"L’habitat au Paléolithique supérieur en Transbaïkalie"

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79 78 HABITER LE TERRITOIRE « Söök ! J’ai campement d’automne près des pierres chamarrées, J’ai campement de printemps entre les rochers, J’ai campement d’été là où les rivières sont nombreuses, J’ai campement d’hiver près du gué. Avec des vallées comme des selles, Des sommets comme des seins, Ma terre natale, ma mère d’or ! Berceau d’or des pères-ancêtres, Mon pays Altaï aux glaciers purs, Que vos pierres soient un oreiller ! » (Chant de Kalby, chamane touva, collecté par Ch. Stépanoff, Mongolie, 2013) Camps de yourtes et troupeaux. Mongolie, vallée de l’Orkhon, août 1995 © www.setboun.com.

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Habiter le territoire

« Söök ! J’ai campement d’automne près des pierres chamarrées, J’ai campement de printemps entre les rochers, J’ai campement d’été là où les rivières sont nombreuses, J’ai campement d’hiver près du gué. Avec des vallées comme des selles, Des sommets comme des seins, Ma terre natale, ma mère d’or ! Berceau d’or des pères-ancêtres, Mon pays Altaï aux glaciers purs, Que vos pierres soient un oreiller ! »

(Chant de Kalby, chamane touva, collecté par Ch. Stépanoff, Mongolie, 2013)

Camps de yourtes et troupeaux. Mongolie, vallée de l’Orkhon, août 1995

© www.setboun.com.

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Le rapport nomade au territoire est fait d’une conjonction para-doxale de mobilité saisonnière et d’attachement intime aux lieux. On a vu dans la première partie que les déplacements, loin de former un pur mouvement aléatoire, sont organisés en itinéraires stables. On s’intéressera ici à ce qui constitue l’es-sentiel de la vie des nomades : le temps «  sédentaire  » passé

sur un campement et dans les lieux environnants. Si les nomades ne consi-dèrent pas le territoire comme leur propriété, ils revendiquent en revanche souvent le fait d’appartenir au pays qu’ils fréquentent. Les espaces vécus sont aménagés, marqués et domestiqués. Des enclos et des remises sont disposés par endroits depuis une époque ancienne (on trouve des constructions utili-taires en dur sur les hivernages de montagne des Kazylgan en pays touva dès les viie-iiie s. av. J.-C., Vainshtein, 1980). Si divers soient les lieux où ils s’ins-tallent, les groupes nomades les agencent selon des schémas spatiaux d’une grande stabilité. En Mongolie de l’Ouest, la tension entre « attachement » et « désengagement » illustre le paradoxe fondamental de l’usage nomade de l’espace quotidien (cf. p. xxx)

Maîtrise et usage du territoire

En contexte nomade, alors que le bétail et le campement sont possédés par les humains, la propriété et la maîtrise de la terre sont des notions qui s’appliquent plutôt aux esprits-maîtres. La notion de « maître de lieu » (en mongol èzèn, dans les langues turques èè, « maître ») désigne généralement un esprit du terroir, établi dans la montagne ou dans les zones inaccessibles de la forêt. Les chasseurs considèrent qu’ils lui doivent la chance à la chasse et les éleveurs le croît de leur troupeau. Si la propriété même est souvent réservée aux esprits, les groupes nomades se reconnaissent des droits d’usage sur la terre : droit de passage sur des routes, droit de pacage sur des pâtures, droit d’accès à des territoires de chasse. Ces droits se transmettent habituellement par héritage patrilinéaire et trouvent leur fondement dans une familiarité et une connaissance approfondie des lieux. Ils sont générale-ment collectifs, partagés par les membres d’un groupe de filiation occupant par exemple une vallée, et stables, les revendications ou les empiètements de voisins pouvant devenir sources de conflits. Alors que le régime socialiste a maintenu le principe d’un accès collectif aux ressources, l’entrée dans l’ère libérale a progressivement ouvert la voie à la privatisation du foncier, provo-quant un profond bouleversement dans les relations des groupes nomades entre eux et avec leur environnement.

La maison nomade

En Asie centrale et septentrionale, chez les Tchouktches, les Mongols, les Turcs ou les Évenks, la tente, maison mobile, entretient de multiples rapports avec le monde : elle s’intègre à l’environnement par son orienta-tion en fonction de la topographie ou de la course du soleil, autant qu’elle symbolise l’univers dont elle offre un modèle réduit entre ciel et terre. Son organisation interne la divise en plusieurs segments qui spatialisent les rapports sociaux : on retrouve souvent des oppositions entre partie honorable et partie basse, masculine et féminine, espace public et espace privé, lieu de repos et lieu de passage ou de travail. Sur le campement, la disposition des tentes de différentes familles ancre elle aussi dans l’espace des relations de coopération mais aussi de hiérarchie entre aînés et cadets, riches et pauvres. L’organisation interne de la tente s’étend aux alentours du campement pour structurer la perception de l’ensemble de l’unité terri-toriale, où se répartissent les zones d’activité des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux.

L’unité territoriale

L’unité territoriale nomade est constituée d’un campement et de son environ-nement fréquenté : pâturages, territoire de chasse, espaces sacrés et parfois terres cultivées. Bien que d’importance secondaire par rapport à l’élevage, l’agriculture est néanmoins un élément constitutif du rapport à la terre de certains systèmes nomades d’Asie centrale et de Sibérie méridionale. Loin que l’agriculture soit apparue au xixe siècle sous l’influence des Russes et des Chinois comme on a pu le supposer, l’archéologie et l’ethnographie montrent qu’elle était pratiquée, quelquefois avec de l’irrigation, par les populations de la steppe à l’âge du bronze et s’est maintenue jusqu’à l’époque contemporaine avant d’être industrialisée sous le régime socialiste (Di Cosmo, 1994). On cultive traditionnellement du millet, de l’orge et du blé.

Même sans pratique agricole, le territoire occupé par un groupe nomade n’est pas une terre vierge, il est parcouru de voies de passage : sentiers pour les cavaliers à cheval ou à dos de renne, ornières de traîneaux et pistes de véhicules. L’ethnologue S.  Shirokogoroff (1935, p.  69) rapporte ainsi que, en Sibérie, « la région entière habitée et fréquentée par les Toungouses est couverte d’un réseau de chemins qui forment de vraies voies de commu-nication. Le chemin est adapté aux besoins du voyageur non seulement pour faciliter son déplacement, mais aussi pour trouver de l’eau potable, du combustible et des pâtures pour les chevaux et les rennes. » Ces pistes, parfois difficilement discernables pour l’étranger, sont familières et évidentes pour les nomades et leurs troupeaux. Hiérarchisant la structure du territoire en axes plus ou moins fréquentés, elles orientent sa perception et sa mémori-sation pour ceux qui le pratiquent quotidiennement.

Les chemins passent à distance de certains lieux considérés comme impropres aux activités productives : on n’y campe pas, on n’y mène pas le bétail paître, on n’y chasse ni ne pêche. Déserts, hautes montagnes ou taïga impénétrable, ils ne sont pas humanisés mais souvent regardés comme des résidences d’esprits. Certains de ces lieux peuvent être le théâtre de rassem-blements pour des rituels et jeux collectifs saisonniers, alors que d’autres sont strictement évités. L’effet écologique des lieux sacrés ne doit pas être ignoré : en Bouriatie, on a constaté que ce sont précisément de tels sites qui sont épar-gnés du phénomène généralisé de surpâturage (Humphrey et Sneath, 1999).

Pilage de grains de millet dans un moulin de pierre. La farine obtenue est torréfiée et consommée en bouillie mélangée avec du thé et du beurre (dalgan). Russie, Touva, 2006. Ph. Ch. Stépanoff.

Remise sur pilotis, Nénetses de la forêt. Les territoires nomades sont souvent ponctués de remises visitées de façon saisonnière où sont conservés vêtements, équipement, nourriture. Territoire autonome des Khantes-Mansis, 2011. Ph. M. Martin.

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la maisonl’habitat des populations nomades d’asie centrale et septentrionale répond à plusieurs exigences :

protection contre le froid et le vent l’hiver, aération l’été, facilité de montage et de démontage, légè-

reté pour le transport, disponibilité des matériaux de construction. Partout, l’organisation de l’espace

intérieur prévoit une place pour les différentes personnes selon leur sexe et leur statut, mais aussi

pour les objets et les différentes activités. Chaque type d’habitat a son histoire, ses inventions et porte

en soi un mode particulier de rapport au monde.

