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David Lamelas Trimestriel d’actualité d’art contemporain: janv., février, mars 2020 • N°81• 3 Belgïe-Belgique P.P. bureau de dépôt Liège X 9/2170

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David Lamelas

T r i m e s t r i e l d ’ a c t u a l i t é d ’ a r t c o n t e m p o r a i n : j a n v . , f é v r i e r , m a r s 2 0 2 0 • N ° 8 1 • 3 €

Belgïe-BelgiqueP.P.

bureau de dépôtLiège X9/2170

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E d i t oEn ce début d’année 2020 nous n’échapperons pasau rituel habituel en vous souhaitant nos meilleursvœux. Que cette année soit prolixe en découvertesde toutes sortes… Ce numéro 81 sera un peu parti-culier dans le sens où bon nombres d’artistes,d’amis, d’amies nous ont quittés. Nous leurrendons hommage dans la mesure de nos possibi-lités en en parlant dans le cadre d’une interviewinédite dans le cas de John Baldessari, ou dephotos et textes avec Panamarenko et YvonneResseler, journaliste freelance qui a contribuédurant de nombreuses années à alimenter lespages de la revue. Jusqu’au dernier moment, elleaura été de cœur à nos côtés. Pour ce numéro, laphoto de couverture répond en quelque sorte à cetétat d’âme particulier qui nous pousse à rétablir unlien au moins par l’esprit avec nos chers disparus.Il s’agit en fait d’une photo de David Lamelas ex-traite de son film L'invention du Dr Morel (1999).La sortie d’une linéarité, ou plutôt sa maîtrise,était abordée dans le film. L’histoire du film relatel'histoire d'un savant fou qui offre aux gens la vieéternelle tout en les condamnant à vivre continuel-lement la même journée. David Lamelas m’avaitproposé deux photos d’illustration, une pour ladouble page intérieure, ce qui fut fait et une autrepour la couverture du journal, mais là, je n’ai pului accorder ce plaisir. Je gardais cette photo enimaginant m’en servir dans un autre contexte. Cemoment de superposition du temps est arrivé, laboucle est bouclée, du numéro18 au numéro 81, ily aura exactement vingt ans. J’espère que Lamelasne m’en voudra pas de l’avoir fait attendre si long-temps… J’aime m’amuser à l’idée de penser quecette photo puisse servir, d’interface et de canalreliant le monde visible à l’invisible.

En ces temps pourris aux parfums d’apocalypse,un petit peu de chamanisme ne peut nous faire quedu bien. Ce n’est pas Matt Mullican, ni KikiSmith, tous deux convoqués dans ce numéro, quime contrediront. Pour continuer dans cette bonneénergie exploratoire, il y a une nouveauté auxBrasseurs à Liège avec le recensement de l’expo-

sition de Jonathan De Winter fruit d’une collabo-ration entre une artiste, historienne de l’art quiaime écrire et dessiner, Alexia Creuzen et unepoétesse Catherine Barzics. Toutes deux se sontsenties investies par l’idée d’innover le genre del’écrit en nous proposant un texte original alter-nant poèmes , dessins et lexique de survie pourune ballade dewinterrienne. Un genre à renouve-ler…Dans une autre veine experimentale le duo KatyaEv et Aurélia Declercq cherchent à faire vivre unpersonnage dans des mises en situations concrètes.Ce nouveau type de récit commence à la Biennalede Venise, une ville sous eau où il sera beaucoupquestion de débordements de marées, de reflets etde temps à combler, à lire jusqu’au bout… DeVenise sous eau, passons du côté de Nice sous eauavec Yoann Van Parys qui dans sa nouvelle dusud nous parle lui aussi de problème de transportet de trains bloqués, tout cela sous le signe du duoMélusine et Mandarine. Comme nous le rappellenon sans humour Yoann : « La pluie commemeilleure alliée à la Côte d’Azur, un comble. »

Un rayon de soleil quand même, du côté deMarrakech avec deux pages consacrées à la foired’art contemporain qui se tiendra en février. Icic’est un jeune journaliste collectionneur liégeois,Bruno Mottard, qui veut nous faire partager sescoups de cœurs. Notamment, Mohamed Arejdal,un artiste marocain mais aussi la suite du parcoursde Phillip Van den Bossche, l’ancien directeur dumusée d’Ostende. Au niveau de l’actualité,Colette Dubois consacre un dossier important aumalaise actuel dans le secteur de la culture enFlandre et des réactions que cela engendre.

Côté francophone, elle nous parle du scandalegénéré par l’arrêt de la subsidiation de Komplot àBruxelles. Je pense comme Colette que lorsqu’uneassociation voit ses moyens diminués ou suppri-més, ses possibilités de créer et d’exister devien-nent quasi nulles.

S o m m a i r e

Bruxelles

Jusqu’au 14 mars, La Centrale àBruxelles présente une importanteexposition consacrée à Roger Ballen,et effectue une mise en parallèle deson travail avec celui du GantoisRonny Delrue. The Theater of theBallenesque démontre commentBallen a élaboré ces dernièresannées une esthétique qui dépasse lecadre de la seule photographie, pourdéboucher sur la création de véri-tables environnements, ou encoresur celle de clips vidéos, à travers sacollaboration avec le duo Sud-Africain Die Antwoord1. Indirecte-ment, l’exposition réactive aussi ledébat sur le statut de l’image parrapport à celui du tirage, d’unegrande actualité en cette époque dutout-Instagram.

Sur l’un des murs de la grande salle estprésentée une grande version de FiveHands (2006), très représentative desrecherches menées par Ballen à partirdes années 2000 et qui vont débouchersur la publication de deux ouvrages :Shadow Chamber (2001- 2005) etBoarding House (2009). L’humain, quiétait au centre des premières séries,s’efface peu à peu devant la présencede l’animal, et plus par ti cu liè rement decelle de l’oiseau. L’œuvre existe sous

la forme de tirages limités de 90 x90 cm, mais l’option retenue ici a étéde produire une simple impression engrand format, collée à même le mur.C’est aussi le cas pour la série présen-tée sur le mur en face, réalisée en col-laboration avec Ronny Delrue andMarguerite Rossouw, qui fait écho parsa thématique à Five Hands : aucunetrace de tirages argentiques oud’impressions pigmentaires de qualitéarchive, c’est bien l’image, et nonl’objet, qui est au centre de la ré -flexion.

Ces images servent de décor à l’instal-lation centrale, qui donne son nom àl’exposition : un théâtre, composé dechaises dépareillées sur lesquelles sontaffalé.es des spectateurs et spec ta -trices, tourné.es vers une scène surlaquelle se tient un orchestre de jazz.Tous ces personnages sont figurés pardes mannequins qui semblent toutdroit sortis des réserves d’un super-marché d’une autre époque, toutcomme leurs vêtements, qui ont étérécupérés par Roger Ballen lui-même(l’artiste ne tarit pas d’éloges pour le

marché du Jeu de Balle, l’un des raresen Europe à être ouvert 7 jours sur 7).Depuis ses débuts, Ballen a centré sontravail photographique sur l’explo-ration de la grande Comédie humaineet de ses différents aspects tragi-comiques : ce théâtre représente uneforme d’aboutissement de cesrecherches. Ainsi qu’il le décrit lui-même : « Dans ce théâtre de l’absurde,un public de mannequins disloquésayant perdu tout intérêt pour ce qui sejoue devant eux ».

Le médium photographique n’est paspour autant oublié : une dizaine detirages, très représentatifs de l’universque Roger Ballen s’est bâti depuis lafin des années ‘90 (Head between feet,1999 ; Take Off, 2012, ...), viennentrappeler l’exigence de qualité que lephotographe s’impose à lui-même dansson domaine de prédilection. Maisc’est aussi le cas lorsqu’il réalise desvidéos, telle celle pour le groupe DieAntwoord, I fink U freeky, qui faitl’objet d’une installation visible depuisla rue : Ninja, l’un des deux membresdu groupe avec Yolandi Vi$$er,décrivait le soin maniaque avec lequelRoger Ballen a contrôlé chaque plan,chaque image – pour un résultat, il estvrai, à la hauteur du travail fourni.D’autres vidéos, telles Asylum of the

Birds, Roger Ballen’s Outland et TheTheatre of Apparitions, permettent auvisiteur qui ne serait pas familier avecl’esthétique de Roger Ballen, d’encomprendre les origines ainsi que sadimension hautement symbolique.

L’intérêt de l’exposition est de montrerun point d’aboutissement temporaire,une étape dans le long cheminementqui a mené Roger Ballen depuis sesportraits sans concessions des laisséspour compte de la société sud-africainelorsqu’elle était régie par l’apartheid,vers un processus d’introspection trèspersonnel. Tout juste pourrait-onregretter l’aspect trop sage de la miseen scène, notamment pour le Théâtre,tant l’espace de cette grande nef de laCentrale se prêtait bien à une installa-tion plus spectaculaire. Mais peut-êtrecette dimension est-elle réservées auximages de Ballen, ainsi qu’à cellesqu’elles font naître dans l’esprit duspectateur.

P.-Y. D.

1 Voir :https://fluxnews.be/2019/11/30/enter-the-ballenesque/

La CentraleEnter the Ballenesque

2 Edito, Lino Polegato. Roger Ballen à La Centrale par Pierre-Yves Desaive

4 Keith Haring, Bozar et David Wojnarowicz au Mudam par Bernard Marcelis

5 Politiques culturelles, malaise dans la culture par Colette Dubois.

Hommage à Yvonne Resseler.

6 Représentation de l’Amérique chez Art et Marges,texte de Véronique

7 Claude Cahun, une poétique de la plasticité par Véronique Bergen. Expo au

CC Strombeek par Colette Dubois

8/9 Expo Kiki Smith au Centre de la Gravure par Dominique Legrand

11 Ouverture du Trinkhall Museum Liège, un texte de Judith Kazmierczak

12 Anri Sala au Mudam par Dominique Legrand.

13 Maurice Pasternak par Sandra Caltagirone. Hommage à Panamarenko.

14 Jacques Lennep Yellow Now Edition par Annabelle Dupret.

15 L’oeuvre relationnelle de Samuel D’Ippolito un texte de Celine Eloy

16/17 Foire d’art contemporain de Marrakech par Bruno Mottard.

18/21 Dieu est-il (est-elle) digital? un texte de Yoann Van Parys.

22 Hisk 2019, Eva Giolo, un texte de Colette Dubois

23 Expo Wade Guyton au Ludwig Koln par Luk Lambrecht.

Expo de Chitaru Shiota par Romain Masquelier.

24/25 Expo de Jonathan De Winter aux Brasseurs par Alexia Creusen et

Catherine Barsics.

26 page d’artistes de Katia Ev et Aurelia Declercq.

27 Expo Hopital Notre Dame à la rose par Michel Voiturier.

28 Chine et Roumanie à La Louvière un texte de Michel Voiturier..

29 Musee de la Photo a Charleroi, la photo comme outil de propagande par

Michel Voiturier.

30 Sigmar Polke, Les Infamies photographiques par Michele Briscola

GundyFalk, galerie Angelinna espace Rivoli.

31 Expo Matt Mullican Au MAC’s par Lino Polegato

32 Expo Marcel Broodthaers au M HKA, Philippe Dewolf et Lino Polegato

33 Interview inédite de John Baldesssari par Lino Polegato

34 Chronique 22 d’Aldo Guillaume : Turin Milano Fashion Week - Sophie Nys -

Ian Wallace.

35 Expo Sebastien Bonin au Botanique, un texte de Sandra Caltagirone

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Durant cet hiver et sans concerta-tion, trois expositions dans troisvilles européennes différentesreviennent sur des créateurs actifs àNew York dans les années 1980 ettous trois victimes du sida: le peintreKeith Haring au PBA de Bruxelles,l’artiste pluridisciplinaire DavidWojnarowicz au Mudam à Luxem-bourg et le photographe Peter Hujarau Jeu de Paume à Paris (1).

En moins de cinq ans, tous les troisdisparaissent: Hujar en 1987, Haringen 1990 et Wojnarowicz en 1992.En 1981, Hujar est âgé de 47 ans etentame une brève liaison avec le jeuneartiste David Wojnarowicz, de vingtans son cadet. Il en réalise de somp-tueux portraits, présents dans les deuxexpositions et surtout l’encourage àdévelopper et à approfondir son travaild’artiste. Ce dernier, après avoir par-couru les États-Unis, vécu à San Fran-cisco puis à Paris, s’installe définitive-ment à New York en 1978. Il y trouveune ville en pleine ébullition, tanturbaine qu’artistique ou culturelle,avec un vaste brassage entre nouvellesdisciplines allant d’un retour à unepeinture néo-expressionniste à l’émer-gence du graffiti (dont Keith Haring varapidement s’affirmer comme un desreprésentants les plus remarquables),ou du développement de la perfor-mance à l’apparition de la new wave.

L’autodidacte qu’il est absorbe toutecette énergie comme une éponge etproduit une œuvre mêlant tout à la foisla photographie et le film, la peintureet la sculpture, la performance et l’ins-tallation, l’écriture et la musique,notamment à travers son groupe “3Teens Kill 4”, de 1980 à 1983. Dans lafoulée, il crée un lieu expérimental etalternatif avec l’artiste Mike Bidlo, le“Pier 54” sur les quais de l’HudsonRiver. On l’aura compris, tout au longde sa vie, Wojnarowicz refuse de selimiter à un seul style ou à une seuletechnique, privilégiant l’expérimenta-tion entre les disciplines, dans uneforme de radicalité qui va s’amplifierpar la suite dans sa position d’activiste.

Par contre et l’on s’en doute aisément,cette façon de travailler ne favorise pasla lisibilité et l’identification de sadémarche, à l’inverse d’un KeithHaring par exemple.

Keith Haring a lui tout juste 20 ansquand il s’installe à New York, en1978, venant de Pittsburgh. Deux ansplus tard, il commence à recouvrir deses dessins à la craie le papier noir quiocculte les affiches publicitairesdéclassées dans le métro new-yorkais.Cela lui permet de tirer parti àmoindres frais de l’espace public -sans s’en prendre aux parois deswagons du métro que les autres gra-veurs taguaient à qui mieux mieux - defaçon à toucher le vaste public des uti-lisateurs de ce réseau urbain. Sa car-rière est lancée, la dimension perfor-mative de son travail étant égalementprise en compte.

À la suite de l’accident à la centralenucléaire de Three Mile Island (dansl’État de Pennsylvanie, dont il est ori-ginaire), en 1979, Keith Haring estparticulièrement sensible au sujet.Comme militant, il participe à lagrande manifestation antinucléairedans Central Park en 1992. L’annéesuivante, Klaus Nomi meurt du sida: ilest le premier artiste de son cercled’amis à succomber à la suite de cettemaladie, quasi inconnue à l’époque.Tout en collaborant avec des personna-lités telles Andy Warhol, Mapple-thorpe ou Grace Jones, il élabore desprojets de quartier avec des enfants,soutient diverses causes caritatives ets’engage dans une autre lutte, cellecontre l’Apartheid en Afrique du Sud.De la même façon, il continue às’impliquer dans le débat sur le sida età inciter à des pratiques sexuelles pro-tégées, tandis que sa carrière décolle àl’étranger et plus particulièrement enEurope (Bordeaux, Amsterdam, le murde Berlin, Knokke, Anvers, Paris, etc.)

Dès 1987, comme il l’écrit lui-même,“il sait que ses jours sont comptés”.L’année suivante, il est diagnostiqué

séropositif et redouble d’activités poursensibiliser le grand public et surtoutles dirigeants politiques à ce fléau. Enmême temps que sa campagne autourdu “Safe Sexe”, il participe à de nom-breuses manifestations du collectifACT UP et crée la Keith Haring Foun-dation qui, tout en continuant de diffu-ser son œuvre à un public de plus enplus large, a pour mission de récolteret de distribuer des fonds à destinationd’organisations de lutte contre le sida.Lorsqu’il meurt en février 1990 - il y aexactement trente ans - l’épidémie adéjà fait 90.000 victimes, sans que lesautorités aient réellement compris ouvoulu comprendre l’ampleur du pro-blème, dans une Amérique où l’homo-phobie était encore très répandue.

Sans doute davantage qu’Haring,Wojnarowicz n’aura cessé de militerpour la cause homosexuelle, lui, qui seconsidérant comme une figure “outsi-der”, a toujours revendiqué des liensétroits entre sa vie personnelle, sa créa-tion artistique et son activisme. Égale-ment diagnostiqué séropositif à la findes années 1980, il devint rapidementle porte-parole des malades atteints dusida et une des voix publiques pour ladéfense des droits de ces personnes,dépassant très largement son cercle deconnaissances. Une seule cible: lacarence et l’inaction des autoritésadministratives tant new-yorkaisesque fédérales. Son engagement secomprend encore mieux à la lecture deces lignes, publiées en 1989: “Quandon m’a dit que j’avais contracté levirus, il ne m’a pas fallu longtempspour comprendre que j’avais aussicontracté une société malade.” Ceconflit sociétal se double d’un conflitculturel où la perpétuation des mythesaméricains sont mis à mal, en abordantdes sujets tels la violence, la dispari-

tion, le sexe, la spiritualité ou l’amour,car pour lui, “faire du privé quelquechose de public constitue un acte quipossède d’innombrables ramifica-tions.”

Ainsi, l’impressionnante rétrospectiveque lui consacre le Mudam a Luxem-bourg, montre combien ses peintures -qu’il privilégie désormais par rapport àd’autres supports- deviennent de plusen plus complexes en termes de sujetset de compositions à la fin des années1980. Dans des tableaux que l’onn’imagine pas autrement que sombres,il associe des symboles de la vie indus-trielle à des éléments qu’il considèrecomme plus fragiles, comme des ani-maux ou des cellules sanguines. Sa cri-tique porte de manière générale sur nos

sociétés occidentales et plus particuliè-rement sur celle de la société améri-caine - alors en pleine ère Ronald Rea-gan - et surtout sur sa façon d’exclureceux qui vivent en marge de la culturedominante. Ainsi sa fameuse série“The Four Éléments” (1987) représen-tation allégorique de la terre, de l’eau,du feu et du vent, - comme les fleursexotiques qu’il peint un peu plus tarden les associant à des photographies oudes textes autobiographiques sérigra-phiés - lui permet de s’inscrire dansl’héritage de la peinture classiqueeuropéenne pour aborder les probléma-tiques contemporaines qui lui tiennentà cœur, et particulièrement la dénon-ciation de la violence de son époque.Comme toujours chez lui, la beauté etla violence, la vie et la mort, l’engage-ment et la contemplation, le privé et lepublic cristallisent la dualité des senti-ments qui déterminent son œuvre, que,dans son hétérogénéité, il tient à ins-crire dans le présent comme dans l’his-toire.

Cependant à la différence de KeithHaring, dont le style aussi fluide quepercutant aura intensément contribuénon seulement à sa notoriété publique,mais également à la force évocatricede son message, lisible et compréhen-sible par tous, l’hétérogénéité de lapratique de Wojnarowicz n’aura pas eules mêmes répercussions sur le grandpublic, en dépit d’une posture et d’uneimplication plus engagées à la foisdans le discours et dans l’activisme. Iln’en reste pas moins une figuremajeure de ces combats qui, malheu-reusement, demeurent toujoursd’actualité.

Bernard Marcélis

(1) L’exposition Keith Haring est encoreà voir au Palais des Beaux-Arts deBruxelles, jusqu’au 19 avril 2020.

Celle de David Wojnarowicz, HistoryKeeps Me Awake at Night, s’est tenue du26 octobre 2019 au 9 février 2020 auMudam à Luxembourg 3 (). Elle estaccompagnée d’une importante publica-tion éponyme réalisée par le WhitneyMuseum of American Art (384 p., 55,00€).

L’exposition de Peter Hujar, “Speed ofLife” s’est tenue du 15 octobre 2019 au19 janvier 2020 au Jeu de Paume à Paris.

(2) Paul Dujardin et Tamar Hemmes,Keith Haring et l’activisme, dans le cata-logue de l’exposition Keith Haring,Bruxelles, Bozar / Fonds Mercator, 2019,p. 83.

Keith Haring & David Wojnarowicz, deux artistes new-yorkais majeurs, par ailleurs militantsde la lutte contre le sida, voient leur travail remis en perspective à Bruxelles et à Luxembourg

Vue de l’exposition David Wojnarowicz. Mudam Luxembourg © Photo : Rémi Villaggi

Tseng Kwong Chi, Keith Haring Drawing on glass 1985, Muna Tseng Dance Projects

FluxNews vient de perdre une de ses plusfidèles collaboratrices des débuts du journal:Yvonne Resseler.Nous tenons à lui rendre hommage dans cenuméro. Au début de la revue, Yvonne s’estoccupée de la rubrique cinéma d’auteur. Je merappelle avoir assisté chez elle à la projectiond’un film de Boris Lehman qu’elle défendaitdans notre journal. Elle aimait tout ce qui étaitexperimental, musique, cinéma, architecture,...Elle adorait la personnalité de Harald Szeemannet de Lucien Kroll. Yvonne Resseler faisait partiede l’école de Plus moins zéro. Elle écrivait béné-volement. Ce qui m’arrangeait bien à l’époque,vu le manque de soutiens financiers. Je me rap-pelle de ce jour où mon moral était au plus basface à ma caisse vide où elle s’était débrouilléepour me trouver un petit sponsor privé qui nousavait aidés à maintenir le journal à flot. Je lui enserait toujours reconnaissant. Salut Yvonne!

Mail du 8 févr. 2017 à 10:18, Yvonne Resseler Bonjour, bien cher Lino,Comment va la vie au Paradis?Nous nous retrouverons peut être à Venise cetété? En effet, nous avons loué, du lundi 3 au ven-dredi 7 juillet, un appartement de 75m2"Dandolo" à la Piazza Ruga, située entrel'Arsenale et le Giardini, nous n'avons jamais puespérer trouver un logement si bien situé parrapport à la Biennale!, nous, à savoir, Teresa

Brassine, mes moustics Zoé et Basile (10 ans) et,moi-même Si tu te trouvais cette période àVenise, sois-y le bienvenu!!! tu pourrais en faireton quartier de travail, si tu apportes juste tonmatelas, il y a de l'espace et 2 sdb!! pour nous ceserait "un plaisir en toute amitié" et même unhonneur d'avoir accès à la densité et l'expérienceque tu représentes, de toute évidence tu fonction-nerais en pleine liberté de mouvements, ... Qu'en penses-tu? dis-moi, cher Lino?Très cordialement, amitiés,yvonne

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Bruxelles

Du côté francophone, les choses ne sont pas iden-tiques - le gouvernement de la Fédération WallonieBruxelles n’a pas annoncé de coupe budgétaire decette ampleur. Mais, les moyens publics mis à dis-position des arts sont depuis longtemps plus réduitset - c’est sans doute le plus important - distribués etgérés d’une manière peu efficace. Si d’un point devue collectif, il n’y a pas grand chose à perdre,quand une association voit ses moyens diminués ousupprimés, ses possibilités de créer et d’existerdeviennent quasi nulles. C’est ce qui est arrivé aucollectif Komplot qui a appris fin novembre que laconvention qui le liait à la Fédération Wallonie-Bruxelles n’était pas renouvelée. La notificationofficielle est parvenue à l’association débutdécembre pour prendre effet au 1er janvier 2020...

La décision a été prise par la ministre BénédicteLinard (Ecolo), suite à un avis de la Commissionconsultative des Arts plastiques. Il faut savoir que laministre a pris pour ligne de conduite de suivretoutes les décisions prises par les commissionsconsultatives. En soi, c’est plutôt positif : à quoi ser-viraient ces commissions d’experts si leurs avisn’étaient pas suivis ? Dans le cas présent, les moti-vations avancées par la commission vont àl’encontre des positions du parti de la ministre. Eneffet, la dite commission reproche à Komplot de selancer dans « un projet davantage socioculturel et

environnemental qu’artistique », de s’être installédans un quartier populaire, hors des « zones de pas-sage », ce qui ne lui permettrait pas de rayonner au-delà, de s’être associé avec d’autres associationsdans son nouveau lieu, de ne pas poursuivre le projetpour lequel l’association avait reçu une convention.En une phrase, ce que fait Komplot, ce n’est pas ouplus de l’art ! Voilà donc la commission qui se mueen Académie du 19ème siècle et se charge de définirce qui est ou n’est pas de l’art !

Ici aussi les réactions n’ont pas tardé. Un abondantcourrier émanant de plus de 150 artistes (parmi les-quels Vincent Meessen, Xavier Mary ou AlineBouvy), responsables d’institutions (entre autresGregory Thirion, Philip Van Den Bossche ou Nico-las Bourriaud), personnalités académiques (DanielVander Gucht ou Anthony Hudek) belges et étran-gers a afflué et permis à Komplot d’entrer en dia-logue avec la Fédération Wallonie Bruxelles. Mais,à l’heure où j’écris ces lignes, rien n’a encore vérita-blement bougé.

Colette DUBOIS

Les errements de la politiqueculturelle francophone

Dans un monde en proie au chaos et à la haine oùla vulgarité et le mensonge semblent devenir lesvaleurs de beaucoup de dirigeants politiques deBolsonaro à Orban et de Trump à Salvini, dans unesociété de plus en plus divisée et polarisée, le rôlede la culture devient un élément stratégique de pre-mier plan. Encore faut-il savoir ce que l’on metsous son nom et de quelle stratégie il s’agit. Sonrôle consiste-t-il à célébrer une identité nationalefabriquée de toutes pièces, fermée sur elle-même,basée sur la peur en y ajoutant une dose de diver-tissement abrutissant les populations ? Ou doit-ellecréer de nouvelles solidarités, ouvrir de nouveauxhorizons, donner à penser, à imaginer - une ques-tion d’esthétique autant que d’éthique - agir dans etsur le monde ? La coupe brutale dans les budgetsculturels au Nord du pays donne à ces questionsune actualité et une proximité encore plus brûlantequ’à l’ordinaire.

Début octobre, lors de l’annonce de la compositiondu nouveau gouvernement régional flamand, onapprend que Jan Jambon ajoute à ses compétencesde premier ministre celles de la politique étrangère,de la coopération, de l’innovation et ... de la cul-ture. Un mois plus tard, on apprend que Jambon adécidé de réduire de 3% le budget des institutionsartistiques flamandes, de 6% celui des organisa-tions qui recoivent des subventions structurelles etde 60% celui des projets ! Les arguments avancés,d’ordre économique, ne tiennent pas la route, ils’agit bien sûr d’une mesure politique. D’ailleurs,le ministre déclare défendre un art qui met en avantl’identité flamande incarnée pour lui par lesMaîtres flamands et Bokrijk. La VRT, trop libre etindépendante, ne plait pas aux élus de la NVA etdu Vlaams Belang, elle est donc également tou-chée par des mesures d’austérité. Pour ceux quidouteraient encore de la nature de ces coupessombres, il faut ajouter que fin décembre, ce sontles subsides destinés aux projets participatifs desgroupes défavorisés dans les domaines de la cul-ture, de la jeunesse et du sport qui ont été touchés...Il s’agit clairement d’une politique de droite etpopuliste : différents élus des deux partis cités

accumulent les déclarations injurieuses vis-à-visdes artistes qui seraient des paresseux, des pom-peurs de subsides, etc. Il s’agit aussi d’une expé-rience néolibérale : utiliser le monde artistiquecomme terrain d’expérience pour voir jusqu’où onpeut aller. Le néolibéralisme s’était déjà inspiré dumode de travail artistique pour établir les nouveauxrégimes d’emploi : l’artiste est le prototype du tra-vailleur passionné, flexible, ne comptant pas sesheures et mal rémunéré. Dans le cas présent, lesconséquences iront bien au-delà de la Flandre : àBruxelles, en Wallonie et dans tous les pays quiaccueillaient des expositions et des spectacles fla-mands. Toute la génération des jeunes artistes estparticulièrement touchée par ces mesures.

Les réactions du secteur culturel n’ont pas tardé :dès le 12 novembre, les artistes - plasticiens, chan-teurs, acteurs, metteurs en scène, techniciens, res-ponsables d’institution, etc. - se sont réunis auBeursschouwburg à Bruxelles. Des groupes de tra-vail et de réflexion se sont constitués pour chercherla meilleure manière de protester contre cesmesures destinées à asphyxier le secteur de la créa-tion, mais aussi d’agir plus largement sur lasociété. Certaines institutions sont restées ferméespendant un week-end en signe de protestation. Desrassemblements mènent régulièrement et bruyam-ment les artistes au pied du siège du gouvernementflamand. De nombreux artistes reconnus et des res-ponsables d’institutions(1) ont publié des lettres

ouvertes dans la presse spécialisée, d’autres ontrépondu à des interviews dans les principaux jour-naux quotidiens. Sur Facebook, beaucoupd’acteurs du secteur culturel (et pas seulement fla-mands) ont arboré une bannière jaune couvrant60% de leur photo de profil. Des actions plus spé-cifiques sont en cours. Le NICC, qui a carteblanche dans l’espace Nick Lodgers du MHKA, amis en place l’événement « Zonder kunstenaar,geen kunst » : tous les jeudis jusqu’au 9 février,des artistes sont invités à utiliser l’espace entre 18het 21h pour réagir à la situation politico culturellepar la performance, l’action, l’art, etc. La plate-forme SOTA (2), outre les espaces de discussionsur son site internet, organise régulièrement destables rondes qui vont bien au-delà des problèmesgénérés par les coupes budgétaires et s’interrogentsur la place de l’art et des artistes dans la société.

En Italie, le mouvement des sardines (ces petitspoissons se faufilent partout, ensemble ils formentdes bancs plus forts que les plus gros poissons)réunit des dizaines de milliers de personnes sur lesplaces principales des grandes villes pour protestercontre la Lega de Matteo Salvini, contre le fas-cisme, la haine et la vulgarité. Ici, les mouvements« Hart Boven Hard » et « Tout autre chose »défendent des objectifs semblables. C’est de la cul-ture au sens large : celle qui définit l’humanité. Ilest peu probable que le gouvernement flamandrevienne sur les mesures qu’il a prises, elles fontpartie de l’ADN des partis actuellement majori-taires. Mais la mobilisation du secteur culturel peutaussi devenir le ferment d’un changement social :montrer que la création ouvre les voies du futur,que la solidarité existe et que le « peuple » a tout ày gagner.

Colette DUBOIS

(1) Entre autres Luc Tuymans, Anouk De Clercq,Ronny Heiremans & Kathleen Vermeir, Niels VanTomme, Dirk Snauwaert, Tom Lanoye, etc.(2) www.state-of-the-arts.net

POLITIQUES CULTURELLES

En Flandre : malaise dans la culture

Manifestation devant le siège du gouvernement flamand, 28/11/2019.Photographie : Colette Dubois

Comment va la vie auParadis?

Auteur de Des pépites dans le goudron ! Un road-trip brut en Amérique (Ed. Knock Outsider !) —un livre jubilatoire qui fait découvrir des environ-nements, c’-à-d des œuvres d’art brut monumen-tales à travers les États-Unis —, Matthieu Morinest commissaire de l’exposition « L’Amériquen’existe pas ! (je le sais j’y suis déjà allé) » qui setient à Art et marges musée. Présentant une cen-taine d’œuvres contemporaines d’art brut, d’artpopulaire venues des USA, du Mexique,d’Europe, d’Afrique, du Japon, l’exposition ques-tionne, comme le fait le livre, les représentationsdécalées, fantasmées du rêve américain. De quoil’Amérique est-elle le nom ? Comment agit-elledans l’imaginaire de créateurs en marge ? Aprèsla très riche exposition « Lisières » dont l’écri-vain Caroline Lamarche était la commissaire, leArt et marges musée se penche sur la manièredont des créateurs s’approprient le mythe del’Amérique .

Que ce soit par les médiums de la sculpture, dudessin, de la peinture, de la photographie ou de lamusique, l’Amérique se voit mise en scène, miseen récit, déconstruite, reconstruite autour de troispolarités majeures : primo, les acteurs de cinéma,les rock stars, les héros de la bande dessinée,secundo, la présence de Dieu, tertio, la signaturede la modernité urbaine au travers des voitures,d’architectures futuristes. Les saints de la sociétédu spectacle, les héros contemporains côtoient lesfigures religieuses traditionnelles. Des boîtescalendriers en bois construites par Zebedee Arm-strong dans le but de prévoir la date du Jugementdernier, des totems en bois sculptés par HermanHayes aux œuvres saisissantes de Prophet RoyalRobertson, lesquelles explorent un univers descience-fiction nourri de visions, d’une numérolo-gie secrète, l’Amérique est une terre où souffle levent de Dieu, de Satan, des anges.

Sous une version laïcisée, les divinités s’incarnentdans les idoles du septième art, du rock, de labande dessinée, des cartoons, sous des formes quioptent pour le détournement (Karen May, RichardBawin), la parodie (Dominique Théate), le syn-crétisme (Howard Finster, Jean Smilowski, JeanLeclercq) ou encore les gigantomachies mytholo-giques (Daniel Johnston).

Dans d’autres créations, la composante urbaine,les sortilèges de la technique prédominent. Dansdes dessins aux architectures déformées, WesleyWillis traque obsessionnellement un univers degratte-ciels, d’autoroutes, privé de toute présencehumaine. Les dessins de voitures de William A.Hall, les véhicules en papier en trois D de CharlesFerguson, les maquettes de villes imaginaires —projets de villes idéales pour l’Afrique —construites par Bodys Isek Kingele dialoguentavec les œuvres d’une grande force expressive,d’une liberté formelle et narrative ab solue deMartin Ramirez.

Sorties de l’ombre (Dubuffet hésita entre lesdénominations « art brut et « art obscur »), témoi-gnant parfois d’expériences-limites, de visions oùse mêlent la micro-histoire personnelle et lamacro-histoire cosmique, ces œuvres qui sortentdes rails de l’empire de l’esthétique donnent àpenser, à sentir et ont le pouvoir d’affoler lessens.

L’exposition nous offre un voyage dans un paysimaginaire où les frontières de la logique n’ontplus cours, où l’art n’est pas discipliné par lesfourches caudines de normes esthétiques, de laperspective, des codes de voir. Les coutures de laculture craquent, éclatent ; la grammaire desformes, des discours légitimés par l’histoire del’art prend la clé des champs. Le champ del’esthétique se prolonge dans la performativitédes effets que les œuvres produisent sur leursconcepteurs et sur les spectateurs.

Situé près de la place du Jeu de balles, rue Haute,le Art et marges musée offre un lieu à l’écart del’échiquier des arts plastiques. Dédié à l’art brut,aux créations d’artistes marginaux, autodidactes,il possède une riche collection de plus de 3.500œuvres internationales et organise trois exposi-tions par an. Parmi les artistes figurant dans lacollection du musée, citons Aloïse Corbaz (queDubuffet rencontra), Inès Andouche, Seyna AwaCamara, Josef Hofer, Paul Duhem, Alexis Lipps-treu. S’il prolonge le geste de Jean Dubuffet,l’inventeur du concept d’Art Brut, ce lieu bous-cule les critères retenus par Dubuffet dans sa ten-tative de circonscrire l’Art Brut. Refusantd’englober sous le concept d’Art Brut l’art naïf,l’art populaire, les dessins d’enfants, les œuvresnées dans des ateliers en milieu thérapeutique,traçant une ligne de démarcation entre art brut etart outsider, Dubuffet a conçu l’art brut commeun manifeste, une « machine de guerre »(Deleuze-Guattari) contre ce qu’il nomme« l’asphyxiante culture ». Dès 1945, il entend parArt Brut « des ouvrages exécutés par des per-sonnes indemnes de culture artistique », par dessinguliers de l’art, des autodidactes, des créateursmédiumniques, spirites, des internés, des margi-naux qui, étrangers au conditionnement par laculture, puisent dans leur spontanéité, élaborentleurs œuvres dans la solitude, sans passer par descours, des formations, des ateliers. « Nous yassistons à l’opération artistique toute pure, brute,réinventée dans l’entier de toutes ses phases parson auteur, à partir seulement de ses propresimpulsions. De l’art donc où se manifeste la seulefonction de l’invention, et non celles, constantesdans l’art culturel, du caméléon et du singe. »(Dubuffet, L’art brut préféré aux arts culturels,1949).

