L’idée de solidarité, in Revue théologique de Louvain, 44, 2013, 55-81.

27
doi: 10.2143/RTL.44.1.0000000 Revue théologique de Louvain, 44, 2013, 55-81. Antonio RUSSO L’idée de solidarité dans Catholicisme (1938) 1 Chaque jour, le thème de la solidarité est abordé sous ses divers aspects 2 . Toutefois, l’indétermination au sujet du lexique utilisé «per- siste et même tend à s’aggraver», parfois avec de «curieuses confu- sions», parce qu’on utilise le concept de solidarité de manière indif- férenciée 3 . Pourtant, le principe de solidarité n’est pas un aspect secondaire de la doctrine sociale de l’Église et des théories sur la nature de la société humaine. Au contraire, il «exprime l’essence métaphysique et éthique de la société et est étroitement lié au principe de bien commun» 4 . Henri de Lubac reconnaît ouvertement l’importance de ce thème et la nécessité d’en éclaircir les implications profondes, surtout dans son œuvre programmatique Catholicisme (1938) qui, après le drame du modernisme, a donné à l’Église une impulsion décisive vers une nou- velle détermination de son rôle et de sa présence dans le monde contemporain. Voilà pourquoi c’est à raison qu’il a été dit: «Henri de Lubac est sans l’ombre d’un doute l’un des grands fondateurs de la théologie catholique contemporaine. Ni Karl Rahner ni, encore moins, Hans Urs von Balthasar n’auraient pu être pensables sans lui» 5 . 1 Cet article part d’une traduction de l’article de Antonio RUSSO, «L’idea di soli- darietà in “Catholicisme” (1938), dans Gregorianum 78/4 (1997), p. 661-678. Il a été revu et largement réactualisé par l’auteur. La traduction est l’œuvre de Marie- Gabrielle LEMAIRE. 2 E. MONTI, Alle fonti della solidarietà. La nozione di solidarietà nella dottrina sociale della Chiesa, Milano, Glossa, 1999, p. 11, où de Lubac et Blondel sont sou- vent cités. Malheureusement, la même chose se produit en général dans la littérature qui traite du thème de la solidarité. Sur le débat relatif à l’idée de solidarité, voir M. COZZOLI, Rassegna bibliografica sulla solidarietà, dans Rivista di scienze reli- giose, 8, 1994, p. 227-239; G. PIANA, Efficienza e solidarietà, Cantalupa (TO), Effatà, 2009, et M. TOSO, Una nuova etica per la globalizzazione e i mercati, dans AA.VV., Carità globale. Commento alla «Caritas in veritate», Città del Vaticano, Libreria editrice Vaticana, 2009, p. 21-38. 3 J. DUVIGNAUD, La solidarité, Paris, Fayard, 1986, p. 9-10. 4 M. TOSO, Umanesimo sociale, Rome, LAS, 2002, p. 75. 5 W. KASPER, Prefazione à A. RUSSO, Henri de Lubac: teologia e dogma nella storia. L’influsso di Blondel, Rome, Studium, 1990, p. 9. 96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 55 4/01/13 10:15

Transcript of L’idée de solidarité, in Revue théologique de Louvain, 44, 2013, 55-81.

doi: 10.2143/RTL.44.1.0000000Revue théologique de Louvain, 44, 2013, 55-81.Antonio Russo

L’idée de solidarité dans Catholicisme (1938)1

Chaque jour, le thème de la solidarité est abordé sous ses divers aspects2. Toutefois, l’indétermination au sujet du lexique utilisé «per-siste et même tend à s’aggraver», parfois avec de «curieuses confu-sions», parce qu’on utilise le concept de solidarité de manière indif-férenciée3. Pourtant, le principe de solidarité n’est pas un aspect secondaire de la doctrine sociale de l’Église et des théories sur la nature de la société humaine. Au contraire, il «exprime l’essence métaphysique et éthique de la société et est étroitement lié au principe de bien commun»4.

Henri de Lubac reconnaît ouvertement l’importance de ce thème et la nécessité d’en éclaircir les implications profondes, surtout dans son œuvre programmatique Catholicisme (1938) qui, après le drame du modernisme, a donné à l’Église une impulsion décisive vers une nou-velle détermination de son rôle et de sa présence dans le monde contemporain. Voilà pourquoi c’est à raison qu’il a été dit: «Henri de Lubac est sans l’ombre d’un doute l’un des grands fondateurs de la théologie catholique contemporaine. Ni Karl Rahner ni, encore moins, Hans Urs von Balthasar n’auraient pu être pensables sans lui»5.

1 Cet article part d’une traduction de l’article de Antonio Russo, «L’idea di soli-darietà in “Catholicisme” (1938), dans Gregorianum 78/4 (1997), p. 661-678. Il a été revu et largement réactualisé par l’auteur. La traduction est l’œuvre de Marie-Gabrielle LemaiRe.

2 E. monti, Alle fonti della solidarietà. La nozione di solidarietà nella dottrina sociale della Chiesa, Milano, Glossa, 1999, p. 11, où de Lubac et Blondel sont sou-vent cités. Malheureusement, la même chose se produit en général dans la littérature qui traite du thème de la solidarité. Sur le débat relatif à l’idée de solidarité, voir M. CozzoLi, Rassegna bibliografica sulla solidarietà, dans Rivista di scienze reli-giose, 8, 1994, p. 227-239; G. Piana, Efficienza e solidarietà, Cantalupa (TO), Effatà, 2009, et M. toso, Una nuova etica per la globalizzazione e i mercati, dans AA.VV., Carità globale. Commento alla «Caritas in veritate», Città del Vaticano, Libreria editrice Vaticana, 2009, p. 21-38.

3 J. DuvignauD, La solidarité, Paris, Fayard, 1986, p. 9-10. 4 M. toso, Umanesimo sociale, Rome, LAS, 2002, p. 75. 5 W. KasPeR, Prefazione à A. Russo, Henri de Lubac: teologia e dogma nella

storia. L’influsso di Blondel, Rome, Studium, 1990, p. 9.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 55 4/01/13 10:15

56 A. RUSSO

Une telle importance lui est également reconnue par un auteur comme Joseph Ratzinger qui affirme en 1987 que de Lubac, avec ses recherches et les résultats qu’il faut leur joindre, a réactualisé et, en pleine conscience, a «mis fortement en évidence (…) dans Catholi-cisme», «une loi fondamentale qui remonte jusqu’aux racines les plus profondes du christianisme, une loi qui, sous des modes toujours nou-veaux, se manifeste (…) à divers niveaux de réalisation chrétienne (…). Le ‘nous’, avec ses structures annexes appartient par principe à la religion chrétienne. Le croyant comme tel n’est jamais seul: com-mencer à croire signifie sortir de l’isolement et entrer dans le ‘nous’ des fils de Dieu; l’acte d’adhésion au Dieu révélé dans le Christ est toujours aussi union avec ceux qui ont déjà été appelés. L’acte théo-logique comme tel est toujours aussi un acte ecclésial, qui a comme lui une structure sociale»6.

En effet, dans Catholicisme et Les aspects sociaux du Dogme, mais aussi dans les autres textes des mêmes années, («Chronique Sociale de France»7, ou encore «La Pensée catholique»8), le théologien fran-çais présentait le caractère social et historique de la réalité catholique et de tout le dogme chrétien, en accentuant le principe de la solidarité universelle qui noue ensemble toute l’histoire du salut.

En 1936, tandis qu’il prenait position contre les tendances indivi-dualistes, et par conséquent égoïstes, de son temps, de Lubac préci-sait: «Le catholicisme est essentiellement social. Social, non pas seu-lement par ses applications dans le domaine des institutions naturelles, mais d’abord en lui-même, dans l’essence de sa dogmatique. Social, à tel point que l’expression ‘Catholicisme social’ aurait toujours dû paraitre un pur pléonasme»9. Il poursuivait ensuite son discours, tou-jours en termes anti-individualistes, en affirmant que l’unité du corps mystique du Christ, «unité surnaturelle, suppose une première unité naturelle, l’unité du genre humain». De ce point de vue, toute infidé-lité «à l’Image divine que l’homme porte en lui, toute rupture avec

6 J. RatzingeR, Chiesa, ecumenismo e politica, Milan, Ed. San Paolo, 1987, p. 34, n. 3.

7 H. De LubaC, «Le caractère social du Dogme chrétien», dans Chronique Sociale de France, n°45, 1936, p. 167-192 et 259-283.

8 H. De LubaC, «Le caractère social du Dogme chrétien», dans La pensée catho-lique, n° 398-399.

9 H. De LubaC, Le Caractère social du Dogme chrétien, Lyon, Éd. Chronique Sociale de France, 1936, p. 4.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 56 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 57

Dieu, est du même coup un déchirement de l’unité humaine». Et le péché originel pour de Lubac, qui cite ici Maxime Le Confesseur, doit pour ces motifs être compris comme «une séparation, une fragmen-tation (…) une individualisation». Dès lors, la rédemption peut être considérée comme le «rétablissement de l’unité perdue…, l’union surnaturelle de l’homme avec Dieu, mais tout autant des hommes entre eux». Et pour de Lubac cette perspective était en amont des textes scripturaires, en particulier des textes de Paul et de Jean; ainsi il remontait aux origines du christianisme10.

