoi dans le culte les nyiniri, responsables de la nourriture, sont les « boss ».

La danse table-karra11 (exécutée deux fois dans la nuit du vendredi au samedi) met en scène cette histoire. Chacun des trois héros a la responsabilité d'une « table » qui lui permet ou non d'accéder aux deux autres (cette répartition des droits est représentée par les feux qui se trouvent devant les tentes-tables ou à côté) : — le kangara, le Blanc, détient la « table de la Loi » qui lui permet de maîtriser

les autres tables sans en assumer la responsabilité (il ne se rend pas devant les autres tentes mais à l'avant du terrain, en F) ;

■ — le nyiniri, le Noir cuisinier, détient la « table de la production » (nourriture et autres marchandises produites ou transformées par les Blancs) qui va lui permettre d'accéder à la Loi des Blancs (dans la première séquence de la danse, il prend la place du kangara, en M', s'approprie les puits et les allumettes détenus par ce dernier, puis il se rend devant la tente du table-man, en G', pour partager avec celui-ci ce qu'il a acquis ; ce parcours lui confère donc un nouveau pouvoir qu'il affirme, pendant la deuxième séquence, en se postant devant sa tente, en D') ; — le table-man, le Noir constructeur, détient la « table de la construction » qui

lui permettra (une fois que le nyiniri aura pris place en D') d'accéder lui aussi à la Loi des Blancs, mais d'une manière différente (il se place à l'avant du terrain, en F, où le nyiniri n'est pas passé) .

il. E. Kolig (1979) a décrit le culte qu'il a observé à Fitzroy Crossing (Australie occidentale) en 1976. De nombreux éléments se recoupent avec ce que j'ai observé, mais il transcrit table-karra par devil-kurra ; or j'ai également entendu devil dans la prononciation des Aborigènes. Les interrogeant alors sur le sens de ce « diable », ils m'ont expliqué la signification des tables.

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Dans le culte, les initiés portent le nom de ces héros mythiques dont ils se répartissent les fonctions de pouvoir : — les kangara, responsables de l'eau et du feu, sont les anciens de la tribu et

leurs épouses (même jeunes) ; ils ne peuvent pas changer de statut ; — les nyiniri, qui sont les « boss » chargés de l'organisation, sont plutôt

jeunes ; — les table-men, qui préparent le terrain, construisent les deux prisons et les

tentes-tables, peuvent devenir des nyiniri. Il reste encore à définir trois autres statuts :

— les prisonniers, premier degré initiatique du culte, représentent tous les Aborigènes qui ont dû passer sous le joug des Blancs, mais qui finissent par être libérés pour franchir à leur tour les étapes qui mènent au contrôle de la Loi des Blancs ; — les katarinia, gardiens des prisonniers, leur apportent à manger et les

emmènent faire leurs besoins ; ce sont aussi les exécutants du combat de feu ou de croix. Ils se battent et se sacrifient (sont brûlés) pour sauver les prisonniers ; ils ne peuvent changer de statut ; — les middle-men, nom donné aux jeunes initiés d'un autre culte, le Kajirri-

jarra, sont les assistants des table-men ; ils ont un statut à part : tous scolarisés, ils sont d'une certaine façon plus proches des Blancs, plus à même de maîtriser leur Loi, mais sont encore trop jeunes. Ils apprennent à construire et à gérer, et doivent se soumettre aux nyiniri avant de leur succéder.

III. Une leçon d'histoire : enfermement et sauvetage

Je vais essayer de montrer que, malgré les différences entre le Juluru de Lagrange (années vingt), qui me fut décrit par Paddy, et le Juluru de Hooker Creek, auquel j'ai assisté en 1979, il s'agit dans les deux cas d'une sorte d'exorcisme destiné à assurer aux Aborigènes la maîtrise non seulement symbolique mais aussi pratique de leur avenir dans un contexte d'occidentalisation.