Dès le début de ses recherches, de sa collection(visible à Lausanne dans le musée La Collectionde l’Art Brut), Jean Dubuffet a condamné l’amal-game entre art brut et « art des fous » ainsi que lalecture d’œuvres asilaires comme symptômesd’une psychopathologie. La réception d’uneœuvre doit être esthétique et non pas médiée parune grille médicale normative, non pas réduite à

un prisme psychologisant qui altère le dialogueavec les créations en le prédéfinissant, en l’orien-tant. Excédant toute définition enfermante, l’ArtBrut est pensé par Dubuffet comme un ensemblede pratiques artistiques soustraites au moule de laculture, au circuit de la production, de la circula-tion et de la réception. En quête de nouveauxacteurs, d’un souffle inédit, d’une extension deson marché, ne pouvant supporter ce qui échappeà sa mainmise (pour autant que ce dehors, cettemarge puisse le servir), le système de l’arts’emploie à recycler l’art brut en le récupérantdans la sphère de la marchandisation. JeanDubuffet était conscient des menaces de récupé-ration, de phagocytage de ces créations « horsnormes » par le marché.

Si, en un premier temps, le terme d’art outsidertraduisait en anglais la notion d’Art Brut, il en estvenu à désigner un ensemble plus large de pra-tiques artistiques se situant en dehors du milieuartistique. Au fil des années, l’Art en margedevenu le Art et marges musée a privilégié lanotion d’art outsider, dans une volonté d’ouver-ture, de dialogue entre artistes « outsiders » etartistes « insiders ». En questionnant, en remet-tant en cause les frontières toujours mouvantesde l’art brut, le Art et marges musée enclenche legeste de redéfinir le champ même de l’art, sesopérateurs, ses critères (soumis à une évolution,un bougé, un dynamisme per manent). Tout aulong de l’année, le Art et marges musée organisedes événements, des conférences, des ateliers, desactivités pour les enfants et a, à son actif, de nom-breuses publications.

Véronique Bergen.

Exposition « L’Amérique n’existe pas ! (je lesais j’y suis déjà allé) », jusqu’au 2 février2020

Art et marges musée, 314, rue Haute, 1000Bruxelles, tél : 02533 94 90. Mail : [email protected] Site : artetmarges.be

Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h.

Livre de Matthieu Morin, Des pépites dans legoudron ! Un roadtrip brut en Amérique, Ed.Knock Outsider !, 344 p., 30 euros.

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ART ET MARGES MUSÉE.

REPRÉSENTATIONS DE L’AMÉRIQUE

©MartinRamirez ©Collection abcd BrunoDecharme

En mai 1973, à l’initiative d’Yves Gevaert,alors directeur adjoint du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et de Michel Baudson,Secrétaire général de Jeunesse et Arts Plas-tiques, une exposition sur « l’état actuel del’évolution qui a caractérisé l’art depuis unsiècle » était organisée au Palais des Beaux-Arts. Il s’agissait de la première présentationdans un cadre institutionnel des tendancesactuelles de l’art jusque là réservées aux gale-ries privées. Gevaert avait invité sept artistes- Marcel Broodthaers, Jacques Charlier, JefGeys, Bernd Lohaus, Guy Mees, Panama-renko, et Maurice Roquet - à réaliser uneoeuvre sur un mur de leur choix dans les deuxsalles qui leur étaient réservées. L’année sui-vante, l’exposition a été montrée une secondefois dans l’Upper Gallery du Musée d’ArtModerne d’Oxford où Nick Serota était direc-teur. Les oeuvres de Geys et de Broodthaersn’étaient pas disponibles et Philippe VanSnick avait été invité à se joindre au groupe.

L’exposition qui est présentée actuellement auCC de Strombeek revient sur ces événementshistoriques et rassemble des oeuvres et desarchives relatives à leurs préparatifs et à leurdéroulement. Sa valeur documentaire et scienti-fique pour l’histoire de l’art contemporain enBelgique est remarquable ; elle est aussi tout àfait réjouissante tant elle témoigne de la liberté,du dynamisme et de la joie qui animaient alorsles artistes. On y retrouve différents documentsdu S.T.P. (Service Technique Provincial, oùl’artiste gagnait sa vie) de Jacques Charlier : desphotos prises lors des déplacements récréatifsannuels des employés du service, des registresde présence ou l’alignement des chiffons ayantservi à essuyer les plumes. On peut encore exa-miner la comptabilité complète de Jef Geys ouquatre photographies de la série des différencesde niveaux de Guy Mees - une magistrale inter-rogation des notions de hiérarchie. Les oeuvresde Maurice Roquet - deux séries de photogra-phies (« Faire une entrée/faire une sortie », «Quelle photo de vous aimeriez-vous rendrepublique par exemple lors d’une exposition ? »)

Deux expositions au CC de

« Ne voyager qu’à la proue de soi-même »,Claude Cahun.

La pratique de l’autoportrait commeexploration d’identités mouvantes et laméthode de cette pratique d’illimita-tion du soi composent le cœur de lacréation photographique de ClaudeCahun. Si les métamorphoses cor-porelles de Claude Cahun entendent sejouer de l’assignation genrée, refuserl’enfermement dans une identité sex-uée, elles vont au-delà d’une quêted’un « troisième sexe », d’une an dro -gy nie primitive mythique et s’intègrentdans une poétique d’une plasticitévitale. Son engagement artistique etexistentiel se place sous le signe de lamultiplicité : multiplicité des médiumsesthétiques qu’elle pratique (photogra-phie, écriture, femme de théâtre) etexpérience d’une multiplicitéintérieure. Dans son roman Jamaisd’autre que toi, Rupert Thomsonretrace l’aventure créatrice,amoureuse, politique du couple formépar Lucie Schwob — qui prendracomme nom d’artiste celui de ClaudeCahun, doté d’un prénom épicène — etSuzanne Mal herbe, une artiste plasti-cienne connue sous le nom de MarcelMoore. Alors que, de son vivant, elleexposa peu, que, depuis sa mort en1954, elle était quasi totalementoubliée, Claude Cahun est redécou-

verte dans les années 1980, devenantune icône lesbienne.Nièce de l’écrivain Marcel Schwob,Lucy Schwob subira dans sa jeunessedes attaques antisémites lors de la révi-sion du procès Dreyfus . Hantée par lestroubles psychiques de sa mère,Claude Cahun connaîtra une passionabsolue pour Suzanne Malherbe, pas-sion qui les unit de 1909 à la mort deClaude Cahun en 1954. Singulière,tourmentée, éprise de toutes les formesde subversion, Claude Cahunfréquentera les surréalistes (affection-nant surtout les irréguliers commeRené Crevel), Philippe Soupault,André Breton, Robert Desnos, RenéCrevel, la danseuse Béatrice Wanger(« Nadja »), nouera une longue amitiéavec Henri Michaux, sera proche deRoger Gilbert-Lecomte, Georges Ribe-mont-Dessaigne . Si elle s’affilie àl’AEAR (Associaton des écrivains etdes artistes révolutionnaires), si elle sereconnaît dans le mouvement sur réa -liste, elle fera prévaloir sa liberté, saradicalité, son indépendance sur touteappartenance à une école. Elle de meu -re ra marginale au courant surréaliste.C’est au travers de la voix de SuzanneMalherbe que Rupert Thomson retracela vie du couple, les remous del’Histoire . Évoluant dans un autre plande réalité, attirée par la revendicationde la table rase, de l’illogisme chezDada, elle partage avec les surréalistesla recherche d’une alliance entrel’action et le rêve, d’états de con-science modifiée. Elle participera à lafondation de Contre-Attaque avecBataille et Breton.S’installant sur l’île de Jersey en 1938,Claude Cahun et Suzanne Malherbe(Marcel Moore) y mèneront durant laguerre des actes de résistance, de con-tre-pro pa gande (photomontages, jour-naux illustrés, affiches, tracts signés« Le Soldat sans Nom » destinés auxsoldats de la Wehrmacht) qui leur vau-dront d’être arrêtées en juillet 1944.

Condamnées à mort, elles verront leurpeine commuée avant d’être libéréesen mai 1945.Les photomontages, les poèmesvisuels, les photographies de ClaudeCahun s’aventurent dans le vertige desapparences, dans la défaisance deslignes séparant le masculin du féminin,le réel de l’imaginaire, le subjectif del’objectif. Le sceau de son esthétique apour nom mobilité, mouvance. Ladéconstruction du régime du moi, de lanotion d’essence qu’elle poursuit nes’inscrit pas à proprement parler dansune démarche de critique politique desstéréotypes féminins, des rôlesassignés à la femme comme c’est lecas des autoportraits de CindySherman .

La fluidité genrée qu’elle met en scènes’inscrit dans le climat dadaïste et sur-réaliste, dans la filiation duchampienned’une réinvention de soi (Duchampayant créé son alter ego Rose Sélavy).Claude Cahun superpose des masques,exacerbe les mises en scène d’elle-même comme autre pour mieux mettreen évidence la construction qui présideà l’identité. La fixité imposée est unleurre. Il n’y a pas de naturalité donnéemais un constructivisme où se nouentle naturel et l’artifice. Ses collagescomplexifient la dialectique illimitéede l’être et du paraître, délivrent lavérité des êtres : composés de voixhétérogènes, les êtres é touffent dansles taxinomies, les cases du puzzle enlesquelles la société les enferme.L’être n’est que le fruit provisoire,sans cesse rejoué, d’un faire, d’undéfaire, d’une réécriture en révolutionpermanente. Les formes au repostaisent les mutations, les avatarsqu’elles endurent. Claude Cahun dyna-mite l’univocité des significationsattachées aux représentations. Tour àtour, ses autoportraits exhibent unegalerie de personnages, détournant lessignes de la féminité, surjouant

l’ambiguïté, contestant les conventionset les normes sociales. Tous les enfer-mements en un rôle, en une fonctionsont restrictifs. Son corps est son ter-rain privilégié d’expérimentation.Crâne rasé, crâne allongé en formed’oeuf, cheveux courts dorés, méta-morphosée en bonze, dédoublée, por-tant un costume d’homme, jeux avecles miroirs, les conventions du voir…s’apparentant à la performance, lescréations de Claude Cahun sub ver -tissent le mirage du moi, les catégoriesde genre ou de classe. À côté de sesœuvres photo gra phiques, son œuvrelittéraire, Aveux non avenus, Les Parissont ouverts, « deux ouvrages majeurs(…) qui, situés de part et d’autre de larencontre avec le groupe sur réa liste,mêlent étroitement analyse de soi, tra-vail sur le corps et lutte politico-sociale et proposent même un vasteréquisitoire contre une vision mono-lithique du sujet » (Alexandra Bourse,« Claude Cahun : la subversion desgenres comme arme politique », inItinéraires, 2012-1). Alexandra Boursemontre combien ce décloisonnementdes identités sexuées touche aussi lematériau littéraire qui ou tre passe lesfrontières entre les genres d’écriture.

Dans ses autoportraits photo gra -phiques, c’est au travers des traves-tissements, d’une hyperbolisation desmascarades, de la mise en fiction deson image que Claude Cahun débusquece qu’elle appelle le neutre, non ausens de Barthes, mais comme pointmobile, nomade, excédant les polaritésdu masculin et du féminin, commeneutralisation des catégories. Un pointinsaisissable, échappant aux gardiensde l’ordre, aux tenants d’identitéssédentaires, aux pogroms lancés parles antisémites. Certaines de ses photo -gra phies d’objets sont porteuses d’unecharge politique, comme la sériePoupées (1936) qui dénonce les mili-tants du Parti communiste français,

vues comme des petites poupées deStaline (nous sommes dans les annéespostérieures à « l’affaire Aragon », sarupture avec le surréalisme, la per-sonne de Breton au profit d’un en ga -gement communiste. En 1936, le PCFa vent des procès de Moscou).

Dans son roman, Rupert Thomsondonne voix à ce couple d’artistes résis-tantes, à une époque dont il évoque desfigures majeures de Paris durantl’entre-deux guerres, durant les annéesfolles, Dalí, Foujita, Man Ray, Kiki deMontparnasse , Georgette Leblanc,Jacqueline Lamba-Breton, SylviaBeach, Adrienne Monnier , PierreAlbert-Birot… Afin d’être à la hauteurde leur nom, les arts plastiques sedoivent de s’ouvrir au plan de la plas-ticité au principe du vivant. « Quandon renonce à créer, il ne reste plus qu’àdétruire : car aucun vivant ne peut setenir debout — immobile — sur laroue du destin », « Sapho l’incom-prise », Héroïnes, Claude Cahun.

Véronique Bergen.

Rupert Thomson, Jamais d’autreque toi, trad. de l’anglais par Chris-tine Le Bœuf, Actes Sud, 320 p.,22,80 euros.

CLAUDE CAHUN. POÉTIQUE DE LA PLASTICITÉ

et « Le Théâtre Mental » - sortent del’oubli cet artiste singulier. On y trouveaussi « Studie voor donderwolk » dePanamarenko, deux collages de BerndLohaus, une série de quatre photogra-phies de ciel de Philippe Van Snick etquelques pièces de Broodthaers parmilesquelles « Citron-Citroen », « PauvreBelgique » et « Un Jardin d’hiver ».

La seconde exposition présente la réacti-vation d’une installation de JacquelineMesmaeker - « Enkel Zicht Naar Zee,Naar West » -, une projection multipledu vol de mouettes sur des écrans de soiesuperposés. Il s’agit là d’une véritableimmersion dans l’univers vertigineuxdes oiseaux en plein ciel. Elle s’accom-pagne de différents travaux sur papierdont une remarquable série de toutespetites représentations d’un bateauesseulé voguant vers l’infini.

C.D.

‘1973-1974. Belgische Avant-Garde inBrussel en Oxford’ & ‘Enkel ZichtNaar Zee, Naar West’ de JacquelineMesmaeker jusqu’au 4 mars au Cultu-urcentrum Strombeek, Gemeen-teplein, 1 Strombeek-Bever. Ouvertdu lundi au samedi de 10 à 22h,dimanche de 10 à 18h.www.ccstrombeek.be

Strombeek

Jacques Charlier, vue de l’exposition « 1973-1974. Belgische Avant-Garde in Brussel en Oxford », CC-Strombeek, 2020.

« Zonder kunstenaars geen kunst », vue d’ensemble de l’exposition dans le Nick Lodgers, Muhka,2019-2020. Photographie : Colette Dubois

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La première exposition de KikiSmith en Belgique présente dans laCité des Loups plus de centestampes, sculptures et dessins de1981 à nos jours. Entre corpscélestes et terrestres, cette rétrospec-tive pose des traits tendres et durspour faire naître l’art énigmatiquedu songe et de la féminité.

De fines étoiles bleues émaillent lesveines de ses poignets : « pour me pro-téger » glisse Kiki Smith de cette voixqui apaise quand elle ne fuse pas enéclat de joie. Sauvage chevelureblanche, l’artiste new-yorkaise sembleémerger d’un monde où le clavier dessensations conjugue exaltation chama-nique et peurs ancestrales. Elle pourqui exister ne signifie pas être là toutsimplement, est l’invitée du Centre dela Gravure et de l’Image imprimée touten exposant en même temps à Paris,San Gimignano et Oxford. Pour pou-voir réaliser cette toute première expo-sition entièrement dédiée à l’artisteaméricaine en Belgique, Catherine deBraekeleer a même repoussé sondépart à la retraite : « J’avais déjàréuni plusieurs pièces en 2008 pourl’exposition Cris et chuchotementsconsacrée à des femmes-artistes. Etj’ai attendu que Kiki Smith soit dispo-nible pour créer cette exposition ! » A 65 ans, toutes deux composent unduo unique où l’art et l’engagementfusionnent pour créer une forcemagnétique qui va gagner impercepti-blement chaque visiteur et le conduiresur des chemins parfois étranges. Aleur tour, ces pistes vont jouer un rôlede révélateur. Révélateur de tout ce quiflotte, diffus, en chacun. Révélateurdes courants obscurs qui nous parcou-rent. Révélateur du miroir magiqued’une lucidité réfléchie.Dans un travail toujours en glisse-ments, en oscillations, en dérives etdérapages, Kiki Smith pénètre les mys-tères de l’univers, choisissant cetimprobable moment « entre chien etloup », heure particulière du passagedu jour à la nuit, ce moment où lechien est placé à la garde du bercail, cemoment où le loup sort du bois.Scindée en deux parties par la force dulieu d’exposition, la scénographieménage d’une part la terre, la matière,le corps et d’autre part les contes del’enfance, la mort, le cosmos dans desœuvres les plus récentes.Quand on lui pose une question, elleoffre cet air étonné et répond systéma-tiquement : « I don’t know... ». Sonsilence soupèse une créativité totale-ment instinctive. Puis, elle dépose septclés de lecture…

« Toute l’histoire du monde résidedans notre corps. »

Sous le portrait totémique d’unefemme-louve au visage ciselé de poils(Wolfgirl, 1999), Kiki Smith se traves-tit soudain en sorcière aux doigts grif-fus, le seul visage et les mains blêmes,comme sortie tout droit d’un film deMurnau. Cette série de cinq estampesmontre l’artiste habillée de noir, corpsde femme aux proportions amoindriesnumériquement dans une mise enscène mélodramatique où la figure dela sibylle allie puissance et magie. Ceportfolio Out of the Wood met toutautant en évidence la vulnérabilité quiinnerve ensuite une sarabande defemmes aux yeux de voyantes, dessirènes sorties des eaux, une fillette

endormie sous une pluie d’étoiles, desoiseaux, une main tendue vers unarbre, autant de signes de connexionaux forces naturelles. Subitement, buste dénudé, vêtementstachés de peinture, une sedes sapientiæarchaïque rompt le songe. Corpshabité, scène du désir et de souffrance,cet autoportrait fulgurant (Selfportrait,1996) exprime brutalement toute lacomplexité de l’identité féminine, unbalancier entre force et fragilitécomme le souligne encore une eau-forte de 2006, Still, plan diagonal surles jambes d’une femme allongée surle sol visage contre terre. Toujourssujet à de multiples interprétations, letravail « non narratif narratif » necesse de tourner autour de l’être et desmenaces qui l’entourent: Puppet ou laphotogravure Las Animas déversent leshantises d’aujourd’hui quand le visagehumain se disloque au profit de laBête.

« Je suis une femme pragmatique. »

Fille du sculpteur minimaliste améri-cain Tony Smith, née en 1954 àNuremberg pendant une tournée de samère la cantatrice Jane Lawrence surles scènes allemandes, elle aime secataloguer « génération Xerox », à telpoint qu’elle emploie la technique dela photocopieuse pour imprimer sachevelure sur papier dans une œuvregénérative ; à tel point qu’elle réem-ploie, découpe, duplique, métamor-phose une linogravure How I know I’mHere (1985-2000) dans une appropria-tion cannibale et instinctive de soncorps.Sans atelier, travaillant diverses tech-niques dans sa maison de l’East Vil-lage, elle entaille une ancienne photo-graphie pour extraire une nouvellesymbolique ou l’intégrer dans uneproduction graphique en devenir.Aussi, l’empreinte, ce mode le plusancien d’expression, lui convient-il àmerveille pour confondre et détournerles apparences, dans la lignée deDürer, de Goya et des eaux-fortes dePicasso.Pragmatique certes, mais surtout médi-tative, elle laisse les forces la pénétreret y répond intuitivement dans un tra-vail centré sur le corps et l’obscur,grattant, dessinant, modelant, assem-blant les épiphénomènes d’Alice auPays des merveilles et du Petit Chape-ron rouge.

« J’emploie ma vie, sans contradic-tion aucune entre mes engagementset mon œuvre. »

Entre corps célestes et terrestres, lesmythes, symboles, allégories et contespeuplent une œuvre protéiformemêlant la gravure, la photographie, lasculpture dans une exploration inces-sante des matériaux, -bronze, verre,papier, tissu-, messagers d’un possibleunivers où régneraient concorde etsérénité. Après avoir démultiplié lafigure archétypale de la femme, lecorps féminin depuis les années 80,l’artiste pénétrera ensuite le mondeanimal, explorant un riche bestiaireissus des contes et légendes occiden-taux mais emprunté aussi aux récitsbibliques.Mêlant papillon et sexe féminin dansun ballet onirique (Tattoo Print, 1995),introduisant les oiseaux, les mites(Goat Moth, 2015), le pissenlit (Dan-delions, 1999), l’artiste éco-féministe

illustre tant la fragilité de notre biotopeque la métamorphose salvatrice.Comme Nancy Spero, artiste améri-caine dont elle revendique l’influence,Kiki Smith rappelle combien son tra-vail artistique est étroitement lié à sonengagement direct au sein d’associa-tions et de groupements d’artistes, decollectifs féministes, de groupes contrela guerre du Vietnam, jusqu’à la géné-ration Sida qui a terriblement frappéson entourage, jusqu’aux revendica-tions #Me Too libérant la parole desvictimes d’agressions et de harcèle-ment sexuel.

« Le masque comme expérienced’éternité. »

Abordant le corps sous toutes sesformes, l’introspection passe inévita-blement par la case « mort » et lemasque funéraire est employé pourpérenniser le vivant. Quand sa sœurBebe est décédée du Sida, elle a repro-duit le geste posé lors du décès de sonpère, magnifier le visage sous unmasque mortuaire. De masque, avecune connotation stylistique archaïque,il est encore question dans des œuvressur papier et des bronzes polis, reliquesou ex-voto contemporains commeMermaid ou Mother, corps entier oufragmenté dans une position d’orant,bouche entrouverte sur le vide.« A partir de l’expérience chama-nique, je scrute les interactions entreles énergies. » Verre, soie, kitakata(papier de riz japonais), papier népa-lais, cire, des supports d’une extrêmefragilité accueillent un langage quiaborde tous les aspects de la vie,comme des échos en interaction avecle monde. Le mythe de l’origine et dela finitude qui traverse toutes les expé-rimentations plastiques passe d’abordpar une exploration du corps morcelépuis tend vers les liens entre l’humain

et la nature. Aussi, la mise en imagesénigmatiques relève-t-elle de l’expé-rience chamanique pour parvenir à ren-contrer le refoulé animal et nousconduire à l’aube d’une nouvelle vie.Constellations, fluides organiques,lévitation, Charms, tout un codex designes tisse une trame d’énergies sous-jacentes dans la plupart des allégoriesaux multiples clés de lecture, à l’imagede ses propres mots : « Je suis la chairde la pleine lune. »

« Mon travail est une forme d’espé-rance pour atteindre la vérité. »

De la période trash des organes frag-mentés à une vision cosmique de l’uni-vers et de la place du corps humaindans un ensemble apaisé, tout le par-cours artistique de Kiki Smith en porteles traces, l’empreinte, dévoilant peu àpeu une attitude sereine mais prudentedevant les mystères de la chair et del’émotion. « A côté de son engagementsocial et féministe, analyse Catherinede Braekeleer, Kiki Smith s’attacheégalement à partir de 1994,à sonderles aspects plus métaphysiques et spi-rituels de la nature humaine. En abor-dant les règnes animal et végétal, elleévoque la précarité de notre environ-nement autant que notre connexionvitale à ce dernier. »

« Faites attention à ce que noussommes ! » L’exposition Entre chienet loup présente toutes les étapes d’unecérémonie initiatique. De la lumière,on passe dans les couloirs de forcesobscures pour finalement apercevoirconcorde et sérénité dans une invita-tion à voir le monde autrement. A cer-taines conditions. Par petites touchesse dessine une symphonie éphémère,œuvre féministe engagée plus que dis-cours politique qui module des éner-gies dans un registre figuratif sensible-

ment différent d’autres artistes femmescomme Marlène Dumas, Orlan, CindySherman, Annette Messager ou la ter-rible Maman tutélaire Louise Bour-geois. Des animaux aimables, desfemmes au buste dénudé, des fleurs,des branchages cohabitent en doucesinteractions à la lisière incertaine entrel’homme et l’animal, entre le prédateuret la proie. Les derniers développe-ments de la matière sculpturale et de latapisserie Jacquard produite depuis2012 que l’on peut voir au 11 Conti àParis ainsi qu’à San Gimignanocomme un complément de l’expositionprésentée à La Louvière démontrentune fois de plus l’importance prise parla cosmogonie, actuellement partentière du travail humaniste de KikiSmith.

Dominique Legrand

Kiki Smith. Entre chien et loup / In theTwilight, Centre de la Gravure et del’Image imprimée, 10 rue des Amours,La Louvière, jusqu’au 23 février 2020.

Catalogue, textes de Catherine de Brae-keleer, Jean Fremon, Véronique Blondel,128p., 20 euros.Kiki Smith.Compass, Galleria Continua,San Gimignano, jusqu’au 9 février 2020.I am a Wanderer, Modern Art Oxford,jusqu’au 19 janvier 2020.

Kiki Smith, La Monnaie de Paris, 11 quaide Conti, Paris, jusqu’au 9 février 2020.

Kiki Smith, chair de lune au Centre de la Gravure

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InterviewKiki Smith: Je suis du signe ducapricorne, nous sommes des « latebloomers ». Je n’ai pas exposé seuleavant d’avoir 34 ans. Mais je diraisque j’ai commencé à m’affirmer entant que personne dans le milieu dela quarantaine. Je pense que tout lemonde a sa propre trajectoire.

F.N.: Avez vous déja eu une expé-rience chamanique ? Je pense que si j’avais une expérience

chamanique cela voudrait dire que lemonde est en danger (rires). Le chama-nisme est quelque chose que j’observeà distance comme par-dessus une haieet c’est un sujet auquel je fais attentionà ma manière. Je pense en quelquesorte qu’il y a un croisement où nouspouvons voir au delà de nous même. Il y a aussi des énergies qui émergentde partout, comme les énergies cos-miques qui nous bombardent en per-manence et passent à travers nous. Etvous ne vous rendez pas compte quevous et les bâtiments autour de vous,sont pénétrés par des vagues d’énergiecosmique. Vous comprenez, il y atoutes ces énergies, tellement d’éner-gies et elles vont partout. Il y a nostéléphones portables qui nous empoi-sonnent et bien pire que ça aussi. Jepense qu’il y a toutes ces choses qui nesont pas perceptible par l’œil et nepeuvent être vues, que l’on ne voit paset qui se produisent. Il y a notammentdes invisibles sociaux (comme dansnos relations aux autres), mais il y aaussi beaucoup de choses physiquesqui sont invisibles. Et quelquefois vouspouvez les apercevoir un instant et voirplus loin que le voile mais pour la plu-part du temps elles sont invisibles etvous malmènent.

FN: Vous parlez beaucoup del’importance du corps dans votretravail… Avez-vous déjà vécu uneexpérience d’apesanteur ?

Kiki Smith: L’absence de gravité…J’ai réalisé une sculpture qui s’appelleLilith. Lilith est la première femmed’Adam et elle se désincarne et aensuite la possibilité de bouger partout.J’ai créé cette sculpture de Lilith unpeu par accident je dois dire. C’étaitpendant une période lors de laquelle jetravaillais avec des danseurs. La figu-ration, historiquement, est pratique-ment toujours engagée au fait d’être enrelation avec les forces de la gravité.Alors que les danseurs la défient, ilss’envolent un peu partout. Sinon, unefois, j’ai eu un accident de voiture et

j’étais en choc. A ce moment là, je suispartie en dehors de mon corps donc,dans un sens, j’étais en apesanteur, endehors de moi. Hormis ces expé-riences, de manière générale je ressensénormément la gravité ! J’ai d’ailleursdéjà rapetissé de 2 inches. Et je n’aijamais cru que cela m’arriverait unjour ! Je pensais que cela arriverait àd’autres mais pas à moi. En fait, la gra-vité pèse sur moi tout autant que surles autres personnes.

FN : Quelle est votre rapport aumasque ?

Kiki Smith: J’ai été énormémentinfluencée par un groupe de théâtredirigé par Peter Schumann appelé« Bread and Puppet Theater». Ilscréaient des masques très grands et despetits aussi. C’était surtout leur utilisa-tion des masques dans les pièces dethéâtre qui était vraiment remarquable.Selon moi, ils faisaient vraiment duthéâtre politique et social mais enmême temps très magique. Ils sont unetrès grande source d’inspiration pourmon travail et ils ont eu une grandeinfluence sur moi quand j’étais plusjeune. Sinon oui, je suis intéressée parles masques et par les façades.

FN: Ne pourrait-on pas dire que lemasque est la vraie personne plutôtque la façade ? ». Kiki Smith: Oui, oui, ils peuvent l’être.Le masque incarne l’esprit de beau-coup de choses à travers le monde.Dans ma famille, mon père faisait desmasques de morts. Il a fait celui de samère quand elle est décédée. C’était lapremière chose que l’on voyait quandon arrivait dans la maison. Et quandmon père est mort, j’ai fait desmasques de mort. Et puis ma sœur estmorte et j’ai réalisé des masques demort et leurs mains aussi. Et puis mamère est morte et j’ai fait un moule detout son corps mais par contre je n’aipas fait de masque de mort. Pour masœur je ne pense pas que j’en ferais unet quand je mourrai je ne pense pasque j’en aurai un non plus. Cela faitpartie de l’histoire aussi, la création demasques de mort (sens littéral). Fairedes moules de corps, c’est aussi créerce masque dans un sens plus large.Pourtant, partout dans le monde lemasque est quelque chose de trèsvivant, qui peut aussi être une protec-tion.

FN : Quel est votre avis sur les luttesdes femmes aux USA ?

Kiki Smith: Le féminisme est quelquechose qui évolue et change. Il est aussisouvent contradictoire avec lui-même.

Selon moi, ce sont des questions dedroits humains que les gens essaientde rendre de plus en plus sophisti-quées. Et comme tout mouvement dansla société, les gens arrivent face à uneimpasse. A ce moment là, il y a unemanifestation de la masse pour expri-mer que la situation ne leur convientplus. Et puis les choses changent. Lesgens essaient de déconstruire, de com-prendre, et de se confronter, demanière brutale aussi. Quelquefois,c’est de manière violente que cela doitse passer. A ces moments-là, les gensfont des erreurs mais le plus importantc’est le changement, pas le fait que lechangement se fasse avec grâce et déli-catesse. En général, je pense qu’il y ades périodes où les choses changent etje pense que maintenant aux USA noussommes dans une ère où les gens neveulent plus que les choses se dérou-lent d’une certaine façon (commeavant). Il y a énormément de contradictions etréactions dans la société. Et je penseque comme partout, il faut trouver unéquilibre et que les gens gardentl’espoir d’avoir plus de possibilitéss’ouvrant à eux pour leur viefuture.Tout le monde est d’accord pourdire que nous devrions tous jouir des

mêmes droits humains. Mais lamanière dont ces problèmes demanque, voire d’absence de droitshumains sont gérés de manières diffé-rentes dans chaque société, c’est trèscomplexe. Mais peut-être qu’aucun denous n’a d’avenir dans cette société.Qui sait ? Individuellement, les gensessaient de rendre leur vie meilleure etde vivre une vie meilleure. Moi, parexemple, j’essaie de faire ça vis-à-visde moi-même et dans mon travail. Demanière collective, les gens trouventun esprit / un sens commun qui peutêtre tout à fait en contradiction totaleavec celui d’autres communautés.C’est toujours une sorte de danse sansfin.

La majorité des pièces que je crée,naissent de situations particulières.Lors d’un cours d’art d’été, il y avaitune jeune femme qui posait nue et lesétudiants devaient la dessiner. Et ilsfaisaient des dessins rikiki, ils avaientpeur d’utiliser l’espace de leur feuillede papier. Je me suis dit : « Si tu veuxconsacrer ton temps à faire quelquechose, au moins aie l’audace d’êtreambitieuse. Il ne faut pas que les coursd’art soient justes des exercices ! »Donc, j’ai fait un grand dessin. Et puis

j’ai fait une impression lithographiquede ce dessin avec des couleurs eau etles branches étaient des « monoprints »réalisés à partir de feuilles collectéesdehors. Vous voyez j’ai recouvert lesfeuilles d’encre et je les ai presséescontre le papier.

FN : « C’est une divinité en fait ! »

Kiki Smith: Peut être… Vous savez, jene pense jamais à ça. Je voulais justemontrer ce qui était possible aux étu-diants et leur donner une bonne leçonpour leur faire comprendre : « Prenezce que vous faites au sérieux et trans-formez ce que vous faites en quelquechose dont vous êtes fiers». Je nepense pas tellement à ce que je fais.Vous voyez les branches avec de laglace juste là derrière, c’est encore unevision, qui pousse vos yeux en mouve-ment et ils se baladent et vous regardezvers l’extérieur. Votre vision estactive. Et vous avez raison, mesœuvres doivent faire écho à certainespériodes de ma vie mais je n’y pensepas. Comme je vous le dis, j’ai justeune vision dans ma tête. Je sens que jedois faire et je fais. Et puis à unmoment je décide que l’œuvre estfinie. Quand cette décision est prise, jepars ou je commence à ranger la mai-son ou je fais d’autres choses qui doi-vent être faites. Vous savez, ce n’estque rarement en rétrospective quej’arrive à faire une sorte de narrationlinéaire de mon travail. En fait, je suisune personne assez pragmatique et sije puis dire « banale ». Très banaledans ma vie de tous les jours. Je metracasse de choses banales comme« Oh ! Il faut acheter de nouveauxdraps de lit » ou « Il faut faire la les-sive ! » Vous voyez des chosesbanales.

FN : « Vous avez beaucoup detatouages, voulez-vous vous lancerdans les impressions corporelles ? »

Kiki Smith: Non. Je les ai faits parceque je voulais me protéger. Je les aifaits pour me protéger parce que jepensais en avoir besoin et puis je suispartie explorer, faire mes expériencesdans le monde extérieur. Et ça a mar-ché !

Kiki Smith, Mermaid, ©Centre de la Gravure et de l'Image imprimee

Kiki Smith Banshee Pearls, © FluxNews

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Liège

Le 4 décembre 2019, dans l’Espacerencontre de la bibliothèque GeorgeOrwel de la Cité Miroir de Liège, unjoyeux galion, unique pièce centraleattire tous les regards du petit publicvenu le visiter. C’est le vernissage del’oeuvre d’Alain Meert.

Les yeux brillants, il commente chaquedétail de son bateau, chaque mini-por-trait incrusté, la vidéo d’un atelier,chaque touche bricolée et illuminée.Une main sur son épaule, le co-créa-teur de la pièce, Patrick Marczewski,artiste plasticien mais aussi artisanrelationnel des ateliers du Créahm1 lesuit, l’aiguille et partage la joie de laprésentation. Un peu plus loin, CarlHavelange, le nouveau directeur du

MADmusée couve la scène avec desyeux émus.

Le bateau est le résultat d‘une com-mande faite à Alain Meert pour repré-senter, selon lui, le musée idéal. Et LucBoulangé, fondateur du Créahm,(invité au colloque Penser les Artssitués2) de s’interroger : La créationest-elle vraiment reliée à la commande? Depuis sa longue-vue de capitainedifférent, Alain Meert a t-il compris lesens de la demande ? Ou a t-il simple-ment poursuivi son élan d’intérêts per-sonnels, créant un bateau, arche desouvenirs, de tous ses bons momentspassés aux ateliers du Créahm ? Etfinalement, est-ce si important ? Dugalion se dégage une telle puissance

créative, narrative et émotionnelle quechaque spectateur peut y projeter sonpetit monde interne, son propre muséeimaginaire. Autrement dit, la piècefonctionne et nous emporte.

L’Esquif exposé pourrait aussi symbo-liser une notion de passage. C’est quedans le petit monde de l’art différenciéà Liège, il y a un vent nouveau souf-flant dans les voiles. Il y a ces nou-veaux bâtiments en train de s’érigerdans le quartier Nord de Liège, en bor-dure du 251 Nord et des ateliers duRAVI se dédiant aux ateliers duCréahm. Il y a le nouveau public desadultes autistes3, avec les singularitésde leur pathologie, à accueillir et inté-grer dans les groupes déjà rôdés desateliers. Il y a le renouveau du MAD-musée créé en 2003. Il devient le Trin-khall Muséum et il ouvrira ses portesen mars 2020 dans le parc d’Avroy. Ily a tous les nouveaux projets reliés àd’autres galeries orchestrés par CarlHavelange, le nouveau directeur. Lorsdu colloque des 4, 5 & 6 décembre, cedernier a proposé un titre amenantréflexivité et débat, le nouveau conceptd’Arts situés. Cette notion envisageantlieu et point de vue de la création etnon la question de sa catégorie a étéabordée sous différents angles par desphilosophes, artistes et directions deplusieurs centres d’art différenciés4.

Par delà cette effervescence de confé-rences de trois jours, par delà cette

odyssée de projets architecturaux et deprogrammations, il importe commeAlain Meert de se souvenir de la placecentrale à décerner au groupe des han-dicapés et à la première ligne qui lesentoure.