Pourtant, malgré l’importance historique de telles positions et l’in-fluence de ces écrits, la manière dont Henri de Lubac aborde le thème de la solidarité et ses principales implications, ne semblent pas en général suffisamment présente dans une certaine partie de la littéra-ture qui traite des aspects multiples et variés liés à la problématique de la solidarité. Et pourtant, comme nous avons pu le constater à travers l’exemple de deux études particulièrement significatives, de Walter Kasper et Joseph Ratzinger, ses positions sur les rapports per-sonne-société, Église-société, qui se trouvent en amont de la question de la solidarité, ont été amplement reçues. C’est pourquoi elles méritent d’être considérées avec un vif intérêt et une attention renou-velée.

i. CathoLiCisme. Les asPeCts soCiaux Du Dogme

L’œuvre de Henri de Lubac, et en particulier Catholicisme de 1938, son premier volume programmatique, est encore riche de discussions et d’interrogations. En témoigne, entre autre, la littérature plus récente à ce propos11, mais plus encore le congrès international qui s’est tenu

10 h. De LubaC, Le Caractère social du Dogme chrétien, p. 6-7. 11 Voir à ce propos, sans pour autant prétendre être exhaustif, les travaux de

R. beRzosa maRtinez, La teologia del sobrenatural en los escritos de Henri de Lubac. Estudio historico-teologico (1931-1980), Burgos, Ediciones Aldecoa, 1991, et du même auteur aussi Hacer teologia hoy. Retos, perspectivas, paradigmas, Madrid, San Pablo, 1994, p. 47-66. Parmi les monographies plus récentes, remar-quons particulièrement les contributions d’A. Russo, Henri de Lubac, Cinisello Bal-samo, Ed. San Pablo, 1994 (trad.fr. par A. Di Nunzio, Paris, 1997); P. mCPaRtLan, The Eucharist makes the Church. Henri de Lubac and John Zizioulas in Dialogue, Édimbourg, T&T Clark, 1993. Pour ce qui regarde la philosophie de Henri de Lubac, voir le numéro spécial des Études 2 (1995), avec les contributions de J. gReisCh,

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 57 4/01/13 10:15

58 A. RUSSO

à Rome, à l’Université Pontificale Grégorienne, du 9 au 12 décembre 1996, à l’occasion du centenaire de sa naissance. Toutefois, quelques aspects de sa production ont été négligés, et risquent encore aujourd’hui de rester dans l’ombre. Il s’agit en particulier des textes qui constituent l’ossature de la première partie de Catholicisme. Ceux-ci furent origi-nairement mis sous presse en 1936 sous la forme de deux articles parus dans la «Chronique sociale de France»12, et la même année rassemblés en un volume d’une cinquantaine de pages intitulé Le caractère social du dogme chrétien13. Ce dernier opuscule fut ensuite repris dans l’ou-vrage de 1938, sans changement substantiel, excepté quelques petites suppressions de caractère formel et quelques accentuations différentes, au point d’en constituer toute la première partie14. Et précisément celle-ci, comme en avertit lui-même de Lubac dans son introduction, montre à grands traits comment «toute notre religion vivante, dans son système sacramentaire, dans le terme qu’elle nous fait espérer, présente un caractère éminemment social, qu’il serait impossible de mécon-naître sans la fausser»15. De ce caractère, la seconde partie du volume développe quelques conséquences relatives au rôle de l’histoire, à l’intelligence de l’Écriture, au fondement théologique des missions etc.; tandis que la troisième partie se préoccupe surtout de dissiper quelques malentendus. C’est pourquoi, la présentation de l’aspect

X. tiLLiette, B. PinChaRD, etc. Concernant la réception de la théologie de Lubac, voir le récent article de N. CioLa, «Il contributo di Henri de Lubac alla teologia sistematica», dans Lateranum 1, 1995, p. 79-106. En dernier lieu, mais non moins important, à l’occasion du centenaire de sa naissance, voir AA.VV. «The Centenary of the Birth of Henri de Lubac, dans Communio. International catholic Review 4, 1996; J. P. WagneR, La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, Paris, Cerf, 1997; É. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique selon Henri de Lubac, Paris, Cerf, 2003; G. CoffeLe, Apologetica e teologia. Da Blondel a de Lubac, Rome, Studium, 2004. Pour la biographie, on se référera à G. ChantRaine, Henri de Lubac, t. 1: De la naissance à la démobilisation (1896-1919), Préface de J. PRévo-tat, Paris, Cerf, 2007; t. II: Les années de la formation (1919-1929), Préface d’E. touRPe, Paris, Cerf, 2009.

12 Chronique Sociale de France, n°45, 1936, p. 167-192 et 259-283. 13 Voir ci-dessus, n. 9. 14 Voir H. De LubaC, Catholicisme. Les aspect sociaux du dogme, Paris, Cerf,

1938, p. 3-92. Lui-même, dans la préface à Catholicisme, avertissait qu’«une ébauche de cet ouvrage a paru dans la Chronique sociale de France, avril et mai 1936, articles publiés ensuite en brochure aux éditions de la Chronique». À ce propos, voir égale-ment K. H. neufeLD, m. saLes, Bibliographie Henri de Lubac S.J. 1925-1974, Ein-siedeln, Johannes Verlag, 1975, p. 62-63, où est illustrée l’Entstehungsgeschichte [Genèse historique] de Catholicisme et Surnaturel.

15 H. De LubaC, Catholicisme. Les aspect sociaux du dogme, p. XII.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 58 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 59

social de la réalité catholique ou, pour utiliser une expression de Bal-thasar, de la «solidarité universelle qui concerne le salut de l’humanité»16, soutient toute la charpente discursive de Catholicisme, qui est un écrit organique du début à la fin. L’enchaînement qui relie ses parties et ses divers développements thématiques, en effet, contri-bue à en faire une unité bien caractérisée. Si bien que, pour distincts qu’ils soient quant au sujet, les divers chapitres irradient comme d’un centre et se diffusent comme autant de variations du même thème abordé et développé dès les toutes premières pages. Et par conséquent, c’est à ce thème qu’il convient de se référer pour rendre compte de la pensée et de la signification précise des conclusions de tout le texte. Mais pour ce faire, il faut remonter au travail de 1936, qui est lui-même le résultat de toute une série de recherches et d’articles parmi les plus variés, publiés par de Lubac en particulier à partir de 1929.

ii. aPoLogétique et théoLogie (1929)

En effet, dans sa leçon inaugurale de 1929, sur Apologétique et théologie, de Lubac affirmait dès l’introduction que la théologie ne doit pas se développer selon une fonction purement défensive, mais au contraire doit faire œuvre, dans le meilleur sens du terme, d’apo-logétique, pour qu’au-delà des croyants elle parle à tous et se fasse entendre de tous17. Ceci n’est pas advenu et l’apologétique, se limitant aux arguments extrinsèques, est devenue purement défensive et trop extérieure18. Toutefois, la situation serait moins grave, et surtout moins universelle, si à la racine ne se trouvait une erreur, qui consiste dans le fait de comprendre le dogme comme un donné révélé sans aucun rapport avec l’homme naturel, comme une sorte de chose en soi, laquelle manifestation est régulée par un acte divin arbitraire. Ainsi, cédant à la tendance positiviste en vigueur, un lien tout à fait extrinsèque a été établi entre les deux rives et une apologétique

16 H. U. von baLthasaR, Il Padre Henri de Lubac. La tradizione fonte di rinno-vamento, trad. it., Milano, Jaca Book, 1978, p. 39.

17 H. De LubaC, «Apologétique et théologie», dans Nouvelle Revue Théologique 57, 1930, p. 362; M. bLonDeL, Lettre sur les exigences philosophiques du christia-nisme (1896), réédité dans M. bLonDeL, Les premiers écrits, Paris, PUF, 1956, p. 3; voir aussi M. bLonDeL, Histoire et Dogme (1904), dans iD, Les premiers écrits, p. 221.

18 H. De LubaC, «Apologétique et théologie», p. 363.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 59 4/01/13 10:15

60 A. RUSSO

scientifique, à savoir le système de la foi naturelle, s’est élaborée. Et puisque l’erreur d’une telle apologétique découle d’une certaine manière de concevoir la théologie, celle-ci n’a pas connu un meilleur sort. Elle a établi entre la nature et la grâce une fracture extrinséciste et a compris le surnaturel seulement comme une superstructure, se condamnant par-là à être une théologie inefficace et fausse, ou mieux, une théologie séparée qui se meut à la remorque d’une philosophie séparée19. Pour qu’elle puisse rester intègre et vive, selon de Lubac, il est nécessaire au contraire de discerner au fond de la nature humaine l’appel de la grâce20, afin d’établir des «liens intimes entre les deux parties de l’œuvre divine», en rapportant la nature à la grâce et non l’inverse. Par conséquent la théologie et l’apologétique doivent être vues comme «intimement unies et se compénétrant sans se confondre. C’est ce qu’une enquête historique nous fera voir»21.

À peine esquissée dans le texte de 1929 sur Apologétique et théolo-gie, une telle recherche historique, dont on souhaite la mise en chantier, est entreprise ex professo et in extenso chez de Lubac en dépendance de Blondel. Si bien que, dès la première lettre qui nous est parvenue, envoyée de Lyon au philosophe français en date du 5 mars 1930, il sai-sit l’occasion pour dire à son interlocuteur: «L’Action, la Lettre sur l’apologétique, Histoire et Dogme…, ont eu sur l’orientation de ma pensée une influence capitale et profondément bienfaisante. Il n’est que juste que je vous en apporte le témoignage»22. Et ses dettes à l’égard de Blondel, il n’en fait aucun mystère, ni en privé ni en public, pas plus que dans ses écrits publiés. Il suffit de se rappeler qu’en 1931, il publie deux essais, sur Baius et sur Jansénius, lesquels précèdent en 1934 deux autres essais sur l’histoire de la notion de surnaturel; l’accord avec le philosophe d’Aix y est partout évident et manifeste23. Mais ce n’est

19 H. De LubaC, «Apologétique et théologie», p. 365-366. Concernant la critique de l’extrinsécisme, néologisme parmi d’autres que Blondel a forgé, voir aussi H. De LubaC, Catholicisme, p. 241-142 et Surnaturel. Études historiques, Paris, Cerf, 1946, p. 174-175.