La présence d’une série de campements temporaires atteste de leur haut degré de mobilité, ainsi que de leur « stratégie logistique » (ibid.) fondée sur le déplacement périodique et cyclique de petits groupes. Ces derniers parcou-raient un itinéraire déterminé, jalonné de camps saisonniers, à la recherche de proies et autres ressources nécessaires à leur survie.

De telles structures d’habitat existent également sur des campements paléo-lithiques situés dans le bassin du fleuve Ienisseï, tels que Majninskaâ, Uj-I, II, Listvenka, ainsi que sur des campements de l’Holocène ancien, Myrvatn et Fløyrivaten en Norvège (Kuznetsov, 2006).

Afin d’interpréter ces structures d’habitats découverts sur les campements du Paléolithique supérieur, des recherches ethnoarchéologiques ont été conduites dans le nord de la Transbaïkalie. Un certain nombre de campe-ments évenks d’époque contemporaine comportent des formes circulaires en pierre, disposées le long de terrasses fluviales, à une distance de l’eau de 4 à 6 mètres. Le diamètre des cercles de pierres est de 3 à 3,5 mètres et comporte en son centre un foyer, constitué de roches fluviales. D’autres constructions de forme circulaire analogues se caractérisent par l’installation, au centre du cercle de pierre, à la place du foyer, d’un pavage de dalles de pierre plates servant de socle à un petit poêle métallique.

Sur un campement situé le long de la rivière Sakukan a été étudiée une tente évenke de forme conique, dûkča, recouverte d’écorce de mélèze. De grandes pierres étaient disposées à la base de la construction, sur le pourtour de la tente, afin de renforcer et stabiliser le revêtement d’écorce (cf. p. XX). On relève d’étonnantes similitudes entre les habitats évenks contemporains et les habitations du Paléolithique supérieur découvertes en Transbaïkalie, qu’il s’agisse du diamètre et de la constitution des cercles de pierres ou de ceux du foyer central.

Ainsi les recherches ethnoarchéologiques menées sur des sites contem-porains évenks du nord de la Transbaïkalie permettent de renforcer la compréhension des structures d’habitat découvertes sur des campements du Paléolithique supérieur et leur interprétation comme des vestiges d’habita-tions de courte durée (Grøn et Kuznetsov, 2003 ; Kuznetsov, 2007).

l’Habitat au PaléolitHique suPérieur en transbaïkaliePar Oleg Kuznetsov

Le mode de vie et les formes de mobilité des chasseurs-cueilleurs du Paléoli-thique supérieur peuvent être étudiés grâce aux données de la structure de la couche archéologique, aux caractéristiques technologiques, typologiques et fonctionnelles des outils, aux restes fauniques et à la présence de structures d’habitat, mis en rapport avec les données géologiques, paléogéographiques et paléoclimatiques (Kuznetsov, 1998).

Sur les campements de Studenoe-I, II, Ust’-Menza-I, II, III, IV, Kosaâ Šivera situés en Transbaïkalie, ont été découvertes des structures d’habitat du Paléolithique supérieur présentant une forme ronde à la base (Kuznetsov, 1997). Le campement est organisé selon une structure concentrique. Le centre est occupé par un foyer, autour duquel une zone tachée de charbons concentre les restes fauniques et le matériel archéologique. La surface voisine est délimitée par le cercle de tente autour duquel sont disposées des roches fluviales. Le troisième espace périphérique s’étend autour de l’habitat et comporte seulement quelques artefacts, des amas de restes fauniques et des taches de charbons isolées (cf. p. xx).

L’analyse planigraphique des campements du Paléolithique supérieur de Trans-baïkalie ainsi que les études typologique, technologique et fonctionnelle des outils et l’analyse du matériel faunique issu de la mosaïque des paysages (montagne et taïga) de cette région permettent de connaître les techniques de chasse de ces groupes. Les principaux animaux chassés ne formaient pas de grands troupeaux, ce qui rendait nécessaire de longues recherches et poursuites. La chasse au cerf élaphe, au chevreuil et au renne de la taïga impliquait des techniques de chasse individuelles ou en faible effectif. De telles pratiques supposaient un agencement mobile de la société, qui se reflète dans la nature des campements.

La structure des couches archéologiques des campements de Transbaïkalie, sans «  surface graisseuse » ni enchevêtrement caractéristiques des campe-ments saisonniers habités sur une longue durée (Binford, 1983), permet de conclure que ces habitats étaient de courte durée.

Ces indices, ainsi que la mince épaisseur des couches archéologiques, la faible quantité de matériel archéologique et de restes fauniques, les caracté-ristiques d’une industrie lithique liée à l’armement de la chasse et au travail de ses produits, ainsi que l’emplacement des campements à proximité des rivières sont autant de signes du caractère temporaire des habitats de ces chasseurs-cueilleurs menant un mode de vie nomade.

Cercles de tente du Paléolithique supérieur. Transbaïkalie. Campement Studenoe-I : 1, 2, 4. couche archéologique 17 ; Campement Kosaâ Šivera : 3. couche archéologique 14.

Organisation spatiale d’un campement évenk contemporain : a. tente conique dûkča en écorce ; b. entrepôt en écorce ; c. abri pour les rennes en écorce ; d. foyer de cuisson gyluvun ; e. rangement d’ossements. Transbaïkalie, 2009. Ph. O. Kuznetsov.

Campement évenk contemporain. Tente conique dûkča en écorce avec des pierres de renfort encerclant la base. Transbaïkalie, 2009. Ph. O. Kuznetsov.

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la iaranga tCHouktCHePar Virginie Vaté

Même s’ils disposent souvent d’un appartement au village où ils résident réguliè-rement, les éleveurs tchouktches de Tchoukotka pratiquent encore le nomadisme, indispensable pour suivre les déplacements de leurs rennes qui doivent changer régulièrement de pâtures. Parmi ces éleveurs, un grand nombre habite toujours dans la tente traditionnelle recouverte de peaux de rennes : la iaranga (âraŋy en tchoutkche, qui veut dire « maison, habitat » âranga, en russe).

D’une superficie d’environ 30-35 m², la iaranga est construite sur un enche-vêtrement de piliers de bois, recouvert d’un toit en peau de renne (rètèm). Ce revêtement est fabriqué au moyen d’une soixantaine de peaux, cousues en une ou, le plus souvent, en deux parties. À l’intérieur, la iaranga se divise en deux espaces principaux (schéma ci-contre) : une tente intérieure (ëroŋy), de forme rectangulaire, en peau de renne, construite au sein de la iaranga (on y dort sur une literie de branchages entrelacés, recouverts de peau de renne) ; une « pièce à vivre » constituée par le reste de l’habitat, le čottagyn, c’est-à-dire littéralement «  tout ce qu’il y a au-delà de l’oreiller » (čotčot). C’est l’endroit où ont lieu toutes les activités du jour, en particulier celles des femmes, autour du foyer (pèn’’ëlgyn) qui se trouve en son centre.

Le foyer de la pièce à vivre ne servant que pour cuisiner, la tente intérieure, où l’on dort, est la seule partie chauffée de la iaranga. La chaleur y est produite par des bougies ou une lampe à huile pour ceux qui en ont conservé l’usage, mais aussi grâce à l’accumulation de la chaleur des personnes s’y trouvant. En hiver, la tente intérieure constitue l’espace de sociabilité par excellence : c’est le lieu où l’on se retrouve, où l’on mange le soir tous ensemble et où l’on peut pratiquer certaines activités nécessitant de travailler sans gants comme le raccommodage. Les tentes intérieures sont de taille variable (environ 45 m²), logeant le plus souvent cinq ou six personnes, c’est-à-dire la famille nucléaire et éventuellement d’autres personnes vivant dans la tente, comme un frère célibataire, par exemple, et des invités éventuels. Si la place vient à manquer pour un invité, un membre de la famille ira en principe dormir dans la pièce à vivre. En période de fêtes, on construit souvent, pour les invités, une deuxième tente intérieure dans la même iaranga.

Selon certains auteurs (notamment Bogoras, 1904-1909), il y aurait une prescription concernant l’occupation de l’espace dans la tente intérieure : le côté gauche étant toujours occupé par le maître de maison et son épouse tandis que le côté droit est laissé aux plus jeunes ou aux invités (gauche et droite s’entendent du point de vue d’une personne installée face à la porte). Cette prescription semble ne plus exister aujourd’hui, où dans la vie quoti-dienne chaque famille invente ses préférences.