L’image d’une pierre jetée dans l’eauavec ses ondes et anneaux de rondsdans l’eau tente d’illustrer ce propos :Au centre, se situent les artistes triso-miques et maintenant des artistesautistes avec chacun leurs talents àdévelopper.Autour d’eux, d’autres artistes gravi-tent et entourent pour proposer et gui-der.Autour de ce deuxième cercle, les ate-liers du Créahm et son institution enca-drent.Encore plus large un musée expose lescréations nées du centre par desartistes différents de Liège etd’ailleurs.

Chaque cercle tressaille et ricoche avecson voisin. Chaque remou englobe,associe, floute et questionne la placedu potentiel créatif des adultes défi-cients mentaux dans notre société etdans notre système de pensée qui n’ensort pas du binaire pour nommer d’uncôté les artistes dits normaux et del’autre les autrement normaux. Et pources derniers comment situer leurimmense talent pouvant émerger grâceà des révélateurs oeuvrant dansl’ombre des ateliers graphiques, scé-

niques et musicaux ? C’était bien là latentative de Carl Havelange.

Interviewé par Lino Polegato5, ilévoque sa politique muséales’appuyant sur cette notion d’artssitués. Face à la profusion de tentativesde dénominations : art outsider, artbrut, art en marge, art du dehors, arthors norme, etc, il désire dans ce soucide ne pas réduire la source de créati-vité des artistes à leur handicap mental,trouver une autre voie pour mettre lefocus sur le regard que l’on porte surles œuvres et l’usage que l’on peut enfaire. Il importe selon lui de mettre enavant la singularité des créations et lesdispositifs d’ateliers. Il insiste sur celien avec les ateliers et se veut vitrinede ces lieux de création. Il projetteaussi de développer des liens avecd’autres artistes et d’autres lieuxd’expositions. Ce sera déjà le cas pourl’exposition d’ouverture du TrinkhallMuséum ayant pour thématique «Visages/frontières » qui dévoilera denombreux portraits de la collection endialogue avec des artistes tels que Tho-mas Chable, Hélène Tilman, Anne deGelas et Dany Danino présentant aussileur créations dans des galeries avoisi-nantes.

Alors, rendez-vous en mars à l’avène-ment du Trinkhall Muséum !

Judith Kazmierczak

1 Créahm: Ateliers de création pouradultes en situation de handicapmental de Liège.2 Intervention intitulée “Parlez-moide l’artiste!” lors du colloque Pen-ser les Arts situés à la Cité Miroir. 3 Dixit Cécile Schumacher, directricedu Créahm de Liège.4 La S Grand Atelier, la Pommeraie,Créahm Bruxelles.5 Voir la vidéo de l’interview surFlux News On line.

Mars 2020, avènement du Trinkhall museumAu Parc d’Avroy à Liège

Carl Havelange: Je tiens à ce que lecontact avec l'expérience des ateliersne soit jamais rompu.L.P.: Aujourd'hui l'art outsider n’est plus marginalisé. Il y a un marché qui fonc-tionne très bien. Un peu comme dans le milieu de l'art contemporain, il y al’artiste outsider reconnu, qui fait partie de l’élite puis il y a tous les autres ?Bien sûr, c’est le risque que nous voulons éviter en réfléchissant pour établir la poli-tique muséale du Trink Hall. Réfléchir les catégories, l'art brut contemporain ou outsi-der par exemple. Ce qu'elles peuvent avoir de réducteur et parfois il faut le dire de tropinféodé au marché de l'art. Nous n'avons pas d'attitude naïvement moraliste vis-à-visdu marché de l'art, c'est là une des instances de reconnaissance et de légitimation àcoté de laquelle on ne peut pas passer. Mais ces grandes catégories, l'art outsider, vousle citiez, ou l'art brut contemporain, constituent un segment émergent du marché del'art avec des œuvres qui bien souvent n’ont guère à voir les unes avec les autres.Quelles relations peut-on établir, par exemple, entre l'art en atelier, destiné à des per-sonnes handicapées mentales, et l'art autodidacte qu'on appelait « l'art des fous » aupa-ravant, l'art des prisonniers, l'art des marges, hors nomes etc. ? Il nous semble que lemarché de l'art de part ses effets de lissage et de conformisme, par des procéduresd'inclusion ou d'exclusion, risque de nous enlever cet émerveillement que nous avonsdevant les œuvres de la collection. Nous voulons protéger nos œuvres et d'autres, deces effets délétères.

L.P.: Par rapport à votre prédécesseur, Pierre Muyle, est-ce que votre politiqued'exposition s'engage dans son parcours ? Le projet de Pierre était de faire de ce musée, un musée d'art brut contemporain. Lenôtre est légèrement différent. Je tiens absolument à ce que le contact avec les ateliers,l'expérience des ateliers et l'histoire des ateliers, que ce lien ne soit pas et ne soit jamaisrompu. Il s'agit d'établir entre le musée et les ateliers une sorte de chorégraphie. (...) Lasingularité de ce musée, c'est d'être effectivement partie prenante d'un projet global quiest celui du Créahm, sans se confondre avec les ateliers mais en en étant en quelquesorte un des instruments, dans le meilleur sens du terme. Cet endroit a comme particularité historique d'être un musée, mais avec un restaurantet une brasserie qui compte à Liège et qui est très largement fréquentée. On continueraà faire de ce lieu un lieu de rencontre, de sociabilité, de dialogue, de fête de concert,voire de performance.

Alain Meert, Le musée idéal, 2019. Atelier : Créahm Liège © JK FluxNews

En mars 2020, le Trinkhall Museum ouvrira ses portes. Un projet aux lignes minimalistes très épurées qui a été signépar l’Atelier d’Architecture Aloys Beguin - Brigitte Massart.

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Depuis plus de 20 ans, Anri Sala explore dansune œuvre poétique d’envergure la porosité quiexiste entre l’image et le son, ainsi que leurrelation à l’espace d’exposition. Après sonexposition rétrospective Anri Sala. Le Tempscoudé au Mudam Luxembourg qui rassemblaitplusieurs œuvres magistrales récentes, l’artistealbanais investit Santander, en Cantabrie.

Précieux vaisseau irisé en porte-à-faux au-dessusde la mer, le Centro Botín présente un nouveaudispositif de monstration d’images en mouvementsigné Anri Sala. Dans l’exposition Anri Sala. AsYou Go (Châteaux en Espagne), l’artiste né àTirana en 1974 poursuit sa réflexion sur les struc-tures narratives et l’idée du double en intégranttant l’architecture de Renzo Piano que la baie deSantander.Benjamin Weil, directeur artistique du CentroBotín, explique l’intitulé : « As You Go impliqueune double idée de mouvement : celui inhérent àune œuvre basée sur le temps, qui repose sur lamusique et l’image filmique, et le propre mouve-ment du visiteur que Sala invite à participer à lacréation de sa propre expérience de l’exposition.» Quant à l’expression « bâtir des châteaux enEspagne » pour exprimer l’idée d’échafauder desprojets irréalistes ou trop ambitieux, elle a attirél’attention d’Anri Sala qui l’a utilisée pour intitu-ler son œuvre.Tout jeune musée d’art contemporain créé en2017 par la Fundación Botin à une heure de routedu phare culturel et touristique qu’est le muséeGuggenheim de Bilbao, le Centro Botín présentedans trois « mouvements » différents ce subtilchamp discursif propre à l’artiste pour qui lamusique est mesure du Temps. Le premier, dévoluà l’installation As You Go (Châteaux en Espagne),consiste en un système de vidéoprojection auxproportions cinématographiques: trois paires devidéos, toutes liées à l’interprétation musicale,défilent sur un écran biface de trente mètres dontla forme fait directement allusion au bâtiment àdeux lobes conçu par l’architecte Renzo Piano.Les œuvres composant As You Go sont toutesantérieures : Ravel, Ravel (Unravel) de 2013 ;Take Over de 2017 et If and Only If de 2018, sontreconduites sous une forme concertante dans unenouvelle œuvre en soi.« Anri Sala a orchestré le défilement de gauche àdroite en utilisant des blancs pour créer unrythme visuel particulier. Deux écrans translu-cides placés à chaque extrémité créent une sensa-tion de double vision, un sentiment d’immersiondans l’image lorsque les visiteurs se déplacent »,précise Benjamin Weil, également curateur decette exposition.Un autre espace de la galerie s’ouvre sur le golfede Gascogne. Sala y installe l’œuvre sonore etvisuelle No Window No Cry (Renzo Piano &Richard Rogers).C’est un nouveau clin d’œil à ladualité puisque Renzo Piano est l’architecte dedeux musées dans lesquels l’artiste expose NoWindow No Cry, le Centre Pompidou à Paris en2012 et maintenant au Centro Botín. Le troisième acte offre une mise en espace de All

of a Tremble (Delusion/Devolution). Un mur estrecouvert de papier peint. Deux anciens cylindresd’impressions déclenchent un système de rivetsconçus pour transformer le motif du papier peinten mélodie. Ou serait-ce l’inverse ?

Conversation avec Anri Sala au Mudam,octobre 2019. Cette quête d’un fort impact senso-riel, Anri Sala vient d’en démontrer toute l’enver-gure dans une exposition monographique auMudam (Luxembourg) où nous l’avons rencontré.Figure cathartique de l’art conceptuel, l’artistepèse chaque mot lancé à la rencontre d’une œuvrequi explore les modes de communication non-ver-baux à travers de nouvelles techniques narrativescomposées d’images en mouvement, de musiqueainsi que des caractéristiques architecturales deslieux de présentation.L’explorateur des liens poreux entre l’image, leson, et leur relation à l’espace, à l’histoire poli-tique et au temps, a trouvé dans l’architecture deIeoh Ming Pei aire de jeux à sa mesure. Sous leshauts plafonds destinés à faciliter une pensée abs-traite et créative, le son se comporte de manièreinhabituelle et spectaculaire, avec cette « réverbe» qui nous entoure, vague de sons maîtrisée aumétronome qui interagit avec chaque surface ouvide.Cette expérience sensorielle, Anri Sala l’a choré-graphiée avec soin : exposition déployée dans leGrand Hall, le Pavillon et les deux grandes gale-ries à l’étage, « Le Temps coudé » rassemble plu-sieurs installations majeures, des films et des des-sins, tous créés ces cinq dernières années qui ontvu ce travail du son et de l’image poussé auxextrêmes. Les visiteurs sont accueillis par All of a Tremble(Delusion/Devolution), 2017, installation minima-liste en regard des plans en macro qui vont suivreà l’instar de Slip of the Line, 2018. Nous voicidevant un motif visuel de papier peint transforméen son puisque le rouleau du motif à peindredevient le support d’une boîte à musique. Le tonest donné. Restait à garder la note dans une expo-sition particulièrement exigeante. «C’est uneœuvre de l’expérience, commente Suzanne Cotter,directrice du Mudam et curatrice de l’exposition.Une expérience physique, corporelle de l’œuvrepuisqu’elle suscite notre ouïe et notre vue, maisaussi une expérience esthétique, émotionnelle etintellectuelle. C’est aussi une invitation à porterune réflexion sur le temps, sur notre propre inter-prétation des choses, et à penser autrement.» On croise le déplacement lent d’un escargot sur unarchet, un duel entre un pianiste et un Disklavier,des notes en voyage, une installation mettant enscène 38 caisses claires suspendues et biend’autres merveilles : « J’ai créé l’expositioncomme une composition musicale, précise AnriSala, une musique de chambre où chaque piècepeut conduire quelqu’un d’un endroit à un autresans ordre préétabli. L’architecture du Mudampermet de tout faire jouer en même temps. J’aipensé aux angles, aux courbes. Il y a la magie ducoup d’envoi puis chaque instant prend en consi-dération cette idée de courbe jusqu’à l’espace des

galeries. Filmer quelqu’un en train de jouer de lamusique ne m’intéresse pas mais bien ce momentde l’intention donné par le le coude. L’âme desnotes se prolonge dans l’instant provoqué par lamain d’un violoniste. »Avare de mucus mais bien nourri, un escargot pro-gresse sur l’archet de l’altiste français GérardCaussé pendant que celui-ci joue l’Elégie pouralto seul (1944) d’Igor Stravinsky. Mais quel élé-ment perturbateur, ce gastéropode vedette d’Ifand Only If, (2018) ! « Il y a une partition quiexiste, commente le plasticien épris de temps sin-gulier. La présence de l’escargot crée un déséqui-libre sur le poids de l’archet. Gérard Caussé est àl’écoute de sa performance mais aussi du trajet del’escargot qui impose une chorégraphie gestuellecomme tourner son archet pour ne pas entraver lecheminement ni heurter la coquille. Je voulais unecorrespondance entre le temps de l’élégie, 5 à 6minutes-, et le temps nécessaire à l’escargot pourparcourir l’archet, 8 minutes s’il est en forme. »Ce dialogue impromptu fait naître une nouvelletemporalité où stabilité et assouplissement dugeste conditionnent l’accomplissement du voyage,distorsion que l’on retrouve de manière bien plusviolente dans Take Over (2017) : le visiteur seretrouve cerné, placé au centre d’une lutte entre lejeu d’un musicien et musique enregistrée.De retour à la lumière naturelle après l’atmo-sphère parfois oppressante des espaces vidéo, TheLast Resort (2017), interprétation du Concertopour clarinette de Mozart, trouve magnifiquementson amplitude sous la verrière du Pavillon Leir,capsule de verre suspendue en aplomb des ruinesdu Fort Thüngen. On est immergé dans un bain denature et de sons, guettant le mouvements desbaguettes sur les 38 caisses claires suspendues auplafond comme un insecte géant.

Les notions de perturbation et de corruption sontles pierres d’angle des créations d’Anri Sala,artiste né sous le régime dictatorial communisted’Enver Hoxha qui isolera complètement l’Alba-nie du reste du monde, puis artiste libre qui s’inté-resse au silence et à l’opacité du langage. Désirantconstruire une œuvre à partir du langage, del’Académie des Arts de Tirana au début desannées 90 puis à l’Ecole Nationale supérieure desArts Décoratifs à Paris avant de poursuivre sa for-mation artistique audiovisuelle au Studio national

Le Fresnoy (Tourcoing), Anri Sala arrive toutnaturellement au son, à la vidéo et à la musiqueinscrite dans une dimension temporelle qui « sesitue toujours dans le présent continu à l’inversedu langage évoluant par séquences -passé, pré-sent, futur », souligne-t-il en évoquant The Pre-sent Moment (2014) revisitant La nuit transfiguréede Schönberg sur une courbe d’écrans.« Le langage était tellement contrôlé par lerégime communiste que c’en devenait une auto-route, une langue de bois, confie-t-il pour analyserà rebours son parcours artistique. A la chute durégime, les étudiants se sont dirigés majoritaire-ment vers ce qui était interdit : l’expressionnisme,l’abstraction. Moi, cela a été l’inverse. Je voulaisme séparer du contrôle car jusqu’ici la seuleliberté dont disposait un artiste était le geste. J’aiétudié la fresque à l’italienne, un travail où l’onprocède par couches transparentes sur un murgardé humide. Cette technique,-un choix intuitif-,ne permet pas le geste. La liberté de l’artiste sesitue à un tout autre niveau. Il faut composer avecl’espace et le temps. J’aimais la contrainte tech-nique qui ralentissait quelque chose par rapport àla liberté d’expression retrouvée. »Le Temps dans l’art est un sujet vaste et riche. BillViola, Roman Opalka, Marina Abramovic, DavidClaerbout pour n’en citer que quelques uns fontdu temps durée, instant ou au contraire éternité, lesujet de leurs recherches. Pour Anri Sala, le tempsc’est aussi le mouvement, la représentation d’undéplacement dans l’espace, la temporalité du récitqui s’installe dans l’image. En choisissant de fil-mer en 16 et en vidéo, -art par excellence del’espace et du temps-, en vue de générer des tem-poralités soigneusement assemblées qui se che-vauchent les unes avec les autres, Sala exploretoute la subjectivité du passage du Temps. Photographies et dessins comme Manifestations ofMotion and Affect, 2014) où des nuages demoments de temps ponctuent les portées esquis-sées, questionnent encore cette notion obsédantede temporalité dans la musique classique occiden-tale.Nouvelle pause graphique dans ce continuum quiinvite le spectateur à d’autres modes de perceptionsubjectifs et sensoriels, la très belle sérieMaps/Species (2018-2019) juxtapose en diptyquesdes gravures zoologiques du dix-huitième sièclereprésentant différentes espèces de faune marine

Les châteaux en Espagne d’Anri Sala

Portrait de l'artiste: ©Jutta Benzenberg

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et des dessins à l’encre qui évoquent lecontour de pays. Ceux-ci ont été défor-més, altérés, courbés afin d’épouser laforme des espèces maritimes sur lesplanches de classification. L’allusionau colonialisme est claire. L’artiste quia représenté la Fr ance à la Biennalede Venise 2013 met au centre de sonpropos l’artificialité de ces États en lescomparant à la nature. « Voici la Cali-fornie, indique Anri Sala devant uneforme certes allongée mais curieuse-ment repliée à son extrémité, commeun avorton. La notion de corruptionm’intéresse, pas comme une métaphoredes mœurs ou de la politique, mais bienla corruption au sens physique. Le des-sin doit se contenir dans le cadredonné par les naturalistes. Ce qui pro-voque une fiction géographique, unrepli de la forme sur elle-même commele congre, précisément sur la lignefrontière entre le Nouveau-Mexique etle Mexique... »Hyper sensoriel et esthétisant dans laplupart des méta-narrations récentes,l’art d’Anri Sala ne peut être jugé qu’àcette seule aune car il considère lanotion d’esthétique comme une formede résistance. Depuis son tout premierfilm vidéo Intervista - Finding theWords (1998) dans lequel l’auteur semet en scène aux côtés de sa mère sou-mise à la langue de bois lorsqu’elleétait militante des Jeunesses commu-nistes d’Albanie, jusqu’aux grands for-

mats de Tirana captée dans sa symbo-lique architecturale, Anri Sala construittout un processus fascinant entre his-toire, mémoire personnelle et mémoirecollective. Ce principe de mise enscène conceptuelle faite de rencontresabsolues qui privilégient la porositéentre les espaces reflète la vie-mêmed’Anri Sala, de Tirana à Paris et Berlinoù il vit aujourd’hui, mais peut-être pasdemain : « Je produis ma propre conti-nuité par rapport aux changementspolitiques ou selon ma décision person-nelle de partir d’un lieu », constateAnri Sala. Subtil dédoublement poé-tique de l’être, entre utopie et réalismemagique.

Dominique Legrand

Anri Sala. As You Go (Châteaux enEspagne), Centro Botín, Jardines dePereda, Santander, Espagne.Jusqu’au 3 mai 2020.

Essai de Peter Szendy, Coudées.Quatre variations sur Anri Sala,Mudam-Les Presses du réel, 256 p.,22 euros. Edition bilinguefrançais/anglais. Publié à l’occasionde l’exposition Anri Sala. Le Tempscoudé, Mudam (11/10/2019 –5/1/2020), Luxembourg.

Maurice Pasternak présente une cin-quantaine d’œuvres récentes auSalon d’Art en une double exposi-tion : Traces de l’inacceptable (enjanvier) et Sans cris ni traces (enfévrier). Une articulation en dip-tyque dénuée de toute velléité thé-matique ou chronologique, mais uni-quement dictée par l’exiguïté del’espace imparti qui fera office decaisse de résonance au dialogueménagé par l’artiste entre ses des-sins sur papier et ses cires pigmen-tées. Comme annoncé par le doubleintitulé, il y sera question de traces,d’empreintes, de marques laissées…dans le sillage de l’(in)humanité.

« L’homme est au fond une bête sau-vage, une bête féroce. Nous ne le

connaissons que dompté, apprivoisé encet état qui s’appelle civilisation :aussi reculons d’effroi devant les

explosions accidentelles de sa nature.Que les verrous et les chaînes de

l’ordre légal tombent n’importe com-ment, que l’anarchie éclate,

c’est alors qu’on voit ce qu’estl’homme ».

Arthur Schopenhauer

Maurice Pasternak (°1946 ; vit et tra-vaille à Bruxelles) est encore trop sou-vent assimilé à son seul œuvre gravé,pléthorique et virtuose il est vrai.Reconnu internationalement pour cetteproduction, il s’est en effet longtempsconsacré à la gravure qu’il a parailleurs enseignée, en Belgique commeà l’étranger. Il a surtout excellé dans lamanière noire, procédé en taille-douce,aux qualités toutes picturales, dont lalenteur d’exécution lui permettaitd’intégrer progressivement ses idéesdans une image. Parallèlement, il tra-vaillait le pastel sur toile. Ces œuvresfiguratives entretenaient avec la réalitévisible un rapport chargé d’ambiguïté.La maestria des effets de cadrage, dumodelé ou de la luminosité n’était pas

sans évoquer la photographie ou, plusexactement, le pictorialisme, soit unephotographie ayant déjà pris ses dis-tances avec le réel et le vérisme. Ils’avère que la technique n’a jamais étéun objectif en soi pour l’artiste, etencore moins sa maîtrise, toute excel-lente qu’elle soit. Elle n’est qu’uneforme de langage, au service des idées.Or, depuis quelques temps, les idées deMaurice Pasternak émergent nettementmoins lentement. Elles affluent toutesensembles, avec fulgurance, dans uneforme d’urgence. Ainsi le mezzo-tinton’était-il plus approprié pour les inter-cepter, alors que le graphite sur papierlui permet d’élaborer trois ou quatredessins simultanément. Par ailleurs, lesimages émergent d’elles-mêmes dansla cire pigmentée, comme des phéno-mènes spontanés. Quant à la figurehumaine, autrefois omniprésente(même si la raison de sa présence dansl’espace représenté nous échappait),

elle est à présent évincée, ou n’apparaîtplus que sous forme d’ombres qui ten-dent à s’effacer. Désormais, MauricePasternak ne se focalise plus surl’humain, mais sur les traces laisséespar ce dernier, avec un regard tour àtour distancé ou rapproché, du macroau micro, à la lisière de l’abstraction etde l’illisibilité. La facture des dessinsest indécelable, dans une recherche detotale neutralité. En résultent desimages évanescentes, dont l’interven-tion de main d’homme semble absente.Des images phosphorescentes, non pasirréelles ou surréelles, mais « intra-réelles », comme si le réel avait étépassé aux rayons X, pour nous en révé-ler la structure interne et sa natureintrinsèque. Que voyons-nous dans cesradiographies de réalité ? Des planètes,des océans, des arbres, des visages.Des racines, des écorces, des peauxplissées. Des trous creusés, des tour-billons, des cris, des cavités. Des pla-

nètes terre, radieuses mais exsangues,lançant à l’univers un ultime signallumineux. Des cataclysmes, descyclones, des trous béants, des sitesd’enfouissement. Des arbres déracinés,des murs dressés, des tours decontrôle. Des femmes outragées qui secachent le visage, atterrées quel’anéantissement de leur être puisseêtre une arme de guerre. Des yeuxd’animaux, en très gros plan, sem-blables à des abîmes sombres et sansfond. Des parures d’un peuple déciméou des croix enflammées. Soit autantde traces, de stigmates, de ce que l’êtrehumain est capable de produire, depire. Quand il est guidé par sa volontédominatrice et sa pulsion destructrice.Le présent texte est déjà trop expliciteau regard de ces images sans titre. Car,ce qui frappe d’emblée dans les des-sins au graphite sur papier, c’est lesilence qui en émane. Un silenceabsolu et glacial, tandis que les sujets

semblent disparaître, se dissolvantdans l’ombre ou la lumière d’imagesspectrales. A contrario, les imagesprennent corps dans la matérialité de lacire pigmentée, telles des empreintestridimensionnelles. Que représentent-elles ? Du sang, de la chair, des plaiesouvertes… Peut-être. Si les œuvresrécentes de Maurice Pasternak opèrentà la lisière de l’illisibilité, c’estqu’elles sont en équilibre précaire surun fil ténu, savamment tendu entrebeauté (du signifiant) et atrocité (dusignifié). Radiographies ou empreintesdu réel, elles auscultent et attestent, entoute objectivité. Elles témoignent etfont œuvre de mémoire. Silencieuse-ment. Sans pathos ou protestation.Impossible de ne pas songer ici auxDésastres de la guerre d’un Goya, auGuernica d’un Picasso ou aux Otagesd’un Fautrier. « Nous avons l’art pourne point mourir de la vérité », affirmaitNietzsche. L’art de Maurice Pasternakagit comme une parade pour contenirl’horreur et la juguler. Il est un exu-toire pour exorciser l’atrocité et laconjurer. Il fait écran à la vérité pournous en protéger, autant qu’il seconfronte à elle pour la révéler.

Sandra Caltagirone

Maurice Pasternak Œuvres récentesTraces de l’inacceptable Du 6 janvierau 1er février 2020Sans cris ni traces Du 3 au 29 février2020

Le Salon d’Art 81 rue de l’Hôtel des Monnaies1060 Bruxelles02 537 65 40

SANS TAMBOUR NI TROMPETTE

S.10.b. 2018, 117/80 cm, Graphite sur papier

Panamarenko vient de nous quitter. (14 décembre 2019)Nous l’avions rencontré, à la galerie Ronny Van de Veldeen 1996. Il mettait la dernière main à la fabrication de sonsous-marin. Son implication dans la fabrication et sonrapport très particulier à l’oeuvre nous avaient frappés.

Pierre-Yves Desaive: Est-ce que votre sous-marin va fonc-tionner?Panamarenko: Tout est prêt pour fonctionner. Si tout fonc-tionne bien, il sera à l’eau en juillet, de l’autre côté del’Escaut. Il y a un moteur à l’intérieur qui donne 20 kWd’électricité et 25 chevaux sur l’hélice. Les 20 KW sont pourl’éclairage du sous marin qui peut plonger jusqu’à dix mètresde profondeur et rester là pendant 300 heures Il peut allerjusqu’à Spitsberg, avec un container de mazout assez large.(rires) Je me suis documenté, pour apprendre par exemple

qu’un sous-marin plus court serait idéal, parce qu’il offremoins de résistance. En plongeant, il brise les vagues qui s’en-foncent sur lui. Si le sous marin fait 100 m de long, il n’y aque des frictions négatives. Il ne pose aucunes difficultés,c’est simplement un bateau double, une quille en haut et enbas avec un tube qui aspire l’air.

Lino Polegato: Vous vous impliquez beaucoup dans letravail?Panamarenko: Je fais beaucoup moi-même parce que je penseque je peux faire mieux que les autres. Je pourrais faire fairecela ailleurs, mais je ne suis pas né dans une famille commeça. Je trouve que ça donne beaucoup d’expérience. Je trouvequ’il y a de la beauté dans le travail, mais seulement si ça durequelques minutes par jour (rires)(In FluxNews 9, 1996)

Panamarenko, Spitsbergen - Nova Zemblaya, 1996, © FluxNews

Panamarenko: Je me suis parfoisconsidéré comme

un véritablescientifique

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Yellow Now fait paraître une monogra-phie singulière retraçant en histoires leparcours exploratoire au très longcours de Jacques Lennep. Année parannée et richement illustrée, celle-cifournit également la liste complète,jamais publiée à ce jour, des exposi-tions et une bibliographie à vocationexhaustive. On y découvre une biogra-phie qui ne ressemble à nulle autre tantles faits qui semblent particulierséclairent la singularité d’une vie/artavant la lettre avec la même intensitéque les événements plus connus del’œuvre. Avec cette biographie,retraçant près de 60 ans d’activitéassidue et quotidienne, JacquesLennep, le tisserand non dépourvud’humour, travaillant autant dansl’ombre que dans la lumière,n’échappe pas au lecteur attentif. « UnHomme-Art » présente toutes les qual-ités, synthèse sans en être, d’une viefaite d’événements et les suscitant, toutcomme ce jour où, en 1975, il « con-sacre une conférence au Musée d’artmoderne – Département des aigles deBroodthaers. [Et où,] à cette occasion,celui-ci lui envoie le télégramme «Fermez les musées. Ouvrez les prisons» » (p,26). Les histoires, c’est entendu,s’écrivent au pluriel et ne voientjamais le jour à l’écart de la personneet des événements qu’elles ont rencon-trés. Le plus infime, n’est plus reléguéau niveau de l’anecdote mais renvoie àla profondeur du noir et à l’inconnue.C’est ainsi qu’on découvre dans lelivre, parmi une infinité de résurrec-tions (discrètes mais non moins sig-nifiantes), tel ou tel événement person-nel (antérieur à sa carrière artistique)qui révélera et orientera les choix et lesaperceptions ultérieures del’artiste/historien :

« Le 8 août 1956 [il a alors 15 ans], setrouvant chez des cousins àMarcinelle, il apprend qu’une catastro-phe s’est produite à la mine du Bois-du-Cazier et s’y rend à vélo. Le drameet ce Pays noir avec son paysage deterrils, marqueront l’artiste » (p.7).

Relevant les attitudes en situation(avant même leur reconnaissance artis-tique, si ce n’est par le rire – Lennepest également un enquêteur de laZwanze) et leur liaison indissociableavec les lieux, les récits (histoires) etl’instantané qu’elles produisent, lelivre évoque tous ces moments sin-guliers comme celui où, en 1969 [il aalors 28 ans], « mimant le Bacchus deCaravage, Lennep pressent un artd’attitude. Il avait déjà, lors d’un voy-age en Italie, sept ans plus tôt, mimé leDiscobole et d’autres statues antiques». Et le texte de préciser : « La corréla-tion entre l’artiste et l’historien de l’artrestera constante » (p.9). Orientationcomme nulle autre, l’auteur/navigateurhors-piste mènera en parallèle, à partirde 1964 environ et pendant de nom-breuses années, avec autant de convic-tion, de ténacité et d’inventivité unecarrière artistique et une carrière scien-tifique d’historien de l’art (nomméégalement Conservateur en 1983 auxMusées royaux des Beaux-Arts).

« Acte fondateur de ce qu’il appellerason Musée de l’homme : il «encadre»[en 1974] Jocelyn, un huissier desmusées où tous deux sont employés. Ilentreprendra ensuite, jusqu’à ce jour,

d’exposer des personnes réelles dans lemilieu artistique. Lors de l’été, pénètredans le jardin abandonné de Monet àGiverny pour y semer des pensées. »(p.21)

Science parallèle comme nulle autre,son œuvre (qu’elle soit au noir ou par-faitement dénudée) n’a-t-elle jamaiscessé de façonner avec soin les con-cepts qu’elle offrait au grand jour, quecelle-ci soit tour à tour aussi obstinée,spontanée qu’inédite ? Une science àla mesure-même du concept majeur derelation et une voie royale vers l’artrelationnel qu’il révèle en 1972...

« Au sein du CAP, Lennep ébauchedès 1972 le concept de « relation ».L’art relationnel est marqué par lestructuralisme, dans la lignée de l’«œuvre ouverte » d’Umberto Eco.Lennep le développera selon la «Théorie des 3 RE » (les trois modes derelation) : la relation structurale(formelle, morphologique), la relationrécit/narration, la relation sociale(impliquant la participation, le liensocial). Le premier mode préconise desœuvres conçues comme des assem-blages d’éléments (images, textes,objets, vidéo, actions) dans le but defavoriser la multiplicité des lectures. »(p.15)

Certains se souviendront peut-être dela valeur complètement inédite destrois premiers ouvrages qui étaient nésà cette enseigne (Yellow Now) con-sacrés à l’oeuvre de Jacques Lennep,entre 1978 et 1980, sans équivalenceéditoriale, autour de troisœuvres/artistes/personnes du Musée del’Homme* que l’artiste était en train deconstituer alors : trois ouvrages qu’onpourrait considérer comme « perfor-matifs » tant, au cœur même del’exploration de Jacques Lennep, ils ne

se présentaient pas comme des syn-thèses et des représentations del’œuvre, mais bien plutôt comme desparcelles constitutives elles-mêmes decelle-ci, lui permettant d’explorer etd’éprouver plus en avant encore leconcept de relation et d’y intégrer leprocessus de lecture lui-même, et dèslors le lecteur et ses potentialités à seretrouver lui-même auteur.

On peut estimer la nature de cettedernière parution de Yellow Now, rienmoins que 42 ans plus tard qui a l’hon-nêteté et la distinction de présenter lavie de l’artiste sans ostentation niéclairages superfétatoires tant il s’agit,de laisser le lecteur faire œuvre etliaisons dans ces récits où chaque faitéclairera les autres et par là-mêmeapparaîtra comme singulier etirréfutablement lié à l’artiste.

Tout comme l’alchimie, ce livreesquisse l’ampleur du territoire inex-ploré. Cette biographie, tout en cher-chant à être la plus complète possibleet à ne pas écarter les moindres détailssignificatifs, se présente elle-mêmecomme une parcelle minimale du terri-toire entraperçu. L’écriture rétro/intro-spective y est une tentative non dereconstitution mais bien de collecte defaits singuliers. Autant de pièces d’unpuzzle dont l’image, loin d’être factice,est révélée et imaginée par les innom-brables liaisons que le lecteur y fera àson tour.

Annabelle Dupret

Jacques Lennep en histoires« Un Homme-Art »

Jacques Lennep, Autoportrait, 2015, huile, acrylique et craie sur toile, 100 x 85 cm.

Editions Yellow NowOuvrages sur/de Jacques Lennep parus chez Yellow Now :

*« Alfred Laoureux, collectionneur / Sammler », 1978. *« Tania, modèle pour photos de charme », 1979. *« Yves Somville dans le rôle de Jésus-Christ / in de rol van Jezus-Christus », 1980.« Une pierre en tête. Travaux d’alchimie», 2007.Dans cette même collection, en collaboration avec les éditions 100Titres « L’Art du dé-peindre / The Art of De-painting », 2010. « Un Musée de l’homme / A Museum of Mankind », 2010. « Devoirs quotidiens / Daily Homework », 2012. « Arts en relation / Arts in Relation », 2012.« Un artiste en noir (et blanc) », 2015.

Archives FluxNews, Jacques Lennep lors du montage de ses “Devoirs quotidiens” àla galerie Flux. Liège, 26 février-25 mars 2000.

Les Devoirs quotidiens se placentrésolument dans une perspectivecontemporaine puisque au momentde leur conception, ils sont imaginéspour s’insérer dans les différentsréseaux interactifs du Web. Les nou-velles technologies interpellentl’artiste et, dès le 18 février 1996,Jacques Lennep sait qu’ils passerontpar Internet. Cette nouvelle possibi-lité de communication n’infléchit enrien la forme des Devoirs, elle pro-voque une interrogation quant auxrelations nouvelles qui s’établissententre culture et technologie. À partirde la création de Cap, Lennep situetoute sa réflexion dans le sillage del’art relationnel et de l’interdiscipli-narité. Son mode de pensée et soncomportement artistique déteignentnécessairement sur la présentationde l’œuvre. Dès lors, le dispositif dereprésentation qu’il choisit s’imposecomme un espace perceptif, rela-tionnel, expérimental et participatif,un espace de lecture où se tissentdes rapports entre le « je » et le «nous ». Entre les Devoirs quotidiens

exposés à la galerie Flux, l’artisteinstalle un petit miroir sur lesquelsest inscrit « je ». La démarche n’est-elle pas un « je-livre », un « je » quise livre, un livre ouvert aux autres ?Cette façon particulière de montrerles Devoirs renvoie à un espaceprivé passé au tamis de la mytholo-gie personnelle. L’artiste intervienten propre dans son œuvre, pas uni-quement à travers le miroir. Il jouesur une mise en scène du moi. Letexte, l’image, l’exactitude factuelleet la réalité fictionnelle s’évident etrenvoient à un récit qui objective lasubjectivité. Le narrateur tisse desliens qui deviennent presque inextri-cables entre les champs textuels etvisuels. Ces derniers conduisantpresque à une forme détournée d’au-toportrait.

Catherine Leclercq

(extrait de In Textyles, revue deslettres belges de langue française.)

Les Devoirs quotidiens mis en scène

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Artiste vivant et travaillant à Liège,Samuel D’Ippolito s’engage depuisquelques années dans une œuvre quis’éloigne des carcans conventionnels.Développant l’idée de sculpturesociale, sa démarche rend à la foishommage aux lieux et aux personnesqui les vivent.