20 H. De LubaC, «Apologétique et théologie», p. 368-369. 21 H. De LubaC, «Apologétique et théologie», p. 374. 22 Voir Archives Maurice Blondel (Louvain-la-Neuve), CXXIX/71, cité dans

A. Russo, Henri de Lubac: teologia e dogma nella storia. L’influsso di Blondel, Roma, Studium, 1990, p. 153.

23 Voir à ce sujet A. Russo, Henri de Lubac, p. 154 et ss. Dans une autre longue lettre ultérieure, datée du 3 avril 1932, de Lubac confirmera ensuite la même relation génétique, en affirmant: «Vous le voyez, Monsieur, je me laisse aller à parler devant vous avec l’abandon d’un disciple. C’est en effet l’étude de votre œuvre qui m’a fait,

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 60 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 61

pas tout. D’autres écrits, rédigés suite à des circonstances imprévues, attestent clairement la continuité et le sens précis de cette recherche, en montrent le caractère unitaire constant depuis le début et dans toute son œuvre, même s’il y a un affinement méthodologique et une production toujours plus vaste et articulée24. En particulier en 1931, de Lubac recense la réélaboration de la thèse latine de Blondel sur le vinculum substantiale (ou lien substantiel)25, à la publication de laquelle il avait apporté sa contribution, en revoyant les épreuves, proposant des déve-loppements et des corrections, etc.26. Dans cet écrit de Blondel, soumis au préalable à l’examen du philosophe d’Aix27, il observe que le texte en question, loin d’être une étude aride, purement philologique ou archéologique, tire le philosophe de son sommeil critique et «le force à voir le problème du tout. Enfin la perspective immense sur laquelle elle se termine suscitera les réflexions du théologiens» et, «pour mar-quer la relation des deux ordres de la nature et de la grâce, il serait absurde de parler d’exigence ou de nécessité»28.

voici onze ans, commencer de réfléchir à ces problèmes, et je crois être resté fidèle à son inspiration. S’il fallait essayer de la définir, volontiers je prendrais pour formule ce texte de votre ‘Itinéraire’: ‘On craint de confondre, il faut craindre de ne pas unir assez (…). C’est en effet quand on ne sait pas bien unir qu’on craint surtout de confondre. Si trop souvent aujourd’hui la vie générale de l’humanité se retire du Christianisme, c’est peut-être qu’on a trop souvent déraciné le Christianisme des viscères intimes de l’homme’» (cité dans A. Russo, Henri de Lubac, p. 180. Le ren-voi précis de H. de Lubac à l’œuvre qui exprime fidèlement l’intention fondamentale de Blondel, est: L’Itinéraire philosophique de M. Blondel. Propos recueillis par Fré-déric Lefèvre, Paris, Spes, p. 261.

24 A. Russo, Henri de Lubac, p. 83-317. 25 Dans La vie catholique 8, 1931, p. 7; réédité dans Théologies d’occasion, Paris,

Desclée de Brouwer, 1984, p. 433-435. 26 H. De LubaC, avec les Pères Gaston Fessard et Auguste Valensin, s’était acti-

vement engagé pour aider Blondel dans la réélaboration (libre adaptation) de la thèse latine de 1893 et dans la correction des épreuves de l’ouvrage qui fut ensuite publié sous le titre Une énigme historique. Le «vinculum substantiale» de Leibniz et l’ébauche d’un réalisme supérieur, Paris, Beauchesne, 1930. De nombreuses lettres encore inédites entre Blondel et de Lubac le montrent et démontrent à l’envi.

27 Voir la lettre inédite de Lubac, datée du 5 décembre 1930 (Archives Maurice Blondel, XXXIX/75), où il est dit: «Le Père Auguste Valensin m’a communiqué les explications précieuses que nous a values de votre part mon projet d’article pour La Vie catholique». Blondel, le 18 janvier 1931 (voir Archives Maurice Blondel, CCXVII/19), suite à la publication de la recension, dans une lettre adressée à Lubac répond à ce pro-pos: «La Vie Catholique m’apporte le trop bienveillant, mais très précieux article que vous avez voulu m’y consacrer (…). Merci tout particulièrement d’avoir si généreuse-ment tenu compte des quelques desiderata que, selon votre demande, j’avais exprimés».

28 H. De LubaC, dans La Vie Catholique 8, 1931, p. 7, réédité dans Théologies d’occasion, p. 433.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 61 4/01/13 10:15

62 A. RUSSO

iii. Yves De montCheuiL et henRi De LubaC: vinculum et soLiDaRité

Presque en même temps, Yves de Montcheuil29, par ailleurs com-pagnon d’étude et l’un des meilleurs amis de jeunesse de Henri de Lubac, rédige un bref article sur le même sujet. Lui-même, évoluant dans le même sillage, explicite ensuite l’intention fondamentale de H. de Lubac. Ce n’est pas un hasard si ce dernier, dans une lettre encore inédite adressée au philosophe d’Aix le 17 septembre 193030, écrit à ce sujet: «Un jeune Père de mes amis, le P. Yves de Mont-cheuil, vient de rédiger, bien mieux que je ne l’aurais pu moi-même, un court article, où, plutôt que d’analyser simplement votre analyse de Leibniz, il s’efforce de dégager votre idée maîtresse, et de montrer, mieux que ne l’ont fait la plupart de vos commentateurs, comment elle implique déjà l’Action. J’espère que cette étude, qui doit paraître dans la Revue apologétique (…) n’aura pas trahi votre pensée, et qu’elle méritera d’obtenir votre assentiment». Et, en effet, Y. de Montcheuil, dans l’article dont il parle31, est attiré par le motif véri-table et effectif du vinculum ; en d’autres termes, par l’intérêt dogma-tique qu’il revêt32, tel que Blondel le met en relief33. En particulier, il observe que le vinculum est un principe d’union34, et dès lors implique le devoir de résoudre le problème de l’unité, car «toute la dialectique

29 À son sujet, voir H. De LubaC, Trois jésuites nous parlent, Paris, Lethielleux, 1980, p. 57-96 et, H. De LubaC, Entretien autour de Vatican II, Paris, Cerf, 1985, p. 93; enfin, voir les actes du «Colloque de Biviers», dans AA.VV., Spiritualité, théologie et résistance. Yves de Montcheuil, théologien au maquis du Vercors, Gre-noble, Presses Universitaires de Grenoble, 1987; B. sesboüé, Yves de Montcheuil (1900-1944): précurseur en théologie, Paris, Cerf, 2006.

30 Voir Archives Maurice Blondel, CXXIX/74. Dans la même lettre, de Lubac ensuite se dit «absorbé par la préparation d’un cours sur la Tradition (dont Histoire et Dogme va me fournir une bonne partie de la substance)». Et le propos est signifi-catif de l’intérêt que l’œuvre de Blondel suscite chez de Lubac.

31 Voir Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum leibnizien d’après M. Blondel», dans Revue apologétique 52, 1931, p. 142-149, réédité dans Y. De montCheuiL, Mélanges théologiques (récoltés et édités significativement par de Lubac lui-même), Paris, Aubier, 1961, p. 293-295.

32 Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 142. 33 Voir M. bLonDeL, Le vinculum substantiale d’après Leibniz et l’ébauche d’un

réalisme supérieur, Paris, Beauchesne, 1930 (2e éd.), p. 120: «l’intérêt historique de notre enquête reste secondaire. Ce qui est principal, ce qui a été le véritable motif de cette étude, c’est l’intérêt dogmatique qu’elle présente».

34 Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 144.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 62 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 63

de l’Action serait donc illusoire, s’il fallait résoudre négativement le problème de l’unité de l’Univers, du ‘lien des êtres dans l’Être’»35. Blondel – et en cela consiste la force spéculative, le génie et l’origi-nalité de sa méthode – a montré que chaque chose, chaque phéno-mène, trouve son lieu et a sa fonction dans le contexte du réel, et est, par conséquent, nécessaire. En d’autres termes, «il faut que tout soit, et il faut, en un sens, que tout soit un»36. Tel est le motif pour lequel il «a montré la nécessité d’unifier: car c’est le tout que veut la volonté. Pour que cela soit possible, il ne faut pas que ses différents objets soient simplement juxtaposés. Il faut qu’ils soient liés, que chacun d’eux, pris à part, ne soit plus qu’un aspect abstrait d’une unité préa-lable; qu’il n’ait de lui-même ni sa suffisance, ni son équilibre. Il faut donc une unité qui, tout en respectant la diversité et même la relative indépendance des éléments, soit non une résultante mais une dominante»37.