Tout autour de l’armature de la iaranga, à l’intérieur et à l’extérieur, sont disposés des traîneaux qui ont plusieurs usages. Tout d’abord, ils servent à lester l’habitat : à l’intérieur, ils sont attachés aux piliers du bas ; à l’extérieur, on les pose sur les pans du toit de peau pour maintenir ceux-ci. En été, le toit de peau est entouré de grosses pierres, ramassées à la rivière. Les traîneaux sont également utilisés comme meubles : disposés à l’intérieur de l’habitat, ils servent à ranger les denrées alimentaires, la vaisselle et quelques objets usuels (qui peuvent aussi être installés sur des fagots de bois) ; à l’extérieur, on y conserve ce qui n’est pas utilisé quotidiennement.

Derrière la tente intérieure est disposé ce qui relève de l’intime et qu’on ne souhaite pas qu’autrui puisse voir. C’est aussi vers l’arrière de la tente que sont rangés les objets rituels de la famille, placés dans un sac, à l’abri des regards.

Il n’existe pas de dichotomie masculin/féminin au sein de l’habitat ou d’in-terdiction pour les femmes de se trouver dans certaines parties de l’habitat

comme c’est le cas chez les Nénetses. En fait, c’est l’habitat tout entier qui semble « féminin », en tant que lieu principal des activités féminines et en tant que domaine sous la responsabilité des femmes (Vaté, 2003, 2011). En effet, à moins que les conditions atmosphériques ne l’interdisent les activités masculines en milieu domestique, comme, par exemple, la confection ou la réparation des traîneaux, sont la plupart du temps réalisées à proximité de la tente, mais à l’extérieur.

La iaranga se démonte et s’installe assez rapidement (en une heure environ), selon les conditions. Lors des nomadisations, le plus long n’est pas tant la construction de l’habitat que le rangement des mille petits objets utiles au quotidien.

La mobilité varie en fonction des saisons et peut passer de l’absence de mouvement à des déplacements presque quotidiens. Ainsi, durant le plein hiver, pendant la période où la luminosité est quasi absente (c’est-à-dire en décembre-janvier), on reste sur le même campement : l’objectif est de choisir un endroit où les rennes auront suffisamment de pâturages à explorer à proxi-mité. À l’inverse, en été, période où les rennes doivent prendre beaucoup de poids pour traverser l’hiver, la mobilité est extrême. Pour aller plus vite, les femmes et les hommes se séparent : sur le campement, dans la iaranga, restent les femmes, les enfants et les personnes âgées tandis que les hommes partent avec les rennes et dorment sous une tente en toile, manufacturée ou cousue à la main avec du tissu acheté en ville. Les rennes ont ainsi accès à de nouveaux pâturages quotidiennement et le bivouac des éleveurs est déplacé tous les jours ou presque (Vaté, 2011).

Au-delà de sa fonction d’habitat, l’importance symbolique de la iaranga s’illustre par la place qu’elle occupe dans les rituels et par son lien étroit avec les activités d’élevage : on considère notamment que le comportement à l’intérieur de cet espace influe directement sur la santé du troupeau. La iaranga est également un marqueur central dans la définition de l’apparte-nance identitaire : en principe, on appartient à la iaranga dans laquelle on est né et à chaque iaranga est associé un nom de groupe (Vaté, 2003, 2006, 2007a, 2011).

Alignement de iarangas. Russie, Tchoukotka, district d’Ûltin, sept. 2004. Ph. V. Vaté.

1. Porte

2. Feu

3. Oreiller (čotčot)

4. Tente intérieure (ëroŋy)

5. Partie entre l’arrière de la iaranga et la tente intérieure où l’on range les affaires personnelles de la famille

6. Traîneaux (utilisés à la fois pour stabiliser la iaranga et ranger des affaires)

7. Fagots sur lesquels on range toutes sortes d’ustensiles

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Tyn’utyn’è grille des sabots de renne devant la iaranga. Après avoir macéré dans une poche contenant du sang suri, la partie molle des sabots sera consommée. Russie, Tchoukotka, district d’Ûltin, juil.-août 1999. Ph. V. Vaté.

Plan de la iaranga

Nomadismes d’asie ceNtrale et septeNtrioNale Habiter le territoire

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la yourte turCo-mongolePar Irina Oktyabrskaya, Gaëlle Lacaze et Charles Stépanoff

La yourte, l’une des plus remarquables inventions des cultures nomades de la steppe, a été l’habitat principal de nombreux peuples turco-mongols à travers l’Eurasie, de la Volga à la Chine. Cette tente est constituée d’une armature cylindrique en treillis et d’un revêtement de feutre, ce qui la rend à la fois confortable, aisément démontable et transportable. Nommée dans les langues occidentales « yourte », à partir d’un terme turc désignant l’habitat, le campement, le pays, elle est appelée « maison de feutre » par les nomades d’Asie centrale (kiìz üj en kazakh et ècgij gèr en mongol).

Étapes historiques

L’usage d’un revêtement de feutre, rendu possible par l’élevage de grands troupeaux de moutons, est ancien : il était connu des Scythes, des Wusun, des Xiongnu1. Ainsi une princesse chinoise écrivait-elle au iie siècle av. J.-C. : « J’ai été mariée à un prince wusun. Je suis partie dans un pays étrange et lointain. Au bout du monde, une tente est devenue ma maison et le feutre mes murs. » Les Xiongnu utilisaient une habitation à toit en coupole, dont la forme et les matériaux étaient semblables à ceux de la yourte moderne, composée d’une armature d’osier et d’un revêtement de feutre mais qui, non démontable, devait être déplacée sur un chariot.

L’invention capitale de l’armature pliable a eu lieu, selon l’ethnologue sovié-tique S. I. Vajnštejn (1991), au milieu du premier millénaire de notre ère, à l’époque des empires turcs anciens (vie-viiie s.). Les treillis démontables ont l’avantage de pouvoir être transportés à dos de chameaux et de bœufs. Cela permit aux nomades d’accroître leur mobilité et de s’étendre sur de nouveaux territoires, notamment en montagne.

Outre la yourte, les nomades d’Asie centrale ont conservé d’autres types de logement mobile. Sous l’empire de Gengis Khan, on utilisait également la « kibitka », une tente non démontable déplacée sur chariot. Plus récem-ment, à la veille de la révolution russe, les pasteurs les plus pauvres, ne pouvant acheter de treillis, se contentaient d’une tente conique soutenue par des perches inclinées et entrecroisées au sommet, parfois complétées par quelques éléments de treillis récupérés.

Treillis et feutre

L’armature en bois de la yourte est une structure autoporteuse, souple et robuste. Les murs sont constitués de plusieurs treillis assemblés en cercle, chacun d’une largeur maximale de 2  mètres et d’une hauteur d’environ 1,2-1,5 mètre.

Les nomades en déplacement temporaire ou les éleveurs pauvres vivent dans une yourte de quatre treillis. Chez les Kazakhs, la yourte la plus commune compte de six à huit treillis, alors que chez les Mongols, elle en comporte géné-ralement cinq. Les plus grandes yourtes sont réservées aux festivités et aux cérémonies. Ainsi, chez les Kazakhs, les yourtes destinées à l’accueil protoco-laire d’invités de marque, qonaq üj « yourte des invités », ou celle montée pour les jeunes mariés, otau üj, sont parmi les plus grandes et les plus ornementées.

Sur le sommet des treillis sont fixées les perches du toit, faites en bois de bouleau. À leur extrémité supérieure, elles s’emboîtent dans l’anneau de compression. Souvent cintré et ornementé, l’anneau de compression est la clé de voûte de la yourte. Il permet l’évacuation de la fumée et l’entrée de la lumière du jour : en déplaçant la pièce de feutre qui le recouvre, on régule aisément la ventilation de l’habitat et son éclairage.

Chez les Kazakhs, la qualité de l’anneau de compression (šaŋyraq) renseigne

À gauche, montage de la iaranga : pose du revêtement en peau. À droite, alignement de iarangas. Russie, Tchoukotka,district d’Anadir, avril 1999. Ph. V. Vaté.

Le PoT de chaMbrePar Virginie Vaté

Le pot de chambre (èčulgyn) est un objet important du quotidien des éleveurs de rennes. Le jour, il est uti-lisé uniquement par les femmes et les enfants, car les hommes partent se soulager au loin  ; mais la nuit, il permet à tous de ne pas sortir dans le noir et dans le froid en cas de besoin : le contenu du pot de chambre est alors versé dans un grand seau commun, laissé à l’extérieur de la double tente où l’on dort. La maîtresse de maison se chargera de le vider au petit matin.