Revisitant et questionnant les principesdéfinitoires de la sculpture, SamuelD’Ippolito interroge la signification del’acte ainsi que la matérialité et la des-tination de l’œuvre dans notre sociétécontemporaine. Amorcé petit à petit àtravers différentes interventions, ceprocessus émerge sensiblement dans lecourant 2018 lors de sa résidence auCentre d’Art contemporain duLuxembourg belge, à Montauban.Invité durant deux mois à la réalisationd’une sculpture monumentale, SamuelD’Ippolito crée Lenaka pour l’exposi-tion Seconde Nature. L’œuvre sedéploie sous la forme d’une structurefaçonnée à partir de branches dechênes morts dans laquelle se nouentles pleins et les vides. Reflet de l’envi-ronnement rural du lieu d’exposition,elle est aussi – et peut-être surtout –celui des liens, des croisements et duréseau social qui s’est formé durant saréalisation. L’œuvre est ainsi révéla-

trice des prémices de ce qui constituerales sculptures sociales de l’artiste, enrévélant l’intérêt pour les liens entrehabitants, lieu et mémoire.

Si l’on décèle une amorce des préoccu-pations actuelles de Samuel D’Ippolitodans Lenaka, il faut attendre l’annéesuivante pour que l’artiste s’engagepleinement dans cette voie. Il déve-loppe cette manière particulièred’aborder la sculpture au cours d’unerésidence effectuée au Mexique, àMerida1. Wi’ Te’ Nah’ – expressionmaya signifiant La Maison de l’arbreracine (avril 2019) – explore les rela-tions qu’entretient la populationactuelle du Yucatan avec ses racinesancestrales. Construite sur le modèlestructurel des maisons traditionnellesmaya, l’œuvre transfigure l’idée d’unlieu à la fois ancestral et contemporain,commun à tous. Réalisée en forme dex, en métal2

, la structure en elle-même ne devientcependant sculpture qu’à une condition: celle d’être expérimentée par les visi-teurs et de devenir lieu d’échange et derencontre. Par-delà l’objet esthétique,elle se transforme en réceptacle rela-tionnel engageant physiquement etmentalement chacun.

Cet intérêt pour l’art relationnel et lasculpture sociale trouve un écho gran-dissant dans les œuvres les plusrécentes de Samuel D’Ippolito. Ce der-nier favorise la création d’installationset de sculptures éphémères et ponc-tuelles qui retentissent toutes en lienavec le lieu – souvent en dehors ducontexte artistique institutionnel – etceux qui l’expérimentent et le vivent.A chaque intervention, l’artiste joue dela matérialité des structures, qui mêmesi elles sont réalisées à partir de maté-riaux dits durables (bois, plâtre,…)n’existent toujours que dans un tempslimité.

Ce temps limité est moins celui de lamonstration que celui de l’expérience.Que ce soit dans Basil Talking3 oudans Behind the Tree/Under theStone4, la sculpture se partage autourd’instants de rencontre. Ainsi dans lepremier cas, l’œuvre est une évocationde moments de vacances vécus parl’artiste. Ce moment qu’il tente dereproduire par sensation mémorielletrouve une résonnance particulièredans sa confrontation à d’autres per-sonnes. Behind the Tree/Under theStone évoque quant à elle ce qui existemais est dissimulé, hors de la vue.Investissant les vitrines d’un antiquaire

et travaillant sur les notions de dedanset de dehors, Samuel D’Ippolito placele public dans un rapport différent àl’artiste dj. Séparant l’un de l’autre, ilne donne accès visuellement qu’à lamatière artistique, rendant inaccessiblela confrontation physique pourtanthabituel dans le cadre des concerts.Dernière œuvre en date, ReceptionFacilities ne déroge pas à la règle.Nées d’une collaboration entre le créa-tion Reda Faklani et l’artiste, les sculp-tures sont plus qu’une ponctuationdécorative du podium. Elles entrent enrelation directe avec les corps desmannequins pour ne faire plus qu’unavec eux durant ce court laps de tempsque constitue le défilé. A chaque intervention, SamuelD’Ippolito aime surprendre le public làoù on ne l’attend pas. Il aime l’interpe-ler et le mettre en situation sans instau-rer de préalable à l’œuvre. De cettemanière, l’artiste privilégie la ren-contre et l’expérience. Cette dernièrese construit autant dans l’altérité quedans l’individualité, étant à chaque foispropre et commune. Elle n’existe quepar sa relation à l’autre, éphémère parl’interaction qu’elle provoque maisdurable par la trace mémorielle qu’ellelaisse. Dans ce sens, elle se crée uni-

quement dans un instant T, dans cemoment de rencontre entre l’objet etl’individu. A cet instant précis, lastructure s’active et devient alorssculpture.

Céline Eloy

1 Centre culturel La Cupula à Merida(Mexique) invité par Leila Voight(mars et avril 2019).

2 L’œuvre est réalisée sur la base demoulage en latex de troncs d’arbrepuis travaillée avec l’aide des tech-niques des artisans locaux.

3 Réalisé lors d’un événement privé enjuillet 2019.

4 Dans le cade de la Nocturne desCoteaux, octobre 2019.

Quand la structure devient sculpture. L’œuvre relationnelle de Samuel D’Ippolito

Samuel D’Ippolito, WI’TE’NAH, Sortie de résidence, La Cupula, avril 2019

Samuel D’Ippolito, Basil Talking, juillet 2019

Le Centre Wallon d'art contemporain« La Châtaigneraie » fait de son lieuune chambre noire dans laquelle vientse projeter toute la richesse de la vieartistique Liégeoise des années 80 à2000.

À la lumière de différents commissairesd'exposition, sous le prisme de Marie-Hélène Joiret, Julie Bawin et AlainDelaunois pour les citer dans leur ordred'apparition au sein de l'ouvrage « Letemps des commissaires » rédigé sous ladirection de Marc Renwart et édité auxéditions Yellow Now; on dépasse lepoint de vue nostalgique. Ensemble ilscréent un regard prospectif des pratiquesartistiques passées et à venir. Ce regard

en arrière est certes une occasion derendre hommage aux acteurs du terri-toire liégeois, certains agissant commedes fantômes bienveillants ou farceur etnous insufflent encore une énergie créa-trice. Ici, on parle de lieux, de personna-lités, mais aussi d'idées, d'aventures, demise en danger, d'amour, d'ambitions,de défaites, de résistance, de poésie, ...La typologie de ce Centre d'Art, une an-cienne et imposante bâtisse datant du19° Siècle, se prête bien au jeu explora-toire. Du rez-de-chaussée au grenier, ladéambulation crée l'effet de surprise né-cessaire pour revoir d'un regard neufcertaines choses que l'on connait déjàautant que de découvrir des choses ou-bliées ou que l'on ne connaissait pas.

Aussi, chaque pièce agissant ici commedes compartiments, cela permet d'orga-niser l'hétérogénéité qui découle de laliberté laissée aux différents commis-saires d'expositions pour présenter lesartistes qui ont œuvré avec eux. Cetteexposition peut s'envisager comme unerétrospective plurielle autant qu'un lieuoù l'on parle d'inventer des possibles !

Ludovic Demarche

Du 16 novembre au 11 décembre et du 7au 19 Janvier 2020

« Le temps des commissaires » Un panorama des arts plastiques au Pays de Liège de 1980 à 2000

Une expo et un livre. Ceux qui n’auront pas vu l’expo se consoleront avec lecatalogue édité pour la circonstance. Attendu depuis longtemps, il relate tout unpan d’une histoire liégeoise qui vaut la peine d’être reconnue. 260 pagesd’archives avec des textes et documents des parties concernées. Ed.Yellow Now

Avec la foire 1-54 consacrée à la création contemporaineen Afrique, Marrakech s’inscrit maintenant dans le circuitdes foires internationales.Associée à la foire, qui se tient comme les deux pre-mières éditions dans les salons du célèbre palace laMamounia, s’organise une multitude d’événements etd’expos dans la ville de Marrakech, sa médina et sesalentours. Impossible de tous les citer ici. (voyez le pro-gramme sur le site de 1-54).J’en retiens seulement amicalement quatre.Un critère bien subjectif que j’assume d’autant plus libre-ment que la qualité est au rdv.

Bruno Mottard

> Mohamed Arejdal au Comptoir des Mines

> “Binatna” Eric van Hove à la Gallérie Voice

> Malhoun 2.0 Expo collective. commissaire Philip Van den Bossch . ( ancien directeur du musée d’Ostende )

> “From a Distance” Céline Willame et MichelAssenmaker

Invité dans un petit riad privé à montrer leur travail photogra-phique, associés à la ville comme à la scène, ce duod’artiste, improbable et magnifique, nous livre un travailphoto gra phique intimiste.On y voit le corps nu ( Céline ) blanc diaphane, inséré tel unfossile vivant dans les roches des falaises de Belle-île-en-Mer.Au second regard, un trouble.La nudité du corps répond à la nudité de la pierre. Le tirageen noir et blanc nous emmène hors saisons dans un espaceintemporel. Entre réel et irréel.Subtil mélange d’une sublime fragilité et des forces tellurique.Du présent et du passé .À contre-courant de tout les format XXL, les photos sontquasi des miniatures obligeant le spectateur à se rapprocherdu travail. On se sent voyeur, comme entré dans leur intimité.En estompant ainsi les mises à distance du politiquementcorrect on reste ému du partage visuel .Pas question de regarder l’œuvre à plusieurs c’est un ren-dez-vous individuel imposé.Après, le cerveau est libre de restaurer l’idée de l’ensembledes photos comme un voyage dans l’intime.« From a Distance » reprend donc une dizaine de photogra-phies et un extrait de texte de Roger Caillois sur les pierres.A voir au Riad Inara ( proche de la place Jemma El Fna )

B.M.

From a Distancehoraires d’ouverture pendant 1-54 M : du 20 au 23/2/2020 de 11h à 15h30. riad Inarariad Inara - riad zitoun Jdid - kenneria 6vernissage : samedi 22 à 14h30

Binatna – exposition personnelle d’Éric van Hove à laVoice Gallery, Marrakech (15/02/20 – 01/04/2020) -Vernissage : 15 Février 2020, La Conserverie, rueSalah Dine el Ayoubi, Hay Hassani, Marrakech.Preview et brunch durant 1:54 Art Fair : vendredi 21Février - 13:00 – 15:00 voicegallery.net - www.1-54.com

Cette exposition personnelle à la Voice Gallery deMarrakech s’ouvre sur un diptyque réalisé dans le cime-tière d’Ixelles en 2009. Après avoir produit des « suaires» similaires sur d’autres tombes d’artistes, commeMondrian ou Basquiat, Éric van Hove y transfèra en effetsur deux toiles de lin, à la mine graphite, la tombe double-face de Marcel Broothaers.Parmi les pièces détachées d’un moteur de Moissonneuse-batteuse (vilebrequin, alternateur, filtre à huile, …) issuesde Ús Heit (Claas Jaguar OM422 V8), la dernière grandesculpture réalisée par l’atelier de l’artiste dans le cadred’une rétrospective au Fries Museum de Leeuwarden en2019 et dont la télévision Hollandaise Omrop Fryslân arécemment divulgué un documentaire (Hert & Siel -95min), sera également présenté un nouvel ensembled’œuvres directement issue de la relation singulièrequ’entretient l’artiste Belge avec le cimetière de voiturede la ville.

La ‘Casse’ de Sidi Ghanem comme on l’appelle, véritablecharnier industriel de Marrakech, est en effet le centre né-vralgique de l’économie informelle et circulaire de cecontexte en rapide transformation, lui-même directementissus du fonctionnement prémoderne des ateliers d’arti-sans de la Medina. De ce qu’il décrit comme une «archive de l’industrialité » et un « lieu de mémoire despériphéries Modernes » l’artiste décline un ensemble desculptures inspirées des dispositifs d’accrochage utilisésdans ce qu’il convient d’appeler l’anti-médina.

Détail, photo de Céline Willame et Michel Assenmaker, 2019

Mohamed Arejdal, Qui tiendra l’Afrique, tiendra le ciel, 2019; installation in situ.

Eric Van Hove, au Beldi, Marrakech, 2018

Vue du Garage Verona - Binatna documentation [Photo Fenduq]

Claas Jaguar OM422 V8 Alternator - Eric van Hove, 2020 Mixed media (7 Materials): Cristal glass, recy-cled aluminum, yellow copper, red copper, nickeled silver, tin & Wenge wood.

Dimensions: 38 x 18 x 15 cm (coming in a custom made box in pine wood & red copper bearing the names ofthe craftsmen and edition titleWeight: 9Kg Edition of 1 (+1 AP)

Courtesy the artist (photo: Fenduq archive)

Marrakech 1-54 Contemporary African Art Fair

Binatna

From a Distance

Vue du Garage Verona - Binatna documentation [Photo Fenduq]

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Le Comptoir des MinesUne exposition muséale est consacrée à l’artiste Mohamed Arejdaldans la totalité du magnifique bâtiment des années 30. Le lieu recon-verti par Hicham Daoudi en galerie agit comme un véritable ambassa-deur/ accoucheur de l’art contemporain marocain.

Ce duo s’est bien trouvé. Artiste invité en résidence pendant un an aucomptoir des Mines, il a pris son envol, haut, très haut.L’œuvre de Mohamed Arejdal questionne ses racines, ses liens culturelset affectifs.L’ installation « Les Pierres du bled » symbolise bien cette dialectique.Pas question pour lui se couper du bled ou de le mépriser.Non, il l’importe dans ce lieu et dans son œuvre. De la même manière sonœuvre intègre les tissus de son enfance, le raccommodage, les tapis, lalaine, les cordes, les traces du nomadisme.Le côté douillet de la série des « tableaux matelassés » enveloppant desodeurs de lavande est constitué de morceaux de tissus cousus qui sesubs tituent ainsi au pinceau. L’œuvre n’est pas pour autant un travail surla nostalgie, mais plutôt un travail sur l’histoire, son histoire et l’histoiremême du Maroc ancestral ou moderne.« La force » fait partie de la série des tableaux/matelas et fait référence àChebaa, artiste que sa liberté de penser a amené à voir les geôles de tropprès. On y voit un grand C. Celui-ci est inversé, comme vu dans un rétrovi-seur.Mohamed Arejdal revisite ainsi l’histoire avec sa douce détermination. Sarévolte est amoureuse, enveloppante, jamais agressive. Il fut un temps où l’artiste avait voulu quitter le Maroc, aujourd’hui il se leréapproprie.La communication, l’amour et le partage sont son carburant.L’artiste aime nommer chaque œuvre. Si on reprend quelques appella-tions on comprend ce qui l’anime.Partage, hospitalité, communauté, famille, amour, foi, union, liberté,sagesse, solidarité fraternité, force, fierté, honneur, gloire, dignité, fidélité,spiritualité, victoire, amitiés... Tous ces noms sont ceux des œuvres de lasérie des douillets « tableaux/ matelas.

« Qui tiendra l’Afrique tiendra le ciel »

Avec cette installation Hicham Daoudi a permis à l’artiste de prendre sonmarteau piqueur pour percer le plafond/ toit de la cage d’escalier.Fallait oser. Il l’a fait. Elle est forte et magnifique et devient le symbole tantde cette foire 1-54, mais surtout de cette volonté d’affirmer qu’il faudracompter à l’avenir avec la scène artistique de ce continent.

B.M.

LE COMMENCEMENTCette œuvre reprend un enchevêtrement de planches, ardoises cou-vertes d’argile blanc en clin d’œil aux anciennes planches cora-niques.Ici les planches sont vierges, vierges de tout verset, tout diktat.Il y deux ans déjà, dans la galerie, l’artiste mettait des plancheslibres de toute inscription à la disposition des visiteurs et desenfants. Permettant à chacun de participer au processus créatif enétant libre d’y inscrire ce qui lui importait, textes ou dessins .Avec « Le Commencement » Mohamed Arejdal questionne l’his-toire d’avant, d’avant même les religions. On y voit ces planchesde toutes formes, de toutes dimensions maintenant reliées entreelles. Elles s’entremêlent joyeusement sans hiérarchie, aucune neprenant le dessus sur l’autre.Cette œuvre questionne ainsi la différence, la liberté et le vivre en-semble. Ce qui fait société.Le commencement nous parle de cette promesse où tout est pos-sible. L’œuvre projette le spectateur dans une légèreté spatiale etjoyeuse, véritable ode à la liberté et aux identités multiples parta-gées . Elle nous appelle à nous réinventer.À retrouver l’énergie positive de tous nos Commencements.B.M.

14 février – 31 mars 2020(voir 1-54 Contemporary African ArtFair pour le programme public entre le20 et le 23 février)

« Chacun d’eux apporte son eau. »Driss Chraïbi

L’exposition collective Malhoun 2.0 estl’ébauche d’un projet plus vaste basésur des rencontres entre artisans, ar-tistes, écrivains et penseurs àMarrakech. C’est un projet en coursprofondément ancré dans un contextesocio-économique et artistique maro-cain, entre l’historique et le contempo-rain. « Malhoun » (arabe نوحلملا,al-malḥūn), signifie « poèmemélodique », et est une forme de poésie(qasida) chantée qui trouve ses originesdans les anciennes corporations d’arti-sans.

Est-il possible d’écrire la biographiesociale de l’art sans chanter les vertusde l’artisanat?

Malhoun 2.0 est un parcours collaboratif,un voyage collectif pour repositionner larelation entre les deux dans un seul etmême contexte, pour renouer les rela-tions, un savoir-faire centré sur les mains,les matériaux et les mots. Les matériauxsont en flux et les corps se déplacent.L’exposition présente les entrelacs entrefaire et penser. C’est un maillage, par op-position à un réseau d’entités connectées(pour paraphraser Tim Ingold dans « Versune écologie des matériaux »). Au coursdes derniers mois, un groupe de créateursa travaillé ensemble sur de nouvelles pro-ductions, a partagé des idées, échangésdes matériaux ainsi que des conversa-tions. Les témoins ont suivi les différentesréunions ou « silat arrahim ». Les créa-teurs et les témoins ont travaillé sur ceque l’on pourrait appeler un nouveau ma-nifeste, une ligne de pensée a été « priseen main », pour reprendre les objets et lesmots du passé, pour les décrire et lesrecréer à nouveau dans Malhoun 2.0.

La narration de l’exposition se dérouledans trois lieux différents : un bâtimentmoderniste au cœur de Guéliz ; un hangardans le quartier industriel, une sorted’autre médina appelée Sidi Ghanem; etle « Fenduq », l’atelier d’Éric van Hove àSidi Moussa, sur la route qui connecte lesmontagnes de l’Atlas avec le centre deMarrakech.Le projet est initialement proposé par Éricvan Hove. Il a fondé ‘Fenduq’ àMarrakech en tant qu’entité hybride

combi nant un atelier d’artiste contempo-rain, un ‘funduq’ traditionnel et le modèleS.P.R.L. Les créateurs sont : MohamedArejdal, Yto Barrada, MohamedBelmabkhout, M’barek Bouhchichi,Abdelghrafour Boutkrout, AbderrahimBoutkrout, Noureddine Ezarraf, MehdiGhinati, Laila Hida, AbdelkadereHmidouch, Jumana Manna, YounesRahmoun and Eric van Hove. Ils sont re-joints par les témoins Ayoub ElMouzaine, Noureddine Ezarraf, GiovanniDrogo and Reda Zaireg.

L’invitation à organiser ce généreux croi-sement de pensées, le temps délibérémentpris pour coudre le contemporain et l’his-torique dans de nouvelles perspectives,des histoires dans la fabrication d’objets,pointe vers un contexte africain et unemultitude de modernités. Si l’on acceptede se situer en dehors des réseaux occi-dentaux, on peut entendre une chanson,un maillage poétique. La couture est lefranchissement d’une frontière, commeSeloua Luste Boulbina pense la relationentre l’objectivité et la subjectivité : «Ellecrée en ce sens un entre-monde quienglobe autant, pour un sujet, les faits dudehors que les émotions du dedans. ».Malhoun 2.0 est une porte.

Phillip Van den Bossche

12 janvier 2970 (calendrier Amazigh),MarrakechPublication en collaboration avecChergui, Le 18, Marrakech

Mohamed Arejdal, Le Commencement, 2019, 93X148 cm.

Mohamed Arejdal, Azro N’tmazert, 2019, “La Pierre du Bled” version 2,Installation in situ.

Mohamed Arejdal, 2018.

Mohamed Arejdal, Force, 2019, 153 X 250cm.

Malhoun 2.0

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Bruxelles, 5h du matin, un lundi de novembre. Les métros ne circulent pas encore. Descente à pied versla gare du Midi le long des boulevards déserts, ou presque. Deux… joggeurs viennent à passer en cetteheure invraisemblable. On a presque envie de les arrêter pour leur dire : « Non, mais ça va pas la tête ouquoi !? ».

Haletant, chargé comme un mulet, avec sur le dos de quoi faire des folies artistiques dans le Sud de laFrance – matière à être interrompu sans doute aussi par des joggeurs qui nous diraient : « Non, mais çava pas la tête ou quoi ! ?– j’arrive juste à temps pour embarquer dans le Thalys à destination de Paris-Nord. Ou devrais-je écrire Paris-Aube. Ma rame est peuplée de gens qui ont l’air parfaitement rôdés aufait de se lever de si bonne heure, ce qui n’est pas mon cas. Le train démarre. Dehors il fait un noird’encre. Un bon début pour un séjour artistique ; on a déjà une couleur : le noir d’encre.

Un sms nous souhaitant la « Bienvenue en France, ici vous surfez aux mêmes tarifs qu’en Belgique… »constitue le seul indice du passage d’une frontière. Nul repère dehors sur où, ni quand, ni qui, nicomment d’ailleurs… L’existence avec ses doutes permanents en guise de paysage qu’on voit défilerpar la fenêtre, en somme.

Arrivée à Paris-Aube avant même avoir eu le temps de reprendre son souffle. Le Thalys va vraimentcomme l’éclair, Paris est vraiment la banlieue de Bruxelles. Paris-Aube est une fourmilière inimaginable. Il est à peine 7h35, et voilà qu’une quantité innombrabled’individus déterminés comme jamais, vont en tous sens. Ils tracent des lignes droites qui s’entre-croisent de toutes parts, sur trois niveaux, marchant à vive allure vers leurs lieux de travail : on diraitune installation de François Morellet. Sont-ils aussi heureux que ne l’était François Morellet ? Et si oui,quelle est leur recette ? Filer en ligne droite à Paris-Aube à 7h35 pour aller au travail ?

Une heure à attendre en gare de Paris-Lyon, qui devrait être Paris-Jour. Mais le jour tarde à se lever, iciaussi. C’est le mois de novembre. Le mois du scorpion, où la nature ploie l’échine, où les tentativesd’échapper à l’hiver deviennent de plus en plus ardues. Il va falloir entrer dans cette gangue de brume etde froid, pour mieux renaître, toujours.

Somnolence. Le TGV a démarré depuis une heure. Nous sommes cette fois dans une rame de retraitéset de jeunes gens. Parmi ces derniers, il y a deux anges échappés du portique d’une église romane. Cessculptures de calcaire sont deux jeunes filles aux yeux d’amande qui vous sourient sans jamais réel -lement vous regarder. « Je voudrais vous revoir… » aurait murmuré le sculpteur les ayant fait éclore dela pierre. Mais à lui aussi elles auraient juste souri.

Le train file à travers un paysage de collines parsemées d’une neige éparse. Est-ce l’Auvergne de Jean-Louis Murat ou une grossière erreur de géographie de ma part ? Au loin, là-bas, on croit pourtantentrevoir le Mont Sans-Souci.

La terre se fait peu à peu plus sèche. Se présentent des garrigues, bien déguisées sous leur costumed’hiver, ce ciel uniformément bas et gris auquel on ne les associe point facilement. Et puis voiciMarseille et la mer, et un coin de ciel bleu, d’un bleu si clair qu’il semble être une apparition. Il donne ànotre aventure artistique sa seconde couleur.La Côte d’Azur défile alors, sur la droite des voies. Si l’on fixe le rivage, elle est belle comme on le dit.Si on observe ce qui se trame en sa bordure, on est plus marri. Nous voici dans le règne des construc-tions de bord de mer, de tristes immeubles qui semblent regarder en dedans d’eux-mêmes, si tant estqu’ils aient seulement un regard, une âme. Rien que des édifices aveugles, fait à l’aveugle ; des choses,des obstacles, des poids que la nature doit prendre sur ses larges épaules.

Mais les épaules n’en veulent pas ou plus, de ces poids-là, elles veulent retrouver l’effort sain du portdu seul panier de grains. Le panier de grain, c’est la troisième couronne dont par chance est ceinte notrezone balnéaire : les pentes des Alpes-Maritimes, avec leur charme intemporel. On serait à peine étonnésd’en voir sortir Paul Cézanne ou Vincent Van Gogh, un peu hagards. Pourvu qu’une occasion seprésente de boire avec eux le pastis ou l’absinthe.

Accueil divin à la gare de Nice par une fée, Claire Migraine, la Mélusine de l’art contemporain enProvence-Alpes-Côte d’Azur. Une générosité et une hospitalité d’un autre âge. Et pourtant, les voilà belet bien, aujourd’hui même. Entremetteuse, Claire agit pour faire connaître la scène artistique locale. Depuis 2015, elle organise desrésidences de courte durée (les résidences ACROSS) à destination de critiques d’art et autres commis-saires français ou étrangers, sous l’égide de son association Thankyouforcoming. C’est bien ce qu’il mefaudra dire tout au long de mon mirifique séjour là-bas : merci (de m’avoir fait venir).

Visite rapide au MAMAC, un édifice du début des années 1990 d’une stupéfiante allure. Il paraît queJean-Luc Verna la surnomme « La verrue » ; c’est dire. Ce qui est tout à fait étonnant dans ce bâtiment,ceint de béton, de marbre et d’arceaux métalliques, est le fait qu’un boulevard très emprunté par lesvoitures le traverse de part en part, comme une flèche transperçant le corps de Saint Sébastien. Ce quilui donne un petit air de restoroute. La situation d’ensemble se révèle extrêmement « urbaine ». Ce quiest un paradoxe, dans cette vieille ville de Nice, au destin a priori délicatement villageois et méditer-ranéen. Mais non, il a fallu qu’on « implante » de la ville dans le village. Qu’on lui en greffe une bonnedose. Comme si l’art contemporain, cet art des villes, en avait besoin.

Pour épargner tout de même cette œuvre architecturale sentant bon le postmodernisme mégalomane desannées 1980-1990 dont Bruxelles est si dense, relevons l’étonnante structure : c’est un polyèdre ouverten son centre dont on peut faire le tour, de sorte que le sens de l’orientation est mis à contribution dansles salles d’exposition. Il s’agit d’une certaine réussite par rapport à l’appréhension qu’on peut avoir dutemps de l’histoire de l’art. Autre atout, l’incroyable localisation : dans le cœur même de la ville,comme un phare dressé, de la cime duquel on voit le Tout-Nice. Le geste est fort d’un point de vue

urbanistique : l’art contemporain est-il donc d’une si considérable importance ici ?

Un temps plus tard et une volée d’escaliers plus loin, nous voilà chez Mathilde Roman et JürgenNefzger. Mathilde connaît bien Bruxelles. Elle a collaboré à l’Art Même. Une revue qu’elle trouveétonnante. Elle dit que ce n’est pas courant d’avoir des discussions de fond sur les articles avec unerédactrice (Christine) ou un rédacteur d’une revue d’art au téléphone… Que cela se perd. Que les rédac-teurs ne répondent pas, ne lisent pas les textes. Une douleur, assurément, pour le critique d’art dont lerédacteur est souvent l’unique lecteur avec qui il est en contact. Elle est enseignante spécialisée dansl’exposition comme médium, au Pavillon Bosio : une toute jeune école d’art, créée à Monaco. Passimple , dit-elle, d’aller à l’encontre des préjugés qui existent à propos du Rocher.

Une heure plus tard, nous voilà au café du « Comptoir central électrique ». Dans certaines villes, la cen-trale électrique est un centre d’art contemporain, dans d’autres, un café. C’est le destin, et je lecomprends de moins en moins. Quentin Spohn se présente ; il jaillit de sa boîte. C’est un dessinateur : ilcouvre d’immenses surfaces d’une inextricable jungle de signes. Nous sommes avec lui dans l’image,au-delà de son seuil, dans l’antre. Entre le ventre de la baleine de Jonas, celui de la mère (ou de la mer),une jungle asiatique d’où surgiraient des temples oubliés, un jeu vidéo de réalité virtuelle, une gravureallemande faisant s’entrecroiser Otto Dix et Albrecht Dürer. Une hybridation que seule notre époquedigitale, horizontale permet. Il dit que selon lui, l’enfer a toujours été plus intéressant à représenter quele paradis. Avec la pluie sinistre qui tombe aujourd’hui sur Nice, il doit être servi. D’ailleurs, Bosch,Giotto et Michel-Ange, doivent être arrivés à l’heure qu’il est à la gare. Quentin parle d’une distinction,dans la création, dont il a l’intuition entre un art qui serait mû par une pulsion de vie ou une pulsion demort. Il parle aussi de l’art froid et de l’art chaud. Je glisse ces nouvelles manières de voir l’art dans mabesace, en collectionneur avide.

De retour au MAMAC le lendemain, nous croisons Hélène Guenin, sa nouvelle directrice, rencontréedix ans plus tôt au FRAC Lorraine de Metz, en d’autres circonstances et existences dont il fut du restequestion dans ces pages, pour celles et ceux qui s’en souviennent. Elle fait remarquer que le MAMACfut construit pour accueillir de la grande peinture américaine, d’où les volumes, dont notre époque, ba -lan cée entre démesure et furtivité doit nouvellement se saisir. Comme si on avait une boîte à chaussurespour accueillir une paire d’une taille déterminée, qui se trouverait plus tard soit trop petite, soit tropgrande. À quand un musée rétractable, qu’il suffirait de gonfler pour obtenir, pour l’art d’une époquedonnée, une taille adaptée? Mais c’est plutôt l’inverse qui a lieu : on gonfle l’art pour le faire entrerdans les lieux qu’on lui a réservés.

Traversée de Nice à pied, comme toujours, pour sentir battre le cœur de la cité. C’est la cinquième villede France, m’a-t-on dit ; elle est différente de ce à quoi on peut s’attendre. Il y règne une atmosphèredifficile à décrire. Les prix du transport, du logement et de la nourriture sont élevés. Toute une classemoyenne, voire une classe pauvre, vit (aussi) ici, et semble en souffrir. De quoi comprendre les giletsjaunes. Le kilo de raisins en cette fin de saison peut se négocier à 5 Euros. Une peine pour le consom-mateur de grappes que je suis. La ville est traversée des habituelles bonnes intentions qui gouvernent lesvilles françaises : les transports publics, les espaces publics, les voies publiques, les parcs publics, lapropreté publique, les services publiques, les Casino, Monoprix et Carrefour publics… Que du louable,

Dieu est-il (est-elle*) digital?

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en somme, sauf peut-être quetoutes ces velléités publiquesviennent avec autant de règle-ments publics, et donc de li -mites publiques. Quand doncviendra le temps de l’espace(tout court) que nous n’auronsqu’à ensemble embrasser ?A cela, il faut ajouter lesintérêts propres aux pouvoirslocaux communaux, dont il yaurait beaucoup à dire…Si on s’en tient aux impres-sions, il y a ici quelque chosede sourd… qui sourd. Est-ceune ville qui voudrait être

méditerranéenne (soit toute d’ouverture et de félicité, telle que Matisse l’a peinte ou rêvée) mais qui nes’autorise pas complètement à l’être ? Comme hélas est-ce le cas en bien des zones bordant la MareNostrum.Si on s’intéresse aux faits, il y a de quoi prendre de solides coups de froid. Comme par exemplelorsqu’on entend parler de ce qui se passe tout près de là, à la frontière franco-italienne où aboutissentrégulièrement des réfugiées et réfugiés tentant de remonter vers le nord, migrants que la police et lesmilitaires renvoient manu militari...

On remonte la Route de Turin pour aboutir à La Station et au 109, deux entités importantes de la scèneniçoise, situés sur une friche industrielle, évoquant le modèle de la Friche Belle de Mai à Marseille. LaStation est un artist-run-space existant depuis une vingtaine d’années qui s’est déplacé plusieurs foisdans la ville avant d’aboutir en ce lieu. La Station réunit un espace d’exposition et des ateliersd’artistes, qui sont attribués par cooptation à des créateurs variés et sans limite de temps, en échanged’une participation aux activités de l’association. D’autres ateliers, municipaux ceux-là, sont implantéssur le même site et sont loués à des artistes pour des périodes courtes. Ils sont placés eux sous lacoupole du 109, adjacent à La Station, où sont réunies une variété d’organisations culturelles. Un sacrébouillon de culture, en somme.

Le premier artiste que je rencontre dans le dit bouillon est Justin Sanchez, un plasticien/poète barbu auxyeux marron. Il a des origines espagnoles ; il raconte qu’il travaille sur un projet où il est question deretrouver des lieux familiaux, en Espagne. Il est souvent question de s’élever dans son travail, deregarder vers le haut, vers les angles supérieurs des cieux. Ce qui est frappant, aussi, c’est que dansnombre de ses projets, il s’arrête à un moment de faire… Comme si le parachèvement n’était pas néces-saire à sa poétique. Suffit l’amorce, servant de socle.

Anna Tomaszewski est la seconde artiste que je rencontre. C’est une sculptrice d’origine polonaise quia étudié à la Villa Arson et qui semble avoir échangé une paire d’yeux de l’Est pour une paire d’yeuxdu Sud-est, tant bleues sont ses mirettes. Je parle avec mon enthousiasme débordant de ce quej’entrevois dans son travail de l’imaginaire collectif polonais. Elle a vu un jour le grand Miroslaw Balkadans une académie polonaise ; elle en reste impressionnée. Deux grandes formes étirées de plâtre reposent à l’entrée de son atelier. Me viennent à l’esprit les autelsreligieux sculptés dans le sel que j’ai vus un jour dans les mines de Wieliczka, près de Cracovie. Unevaste collection d’échantillons végétaux ou minéraux est disposée dans des coins de l’atelier. On diraitque c’est un réservoir de formes qui flotte, dans un entre-deux : quarantaine, ou chambre froide. Ellesort un paquet de photographies montrant de multiples essais sculpturaux qu’elle a produits lors de sesétudes à la Villa Arson. Une belle profusion de formes, explorant souvent l’horizontalité, à la manièredu merveilleux Abraham Cruzvillegas, mais dans des teintes bien plus retenues que lui. Ou explorant la

cavité, comme si la préhistoire revenait faire un tour dans le travail d’Anna, sous une allure spectrale.

Vient ensuite l’atelier de Karim Ghelloussi, un artiste d’origine algérienne, cette fois, d’un abord toutaussi cordial que grave et posé. Il réalise des collages de grande taille faits de morceaux de bois colorés,cloués les uns près des autres. Ce qui forme de puissantes mosaïques. Il parle de la banlieue parisiennedont il est issu que Nicolas Sarkozy souhaitait en son temps « passer au kärcher ». Il parle des œuvresd’art publiques qu’il a côtoyées là durant l’enfance et l’adolescence, généralement faites par des artistesde sensibilité communiste, qui sont peu à peu tombées en disgrâce auprès du milieu de l’art comme dumilieu politique. Ces œuvres qui participaient de l’utopie portée par ces grands ensembles architec-turaux voulus par les hommes politiques d’un autre temps, si peu préparés à ce que le futur allait livrer.L’adresse de Ghelloussi est ici de faire une œuvre qui semble croiser deux lumières, voire trois : le grislaiteux de Paris, le blanc éblouissant d’Algérie, et sans doute quelques teintes plus jaillissantes de laCôte d’Azur. En résulte une sorte de lumière impossible, pas moins métaphorique de notre temps seglobalisant.

Agnès Vitani est la quatrième artiste dont je découvre le travail. Une création toute d’organicité sort deses doigts. Une option prise ne cesse d’en amener une autre. Des feutres usagés sont soudés les uns auxautres pour former une trame, un filet mi souple, mi rigide. Sans aucun doute un dreamcatcher, commeen font les indiens d’Amérique du Nord : rets servant à capturer les mauvais rêves. De l’intérieur de cesfeutres, elle extrait les fils chargés d’encre colorée, dont elle fait une sculpture bouffante, et ainsi desuite. La création, c’est un fil que l’on tire d’une pelote de laine, et dont le déroulé ne cesse de sur -prendre et d’émouvoir.

La nuit tombe sur ces derniers éclats artistiques de la journée, et avec elle la pluie, encore et toujours,qui continuera à tomber, rythmant le séjour de sa détrempe, de son doux drame, ne faisant que confir -mer ce que tout le monde sait et dit déjà : que le climat ne tourne pas rond, par notre faute.

