Du paysagement diffus à la condensation économique du paysage (2) : la valeur de l’ordinaire

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08/12/13 Du paysagement diffus à la condensation économique du paysage (2) : la valeur de l’ordinaire articulo.revues.org/2341 1/11 Articulo - Journal of Urban Research Special issue 4 | 2013 : Le nouveau récit du paysage Coda Du paysagement diffus à la condensation économique du paysage (2) : la valeur de l’ordinaire LAURENT MATTHEY Abstracts Français English Où est le paysage dans la ville, quand le paysage est partout ? Qu’estce qui fait paysage quand des « hommes sans qualités » – au sens de Robert Musil – se retrouvent projetés dans une ville inconnue (SaintPétersbourg) ? Qu’estce qui fait paysage quand un géographe (Laurent Matthey) et un économiste (Christophe Mager) se posent la question au gré de leurs pratiques de ville, toujours un peu imprégnées d’un savoir disciplinaire ? Ces questions qui relèvent de l’ontologie (de quoi parle le paysage ?), de l’épistémologie (comment penser le paysage ?) et de la politique (que faiton collectivement quand on produit de la valeur paysagère). Nous avons néanmoins cherché à y répondre pratiquement : 1) en recourant à un principe méthodologique qui tient tout autant du transect paysager (il s’agissait de traverser la ville) que de la dérive situationniste (il s’agissait de traverser la ville dans tous les sens), 2) en usant d’une médiation technique (un téléphone portable dit intelligent) susceptible d’introduire un double effet de cadrage et de mise à distance et, 3) en définissant quelques contraintes formelles élémentaires (un dialogue réflexif et critique ancré dans des savoirs disciplinaires et des sensibilités distincts ; un jeu de rôle puisque le géographe radicalisera le côté impressionniste de ses notations, tandis que l’économiste accentuera l’appréhension de la réalité au travers de catégories aprioriques). Where is the landscape in the city, when the landscape is Where is the landscape in the city, when the landscape is everywhere? What is landscape when « men without qualities » – as defined by Robert Musil – find themselves thrown into an unknown city (Saint Petersburg)? What is landscape when a geographer (Laurent Matthey) and an economist (Christophe Mager) try to answer this question according to their city practices, always a little impregnated with disciplinary knowledge ? These issues raise ontological (what is it the landscape ?), epistemological (how to think about the landscape ?) and political concerns (what is collectively done when we generate landscape value?). We nevertheless tried to answer it practically : 1) by turning to a methodological principle borrowing at the same time from a landscaped transect (across town) and a situationist drift (crossing the

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Articulo - Journal ofUrban ResearchSpecial issue 4 | 2013 :Le nouveau récit du paysageCoda

Du paysagement diffus à lacondensation économique dupaysage (2) : la valeur del’ordinaireLAURENT MATTHEY

Abstracts

Français EnglishOù est le paysage dans la ville, quand le paysage est partout ? Qu’est­ce qui fait paysagequand des « hommes sans qualités » – au sens de Robert Musil – se retrouvent projetésdans une ville inconnue (Saint­Pétersbourg) ? Qu’est­ce qui fait paysage quand ungéographe (Laurent Matthey) et un économiste (Christophe Mager) se posent laquestion au gré de leurs pratiques de ville, toujours un peu imprégnées d’un savoirdisciplinaire ? Ces questions qui relèvent de l’ontologie (de quoi parle le paysage ?), del’épistémologie (comment penser le paysage ?) et de la politique (que fait­oncollectivement quand on produit de la valeur paysagère). Nous avons néanmoins cherchéà y répondre pratiquement : 1) en recourant à un principe méthodologique qui tient toutautant du transect paysager (il s’agissait de traverser la ville) que de la dérivesituationniste (il s’agissait de traverser la ville dans tous les sens), 2) en usant d’unemédiation technique (un téléphone portable dit intelligent) susceptible d’introduire undouble effet de cadrage et de mise à distance et, 3) en définissant quelques contraintesformelles élémentaires (un dialogue réflexif et critique ancré dans des savoirsdisciplinaires et des sensibilités distincts ; un jeu de rôle puisque le géographeradicalisera le côté impressionniste de ses notations, tandis que l’économiste accentueral’appréhension de la réalité au travers de catégories aprioriques).