La comparaison des deux cycles (voir tableau) montre que les danses (kuuku- ku, jukura-kakara, wampurukarkarda, wajari-wajari, wiyuuru et table-kurru) portent les mêmes noms et s'exécutent de la même façon ; néanmoins, elles ne se déroulent pas toujours dans le même ordre ni les mêmes jours. Kalanjuri, nom de chants pour alléger la peur des gens à Lagrange, se retrouve sous la forme kalan- jurku à Hooker Creek pour désigner la deuxième prison (ouverte, en forme d'abri ombragé) ; le nom du terrain cérémoniel de Lagrange, wuuragu, se retrouve sous la forme wiraaku pour désigner le terrain de Hooker Creek ; le nom donné à Lagrange au combat de feu, katarinia, désigne à Hooker Creek seulement les combattants, tandis que le combat prend le nom de juju ; dans les deux cas, une

LE « JULURU », CULTE DU « CARGO » 27

danse non nommée est réservée aux hommes, et, à la fin du culte, les tables sont brûlées.

Un élément est propre à Lagrange : l'érection du grand mât, waïkaruru, qui représente le mât du bateau naufragé, et deux le sont à Hooker Creek : la présence des prisonniers et le terrain de l'avion, wantarpa. Ces différences s'expliquent par les mythes d'origine respectifs du cycle de Lagrange et de celui de Hooker Creek : dans le premier cas, un homme a rêvé à Port Hedland, en 1912, qu'il recevait un message des noyés ; dans le second, une femme a rêvé à Broome, pendant la Deuxième Guerre mondiale, qu'elle recevait un message des Aborigènes emprisonnés par les Blancs. Paddy a été un peu surpris d'apprendre qu'on faisait des prisonniers dans le Juluru actuel, il ne connaissait pas le récit de cette femme et a commenté en riant : « C'est devenu plus dur maintenant. »

Les explications données par les Walpiri ne mentionnent pas le bateau Koom- bana qui serait à l'origine du Juluru de Lagrange. Néanmoins j'ai pu constater qu'en chantant, ils répétaient « koombana », mais ils ont précisé qu'ils ne comprenaient pas la langue du chant. Il semble que le bateau ait été remplacé par l'avion (nous avons vu que la première danse montrée aux prisonniers avait lieu sur le terrain de l'avion : elle était interprétée par des kangara, ceux qui représentent les Blancs). Cette substitution peut se comprendre, Hooker Creek se trouvant en plein désert, à plus de 1 500 km de la mer. Ce qui semble essentiel dans ce culte, c'est non pas la forme du support (bateau, avion) mais le message qu'il permet de véhiculer.

Ce message est secret mais nous pouvons essayer d'analyser ses manifestations apparentes. Si à Lagrange on ne faisait pas de prisonniers, néanmoins le culte commençait par provoquer une peur telle que tout le monde s'enfuyait : des danseurs barbouillés de noir fonçaient sur l'assistance en criant « kuuku-ku », le nom d'esprits dangereux. Or cette même scène était rejouée dans la première danse montrée aux prisonniers de Hooker Creek, c'est-à-dire à tous ceux qui assistaient au culte pour la première fois et en étaient donc effrayés.

Nous pourrions interpréter l'usage de faire des prisonniers comme un moyen de différencier les nouveaux participants au culte — dans un contexte où ceux-ci sont minoritaires — - de ceux qui le connaissent déjà. Une telle pratique n'était pas nécessaire du temps de Paddy, à Lagrange, puisque les non-initiés formaient alors la majorité ; ils étaient tous en quelque sorte prisonniers de ce qu'ils ne connaissaient pas encore. L'effet d'exorcisme était explicite : le culte était dit « punir par la peur » pour ensuite « alléger cette peur » par des chants. Or le nom de ces chants d'apaisement, kalanjuri, est le même (= kalanjurku) que celui désignant la deuxième prison du culte de Hooker Creek. Dans cette prison ouverte (contrairement à la première qui était une hutte fermée), les prisonniers étaient contraints au sommeil et au silence. Autrement dit, cette prison évoque la sédentarisation forcée, l'entrave ainsi mise aux activités traditionnelles, le refus du droit à la