Je suis logé dans un appartement que la fée Mélusine met à ma disposition. C’est son propre ap par -tement, qu’elle loue en saison à des touristes et qu’elle prête gracieusement à ses critiques d’art etcommis saires invités. Je suis le vingt-troisième résident qu’elle accueille à Nice. Elle paie rudement desa personne pour faire exister son beau et généreux projet, allant et venant à tire d’ailes dans la régionau volant de sa voiture blanche, et essayant d’ouvrir la scène artistique locale à l’international commeon tenterait d’ouvrir un coquillage par d’écologiques stratégies, respectueuses qui plus est du bien-êtreanimal. Êtres qui hélas ne lui rendent pas toujours dignement le soin qu’elle leur porte. Cruauté de nosnatures ! Le pays de l’art contemporain est un pays réunissant virtuellement les artistes de toutes lescontrées, qui se rêve Arcadie, mais qui se réveille plus souvent qu’à son tour enclave, fond de casserole,impasse et fin de mois difficile. Il y a une géographie à inventer, et pour ma part, je n’attends pas : j’aisorti mes bottes de sept lieues, mon astrolabe et mon compas. Tout comme Mélusine qui en fait autantavec un instrument calculant la vitesse des vents.

Il y a quelques poids lourds de l’art moderne qui ont leur musée personnel sur la Côte d’Azur, pourcause de passions ici vécues (on ne pourra leur donner tort), dont Fernand Léger, Pablo Picasso, HenriMatisse et Marc Chagall. C’est à ce dernier que nous nous intéressons un mercredi matin, toujours cou-vert, toujours pluvieux. Le comble pour un rossignol tel que Chagall qui n’eut de cesse de porter lapeinture vers les hauteurs de la lumière, du lyrisme et de la couleur. Il faut monter un peu pour atteindreson musée conçu par lui et pour lui. Un jardin élégamment dessiné, planté d’essences méditerranéennesconduit à un bâtiment à la circulation enchanteresse. Chagall a voulu que son musée soit semblable à samaison, et il flotte de fait ici une atmosphère mi domestique, mi religieuse : et pour cause, le musée futconçu pour accueillir une série de peintures aux thèmes bibliques. Cette combinaison de religion, deméditerranée et de maison donne un résultat probant. On se sent bien dans ces espaces, et les œuvresaussi. Tant de musées brutalisant la dimension domestique de leurs espaces, s’avèrent en vérité in ha bi -tables. C’est un jeune, brillant et non moins humble conservateur du nom de Jean-Baptiste Delorme quim’accueille et me fait visiter les lieux. Il vient d’être nommé ici, et a tout juste eu le temps de monterune première exposition sur les rapports de Chagall avec le monde grec. Une exposition dont on senttout de suite qu’elle a un ton et une allure d’aujourd’hui. Ce dont Chagall devrait être bien heureux,depuis les limbes où il se trouve. Le regard sur son œuvre s’en trouve rajeuni. Jean-Baptiste Delorme aemprunté quelques somptueuses pièces antiques à des musées d’archéologie de la région pour les porterà résonner avec les dessins et tableaux de Chagall. Où l’on voit la chance du peuple français qui disposeainsi d’un considérable patrimoine, pouvant bouger d’un musée à l’autre par la grâce de communionsadministratives. Mille combinaisons curatoriales sont en soi possibles. Pas sûr qu’en Belgique, onpuisse s’enorgueillir de telles richesses ni de la possibilité de faire circuler facilement les œuvres si l’onsonge à nos politiques… publiques en matière de collections d’art.

Ayant en tête, pour des raisons artistiques toutes personnelles, les aventures d’Astérix et Obélix, jedécouvre avec stupeur que René Goscinny, cet immense auteur de bande dessinée, est enterré ici, àquelques pas, au cimetière de la Colline du Château. Ne faisant ni une, ni deux, je décide d’effectuer unbref pèlerinage sur sa tombe, que je finis par trouver dans le carré juif du cimetière, l’un des plus beauxd’Europe dit-on. De là haut, sur la colline, la vue est effectivement imprenable. Goscinny est mort àcinquante et un ans à peine, d’une crise cardiaque encourue alors que son médecin procédait à un testd’effort. Et paf ! Le ciel qui tombe sur la tête. De son vivant, il s’amourache d’une niçoise, rencontréesur un cargo (et on ne pourra lui donner en cela tort). Sa mort venue, sa niçoise chérie l’enterre à Nice,là-haut, au sommet de la vieille ville. Goscinny repose en paix. Sa tombe est semblable à toutes lesautres tombes, et seul un dessin d’enfant aux feutres délavés signale que quelqu’un a réalisé qui gisaitlà. Sur ce dessin, où l’on devine les restes d’un Obélix et d’un Astérix brouillés par la pluie, on peut lire: « Merci monsieur Goscinny ». Ici gît René, qui a cassé la baraque avec ses deux gaulois, vendant desmillions d’albums de son vivant et encore après, pour de très bonnes raisons, pour une fois.

Après avoir parlé un instant avec Alexandre Ansel, stagiaire de Mélusine et étudiant à la Villa Arson, jeretourne dans la vieille ville, au pied du cimetière, où je dois rencontrer une artiste du nom d’AlexandraGuillot. Elle vit dans un appartement niché au cœur du vieux Nice ; où l’on retrouve un peu ce qui faithabituellement l’ambiance des villes portuaires : quand les cris des enfants rebondissent de mur en mur,et quand les odeurs de cuisine des voisins se glissent sous les portes. Alexandra Guillot a un beau tra-vail d’installations, où plane une atmosphère spirite et onirique. Nous sommes à la croisée de l’image etde l’objet, de quelque chose qui serait là devant nos yeux ou qui serait spéculation de notre psyché. Ellea eu Eric Duyckaerts comme professeur à la Villa Arson, du temps où elle était élève là-bas et oùDuyckaerts y enseignait. Je lui pose des questions au sujet de ce considérable génie belge, encore troppeu célébré selon moi, qui a tiré sa révérence il y a peu dans une certaine indifférence au pays. Quellepouvait être sa pédagogie? « Parfois, explique Alexandra, il terminait son cours en nous laissant sur unequestion, lancée à l’improviste en bout de course ». Par exemple : « Dieu est-il digital ? ». Elle l’aimaitbeaucoup, comme d’autres élèves. Et il faut bien dire que cette petite communauté d’élèves/amis devaitparfois ramener le maître en sa demeure, au terme de nuits trop arrosées. On ne porte pas au quotidienun tel esprit sans avoir besoin des recours de quelque liquide d’intercession. Et puis derrière, ma foi, lesorigines liégeoises devaient aider (Au reboire, écrit Pol Pierart).

La pluie redouble d’intensité. Elle semble avoir une revanche à prendre. Mais on ne sait pas contre qui,ou alors on fait semblant de ne pas savoir. Cela donne juste l’occasion de se faufiler entre les gouttes

pour aboutir à la librairie Vigna, une ancienne galerie d’art transformée en librairie, tenue par deuxphénomènes de la scène niçoise : Françoise et Marie-Hélène qui défendent là les littératures « LGBTQ+ » comme elles me l’annoncent fièrement. Tout en leur posant quelques questions sur leur passif degaleristes (« nous avons toujours été soutenues par les galeries niçoises montées à Paris / nous avonsfait quelques foires dont celles de Turin et de Bologne / nous étions entre nous à Nice, quelques amis auvernissage et guère plus/ Ben a toujours aidé comme il pouvait en achetant une œuvre à l’un ou à l’autreou en employant tel ou tel comme assistant … »). Je me vois offrir des parts de gâteau à la banane etdes tasses de thé, tandis que mes hôtes s’enthousiasment pour des clips vidéos de groupes musicauxgays qu’elles s’apprêtent à passer à l’arrière de leur boutique dans les prochains jours, dont un ironiqueitalien du nom d’Hard Ton qu’elles vont montrer sous peu à l’occasion d’un festival de vidéo sedéroulant en ville, en plusieurs lieux. La scène a quelque chose de sublime : regarder un clip vidéo gayen mangeant un gâteau à la banane. La discussion dérive aussi, de mon propre chef vers une écrivaineitalienne du nom de Goliarda Sapienza sur la piste de laquelle m’a mis mon amie poétesse de Bari, laprodigieuse Germana Dragonieri. Je repars avec son livre-phare : l’Art de la joie. Une brique que je vaisramener en Belgique (où on s’y connaît en briques, et sans doute un peu moins en joie, quoiqu’on ytravaille ).

De timides éclaircies ont choisi jeudi matin pour parader quelques instants. On entrevoit ce qui est levrai visage de Nice : une ville enluminée de soleil. Mais ce ne sera qu’un aperçu, qu’un parfum. J’enprofite pour descendre vers la mer, et la fameuse Promenade des anglais. La Méditerranée s’ouvre àperte de vue au sortir des rues qui du haut de la ville, lui tombent dessus. Des faisceaux de lumièreplongent du ciel, au large, comme si Cocteau ou un autre dandy allait surgir sur la scène épurée quis’étirait là. Mais le spectacle est bref, et revoilà les bourrasques de pluie, une pluie faite de grossesgouttes semblant porter en elles le plus possible d’eau. Petits aéronefs gonflés à bloc, ambassadeurs del’inondation, parachutistes de l’humidité. Je sens de plus en plus le chien mouillé. Un chien mouillétirant la langue et allant au trot le long de la Promenade. La destination de la matinée est le Musée desBeaux-Arts de la ville de Nice. Une aristocratique institution, ayant traversé le siècle dernier dans uneindifférence croissante. Sorte de joyau caché, plein de potentialités, délaissé par des conservateurs peuentreprenants et par des gouvernements locaux successifs, affairés à des choses plus importantes ouplus populaires à leurs yeux. Je suis reçu dès l’entrée du musée par une scintillante conservatrice, à peine nommée à la tête de cevétuste et orgueilleux navire. Sa mission est des plus complexes, mais le jeu devrait en valoir la chan-delle à moyen terme. Pensez-vous : il s’agit d’une splendide bâtisse Belle Epoque, aux proportions élé-gantes, également pensée pour être à moitié une habitation, à moitié un musée. Une spécialité de larégion, assurément. Bâtisse qui abrite une honnête collection, riche de deux Brueghel, d’un Fragonard,de deux Courbet, d’œuvres de peintres orientalistes, et de peintres italiens de la basse Renaissance. Sanscompter des Dufy et autres abondantes œuvres de Jules Chéret : des peintres certes fleuris dans ces deuxderniers cas, mais qui disent tant de ce que fut aussi une ville et une époque. Le bâtiment est dans untriste état, et les collections en souffrent, de même que la fréquentation. Mais ce n’est pas une missionqui effraie notre astucieuse conservatrice, Johanne Lindskog, que nous appellerons pour le relief de cerécit Mandarine.

Mandarine a étudié la conservation à l’Ecole du Louvre et s’est spécialisée dans l’art de l’Océanie. Parun jeu de concours dont la France a le secret, elle fut nommée conservatrice au musée Chagall dontnous avons précédemment parlé. Et la voilà désormais aux commandes d’une autre institution de laville, du haut de ses trente ans. Elle œuvre à se faire respecter dans un monde où les relations de travailentre hommes et femmes demeurent fort inéquitables. Mais Mandarine et Mélusine (elles sont amies),toutes deux aux avants postes de ces questions sont nos Liberté(s) guidant le peuple.

Le musée a des détails architecturaux étonnants. Par exemple, au-dessus du grand hall du premier étage,le plafond est voûté de manière à renvoyer le son. Il se fait que des musiciens autrefois se postaient dansles hauteurs, aux balustrades, pour jouer des pièces musicales à destination de la bonne sociétés’ébrouant en contrebas. De quoi donner lieu, potentiellement, à de nouvelles expériences sonores dansle futur. Autre particularité, la présence de combles, très vastes, à la cime du musée. Là, logeait autre-fois tout un personnel dans un esprit de maison de maître que nous connaissons bien à Bruxelles. Cesgrandes salles sont pleines de potentiel, mais des années d’abandon en ont fait des greniers mal protégésde la chaleur et de la pluie.

Nous descendons de la colline où se trouve le musée pour aller manger quelque chose avec Mandarine,Mélusine ainsi qu’un professeur de médiation. Un universitaire en costume de velours côtelé qui formedes élèves aux visites guidées. Mandarine nous emmène dans un minuscule restaurant tenu par unedame arménienne à l’histoire incroyable, dont le premier réflexe lorsqu’elle gagnât un peu d’argent futd’en donner aux Restos du cœur dont elle avait bénéficié en son temps. Ce qu’on doit nommer : le cœursur la main.

Après le repas, je prends congé de cette belle compagnie pour remonter à pied vers ce qui constitue sansaucun doute le cœur de la scène de l’art contemporain à Nice, à savoir la fameuse Villa Arson. Jeprends le pli d’y aller à pied, pour accroître encore ma perception de la ville. Je musarde un peu enchemin, en faisant quelques photos, sous un ciel toujours bien lourd. J’achète des galettes au miel dansun supermarché, en entrant par la sortie. Pas de doute, me voilà dépaysé. Battre ainsi les trottoirs del’urbaine France me ramène en pensée à une lointaine vie, vécue intensément autrefois à Paris, oùj’allais bien souvent pour retrouver ma mie. Paris que je traversais de part en part pour économiser demodestes tickets de métro, et sans doute plus certainement pour y peindre à fresque le décor d’une exis-tence buissonnière.

La Villa Arson est un stupéfiant bâtiment, construit sur une colline dominant la ville qui était autrefoisun parc semi public, que le sieur Arson ouvrait gracieusement à la population chaque dimanche. Cesieur Arson, Pierre-Joseph de son prénom, a une histoire peu banale. Il aurait entretenu un savantfumiste durant plusieurs années, aux spéculations duquel il croyait dur comme fer, avant de le répudieret de lui intenter un procès. Procès très médiatique dont se serait servi Balzac pour un roman, LaRecherche de l’absolu, dont il aurait déplacé l’intrigue dans le Nord, à Douai, dans les Flandres, pourbrouiller les pistes. « La Villa » comme on la nomme ici est une sorte d’école d’art idéale sur le papier. Elle dispose devastes espaces d’ateliers, d’un centre d’art adjacent, de logements pour les professeurs, de logementspour étudiantes et étudiants, d’un parc, ainsi que de terrasses arborées. Le tout sur un seul site. C’estune architecture mi brutaliste, mi organique, entre l’ex Bibliothèque des sciences de Louvain-La-Neuved’André Jacqmain et le Palais du Facteur Cheval. En effet, outre le béton coffré, le second matériau quile constitue tient en des galets caractéristiques de la région. L’implantation toute reptilienne de l’édifice,en horizontalité et en mimétisme est plutôt harmonieuse. Les grands arbres (des cyprès notamment) del’époque du parc originel ont été conservés. Certains mêmes ont été absorbés tels quels par l’architec-ture, ayant pour une fois épousé les formes préexistantes de la nature.

C’est le directeur artistique du centre d’art qui m’accueille, Eric Mangion, un amateur de JacquesLizène et de Ryan Gander dont il a supervisé une très intrigante exposition. Une visite de l’écoledébute, à la nuit tombée. L’école est encore traversée par des étudiants qui oeuvrent là dans des condi-

tions de travail plutôt luxueuses : espaces d’atelier très vastes, machines à disposition, et le calmeminéral de l’édifice. Presque trop calme, me confiera une ancienne étudiante. Presque oppressant.Oppressant de par l’architecture et de par quelques méthodes pédagogiques de critique intensive que lesécoles d’art ne semblent jamais vouloir vraiment réinventer.

Eric Mangion à qui je parle de Duyckaerts qu’il a bien connu m’emmène sur le toit terrasse de l’écolepour me confier une anecdote au sujet de notre funambule. Il désigne un coin de la terrasse, près d’uncendrier et me dit : « C’est là que nous nous posions pour fumer une cigarette, et alors il me montraitcette maison là haut, toujours vide, sur la colline, en disant que l’idée ne lui déplaisait pas d’un jourhabiter là, et de faire construire un téléphérique lui permettant de descendre sans effort jusqu’à lavilla ». Le téléphérique : moyen de transport tout désigné d’un Eric Duyckaerts n’ayant jamais vraimenttouché terre.

Au sortir de la Villa, se présente à nouveau la pluie, tel un fidèle majordome. Elle s’emploie à humidi-fier les dernières portions sèches de mon manteau, tandis que je descends vers le Narcissio, un espaced’art contemporain tenu par Florence Forterre. Je m’égare dans la descente, en prenant soin de melaisser asperger de quelques litres d’eau supplémentaires. Et c’est avec un sac bien chargé et une tristemine que je me mêle à la foule des étudiants et étudiantes de la Villa Arson et des membres de lacommu nau té artistique niçoise retrouvée là, dont quelques têtes me sont désormais familières. Leshasards de la conversation et des rencontres me déportent vers Pascal Pinaud, un artiste plutôt en vue dela scène, qui disposait jusqu’il y a peu d’une galerie à Paris, et qui a exposé au MAMCO de Genève.Son atelier se trouve sur place, au Narcissio, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je meretrouve emmené dans une visite d’atelier par cet artiste semblant rôdé à l’exercice. Cet homme élégant,courtois et généreux sorte de croisement entre Lucky Luke et Lino Ventura, fait un art d’une extrêmefinition, qui propose des méditations tongue-in-cheek sur l’image. C’est la France des rues des villesqu’on distingue en filigrane de son travail : les rues où s’entrechoquent les signes. On n’est pas siéloigné des enjeux du fameux groupe Support/Surface, si associé à la ville de Nice (les étudiants de laVilla Arson plaisantent de cet héritage en le nommant Support/Sur fesses). Si ce n’est que s’y trouveajoutée une bonne rasade de pop art/appropriationnisme américain, mâtinée d’abstraction. On comprendque cela plaise en Suisse.

Mélusine et Mandarine sont également au Narcissio et nous décidons de remonter à la Villa Arson pourune performance d’un artiste sonore, Raphaël Henard, qui arrive au terme de son troisième cycle dansles lieux (sorte de doctorat en arts). Nous arrivons et le portail est clos, curieux pour un soir d’é vè -nement. Mais nous parvenons à entrer, Mélusine étant prompte à harponner quelques personnes déjàentrées disposant du code d’accès. A l’intérieur, il y a effectivement du monde, essentiellement unepetite assemblée d’étudiants et de professeurs de l’école. Le hall d’entrée où nous nous retrouvons estplongé dans le noir, et bientôt une lumière stroboscopique rouge est propulsée dans celui-ci, tandisqu’une mélopée électronique débute, mêlant des chants féminins (un chœur d’adolescentes, selonl’entrefilet annonçant la performance) et des sons plus stridents. La proposition a quelque chose d’effi-cace, mais elle met le spectateur à rude épreuve auditive. Nous nous éclipsons discrètement, et retrou-vons le battement plus feutré mais non moins persistant de la pluie au-dehors.

La faim nous tenaillant, nous optons pour l’absorption d’une pizza. Après tout, nous ne sommes qu’àune encablure de l’Italie. Il s’agit de choisir entre un périmètre de 30, 40 ou 50 cm pour les plusambitieux. J’opte pour une modeste Margherita de 30 cm, me souvenant comme toujours de celle quiportait ce nom et qui se rappelle à moi à toutes les devantures des pizzerias du monde. Ô torture culi-naire.

Nous allons chez Mandarine pour manger nos vastes pizze. Elle loge dans un appartement tout enlongueur, chargé de livres et de quelques œuvres d’art, dont des objets ramenés de ses voyages lointainsen Océanie. Un tissu aux motifs géométriques en écorces d’arbre battues voisine une toile d’un peintrecontemporain, vivant dans une des îles de l’archipel ; toile représentant trois femmes aux grands yeux etaux grands cous, dodelinant de la tête, et semblant interpeller le spectateur de leurs insondables regards.Plus loin, c’est une toile d’un peintre de la Côte d’Azur, pour laquelle Mandarine a eu un coup defoudre. Elle l’a acheté par mensualités, en se saignant pendant quelques mois. C’est une toile abstraite

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haute et étroite qui paraît déployerun horizon marin. Des îles multi-colores surgissent des abyssesd’une mer noire : telle est l’âme dela bien nommée Côte d’Azur, sil’on fait abstraction (une autreabstraction) des adjonctions del’homme qui l’ont défigurées.Cette toile mêle des procédésaffichistes à des traitements de lasurface picturale à la Nicolas DeStaël. Le peintre russe venu finir savie non loin d’ici, à Antibes.

Ce jour s’efface en scintillements,en effritements : des cubistes s’oc -cupent de faire voir les millefacettes dont la réalité peut êtreconsti tuée. Où, tel un hologramme,la moindre modification de notreposition d’observation ouvre denouvelles perspectives. Où un pande l’Océanie s’étend à deux milli -mètres à peine de la Russie.

Il pleut toujours le lendemainmatin, et la région commence à ensouffrir notoirement. Le territoire,couvert de béton ou de gravillonspeine à absorber la quantité d’eauqui lui tombe dessus ; une aubainepourtant pour un territoire pouvantsouffrir en d’autres saisons desécheresse. Les rivières gonflent,les glissements de terrain me -nacent. Le département, en artiste,traduit cela par des codes colorés.De l’alerte jaune, on passe àl’orange, puis à la rouge : ces

autres couleurs s’adjoignant à notre palette. Je marche dans un quartier dont j’ignore la localisation. Jesens que je suis gagné par ce sentiment unique que procure le voyage : une merveilleuse désorientation,la sensation réitérée, semblant venir de l’enfance, d’un premier matin.

En début d’après-midi, s’ouvre la porte d’une galerie d’art, à savoir l’Espace à vendre. Une expositionréunissant deux artistes esthétiquement proches est déployée ici. C’est un assistant qui me la présente,Nicolas Vaquier. L’exposition réunit de façon étonnamment sage sur le plan curatorial (chaque artistede son côté, deux cartons distincts) Arnaud Labelle-Rojoux et le niçois Thierry Lagalla, deux artistes audemeurant exubérants. Ils œuvrent dans le champ de la peinture, mâtinée de performance, de stand-up,de punk et de littérature. Il y a une abondance d’allusions, de jeux de mots et d’effets picturaux. Lesmaîtres ici sont Picabia, Duchamp et Kippenberger.

Une nouvelle diagonale est tracée à travers la ville depuis l’Espace à vendre jusqu’à la friche réunissantLa Station et le 109. Le 109 étant un jeu de mots autour du sang neuf (à noter que le site est un ancienabattoir). Ils aiment les jeux de mots dans cette ville, à l’image du travail de Ben et de Thierry Lagalla.En ville, nombreuses sont les devantures et publicités qui ne manquent pas de rebondir sur le sens qu’ondonne au mot nice en anglais.

J’ai rendez-vous avec une dernière artiste : la très curieuse et très prometteuse Amentia Siard Brochard,tout juste diplômée de la Villa Arson, et récipiendaire d’un prix annuellement décerné aux élèves sor-tants. On se retrouve à La Station, en ébullition peu avant l’ouverture de son riche festival d’art vidéo,OVNI. Amentia est un être magique d’un âge indéfinissable qui vous regarde avec attention et intensité,à l’image de ses films. Elle a étudié l’architecture pendant cinq ans avant de faire la Villa Arson. Elleest donc un peu plus âgée que les étudiants finissant habituellement la Villa. Et de fait son travailsemble plus mature. Nous sommes dans les eaux du canadien Mark Lewis, pour les films du moins. Elleréalise des vidéos souvent constituées de plans fixes enchâssés, dont le pouvoir magnétique est trèsgrand. L’un d’eux dévoile ainsi le surplomb d’une carrière de pierre que l’eau est venue emplir. Le ventet le soleil animent comme deux peintres la superficie de l’eau qui pourrait tout autant être identifiéecomme la surface frémissante d’un cortex, ou comme la radiographie d’une émotion. Nous ne sommespas si distants de l’impressionnisme et du symbolisme, revisités. La surprise est de voir Amentia SiardBrochard passer ensuite et sans transition à la sculpture, à travers des projets souvent minimalistes etconceptuels, engageant les paramètres des films dans la matière, le volume. Par exemple, voici qu’unjour, elle se rend à l’atelier bois de la Villa Arson, avec le désir de faire une sculpture en bois. Un amilui dit : « Ah, tu veux faire une sculpture en bois ? Tiens, alors, voici du bois ». Et il lui tend un en -semble de chutes qu’elle reçoit, interdite, de ces deux bras. Sans faire plus de gestes, la voilà qui décidede prendre cet ensemble de chutes de bois, dans l’état de sa réception, comme une sculpture achevée.Pour souligner son choix/non-choix, elle reproduit deux autres fois le même ensemble de chutes de bois: mêmes tailles, mêmes matières. Une sculpture très asiatique en soi, zen, dans le refus du choix, dansl’acceptation/accentuation de ce qui est. Une sculpture dilatée, hypnotique telle un plan vidéo.

Le public a bravé la pluie pour venir assister au festival OVNI qui prend son envol dans notre dos, àpeine notre entrevue achevée. Je disparais dans la nuit après avoir vu quelques œuvres. Il me faut pré-parer ma présentation du lendemain au MAMAC, dont le titre est « Astérix et Obélix sur la Côted’Azur ». Il s’agit d’une spéculation toute personnelle sur ce qui constituerait l’imaginaire collectifd’une zone géographique déterminée. C’est l’imaginaire que je piste, ici et ailleurs, en archéologue.

Le jour venu, je me présente au MAMAC où se tient la présentation, avec mon matériel. La ville estdans un état de liquéfaction. Les pauvres clochards de la ville sont sous les arcades du musée, mais celales protège à peine des ruissellements, des trombes d’eau qui tombent ici partout. Le ciel s’abat défini-tivement sur les têtes.

Je me lance dans mes spéculations devant une assemblée courageusement venue ce matin au musée.Des mots, dessins et images plus tard, je reprends mon souffle, en bordure de mes géographies. Lesartistes que j’ai rencontrés pendant la semaine sont venus ; ils m’ont fait cet honneur, puis tout le mondes’est éclipsé. Quand c’est notre anniversaire, on n’arrive jamais à parler aux amis, pris que noussommes dans le tourbillon de l’évènement.

Nous mangeons dans un restaurant vietnamien. Des flaques d’eau immenses se sont formées dans cer-taines rues. La ville est désertée. Mélusine reçoit d’alarmantes nouvelles : la cuve de fuel de sa voisine adébordé. Le liquide, aqueux et huileux s’est répandu dans leurs jardins respectifs, mitoyens. Tout justele temps de la remercier infiniment pour l’accueil, et la voilà partie sur son alezan blanc. Elle met deuxheures pour rentrer au lieu de vingt minutes. La route est inondée, et en d’autres endroits, presqueemportée.

Je n’ai plus un vêtement sec, encore moins une paire de chaussettes sèche. L’archiduchesse m’en prêteune paire, au revers renforcé. La nuit tombe, ma dernière nuit à Nice, dans cette atmosphère de déluge.Je pense à Venise que j’aime tant et qui vient d’essuyer une des marées les plus dévastatrices de sonhistoire. Sommes-nous en train de nous programmer une fin, à la Noé, parmi les diverses fins possibles,sur le plan du scénario ?

Un coup de téléphone, et voici que Mandarine, elle aussi, est en alerte. Son Musée des Beaux-arts prendl’eau, comme d’autres institutions de la ville et édifices privés. Panique à bord. Brueghel, Courbet etDufy s’agitent sur le pont supérieur. Autres coups de téléphone en plein samedi soir : les pompiers, lesdélégués de faction, et même un élu. Mandarine explique à ses supérieurs ce que lui a rapporté son gar-dien de nuit. Un rectangle d’humidité de funeste augure semble s’être formé au plafond du grandescalier d’honneur.

Mandarine vole au secours de son cher musée en cette heure tragique tardive. Un taxi, un portail, unmot de passe, un sas, un couloir, une autre porte, et voilà les salles obscurcies. Magie des musées lanuit. Où tous les personnages des tableaux semblent prendre vie. Où c’est enfin leur tour, leur temps,après des heures, diurnes passées à jouer les statues de sel.

Mandarine déboule dans le hall d’entrée, vers les escaliers d’honneur où de fait, un rectangle d’hu mi di -té, tout là haut, en ce plafond qui doit culminer à près de quinze mètres, semble se dessiner. Par ailleurs,le hasard a fait ici son œuvre. Une fine coulure d’eau est venue effleurer le visage d’un des personnagesprincipaux d’une toile immense accrochée dans le hall, due au peintre… belge, Nicaise de Keyser, unpeintre romantique, féru de sujets d’histoire grandiloquents, qui fut très en vue en notre pays au dix-neuvième siècle mais que l’histoire semble avoir abandonné depuis sur une aire d’autoroute. La coulurefrôle un œil, au point qu’on a l’impression que ce personnage pleure.

Deux pompiers, dépêchés par la ville, se font bientôt annoncer au portique du musée. On leur ouvre, etles voilà dans le hall, impressionnés par le lieu, dans lequel ils n’ont jamais mis les pieds. Tout lemonde lève la tête (de fait, l’heure n’est pas à lever le pied), pour tenter de voir mieux ce qui se passelà-haut. La toile est si haute et si grande que la déplacer semble quasi impossible, du moins avec lematériel à disposition. La pluie frappe de plus belle les verrières. Les toiles ont été léguées au Musée en1902, et elles n’ont peut-être jamais bougé de là où elles sont maintenant.

Les pompiers font montre d’une certaine impuissance… Mandarine les emmène tout de même dans lescombles, pour voir avec eux s’il existe un moyen d’accéder à ce plafond qui fuite. Mais tout est muré. Ilfaudrait monter sur le toit, opération suicidaire en cette heure de tempête. Les pompiers s’en vont, dépassés par l’eau qui de toute évidence n’est pas l’élément contre lequel ilssont accoutumés à se battre.

Le supérieur de Mandarine prend les choses au sérieux et décide d’envoyer cette fois un ingénieur. Unélu, même, l’accompagne. Toute une équipée. Ils arrivent à leur tour, mesurent le problème, font untour dans les combles. Lampes de poche… Les gens, de l’extérieur, s’il y en a, doivent se demander cequi se trame dans le musée, quel Arsène Lupin y sévit. On conclut qu’il faut faire un trou dans le mur.L’ingénieur promet d’envoyer un maçon le lendemain, pour découvrir ce qui peut bien se passer là der-rière. Peut-être s’y déroule une fête où sont toutes les âmes des œuvres qui, de jour, font mine dedormir. Peut-être que du vin s’est échappé des verres, au point d’imbiber le plafond que les pompiersont scruté.

Je passe la dernière nuit à Nice tandis que des gouttes de pluie tambourinent aux carreaux. Je rêve detableaux romantiques belges, de pizza Margherita, de Matisse dont je n’ai pas vu une seule œuvre, duFacteur Cheval, de Balzac, de rites océaniens. Il doit y avoir un dessert qui réunit ces ingrédients ; unesorte de millefeuille que couronnerait une framboise.

Le réveil me tire de ce songe pâtissier. Je me précipite à la gare, avec tout mon paletot. La pluie medonne une ultime étreinte. Je commence à apprécier toute cette humidité en laquelle on semble pouvoirse déployer, tel un poisson échoué ayant attendu la marée pour se mouvoir à nouveau avec sa vivacitéinnée. La pluie semble aussi être ce qui lie finalement les êtres et les lieux, de Delacroix aux pompiersde la ville de Nice, de Mélusine à Balzac, de Nicolas De Staël à Mandarine, de la Promenade desanglais aux contreforts des Alpes, de l’Italie à la France, de Douai à l’Algérie. La pluie comme meilleuralliée à la Côte d’Azur, un comble.

Une foule immense de voyageurs est massée en gare de Nice. Aucun train n’est parti la veille et tout lemonde espère une place, un départ. Mon train est retardé de trois heures. De quoi retourner un instantdans les bras de Morphée. Puis il arrive, puis on nous laisse entrer. Le train s’ébroue finalement versmidi. Mais il mettra plus de dix heures à rejoindre Paris. Sur le bord de la voie ferrée, nos regards éton-nés tombent sur des zones inondées. Des caravanes dont on ne voit plus que le toit. Des voituressoumises à la même loi. C’est un peu Venise sur la Côte d’Azur. C’est Casanova en costume à pois.

La SNCF par chance ne nous abandonne pas. Un employé nous attend sur le quai à Paris-Jour, à minuit.Un hôtel nous est réservé près de Paris-Aube, dont je repartirai le lendemain. Revoilà donc Paris : laville/cendres, la ville/spectres, la ville/printemps. Et voilà le petit hôtel à suicide, à crime conjugal quim’a été attribué. Tout un art architectural de faire un environnement dénué d’âme. Une boîte à chaus-sures dans laquelle je viens me lover.

Le Thalys du lendemain me propulse à Bruxelles à la vitesse de l’éclair. Quel était donc ce rêve niçois?Cet azur sous eau ? Il fait beau, il fait jour, il ne pleut plus, il doit être midi. Et me voilà à chercher desyeux un joggeur qui passerait par ici.

Yoann Van Parys

Page 22HISK 2019

Dans une salle de classe, une écolièreconcentrée prononce la lettre A ens’accompagnant d’un geste de la main.Dans un jardin, une petite fille grim-pée sur chaise en fer forgé cherche àsaisir quelque chose dans un arbre, ellel’accompagne du même geste de lamain. On entend la voix de la premièrequi énonce “arbre”, “apprendre”,“aimer”. L’enfant à réussi à se saisird’une feuille. Ces quelques plans sesituent au début du film “A TongueCalled Mother” d’Eva Giolo. Aupara-vant, la cinéaste avait décrit enquelques plans deux décors : une écoleavec ses escaliers de granito, ses murscarrelés, sa salle de classe aux bancsbien alignés et une maison bruxelloiseavec son jardin automnal. J’ai décou-vert ce film lors de l’exposition “AnIsland of Multiple Bridges” qui réunis-sait les travaux des 14 lauréats duHISK 2019.

Eva Giolo est née à Bruxelles en 1991.A l’age de 17 ans, elle est partie pourLondres où elle a étudié la musique àl’Institute of Contemporary Music Per-formance. Rentrée en Belgiquequelques années plus tard, elle décided’étudier le cinéma au KASK de Gandavant de rejoindre le HISK. L’artisteexplique son choix d’étudier auRoyaume Uni et en Flandre par unrefus la langue française à un momentde sa vie. “Quand je suis partie, j’avais17 ans et je me suis rendue compte dela liberté qu’une autre langue pouvaitoffrir. Tous les mots avaient uneseconde signification. C’était commesi je pouvais regarder les choses avecun autre regard, le mien, et pas celuiqui m’avait été imposé lorsque j’étais

enfant. Mes deux parents sont profes-seurs de littérature française et je croisque mon refus de parler français, étaitune opposition à ma famille. Partir dulangage pour devenir quelqu’und’autre. L’anglais est donc devenu malangue d’adulte et le français est restéla langue de l’enfance, donc de l’émo-tion” dit-elle. Le film “A Tongue Cal-led Mother” est donc aussi un retour àla langue maternelle. Il met en relationtrois générations de sa famille - sagrand mère, sa mère et sa nièce. Tan-dis que la petite fille apprend à nom-mer le monde qui l’entoure, les éco-liers commencent à lire et la vieilledame, atteinte de la maladie d’Alzhei-mer, s’éloigne chaque jour un peu plusdu langage. Tandis que l’artiste enre-gistre les mots et les gestes des enfantset de son aïeule, sa mère sert demédiatrice entre sa petite fille et sapropre mère. Le film est divisé par desécrans colorés - vert, rouge, jaune,rose, bleu, mauve - chacun introdui-sant à une lettre et à des variationsautour des mots qui commencent parla lettre. Le chapitre mauve, consacré àla lettre M conclut le film et se terminepar les mots “Maman”, “maison”,“mercredi” répétés par les trois géné-rations.