Au-delà de ses aspects pratiques, le pot de chambre a pour fonction d’éloigner les esprits kèly (Vaté, 2007a) : lorsque l’habitat est laissé inoccupé ou encore lorsqu’on laisse un enfant dormir seul dans la tente, quand on est occupé à l’extérieur, on dépasse le pot de chambre sur l’oreiller de la tente intérieure ou à proximité de l’enfant (si le bébé fait la sieste dans un hamac).

Pot de chambre posé sur un oreiller, dans la iaranga. Alors que tous les membres de la famille sont occupés à l’extérieur, laissant l’habitat vide, le pot de chambre empêche les esprits d’entrer dans l’espace familial et en particulier là où l’on dort. Russie, Tchoukotka, district d’Ûltin, été 1997. Ph. V. Vaté.

Un treillis est constitué d’une trentaine de lattes de saule ou de mélèze entrecroisées et reliées entre elles par des lacets en cuir (Targad, 1990). Les jointures des lattes sont souples afin de faciliter pliage et dépliage. Les treillis sont assemblés entre eux par un savant laçage de cordes en crin et de lanières de cuir. Une sangle, qui fait le tour de la yourte empêche le renversement des murs sous la pression du toit. Dessins Vajnštejn, 1991, Mir kočevnikov centra Azii, Moscou, Nauka.

1. Les Wusun et les Xiongnu sont des peuples composés de groupes nomades et sédentaires qui occupèrent le cœur de l’Asie intérieure dans l’Antiquité. Ils sont connus par les sources historiques chinoises.

Treillis de yourte

Nomadismes d’asie ceNtrale et septeNtrioNale Habiter le territoire

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sur le maître du foyer. Vénéré comme une relique, il est transmis de généra-tion en génération et assure la pérennité du lignage qui le possède. Quand le dernier représentant du lignage vient à mourir, on dépose le šaŋyraq sur sa tombe.

En Mongolie, on peut lester l’anneau de compression par une pierre afin d’améliorer sa stabilité face aux vents. Lors de l’inauguration de la yourte des jeunes mariés, on y attache une corde ou une « soie d’honneur », considérée comme le « cordon ombilical » de la yourte, à laquelle les invités à la noce suspendent de l’argent et des objets porte-bonheur. Ensuite, au cours de la vie de chaque famille, on y ajoute des mèches de crins des étalons vendus ou des coursiers du Naadam.

Les anneaux de compression les plus lourds doivent être soutenus par un ou deux poteaux. Dans l’habitat circulaire des nomades, qui fait figure de projection réduite du macrocosme, le poteau central représente un axis mundi reliant au ciel le centre fertile du monde.

Un chambranle fixé entre deux treillis encadre une porte de bois ou un rideau de feutre. De nombreux interdits sont liés à cette ouverture, qui fait communiquer l’espace domestique avec l’environnement. On se garde de s’as-seoir sur le seuil ou de le heurter du pied en le franchissant. Au Moyen Âge, les guerriers devaient déposer leur ceinture d’armes à l’entrée de la yourte afin de manifester leurs intentions pacifiques.

La yourte protège efficacement du froid comme de la chaleur grâce à son revêtement fait de plusieurs pans de feutre, de tailles différentes pour les murs et pour le toit. À l’arrivée du froid, des épaisseurs supplémentaires sont ajoutées. De nos jours, le feutre est souvent recouvert d’une couche de toile imperméable.

L’ensemble de la yourte (les pièces de feutre, qui pèsent entre 100 et 150 kg,

et l’armature de cinq à huit treillis, entre 150 et 200 kg) peut être chargé sur quelques chameaux. Selon l’usage, les voisins et même les inconnus venant à passer à proximité doivent apporter leur aide à la famille qui déménage. À l’arrivée d’une nouvelle yourte sur un campement, les éleveurs déjà présents apportent un « thé de bienvenue » et participent à l’installation des nouveaux voisins.

Un espace orienté

La yourte représente pour ceux qui l’habitent un modèle d’organisation sociale, spatiale et temporelle. Son espace orienté met en relation l’environ-nement, le schéma corporel (haut-bas, gauche-droite) et la hiérarchie sociale. Chaque partie de la yourte a ses activités et ses occupants privilégiés.

Les yourtes des peuples mongols (Halh, Darhad ou Bouriates) s’ouvrent généralement vers le midi  ; celles des peuples turcs (Kazakhs, Kirghiz, Touvas) vers le levant. Cette orientation est cependant souvent adaptée à la configuration du lieu de campement. Ainsi, la porte peut être dirigée en direction de la rivière, vers l’aval, ou de façon à s’abriter des vents dominants.

À l’intérieur de la yourte, les cadets, les employés, les subalternes se tiennent près de la porte, à côté des animaux nouveau-nés. Le centre de la yourte est occupé par le foyer, aujourd’hui un poêle en métal. C’est un espace sacré, le feu incarnant l’esprit protecteur de la famille, appelé « Mère-feu » chez les Altaïens. Il fait l’objet de nombreux soins et réclame diverses attentions, scrupuleusement respectées sous peine de maladie ou de malheurs. Il ne faut pas cracher ou orienter la semelle de ses chaussures en direction du feu. On ne doit pas y répandre d’eau ou de lait, ni y jeter de détritus.

Au fond de la yourte, derrière le feu, face à la porte, se trouve la place la plus estimée et la plus « haute » de l’habitat, appelée hojmor en mongol et tör dans les langues turques. Chaque famille y conserve les objets de valeur matérielle, symbolique ou affective. Dans ce coin calme, propre et abrité du vent se tiennent les maîtres, les aînés et les hôtes de marque – dont le point de vue détermine les conceptions de l’espace intérieur. À leur droite s’étend la partie masculine, où sont rangés les outils et instruments indispensables aux activités d’élevage et de chasse, ainsi que les armes. À gauche se trouve la partie féminine, contenant les ustensiles de cuisine, les réserves d’eau et de lait. Le poêle est entretenu par les femmes, c’est pourquoi sa porte s’ouvre sur le côté féminin. Le côté droit est aussi la partie publique de la yourte, où pénètrent les invités, alors que la partie gauche demeure un espace intime et familial.

Par son orientation constante, la yourte peut servir de boussole et de cadran solaire. La lumière du soleil, filtrant par l’ouverture du toit, glisse au cours de la journée le long des murs. Parcourant différents objets dont

Préparation du feutre. Le feutre est obtenu par un traitement spécifique de la laine de mouton afin de constituer des pans épais et compacts : battage, étalement, arrosage à l’eau bouillante, tassage, foulage et séchage. La laine de 20 à 30 moutons est nécessaire pour fabriquer le revêtement d’une yourte. Mongolie, Arhangaj, district d’Ih Tamir, 2011. Ph. Ch. Marchina.

À gauche, montage d’une yourte kirghize, Kirghizstan, région de l’Issyk-koul, mai-juin 1994. Ph. C. Ferret. À droite, montage d’une yourte de militaires mongols. Mongolie, Gov’-Altaj, district de Tögrög, mars 1997. Ph. G. Lacaze.La forme spécifique des yourtes turques (kirghizes, kazakhes) vient de l’utilisation de perches courbes, permettant de rehausser le toit. La yourte mongole tient sa forme plus basse et anguleuse de l’emploi de perches droites. Le montage collectif de la yourte dure une ou deux heures.

Transport d’une yourte. Sur ce chameau, le premier et le plus estimé de la caravane, sont chargés tapis, perches, coffres et anneau de compression de la yourte. En Mongolie, si de longues caravanes traversent encore parfois le désert de Gobi, les nomadisations sont aujourd’hui partout largement mécanisées. Mongolie, Gov’-Altaj, district de Tögrög, mars 1997. Ph. G. Lacaze.

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l’emplacement est stable, la position du rayon lumineux permet le décompte des heures. Les pasteurs touvas déterminaient autrefois l’heure dans la steppe en dessinant sur le sol un modèle de yourte avec ses différents objets. La position de l’ombre projetée par un bâton planté au sol, tombant par exemple au niveau de l’outre à lait fermenté ou des instruments de chasse, permettait de se repérer dans le cours du jour (Potapov, 1969).

Sous l’influence du bouddhisme, la yourte mongole a été divisée en douze parties correspondant aux douze animaux du calendrier luni-solaire. Les Mongols les plus traditionalistes utilisent ce système « à la chinoise » pour nommer chaque heure de la journée. La porte indique l’heure du cheval, c’est-à-dire entre 11 h et 13 h, le mouvement allant dans le sens solaire.