Pour Yves de Montcheuil, un cas concret permet d’illustrer remar-quablement la façon dont cela peut et doit arriver. Il s’agit précisé-ment d’une conférence tenue par Blondel durant les «Semaines sociales de France» (Paris, 1928, XXe Session), de nature apparem-ment sociale ou politique, intitulée Patrie et Humanité, où sont repris et développés les motifs déjà présentés dans L’Action38. Dans cette conférence, Blondel met en lumière que si l’on n’admet pas comme donnée dès le départ, une «unité spirituelle de l’Humanité, il sera impossible d’expliquer la conciliation nécessaire de l’amour préféren-tiel dû à notre patrie, avec la sympathie effective et agissante que nous devons à celle des autres. Si l’on pose comme premiers les groupes séparés dans leur isolement pour essayer de recomposer, en les rap-prochant, l’unité humaine, on ne fait qu’œuvre ruineuse»39. Ce prin-cipe d’union, ensuite, trouve aussi une application dans le contexte théologique. Plus précisément, il sert à poser à nouveau le problème

35 Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 146. 36 Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 146. 37 Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 147. 38 Voir M. bLonDeL, L’Action, Paris, F. Alcan, 1893, Cinquième étape, ch. I, inti-

tulé «Famille, patrie, humanité» (p. 253-278). 39 Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 147. Et Montcheuil, à

ce sujet, affirme que Blondel lui-même «renvoie expressément à son étude encore à paraître sur le Vinculum substantiale d’après Leibniz», ce qui atteste l’étroit lien existant entre la conférence de 1928 sur Patrie et Humanité et la célèbre thèse latine de Blondel.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 63 4/01/13 10:15

64 A. RUSSO

du rapport entre nature et surnature, car il tient réellement compte de la loi de l’incarnation, en évitant toute atténuation docétiste, et par-vient à admettre que les deux ordres, humain et divin, se compé-nètrent dans l’unité d’une personne unique en elle-même, c’est-à-dire dans la réalité théandrique du Christ40. Tout cela est lourd de consé-quence, à divers niveaux, mais surtout ouvre des perspectives immenses et nouvelles que même les protagonistes les plus zélés et les plus confirmés de L’Action n’ont pas bien vu ou n’ont pas suffi-samment mis en relief, trop enclins à en démontrer la compatibilité avec l’orthodoxie doctrinale catholique ou trop empressés à ne l’uti-liser que comme une «apologétique du seuil». Ainsi eux-mêmes ne se sont pas rendu compte que, surtout dans les parties conclusives, l’œuvre prépare la voie, et l’entame, à une spéculation plus cohérente, plus riche, pour tous ceux qui cherchent à se donner une vision chré-tienne renouvelée du monde, suite au crépuscule de la philosophie séparée. La thèse sur le vinculum, il est vrai, ne résout pas tous les problèmes indiqués. Toutefois, elle montre la nécessité de les résoudre et renvoie à L’Action comme à une «source d’inspiration féconde»41.

De son côté, de Lubac, en 1933, abstraction faite de toutes les convergences textuelles et épistolaires jusqu’ici relevées, publie un article sur Patriotisme et Nationalisme, fruit d’une conférence tenue au printemps de 1932, qui propose à nouveau dans toute l’articula-tion du discours le contenu du texte quasiment homonyme de Blon-del, de 1928, et renvoie au bref écrit de Yves de Montcheuil, dans lequel le même sujet était privilégié pour mettre à l’épreuve les développements possibles de la thèse sur le vinculum et de L’Action. Le travail de H. de Lubac, comme c’était entretemps devenu pra-tique courante, était soumis à l’examen critique du philosophe d’Aix. Et une lettre datée du 14 décembre 1932 en offre l’attesta-tion. On y trouve explicitement cette affirmation: «Il faut mainte-nant que je vous présente par avance mes excuses. Ayant dû prépa-rer (…) une conférence sur Patriotisme et Nationalisme, je n’ai rien trouvé de mieux que de vous piller (car la façon dont je vous cite et exploite est un vrai pillage)»42. Ensuite, dans une lettre suivante, du 18 février 1933, en annexe de l’envoi du texte à publier, est encore

40 Ib., Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 148. 41 Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 148. 42 Y. De montCheuiL, «Les problèmes du Vinculum», p. 149.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 64 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 65

dit, et avec autant de clarté: «je vous avais parlé de ‘pillage’: voici la pièce à contrition. C’est à ce seul titre que je vous l’envoie, en m’excusant encore auprès de vous»43.

Les termes du propos se révèlent donc clairs. Ils vont bien au-delà d’une simple expression d’affection et d’estime mutuelle. Les mots utilisés, en fait, ont un sens unique et non équivoque. Il est carrément question, et de manière répétée, de piller, de vrai pillage (c’est-à-dire littéralement, de saccager, d’un vrai sac). Et même, de Lubac s’excuse de ne pas avoir plus nettement encore indiqué la seule source de son propre travail, dont l’influence décisive émerge néanmoins de toute part dans Patriotisme et Nationalisme44. Dans ce texte en réalité, le théologien français note que le premier terme, quand il n’est pas pris dans son sens égocentrique, est un devoir, tandis que le second consiste en un faux patriotisme45, c’est-à-dire, étymologiquement, exclusif. Et il revient à Blondel de l’avoir efficacement démontré. Lui, selon de Lubac, a vu en cela l’application concrète du dessein général de la Providence. En particulier, il a vu que l’unique genre humain créé à l’image et ressemblance divine dans l’ordre naturel et contin-gent des choses, ne peut pas se manifester autrement qu’en des patries historiques et nationales diverses. Et là est «la raison profonde qui, en justifiant le patriotisme, condamne du même coup et l’internatio-nalisme amorphe et le nationalisme»46, car dans le patriotisme, entendu correctement, il faut voir la possibilité pour chacun de nous d’une élévation au service commun47. Par contre, le nationalisme

43 Lettre de H. de Lubac à Blondel, Archives Maurice Blondel, CXXIX/81. Blon-del, de son côté, le remercie le 20 février 1933, «pour la très belle étude sur Tradi-tionalisme et Patriotisme », puis, lui dit que ses pages «vont au fond des choses, sans que vous ayez à vous excuser le moins du monde d’aucun pillage. Je ne suis pas habitué à ce qu’on indique aussi nettement que vous le faites les emprunts dont je pourrais avec plus de raison réclamer la paternité» (Archives Maurice Blondel, CCX-VII/27).

44 Voir H. De LubaC, «Patriotisme et Nationalisme», dans La Vie intellectuelle 19, 1933, p. 283-300.

45 H. De LubaC, «Patriotisme et Nationalisme», p. 284. 46 H. De LubaC, «Patriotisme et Nationalisme», p. 284. 47 H. De LubaC, «Patriotisme et Nationalisme»,. Ces mêmes idées étaient déjà

exprimées dans quelques pages de L’Action de 1893, par exemple dans la troisième partie de son œuvre, en particulier dans le chapitre I qui a comme sous-titre Famille, patrie, humanité. Dans son examen de l’«action féconde de la vie commune» (p. 252 et ss.), Blondel parlait de la patrie comme d’«un organisme unique» (p. 263) et du patriotisme qui «précède le sentiment de l’humanité» (p. 263). Dans ces mêmes pages ensuite il affirmait la nécessité de s’élever à une «communion plus ample avec

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 65 4/01/13 10:15

66 A. RUSSO

considère la patrie comme quelque chose d’absolu qu’elle met au-dessus de tout. Mais ainsi lui-même se réduit à n’être rien d’autre qu’un individualisme d’État, insoutenable de fait et de droit, qui porte seulement à la désagrégation, à une sorte d’égoïsme tribal. En consé-quence, c’est un devoir d’importance décisive de contribuer à construire toujours davantage le sens de la solidarité, afin que le bien commun d’un groupe ne puisse pas faire abstraction des autres ou prévaloir sur eux. Nous devons travailler à cette fin pour parvenir à donner aux hommes une âme commune, à travers le lien institutionnel de l’unique foi et d’un même baptême, suivant l’essentiel de notre foi et de notre culte, car unum corpus multi sumus, qui de eodem Pane partecipamus [un seul corps, nous sommes nombreux, nous qui par-ticipons au même Pain]. Et c’est seulement lorsque nous aurons eu la force de retourner au sens de la communauté, qu’ «il y aura alors de beaux jours pour le catholicisme, – et, par lui, pour les patries»48.

iv. Dans Les RéaLités temPoReLLes: CooPéReR au bien soCiaL

Entre autre, à Lyon en décembre 1931, de Lubac fait une confé-rence significative auprès de L’Union d’études des catholiques sociaux49, et l’année suivante il livre à l’impression un essai sur

l’humanité entière, à un sentiment de solidarité universelle», car «loin d’exclure un besoin libéral d’affection, le patriotisme l’annonce (…) prépare et échauffe l’amour de la grande patrie» (p. 267). Et c’est cela, l’application d’une loi générale de l’huma-nité. Pour Blondel, de fait, «la volonté de l’homme et son action ne s’arrêtent pas aux frontières de la patrie (…). La loi de l’égoïsme actif et conquérant, c’est de se contredire et de se raviser en quelque sorte, pour s’étendre à ce qu’il semblait d’abord repousser (…). La vie individuelle tend donc à s’identifier à la vie universelle» (p. 274-275). Et la même idée de progrès est une démonstration convaincante de cette solidarité universelle. Dès lors il est nécessaire d’avoir un nouveau sentiment de l’humanité et surtout de comprendre que celle-ci «est comme un seul homme» (p. 275).

48 H. De LubaC, «Patriotisme et Nationalisme», p. 300. Cette idée, entre autre, est par ailleurs un thème cher à Blondel, qui la reprend et la précise constamment. Et de fait, la même année que celle où de Lubac publie Patriotisme et Nationalisme, lui-même écrit un bref article sur «Révolution sociale ou conversion spirituelle?», dans «Politique», 6, 1993, p. 481-492. On peut y lire que «l’être humain ne réalise aucune de ses fins, même en ce qui semble ses nécessités vitales, sans s’élever à l’idée d’une solidarité consentie et sans viser ce ‘surcroît’ nécessaire dont dépend le développement normal des personnes et des sociétés» (p. 490).