GestesLes portraits familiaux sont au coeurdu travail de l’artiste qui avait déjàdressé un portrait de sa grand-mère en2013. Le film décrit la vieille damedans son cadre de vie, en proie auxoublis et envahie par la méfiance. Réa-lisé en 2016, le film “Gil” part à larecherche de son frère jumeaux décédésans avoir pu laisser derrière lui la

moindre trace filmique ou photogra-phique. Elle l’a fait à partir de filmsd’archive familiaux et, dans cetterecherche tout autant hantée par lesfêtes de famille que par la mort,l’image s’attarde particulièrement surles gestes et sur les mains. Le film“Remote” dresse le portrait d’unefamille irlandaise nichée dans unecampagne presque désertique. Le pay-sage, les visages concentrés, le sond’une télévision omniprésente qu’onne voit jamais et la répétition desmêmes gestes évoquent une vie danslaquelle passé et avenir semblent nepas exister. Tous ses films à ce jour seconcentrent ainsi sur le langage singu-lier des mains. Mais les gestes concer-nent aussi la totalité du corps etl’artiste entend désormais s’adresseraussi au corps du spectateur. Ainsi, laseconde pièce qu’elle présentait dansl’exposition du Hisk était une installa-tion filmique : “The taste of Tange-rines’. Le spectateur était invité àprendre place sur une plate-forme enbois évoquant les tatamis japonais .Dans un coin, un grand écran relatait

le décor et les activités d’une vieilledame sur une petite île du Japon : lepaysage alentour, des mandarines dansun arbre, un petit port de pêche, lesmains de la dame occupée à écrire ou àlaver le riz. Quelquefois, un jeunehomme, son petit-fils, apparait dansl’image. La grand-mère raconte, facecaméra, son arrivée dans l’île et lesactivités qui s’y déroulaient autrefois.Le film est ponctué de quelques plansmangés par une couleur orangée. Dansl’espace d’exposition, à proximité dela plate-forme, un moniteur montre lesimages de gestes - des mains replientdes vêtements -, sur le mur, un texte encaractères japonais est accroché. Lefilm tel qu’il est montré aujourd’huiest la première partie d’un travail encours. “A Tongue Called Mother”, aaussi fait l’objet d’une présentationdans l’espace à Amsterdam débutdécembre.Les deux films montrés dans l’exposi-tion “An Island of Multiple Bridges”ont été tournés en 16mm, un formatqu’elle utilisait pour la première fois.Comme elle l’explique, “dans la réali-

sation de films, c’est le montage que jepréfère car il y a une dimension derythme, en relation avec la musique. Jen’aimais pas particulièrement filmer.Mais quand j’ai commencé à travailleren 16, il y avait cette possibilité deregarder à travers l’oeilleton. Aupara-vant, je faisais toujours un cadrage àtravers ce que je voyais avec mes yeuxen dehors de la caméra, avec le 16, jecherche un cadrage à travers lacaméra”.

L’artiste n’a pas encore montré sontravail dans la partie francophone dupays. En mars 2020, on pourra le voirà Punto de Vista, International Docu-mentary Film Festival of Navarra enEspagne et au Seoul Museum of Art.Plus près de chez nous, elle participeraégalement au VG Award exhibition auMuseum of contemporary art GEM àLa Haye.

Colette DUBOIS

Eva Giolo : Portraits de familles

Eva Giolo, A Tongue Called Mother, 2019 . film still.

Eva Giolo, Vue de l’installation The Taste of Tangerine , De Brakke Grond, Amsterdam, 2019 Crédits : LNDWstudio

Liège: Warhol à toute vapeur au musée de la BoverieTempora remet le couvert, alors que l’expo Hipperrealism Sculpture n’est pas encore terminée, (1) toute lasauce est mise sur la promotion de l’expo d’Andy Warhol qui débute en octobre. Une petite mise en bouche avec cette image de Juan d’Oultremont qui pastiche Andy dans ses bons voeuxde 2019. Visionnaire l’ami Juan...(1) Une video est postée sur you tube avec des interviews de Peter Land, Magdalena Kunz et BenoîtRemiche, directeur artstique de Tempora.

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Folie des grandeurs au Ludwig Museum de Cologne

Il n’y a que quelques grands musées enEurope qui osent véritablement expo-ser l’art de leur choix et qui prennentainsi de gros risques financiers, sansavoir de garantie en termes de rende-ment et de fréquentation. Le MuséeLudwig à Cologne, à côté de la gare,du puissant Rhin et de la cathédraleavec ses magnifiques vitraux deGerhard Richter, est une divine excep-tion.

Naturellement, le Musée Ludwig prendle pouls des nouveautés artistiques dumoment et des changements comporte-mentaux, en l’occurrence notre expé-rience culturelle de consommation.C’est notamment le cas de l’expositioninsolite « Transcorporealities » qui sedéroule en grande partie dans le halld’entrée du musée, comprenant lesvestiaires, la librairie Walther König etdes rangées de placards... Ce décor estporteur de sens dans une exposition oùla participation active est essentielle.

L’installation d’Oscar Murillo est fan-tastique : elle consiste en une séried’estrades sur lesquelles se trouventdes poupées, comme une collection depersonnages qui représentent uneimage, une « moyenne » de la réalitésociale si diverse. Juste en face desportes coulissantes automatiques dumusée se trouve, sur le sol, une scèneen bois rudimentaire. Elle résonnecomme une invitation, une manière dedire « le sol est à vous » ... et en effet,lors de notre visite, un mercredi après-midi, l’installation a fonctionnécomme un véritable lieu de spectacle.Au grand bonheur des enfants pré-sents.

Cette exposition « publique » met enscène les intenses conspirations de l’artconcernant les confusions actuellesentre l’envie (virtuelle, déformée ouexplicite) des contemporains de vou-loir davantage mettre la main à la pâteet l’envie de vivre comme un « contre-pont ». Sorte de révolte contre la

manière dont les algorithmes, immaté-riels et invisibles, menacent de nouscontrôler comme des robots. Et cela,dans tous les domaines.

L’exposition présente principalementdes œuvres d’artistes inconnus quiexposent dans les « casiers » de lasalle, mais également à travers certainsobjets, comme une station de vélo ouune véritable grue qui crée un espacepour regarder des vidéos. Ce typed’exposition est certainement un défipour un grand musée : cela a desconséquences sur le fonctionnementtraditionnel de l’institution. Et cela aégalement un impact financier…

Au rez-de-chaussée, la « boutique per-formative » de l’Américain Trajal Har-rell est une intervention frappante. Cetartiste a également été actif lors de larécente édition du Kunstenfestivalde-sArts à Bruxelles.

Il s’agit ici d’un spectacle de dansedans une sorte de « boutique » danslaquelle des souvenirs et des objetsfamiliaux très personnels peuvent êtrevus, mais aussi vendus. Ainsi, le dan-seur expose et vend également unepartie de sa vie et de son inspiration.Une démarche radicalement différentede la commercialisation des enregistre-ments de performances, par exemple...

Cette exposition démontre amplementque, comme avec le tout premier achatd’une œuvre de Tino Seghal, le MuséeLudwig se porte bien et ne manque pasde « classe ».

De même, l’exposition de l’artisteaméricain Wade Guyton (1972), relati-vement méconnu dans notre pays, peutvéritablement être qualifiée de surpriseperceptuelle. Son travail est le prolon-gement de l’œuvre des artistes améri-cains des années 50 et 60, tels que Bar-

nett Newman, Kenneth Noland, FrankStella, et ... du travail des artistes quiont suivi le chemin de l’art minimal etont émerveillé le monde de l’art avecdes œuvres énormes dans lesquellesl’œil se perd littéralement, en propo-sant une expérience « physique » del’art. Et c’est également le cas del’expo de Wade Guyton qui, commeaucun autre artiste américain contem-porain, se « lance » dans une aventureartistique mûrement réfléchie, maissans savoir exactement comment «l’œuvre » se déroulera. À l’entrée del’exposition, un tapis bleu bon marchécache de nombreuses imprimantes etautres supports techniques indispen-sables à la réalisation de son art, réa-lisé (exclusivement) avec de puissantesmachines d’impression. Sur le tapisbleu fantaisiste qui cache les « moyensde production » de Wade Guyton setrouvent de nombreuses sculptures enacier brillant, avec une forme en U. Un

U qui revient d’ailleurs régulièrementcomme motif, et souvent à côté d’un Xqui signifie l’interdiction ou l’annula-tion de quelque chose…

Et ensuite commence la vraie fêtevisuelle, sur base d’un langage ico-nique assez simple, avec, entre autres,les images d’une chaise cassée deve-nue une sculpture de Marcel Breuer,des images d’Internet, des photosprises avec un iPhone ou des affichesavec, entre autres, des images deBeuys…

Il s’agit d’une exposition d’une grandebeauté. On peut voir comment l’artistecouche ses images sur papier ou surtoile grâce aux imprimantes et com-ment il s’y prend pour obtenir desœuvres de parfois plus de 10 mètres ...dans lesquelles l’imperfection joue unrôle merveilleux.

Dans les salles du Ludwig, l’œuvre deGerhard Richter nous vient à l’esprit.Cette œuvre qui n’est jamais trop «sale » pour utiliser les technologies depointe, mais qui comprend égalementles notions d’accumulation et dehasard. Et quelle punition de voir com-ment Wade Guyton se perd parfoisdans les détails, comme il a du mal àimprimer parfaitement côte à côte lesbandes colorées (les petits accrocsblancs trahissent en effet l’actionhumaine) ... Quelle merveille ces cou-leurs d’impression qui dégoulinent surdes supports, comme des mono-chromes incomparables dans lesquelsdes bandes compactes de couleur setraînent jusqu’au bout du support.

Les innombrables livres exposés, lesaffiches et le faste de certaines œuvresdonnent le vertige... et démontrent quel’art va continuer à se réinventer dansle futur grâce aux moyens de reproduc-tion de plus en plus avancés.

Au sein de l’œuvre immense de WadeGuyton, on retrouve ces changementset des couleurs inégalées que lesencres apportent, dans une productionque l’artiste dirige mais ne peut jamaiscontrôler complétement, comme unrestaurateur face à une peinture surtoile.

Cette œuvre est tout à fait moderne :elle pose des questions fondamentalessur la production artistique en relationavec les problèmes actuels de la pater-nité, dans un monde qui apparaîtcomme le produit de la publicité, unmonde d’apparence.

Incontestablement, cette exposition estun incontournable pour ceux qui pas-sent du côté de la belle ville deCologne !

Luck Lambrecht

Traduction Romain Masquelier

Jusqu’au 01.03.2020 au Musée Lud-wig www.museum-ludwig.de

(Merci à Rita Kersting, conservatriceau Musée Ludwig)

Vue de l’installation de Wade Guyton au Museum Ludwig de Cologne, 2019, photo Marc Weber

Jusqu’au mois de février, une magnifique installation de Chiharu Shiota estaccessible aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles. Avec de la laineet du coton, cette artiste japonaise élabore d’énormes constructions immer-sives. Elle avait représenté le Japon à la Biennale de Venise de 2015.

Vous avez peut-être déjà vu ses installations colorées dans des magazines ou surInstagram. Artiste en vogue, Chiharu Shiota (Osaka, 1972) exporte ses monu-mentales constructions de laine et de coton aux quatre coins du monde… et aussià Bruxelles. Son installation « Me Somewhere Else » se trouve actuellementdans la salle Bernheim, au rez-de-chaussée des Musées royaux des Beaux-Artsde Bruxelles.

Dans ce temple du bon goût, l’installation immersive de la Japonaise plonge levisiteur dans un monde monochrome incandescent. Au sol : une paire de chaus-sures. Tous les fils jaillissent de ces deux pieds. Un clin d’œil à la célébrissimepeinture Le Modèle rouge de notre Magritte national, mis à l’honneur un peuplus loin dans le bâtiment (voir l’exposition « Dalí & Magritte. Deux icônes dusurréalisme en dialogue ») ? Malheureusement, le visiteur ne peut pas approcherl’œuvre de Chiharu Shiota et passer entre les fils, comme à Venise en 2015…

Cette œuvre apparaît comme le fruit d’une longue réflexion de l’artiste sur samaladie. Ainsi, elle déclare : « Avant qu’on me diagnostique un cancer, je pen-

sais que si je meurs, tout ce qui me concerne va mourir, je vais mourir, maismaintenant je sais que seul mon corps meurt- pas mon esprit. Mon esprit resteailleurs. Ce sentiment est difficile à expliquer, c’est pourquoi j’ai besoin de fairede l’art, pour comprendre ce sentiment et l’expliquer aux autres ». Une grandevitalité se dégage effectivement de l’œuvre, notamment grâce à la résonnanceentre l’intimité du sujet et l’immensité de l’installation.

Ro.Ma.

Jusqu’au 09 février 2020.

Immersion explosive de Chiharu Shiota

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Katya Ev et Aurélia Declercq cherchent à faire vivreun personnage dans des mises en situationsconcrètes. Elles veulent donner naissance à undébut de personne aux formes expressives qui seprésentent à elles. Ce nouveau-né récito-embryon-naire commence ici le Chapitre I de sa biographie.

Dans les théories psychanalytiques, c’ est au travers dustade du miroir qu’ un nouveau-né prend conscience de sonMoi délimité et corporel. Entre six et huit mois, quand lenouveau-né se trouve face à un miroir il reconnaî t le refletd’ autrui dans la glace, généralement ses parents se trou-vant à côté de lui. En identifiant ce reflet, celui de l’ autre,le nouveau-né perçoit ensuite le sien propre et commence àse représenter comme un être autonome.

Désirant créer un mouvement de reflet similaire, Katya Ev etAurélia Declercq souhaitent, sous le nom de leur person-nage, se retrouver face à la pièce l’artiste Ed Atkins intituléeOld Food. Présentée à la Biennale de Venise par l’artiste EdAtkins, la vidéo 3D met en scène un nouveau-né pleurantsans cesse face à la caméra. Katya Ev et Aurélia Declercqveulent rencontrer ce nouveau-né mélancolique, pleurant24h/24 7j/7 à l’Arsenale, pour dire « hello newborn » à celuiqui vient bientôt.

Arrivées à Venise le 13 novembre 2019, K et A prennent levaporetto n°1 pour rejoindre l’hôtel. Elles découvrent Venisesous l’eau, en pleine inondation historique. L’eau au solreflète la ville. Le stade du miroir a commencé et les larmesdu nouveau-né se font sentir. Dans les rues les habitantsarrivent à se déplacer par des pontons improvisés, ilsentrent dans les maisons par les fenêtres. L’Arsenale estfermé du aux circonstances météorologiques.

Le mardi 12 novembre 2019 à 23h30, Venise a connu saplus haute marée depuis 1956. L’ eau est montée jusqu’ à1.87 mètre, la surface de la ville est recouverte d’ eau à78,11 %. Le mercredi 13 novembre 2019, à 4h22 se pro-duit la première marée basse. Elle remonte à 10h19 pourredescendre ensuite à 17h16. La dernière marée haute seproduit à 23h36.

“Accidentally I arrived to Venise when waters have broken.On your road to meet me the see will rock the sound of yoursteps, and crash into your bones. I will pay you the entranceticket, the meeting point is fixed at Arsenale. I desire you towitness my birth in between tears and flood to listen to talk towatch and to keep quiet. I will be there tomorrow, on friday,from 1pm to 6pm. Your time will be mine”.

K et A créent deux profils sur l’application de rencontres deproximité Tinder. Elles veulent inviter des témoins à la nais-sance de leur personnage qui aura lieu devant l’œuvre d’EdAtkins. Elles veulent se tenir face au nouveau-né 3D duvidéaste, accompagnées et en présence, pour vivre et incar-ner le début de leur figure. Elles ont des centaines de match.A 17h, elles commencent une discussion avec un profildénommé Flooded City. Il faut rencontrer la personnificationde l’inondation, en faire le regardant de leur naissance. Lerendez-vous est fixé pour le lendemain à 14h à l’entrée del’Arsenale. Dans la nuit, dans la salle de bain de leur hôtel Kparle de la pièce The Flooded Grave (1998-2000) de JeffWall à A.

Le vendredi 15 novembre 2019, Venise connait un nouveaupic de marée. L’ eau est montée jusqu’ à 1.54 mètre, lasurface de la ville est recouverte d’ eau à 62,98 %. La pre-mière marée haute s’ est produite à 0h14, elle redescend à5h24. La seconde marée haute a lieu à 11h11 et la der-nière marée basse à 18h24. Le gouvernement italien adécrété l’ état d’ urgence à Venise.

A 9h30, A et K quittent leur chambre d’hôtel afin de serendre à l’Arsenale, elles descendent les escaliers pour sor-tir. L’échiquier en marbre du lobby de l’hôtel est recouvertde 44 cm d’eau. Deux conteneurs poubelles flottent surl’eau, « wet waste » est inscrit dessus. Elles veulent serendre dehors mais la sortie est inaccessible. A l’arrière duhall il y a un jardin avec une ruelle ouvrant sur une perspec-tive vers un canal. Elles s’y rapprochent, l’eau est de plus enplus profonde. Au bout de la perspective elles aperçoivent lamer. Elles sont coincées la journée entière à l’hôtel, sans eaupotable. Flooded City prévient qu’il ne pourra pas être aurendez-vous non plus, les bateaux ne naviguent pas etl’Arsenale est toujours fermé. La naissance est là alorsqu’elle reste impossible.

L’ edging est une pratique sexuelle, souvent expéri-mentée dans les milieux sadomasochistes. Son étymo-logie veut dire frontière, limite, bordure. Elle consisteà contrôler l’ orgasme, « être sur le bord de ». Lespartenaires arrêtent l’ activité sexuelle juste avantd’ atteindre l’ orgasme, et recommencent ensuite.

Pour Katya Ev et Aurélia Declecq, Venice is playing on theedge. Inquiétante étrangeté d’être pris dans des façons d’êtreparticulières et ce par la force des événements. Le person-nage mélancolique d’Ed Atkins restera seul dans l’Arsenale.La jouissance dans le sens de l’accomplissement de l’acte, inconcreto, reste quant à elle à la frontière de. Pourtant lessignes rencontrés ont participé à des fabrications d’histoire.Venise a perdu les eaux. La marée du 12 novembre a duré4h55. La marée du 14 novembre a duré 7h13. La perfor-mance a duré 37h.

Pristine Geed

Post-scriptum: Sur le trajet de retour vers Paris, samedi 15 novembre à 13h15,A reçoit à l’aéroport un message d’une amie avec une photo d’un kit d’identifi-cation pour enfant. Le kit d’identification est utilisé à la naissance pour éviterde confondre deux nouveaux-nés.

‘ONE MIGHT DARE TO SAY THAT HYSTERIA IS A CARICATURE OF A WORK OF ART’(*)

Vue de Venise, jeudi 14 novembre 2019

2. Capture d'écran google images "ed atkins baby"

‘Katya 36', 'Aurélia 25', profils Tinder, unique, courtesy Katya Ev et AuréliaDeclercq

Captures d'écran de l'application Tinder

Ce kit d'identification est produit parJ.A Deknatel & Son Inc, à New-York.Les lettres sont utilisées pour fairedes bracelets avec le prénom desnouveaux-nés. Cette technique estutilisée pour éviter les vols ou leséchanges entre les bébés.

Porte de l'Arsenale,Venise, 14 novembre

2019, archive de Katya Evet Aurélia Declercq

(*) ‘One Must Dare To Say That Hysteria Is A Caricature Of A WorkOf Art', phrase de Sigmund Freud réalisée au néon blanc au bar del’hôtel Métropole à Venise, découverte par K et A le 13 novembre.

Projet soutenu par FluxNews et produit par l’espace Été 78, Olivier Gevart

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Lessines

Après Orlan, Bornain, Robjee, Poppe & Rolet,Berreby, l’Hôpital Notre-Dame à la Roseaccueille à nouveau Bornain mais accompagnéde Pascal Bernier, Sophie Langhor, LaurentQuillet, poursuivant ainsi son défi de mettre endialogue ses pièces muséales du passé et desœuvres contemporaines. Quitte, parfois, à fairedouter le visiteur qui se demande si ce qu’il voitappartient à l’histoire ou à la fiction créative ac-tuelle.

Cette façon de susciter le doute est véritablementl’intérêt premier de cette confrontation. Le muséen’est pas envahi, il est infiltré. Les œuvres moinsnombreuses que parfois sont réparties sans sur-charges. Elles posent donc cette première question:quand un objet proche du quotidien est rangé dansun musée, devient-il œuvre artistique ? MarcelDuchamp a répondu oui le jour où il a installé sonurinoir en le baptisant « Fontaine » (1917), nousincitant à ne pas nous fier uniquement aux aspectsextérieurs de ce qui est regardé.

Se pose alors la seconde question: une œuvre d’artest-elle la réalité? Magritte, lui, un peu plus tard(1929), a répondu par sa célébrissime légendeécrite en dessous de sa peinture : ceci n’est pas unepipe. C’est donc à exercer notre défiance que nousdéfie cette exposition. À nous inciter à ne pas nouslaisser berner par des apparences puisqu’il y a tou-jours « trahison des images ». En fin de compte,elle nous met au défi de nous défier.

Pascal Bernier en taxidermiste goguenard

C’est grâce à des sculptures d’animaux naturalisésmais nantis de pansements que Pascal Bernier(Bruxelles, 1960) s’est fait connaître. Empaillée, labête a tout d’un véritable cadavre qui conserveraitles attributs du vivant ; du coup, le pansement al’air de soigner une blessure réelle, d’autant quecette série d’œuvres a pour titre générique« Accident de chasse ». Pas très loin, voici des pa-pillons épinglés sous verre par un lépidoptéristepassionné. Leurs ailes offrent des couleurs in-croyables. À regarder de plus près, les motifs quiles ornent sont des signes de l’aviation de guerreallemande. Ce qui n’a rien de pacifique.

Une vidéo vient compléter ce premier rapport avecla nature. Elle montre un serial killer au visagecaché en pleine action. Il choisit ses victimes; il lesattache ; il les massacre à coups de marteau, decouteau, de perceuse électrique, etc. Sauf que tousces actes quasi banalisés par le cinéma et la télé, illes perpètre sur des fleurs! Une façon brutale et pa-rodique de rappeler notre rapport ambigu avecl’écologie.

Comme l’écrit Arnaud Stinès, Bernier « joue del’illusion pour mieux bercer nos désillusions ». Etla plus spectaculaire, ce sont ces maquettes de ci-metières, association miniature proliférante detombes, de caveaux, de monuments funéraires.Leur architecture impeccablement géométrique,leur blancheur éclatante rendent plus violents lesindices qui signalent quelles sont les dépouilles icihonorées après leur mort : smartphones, appareilsde communications, gadgets électroniques…Images à sens multiples de l’impact de ces techno-logies sur nos comportements, mortifères à longterme des relations directes avec le réel au profitdu virtuel et des multinationales.

Alain Bornain, symboliste subversif

Habitué des lieux, Alain Bornain (Genappe, 1965)éparpille des tableaux dans diverses salles dumusée. Ils représentent tous des éléments réalistesidentifiables (objets, paysage, personnages, végé-taux) peints en noir sur fonds partagés entre leblanc et le sombre. La perspective, procédé utiliséen art depuis longtemps afin de créer un miraged’espace, est perturbée par la présence de pastillescolorées monochromes, proches de l’image clichéd’ovni ou de planète inconnue. Le tout rendant

l’impression que le monde qui nous entoure n’estplus le même, que la pesanteur l’a en partie quitté.

Si l’espace est reconsidéré, le temps est lui aussiobjet de recherches. Un livre d’artiste reprend unedes thématiques de Bornain, la fluctuation de ladurée. Il y a intégré ses pastiches minutieux detraces d’écriture laissées par des craies sur le noird’un tableau d’école. Quoi de plus éphémère eneffet qu’une idée même profonde qui risque d’êtreà tout instant effacée par un frotteur ou une éponge?

Cette thématique s’incarne de manière éclatantedans une sculpture composée du mot « time » enrelief de lettres précieusement dorées. Il est placélà afin de rappeler la brièveté d’une vie : son‘t’possède la forme d’une croix sur pierre tombale.Ce qui rejoint une autre symbolique, celui de lapomme, présente ici sous forme de sculpture enmétal recouvert d’or. C’est bien elle qui fut pré-texte à la désobéissance aux impératifs de la divi-nité et à l’exil du paradis terrestre ; c’est bien cemétal aussi qui a fini par régir le monde voué auprofit.

D’ailleurs, touche finale, des images figurativesont été recouvertes d’une feuille d’or. Leur narra-tion disparait derrière cette barrière opposée auregard. Elle devient invisible. Quoique, à y regar-der de près, en y mettant l‘attention nécessaire,sous cette apparence clinquante, la scène peinte n’apas totalement disparu car une absence parvientquelquefois à devenir une présence. Ou vice-versa.

Sophie Langohr, l’effacement dans le visible

On dirait volontiers de Sophie Langohr (Liège,1974) qu’elle se préoccupe de la présence et del’absence. Pour concrétiser cette dualité, elle sesert de matériaux appartenant au passé. Ainsi a-t-elle repris deux tableaux du XVIIe siècle. Elle en a

supprimé les éléments anecdotiques des person-nages et des symboles religieux. Résultat : laMarie-Madeleine de la première toile du peintreoriginel laisse est remplacée par un sombre lieuanonyme troué d’un vide indéfinissable qui ouvrevers un univers lointain de clarté ; sur la secondeœuvre ne subsiste que la bordure du tissu surlequel était couchée la femme, sorte de tracé déli-mitant la place inoccupée, vide cette fois présentécomme plein, mais plein de rien.

Elle a également effectué un montage à connota-tions surréalisantes. Sous un buste en bois d’unChrist qui semble en souffrance de profil alors quede face il est d’une grande sérénité, elle a installéun fragment de sculpture ancienne représentant lesjambes d’une vénus grecque. Elle rejoint peut-êtrede la sorte l’hermaphrodisme du fameux Christdoté de seins qui est une des curiosités du musée.Cela devient encore un mixage entre la civilisationde l’Antiquité méditerranéenne et la culture judéo-chrétienne.

Enfin, Langohr a réalisé une série de sculptures enutilisant une partie de la collection de bondieuse-ries en porcelaine en moulant l’intérieur creux quiest le résultat de leur fabrication initiale. Chacunedes statuettes se retrouve dès lors avec son double.Mais ce double a forcément perdu les détails de saforme extérieure. On se retrouve avec des sil-houettes de vague évocation, des œuvres très mo-dernes par conséquent. Le vide central esttransformé en forme compacte ; les particularitésexternes se sont évaporées au profit d’une matièrelisse. S’y ajoute un diaporama où l’artiste faitdéfiler les modèles choisis en ne montrant que leurvolume interne. Il y a, à travers cette présentationsingulière de figurines pieuses, une étrange simili-tude avec des vagins, une évocation intrigante decette matrice dont nous sommes tous issus et de cetespace dans lequel l’ensemencement se produit àl’abri de tout regard.

Laurent Quillet à cache-cache dans le quotidien

Le cadet de ce quatuor, Laurent Quillet (Flines-les-Mortagne, 1989) est aussi le régional du groupepuisqu’il habite Tournai et y travaille. Il s’est es-sentiellement investi dans la réalisation de vidéosavec le risque inhérent à ce type de productions den’être visibles que s’il n’y a pas de problème tech-nique.

Un travail particulier et totalement conceptuel estce livre qui synthétise cinq bouquins ayant in-fluencé son parcours artistique. C’est devenu,selon certaines méthodes utilisées en analysesstructurales, un inventaire statistique de l’utilisa-tion de chaque lettre de l’alphabet, du nombre demots utilisés, etc. Ce n’est donc nullement lecontenu qui est proposé. C’est simplement l’aspectvisible de l’écriture qui est soumis au lecteur, enréalité l’apparence la plus externe de ce quiconstitue la littérature. Un point de vue qui rejointà sa manière la réflexion que se font les mélo-manes lorsqu’ils s’émerveillent qu’avec les huitnotes de la gamme on ait pu composer autant demélodies ou d’assemblages sonores si divers.

Une photo interroge à la fois sur l’utilité de labeauté, le symbolisme floral de l’hommage rendu àquelqu’un (un défunt par exemple), l’éphémère del’existence d’une plante en particulier et du vivanten général. Elle montre un bouquet polychrome, àmoitié déballé de son film plastique protecteur, aufond de l’obscurité sale d’une poubelle. Un auto-portrait présente l’artiste sur un lit de malade à do-micile ou en milieu hospitalier. Il a l’apparencediaphane d’un être sexuellement ambigu en trainde disparaître à jamais.

Quillet affectionne de s’intéresser à la banalité duquotidien sous un aspect satirique, une forme d’au-todérision plutôt jouissive. Ainsi, il invite chacundans le confessionnal de la chapelle à s’emparerd’écouteurs pour entendre des confessions dontl’horreur est toute relative. C’est encore plusévident avec les vidéos. Ce sera le vide inévitabled’une conversation ordinaire dont il ne subsiste àl’écran que le diagramme mouvant de l’intensitéde la voix entendue sous-titrée comme un film enlangue étrangère alors que c’est l’image qui faitdéfaut. Ce sera encore cet inventaire en boucle desbisous échangés au moment d’un départ, bref oulong, proche ou lointain, indéfiniment repris en unautomatisme qui finit par en retirer toute marqueréelle d’un sentiment quelconque, rituel convenu,mécanique, obligé par les conventions familiales,sociales.

« Peplum » est un film particulier. Il est basé sur lemouvement, divisant l’écran en plusieurs partsavec des déplacements de divers moyens de trans-ports dans des sens opposés. Il y laisse place aussipour incarner la poésie avec des pieds (non de versmais de personnes), avec des traversées de plagede la mer du Nord en une démarche ralentie et descroisements de trajectoires, avec les reflets de l’eaude l’Escaut et le passage des embarcations. Labande son mêle à ces séquences des morceaux demusique classique pour en faire un hymne, plutôtsérieusement cette fois, à la beauté simple de la viecourante que, souvent, nous ne remarquons plus.

Michel Voiturier

« Infiniment » à l’Hôpital Notre-Dame à la Rose deLessines jusqu’au 29 mars 2020. Infos : +32 (0)68 3324 03 ou https://www.notredamealarose.be/

Catalogue : Régine Vandamme, Raphaël Debruyn,Arnaud Stinès, Robin Legge, Julie Hanique, «Infiniment », Lessines, Office du Tourisme/Hôpital N-D à la Rose, 2019, 176 p.

Défions-nous des apparences

Laurent QUIllet, "Composition", Photolithographie, 2017 ©A. Bornain

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D’intéressantes expos se succèdentdepuis que les élus de La Louvièresemblent avoir compris que, lorsquel’industrie se meurt dans une région,la solution du relais économique àprendre pour lui substituer le tou-risme passe par la promotion del’offre culturelle.

Outre celles du Centre de la Gravure, duDaily Bul, voici les expos de Keramis etdu Ianchelevici rebaptisé MiLL. Aucœur de l’architecture très moderne dupremier, en plus d’accueillir le céramistechinois Bai Ming, un aperçu de l’orien-talisme à travers les collections perma-nentes rappelle la pérennité du travailcréatif régional. Dans les locaux dusecond musée, c’est la Roumaniecontemporaine qui prouve qu’ellesemble plus progressiste en art qu’enpolitique.

Bai Ming, la nature comme matière àméditer

Cet artiste chinois, Bai Ming (Yugan,1965), utilise aussi bien peinture que cé-ramique. Si la pratique des techniquescéramistes a un lien fort avec les tradi-tions, elle est aussi capable de dépasserla part liée à l’utilitarisme de sa produc-tion artisanale et devenir un moyend’expression particulier. Des objetsusuels, cet homme les façonne selon lescritères d’avant mais en modifiant la ri-gidité des critères habituels. Il lui arrivesurtout de les surdimensionner, leurconférant dès lors le statut de sculptures.

Il les décore avec des oxydes de fer, decuivre, de cobalt. Il laisse le pinceaudéposer la matière à la surface de l’objetqu’il fait pivoter sur une tournette, demanière à réaliser un trait continu. Cettetechnique, dérivée de la calligraphie, né-cessite une grande maîtrise musculaireet une concentration maximale. Cela en-gendre des motifs végétaux, aériens ouaquatiques mis en valeur par la combi-naison avec des espaces blancs vides.Ainsi que le remarque ChristineShimizu : « Ce dualisme primordial –calme versus action, ici forme régulièreversus paysage mouvementé – renvoieindubitablement au fondement dutaoïsme », un équilibre entre yin et yang.L’artiste cherche donc une relationintime entre homme et nature, ceci endehors de toute présence humaine ouanimale dans son œuvre elle-même.

Lorsqu’il s’éloigne de l’objet domes-tique, Bai Ming se réfère à des apportsd’art moderne occidental. La chose fa-

briquée est alors ce qui possède une pré-sence, qui impose ses formes dans unespace, qui véhicule une perception dumonde. « Relics – Walls of Scrolls » seprésente telle une structure de rondins etconfère une légèreté de papier à des cy-lindres de porcelaine.

Son accumulation de sortes de tuyaute-ries expérimentales « The SecretLanguage of Spigots » s’offre à la façond’un inventaire de variations sur unthème unique. Chaque pièce a manifes-tement une structure externe similaire.Mais le décor peint est différent pourchacune. Il y a là des motifs végétaux,organiques, bactériologiques, scriptu-raux… Leur support de porcelaineblanche est lui-même façonné de sortequ’il puisse révéler des failles, descreux, des rayures, des aspérités qui per-sonnalisent chaque tube.

Cette investigation de ce qui se trouve-rait sous l’enveloppe externe au moyend’une incision est une incitation à imagi-ner quelque contenu mystérieux, ésoté-rique conjugué aux formes allusives à lanature que le pinceau a déposé sur unepart de la blancheur de la porcelaine. Lafaille ainsi esquissée laisse planer l’in-certitude s’il s’agit là d’une potentialitéde germination ou d’une prémonition dedésintégration.

Cette réflexion à propos de l’ouvert etdu fermé, du dissimulé et du montré seretrouve autrement à travers une série decéramiques consacrées à la porosité.Difficile de déterminer si ce qui rongeces objets à l’aspect de bûches ou de

coraux est la conséquence d’une évolu-tion cellulaire intime, de l’action d’in-sectes ou bactéries externes. C’est entout cas une observation du travail tem-porel sur toute matière.

Une série d’assiettes se joue de reliefs etde formes débridées. Nul besoin qu’on ydépose quelque nourriture. Leur contenusculptural et pictural est à lui seulaliment pour les yeux, attirance pour letoucher des doigts, négation du pratiqueau profit du poétique.

« Brick from Qin Dynasty » apparaîtcomme une masse agrémentée d’un pa-norama esquissé par des élémentsvisuels suggérés plus que dépeints. Les

allusions sont forcément références àl’histoire locale. Elles disent en outreune prise de possession symbolique del’espace : une brique en théorie conçuepour s’insérer dans un paysage s’avèreelle-même porteuse de paysage.

Dans le domaine pictural, le travail deBai Ming s’évade vers cette abstractionqui a depuis longtemps envahi l’histoirede l’art occidental. Son apport est liéaux ingrédients qu’il utilise et dont lesaboutissements se matérialisent sur lesupport : à savoir du jus de thé, del’encens consumé. Ils ajoutent à sa pra-tique d’abstraction lyrique des matièresnouvelles dont la conjonction provoquedes effets nouveaux. Une réalisation à lalaque se construit à partir d’une texturematiériste qui n’est pas sans rappelerune des périodes de la production deSoulages.

Images roumaines du monde nouveau

La jeune génération artistique roumaineest en quête d’une nouvelle imagerie quirendrait compte de l’évolution actuellede notre monde. Elle s’efforce de trouverdes façons innovantes de s’approprier laréalité afin qu’il soit possible de la perce-voir autrement.

Andrei Nacu (1984) applique un travailcomplexe de reconversion d’imagesd’archives télévisuelles de l’éliminationdu dictateur Ceausescu, notamment enles superposant comme si les pixelsétaient cubiques, puis en conservant unepartie d’entre elles tant et si bien que lesimages originelles en deviennent abs-

traites alors que le titre du diptyqueconsiste en coordonnées géographiquesconcrètes exactes du lieu de l’exécution.Cet événement majeur de l’histoirerécente de la Roumanie s’en trouvedéplacé en vision plastique racontant unevérité historique polémique.

Anca Benera (1977) et Arnold Estefan(1978) élaborent une cartographieinédite. « The last land » représente uncercle dont la majeure partie est d’eaubleue, dans laquelle s’insère en un tri-angle blanc la forme d’un pays ayantsurvécu à la montée des océans. L’imbri-cation de deux éléments antagonistescrée la vision d’une des conséquences duchangement climatique.

Dan Perjovschi (1961) étale des cartespostales desquelles le Parlement a étéeffacé, analogie avec la pratique dévoyéede la démocratie dans un pays qui, sortidu régime communiste, n’a pas encoretrouvé un fonctionnement politique deliberté. Il rassemble également des objetsdivers qu’il associe en installations à desplans et à des notes en guise d’interroga-tion à propos des musées, de leur rôle, duchoix des pièces à exposer et conserverdans un univers qui produit davantage. Ila également aligné en colonne verticaledes billets transformés en dérisoiresbateaux de papier.