Where is the landscape in the city, when the landscape is Where is the landscape in thecity, when the landscape is everywhere? What is landscape when « men without qualities »– as defined by Robert Musil – find themselves thrown into an unknown city (SaintPetersburg)? What is landscape when a geographer (Laurent Matthey) and an economist(Christophe Mager) try to answer this question according to their city practices, always alittle impregnated with disciplinary knowledge ? These issues raise ontological (what is itthe landscape ?), epistemological (how to think about the landscape ?) and politicalconcerns (what is collectively done when we generate landscape value?). We neverthelesstried to answer it practically : 1) by turning to a methodological principle borrowing at thesame time from a landscaped transect (across town) and a situationist drift (crossing the

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city in all directions), 2) by using a technical mediation (a smartphone) likely to introducea double framing and distancing effect and, 3) by defining some elementary formalconstraints (a reflexive and critical dialogue anchored in disciplinary knowledge andsensibilities both different; a role play because the geographer will toughen theimpressionistic side of his notations, whereas the economist will stress the apprehension ofthe reality through a priori categories).

Index terms

Mots­clés : paysage, paysagement, géographie, économieKeywords : landscape, landscaping, geography, economy

Full text

Les auteurs expriment leur gratitude à leurs collègues Elena Tykanova et AlexanderTavrosky de l’Université d’État et du Centre universitaire français pour leur accueil etleur aide lors de leur séjour académique à Saint-Pétersbourg

L’enquête pétersbourgeoiseDans ses notes pour un Livre des passages, Walter Benjamin s’arrêtait, sur une

étrange propriété spatiale. Celle qu’il appelait le « colportage de l’espace ». Benjaminremarquait que l’espace lance « des clins d’œil au flâneur », l’incite à se demander «de quels événements [ai-je] bien pu être le théâtre ? » (Benjamin 1927-1934 [2000] :437). Le colportage d’espace permet de « percevoir simultanément tout ce qui estarrivé potentiellement dans [un] seul espace » et conduit à ce que « dans la flânerie,les lointains — qu’il s’agisse de pays ou d’époques — font irruption dans le paysage etl’instant présents » (Benjamin 1927-1934 [2000] : 438). Chez Benjamin, lepanorama, le passage, l’intérieur étaient les alliés de ce colportage (Matthey, 2007).

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Mais le colportage d’espace tient aussi à une histoire longue du paysage et à lamanière dont il se reconfigure alors qu’il fait irruption dans le monde de la grandeville (Matthey 2008). Cette entrée en ville du paysage procède d’une manière de lirel’espace dont il est possible de faire la généalogie au moyen de textes littérairesnotamment (Matthey 2008 : 127-224). On y voit s’élaborer un procédé qui mobiliseune façon inductive de produire des « romans pratiques », d’inventer des histoires àpartir de fragments d’espace ou des mouvements des corps composant les foulesurbaines. L’observateur les repère et les interprète, dans une propension à s’imaginerd’autres vies. Cette lecture inductive conduit à ce que l’on analyse avec plus d’acuitéque jamais les sollicitations du paysage urbain. Elle participe de « techniques »spatiales, au sens d’« action[s] socialisée[s] sur la matière » (selon l’expression deLemonnier, 2002 : 697) ; de moyens d’un usage des mondes urbains. Ces techniquescorrespondent à une habileté à faire parler l’espace. Nous nous promenons, et unélément du paysage architectural nous transporte dans un ailleurs spatial ettemporel. Ce transport n’est pas naturel. S’il est intuitif, métabolisé, il n’en mobilisepas moins une « technologie », une manière de regarder la ville, qui permet d’animerla matière. Elles fondent une capacité à faire des rapports entre un lieu et un autre.Elles facilitent les « transferts analogiques ».