49 Voir H. De LubaC, Théologies d’occasion, Paris, Desclée de Brouwer, 1984, p. 241-254.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 66 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 67

l’autorité de l’Église in temporalibus [dans les réalités temporelles], où il reprend et développe les mêmes argumentations50. En réalité, ces réflexions témoignent, au-delà de leur intérêt immédiat et contingent, d’une «intention théologique» vraiment précise et organique, qui commande vis a tergo [comme une force par derrière] toute l’articu-lation discursive du texte51. Blondel lui-même s’en aperçoit pleine-ment, dans une lettre inédite datée du 26 septembre 1932, où il juge le texte de de Lubac non comme un écrit occasionnel mais plutôt comme «un chapitre important et comme une application de méthode élargie que votre travail, déjà par lui-même si précieux, doit être com-pris pour acquérir toute sa signification et toute son efficacité. C’est, en effet, vers cette unité synthétique que, dans tous les domaines, votre pensée semble orientée, là est la raison des grandes espérances que beaucoup déjà mettent en votre effort». C’est précisément pour ce motif que le philosophe d’Aix, dans la même lettre, lui exprime avec enthousiasme sa réelle joie et «reconnaissance pour votre lumi-neuse, courageuse et généreuse étude sur ‘Le pouvoir de l’Église en matière temporelle’. Mes enfants et moi sommes très frappés de la netteté de vos analyses, de la richesse de votre érudition et de vos citations, de la force salutaire de vos conclusions. Quel progrès dans notre vie publique si de telles vues réussissent à pénétrer les esprits, à les éclairer de part et d’autre et à rapprocher les consciences qui même divisées sur des points importants peuvent cependant et doivent coopérer au bien social et à la paix politique»52. Dans le même texte, de Lubac rejette aussi comme étant fausse toute séparation extrinsé-ciste53, convaincu que le temporel et le spirituel, le surnaturel et le naturel, ne sont pas séparés mais «partout mêlés» et «intrinsèquement solidaire»54. Et pour cette raison, selon de Lubac, «l’Église a, en un sens éminent, – et toujours dans la stricte mesure où le spirituel s’y trouve mêlé – autorité sur tout, sans avoir à sortir de son rôle»55. En d’autres termes, «le christianisme est universel, non seulement en ce

50 H. De LubaC, «Le pouvoir de l’Église en matière temporelle», dans Revue des sciences religieuses, 22, 1932, p. 329-354, repris dans Théologies d’occasion, p. 215-240.

51 Voir H. De LubaC, Théologies d’occasion, p. 7. 52 Lettre inédite de M. Blondel à H. de Lubac, Archives Maurice Blondel, CCX-

VII/25. 53 H. De LubaC, Théologies d’occasion, p. 234. 54 H. De LubaC, Théologies d’occasion, p. 231. 55 H. De LubaC, Théologies d’occasion, p. 232.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 67 4/01/13 10:15

68 A. RUSSO

sens que tous les hommes ont en Jésus-Christ leur saveur, mais encore en ce sens que tout homme a en Jésus-Christ son salut. Or les desti-nées du christianisme ont été confiées aux mains de l’Église. Elle est donc catholique, c’est-à-dire universelle, en ce sens que rien d’humain ne saurait lui être étranger»56. Et ce principe de solidarité universelle peut et doit être appliqué concrètement comme argument pour affron-ter et résoudre la question épineuse de l’autorité de l’Église dans les réalités temporelles, en prenant des positions bien diverses de celles de Jacques Maritain ou de Charles Journet57.

v. L’humanité Comme un seuL homme

En tous cas, fort de ses convictions, de Lubac, reprenant et ampli-fiant en 1933 l’un de ses précédents écrits, publie également un travail sur la notion de catholicisme, où les positions jusqu’ici illustrées sont alors accentuées. S’y trouve affirmé par exemple que l’humanité ne consiste pas en une pure et simple juxtaposition d’individus, monades sans portes ni fenêtres, mais est une totalité organique et unique en chemin vers le salut comme un seul homme en qui chacun travaille à son propre salut en même temps qu’il collabore au salut de tous à travers l’expansion de l’Église58. Il s’ensuit que les missions et l’évan-gélisation ne sont pas quelque chose d’accidentel et de superflu, mais chacun, selon ses dispositions, doit y prendre part et y apporter sa contribution59. Il est nécessaire, par conséquent, de faire entrer tous les hommes dans le sein de l’Église pour leur permettre l’accès aux moyens ordinaires du salut. Et ce principe, avant que la théologie catholique ne le formule expressément, l’Église le vivait dans son action pratique, comme une méthode qui a été dite d’immanence, «et qu’un missionnaire contemporain aux Indes estime encore indispensable»60. Un tel principe est encore plus urgent quand il faut composer, dans l’effort missionnaire, non seulement avec des éléments

56 H. De LubaC, Théologies d’occasion, p. 251. 57 Voir H. De LubaC, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Namur, Culture et

vérité, 1989, p. 22-23. 58 H. De LubaC, «Catholicisme», dans Revue de l’Aucam 8, 1933, p. 130-141,

voir p. 132-133. 59 H. De LubaC, «Catholicisme», p. 133. 60 H. De LubaC, «Catholicisme», p. 137.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 68 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 69

religieux particuliers, mais aussi avec une civilisation entière, dont le seul tort est de ne pas correspondre à notre culture eurocentrique. L’Église, en effet, n’a et ne doit pas avoir d’autre ambition que celle de réunifier la famille humaine tout entière, à savoir, une mission véri-tablement universelle, à laquelle elle ne peut renoncer, en se mettant au service de toute forme de civilisation. Il s’agit d’une aspiration à l’unité, à travers la diversité des cultures, nécessaire au déroulement de son activité missionnaire à laquelle tous les peuples et toutes les époques doivent fournir leur part dans l’histoire du salut. Par consé-quent il est impossible – et une fois de plus il est explicitement référé à Blondel – d’«imposer au soleil levant les colorations du couchant»61, car l’Église est vraiment catholique, c’est-à-dire, universelle. Il ne s’agit pas ici de syncrétisme, lequel serait une insulte au Dieu vivant, car l’œuvre de la conversion consiste dans l’élévation de l’homme à la vérité surnaturelle, et non l’inverse62.

De telles positions, caractérisées par leur appropriation enthousiaste de la méthode blondélienne d’immanence, sont renforcées par leur réfé-rence à la Tradition. C’est en particulier le cas en 1936 dans deux articles sur les aspects sociaux du dogme, parus dans la «Chronique sociale de France». H. de Lubac y développe le thème de la solidarité en opposi-tion aux théories individualistes63, mu par la conviction que l’Évangile est de caractère essentiellement social, «non pas seulement par ses appli-cations dans le domaine des institutions naturelles, mais d’abord en lui-même, dans l’essence de sa dogmatique. Social, à tel point que l’expres-sion ‘catholicisme social’ aurait toujours dû paraître un pur pléonasme»64. La tâche qui se fait jour est de contribuer à dissiper le malentendu et, en s’appuyant sur l’autorité des Pères, à montrer comment le dogme a de fait un caractère social et, par conséquent, à mettre en relief le principe d’unité du genre humain, qui ne diffère pas de celui qui pose la dignité de l’être humain. Car l’homme, tout homme, est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. Et les Pères, selon de Lubac, l’ont bien compris, au point d’avoir voulu unir tous les hommes, convaincus que Dieu a créé l’humanité comme un seul tout, qui s’est ensuite comme brisé en mille morceaux et en une myriade d’individus hostiles les uns aux autres.

61 H. De LubaC, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, p. 227. 62 H. De LubaC, «Catholicisme», p. 138. 63 Voir «Le caractère social du dogme chrétien», dans Chronique sociale de

France 3, 1936, p. 169. 64 «Le caractère social du dogme chrétien», p. 168.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 69 4/01/13 10:15

70 A. RUSSO

De fait, pour les Pères, le péché originel instaura une séparation, ou plus précisément, une individualisation. Il s’ensuit que la rédemption est avant tout une œuvre de réunification ou, mieux encore, de rétablisse-ment de l’unité perdue, entre l’homme et Dieu, mais aussi et surtout des hommes entre eux, parce que l’œuvre rédemptrice et la réalisation de la société religieuse sont intimement liées entre elles. C’est pourquoi le Christ «opère le salut du Tout, et pour chacun le salut consiste à n’être point rejeté de ce Tout»65 qu’est le Corps mystique du Christ dans lequel, selon Saint Paul, se résume le mystère de toute la rédemption, car «unité primitive, péché, rédemption, corps mystique, – Église aussi: tous ces dogmes sont liés. L’Église, qui est ‘Jésus-Christ répandu et communiqué’, achève – autant qu’elle peut être achevée ici-bas – l’œuvre de réunion spirituelle commencée à l’Incarnation et poursuivie au Calvaire»66. Les mêmes sacrements peuvent, ou plutôt doivent être considérés comme un instrument d’unité, selon l’enseignement constant de l’Église, car la grâce, qui en est le fruit, est reçue dans la mesure où par eux l’on s’agrège à l’unique communauté, et donc au Tout. L’effet du baptême par exemple, est de régénérer et incorporer à l’Église, en la faisant croître en tant que congregatio generis humani [congrégation du genre humain]. L’eucharistie, ensuite, funs et culmen [source et sommet] de la vie chrétienne, est à comprendre comme le sacrement par excel-lence de l’unité ou radix atque principium catholicae unitatis [racine et principe de l’unité catholique]. Et c’est quasiment un lieu commun de le reconnaître, le sacrment est largement considéré comme tel parmi les Pères, mais aussi parmi de nombreux théologiens, mêmes postérieurs; en s’appropriant la distinction augustinienne tripartite de chaque sacre-ment, ilsont conféré au troisième élément (équivalent à la res tantum ou au fruit ultime) une virtus unitatis et caritatis [vertu d’unité et de charité] qui constitue l’unité de l’Église.

vi. La question bLonDéLienne Du tout

La question blondélienne du tout se trouve donc ici transposée dans un domaine proprement théologique, dont s’occupe de Lubac – et ensuite Yves de Montcheuil – dans sa recension de la thèse sur le

65 «Le caractère social du dogme chrétien», p. 172. 66 «Le caractère social du dogme chrétien», p. 174.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 70 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 71

vinculum, mais aussi dans toute une série d’écrits qui convergent vers Catholicisme, en conférant au texte unité et organicité. Par consé-quent, à bien lire cette page de H. de Lubac, d’une autre façon que cela a pu être fait jusqu’à présent – en se basant sur les conjectures du moment, ou sur des impressions non réfléchies qui ne donnent pas une réelle et véritable lecture interprétative –, elle permet d’identifier avec une précision suffisante les relations génétiques qui existent entre la première édition de l’Action, et le Vinculum, la Lettre, etc., toutes les œuvres lues, amplement méditées et utilisées pour son propre compte ou en compagnie des P. G. Fessard et Y. de Mont-cheuil depuis leurs premières années de formations universitaires67.