Aujourd’hui, la yourte de feutre est l’habitat nomade traditionnel qui s’est le mieux maintenu à travers le monde. Même si elle est parfois remplacée par des solutions moins confortables, mais moins onéreuses, telles que la tente ou même le wagon recyclé, elle est encore en usage chez les pasteurs mobiles mongols, kirghiz, kazakhs, touvas et localement chez les Altaïens et

les Bouriates.

Des yourtes aux maisons De bois en sibérie Du suDPar Charles Stépanoff

L’utilisation conjointe de tentes et de maisons de bois est très ancienne en Sibérie du Sud, puisqu’on en voit la représentation dans les pétroglyphes de Boyar de la vallée de Minoussinsk, datant du tournant de notre ère. Au cours du xixe siècle, sous l’influence de la colonisation russe, l’habitat fixe finit par l’emporter dans cette région : sur les campements des Khakasses, les yourtes de bois polygonales remplacent les yourtes de feutre en quelques décen-nies (Funk et Tomilov, éd. 2006). En pays touva, les maisons de bois ont commencé à se répandre à la fin du xixe siècle (Vainshtein, 1980). Elles ne sont pas la simple copie des maisons russes, mais constituent des compromis variables entre une sédentarisation progressive et une organisation de l’es-pace directement héritée de la tente.

Le pastoralisme nomade reste de nos jours important à Touva, plus qu’ail-leurs en Sibérie du Sud. Il a pourtant été métamorphosé par deux grands chocs au cours du xxe  siècle : la collectivisation jointe à une politique de sédentarisation à partir des années  1950, puis la privatisation dans les années  1990. La privatisation a conduit à une vente massive du bétail et donc à une diminution des effectifs des troupeaux : les besoins en pâturages et, partant, en mobilité en ont été d’autant réduits. Pour améliorer leur confort, de nombreux éleveurs touvas ont alors construit sur leurs campe-ments saisonniers des cabanes en rondins, appelées « izbas » en russe. Sur les rives de la rivière Hüürektig, dans les montagnes de Süt-öl, les éleveurs les plus éloignés des villages, dans les régions froides d’altitude où le bois est abondant, ont aménagé des izbas sur leurs deux campements annuels, esti-vage et hivernage Au contraire, en aval près des villages, dans les zones de steppe où le bois est plus rare, les éleveurs continuent d’habiter l’été dans des yourtes de feutre et de toile. Ainsi dans une même petite vallée on rencontre plusieurs types de mobilité : en aval, on habite sous la yourte l’été et au village l’hiver, tandis qu’en amont on alterne entre deux habitats fixes en montagne. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, la yourte est ici le signe d’une dépendance par rapport au village.

Chez les éleveurs de rennes tožu, qui sont les Touvas les plus mobiles en raison des besoins spécifiques de leurs troupeaux, l’apparition des izbas est récente et reste limitée aux campements d’hiver. Les plus riches se construisent plusieurs izbas et en changent chaque année, afin de permettre le renouvelle-ment des lichens dont se nourrissent les rennes. D’autres n’ont qu’une izba : Que sa porte ouvre au sud (à la mongole)

ou à l’est (à la turque), l’ensemble de l’espace de la yourte est structuré par deux axes hiérarchiques perpendiculaires, l’axe de l’âge opposant les cadets aux aînés et l’axe du sexe opposant les femmes aux hommes (Hamayon, 1979, 1990).

Source : Humpphrey, 1974.

Prototype de Boyar. Photo A. Zabiako et relevé Devlet, 1976. ier s. av. J.-C. On distingue des yourtes et des maisons de rondins.

aîné

cadet

Sud ou Ouest

fémininmasculin sexeâg

e_

_

+

+

À gauche, yourte mongole riche se distinguant par l’ornementation de son armature et de ses meubles peints et laqués. Mongolie, région Arhangaj, 2009. Ph. Ch. Marchina. À droite, l’intérieur des yourtes touvas est plus pauvre et moins décoré. Russie, Touva sud, 2002. Ph. Ch. Stépanoff.

Plan de yourte

Yourtes de bois polygonales. Cet habitat qui a remplacé la yourte de feutre au xixe siècle est aujourd’hui abandonné au profit des maisons de style russe. Russie, Khakassie, 2008. Ph. Ch. Stépanoff.

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ayant de petits troupeaux, ils y retournent jusqu’à cinq hivers de suite sans risque de surpâturage avant de passer trois hivers sous la tente.

Une organisation spatiale maintenue

Les izbas sont bâties par les familles en rondins de mélèze jointoyées par des couches de mousse et de lichen, sans calfeutrage interne. L’intérieur est constitué d’une pièce unique. Les izbas les plus pauvres sont à peu près iden-tiques à celles décrites au début du xxe siècle : sans fenêtre, avec un sol de terre recouvert de tapis et de feutre, et un toit horizontal surmonté d’une couche de gazon, qui constitue un excellent isolant.

Les izbas des plus riches éleveurs de moutons, bâties en madrier peint, possèdent plusieurs fenêtres, un plancher de bois, un poêle en brique et une toiture en tôle ondulée sur charpente. On rencontre souvent, attenant à l’izba, un enclos et une yourte qui sert de remise et de lieu de détente toujours apprécié l’été en raison de sa bonne ventilation.

Les izbas touvas restent, comme les tentes qu’elles remplacent, des espaces orientés par rapport à l’environnement. La porte s’ouvre vers le levant, le midi ou l’aval des rivières, selon les traditions régionales. L’organisation interne obéit aux schémas spatiaux anciens, surtout dans les habitats les plus modestes. Le poêle se situe généralement au centre, l’eau et le bois de chauffe sont conservés près de la porte, alors qu’à l’opposé, au-delà du feu, s’étend le coin d’honneur (dör) où sont installés des images décoratives (photos,

Le baLagan, Maison de bois iakoUTe

Par Carole Ferret

Le balaġan est l’ancienne maison d’hiver des Iakoutes, qui étaient autrefois semi-sédentaires. C’est une maison de bois en forme de pyramide tronquée, les pièces de bois étant disposées verticalement et enduites régulièrement d’un mélange de glaise et de bouse. Lors du regroupement de la population dans des villages, au milieu du xxe siècle, le balaġan a été progressivement remplacé par des izbas de type russe (où les rondins sont disposés horizontalement) pour l’habitat des hommes, tandis que son modèle architectural a été conservé pour la construction des étables (hoton), désormais séparées de la maison.

Maison de gardiens de troupeaux construite sur le modèle du balaġan. Iakoutie, district de Verkhoïansk, mars 2011. Ph. C. Ferret.

Hoton sur un estivage. Iakoutie, district d’Ust’-Aldan, juil. 2008. Ph. C. Ferret.

Maison de gardiens de troupeaux construite sur le modèle de l’izba. Iakoutie, district de Verkhoïansk, mars 2011. Ph. C. Ferret.

Izbas dans la vallée du Khüürekitg. Les portes s’ouvrent vers l’aval de la rivière. Russie, Touva occidentale, 2006. Ph. Ch. Stépanoff.

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Coin cuisine et poêle dans une izba de la vallée du Hüürektig. Russie, Touva, 2006. Ph. Ch. Stépanoff.

affiches), des souvenirs et des objets bouddhiques et chamaniques. Du point de vue du dör, le coin cuisine se situe à gauche de la porte tandis

que les objets liés à l’élevage et la chasse (selle et fusil) sont conservés à droite. On retrouve ainsi l’opposition entre gauche féminine et droite mascu-line qui structure l’espace de la yourte turco-mongole.

Les izbas sont souvent protégées par divers talismans. Une patte d’ours se retrouve généralement à proximité du linteau de la porte. Hibernant dans des tanières, l’ours est en effet considéré comme le gardien des régions infé-rieures et des lieux de passage. Dans le coin d’honneur, sont installés des talismans faits de rubans et de morceaux d’animaux selon les indications d’un chamane. Chez les Khakasses, avant l’époque soviétique, les yourtes de bois étaient ornées de très nombreux objets sacrés disposés selon un ordre rigoureux. La maison s’ouvrant vers l’est, l’effigie de l’ours se trouvait au nord-est (côté féminin de la porte), les esprits-cavaliers mongols du côté sud, les esprits téléoute et toungouse du côté nord. C’est toute la géographie des peuples voisins et le paysage environnant qui se trouvaient ainsi projetés sur les murs de la yourte.