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Dans l’univers de la grande ville, le paysage est dans le corps d’homme et defemmes sans qualités. En ce qu’ils composent les foules anonymes que d’autresmobilisent dans des romans pratiques, les imaginant pressés par quelques drames,volant à la rencontre d’un nouvel amour, etc. Mais également en ce que ces corpssont aussi ceux de poètes à l’état pratique. D’individus composant spontanément des

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Du lieu ordinaire au paysage

« tableaux » et des « romans » à la vue d’un morceau d’espace urbain. Des sujets enprise avec des fragments d’une totalité, cherchant à relier des bouts à un horizon.Des sujets socialisés, dotés de capitaux culturel, scolaire mais aussi disciplinaire (ausens des disciplines académiques) qui cherchent à articuler une observationcontextuelle, une sensation ponctuelle, une émotion au tout de son expérience(Matthey, Bonard, Guinand, 2009).

Où est le paysage dans la ville, quand le paysage est partout ? Dans un panorama ?Dans des façades patrimonialisées ? Dans les prospectus touristiques ? Dans la miseen circulation d’une valeur iconique propre à attirer les élites circulantes ? Ou plussimplement dans l’œil du regardeur ? En somme : qu’est-ce qui fait paysage quanddes hommes sans qualités se retrouvent projetés dans une ville inconnue (Saint-Pétersbourg) ? Qu’est-ce qui fait paysage quand un géographe qui aimerait êtrelittéraire (Laurent) et un économiste (Christophe) se posent la question au gré deleurs pratiques de ville, toujours un peu imprégnées d’un savoir disciplinaire ? Cesquestions qui relèvent de l’ontologie (de quoi parle le paysage ?), de l’épistémologie(comment penser le paysage ?) et de la politique (que fait-on collectivement quand onproduit de la valeur paysagère). Nous avons néanmoins cherché à y répondrepratiquement : 1) en recourant à un principe méthodologique qui tient tout autant dutransect paysager (il s’agissait de traverser la ville) que de la dérive situationniste (ils’agissait de traverser la ville dans tous les sens), 2) en usant d’une médiationtechnique (un téléphone portable dit intelligent) susceptible d’introduire un doubleeffet de cadrage et de mise à distance et, 3) en définissant quelques contraintesformelles élémentaires (un dialogue réflexif et critique ancré dans des savoirsdisciplinaires et des sensibilités distincts ; un jeu de rôle puisque le géographeradicalisera le côté impressionniste de ses notations, tandis que l’économisteaccentuera l’appréhension de la réalité au travers de catégories aprioriques). Cetexercice constituait une partie de notre enquête pétersbourgeoise, relevant, pourreprendre une expression de Véronique Nahoum-Grappe (2013), d’une« phénoménologie baladeuse ». Elle se déploie en deux points de vue, le premierfocalisant sur la valorisation de fragments urbains pétersbourgeois, le deuxième surla valeur de l’ordinaire. Ces deux points de vue, constitutifs de deux textes différents,s’éclairent et se complètent.

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Paradoxalement, c’est sous terre que j’ai pour ma part trouvé du paysage. Àl’endroit où le paysage ne pourrait a priori pas exister. Parce que l’horizon y seraitabsent, parce que le rapport au cosmos y serait évanescent, parce que les confins yseraient imperceptibles. Sous terre, dans les couloirs du métro (figure 1). Latopographie des lieux dessinait quelque chose d’un cadre, contourné et baroque, quime rappelait les cadres dorés et ouvragés que ma grand-tante appliquait à desgravures sans doute produites au mètre, qui représentaient des sites historiques vusen perspective cavalière. J’avais soudain le sentiment d’être dans le tableau, d’yexister enfin. D’autant qu’il s’agissait pour moi d’un paysage en écho. Je retrouvais,dans ces couloirs des éléments qui me renvoyaient aux photographies contemplées,adolescent, dans des catalogues de voyage que j’allais retirer à l’agence Aeroflot de larue du Mont-Blanc à Genève, alors que je rêvais de visiter l’Union des républiquessocialistes soviétiques. Le cadre, l’écho existentiel permettaient de rétablir lesconfins alors qu’ils étaient physiquement hors d’atteinte. Un horizon s’établissait,sous terre, dans le même temps que ce que Henri-Frédéric Amiel aurait appelé au« paysage d’âme » se cristallisait. Mais ce paysage d’âme était bien plus qu’unesimple vignette biographique. De dérivation en dérivation, des pans d’une culturetoute scolaire venaient animer les corps qui s’y mouvaient. Je vérifiais que la mise en