28 BARBARA GLOWCZEWSKI

parole. C'est là l'expérience que firent les Aborigènes au contact des Blancs avec le système des réserves et des missions, sans parler des vraies prisons. Cette situation, tout en étant répressive, n'en était pas moins protectrice (et l'est toujours) (par exemple, assistance sous forme de distribution de nourriture et de vêtements) donc rassurante. Ainsi, le kalanjuri de Lagrange (chants d'apaisement) ou le kalanjurku de Hooker Creek (lieu d'emprisonnement qui protège et rassure) relèvent tous deux d'une même volonté d'exorciser : c'est l'expérience historique des Aborigènes face aux Blancs qui est rejouée, non sans traumatisme, afin de leur permettre de « s'en sortir ». C'est en ce sens peut-être que Juluru signifie « dehors ».

Nous avons vu que pour les danses wajari-wajari, wampurukarkarda et wiyuuru, les Walpiri se référaient à des oiseaux : un oiseau messager, des dindes sauvages et des oiseaux pêcheurs. Or Paddy, pour ces mêmes danses, parlait respectivement d'esprits de noyés qui ont apporté un message au rêveur du culte, de naufragés se jetant à l'eau et enfin de quelque chose qui a permis au rêveur de se rendre jusqu'au bateau disparu. Ces différences apparentes n'effacent pas une similarité : dans la première danse il s'agit toujours d'un message, dans la seconde il s'agit de fuite (les dindes agitent leurs ailes comme pour s'envoler et les naufragés fuient le bateau qui coule) ; enfin, dans la troisième, il s'agit de pêche (les oiseaux pèchent et le rêveur repêche les noyés dans son rêve). Fuite et pêche, images qui renvoient aux réactions des Aborigènes face aux Blancs : il s'agit d'un retour, d'un sauvetage, ceux qui se sont sauvés seront sauvés. Par qui ? C'est le secret, le message. Faudra-t-il que les ancêtres reviennent ? Le Dieu des Blancs (leur Loi) sera-t-il d'un grand secours pour les Aborigènes ? Par ce culte, ils semblent dire qu'il leur faut compter surtout sur leurs propres forces.

A Lagrange comme à Hooker Creek, il est question de trois tables qui symbolisent les richesses des Blancs. Paddy n'a pas précisé la différence qu'il y aurait eu entre ces trois tables, alors qu'à Hooker Creek elles sont définies comme « table de la Loi », « table de la production » et « table de la construction ». Néanmoins, à Lagrange déjà, les membres du culte étaient répartis en nyiniri — les « boss » ■ — et kangara, responsables du feu et de l'eau, qui les premiers avaient dansé pour faire peur aux non-initiés. Ces fonctions se retrouvent à Hooker Creek : les nyiniri étant responsables de la production (cuisine) et les kangara de la Loi (feu et eau). Par ailleurs, le nom de table-man était donné, à Lagrange, aux trois hommes de la danse table-kurru (avec les trois tentes-tables), qui représentaient les trois capitaines du bateau naufragé mais incarnaient en même temps trois esprits : celui du rêveur du culte, Coffin, devenu chamane et ceux de deux rai, esprits traditionnels de la région, des Kimberleys, qui assistent les chamanes. Paddy a précisé que le rêveur du culte était un nyiniri et que les trois capitaines étaient des Blancs. Le fait que l'esprit du rêveur se substitue à celui du capitaine relèverait de la même logique que celle à l'œuvre à Hooker Creek, quand un Noir prend la place

LE « JULURU », CULTE DU « CARGO » 20,

d'un Blanc. De même, les deux assistants du rêveur devenu chamane, les esprits rai, se substituent aux deux autres capitaines blancs ; ainsi la tradition, grâce à ces esprits, assimile en quelque sorte les moyens détenus par les Blancs, les fameuses tables qui représentent leurs richesses, leur Loi. Le Juluru de Lagrange était déjà défini comme l'adoption d'une nouvelle Loi, représentée par les tables.