Les maisons de bois installées sur un campement gardent une intime corres-pondance avec leur environnement naturel ; en cela elles sont plus proches des yourtes et des tentes que des maisons de villages construites dans le cadre des politiques soviétiques de sédentarisation, plus hermétiques et résolument enracinées dans un monde sédentaire.

Izba en construction à côté d’une tente chez les éleveurs de rennes touvas orientaux. Au cours de la transition entre habitat mobile et habitat fixe, l’orientation de la porte et l’organisation de l’espace interne sont conservés. Russie, Touva, district Tožu, fév. 2011. Ph. Ch. Stépanoff.

Le baLok : Une Maison sUr PaTins

Le balok est une tente sur patins qui peut être tirée par un attelage de rennes. L’armature est faite de tasseaux cloués et le revêtement de peaux de renne ou de toile. Inventé par les marchands russes de la toundra au XIXe siècle, l’usage du balok a été généralisé chez les Dolganes pendant la période soviétique.

Le balok familial (habitation mobile des Dolganes), au fond, et le petit balok-dépendance, au premier plan, sont prêts pour rejoindre l’emplacement du nouveau campement choisi par le chef de famille. Le nombre de rennes attelés dépend du poids à tirer et de l’état des bêtes en cette période hivernale où les lichens sont difficiles d’accès. Les membres de la famille vont prendre place dans des traîneaux en tête du convoi. Taïmyr, district dolgano-nénetse, mars 1996. Ph. Ethno-renne.

Maisons de sédentarisation. Comme les autres peuples nomades sibériens, les Touvas ont été massivement

sédentarisés à partir des années 1950 dans des villages souvent créés ex nihilo. Le long de larges avenues

monotones s’alignent des maisons de rondins recouvertes d’enduit et peintes en blanc. À l’intérieur, la maison de

village dispose de plusieurs pièces chauffées par un poêle à charbon en brique. Russie, village dans l’ouest de Touva

(Baj-Tajga), 2006. Ph. Ch. Stépanoff.

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Du campement aux espaces sacrésl’habitat nomade s’ouvre sur un territoire organisé de façon concentrique par rapport au foyer.

Dans les différents lieux qu’ils occupent au cours de l’année, les nomades établissent un équilibre

entre des espaces aux fonctions diverses : campement, aires de jeux, pâturages, territoires de chasse

mais aussi lieux sacrés. l’ensemble forme une unité territoriale dans laquelle la vie des nomades s’en-

racine entre les moments de déplacement.

la tente et l’unité territoriale nénetsePar Andreï Golovnev

Un campement nénetse est composé de tentes (mâ) entourées de traîneaux. Les tentes se dressent en rang ou en demi-cercle, la porte ouvrant « vers le soleil », c’est-à-dire le sud-est. Au centre domine la tente du chef (erv, de er’’ « le centre »), généralement la plus haute et large, environnée par les tentes de ses frères et autres parents, tandis que les petites tentes des bergers employés se tiennent aux extrémités. Le statut de chacun se laisse aisément reconnaître à l’emplacement, à la taille et à l’aspect de sa tente ainsi qu’au nombre de ses traîneaux et de ses rennes. En arrivant sur un campement, le visiteur s’installe, selon son propre statut, dans une tente centrale ou dans une tente latérale.

À distance du campement s’étendent les territoires de chasse et de pêche que les hommes rejoignent sur des traîneaux légers portant pièges et canots. Dans les environs du campement, les femmes, accompagnées des enfants et des chiens, collectent à pied des buissons secs et des baies  ; les femmes peuvent aussi monter en traîneau pour chercher du bois ou de la glace.

La tente conique entre si et në

Une grande tente ne peut naître d’une petite tente : elles diffèrent tant d’un point de vue social que technologique. La carcasse d’une grande tente est faite de 45-50 perches de 8 mètres de long, tandis qu’une tente « fine comme une aiguille » (nibâraxa mâ) compte seulement 20-25 perches de 5 mètres. Le revêtement est fait de peau l’hiver et d’écorce de bouleau l’été, des matériaux que la toile remplace aujourd’hui.

Outre sa simplicité et son minimalisme, l’habitat des nomades de la toundra se distingue par sa fiabilité et sa fonctionnalité. La tente supporte les oura-gans en raison de la résistance et de la souplesse de sa structure. Et grâce à sa forme conique, le vent ne l’emporte pas mais au contraire la plaque au sol, tandis que la pluie et la neige glissent le long de ses parois. Le foyer central réchauffe et sèche l’habitat de l’intérieur ; le trou à fumée au sommet de la tente, resserré l’hiver et élargi l’été, permet de réguler l’éclairage et la ventila-tion. La tente est suffisamment spacieuse et aérée pour que puissent y habiter deux familles ou une grande famille de trois générations (10-12 personnes en tout), ainsi que plusieurs chiens. En cas d’affluence, par exemple pour

Plan de la tente nénetse.

Në, espace féminin

1. Tûmû - plaque de fer pour le foyer2. Symsy - poteau sacré3. Ti - perches horizontales4. Va’av - lits

Si, espace masculin

2

3

44

1

Démontage d’une tente. Après une nomadisation, l’emplacement d’un nouveau campement sera marqué par le chef de la communauté qui fiche dans le sol son bâton servant à diriger les rennes. Le premier objet installé est la plaque du foyer (tûmû), posé par la femme, puis, à partir du foyer, commence l’érection de la tente. Russie, Yamal, 1996. Ph. A. Golovnev.

Jeux d’enfants. C’est dans l’espace në que les enfants jouent en imitant les actions des grands : les garçons jettent de petits lassos sur les chiens et les attellent à des traîneaux miniatures. Russie, Yamal, 1996. Ph. A. Golovnev.

Habiter le territoire

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campement et tente : un même schéma spatial

L’opposition entre espace si et espace në s’étend au-delà des parois de la tente et structure l’unité territoriale. La partie në se prolonge jusqu’aux traîneaux portant les vêtements et les provisions, notamment le traîneau «  impur » sâbu contenant les chaussures des femmes. La partie si se prolonge vers le traîneau sacré hèhèhan où sont conservés les objets du culte : c’est par ce passage et non par la porte në que l’on fait passer la table pour les rituels. Plus loin, l’espace si s’oriente vers le couchant et la toundra ouverte tandis que l’es-pace në s’allonge vers le levant, vers le corral des rennes, vers un étang où les femmes vont chercher l’eau, vers une cuvette où elles trouvent du bois mort pour le feu. Les hommes ne touchent pas au traîneau sâbu, ni les femmes au traîneau hèhèhan. En cas de divorce, la division des biens commence par le fait que l’homme prend le hèhèhan et le poteau sacré simsy et la femme le traîneau sâbu et le sac contenant ses affaires.

Alors qu’un homme peut aborder une tente du côté si, une femme ne doit s’en approcher que du côté në. C’est du côté si de la tente centrale du campe-ment que se tiennent les réunions des hommes et les actions rituelles, tandis que dans l’espace në sont accomplis les tâches domestiques, le rassemblement et l’attelage des rennes, la fabrication des traîneaux, la coupe et le séchage du bois. Alors que le si est purement masculin, le në peut être mixte et voir se rencontrer les rôles féminins et masculins : par exemple, pour le rassem-blement et la capture des rennes, les hommes doivent courir et jeter les lassos tandis que les femmes retiennent les cordes du corral.

le DéCouPage De l’esPaCe Dans l’aoul kazakH et ses alentoursPar Seïtkassym Aouelbekov et Carole Ferret

La mobilité de l’habitat et l’ouverture du paysage peuvent s’accompagner d’un strict découpage de l’espace. Chez les nomades kazakhs, avant la sédentari-sation, ce fractionnement se manifestait par des normes comportementales spécifiques, plus que par des signes visibles de marquage du territoire. À l’in-térieur puis à l’extérieur de l’aoul, l’espace s’organise traditionnellement en cercles concentriques, disposés à partir du « centre du monde » que constitue la yourte, vers des zones de moins en moins humanisées.

sous la coupole de la yourte

Le premier espace et le plus domestique est celui de la yourte. L’intérieur de la yourte est séparé de l’extérieur par des éléments considérés comme sacrés : le seuil (tabaldyryq, en kazakh), sur lequel on ne doit pas se tenir ; le treillis (kerege), qui forme l’armature de la yourte ; les perches du toit (uyq) ; enfin l’anneau de bois (šaŋyraq), qui sert de coupole et représente, par métonymie, la yourte toute entière. L’ensemble de ces éléments divise le monde en deux parties hétérogènes : l’intérieur de la yourte (üj ìšì) et l’extérieur (syrt).