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Figure 1. Grand escalator du métropolitain pétersbourgeois

Photo : © Matthey, juin 2013.

paysage du quotidien procédait ainsi d’un mouvement par lequel un sujet cherchait àactiver le présent-absent d’un lieu. Le métro pétersbourgeois pendant le siège. Lesannonces que l’on devait y diffuser durant la période communiste. Le rythme lent desescalators. L’odeur moins lourde que celles des métropolitains de Londres ou Paris.Différentes réminiscences et sensations se recomposaient en une image paysagère,que je souhaitais cadrer, en pensant à la délicate élégance des lampes.

Je vérifiais que le paysage procède effectivement d’opérations très simples (uncadrage, une mise à distance) qui transforment un fragment de ville ordinaire en unpaysage d’abord ordinaire puis possiblement extraordinaire dès lors que l’ons’attachera à le protéger en le faisant reconnaître par des tiers. C’est sans doute decela dont on parle quand on parle de valeur et de qualité paysagères…

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J'écoute Christophe. Il parle de bien privé, de bien commun, de bien de club, debien public pur… À mon sens, la valeur du paysage procède toujours-déjà des bienslibres. Mais ce qui m’interpelle dans l’approche de l’économiste un peu géographe,c’est le travail sur des éléments paysagers. Trouver du paysage dans la ville nécessiteeffectivement que l’on active quelque chose d’une esthétique fragmentaire (Matthey2008, Matthey et Meizoz 2009). Une flaque qui offre un point de vue sur l’étendue duciel. Un reflet, sur une vitre, qui fait entrer le monde et son horizon dans l’universminéral de la grande ville telle qu’elle a été planifiée par l’architecte. Cette esthétiqueest celle de la deuxième modernité européenne. Elle mobilise des techniques au sensle plus strict (par exemple, le travail de surimpressions photographiques qui permetaux avant-gardes des années 1920 puis aux surréalistes d’« établir une perception etune compréhension nouvelles du paysage urbain de la capitale française » (Pocry2009). Mais aussi des techniques du corps (par exemple la capacité à susciter desconfigurations kinesthésiques qui permettent d’initier des voyages imaginaires à lalecture de signes qui font insinue la remémoration à d’un ailleurs).

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Je pense ici au voyage à Londres de Des Esseintes dans À Rebours de Joris-KarlHuysmans. Au sortir d’une brève maladie, Des Esseintes fait le projet d’un longvoyage. Le temps pluvieux qui prévaut depuis quelques jours et la lecture de Dickensl’inclinent à partir pour Londres. Sa culture littéraire s’entremêle alors à certains

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Figure 2. Nevsky prospekt, avant l’orage

Photo : © Matthey, juin 2013.

éléments paysagers. Rue de Rivoli, au Galignani’s Messenger, des « étrangèresassises » « baragouin[ant], en des langues inconnues, des remarques » [1881[1995] : 168]), lui procuraient le sentiment d’être dans une métropole étrangère. Cetteillusion se renforçait à la Bodéga tant étaient nombreux les éléments d’exotisation(« corbeilles de biscuits Palmers », « assiettes » emplies de « mince-pie »,alignement de porto aux « laudatives épithètes » [« old port, light delicate, cock-burn’s very fine »]), si bien que Des Esseintes a le sentiment d’évoluer positivementparmi des personnages dickensiens et finit par renoncer à son voyage...