Silvia Amancei (1991) et BogdanAmanu (1991) se sont emparés d’uncouloir afin, précisément de concrétiserle vertige suscité par l’invasion d’imagesdans notre quotidien. Ce duo lance surles murs et trace au sol des traits obliquesou des arcs de cercles, y inscrit desartères urbaines menant à des dérives ducapitalisme, y adjoint des photos. C’estclair, rigoureux, impitoyable.

Chez Mona Vatamanu (1968) et FlorinTudor (1974), un planisphère en tissuspolychromes porte, selon les régions, destextes brodés indiquant quelle activitéproductive les anime ; cela s’étend del’opium aux semi-conducteurs. Sous ceschoix, se perçoit l’intention critiqued’une géopolitique soumise à l‘appât dugain. Iulia Toma (1974) valorise desmorceaux de tissus en des collages raffi-nés qui rendent poétiques des fragmentsdestinés au rebut.

Le collectif Apparatus 22 (MariaFarcas, Erika Olea, Dragos Olea 1979 ;Ioana Nemes 1979-2011) a agencé unensemble d’apparence hétéroclite où ilest possible d’écouter une piste sonore.Monté comme un objet improbable,cette réalisation draine sa dose de déri-sion des processus de fabrication artis-tique qui, parfois, se réfugie dans lespectaculaire, le provocateur, le sno-bisme.

Robert Pal Koteles (1975) travaille lamatière picturale selon des critères ma-thématiques. Mi Kafchin (1986), àtravers une peinture aux accents symbo-listes et surréalistes, s’efforce de partagersa démarche vécue de transgenre. Aucontraire, Iulia Nistor (1985) offre desimages abstraites nées de la superposi-tion d’images réalistes. C’est une invite àla contemplation et à la méditation.

Nona Inescu (1991) installe un paraventdéployé, des encadrements vides maisdans lequel est serti, venue de nulle part,la présence sensible d’une main et d’unfruit. Dans la vacuité apparente de lacomposition, l’apparition sans raisond’une présence, du souvenir d’une pré-sence peut-être. Ténue, fragile, éphémèreprobablement. Tandis que CristinaDavid (1979), par contraste, installe dis-crètement sa présence dans des lieuxsuccessifs en accumulant une continuitéde fins morceaux de bois cassé formantun lien ininterrompu qui relie entre euxespaces et œuvres, ainsi un fil conduc-teur d’un récit à inventer par chaque visi-teur.

La video d’Andreea-Lorena Bojenolu(1989) est une performance durant la-quelle l’artiste traverse une de ses toilesen décollant la couche marouflée decelle-ci, sorte de traversée des appa-rences pour resurgir à la fin hors del’œuvre dont l’épiderme a été lentementdétachée de son support. Une autrevidéo, signée Geta Bratescu (1926-2018), s’articule autour d’une autre tra-versée de toile. C’est en la découpantverticalement en son centre grâce à uncouteau qu’un personnage flegmatiqueenfile une série de peintures avantd’aboutir à une présence humaine que lecouteau abat à son tour. En quelque sorteune pratique héritée de Fontana permet-tant de passer d’un espace à un suivantjusqu’à aboutir à la fin définitive d’unêtre, d’un œuvre.

Michel Voiturier

« Vibrations de la terre » au Keramis deLa Louvière jusqu’au 15 mars 2020. Infos:+32 (0)64 23 60 70 ou www.keramis.be

Catalogue : Ludovic Recchia, ChristineShimizu, Maël Bellec, Catherine Noppe,Antoinette Faÿ-Hallé, Jean-FrançoisFouilloux, « Bai Ming vibrations de la terre», Bruxelles, Prisme, 2019, 160 p.

« Rethinking the Image of the World » àl’occasion de Europalia Roumanie auMiLL de La Louvière jusqu’au 9 février2020. Infos : +32 (0)64 28 25 30 ouwww.lemill.be

Reçus de l’étranger : Chine et Roumanieà La Louvière

"The Secret Language of Spigots" © Atelier Bai Ming - Christine Shimizu

Silvia Amancei & Bogdan Amanu, "Vertige" © MiLL 2019

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En dehors d’une valeur esthétique quirend artistique la photo, celle-ci joue lepremier rôle lorsqu’il s’agit de témoi-gner d’un moment intime ou public,d’un documentaire ou d’un souvenir àconserver en mémoire. Il lui arrive ausurplus d’être source d’information.Elle joue alors la fonction de porteparole d’une idéologie religieuse oupolitique, d’incitateur de comporte-ments économiques. Il n’y a en effetque peu de différence entre propa-gande et publicité. Le témoignageinitial, même s’il reste brut, sans re-touches ni trucages, se pare de la sub-jectivité du contexte dans lequel il estpublié. Par exemple, la légende quil’accompagne, autant que la prosequ’elle est censée illustrer.

La veine sociopolitique des annéestrente

La période entre les deux guerres mon-diales est propice à un usage intensifde l’image, en particulier photogra-phique parce son réalisme a tendance àsuggérer qu’il s’agit de réalité. Les af-frontements systématiques entre com-munisme et capitalisme ainsi qu’entrefascisme et démocratie, le fossé davan-tage creusé entre classes possédantes etprolétariat constituent des fermentspour susciter des institutions, des orga-nisations désireuses de faire entendreleur voix, leur philosophie, leurmessage politico-social.

Des revues, des magazines paraissentalors à destination des partisans, deshésitants plus ou moins prêts à serallier, des électeurs appelés à voter.Les publications prolifèrent et les redé-couvrir aujourd’hui induit une analysecritique de cette période pas très loin-taine de la nôtre. L’échantillonnage sé-lectionné par le musée Pompidou offredes fragments d’histoire qui, rassem-blés, comparés, extraits de leurcontexte éditorial, nous remémorent lacohabitation inéquitable de la richesseet de la pauvreté, les promesses miro-bolantes d’un clan comme de son anta-goniste.

Ce que le journaliste Henri Tracol anommé « arme de classe » et ce que lepoète René Crevel intitule « la photoqui accuse » va donc montrer des faitssociaux. En guise de prologue,quelques clichés concernant laCommune de 1870 et sa fin sanglantel’année suivante. On arrive au Frontpopulaire et à ses à-côtés. Les autresthèmes seront, en vrac, la colonisation,la pauvreté, le militarisme, les grèves,le travail, les répressions… On perçoitrapidement comment se déroule le pro-cessus qui passe de l’image pittoresqueau cliché éloquent. On s’aperçoit quedes prises de vue anonymes sont sus-ceptibles de se nourrir de sens autantque celles de Cartier-Bresson, EliLotard, Gisèle Freund, Willy Ronis,René Zuber… On redécouvre desphotos-montages caustiques signés dugrand spécialiste du genre à l’époque,John Heartfield, on repère ceux deRoger Parry.

Des documents divers dont certainstracts viennent corroborer l’impact desphotos. C’est ainsi qu’on retrouve lessignatures de bouillants surréalistescomme André Breton, Benjamin Péret,Paul Eluard, Yves Tanguy… sous untexte incitant le public à boycotterl’exposition coloniale de 1931.

Le reportage militant de PhilippeGraton

C’est la contestation du projet d’un aé-roport à Notre-Dame-des-Landes, dansla région de Nantes, qui a inspiréPhilippe Graton, fils du bédéiste JeanGraton. Entre 2014 et 19, il a vécu surplace l’occupation du terrain par desmilitants afin de filmer de l’intérieurleurs tentatives d’organiser un autrefonctionnement sociétal, de faire plierl’Etat affairiste par des convaincusd’écologie et d’équité sociale.

Il a montré le quotidien de ces résis-tants désireux d’installer une alterna-tive à un projet essentiellementconsumériste. Il a observé leur façon

d’être, de travailler, de fêter, de se dis-traire ou s’instruire, de contrer la des-truction d’une zone naturelle protégée.En noir et blanc, voici les actes poséspour survivre, se loger, se nourrir, ré-aménager le territoire pour le rendrehabitable.

Les gestes sont saisis, parfois en grosplan, attestant des présences positivesfraternelles comme la métonymie deces trois jambes nu-pieds, alignéescôte à côte, d’origines ethniques di-verses. L’habitat se profile, de bric etde broc, hétéroclite, entre art brut etland art, extraordinairement créatif, té-moignage de débrouillardise, de fanfa-ronnade fantaisiste face à la rigiditéadministrative.

Les portraits montrent des êtres exis-tant dans l’utopie qu’ils incarnent. Ilsne sont ni vindicatifs, ni résignés. Ilscombattent pacifiquement. Voici doncaussi ces affrontements où les forces

de l’ordre obéissent mécaniquement àdes instructions rigides. Avec d’éton-nants contrastes : deux mains crispéessur des pavés à lancer, un violon quicontinue à jouer devant des incendies.

C’est davantage qu’un témoignagejournalistique. Cela devient la chro-nique d’un épisode sociopolitique qui adébouché sur la victoire provisoire desinsurgés. Une quarantaine d’entre euxont effet signé des baux de fermagepour neuf ans auprès du Conseilgénéral.

À la recherche des origines et desmétamorphoses

La couleur sied aux images deSandrine Lopez. Mais ce n’est pas unecouleur éclatante. C’est une couleurfiltrée par l’atmosphère, l’ambiancenocturne. Elle est feutrée comme dé-placée dans un espace onirique, celled’un récit fantastique dans lequel dé-barquent des personnages chimériques.

Ils ont des accointances narratives avecdes récits mythologiques originels. Onles imagine, avec leur physique diffé-rent, récupérés par les divinités,soumis à des métamorphoses, dotés depouvoirs inhabituels. Espacés,confrontés en diptyques, ils défilentsous nos pas dans la salle d’exposition.Ils jalonnent un parcours fictionnel decabinet de curiosités. Ils surgissent ouse drapent dans l’ambiance mouvanteen un ralenti de rêve semi-éveillé. Delà, sans doute prennent-ils eux-mêmesla distance que nous mettons habituel-lement entre nous et les êtres qui,parce que différents, sont relégués à lamarge.

Il est possible de les baptiser. D’imagi-ner le fil de leurs existences précaires.De les doter d’avatars insoupçonnésmême si l’objectif les a saisis au creuxd’un ordinaire bien réel. Ils possèdentla beauté perceptible d’une certaine vé-nérable vieille peinte jadis par QuentinMetsys.

Les transmutations d’Henri Doyensont d’un autre ordre. Il s’agit cettefois d’objets abandonnés dans deslieux divers, des chantiers. Il les sur-prend tels que laissés dans un certainétat. Il les envisage sculptures contem-poraines. Ils ont les coloris contrastésde la réalité. Ils sont de lointaines mu-tations de la fontaine urinoir de MarcelDuchamp.

Dans la nudité de leurs formes et deleur spatialisation, ils apparaissentsoudain parés d’un statut esthétiqueque seul leur a donné le hasard. Blocsde pierre ou de béton, planche supportde lampe, filet de protection, plaquemétallique posée contre une paroi,tuyau souple reliant deux parts de bâti-ment, quignon de bois suspendu à unfil…, tous se rappellent à des souvenirsde musées : mobiles de Calder, piècesconceptuelles de Carl André, blocsdéposés de Richard Serra, assemblagesde bois de Guiseppe Penone et, ducoup, les photos de Doyen prennent unpetit air guilleret de pastiche ou deparodie.

Michel Voiturier

« La photo arme sociale », « Arkhé deSandrine Lopez », « ZAD de PhilippeGraton », « Galerie du Soir : HenriDoyen » au Musée de la Photographie àMont-sur-Marchienne (Charleroi)jusqu’au 19 janvier 2020. Infos : +32 (0)71.43.58.10 ouhttp://www.museephoto.be/

« La photo arme sociale » au Centre dela photographie à Genève du 12 févrierau 11 mars 2020. Infos : + 41 22 329 28 35 ouhttps://www.centrephotogeneve.ch/expo/photographie-arme-de-classe/

La photo outil de propagande ou de révélation

De la série ZAD © Philippe Graton

Jacques-André Boiffard, Chaussure et pied nu, (vers 1929), Centre Pompidou, Paris © Centre Pompidou,MNAM-CCI/ Philippe Migeat/Dist. RMN-GP © Mme Denise Boiffard

Charleroi

C’était une exposition de prime abordénigmatique que « le Bal » avait pro-grammée pour terminer l’année 2019.Des photographies de même format,mises côte à côte, sur une ligne par-courant les lieux, coupée uniquementpar les accès d’exposition. Les styles sont multiples, les sujetssont variés sans lignes directricesapparentes, la technique anéantiraitn’importe quel prof de photographie,la série est appelée « Sans titre » et n’apas de dates, ni de références précises ! Il s’agit d’un ensemble de plus de 300photographies originales, inéditesredécouvertes dans une boite récem-ment par Georg, le fils de SigmarPolke (1941-2010), un des artistes alle-mands les plus important de l’aprèsguerre. Celui-ci fonda en 1963 avec GerhardRichter et Konrad Fischer-Lueg lemouvement « réalisme capitaliste » etce sera en participant à la mythiqueDocumenta V de Kassel, en 1972,qu’il établira sa reconnaissance.

Sigmar Polke pratiquait principalementla peinture et la photographie et cesdeux pratiques étaient interactives danssa démarche. Il faut connaître son parcours pourpouvoir envisager un point de vue delecture, la pratique de ces médiumsétant très spécifique à son chemine-ment. Les photographies présentéesdans l’exposition sont des référentsiconographiques de son œuvre sur plusde quinze ans.

« La peinture contaminée par la pho-tographie, la photographie empoison-née par la peinture : tout l’art de

Polke se tient dans ce va-et-vient. Lesinfamies photographiques de Polkesont à cet égard exemplaires d’uneposition esthétique et éthique éminem-ment libertaire », nous dit BernardMarcadé, l’un des commissaire del’exposition.

Le rapport de Polke au médium pho-tographique est désinvolte, brouillon,libertaire, amateur et sans style défini.Grand voyageur, affamé d’images ilmélange tout et tout cohabite : les sou-venirs personnels, les prises de vue detravail, les clichés documentaires, lesphotographies esthétiques,… maistoutes seront maltraitées par le traite-ment physique imposé par l’artiste quiles projette dans un autre univers, horsde la représentation du réel, proche dela déchéance du chaos, de l’incertitude.Ici nul besoin de conservation métic-uleuse, l’évolution permanente voirl’autodestruction semble intrinsèque àla formulation.

Polkography, sera l’analogisme quePaul Schimmel inventera dans un arti-cle pour nommer sa démarche. SigmarPolke néglige tout consciemment,méprise les règles les plus élémen-taires, que ce soit au niveau de la prisede vue ou de la pratique chimique dulabo, qu’il met une grande importanceà pratiquer lui-même. Ce sera vers1971-72 qu’il fabrique un laboratoirerudimentaire où il va expérimenter sesglissements du médium pour libérer laphotographie et l’amener vers l’art,dira-t-il. La série de 41 photographiesappelées « Paris » en sera la pierreangulaire.

Il faut se replonger dans la pratiquephotographique argentique tradition-nelle de l’époque, à mille lieux despratiques actuelles, pour comprendrede quoi il s’agit. A l’époque la pratiquede la photographie nécessitait des con-naissances techniques physiques etchimiques spécifiques, manipuléesavec sapience de la prise de vue audéveloppement des négatifs et àl’impression en laboratoire par les pho-tographes, qui encensaient l’esthétiqueet le bien faire.

Prises de vue floues, sous exposition,sujets mal cadrés, mauvais développe-ments, tirages surexposés ou sousexposés, solarisations, surimpres-sions,… Polke manipule et maltraiteles tirages avec jubilation. Son travailest l’antithèse du kairos ou du ça a étéchers aux photographes.(1) Il crée unenouvelle grammaire basée sur le ren-versement des valeurs où la libertéd’approche, la volonté à chercherl’accident, mettant ces photographiessur un autre plan et ouvre des possibil-ités plasticiennes. Nous pouvons con-

sidérer qu’il décoince la pratique pho-tographie traditionnelle, tout en la sui-cidant.Il privilégie le devenir au fini dans uneexpérimentation allant jusqu’au para-normal. Ces photographies sont deswork in progress où le chimique et letemps continue à œuvrer (il arrive qu’ilne fixe pas ses tirages). Nous pour-rions dire qu’il est expert en ratage,tant son répertoire des erreurs tech-niques est vaste et assumé, Maria Mor-ris Hambourg parlera de « véritableencyclopédie des erreurs »

En 1986, pour sa participation à laBiennale de Venise, il utilisera pourson installation Athanor (référencealchimique), des mixtures expérimen-tales aux pigments instables, qui semodifient suivant le taux d’humidité etla lumière. La photographie nereprésente plus le réel, elle est la réal-ité en mouvementPlus tard pour la série Untitled (Blue,Violet, Green), il usera de produitsradioactifs pour créer des émanationssurnaturelles de lumière.

« Irrévérencieux à l’égard des tech-niques traditionnelles et des matériaux,Sigmar Polke développera un artexpérimental et une œuvre protéiformequi convoquera une grande variété destyles et de sujets à des fins de critiquesociale, politique et esthétique. Un champ de bataille où s’affrontentmatières et sujets dangereux » nous ditBernard Marcadé.

Michele Briscola

(1) kairos: En rapport à la photogra-phie liée à « l’instant décisif » où l’œildu photographe capte un instant dansle flux du temps.La formulation « Ça a été » de RolandBarthes, La Chambre Claire, Sur laphotographie , Cahiers du cinéma, Gal-limard/Seuil, 1980

Sigmar Polke, Sans titre (Hannelore Kunert), 1970-1980, Collection de Georg Polke © The Estate of Sigmar Polke,Cologne/ADAGP, 2019

Les infamies photographiquesde Sigmar Polke

C’est une toute nouvelle série d’œuvresque Gundi Falk (1) nous propose dans lesvitrines ANGELINNA de l’Espace Rivolià Bruxelles. Prenant comme préambule dequestionner deux mouvements historiquesde la photographie : la SubjektiveFotografie axant la réflexion sur la per-sonnalité et originalité du photographe etl’Objektive Fotografie dans laquelle lephotographe se met en retrait par rapportau sujet/objet.

Les photographies emblématiques deHilla et Bernd Becher sont mondialementconnues et reconnaissables au premiercoup d’œil, elles sont le symbole référen-tiel de l’Objektive Fotografie. Ces photo-graphies objectives forment ici la trameexpérimentale aux recherches de Gundi

Falk avec un traitement en contre pointpar le chimigramme, une technique expé-rimentale axée sur les réactions chi-miques, à partir d’un supportphotographique. Gundi Falk pratique cettetechnique depuis une dizaine d’années,avec Pierre Cordier, le maitre incontestéqui l’a créée en 1956.

Si la Subjektive Fotografie avait mis enavant le photographe et son interprétationesthétique, chez Gundi Falk, il s’agitd’une conception contemporaine usant del’histoire de l’art comme base de donnéeset utilisant la technique photographiquepour la détourner vers sa propre réflexion.En cela, elle relève d’une démarche scien-tifique et poétique, d’un désir de l’artistede gérer un monde en devenir qu’il essaye

de maitriser. La chimie et la poésie. Deuxmondes apparemment contradictoiresmais où la combinaison de composantes,de paramètres peuvent créer de chosessurprenantes.

M.B.

(1) Gundi Falk(1966) est une artisted’origine autrichienne, qui vit et travaille àBruxelles. Elle pratique plusieurs disciplinesartistiques dont le dessin, la peinture et lasculpture.

> 29/02/2020Expo chez AngelinnaEspace Rivoli690 Chaussée de WaterlooBruxelles

Gundi Falk, Becher variations, 2019, chemigram 60X60

Gundi FALKVariations & Transmutations

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MAC’s

Lino Polegato : Quelle est l’ambitionde cette exposition au MAC’s?Denis Gielen : Elle aura l’ambition dereprésenter l’ensemble de la carrière deMullican, à travers toutes sortes deséries d’œuvres, avec une impressionde bourrage du sol au plafond. Il y auraune quantité hallucinante d’œuvres àvoir.

L.P. : Des œuvres nouvelles?D.G. : Pas d’œuvres nouvelles sauf quel’on fera un focus à travers notammentun catalogue qui reprendra aussi letitre de l’exposition, « Representingthe world » C’est aussi le titre d’unedes dernières installations de MattMullican, c’est une pièce récente quin’a pas encore été montrée et quireprend 64 planches iconographiquesréalisées sur des draps de lits et quiforment un ensemble de couloirs trèsétroits et qui reprend tout son travail.C’est la dernière pièce en date de MattMullican qui est en même temps unesorte de musée rétrospectif de sonpropre travail, c’est un peu la boîte envalise de Duchamp mais version MattMullican en XL.

L.P. : Est-ce qu’il y aura une perfor-mance d’autohypnose?Les choses avancent petit a petit. Jevais essayer d’en prévoir une, je vaisessayer de le convaincre. Il en a faitune à la Tate modern, il y a peu. Iln’était pas chaud dans l’idée d’enrefaire une mais quand il verral’énergie que l’on met dans l’expo ildevrait y avoir une grande chance qu’ilaccepte.

L.P. : As-tu déjà assisté à ce genred’expérience?Il y a quelques années, j’ai eu lachance de voir une expérience d’auto-hypnose à Bruxelles. C’était BarbaraVanderlinden qui avait organisé çadans le cadre de Bruxelles 2000.C’était fort.

L.P. : Est-ce que tous ses dessins pro-viennent de cet état particulier?Non, il y a une partie de son travail quiest lié à ses productions. Il y a d’unautre côté, sa cosmologie: un systèmede cinq mondes. On peut y mettre toutet notamment ses performances soushypnoses qui appartiennent au mondesubjectif qui est toujours en rose danssa case cosmologique. Mais en fait, ildit que ce n’est pas ses productionsmais les productions de « Thatperson » qu’il fait parler à travers soncorps, un peu comme un ventriloque.Et là, ce sont des dessins repérablesparce qu’ils sont un peu psychédé-liques au niveau du graphisme. Ce sontdes lettres un peu déformées. Ca formeun ensemble bien précis de son travail.

L.P. : Quelles sont les pièces que tuconsidères les plus emblématiqueschez lui?Ce qui m’intéresse, parce que c’est untruc qui m’a toujours passionné et quec’est un peu ma tasse de thé, c’est tout

ce qui est collection, planche iconogra-phique, tout ce qui est musée, tout cequi est de l’ordre de la cartographie, del’archivage, c’est à dire cet espèce deprocessus infini un peu borgésien quiétait déjà au cœur de l’exposition deFiona Tan avec le mundaneum de PaulHuxley et qui était, plus modestementmon projet que j’ai fait il y a long-temps avec l’Atlas. Ça m’intéressepersonnellement, dans la programma-tion du musée, ça apparaît ré gu liè -rement.C’est ce qui habite son œuvre. C’estclairement un mec qui est obsession-nel. Il a sa manière de vouloir repré-senter le monde et de fabriquer sonpropre royaume, son propre universavec son propre langage. C’est un peuautarcique, à la limite de l’art brut.C’est le gros projet de l’année auMacs...

L.P. : Qui est « That Person »?C’est son double?C’est pas vraiment un double. Il ditque ce n’est pas un homme, unefemme. C’est une espèce d’homme gé-nérique, qui concentre un peu tous lesclichés iconiques d’un être humain.C’est une espèce de modèle d’humain.Un exemple simplifié d’homme ou defemme dans lequel tout le monde peutse reconnaître parce qu’il a des com-portements assez simplifiés, assez ico-niques. Cette personne n’a pas de nom« That person » quand il dit que cettepersonne adore le jour de Noël et enparticulier les douze coups de minuit aNoël, comme les pictogrammes qui

sont des signes simplifiés. Cette per-sonne est aussi un pictogramme théâ-tral. En fait ça ne parle pas de lui cen’est pas un truc de psy ou il irait cher-cher dans son monde intérieur. Il vientde l’art conceptuel. Il ne va parler deses problèmes.

L.P. : C’est un monde parallèle, c’estun invité qui reste en contact aveclui depuis des années?L’idée d’un monde parallèle c’est vrai-ment ça. Mullican construit desmondes parallèles sans cesse. À l’inté-rieur de son monde, un monde rouge,un monde bleu, une espèce de poupéerusse, d’emboîtements infinis demondes construits, imaginaires.

L.P. : Et donc quand il se met danset état, il invite cette personne àcommuniquer à travers lui, il joue lerôle d’un canal finalement?Exactement, son corps devient lamatière, le médium.

L.P. : Le canal dans lequel cette per-sonne étrangère se manifeste?Oui, elle se manifeste comme un logosur un drapeau. Le fait que ce soit unepersonne qui dit cela à travers le corpsde Matt Mullican ou à travers le corpsd’une personne qui est en transe alorsça prend une autre dimension. Catouche à des choses qui sont plus del’ordre de contexte de l’histoire de laculture, les séances de transe chama-nique, ça renvoit à plein de trucs.

Matt Mullican au MAC’s

Du 16 février au 18 octobre 2020

En 2018, Matt Mullican investissaitl’espace du HangarBiccoca à Milan.Dans ce cadre il parle de son travaildans une vidéo. On peut la consultersur you tube. Elle éclaire sur laméthode de travail qui sépare l’étatde transe (sous contrôle) et l’étatd’autohypnose (perte de contrôle).Même quand il n'est pas soushypnose, Mullican parvient à entrerdans une sorte de transe, un phéno-mène psychologique particulier quidonne naissance à un type particu-lier de dessins.

Matt Mullican : Quand j’affirme que lemonde est subjectif, je manifeste cetteaffirmation par la transe. Quand je suisdans cet état, la transe n’est pas unechose physique mais psychologique.C’est vraiment comme ça. Quand tuentres dans le monde de la psyché,c’est infini et il arrive des tas dechoses. C’est un état psychique oùnous nous trouvons à chaque instant.Quand tu lis quelque chose, un signe,n’importe quel type de signes, tu es entranse. Il suffit de lire un mot aussisimple que maison pour partir entranse. Un niveau très léger de transe,mais ton esprit te guide vers ça. C’estce que fait l’hypnose, elle se construitsur ce simple fait et le fait exploserjusqu’au point où tu réussis à le croireau fond de toi.

Dans les années 90, dans un état detranse a émergé une sorte de figurepsychotique que j’ai nommée « ThatPerson » qui est devenue un des prota-gonistes de mon travail. “That Person”a réalisé des œuvres d’art et éprouvédes émotions différentes des miennes.Il se comporte de manière différente.Il a sa propre philosophie.

Qui est That Person ? Je le définiscomme « l’icône du cerveau » C’estun cerveau qui commence et finit pardes signes.En 1973, j’ai songé à construire unatelier imaginaire sur papier. J’aidessiné dans cet atelier un hommestylisé qui aurait pu commettre desactions dans son studio qui était enréalité le mien. Je l’ai baptisé Glen. Jevoulais qu’il soit séparé et qu’il ait sonidentité propre. C’est un avatar. C’estcomme si c’était moi à l’intérieur dece monde imaginaire. J’ai réalisé cettefigure stylistique de type minimaliste.Quand Glen pince son bras, il sent dela douleur que j’éprouve aussi parceque je suis lui. Je suis lui et en mêmetemps, je le regarde. Je suis en réali-téles deux: sujet et objet.

Le dernier des Mullican Matt Mullican est invité à y présenter une rétrospective de son œuvre. Comment situer cet « inclassable » dans le monde de l’artaujourd’hui? Matt Mullican est un artiste américano-vénézuélien, fils des artistes Lee Mullican et Luchita Hurtado, deuximmenses artistes américains qui commencent à être reconnus en Europe et qui sans nul doute ont fort influencé le parcoursatypique du jeune Mat. Mullican est connu pour avoir créé un langage de signes adaptés au monde qu’il s’est créé. Un mondeparallèle qui se décline sur base de fondement cosmologique. Connu pour ses transes et son rapport physique au monde invi-sible, à l’aide de signes et de pictogrammes, qui lui sont révélés, il développe un nouveau système de perception du monde. 

Denis Gielen: Mullicanconstruit sans cesse desmondes parallèles.

Matt Mullican:«That Person» aréalisé desoeuvres d’art etéprouvé des émo-tions différentesdes miennes.

Matt Mullican, Living in That World, 2019 de Young Museum San Francisco

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Marcel Broodthaers a réalisé en 1972un diptyque à partir d’une image dusystème solaire telle qu’on en trouvedans les manuels scolaires. Le centredu grand disque est marqué par l’ins-cription SOLEIL imprimée en capi-tales, à la suite de laquelle il a écrit«  politique » en minuscules, ce quidonne déjà un ordre de grandeur, d’unsystème à l’autre. D’où l’intitulé del’exposition que le M HKA à Anversconsacre à Broodthaers. Par le rappro-chement de ces deux termes, SoleilPolitique (mais pourquoi mettre lepolitique sur le même pied que lesoleil ?) est un titre accrocheur : il pro-met la mise au grand jour d’un aspectde l’œuvre qui serait apparue à l’issued’un Grand Soir. La coloration poli-tique donnée à l’astre intentionnelle-ment présent dans les armoiries de laplupart des anciennes républiquessoviétiques fait en effet miroiter lamise en valeur d’un message aussiengageant que les lendemains quichantent, force discours, panégyriquesde la contestation ou du soulèvementdes masses laborieuses en vue de leurtriomphe final. Mais ayant vécu de cecôté-ci du rideau de fer, Broodthaerssavait fort bien combien il était impli-qué – malgré lui – dans un système,

une idéologie, et a pu observer à quelpoint «  le travail mutile  ». Il a doncsubverti l’idéologie et le système en sefixant un objectif précis, « l’idée enfind’inventer quelque chose d’insincère[lui ayant] traversé l’esprit  », commeune illumination. De là à y voir rayon-ner le soleil, il y a de la marge. Et sil’on se réfère à la vision qu’unGeorges Bataille avait d’une économiegénéralisée, le soleil y apparaît commefigure emblématique de la dépensesomptuaire, ruineuse, à des années-lumière de la capitalisation, de laconfiscation d’un pouvoir. En ce sens,le soleil est moins «  inaltérable  » quene l’aurait affirmé Broodthaers.

Cependant, c’est en vain que l’on cher-cherait ailleurs dans l’exposition desœuvres qui rendent justice au thèmedont elle se réclame, que ce soit enl’affirmant ou en le faisant mentir.Rien de manifeste dans cet ordred’idées, sauf à voir dans les deuxbêches subverties par l’artiste (le fer del’une se muant en briques de construc-tion) un éloge ironique et très magrit-tien du labeur. Broodthaers a du resteparfaitement matérialisé le fait d’allerau charbon, ce soleil noir. L’intérêt,ponctuel, de Soleil Politique réside

dans la présentation des débuts relati-vement peu connus de Broodthaers, leMonument public n° 4 qui lui valut unepremière reconnaissance en 1963, desa grande aptitude à recycler des maté-riaux de rebut  : l’extraordinaire etbanale rencontre d’une valisette demachine à écrire ouverte sur des potsde confiture en débris d’où s’échap-pent quelques flocons d’ouate d’unautre âge, nostalgie d’un ciel, d’unsoleil perdu, qui sait ? Comme il s’agitdans ce cas précis d’une « machine àpoèmes », c’est un signe éminent de laconstante attention que Broodthaers aportée à l’écriture, au poétique.

« Le soleil ne luit pour personne »,affirmait Paul Éluard. La phrase auraitpu figurer comme sous-titre àl’annonce pour en biaiser l’effet. Las,il ne faut pas croire que Soleil Poli-tique fasse une révolution.

Philippe Dewolf

Marcel Broodthaers, Machine à poèmes, 1965-68, Collection les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie, Toulouse

Sous quel soleil, quelle politique ?

Dans pratiquement sept ans le MHKA devra émigrer. Le lieu idéald’implantation pour le nouveaumusée a été trouvé. Il reste dans lequartier, là où se trouve actuelle-ment le Palais de la justice d’Anvers.La superficie muséale sera multi-pliée par 5 et sa vocation artistiquesera résolument tournée vers l’inter-national. Maria Gillissen, l’épousede Marcel Broodthaers regrettera àcoup sûr les belles salles rondes au-réolées de grands soleils conçues parl’architecte anversois MichelGrandsard. C’est d’ailleurs dansune de ces salles, qu’elle a souhaitéque soit installé le clou de l’expo ré-trospective : Décor : A conquest byMarcel Broodthaers (1975), un prêtde la Fondation V-A-C de Moscou.

Cette volonté d’internationalisation,Bart De Baere, l’actuel directeur,s’échine, à travers sa politique muséalede la rendre plausible sur le plan del’historicité. Ses trois récentes grandesexpositions monographiques se sontancrées sous le signe du BBB, (Byars,Beuys, Broodthaers). Elles s’inscriventdans une direction de logique territo-riale. Autocentrée sur ces trois figuresclés de l’avant-garde d’après-guerre,ce carré d’histoire prend appui sur letravail de découvreur de la galerie an-versoise Wide White Space dirigée parAnny De Decker.

A Anvers, plaque tournante des avantgardes internationales, la pièce,Décor : A conquest convient à mer-veille pour créer des liens avec la si-

tuation géopolitique actuelle. Avecl’arrivée de Kanal Centre Pompidou àBruxelles, Anvers ne peut se contenterde jouer un rôle secondaire sur l’échi-quier politique d’une Belgique en voiede décomposition. Comme va nous lerépéter Bart De Baere le jour de laconférence de presse, Bruxelles nepeut jouer seule ce rôle de phare cultu-rel. Pas question de s’étriper, il y a dela place pour jouer en duo. (Voir lavidéo sur you tube) Il est clair que souscet éclairage particulier le titre “Soleilpolitique” convenait à merveille.

L’expo se veut rétrospective et joue lejeu de l’éclectisme. Elle passe en revuele parcours de l’artiste en déclinantquelques-unes de ses pièces de réfé-rence, archives, installations, objets.Avec le temps, certaines pièces vues etrevues dans les catalogues et conçuesau départ, comme un pied de nez auxinstitutions, n’échappent pas au phéno-mène de la fétichisation. Le comblepour celui qui ne voulait pas d’un artsacralisateur. Des trouvailles, surtoutdans les archives, lettres, projets nonaboutis, je pense à une projection del’idée de musée sur une île déserte.L’adepte de la sérendipité pouvait luiaussi être visionnaire à ses heures.

L’anarchiste libertaire ne cesse de nousémouvoir et continue encore et encorede contaminer des générations d’ar-tistes. A mon retour d’Anvers, unepetite visite au Wiels me confronta di-rectement à cette réalité avec le travaild’installation de Gabriel Kuri.

Je retiens de ma visite anversoise unpetit cadre où se détachait le motDécor, écrit à l’ancienne. Parfois, unjeu de reflet vous ouvre des portes. Cefut le cas avec cette coupole en soleilse reflétant avec une partie de l’instal-lation. Une façon de fixer l’instant parla bande. La mort aux trousses, endouze ans à peine, la plus signifiantedes oeuvres que Broodthaers nous aitlégué, c’est lui-même. Piero Manzonine s’y était pas trompé, lui qui l’asigné et reconnu de son vivant commeoeuvre d’art unique.

David Lamelas qui l’avait croisé a euun jour cette phrase: “Broodthaers, jene l’ai pas compris tout de suite et jecrois que je suis toujours en traind’essayer de le comprendre… C’étaitun poète et la poésie, on ne peut jamaisla comprendre.” Mieux vaut essayer dela capter, d’éprouver ce qui est cap-table dans l’instant même d’un rapport.

Une fois l’expo terminée, pour nousaider à mieux saisir la pensée del’artiste, il reste le catalogue. Une véri-table mine d’or d’informations qui faitoeuvre en soi au niveau des archivesrécoltées: lettres, projets d’artistes, ar-ticles de MB comme critique d’art,écrivant sur d’autres artistes mais aussisur lui même en tant qu’artiste, photosd’archives, textes d’auteurs, inter-views,...

L.P.

Sous le soleil exactement

(courriel du 3/01/2020)

Cher Lino,

Voici mon texte avec la citationcomplète de Monument Public n° 4.Je me demande si "politique" vautpour adjectif par rapport à "soleil"ou si c'est un substantif collé à unautre substantif. La Terre y est invi-sible. Me trotte en tête la chansonde Gainsbourg "Sous le soleil exac-tement". Et le titre d'un livre de JoeBousquet: Lumière infranchissablepourriture.

Bien à toi.