L’intérieur de la yourte est lui-même socialement divisé en plusieurs parties : près du seuil trouvent place les jeunes et les pauvres et dans le fond (tör) s’as-soient les personnes d’âge mûr, riches et respectées ; à leur droite s’étend la moitié masculine, plus valorisée (oŋ žaq) et à leur gauche, la moitié féminine (sol žaq). Les étrangers sont installés aux endroits «  périphériques  » de la yourte, au point de jonction de deux treillis. La parole prononcée dans l’espace du tör se doit d’être sérieuse : rires et plaisanteries n’y siéent pas. L’organisation intérieure de la yourte reproduit donc un ordonnancement idéal du monde.

Les actions répréhensibles accomplies à l’intérieur la yourte offensent la société des vivants comme les esprits des morts et sont, à ce titre, punies

Travail de la peau dans la tente par une femme. Russie, Yamal, 1996. Ph. A. Golovnev.

une noce dans une tente d’hiver, les parois se couvrent de condensation et la respiration peut devenir difficile. Mais ordinairement, la circulation de l’air garantit fraîcheur l’été et chaleur l’hiver. Dans cette construction conique se superposent en bas une couche d’air de respiration et en haut un coussin de fumées chaudes qui protège l’été des moustiques, l’hiver du froid extérieur et permet de fumer la nourriture et de faire sécher les objets humides.

Tout l’aménagement de la tente est centré autour du foyer. En nénetse, la notion de « famille » s’exprime par les formules « vivant auprès d’un même feu » (ŋonpoj tu’ ter) et « vivant dans une même tente » (ŋonpoj mâd ter). Le foyer symbolise la parenté : une bénédiction nénetse dit « Puisse le feu de votre tente ne pas s’éteindre » (mâd’ tu nëâ habtû) au sens de « Puisse votre lignée ne pas s’interrompre ».

Dans la tente, on dort, on mange, on rend visite, on s’aime, on élève les enfants, on travaille à son ouvrage. La religion et la mythologie y prennent aussi place. Autrefois les conteurs exécutaient des chansons et contes épiques se prolongeant parfois plusieurs jours. Dans le lieu sacré de la tente, près du poteau simsy, les chamanes nénetses accomplissaient leurs rituels : leurs esprits auxiliaires étaient supposés arriver en volant et s’asseoir sur les perches horizontales ti entre le poteau simsy et l’entrée. Dans le foyer réside la maîtresse du feu, tu-puhucâ, qui reçoit des offrandes, tandis que dans la partie féminine de la tente les esprits mâd-puhucâ et ngytarma veillent sur le bonheur de la famille.

L’espace féminin se situe entre la porte (në) et le feu : c’est ici que les femmes conservent leurs affaires, cousent, balancent les berceaux, débarrassent les vêtements d’hiver de la neige, font sécher le bois et nourrissent les chiens. La partie opposée (si) est masculine : là sont conservés les coffrets contenant les objets sacrés et la vaisselle, les outils et les armes des hommes. Cette partie de la tente est à l’écart de l’agitation des gens et des chiens, des moustiques et du froid de la porte. Littéralement si et në ont la même signification : « ouver-ture, passage », cependant le në est la porte de tous les jours tandis que le si est une porte sacrée.

Campement du clan Âptik. Les campements sont installés sur des lieux élevés et secs, offrant une vue dégagée facilitant la surveillance des troupeaux, et bien exposés aux vents afin d’éviter les moustiques l’été et une neige trop épaisse l’hiver. Russie, Yamal, août 1996. Ph. A. Golovnev.

Nomadismes d’asie ceNtrale et septeNtrioNale Habiter le territoire

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de manière particulièrement sévère. Le vol ou le meurtre dans la yourte, par exemple, étaient sanctionnés par le paiement de compensations (qůn) trois à quatre fois plus importantes que s’ils avaient eu lieu à l’extérieur (Zagrâžskij, 1876). La gravité d’un acte n’est donc pas définie de façon absolue, mais en fonction du lieu où il se déroule.

devant la yourte

L’esìk aldy « devant la porte » ou üj aldy « devant la yourte ») correspond à un espace en croissant situé juste devant la yourte et délimité par diverses constructions destinées au bétail (abris, enclos, piquets d’attache). Les cavaliers ne doivent pas passer devant l’entrée de la yourte, ni se diriger droit vers la porte, à moins que leur statut ne les y autorise. Les chevaux de selle doivent être attachés à l’arrière de la yourte ; s’il advient qu’ils blessent quelqu’un, le dédommagement dû dépendra précisément de leur emplacement.

L’espace situé derrière la yourte s’appelle üjdìŋ arty ou tůz «  partie extérieure », « dehors ». En kazakh, üj ajnalu « aller derrière la yourte » correspond à « aller au petit coin ». Seule la partie antérieure à la yourte est donc valorisée, tandis que la partie postérieure est renvoyée à la périphérie.

autour de la yourte

L’espace suivant, appelé üj ìrgesì « partie inférieure du treillis autour de la yourte » ou üj ajnalasy (« tour de la maison »), entoure la yourte et comprend le piquet d’attache pour les chevaux de selle, la corde d’attache pour les poulains ainsi que l’enclos des moutons. C’est une zone de transition où finit le territoire individuel de la yourte et commence celui de l’aoul.

au sein de l’aoul

L’espace intérieur de l’aoul, appelé auyl ìšì, se situe entre les périmètres üj ìrgesì des différentes yourtes. Cris, tapage et disputes y sont sévèrement réprouvés, et les cavaliers ne doivent pas y galoper. On ne peut faire brusquement irruption dans un aoul, même lorsqu’on poursuit un voleur. Un tel délit, accompli alors que l’aoul nomadise, est qualifié d’attaque du convoi et équivaut à une attaque de l’aoul une fois installé. Lors de leur première venue, les beaux-parents font halte à distance, informent leurs hôtes de leur arrivée et ne se dirigent vers l’aoul qu’après y avoir été invités (Grodekov, 1889). Les juges (bi) condamnaient certains coupables à faire le tour de l’aoul, geste qui était censé neutraliser les conséquences funestes de leur acte. Le chan-gement de statut social s’accompagne également de rites spatiaux : quand une promise quitte pour la première fois l’aoul de ses parents pour se rendre dans celui de son futur mari, l’un des habitants lui barre le chemin.

Au sein de l’aoul, toutes les yourtes ne sont pas équivalentes. Celle du chef de la famille étendue s’appelle ülken üj « grande yourte »  ; chaque yourte de ses enfants, kìšì üj « petite yourte ». Le modèle hiérarchique se reproduit à chaque niveau de l’échelle généalogique, les chefs de lignage possédant des pouvoirs à la fois judiciaire, administratif, économique, social et religieux. En dépit des différences de richesse individuelle, l’aoul a une certaine homogénéité sociale, dans la mesure où y vivent des membres d’un même groupe généalogique, unis par l’entraide et la solidarité. Les

comportements y sont strictement réglementés. Le contrôle social tend à se renforcer au centre et à se relâcher au fur et à mesure qu’on s’en éloigne.

autour de l’aoul

Le cinquième espace est nommé auyl ajnalasy « territoire autour de l’aoul », auyl syrty « partie extérieure de l’aoul » ou encore auyl šetì « extrémité de l’aoul ». Son extension dépend des caractéristiques topographiques locales : sur un terrain plat, s’ouvrant largement à la vue, l’espace domestiqué s’étend loin ; mais là où des collines viennent raccourcir l’horizon, il se rétrécit. C’est à la limite du territoire de l’aoul que se déroulent les jeux et les compétitions équestres, en un lieu où une conduite effrénée est plus acceptable. En effet, les courses de chevaux (bäjge) et les jeux d’arrache-bouc (kökpar) sont fréquem-ment l’occasion de tapage et de disputes.

sur les pâtures

Chez les Kazakhs, le bétail se divise en üjdegì mal « bétail qui paisse près de la maison » et en örìstegì mal ou tüzdegì mal « bétail qui paî sur les pâturages éloignés ». Les jeunes et les femelles traites demeurent à proximité immédiate de l’aoul. Non loin, surveillés par des bergers, pâturent moutons, chèvres et vaches, qui rentrent tous les soirs et marquent le territoire de l’aoul par leurs excréments. Les chevaux sont envoyés sur des pâturages éloignés, au-delà de l’espace socialisé. L’espace des pâtures ne forme donc pas un tout, mais se divise entre zones de pacage proche, surveillé, et zones de pacage lointain, libre. Seul le vol de bétail proche était qualifié de vol véritable, tandis que pour le bétail lointain, il ne s’agissait que de « prendre, enlever » du bétail, un acte défini de manière plus floue et moins répréhensible.