L’Helvetia participe de cette logique. Il est lui aussi un condensateur d’altérité quipermet ainsi de se sentir un peu en Suisse sans y être. En somme, le paysage procèded’une exotisation du proche. Mais, pour ma part, c’est ailleurs (bien que tout contrel’Helvetia) que j’ai encore trouvé du paysage. C’était le dernier jour de notre périple.Juste avant l’orage. Je me souviens du vent qui, par bourrasques, charriait un peu dusable des bandelettes de gazon asséchées et érodées que l’on trouve le long decertaines rues de la ville. Nevsky prospekt, sombre, était presque silencieuse, pour lapremière fois du séjour. Je me souviens du sable encore, au moment où, pour prendreune photographie, j’ouvrais, je ne sais pourquoi, grands les yeux. Le sable, rienqu’un grain, sous ma paupière. Et le vent, plus fort alors qu’enfin la pluie tombait etque je fermais mon œil droit, cherchant à faire glisser le grain de sable. N’yparvenant pas, je fermais – je ne sais pourquoi – les deux yeux. J’entendais alors lespneus encore cloutés des voitures pétersbourgeoises filer sur la chaussée mouillée. Jepressai le pas et réalisai que, pour la première fois du séjour, je voyais des voiturestous feux allumés. Je me disais que la lumière du jour devait être celle d’un débutd’après-midi de décembre, juste avant le crépuscule. Les météores m’avaient fait làaussi entrer dans le tableau d’un centre-ville labellisé, m’avaient propulsé dans uneoutre-ville où les façades pastel se décomposaient enfin. Sur le boulevard marchand,j’avais le sentiment paradoxal de m’émanciper – dans un étourdissement – deslogiques du tourisme culturel et des plaisirs vains des « élites cinétiques » (figure 2).

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À l'écoute de Christophe, je me rappelle que Sharon Zukin (1991) évoquait latransformation des centres villes consécutivement à leur réappropriation par de

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Figure 3. Hall de la gare Moscou à Saint­Pétersbourg

nouvelles classes sociales au moyen d’une formule qui doit sa célébrité à son ironie :il y était question de neutralisation par le cappuccino...

L’enseigne active dans le domaine des boissons crémeuses, parfois sucrées et àmon goût souvent fadasses participe bien entendu de ce que la géographie anglo-saxonne a appelé les paysages de la consommation. Simultanément, l’enseignemondialisée assume aussi un rôle qui est celui des « passeurs d’altérité » (ÉquipeMIT 2002) : elle rend l’étranger un peu moins étranger. Elle établit un seuil quipermet de passer d’un monde à l’autre, comme les portes du film L’Agence permettentde naviguer d’un monde à l’autre, de court-circuiter les transitions entre ici et là-bas.

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Moi, c’est à la gare Moscou, de la ville qui se vend comme « la métropole la plusseptentrionale d’Europe », que j’ai été ainsi déplacé. Sans doute en raison du temps etd’un logotype (une tasse de café chaud) qui, situé sous le plan du réseau ferroviairerusse, insinuait une forme de « transfert analogique ». Soudain, j’étais un peu enItalie. Et mon environnement m’apparaissait tout à la fois familier et étrange. Si bienque, dans un mouvement de distanciation, du paysage est à nouveau apparu devant etautour de moi. La disposition des sièges dans le quadrilatère de béton du hall centralde la gare Moscou donnait l’impression d’une vitrine d’exposition (figure 3). Jepensais à ces personnages de Duane Hanson, touristes ordinaires des années 1960.

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Le paysage urbain survient quand des formes ordinaires sont le réceptacle depratiques spontanées de picturalisation. Mais une fois encore, le tableau est dansl’œil du regardeur, dans la diffusion de ce que François Walter, je crois, a nommé un« schème de l’appareil photographique ». Si bien que le bien de club présupposel’existence d’un collectif pour avoir une valeur. L’accès à la gare était filtré (par desvigiles en l’occurrence), mais la gare ne devenait un « paysage » qu’en raison de ladiffusion extensive d’un art moyen devant beaucoup au fait que j’ai grandi à uneépoque où l’Instamatic® puis le Polaroïd® étaient devenus des biens deconsommation de masse qui avaient conduit à une certaine forme d’appréhensiondes fragments des pays étrangers visités…

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Le hall central de la gare Moscou à Saint-Pétersbourg n’est, au sens strict,assurément pas du paysage. Tout au plus pouvait-elle être appréhendée comme untableau. Mais il est associé à une émotion qui pour moi relève du paysage – deslointains, des confins, du cosmos. Encore une fois, l’œil paysageant, ses petitesesthétisations quotidiennes font déborder l’art sur l’espace public, questionnant lapertinence des lieux qui lui sont réservés.