En particulier, une reconnaissance attentive sert à éclairer l’Entste-hungsgeschichte [histoire de l’origine] des principales œuvres de de Lubac, lequel, en présentant les aspects sociaux du dogme, se situe parfaitement dans le sillage des positions de Blondel; celui-ciest ainsi privilégié comme la source spéculative d’où il puise pour développer son propre discours sur le terrain spécifiquement et plus techniquement théologique68. Et dans toute la production de de Lubac apparaît comme en lettres de feu cette marque blondélienne. Tant et si bien que partout dans Catholicisme, contre une conception de l’homme divisé en deux parties et une vision selon laquelle le christianisme est perçu de manière artificielle et individualiste, de Lubac fait voir en quoi l’Église est à comprendre comme un unique corps organique. Une telle affirmation implique le programme d’une théologie, dans laquelle le mot d’ordre n’est pas l’évasion, mais la collaboration in redemptione communi [dans la rédemption commune] dans la mesure où tous sont appelés à occuper leur place dans la grande œuvre d’ensemble, car la perspective du salut est avant tout sociale. Et dans les premiers siècles du christianisme, était bien présent, entre les chrétiens, le sentiment «de cette solidarité de tous les individus et des diverses générations dans un même salut (…). Le terme où Paul voyait s’acheminer toute l’histoire humaine n’était

67 Voir A. Russo, Henri de Lubac, p. 100-108. 68 Si bien que, comme on peut le lire dans une autre lettre de Lubac, datée du

8 avril 1932, dans laquelle il en vient à la vexata quaestio de l’idée d’une nature pure: «vous aviez encore plus raison que ne le croyaient certains de vos plus fidèles dis-ciples. Bien incompétent en philosophie pure, mon ambition serait de montrer cela un jour sur le terrain de la théologie la plus positive. Le dossier déjà volumineux que j’ai réuni peu à peu n’attend, pour être complété et mis en œuvre, qu’un renouveau de forces que la providence ne m’accordera peut-être pas» (cité dans A. Russo, Henri de Lubac, p. 184).

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 71 4/01/13 10:15

72 A. RUSSO

rien de moins que la consommation de toutes choses dans l’unité du Corps du Christ»69. Pour de Lubac, un tel sentiment constitue même la nouveauté du christianisme, à l’encontre des doctrines plus ou moins individualistes qui inspirent jusqu’aux formes les plus spirituelles de la mystique antique, et sont empruntées pour une bonne part à l’enseigne-ment courant. Aussi, la pratique de l’Église a eu tendance, en particulier depuis les quatre derniers siècles, à délaisser la doctrine de la solidarité entre les mêmes membres de l’unique corps. Catholicisme, pour cette raison, a comme sous-titre Les aspects sociaux du dogme, afin d’indi-quer le caractère unitaire du catholicisme qui y est présenté et longue-ment discuté à tous les niveaux, c’est-à-dire le caractère le plus spéci-fique et le plus véritable du catholicisme. Et jusque dans la troisième partie du volume, c’est-à-dire dans les pages les plus personnalistes, et donc à premières vue les moins rattachables au développement d’une réalité sociale, ce caractère unitaire émerge constamment et l’oblige du même coup à thématiser les rapports entre la distinction et l’unité, ou mieux, entre le personnel et l’universel, dans une intégration réciproque des deux termes. Sur un plan théologique, la doctrine trinitaire, en par-ticulier, avec l’enseignement de trois Personnes en Dieu qui surgissent sur la base de l’unité d’une nature commune, lui fournit l’exemple concret de la manière dont tendre vers l’harmonisation, avec la convic-tion que «l’épanouissement suprême de la Personnalité, nous apparaît ainsi, dans l’Être dont tout être est un reflet (…) comme le fruit en même temps que la consécration de la suprême Unité»70.

Une fois de plus, cependant, c’est le thème de l’unité ou du tout qui affleure, car «le Tout n’est donc ‘pas l’antipode, mais le pôle même de la Personne’»71. Dès lors, pour sauvegarder les valeurs de la personne, il n’est pas nécessaire d’ignorer celles de l’unité: cela est davantage compris aujourd’hui, depuis que la philosophie chrétienne a produit le meilleur de ses fruits: la philosophie blondélienne72. Celle-ci reconnaît

69 H. De LubaC, «Le caractère social du dogme chrétien», dans Chronique sociale de France 3, 1936, p. 186.

70 H. De LubaC, Catholicisme. Les aspects sociaux, p. 256. 71 H. De LubaC, Catholicisme, p. 257. 72 Dans une lettre envoyée depuis Lyon à Blondel le 11 janvier 1936, à l’occasion

de l’envoi par l’éditeur de l’ouvrage L’Être et les êtres, Lubac affirme textuellement que le livre en question «me fait espérer beaucoup de lumière sur le problème de la Personne, ou plutôt des Personnes. Il m’apparaît de plus en plus que c’est là le pro-blème capital de la philosophie et que s’il y a une philosophie chrétienne, il ne faut la chercher que dans la position, l’étude, l’approfondissement indéfini de ce

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 72 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 73

en effet que la personne n’est pas une monade ou un atome indivisible, séparé de tout le reste de la réalité, mais se trouve insérée dans le cadre de la médiation au tout, chaque partie du tout étant liée aux autres. Être une personne signifie donc «être chargé d’un rôle, entrer en rapport avec d’autres et concourir à un Tout. L’appel à la vie personnelle est une vocation; c’est-à-dire, un appel à jouer un rôle éternel. Ainsi dans la logique concrète de la personnalité, l’universel et le singulier, au lieu de s’exclure comme le particulier et le général, s’exaltent»73. Il ne s’agit pas ici d’un atomisme personnaliste, pas plus qu’il n’est question de sacrifier les fins de la personne à d’autres fins qui seraient jugées supé-rieures et plus élevées, comme par exemple l’espèce humaine ou la collectivité. Ce faisant, l’on supposerait une opposition entre les deux biens qui pour de Lubac ne peuvent que con-courir, en se fortifiant mutuellement, car chacun reçoit de tous et a besoin de la médiation de tous. Et l’annonce chrétienne a porté aux extrêmes confins les horizons de l’humanité, où chaque «moi se trouve à sa naissance, et en même temps elle a consolidé au maximum l’existence de ce ‘moi’, élément infime de cette communauté»74. On y trouve donc une révélation de fraternité et de solidarité universelle dans le Christ et cependant, tout à la fois aussi, la reconnaissance de la valeur absolue de chaque homme. Voilà vraiment pourquoi «Catholicisme et Personnalisme s’accordent et se fortifient mutuellement»75. En dernière analyse, la notion de per-sonne permet d’indiquer la double qualité qui caractérise notre attitude face à notre destination ultime et transcendante. Plus précisément, d’une part cette notion sert «à marquer que chacun de nous acquiert, en raison de cette destinée, un prix incommensurable avec tout le reste de la nature (…) d’autre part, dans cette valeur absolue communiquée par le Christ, notre liberté trouve la seule fin digne d’elle: réaliser entre tous une parfaite communauté». Pour cette raison, nous ne sommes pas plei-nement des personnes si nous ne sommes pas pleinement incorporés au Christ qui ne cesse de nous ‘personnaliser’ et de nous réunir. Tel est l’événement décisif dont il faut prendre conscience76, car la religion chrétienne n’a rien d’individualiste ou, ce qui revient au même,

problème» (cit. dans A. Russo, «La nozione di persona in H. de Lubac alla luce di un carteggio inedito», dans Prosopon, 1, 1990, p. 110).

73 H. De LubaC, Le caractère social du dogme chrétien, p. 43. 74 H. De LubaC, Le caractère social du dogme chrétien, p. 44. 75 H. De LubaC, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, p. 263. 76 H. De LubaC, Catholicisme, p. 263-265.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 73 4/01/13 10:15

74 A. RUSSO

d’égoïste. Et même lorsque nous prions en privé, il n’y a là rien d’indi-vidualiste. Même le mystique, expression majeure de la prière et de l’ascèse individuelle rigoureuse, n’est pas séparé. Et l’ascension mys-tique «est faite d’‘intégrations’ plus que de ‘retranchements’», par conséquent, le mystique parfait sera le parfait chrétien, au sens que la plus grande grâce divine et les plus grandes faveurs «n’arrachent pas à la solidarité des souffrances et des conquêtes de l’Église militante»77. La présence de la transcendance demeure donc incessamment dans la personne. Cela implique une nouvelle représentation de l’homme et de son histoire, qui rejette toute forme d’humanisme horizontal et indivi-dualiste, et laisse entrevoir la nécessité d’«un Éternel qui la totalise (…) la fasse exister»78.