Autrement dit, bien que les histoires respectivement mises en scène à Lagrange et à Hooker Creek diffèrent, un message identique reste l'enjeu du culte : les Noirs peuvent prendre la place des Blancs ou plutôt assimiler leur Loi (tables), tout en préservant la Loi traditionnelle. C'est ainsi que naît la nouvelle Loi du Juluru.

Les tables des Blancs et la Loi du « Juluru » à Hooker Creek

Nous avons vu que les Walpiri de Hooker Creek désignent par « table » : la production, la construction et la Loi des Blancs. Autrement dit, « table » veut dire à la fois ce qui supporte la nourriture et ce en quoi consiste cette nourriture « produite ». Il convient de préciser que traditionnellement les Aborigènes n'avaient pas d'habitat : ils posaient sur quatre morceaux de bois de simples toits plats, pour se protéger du soleil et mettre la nourriture hors d'atteinte des chiens ou autres animaux (cette pratique est toujours en vigueur). Autrement dit, la « maison » était une sorte de table. Dans le Juluru, la table en tant que support devient n'importe quelle construction : une maison ou un moyen de transport (maisons roulantes, flottantes ou volantes). Et la table en tant que support de la Loi des Blancs peut être aussi le livre (qu'il s'agisse de la Bible ou d'autres écrits).

Dans le culte mis en scène à Hooker Creek, nous avons vu que les nyiniri, responsables de la production (ils ont la charge exclusive de préparer la nourriture), accèdent au statut de « boss » du fait qu'ils s'approprient les moyens de production (allumettes et puits) détenus par les kangara (les Blancs). Par ailleurs, les tablemen, responsables de la construction (ils aménagent les camps et les terrains de cérémonie), peuvent devenir nyiniri, « boss », sans produire, mais du fait qu'ils rendent possible cette production ; ils se mettent ainsi en avant comme les Blancs. C'est pourquoi aussi, les jeunes initiés qui les assistent, les middle-men, scolarisés par les Blancs, ont encore plus de chances, dans l'avenir, de gérer cette Loi des Blancs qui permet de produire et construire. La cuisine et la construction sont les deux types de travaux pour lesquels, le plus couramment, les Blancs engageaient les Aborigènes. Certes, il y avait aussi le travail de gardien de troupeaux ou de mineur, mais rares sont les Aborigènes qui ont connu l'usine, le secteur industriel étant peu développé en Australie. Autrement dit, c'est la cuisine qui signifie par excellence la production. Des femmes y étaient souvent employées, aussi ont-elles droit à ce statut (nyiniri) dans le culte. Mais il n'y a pas de table-women.

Pour une femme le statut de kangara est ambigu : elle le devient si son mari

Tableau comparatif du « Juluru » À Lagrange

(années vingt) et à Hooker Creek (1979)

Hook

er Creek

Lagran

ge

Dimanche

• soir Capture

des prisonniers

: vingt

homm

es et

femm

es sont couchés près de l'abri des homm

es.

Lundi •m

atinInstallation d'un cam

p de jour dans le bush ; construction de la prison, am

énagement d'un

espace cuisine pour préparer la nourriture des prisonniers.

•nuitCourte m

arche vers le terrain cérémoniel

(les prisonniers restent au cam

p) : chants et danses, jukura-kahara

(« demain à l'Est »), wam

puru- karkarda

(branches feuillues),

wajari-w

ajari (m

ouvement d'épaules).

Retour au camp.

Mardi

•jourActivités autour de la prison au cam

p de jour.