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Figure 4. Zumba hybride pour nouvelle métropole européenne ?

Devant une photographie de l’Ermitage, on parle de sa collection impressionniste.D’une certaine manière, on évoque les tableaux dans le tableau. Un peu commeGiovanni Paolo Panini peignant la Galerie de Vedute di Roma au XVIIIe siècle.

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Cela me rappelle que le paysage nait aussi, historiquement, de la confrontation dugrand texte (les classiques de l’antiquité) au site narré (l’Italie, la Grèce…), dutableau (tel que représenté par la peinture) au lieu (les Alpes, le littoral). Le paysagetenait alors un mouvement de l’âme consécutif à un déplacement. Celui du grandtour, par exemple. Il incarnait le jeu de la stase et du mouvant décrit par LaurentJenny (2013) : un arrêt dans le flux continu des impressions et du vivant.

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Cette stase, je l’ai éprouvée au même endroit (devant l’Ermitage). Mais pour uneautre raison. Sur cette place où, quelques jours auparavant, des membres de quelquessociétés de jeunesses répétaient avant le spectacle des unités pétersbourgeoises delutte contre le feu, j’étais arrêté par une scène qui tenait pour moi de l’incongru –insinuant une forme de stupéfaction, sinon de sidération au sens de Jean Baudrillard(figure 4). Cette scène, symptomatique d’une volonté d’être une « métropoleeuropéenne ». Cette scène qui introduit la stase dans le mouvement justement : unattroupement devant un podium ridiculement petit à l’échelle de la grande place.Trois corps musclés et élastiques, haranguant la foule, l’incitant à faire de l’exercice,sur des rythmes hybrides (une zumba russisée), illustrant la circulation tout à la foisdes modèles culturels (la variété), des modèles urbains (le centre-ville muséifié) etdes modalités de gouvernance urbaine (la « métropole internationale »). Arrêté,j’éprouvai alors le sentiment d’être confronté à un de ces moments de subjectivationdont parle Philippe Corcuff (1999 : 99), un de ces des moments où s’expriment un« flottement », un « bougé » par rapport à soi et aux autres. Il y a peut-être dupaysage dans la ville quand au terme d’une esthétisation minuscule, je prends lamesure d’une singularité.

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Figure 5. Figure contemporaine du « colportage d’espace » benjaminien

Christophe finit sur un clin d'œil aux petits cadenas d'amour comme paysagemobile... Je réalise que, en fin de compte, là où survient le paysage urbain, c’esttoujours-déjà dans sa quintessence fragmentaire, dans cette étrange capacité qu’àl’espace lancer « des clins d’œil au flâneur » (pour reprendre la formulation deWalter Benjamin), à l’inciter à cadrer un pan plus ample, à prendre de la distance, letemps d’une obturation. Le paysage est dans l’œil du regardeur. Dans les fictions quil’ont institué. Dans son savoir disciplinaire. Peu importe. Le paysage est toujours-déjà porteur d’histoires (figure 5), quand bien même ses signes et ses élites necirculeraient plus.

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Title Figure 4. Zumba hybride pour nouvelle métropole européenne ?

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Title Figure 5. Figure contemporaine du « colportage d’espace »benjaminien

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References

Electronic referenceLaurent Matthey, « Du paysagement diffus à la condensation économique du paysage(2) : la valeur de l’ordinaire », Articulo ­ Journal of Urban Research [Online], Special issue4 | 2013, Online since 25 November 2013, connection on 08 December 2013. URL :http://articulo.revues.org/2341

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Laurent MattheyDirecteur scientifique. Fondation Braillard Architectes. Contact :[email protected]

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Zukin S. 1991. Landscapes of Power. From Detroit to Disney World. University ofCalifornia Press, Berkeley.

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