En conséquence, pour de Lubac dont la terminologie et le contenu de la pensée sont ici encore dans le sillage de Blondel, une personne prise individuellement est un contresens, et toute l’histoire de l’Église comme d’ailleurs l’histoire du christianisme, en fournit la preuve. On pourrait imaginer la personne, dit-il, pour utiliser une image blondé-lienne à laquelle il se réfère explicitement, comme un univers qui «en suppose d’autres, avec lesquels il ne fait qu’un»79. Et dans une page citée du texte du philosophe d’Aix à laquelle de Lubac fait référence et renvoie pour une meilleure compréhension et plus ample explicita-tion de sa pensée, on peut lire textuellement que: «la personne n’est pas concevable comme une singularité, unique. Par définition elle se pose, elle se développe, elle acquiert sa valeur en opposition, en col-laboration, en dévouement, c’est-à-dire dans un rapport avec d’autres existences»80. Il serait dès lors aberrant de dénoncer avec la plus forte énergie ce qui absolutise la personne comme une valeur en soi, car en réalité on est bien loin ici d’accepter une vision solipsiste ou d’avan-cer la thèse d’un personnalisme individualiste. Dans le second tome de L’Action de 1937, autre œuvre qui permet d’éclairer l’exigence fondamentale du texte de de Lubac, il est question de «réagir contre

77 H. De LubaC, Catholicisme, p. 272. 78 H. De LubaC, Catholicisme, p. 278. 79 H. De LubaC, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, p. 259, n. 5, où de

Lubac renvoie à M. bLonDeL, «Les équivoques du personnalisme», dans Politique 8, 1934, p. 193-205; L’Être et les êtres. Essai d’ontologie concrète et intégrale, Paris, F. Alcan, 1935, p. 195ss., 274, 316-317, 332, et L’Action. L’Action humaine et les conditions de son aboutissement, t. II, Paris, Alcan, 1937, p. 483-484.

80 Voir M. bLonDeL, L’Être et les êtres, p. 195.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 74 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 75

l’individu, contre le caractère abstrait de cette notion et contre l’égoïsme trop concret qu’elle risque de véhiculer». En définitive, est affirmée la nécessité de combattre les excès de l’individualisme intro-duit récemment parmi les tendances philosophiques les plus variées pour en arriver à dire que «la personne bien comprise est tout autre chose que l’individu (…) la personne ne doit pas, pour rester ou deve-nir elle-même, demeurer seule en sa suffisance, comme une fin en soi, comme un absolu (…) atomisme spirituel, qui a été l’erreur foncière de Renouvier dans son ‘Personnalisme’». Puisque la personne a une destination transcendante, elle ne peut être absorbée et annihilée dans «un totalitarisme exclusif»; son «suprême intérêt réside en une géné-rosité vraiment désintéressée (…) ce qui correspond à (…) ce qu’on a nommé l’altruisme humain exprime le mystère de la perfection et de la béatitude unies dans une charité inter-personnelle»81.

vii. mauRiCe bLonDeL et Le PRobLème De La PeRsonne

En conséquence, les termes du discours sont clairs, et d’ailleurs il est manifeste que l’intention du théologien français est de s’approprier des textes et positions blondéliennes pour mettre en lumière le pro-blème capital de la personne à l’appui de thèses bien précises d’an-thropologie théologique anti-individualiste. En fait, pour aucun des auteurs la personne n’est configurable à un individu atomistique ou, encore moins, une réalité qui n’aurait pas de substance ou se volatili-serait sur le plan social. L’opposition est catégorique. En termes posi-tifs, au contraire, leur point de vue se caractérise comme une vision dans laquelle règne «une unité de circumincession». Ce point de vue, de la part du théologien français, se situe sans doute à un niveau essentiellement théologique, bien qu’avec reprises et renvois aux textes et positions empruntées à Blondel. En rapport à ce dernier d’ail-leurs, Henri de Lubac dit ouvertement: «ces pages étaient déjà écrites, lorsque nous avons pu lire le dernier ouvrage de M. Blondel, L’Être et les êtres, où abondent les analyses propres à mettre en lumière et à approfondir la vérité essentielle que nous cherchons à indiquer ici. De précieuses indications se trouvent déjà dans ‘Les équivoques du

81 Voir M. bLonDeL, L’Action, t. II, p. 483-484.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 75 4/01/13 10:15

76 A. RUSSO

‘personnalisme’, Politique, mars 1934»82. Et tout au long du texte cité de 1934, Blondel maintient toujours et rigoureusement la position qui combat les équivoques générées par un certain type de personnalisme où la personne est entendue en termes de commencement absolu, ou de fin ultime. Pour lui, «la personne part de plus haut et doit monter plus haut qu’on ne nous le montre souvent»83.

En conséquence, chez de Lubac, se trouve une évidente appropriation et transposition de ces acquisitions sur le terrain de la théologie la plus positive. En particulier, la problématique blondélienne relative au thème de la personne, considéré comme l’un des meilleurs fruits auquel a conduit la philosophie chrétienne, se trouve accueillie et pleinement utilisée. À tel point qu’on trouve entre les deux auteurs une similitude jusque dans leurs formulations, faisant entrevoir une convergence plus radicale de perspective et d’orientation. Ce n’est pas par hasard si la méthode d’immanence est définie dans Catholicisme comme la plus traditionnelle de toutes et donc comme celle qu’il faut pratiquer concrè-tement, car elle répond aux exigences les plus saines de l’Église dans sa vocation missionnaire et pastorale. Dès lors, afin de comprendre la ligne de développement de la réflexion théologique de H. de Lubac, il faut approfondir avant tout l’importance que revêt à ses yeux dès le début la philosophie de Blondel. On pourra voir alors comment la méthode d’immanence, mais aussi les principales thèses de la Lettre, de L’Action, de Histoire et dogme et du Vinculum, etc., sont d’une part, la «source féconde» qui a le plus d’influence sur de Lubac – et pas seulement sur lui – et d’autre part, l’occasion, et l’impulsion pour un labeur théologique ultérieur incessant, sans jamais pouvoir se reposer, vers l’affirmation d’un catholicisme intégral et en particulier en vue de l’élaboration d’une théologie du surnaturel, dont Blondel a préparé le chemin. Et les écrits de H. de Lubac au début des années trente, qui ont été pris en considération, et qui n’avaient jamais retenu l’attention, montrent avec une clarté suffisante ce qu’il en est. En d’autres termes, le processus de formation qui aboutit à Catholicisme (1938) permet d’illuminer aussi la rédaction des autres œuvres, c’est-à-dire le point d’arrivée, et de là, la nécessité de reparcourir le chemin de sa spéculation,

82 Voir H. De LubaC, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, p. 259, n. 5, et Le Caractère social du dogme chrétien, Lyon, Chronique sociale de France, 1936, p. 42-44.

83 Voir M. bLonDeL, «Les équivoques du ‘personnalisme’», dans Politique 3, 1934, p. 202.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 76 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 77

dès ses phases les plus précoces. Dans cette étude, nous avons prêté attention à son moment génétique, et celui-ci a été thématiquement privilégié, mu que nous étions par le besoin de retrouver les traces de la maturité, afin de pouvoir relever et mettre en évidence dans ses trai-tés les plus personnels, le noyau central de sa réflexion.

viii. La nouveLLe ReCheRChe suR De LubaC (1997-2012)

Ces dernières années, les initiatives et les publications pour repar-courir les principaux traits de l’œuvre et de la figure de de Lubac ont été variées. Tout ce courant découle de la conviction que le principe de l’ecclésialité est celui qui définit le mieux la caractéristique de la théologie catholique, et que, pour cette raison, tout autre discours théologique trouve en lui-même sa justification et sa place. Et parler de l’ecclésiologie de H. de Lubac signifie prendre en considération la structure de fond de Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, dans lequel est accentué le principe de la solidarité universelle qui traverse toute l’histoire du salut.

Sur ces sujets, outre la publication d’actes de congrès84, ont été édités quelques travaux monographiques et d’ensemble sur de Lubac. On inclut dans cette bibliographie la publication des Carnets du Concile de H. de Lubac, considérés comme une «source indispen-sable» à l’intelligence du Concile Vatican II85. Pour tout ce qui regarde ensuite la vie et la place de ses œuvres, ne sont parus que les deux premiers tomes – des quatre prévus – de la monumentale bio-graphie due à G. Chantraine86.

Dans les autres études, ressort toujours davantage le rôle fondamen-tal que Blondel eut sur la pensée de H. de Lubac. D. Grumett admet87

84 Voir J.-D. DuRanD (dir.), Henri de Lubac. La rencontre au cœur de l’Église, Paris, Cerf, 2006.

85 J. PRévotat, Préface, dans H. De LubaC, Carnets du Concile, Paris, Cerf, 2007, p. IX.

86 G. ChantRaine, Henri de Lubac, t. 1: De la naissance à la démobilisation (1896-1919), Préface de J. PRévotat, Paris, Cerf, 2007 et G. ChantRaine, Henri de Lubac, t. II: Les années de la formation (1919-1929), Préface d’E. touRPe, Paris, Cerf, 2009. Le P. Chantraine nous ayant quitté, la poursuite de ce travail est assumée par M.-G. LemaiRe.

87 D. gRumett, De Lubac. A Guide for Perplexed, London/New York, T & T Clark, 2007, p. 36.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 77 4/01/13 10:15

78 A. RUSSO

que de Lubac met en avant la vision d’une humanité qui doit «coope-rate actively in its own salvation»88, parce qu’il est question ici d’une «theology of reflexive action», à comprendre «more immediately, in the light of de Lubac’s study of Maurice Blondel», qui «argued that any true human action implied the affirmation of a universal value»89, c’est-à-dire en d’autres termes, le principe de solidarité universelle.