•nuitLes prisonniers restent au cam

p. Sur le terrain cérém

oniel : chants et danses, ju- kura-kakara, wam

purukarkarda, wajari-w

ajari. Sim

ulacre du combat de feu.

Retour au camp.

Mercredi

•matin

•après-midi

•coucher du soleil

Installation d'un nouveau camp de jour avec

prison ouverte, kalanjurku, et terrain de danse, wantarpa (avion). Décoration des danseurs, kangara (hom

mes du

soleil : les Blancs) . Sur le terrain wantarpa, danse kuuku-ku pour faire peur aux prisonniers. Départ

des responsables

du culte,

nyiniri (hom

mes

de l'obscuj;^

: les

Noirs^ et

de quelques kangara.

Premier jour

• coucher du soleil

• nuit

Appel et marche forcée des non-initiés vers le

nord : danse pour faire peur, kuuku-ku, fuite des non-initiés. Retour à Lagrange. Chants pour apaiser, kalanjuri, danse, jukura- kakara.

Deuxième jour

nuitM

arche forcée des autres vers l'est (avec

sonniers) ; arrivée à un nouveau terrain cérémoniel,

wiraaku

(préparé par

nyiniri et

hangar a) . Danses : jukura-kakara (bâtons-épées), wam

pu- rukarkarda,

wajari-w

ajari, w

ajari-wajari

avec les fem

mes, quelque chose réservé aux hom

mes,

puis juju (combat de feu : danseurs katarinia) .

Jeudi •

avant lever juju (com

bat de feu), danse des trois homm

es, du soleil

quelque chose réservé aux homm

es, danse des trois fem

mes.

Retour au camp de jour.

•nuit

Deuxième m

arche vers le terrain wiraaku. Danses : jukura-kakara (trois hom

mes), w

ajari- wajari, w

ajari-wajari avec les fem

mes, wiyuuru

(grandes perches), quelque chose réservé aux

homm

es, juju (combat de feu dit de la croix) .

Vendredi

•avant lever juju (com

bat de feu), wajari-w

ajari (une femm

e), du soleil

quelque chose réservé aux homm

es, danse des trois hom

mes.

Retour au camp de jour.

•nuit

Troisième m

arche vers le terrain wiraaku. Trois tentes ont été dressées : les tables. table-karra (trois tentes, trois danseurs).

Samedi

avant lever du soleil

soir

Dimanche

•matin

•avant coucher du soleil

•soir

table-karra

Retour au camp de jour.

Chants et danses sur terrain wantarpa : ivampu-

rukarkarda, wajari-w

ajari, juju (combat de feu),

une prisonnière y participe.

Retour à Hooker Creek. Rassem

blement des participants au culte dans

le bush : miliri (m

aison-dedans) .

Ils brûlent les tables. Courte m

arche vers le terrain cérém

oniel du lundi

(terrain habituel

pour répétitions

du Juluru) : chants, pas de danses.

nuitM

arche forcée des non-initiés vers l'est ; arrivée à

un nouveau

terrain cérém

oniel, w

uuragu (wiraaku des W

alpiri).

Danses :

jukura-kakara, wam

purukarkarda, w

ajari-wajari, katarinia (com

bat de feu = juju des W

alpiri) .

Troisième jour

•avant lever

katarinia (combat de feu) , quelque chose réservé

du soleilaux hom

mes.

Retour à Lagrange. •nuit

Deuxième m

arche vers le terrain wuuragu. Danses : wiyuuru (grandes perches), katarinia (com

bat de feu).

Quatrième jour Retour à Lagrange.

•nuitTroisièm

e marche vers le terrain wuuragu.

Un grand

mât

est dressé,

walkaruru, danse

associée.

Cinquième jour

•avant lever Trois fem

mes « envoient trois hom

mes dans le

du soleilbush ». Retour à Lagrange.

•nuitQuatrièm

e marche vers le terrain wuuragu.

table-kurru (trois tentes, trois danseurs — table- karra des W

alpiri) .