Philippe

Chez Broodthaers,comme chez Duchamp,l’envers d’un décor estparfois aussi importantque l’endroit, il éclairesur le sens à donner àun parcours..

Broodthaers, continue de nous jouer destours. C’est la force des grands artistes. Ilstraversent le temps et continuent de nousémouvoir dans l’après et parfois mêmedans l’avant comme dans une oeuvremagistrale du début des années soixante deJulien Coulomnier, un photogramme queson ami Marcel avait brillament titré: “LesDiamants de la Vierge”. Comme titreursd’élites, MB était redoutable nous rappelleJean-Pierre Verhegen.

Ci-contre: Couverture du catalogue del’exposition, le soleil luit, la terre estabsente.ci-dessousDécor : A conquest by Marcel Broodthaers(1975) © FluxNews

M HKA

Lino Polegato : Quel est le vrai temps de l’art,où se trouve-t-il exactement dans votre collabo-ration ? Où est la réalité du temps dans votretravail ?John Baldessari: Je ne suis pas sûr de comprendreexactement la question. Je pense que l’art est unparadoxe. D’un côté, en effet, l’art fait partie deson temps et je ne peux pas dire que je ne fassepas partie de cette époque car j’en fais partie. Jesuis un produit de cette époque, de ce temps etbien plus. De l’autre côté, il y a l’espoir, quivoudrait que l’art aille bien plus loin que cettelimite afin d’in fluen cer, d’obtenir un écho et decréer une résonance dans les années à venir. Jepense que le « great art » fait ça. J’ai toujourspensé qu’un chef-d’œuvre dans un musée estseulement un chef-d’œuvre s’il continue à parleraux artistes et s’il continue à avoir quelque choseà dire. Et si le chef-d'œuvre produit cela, alors ilcontinue à faire partie du temps. Par exemple, unde mes artistes préférés est Goya. Je viensd’ailleurs d’acheter une œuvre de lui et sesœuvres sont continuellement mo dernes.

L.P. : Quand est-ce qu’un travail devient del’art?Nous, les artistes, avons une réponse standardpour ce genre de question : « C’est de l’art quandl’artiste lui-même décrète que c’est de l’art. ».Mais ça n’a pas besoin d’être de l’art avec un Amajuscule, ça peut aussi être de l’art avec un aminuscule. Cela reste de l’art. C’est quelquechose qu’un artiste fait. Maintenant, si vous par-lez de qualité d’art avec un A majuscule alorsc’est différent. Premièrement, l’artiste doit êtreconvaincu que ce qu’il a réalisé est de l’art.Ensuite, il faut influencer d’autres personnes.Généralement, quand vous commencez, vousinfluencez d’abord votre petite amie et votre mèreet puis au fur et à mesure vous influencez uneplus grande audience. Au final, c’est toujours unedécision collective et une question culturelle.Quand les gens décident « oui, nous pensons quec’est de l’art », après cette constatation ne veutpas dire que cela va continuer. C’est un consensusà un moment.

L.P. : Quelle est la finalité de votre collaborationavec Koen van den Broek? Est-ce uniquementun jeu?J.B. : Oh non, non, c’est très sérieux ! Et les col-laborations sont en fait très dures vous savez,parce ce qu’il faut vraiment faire attention àl’autre personne comme ce dont elle a besoin etaussi à ce qu’ensemble vous allez pouvoirrécolter. C’est comme un bon mariage, j’imagine.Une bonne relation. Vous ne pouvez pas vouspermettre d’être égoïste. Et en même temps, vousdevez tous les deux en retirer quelque chose. Lacollaboration la plus dure que j’ai eu à faire étaitune collaboration avec deux autres artistes, unecollaboration à trois. Et au début j’étais furieux dela faire ! C’est déjà assez dur quand on est deuxmais alors trois ! Mais je l’ai finalement faite et jepense que c’était un échec car on pouvait encorereconnaître l’intervention des trois artistes et lesdistinguer dans le résultat final. Je suis cependantcontent de l’avoir faite. La meilleure chose à pro-pos des collaborations est que vous êtes forcé defaire quelque chose qu’en temps normal vousn’auriez jamais réalisé. Donc, vous pouvezapprendre énormément. Quand vous êtes con-fronté à une autre dynamique, vous allez appren-dre et en retirer quelque chose. Une vraie collabo-ration, c’est quand vous ne pouvez pas recon-naître les artistes. Je ne sais pas si cela peut

arriver mais je l’espère parce que ça serait lameilleure chose qui puisse arriver. Une collabora-tion, c’est aussi un engagement de temps, nousavons tous les deux énormément dans nos vies etil faut prendre le temps. Là, précisément, c’estune marque de respect vis-à-vis de l’autre. Ce quel’on espère lors d’une collaboration c’est la mêmechose que nous attendons du « great art », c’estl’enrichissement personnel et apprendre quelquechose d’inédit. Un vieil ami à moi c’est LawrenceWeiner. J’ai collaboré plusieurs fois avec lui. Ladifférence avec Koen van den Broek c’est que luije l’ai connu un peu moins de temps. Ce qui pour-rait être intéressant, ce serait de refaire une col la -bo ra tion dans 10 ou 20 ans. De cette manière-là,on se connaîtrait depuis plus longtemps et oncompren drait ce qu’il y a dans la tête de l’autre.Avec Lawrence, il sait ce qui se passe dans matête et je sais ce qui se passe dans la sienne. Àpartir de ce moment-là, on peut parler d’un vieuxmariage parce que maintenant on peut se battre etréussir à s’en remettre. (Rires)

L.P. : Pourquoi avez-vous une obsession pourles nez?Cela me fait rire parce qu’il y a peu de temps àLos Angeles lors d’une réception, une femme m’aposé une question qu’on peut qualifier deréthorique parce que cette question était plus unexposé de ses connaissances qu’une question. Ceque je fais en général pendant ce genre demoment là, j’explique à la personne que ce nesont pas les bonnes conditions pour avoir cetteconversation, je donne ensuite mon numéro detéléphone et j’explique qu’on peut en reparlerplus tard si la personne le souhaite. Mais cettefemme était très insistante : « Je veux compren-dre. Pourquoi les nez et le oreilles ? Pourquoivous focalisez-vous sur ces parties et quecomptez-vous faire après ? ». Je me suis dit :« Comment puis-je me débarrasser d’elle ? ».Alors j’ai répondu : « Et bien je compte mefocaliser prochainement sur les cerveaux et lespénis ! ». Alors elle est restée bouche bée ! (Rires)Non, mais plus sérieusement, je suis intéresséd’un point de vue philosophique par ce que l’onconsidère être une partie et ce que l’on considèreêtre une totalité. Et je peux aller très loin quand jepense à cette question. Pourquoi appelons-nousquelque chose une partie ? Parce que cette partie,in di vi duel lement, peut être considérée commeune to ta li té aussi. A partir de cette réflexion, jepeux m’en vo ler dans mes pensées et me rendrefou. Je suis plus intéressé par les parties deschoses plutôt qu’à l’entièreté des choses. Je nesais pas exactement pourquoi mais quelques foisje pense que c’est dû à ma vision. La vision quej’ai de moi-même. Je me perçois comme n’étantpas exactement un tout mais une collection departies … Mais pourtant je suis entier. Vousvoyez, ça me rend déjà fou. (Rires). Dans l’his-toire de l’art, il y a déjà eu plusieurs artistesintéressés par les yeux ou par les lèvres mais lesnez pas tellement. Les nez sont plus présents dansla littérature : il y a Pinocchio, Cyrano de Berg-erac, il y a aussi un opéra de Chostakovitch surune histoire de nez. Dans le milieu de l’art con-temporain, il n’y a rien sur les nez. Les yeux sontmagnifiques alors que les nez surtout quand vousles détachez du visage ne le sont pas tellement.

L.P. : Cela part d’une volonté de réconcilier l’unet le multiple?J.B. : Oui j’aime bien assembler des choses qui nevont normalement pas ensemble. J’aime bienpenser que je suis l’enfant qui essaye de faire ren-

trer le rond dans le trou carré et ça ne fonctionnepas alors je continue à essayer.

L. P. : Mais quel est le sens profond de tout ça?Est-ce instinctif ou rationnel?Je pense que c’est de l’acculturation. Il faut avoirle bon esprit je pense. J’aime bien utiliser lamétaphore du fromage. Si vous n’avez jamaisgoûté du fromage, si vous commencez par un fro-mage fort, vous allez détester ça. Mais si vouscommencez par un petit fromage, pas trèssavoureux, vous allez aimer mais vous serez rapi-dement lassé. Alors, vous allez vers du fromagede plus en plus élaboré et vous ne saurez plusrevenir en arrière et n’apprécierez plus jamais lespetits fromages qui vous paraîtront sans goût. Jepense que l’art est comme ça. J’ai tendance à melasser très facilement. Je me lasse de moi-même,je me lasse des autres et ainsi de suite. C’est pourcela que j’ai besoin d’être constamment nourri denouvelles choses. C’est pourquoi les choses queje détestais hier je les aimerai demain. C’estcomme ça. C’est ce qui vous pousse à essayer deschoses que vous n’auriez jamais essayées un anauparavant.Vous savez, je lis beaucoup et avant je collection-nais des articles qui vous apprenaient « Commentfaire de l’art ». Je pensais que c’était géniald’avoir ces articles qui vous expliquent commentfaire de l’art (ton ironique). Je me souviens avoireu un professeur d’art qui nous expliquait quedans la composition, certaines choses ne pou-vaient pas se toucher, elles devaient être l’unederrière l’autre sans se toucher. Je lui demandaispourquoi. Et donc j’ai fait une série entière où leschoses se touchaient. Je ne pense pas que Dieu vame tuer pour avoir fait ça. Je ne comprenais pasce qu’il y avait de si mal. Je suis toujoursintéressé quand les gens vous disent que vous nepouvez pas faire quelque chose. Je leur demande :

« Mais pourquoi pas ? »Je pense que la meilleure chose, à propos de LosAngeles, pas seulement dans le milieu de l’artmais aussi dans le milieu de la musique et dansles films, comme c’est une nouvelle ville nous nedevons pas supporter le poids de l’histoire del’art. Et donc, il y a toujours ce « Pourquoi pas ?On peut le faire » « Why not ? We can do it »). Jeme souviens, fin des années 60, il y avait ungroupement d’artistes dans une ville du Texas.Les artistes venaient de partout, il y avait deseuropéens et je pense que j’étais le seul cali-fornien là-bas. Et vous savez, j’avais toutes cesidées complètement folles et soudain les conver-sations s’arrêtaient et on n’entendait même plusun bruit. Et je me disais : « Mais qu’est-ce quej’ai dit pour causer cette réaction ? ». Etquelqu’un m’a dit que ce que je proposais n’étaitpas possible. Je lui ai demandé pourquoi et il m’arépondu que les idées que je proposais ne pou-vaient pas rentrer dans l’histoire de l’art. C’estpour ça que je pense que dans un sens la défini-tion de l’art c’est ce que l’artiste peut rendreacceptable par le public.

L.P. : Dans un catalogue votre travail est décritcomme suit : « Par son travail, la référence auréel est suspendue ». Où se cache la réalité selonvous?J.B. : J’ai justement lu une citation intéressante deWoody Allen à ce sujet. Il a dit « L’art n’imitepas la vie ; l’art imite la télévision ». La réalité,c’est quand tu réalises que tu dois trouver un tra-vail.

traduction Mona Struman

John Baldessari, est mort le 2 janvier 2020 à Venice (Los Angeles, Californie ) nousavons retrouvé dans nos archives une interview inédite réalisée en 2008 dans le cadrede la remise d’un prix au Bonnefanten Muzeum de Maastricht. En 2009, la 53e Biennalede Venise lui décernait un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière. Sur la photo on levoit accompagné de Koen van den Broek avec qui il avait collaboré en 2008. Cet expé-rimentateur hors pair était surtout connu pour ses photomontages fixés par émulsionsur toile, associant photos d’archives et interventions colorées. Il nous promettaitavec humour en 1971 « I will not make boring art ». Il a tenu parole...

John Baldessari (sur la droite) et Koen van den Broek, Maastricht Bonnefanten, 2008, © FluxNews

John Baldessari: « J’aime bien penser que je suis

l’enfant qui essaye de faire rentrerle rond dans le trou carré »

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Page 34 *Chronique 22Aldo Guillaume TurinMilano Fashion Week - Sophie Nys - Ian Wallace - The Invaders MAMMCS

UN TEMPS SANS AGEAldo Guillaume Turin

Via della Spiga, à Milan, en cette fin de septembre 2019,on a beau faire mais on ne peut détacher les yeux despassantes qu’en ce début de foire internationale de lamode l’on croise deux par deux. D’un bout à l’autre dela rue qui parle de la chaleur finissante ce ne sont quedes moments de rêverie comme il prend l’envie d’entrouver et énumérer les traces au secret de certainesvilles où l’on a débarqué la veille, ou seulement il y aquelques heures, leurs avenues ayant quelque peu deleur aspect fuyant. Des nuances qui restent incompré-hensibles. Il semble que le monde s’entrouvre, ondevine jusque dans les profondeurs de l’air un esprit dulieu qui s’est défaussé de toutes les perceptions suescomme d’autant de gages n’interférant qu’avec defausses images, des clartés trop lointaines pour être pluscrédibles que les ombres. Ce soir domine l’impressionde partager un temps plus long chaque minute : lesjeunes femmes qui apparaissent puis s’évanouissentparmi la foule portent chacune la couleur d’un styliste etcontribuent aussi chacune à en étendre autour d’elle,quelquefois de manière très touchante, principalementen raison du geste qu’esquisse une main d’une façon quisurprend, la liberté et la pure évidence. Des vêtementsqu’ainsi elles parviennent à montrer en ne soumettantpas l’attention à un simple objet d’étude, si ce n’est à unélan de convoitise, le souvenir aussitôt se distend, dansune impuissance on dirait constitutive à happer et à thé-sauriser ce qui se déroule. En quête d’ancrage. Etd’ailleurs on ne pense à aucun instant à s’arrêter, on nepense qu’à la tâche inspirée à la mémoire par quelquegain espéré, mais dans une autre existence, un autredevenir. Ce qui revient à croire nécessaire l’obligation àretarder les automatismes de l’attente – ces figuresn’ayant pour finir rien d’artificiel dans la manière debouger, de sourire, de se dévisager comme si elles serendaient compte qu’elles étaient de parfaites inconnuesles unes aux autres, pénétrant sans difficulté dans la for-mulation de ce qui est. Ces innombrables rapproche-ments possibles entre les choses, les personnes, larévélation d’une durée dont se tissent les accords opéréspar la conscience. La rue paraît l’invention continuéedes grands couturiers participant à l’évènement, l’un desplus courus d’Europe, et l’alignement parallèle desfaçades l’apprentissage renouvelé des pouvoirs que dé-tiennent le plein et le vide dès lors que spontanémentl’on s’y rattache aux besoins immédiats, les plus ténus,les moins ostensibles.

Au bout de la rue, ou quasiment, il y a ce bar, l’un desmieux achalandés d’Italie, Il Cigno Nero. Il doit quelquechose au dessein d’une époque effacée mais, lui aussi,entre dans l’économie d’ensemble du lieu, et les pas-santes venaient de temps en temps s’y abreuver d’unepetite bouteille d’eau, en contraste avec les nombreuxbuveurs de vin, ou de ce café millimétré qu’affection-nent les habitants des régions méridionales. Nul senti-ment d’un surcroît de spectacle ici. Le décor lui-même,en cette occasion, semblait irrésistiblement retourner àson origine, sans excuse et sans réserve, de sorte que letout, tables chargées comme des barques, lustres àl’éclairage se ressaisissant de l’obscurité peu à peuapparue au dehors, offrait sa plénitude de compositionau vœu d’incessamment parfaire l’idée d’un cercle oùviendrait se constituer, où se mettrait à survivre, unecommunauté.

*

Visite de la récente exposition organisée par la galerieGreta Meert, qui permet de découvrir réparties avec élé-gance au rez-de-chaussée, des installations de SophieNys. Elles font suite à la réflexion que l’on pressentqu’elle a eue et entretenue autour de la questionaujourd’hui brûlante des conjonctures en tous genresauxquelles le monde assiste, ressourcements limpides ouvelléités trompeuses que les médias entraînent às’exhiber en continu. La pertinence du propos n’étonnepas venant de l’artiste qui sut auparavant déjà unir sasensibilité comme placée en alerte, quoique soucieusede se mesurer avec des matériaux en rapport avec ses in-tentions, et la critique des données imposées, et de plusen plus, par l’aire culturelle. Une conjoncture n’estcompa rable à nulle autre, bien entendu; mais, vu quel’action de la raison obtient que leur destin consiste às’affermir afin de toujours se vouloir irréconciliables

entre elles, rien n’empêche, à l’ère de la schématisationartistique, d’user à profit de cette ambivalence. Cetaspect, précisément, le travail de Nys le rend visible.

L’une de ces conjonctures omniprésentes dans le champpolitique met en scène l’ordre de la régularité dont lesentreprises et tout autant l’usage personnel, dans la viedomestique ordinaire, admettent qu’il incite à la perfor-mance, par le contrôle qu’il engendre, au plan physiquecomme au plan intérieur, sur la puissance corporelle, lecomportement, l’attitude mentale devant les faits, le po-tentiel réactif lorsque se produit un imprévu, une évalua-tion du réel multipliant les points d’entrée. En réponse àce type d’injonction, il serait sans doute bon, pour enmodifier le libellé, de recourir, par exemple, à ce qu’àd’irrésistible l’attrait de l’utopie, qui, après qu’on l’amobilisé dans une œuvre, encouragerait à revenir vers lemonde sensible, immédiat. On verrait alors que l’utopieest pleine de moments ayant pour mission de renforcerla présence d’un masque posé sur les choses et, avantcela, jusqu’à rompre le moindre obstacle opposé à cetteforme de présence, sur le milieu vivant où des êtres setiennent, où ils aiment et meurent. Ce n’est pas ce quecherche Sophie Nys, ce n’est pas ce qu’elle s’autorise :voici, en effet, qu’elle accroche au plus haut de deuxmurs dont les pans se recoupent exactement dansl’espace une douzaine d’horloges, signe d’une accumu-lation matérielle si pléthorique que, du coup, l’ambitionde réguler fonctions vitales et occasions perdues des’épancher au-delà d’un interdit temporel se trouvevidée de son sens. Toutes ces horloges marquent unemême heure, l’apaisement n’est plus possible qui dépen-drait d’une indication horaire différente pour chaquecadran – celui qui parcourt l’exposition se voit traitésans complaisance tel un témoin de son élan vital de-meurant introuvable.

Il s’agit là d’une sorte de méditation ironique où secroisent la mélancolie et quelque mouvement joueur, unsentiment inconnu invitant la légèreté à s’exprimer endépit de l’exil, un exil soigneusement défini. Aussi bienpourrait-on croire qu’il en fut de même autrefois lorsd’un bannissement, quand il fallait quitter une terre ets’éloigner sans aucun espoir d’un jour enfin revenir versles siens. Simultanément, en écho, l’attention est retenuepar un lourd volume, du bois, un volume enduit dejaune, posé sur le sol dont l’isole une mince couche defeuilles à papier journal, et l’idée que cet objet res-semble, mais ce n’est pas sûr du tout, à un meuble deprétoire, mais dévoyé surgit aussitôt. Les feuilles – typo-graphie ancienne, marquage d’un univers cru tout à faitdisparu – recueillent plusieurs articles de propagande.Fascinant, il y a cet en-tête qui dit : Pilori. Un rendez-vous à haute teneur de risque est fixé avec le temps depréparation à l’assassinat de masse, celui de l’antisémi-tisme le plus extrême pratiqué à moins d’un siècle d’ici,usant à satiété de l’affût et d’une position vo lon tai -rement aliénante. Par ce choix, l’artiste met ainsi encause le rôle qu’occupe dans les mentalités la raisoncontemporaine, mal dégagée des compromis auxquelsse réfère le projet d’un monde qui serait lavé de la fauteet où les conjectures, qui pourtant bataillent entre elles,apparaissent comme autant de changements d’axe, unerhétorique voulue sans conséquence pour l’opinion.Rendue réversible. Inoffensive. Où ne percolent nil’effroi ni la honte.

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Mai 2017, l’après-midi, galerie Meert. L’abord destoiles de Ian Wallace une nouvelle fois, mais avant toutl’occasion, exceptionnelle, de rencontrer une œuvremajeure sur son parcours rétrospectif. Et encore une foisla constatation que l’abord de ces travaux, qui nes’offrent pas en surnombre, au contraire, se fait dans unesilence refondu à tout l’environnement présent, avec cesbarres de soleil éclaboussant ici une cimaise, là une en-coignure. On comprend, d’emblée, qu’une lente mise àfeu a eu lieu, que l’intériorité du peintre s’est autantconstruite que déconstruite, autant cherchée que perdue,par un acte se réengendrant continûment et, de ce fait,par les accès successifs que cet acte toujours réinterprétéouvre sur un savoir non séparable de la poésie la plustransparente. Ce sont cinquante années qui, tels les seg-ments d’un film sur bande que l’on prend joie de rembo-

biner car emplis de façons d’être et de percevoir ca-pables de toucher l’âme encore, se livrent avec lamajesté de certaines architectures de pierre aux fastesrévolus. Des photos de rue saisies en perspective, desplans capturés de très près dans un musée d’art modernedont le nom n’est pas cité confirment cet effet de bâti :au voisinage de monochromes qui parfois les enserrent,ces documents attestent de vertus, de la valeur aussid’une géométrie première qui n’est pas à confondreavec le primat de la géométrie. Or, le peintre, quand ilagit, se trouve dans son atelier, ou bien va-t-il à l’hôtelquand il lui prend de voyager : de grands formats nés deses mains au début de la décennie 2010 opèrent dans cescirconstances soudain des coupes franches et des prisescouleur façon Chardin. Ce sont des vues répétées, ouplutôt alternées, d’une table couverte de livres ouverts,défi lancé à l’image par la parole écrite – non pasn’importe quelle parole et non plus n’importe quels ou-vrages, mais un livre distancié de sa propre écriture et nedissimulant rien de ses ambitions plastiques. Puisquec’est une copie d’Un coup de dés jamais n’abolira lehasard, l’immense songe mallarméen, que l’on voit sedéployer page à page tout en condensant le chiffre qu’ilrenferme.

Sur les objets sensibles, le courant que forme le phéno-mène répertorié sous l’expression « séries » à la télévi-sion développe des sortes d’invitations à l’ailleurs,celles-ci dévoilées, le plus souvent, de manière à ne pasprovoquer une désorientation excessive dans le chef duspectateur, à ne pas bouleverser l’ordre de ses sensationsquant aux biens qui l’entourent, les siens mais égale-ment les biens d’autrui, et ce de près comme de loin, enréalité ou par projection. Un voyage à l’étranger, parexemple, tel que peut le suggérer l’une de ces séries, sedoit de montrer une similitude minimale avec celui pro-grammé sur tablette auquel l’on se prépare, et qu’on an-ticipe. La fiction, de part et d’autre, agite l’imagination –toutefois, le contact virtuel ne s’éprouvant pas à lamême échelle quand il est question de s’éloigner de sonespace de vie selon ce qui s’invente ou selon ce qui seraeffectif demain ou après, les créateurs de confins repré-sentationnels veillent à ne pas écarter plus que néces-saire les aiguilles du compas. Sauf lorsque, seressaisissant au cours d’une réunion d’équipe dont le butest de jeter en avant une « arche », c’est-à-dire dedécider des prolongements possibles d’une intrigue enarborescence, ils virent d’objectif et, à l’instar deBarjavel, attirent personnages et ambiances du côté desabîmes du ciel. Il est de ces voyages extraordinaires quijadis servaient à exercer la littérature en l’élargissantd’elle-même et ont connu, une fois apparu le septièmeart, de ces prolongements inattendus au bord de terri-toires qu’illuminent des étoiles parcourues d’incendies.Tout lien mimétique avec un cadre d’existence coutu-mier aux mortels s’y est trouvé rompu.

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Parmi les séries, l’une en particulier, produite aux Etats-Unis, indique à grand renfort de détours scénaristiqueset de rebondissements qu’elle n’abandonne l’obscur là-bas que pour porter au jour un tout autre vouloir signi-fiant, à savoir les illusions dont les créatures terrestresdemeurent prisonnières, assujetties jusque dans leurpropre intimité à cette emprise qui n’a de cesse, lors del’épreuve orphique, de les confronter au mirage et, par lasuite, comme en un douloureux différé, de les pénétrerd’une vérité qui les tuera. Héritier d’une tradition fil-mique science-fictive alors déjà reconnue – allant deMéliès à Jack Arnold – ce feuilleton télévisé (le françaisdésignait ainsi ce type de récit visuel constitué d’épi-sodes paraissant à domicile et à heure régulière surécran) n’a pas séduit. The Invaders est daté de 1967 et1968. Les images en étaient conçues avec l’usage decaméras désormais au rebut, jugées trop archaïques, etrespectaient – et ne respectaient pas – le langage des at-tractions qui lors de la mise en œuvre d’un film compen-sent par à-coups celui du montage, toujours plusconceptuel. Mais ces images avaient une réelle actionnarrative : elles confirmaient à mesure leur visée en joi-gnant à leur effet d’entraînement ordinaire le désir desertir à l’intérieur de leurs cadrages, nullement fortuite-ment, une frontalité à double entente qui associe la sub-jectivité inhérente à la vision de chaque épisode à une

sorte de neutralité blanche, et même somnambulique.Quelques-unes de ces images semblent façonnées avecle souhait de les maintenir dans un état d’apesanteur ins-titué comme tel, tout raccord de transition n’étant dansce cas jamais si juste que lorsque la relance ou la reprisedont elles apportent la preuve témoignent d’un traite-ment tout à fait particulier de la réalité. C’est à uncontexte pictural figuratif que l’invention visuelle serelie à ces moments-là : pour un peu on sentirait uncertain nombre de plans – chacun d’eux soustrait pourun laps de temps très bref à l’ordre cinématographiqueet à son réalisme du rendu stéréotypé – disposés à susci-ter, à faire étrangement leur répondre quelque ekphrasiscomme il était courant, dans le monte antique, que lamaîtrise des images le demandait . Paradoxalement, lafrontalité que ces plans assument, en opposition à toutapparaître créant du mouvement, et qui semble chercher,d’un épisode au suivant, à pétrifier le rythme des sé-quences en dépit de la fluidité narrative, ou contre elle,se met au service d’une matière filmique parfaitementdocile au traitement de la moindre modification dans sescontrastes, du moindre afflux de lumière que provo-quent deux couleurs mises côte à côte, ou plusieursmises en contact de proche en proche. Sous le signe decette complexité, en partie démentie par le recours à deseffets spéciaux évidemment datés, se perçoit un art dedévelopper le mouvement sans que la conscience quel’on s’en donne n’ait à souffrir du fait qu’il n’est pas sé-parable du souhait, à la mise en scène, de l’arrêter. Onassiste à une stylisation à laquelle un concours de déci-sions formelles ultimes, prises avec la modestie caracté-ristique d’un studio de petite importance, apportent unaccent qui étonne . Ainsi se trouve confirmée l’intuitionà la base de la série. Qui souligne la solution de conti-nuité entre la société humaine et la force ennemie àcombattre. Cette force venue d’une autre planète donton ignorait l’existence est montrée habile à tromperceux qu’elle vient détruire car, revêtue d’une anatomierien moins que conforme aux critères terrestres, elledonne le change sur sa stratégie d’annihilation complètedes êtres d’ici. Elle se fond parmi les habitants des cam-pagnes et des villes par besoin urgent de prendre piedsur un territoire qu’elle juge indispensable à ses lende-mains menacés. Et il faut noter que certaines critiques,lors de la diffusion de cette série, se sont attachées à sou-ligner que cette thématique de conquête et de mort abso-lues rappelait l’invasion de l’Est par les troupeshitlériennes dans le but d’accroître d’un « espace vital »,à portée exclusive, l’espace originel du Heimat alle-mand.

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Strasbourg fête les vingt années du MAMMCS, lemusée où se coordonnent des expérimentations detoutes espèces dans le domaine d’aujourd’hui et qui en-treprend, à la faveur d’un anniversaire dont on retientqu’il ouvre de nouvelles portes sur l’avenir, de rassem-bler un remarquable ensemble de travaux depuis Ernstet Arp, entre autres, jusque Baselitz, Michel Frère,Damien Deroubaix, noms connus ou reconnus mêlés àde moins connus. Les salles ne vantent pas ce qu’on ap-pellerait un juste milieu. On les traverse avec le senti-ment que toutes exécutent un tour de force, mais pourcela il fallait bien ces éclairages sans aucune anesthésie,ces murs aussi élevés qu’une falaise qu’on admire d’ins-tinct pour ses proportions et sa découpe. Dans l’une dessalles, la constellation des téléphones portables que saisitClément Cogitore dans une vidéo toute de nuit et d’on-doiement où il introduit le regard, à la recherche dumobile authentique qui est le sien quand il filme. Lanuit enflammée de cette foule vue de dos, venue assisterà un concert qui débutera après ce qui se passe mainte-nant dans la projection, est celle des feux perdus dans unpaysage. Plus loin, La Mer, une vidéo de 1991 d’AngeLeccia qui fut présentée au Musée d’Art moderne deParis, les flots léchant la grève, aspirés vers le haut : lachute d’eau horizontale qu’est l’océan, si curieux quecela apparaisse, rejoint « le puéril revers des choses » deLautréamont.

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Botanique

Le Botanique inaugure l’année 2020 avec unsolo show de Sébastien Bonin. De février àavril, le Museum accueillera un ensemble depeintures récentes intitulé DOCUMENTI. Ins-piré par la chanson Poète… vos papiers ! deLéo Ferré et évocateur de la documenta deCassel, manifestation artistique emblématiques’il en est, ce titre sied parfaitement à unedémarche qui n’est pas sans s’apparenter à ladocumentologie, soit l’activité qui consiste àrecueillir des sources, à enregistrer les notionsqu’elles contiennent et à diffuser celles-ciauprès des intéressés. À ceci près que le docu-mentologue en présence, féru d’expérimenta-tion et de liberté, se garde bien de tout référen-cement méthodique, préférant largementbrouiller les pistes.

Durant sa formation en sérigraphie à l’ENSAV –La Cambre, Sébastien Bonin (°1977 ; vit et tra-vaille à Bruxelles) fréquente surtout l’atelierphoto et s’adonne assidument au développement.À la fin des années 2000, après avoir travailléquelque temps dans des studios, il décide de seconsacrer entièrement à sa pratique et conçoitalors une série de photographies prises dans desjardins botaniques où le retrait d’une couleur autirage et sa réintroduction dans le procédé demonstration (des plexiglas colorés agissantcomme des filtres Instagram avant la lettre) modi-fiaient la perception visuelle, avec des effets 3D.Il délaisse ensuite l’appareil photographique etexplore le temps et la lumière par la projection defilms Super 8 sur du papier photosensible.D’aucuns se souviennent peut-être de son premiersolo en 2016, au D + T Project Gallery (cofondépar Grégory Thirion, aujourd’hui à la tête du Ser-vice des expositions du Botanique). IntituléeKledze Hatal (nom d’un chant chamaniqueNavajo), l’exposition rassemblait des impressionsphotographiques, sortes de grands négatifs colo-rés de motifs abstraits et de structures géomé-triques, dont les couleurs imprécises et lescontours indécis attestaient du processus de fabri-cation homemade. Un processus complexe ettotalement inventé, où la technique du photo-gramme se voyait revisitée, complétée par l’usagede gélatines colorées issues du cinéma et multi-pliant diverses interventions de découpage, desuperposition, de collage. Les motifs géomé-triques étaient empruntés aux textiles et paruresdes Indiens Navajos ou, plus exactement, et c’estimportant, à la récupération de ces productionsartisanales et ancestrales dans les westerns, soittransformés à la sauce hollywoodienne. Les pho-togrammes revisités de Sébastien Bonin consis-taient donc en des reproductions de reproduc-tions, passant au tamis des motifs originels par leprisme de différents filtres (techniques, média-tiques, culturels), annonçant la démarche pictu-rale actuelle, amorcée il y a trois ans.

Après avoir œuvré plusieurs années en chambrenoire avec des outils et des référents issus du 7e

art, Sébastien Bonin travaille désormais à lalumière du jour, à l’huile sur toile, avec des livresd’art. Pour faire ses gammes, il réinterprète destableaux de maîtres (anciens, modernes, contem-porains), s’inspirant tour à tour de la composition,de la facture, des couleurs, ou se focalisant surcertains détails. Une approche expérimentale gui-dée par un seul objectif, PEINDRE, avec un désirviscéral. Il y a tout juste un an, l’artiste présentaità la galerie bruxelloise de Michel Rein une sériede peintures lumineuses intitulée Nycthéméral.Un vocable aux consonances savantes désignantl’alternance d’un jour et d’une nuit, soit un cyclerégulé par les variations de luminosité. De grandsmonochromes blancs, amplement brossés augesso, faisaient simultanément office de fonds et

de cadres à de petits paysages, ménageant un dia-logue (inat)tendu entre figuration et abstraction,faisant cohabiter dans un même espace picturalpetit et grand format, mais aussi différentsmoments phares de l’histoire de l’art, de laconception albertienne de la peinture commefenêtre ouverte sur le monde à l’expressionnismeabstrait en passant par l’impressionnisme et lemonochrome. Extraits de tableaux de peintrescélèbres reproduits dans des livres d’art, les petitspaysages existaient par ailleurs de façon auto-nome, affranchis de leur fond blanc, en des close-up permettant au regard de capter au plus près lahardiesse de la facture et la richesse d’une texturejubilatoire. Choisis au hasard dans les mêmesouvrages, dénués de lien avec ce qui était donné àvoir, les titres arbitraires induisaient une notehumoristique autant qu’une réflexion sémiolo-

gique héritière du Magritte de « La trahison desimages ». L’image d’un objet n’est pas l’objet ensoi, mais une représentation, sujette à interpréta-tion. Et la peinture n’est qu’illusion, on le sait, afortiori lorsqu’elle reproduit une reproduction.Pour Sébastien Bonin, les livres d’art sont desoutils, au même titre que les couleurs ou les pin-ceaux. En plus de puiser allègrement dans lesillustrations, l’artiste se sert désormais de toutesles composantes de l’objet livre pour alimenterses fictions : mise en page, titraille, texteimprimé, défauts d’impression… Tout, sansaucune restriction, fait farine au moulin de cettepeinture syncrétique, bien plus proche du sam-pling que du postmodernisme. Car si elleemprunte, prélève, échantillonne (plus qu’elle necite), elle le fait sans aucune distance ironique etcrée des formes nouvelles qui tissent un lien entreprésent et passé, affirmant ce dernier comme unesource créative toujours vive. À ces hommagesrendus à un héritage inépuisable s’ajoute une partautobiographique considérable mais indécelable,tant elle est distillée et mixée. Certaines œuvresprovenant d’une source identique prennent deschemins divergents, pour se retrouver ensuite ets’entrecouper. Dans l’espace longitudinal duMuseum, diverses séries cohabiteront et dialogue-ront, ménageant une déambulation spatiale et unenarration. Ici, de grandes toiles traitées en gri-saille avec titre et frontispice, semblables à desaffiches, annoncent des peintures que l’on neverra pas. Là, un bouquet de Van Gogh apparaîttête en bas, à la Baselitz. Le parcours sera ponc-tué d’interludes composés de tableautins.Ailleurs, des fragments d’un Saint Sébastien,d’une Liberté ou d’un Saint Michel (une aile),empruntés à Guido Reni, Delacroix et Raphaël,surgissent d’un fond blanc, pas très net et trèsprofond, qui semble cacher bien d’autres stratesde représentation, de mémoire et de temps. C’estque les peintures de Sébastien Bonin sont despalimpsestes qui procèdent par recouvrements,avec des repentirs apparents.

Sandra Caltagirone

Du 20 février au 19 avril 2020Sébastien BoninDOCUMENTIMuseum Le Botanique Rue Royale 236 1210 Bruxelles rens. T. : 02 218 37 32

« L’énigme », 2019, huile sur toile, 120 x 160 cm.

SAMPLING ET PALIMPSESTES

RéRédaction: asbl Flux • Edit.resp.: Lino Polegato / Conception graphique : remerciements à Anne Truyers60 rue Paradis, 4000 Liège • Tél. : +32.4.253 24 65 • Fax : +32.4.252 85 16 • [email protected] • www.flux-news.be

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Xavier MARY Highway Rottor