Dans d’autres travaux, comme celui de J.-P. Wagner, on reconnaît l’importance de la dette de H. de Lubac à l’égard de Blondel, son «véritable inspirateur»90, même si on ne renonce pas pour autant à relever la différence et l’originalité entre le desiderium naturale tho-miste et l’ordonnancement de L’Action91. Cependant, il faut le dire, malgré toutes ces différences92, de Lubac, en parlant du désir naturel de voir Dieu et des études sur Thomas qui au cours du XXe siècle se sont efforcées de nous faire revenir à la grande tradition, reconnaît que dans cet effort, «plus proche de nous, d’une ampleur et d’une importance incomparablement plus considérables, est l’œuvre de Maurice Blondel, à partir de la célèbre thèse de l’Action (1893)»93. Dans d’autres textes, ensuite, de Lubac est encore plus explicite. En 1936, dans «Sur la philosophie chrétienne»94, en prenant position dans le débat sur la «philosophie chrétienne», entre Brunschvicg, Gil-son, Maritain, Bréhier et Blondel, il fait sienne la position de Blondel, qui «va évidemment plus loin que celles de MM. Maritain et Gilson»95. Mais pas seulement. Au contraire, non seulement le point de vue de Blondel «rend à la fois intelligible et légitime l’occupation des deux autres»96, parce qu’il «justifie M. Maritain», mais en outre, il «est peut-être plus nécessaire encore à celui de M. Gilson»97. C’est pourquoi, pour de Lubac on peut dire que «Blondel paraît bien ici en

88 D. gRumett, De Lubac, p. 102. 89 D. gRumett, De Lubac, p. 103. 90 J.-P. WagneR, Henri de Lubac, Paris, Cerf, 2001, p. 32 et ss., 36. 91 J.-P. WagneR, Henri de Lubac, ., p. 36, citation de H. De LubaC, Le Mystère

du Surnaturel, Paris, Aubier, 1965, p. 233. Sur ces aspects, voir A. Russo, «A pro-posito del rapporto S. Tommaso -M. Blondel in H. de Lubac», dans Angelicum 71/3, 1994, p. 427-444.

92 J.-P. WagneR, Henri de Lubac, p. 246. 93 H. De LubaC, Le Mystère du Surnaturel, p. 233. 94 H. De LubaC, «Sur la philosophie chrétienne», dans Nouvelle Revue Théolo-

gique 3, 1936, p. 225-253. 95 H. De LubaC, «Sur la philosophie chrétienne», p. 229. 96 H. De LubaC, «Sur la philosophie chrétienne», p. 240. 97 Ibidem.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 78 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 79

continuité, non seulement avec la pensée augustinienne, mais encore avec la pensée de saint Thomas»98. Dès lors, «il est d’autant plus significatif de voir que, dans un tout autre contexte de problèmes et de concepts, la philosophie médiévale, et particulièrement le tho-misme, professent une doctrine de sens identique: la doctrine sur le désir naturel de voir Dieu, qu’une série d’études récentes vient préci-sément de remettre en lumière», avec bien entendu un certain nombre de précisions et de distinctions résultant de l’évolution des temps et que le XIIIe siècle n’avait pas encore pu élaborer99.

Dans cette veine, nous avons l’étude de G. Coffele. Ce dernier affirme qu’entre Blondel et de Lubac «la convergence est pleine et profonde», comme il apparaît, en particulier, dans un écrit de 1937, «Méditation sur le principe de la vie morale»100, dans lequel «de Lubac cherche à montrer que la vocation humaine concrète est carac-térisée par un appel à accomplir un office éternel. (…) c’est un prin-cipe unitaire (…) un appel qui provoque une ascension spirituelle de la ‘vocation personnelle au sein de la grande vocation commune’. Et cette vocation, cet appel, est chez Henri de Lubac un principe social ou, pour utiliser une expression de H. Urs von Balthasar, relève de la ‘solidarité universelle qui concerne le salut de l’humanité’»101.

Pour ce qui concerne le thème de la solidarité, E. de Moulins-Beau-fort102, a récemment cherché à comprendre «ce qu’est l’homme selon Henri de Lubac»103. Ce faisant104, il reconnaît l’influence de Blondel dans l’œuvre de Lubac, mais cherche aussi à mettre en relief «d’autres influences philosophiques»105: de Lubac a une «vocation médiatrice»106,

98 Ibidem. 99 H. De LubaC, «Sur la philosophie chrétienne», p. 230-231. 100 G. CoffeLe, Apologetica e teologia fondamentale, p. 132. Le texte de H. de

Lubac est paru dans la Revue Apologétique, 33, 1937, p. 257-266. Sur ce texte et sa dépendance aux positions blondéliennes, voir également J.-P.WagneR, La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, p. 47-49. Pour Wagner, le texte est indubitable-ment de matrice blondélienne; il affirme même à ce propos: «selon nous, le texte est d’inspiration blondélienne» (p. 47).

101 G. CoffeLe, Apologetica e teologia fondamentale, p. 132-133, qui cite ici H. U. von baLthasaR, Il Padre Henri de Lubac. La tradizione fonte di rinnova-mento, trad. it., Milano, Jaca Book, 1978, p. 39.

102 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique selon Henri de Lubac, Paris, Cerf, 2003.

103 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique, p. 31. 104 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique, p. 665-789. 105 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique, p. 246, n. 2. 106 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique, p. 876.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 79 4/01/13 10:15

80 A. RUSSO

il est «un humaniste»107, qui «se porte à la rencontre des pensée les plus opposées pour libérer en elle la vérité retenue captive»108. En tout cas, il admet que de Lubac «a toujours reconnu [Blondel] comme son maître»109. Ensuite, tandis qu’il traite la notion de personne chez de Lubac, il affirme que ce dernier, dans «Méditation sur le principe de la vie morale»110, réalise son programme en tant que «nouveau professeur de théologie fondamentale»111. Et cet écrit, ne serait-ce déjà que dans le titre, calque l’ordonnancement et la structure du texte de Maurice Blondel, Principe élémentaire d’une logique de la vie morale (1900)112. De fait, ce dernier texte justement, «mieux sans doute qu’aucun autre écrit, même postérieur, exprime l’idée centrale qui a guidé Blondel à travers toute son œuvre»113; l’intention de fond est de montrer que «chaque acte moral relie l’homme singulier à tous les autres. Catholi-cisme, publié en 1938, l’année suivant la parution de l’article dans la Revue Apologétique, approfondit ce lien du singulier et de l’universel en vue d’éclairer par la foi et dans la vie de foi la responsabilité de chacun à l’égard de tous»114. Là est un des «ressorts fondamentaux de la pensée du Père de Lubac», à savoir «la tension, constitutive de toute réalité, du singulier et de l’universel»115, où il apparaît que «la théolo-gie du Père de Lubac a son enracinement philosophique blondélien»116.

I – 34123 Trieste, Antonio RussoAndrona Campo Marzio, 10. Professeur au Dé[email protected] des Études Humanistes Université de Trieste

107 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique, p. 874. 108 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique, p. 876. 109 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique, p. 231, n. 3. 110 Paru dans la Revue Apologétique, 65, 1937, p. 257-266; voir aussi A. Russo,

Henri de Lubac e il rinnovamento della teologia, dans Gregorianum, 3, 2002, p. 493. 111 E. De mouLins-beaufoRt, Anthropologie et mystique, p. 677. 112 Voir J. seRvais, «Le principe élémentaire d’une logique de la vie morale »,

dans M. LeCLeRC (dir.), Blondel entre L’Action et la Trilogie, Bruxelles, Lessius, 2003, p. 191-211 et dans le même ouvrage, S. D’agostino, «Privation positive», p. 212-225.

113 J. seRvais, «Le principe élémentaire», p. 191. 114 M. LeCLeRC, «La tension du singulier et de l’universel chez Henri de Lubac

et Joseph Wresinski», dans A. Russo, G. CoffeLe, Divinarum rerum notitia. La teo-logia tra filosofia e storia. Studi in onore del Cardinale Walter Kasper, Roma, Stu-dium, 2001, p. 707.

115 M. LeCLeRC, «La tension», p. 695. 116 Ibidem.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 80 4/01/13 10:15

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ DANS CATHOLICISME (1938) 81

Résumé – On a beaucoup écrit sur le théologien français Henri de Lubac (1896-1991). Mais certains textes du début des années 30’ n’ont pas encore été pris en considération, alors qu’ils constituent une documentation d’impor-tance fondamentale pour la compréhension de Catholicisme (1938), qui est son œuvre programmatique et sa pièce maîtresse. Cet article se concentre dès lors sur ces premiers écrits, en s’appuyant aussi sur une abondante corres-pondance entre Maurice Blondel et Henri de Lubac, qui demeure partielle-ment inédite. Antonio Russo propose quelques réflexions sur le thème clas-sique de solidarité, qui peut servir à situer la position d’Henri de Lubac sur le sujet en relation à Blondel. Ce thème exprime bien l’idée centrale de Catholicisme et constitue l’une de ses contributions majeures à la théologie contemporaine.

Summary – Much has been written on the great French theologian Henri de Lubac (1896-1991). Yet, some texts of the early thirties have not been taken into consideration at all, but they constitute a documentation of fundamental importance for understanding Catholicisme (1938), which is his program-matic work and his masterpiece. This article concentrate therefore on those early writings, making us moreover of an abundant correspondence Maurice Blondel –Henri de Lubac, partly still unpublished. Antonio Russo proposes some reflections on the classical theme of solidarity, which may serve to situate de Lubac’s position on the subject in relation to Blondel. This theme expresses well the central idea of Catholicisme and is one of his major con-tribution to the contemporary theology.

96092_RTL_2013-01_03_Russo.indd 81 4/01/13 10:15