Sixième jour

Les responsables

du culte,

les tables. nyiniri,

brûlent

32 BARBARA GLOWCZEWSKI

est kangara. C'est là chose curieuse, car traditionnellement la femme gagne son statut indépendamment du mari. Dans le culte, cette nouvelle règle est d'autant plus surprenante que les hommes kangara sont tous âgés ; ils représentent des Blancs parce qu'ils détiennent allumettes et puits, mais ils personnifient aussi la tradition qui permettait d'une certaine façon de contrôler le feu et l'eau ; c'est pourquoi ils ne peuvent devenir nyiniri, véritablement « boss » à la manière des Blancs. Or, les épouses de ces hommes âgés sont parfois très jeunes, donc capables d'assimiler complètement la Loi des Blancs et de la maîtriser comme les jeunes femmes nyiniri, mais le culte leur interdit de réaliser cette potentialité. Cette forme de dépendance des épouses de kangara pourrait s'expliquer par la volonté de préserver une communauté d'esprit entre deux époux, en évitant les conflits entre le « traditionnel » (homme vieux) et 1' « adaptée » (femme jeune). C'est peut-être aussi le mariage entre Blancs et Noirs qui est remis en question : en effet, un kangara (en tant que Blanc) ne peut épouser qu'une kangara (donc une Blanche), ce que ne peut faire un homme d'un autre statut (défini comme Noir).

Une femme peut devenir katarinia, une combattante, indépendamment du statut de son mari. Mais, comme les katarinia hommes, elle se condamne ainsi à ne jamais changer de statut. En effet, le combat de feu ou de la croix est une forme de sacrifice, sans retour possible. Nous pourrions voir là une référence au symbolisme chrétien : « Christ mort sur la croix pour sauver les hommes », formule qui se traduirait ainsi : les Aborigènes se battent et meurent pour leurs descendants. Cette règle d'inamovibilité semble instituer une nouvelle division du travail entre, d'une part, production, construction et gestion, et d'autre part la lutte ; division qui vient estomper la division traditionnelle entre hommes et femmes, chasse et collecte (ou plutôt reproduction).

Le Juluru tel qu'il se déroula à Hooker Creek, en définissant des statuts liés à certaines conduites, tente de résoudre les conflits avec les Blancs. Traditionnellement il n'y avait pas de statut de guerrier chez les Aborigènes (les guerres étaient, dit-on, très rares et le cas échéant tout le monde y participait) qui n'ont véritablement commencé à militer qu'au début des années soixante-dix (à quelques exceptions près et sans parler des massacres) . Se mobiliser pour défendre leur cause leur apparaît nécessaire mais redoutable : ainsi est-il très difficile pour un militant d'obtenir le soutien tribal lorsqu'il affirme trop son individualité face aux Blancs. En posant comme définitif le statut des katarinia, le Juluru semble signifier que la lutte n'est pas productive, pas constructive, qu'elle ne constitue pas une Loi en soi : la lutte ne peut être qu'un passage, certes nécessaire (comme la souffrance et la mort), qui assurera à d'autres Aborigènes la maîtrise de leurs vies.

Juluru signifie « dehors », mais le sacrifice final des tables s'appelle miliri « dedans ». « Dehors », c'est la nouvelle Loi des Aborigènes, qui leur permet de se

LE « JULURU », CULTE DU « CARGO » 33

battre aujourd'hui contre un nouveau « dedans », la Loi des Blancs, celle qui les a emprisonnés, mais dont ils peuvent se libérer en la maîtrisant (pour faire aboutir par exemple leurs revendications territoriales). C'est en ce sens que le Juluru est un Rêve de feu, qui, comme les anciennes cérémonies totémiques dites « de feu », aurait le pouvoir de résoudre des conflits entre groupes opposés. Le feu, c'est aussi le sexe, l'amour, ce qui dépasse les oppositions, même s'il peut en être la cause ; ainsi, dans le Juluru, le feu du combat n'est pas dangereux tant qu'il n'y a pas trahison (les brûlures ne font pas mal si les combattants n'ont pas commis l'adultère). Pendant toute la durée du culte les Walpiri n'ont pas fait l'amour : l'énergie sexuelle, le « feu », devait rester en suspens, disponible pour ce combat qui s'oppose à la vie mais qu'impose la situation présente.

Les Walpiri avaient précisé que la danse jukura-kakara « demain à l'Est » est associée à la lune et au lever du soleil. Pour eux la lune est mâle et le soleil femelle ; néanmoins, la lune est liée à la fécondité et le soleil au phallus. Il s'agit en quelque sorte de deux principes androgynes qui surmontent le conflit des sexes. Leur association au bâton en forme d'épée que portent les danseurs kangara (Blancs) symboliserait le règlement du conflit entre le jour et la nuit, entre les Blancs (sun people) et les Aborigènes (dark people), qui rendra possible la renaissance sur le modèle du « soleil qui se lève à l'Est ».

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34 BARBARA GLOWCZEWSKI

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Résumé

Barbara Glowczewski, Manifestations symboliques d'une transition économique : le Juluru, culte intertribal du « cargo » (Australie occidentale et centrale) . — En 1912, un Aborigène de Port Hedland (côte ouest) rêva que les noyés d'un bateau naufragé lui transmettaient un message. Un culte en naquit, le Juluru, qui circula de tribu en tribu. En 1979, à Hooker Creek (Désert central), l'auteur a assisté à la transmission, par les Walpiri aux Kurinji, d'un culte du même nom qui aurait été rêvé par une femme de Broome (côte ouest) dans les années quarante, après des bombardements. Quel rapport y a-t-il entre ces deux cultes ? Quelle est l'actualité du message secret qu'ils véhiculent ? Dans les deux cas, une nouvelle Loi est adoptée, incarnée par trois « tables » qui représentent ce que les Blancs produisent (nourriture, moyens de transport, livres de la Loi...). Les Aborigènes australiens connaissent depuis une dizaine d'années une mobilisation interethnique au niveau national. Revendiquant la reconnaissance de leurs droits sacrés sur leurs terres ancestrales, ils tentent de vivre selon deux lois, la leur et celle des Blancs.

Le Juluru se présente comme une tentative d'interprétation et d'assimilation de l'économie occidentale, de la lutte politique et peut-être aussi du christianisme comme symbole de la Loi des Blancs, dans la vision aborigène des rapports entre les hommes, et de ceux-ci avec la matière et le sacré.

LE « JULURU », CULTE DU « CARGO » 35

Abstract

Barbara Glowczewski, Symbolic Manifestations of an Economical Transition: the Juluru, an Intertribal "Cargo" Cuit (Western and Central Australia) . — In 1912, an Aboriginal man from Port Hedland (West coast) dreamt that the drowned victims of a wrecked ship passed on a message to him. A cult was born out of this, the Juluru, which started to circulate from tribe to tribe. In 1979, at Hooker Creek (Central Desert), the author attended the transmission of a cult by the same name from the Walpiri to the Kurinji, supposed to have been dreamt by a woman from Broome (West coast) in the '40s, after some bombardments. What are the relations between the two cults? What is the actuality of the secret message they convey? In both cases, a new Law is adopted, embodied in three "tables" which represent what White men produce (food, transport, books of Law. . .). For the last ten years, Australian Aborigines have been experiencing an inter ethnic mobilization at a national level. Claiming the recognition of their sacred ancestral land-rights, they tempt to live according to two laws: their's and White man's Law.

The Juluru seems to be an attempt to interpret and assimilate Western economy, political struggle and perhaps also Christianity as a symbol of the White man's Law, from an Aboriginal understanding of relations between men, and between men and the material world and the sacred realm.