La disposition représentée ici (en demi-cercle, la grande yourte s’ouvrant vers l’est, les autres vers le centre de l’aoul) n’en est qu’une parmi plusieurs autres possibles (yourtes alignées toutes orientées vers l’est, ou suivant les vents dominants, ou disposées le long d’un cours d’eau), l’orientation préférentielle vers l’est n’étant pas toujours respectée.

pâtures proches

corded’attache

poteau

tör

derrière

enclos

pâtures éloignéesmontagnes

ajdala

tour de l’aoul

intérieur

tour de la yourtedevant la yourte

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pâturesà

l’écart

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de l’aoul

la yourte

Devant la yourte. Les personnes étrangères à l’aoul ne peuvent passer que progressivement d’un espace à l’autre, en respectant un certain cérémoniel : s’approcher par derrière, s’arrêter à une distance respectable de la yourte, descendre de cheval et attendre qu’une personne sorte pour offrir l’hospitalité (L. Ballûzek, in Materialy, 1998). Région de Kyzyl-Orda, premier tiers du xxe s. Ph. A. Melkov (Kunstkamera 1343-20).

Derrière les yourtes. 1899. Ph. S. M. Dudin (Kunstkamera 1199-437).

Le découpage de l’espace dans l’aoul et ses alentours.

Nomadismes d’asie ceNtrale et septeNtrioNale Habiter le territoire

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rejeté dans l’adyr

Les Kazakhs nomment les terres « vides », non domestiquées, adyr « terrain accidenté et déserté caché à la vue par le relief » ou ajdala, construit sur dala, qui désigne non seulement la « steppe », mais aussi tout ce qui est dehors. Dans la littérature orale kazakhe, les déplacements du héros dans l’adyr sont conçus comme des errances, où le temps et l’espace s’étirent indéfiniment. L’adyr est ambivalent. C’est le terrain de la mouvance, de l’imprévision et de l’instabilité. Il ne sied pas de s’y promener seul, surtout pour un homme d’importance. C’est dans l’adyr que sont renvoyés les conflits irrésolus, notamment le barymta, ou détournement de troupeaux de chevaux, qui se déroulait en terrain neutre, hors du territoire domestiqué (Aouelbekov et Ferret, 2010).

Ce strict découpage de l’espace est tempéré par la mobilité de l’aoul : le «  centre du monde  » se déplace lors des nomadisations, emmenant avec lui tout ce qui l’entoure. La division territoriale était très relative chez les nomades kazakhs, qui connaissaient fort bien les terres d’autrui, car ils les traversaient et y faisaient halte sur leurs parcours. En outre, seuls les hiver-nages faisaient l’objet d’une appropriation privée, tandis que les estivages pouvaient être exploités par le premier occupant. La mobilité relativise la division territoriale mais ne l’annihile pas, car les séjours sur les terres d’autrui étaient toujours considérés comme provisoires  ; ils constituaient les étapes d’un chemin aboutissant toujours au retour des nomades sur leur terroir. 

Au sein de l’aoul, la yourte et a fortiori la yourte du chef représente donc un centre où la conduite est strictement contrôlée et ritualisée. Au fur et à mesure qu’on s’en éloigne pour aller vers la périphérie, les prescriptions s’assouplissent. La relativité des normes comportementales révèle le cloison-nement de l’espace, à cent lieues de la représentation commune faisant des steppes un espace ouvert, homogène et indifférencié.

l’attaCHement au « Pays natal » CHez les mongolsPar Bernard Charlier

En Mongolie, la mobilité saisonnière liée à l’élevage extensif de moutons et de chèvres se conjugue avec un attachement profond au törsön nutag, le « pays natal », et notamment au campement d’hiver.

Le point d’attache du campement d’hiver

En dehors des nomadisations, l’unité territoriale qui sert de cadre à la vie quotidienne des éleveurs est constituée par le campement et les pâturages environnants. Son organisation prend la forme idéale d’une sphère concen-trique avec en son milieu la yourte, dont la porte s’ouvre généralement vers le sud ou le sud-est. L’espace le plus proche est destiné aux moutons et aux chèvres, qui passent la nuit près de l’habitation. À 5 ou 6 mètres de la yourte s’étend la corde en crin de cheval où sont attachés les veaux pendant la traite de leurs mères. Après la traite du matin, vaches et veaux sont envoyés pâturer dans des directions opposées afin que les petits ne tètent pas tout le lait de leurs mères pendant la journée. À une quinzaine de mètres devant la porte de la yourte se dresse le poteau où sont attachés les chevaux de selle du maître et de ses visiteurs. À l’arrière de la yourte sont rassemblés des déchets de toutes sortes (vieux vêtements, plastiques et emballages), qui seront brûlés avant la nomadisation.

Dans la région d’Uvs, en Mongolie de l’Ouest, à environ 1  500  km d’Oulan-Bator, les éleveurs s’installent en hiver vers les fonds de vallée, où ils trouvent un abri contre les vents givrant des steppes. Ils y restent environ trois mois. Le gardiennage des troupeaux se fait le plus souvent à pied car les terrains sont escarpés, ce qui rend le travail de l’éleveur épuisant. L’hivernage diffère des autres campements par la présence permanente d’un enclos et d’une remise visibles depuis la porte de la yourte.

C’est par leur hivernage que les familles d’éleveurs se rattachent à leur « pays » (nutag), qui correspond généralement à leur district de naissance (sum). À la question : « Où est ton nutag ? », un éleveur répondait : « Mon campement d’hiver est à l’ouest du lac Üürèg, puis, au début du printemps, je vais m’installer au-delà du col Ulaan Davaa. Mon pays natal (törsön nutag) est donc le district de Sagil. » Avec ses constructions en dur, l’hivernage est en effet le campement le plus fixe de l’année. Considéré par certains éleveurs comme leur «  campement de lignage  » (udmyn övölžöö), l’hivernage est fortement associé à la filiation patrilinéaire. Transmis de père en fils, il est le

Campement d’hiver. L’enclos de bois accueille moutons et chèvres durant la nuit, les protégeant du froid et des attaques de loups. La remise contient des objets inutilisés (vieux divan, bâches, feutres usagés) et sur son toit un stock de viande gelée. Lors des nuits de grand froid, on fait dormir dans la remise jeunes moutons, chèvres ou veaux qui pourraient ne pas survivre à l’extérieur. Mongolie, Uvs, 2006. Ph. B. Charlier.

Campement d’hiver. Mongolie, Sèlèngè, fév. 2006. Ph. B. Charlier.

Grand aoul kazakh disposé en cercle dans la steppe. Région de Karaganda, début du xxe siècle. Ph. D. Â. Pel’tc (Kunstkamera 2301-12).

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seul campement à pouvoir être considéré comme une propriété privée. L’attachement au campement d’hiver se renforce par les rituels effectués

chaque année à l’ovoo familial, un petit monticule de pierres installé sur une colline surplombant le campement. Le jour du nouvel an mongol à la fin du mois de février (la date est fixée chaque année selon le calendrier luni-solaire), le père et son fils se rendent à l’ovoo pour y accomplir des offrandes de nourritures (fromage blanc et viande de mouton cuite) et de boissons (lait et vodka) qu’ils jettent en l’air en récitant des prières pour l’esprit maître du territoire, gazryn èzèn, tandis qu’ils tournent autour de l’ovoo dans le sens solaire (nar zöv) et attachent des rubans de couleur à un buisson voisin. Cet esprit est possesseur et protecteur du territoire et des animaux sauvages qui y vivent. Dans le district de Sagil (région d’Uvs), le maître surnaturel du territoire est appelé Cagaan Aav, « Père Blanc », une entité plus ou moins abstraite ou individualisée.

Les femmes ne peuvent se rendre à l’ovoo. Cet interdit est lié à la patri-localité mongole, qui veut qu’après son mariage, la femme s’installe sur le territoire (nutag) du père de son époux. Un proverbe dit d’ailleurs que les femmes, comme les gazelles, n’ont pas de nutag. Et pourtant, ce sont elles qui, matin et soir, font des libations de lait en tournant autour de la yourte et prient pour garantir la bienveillance du maître du territoire et des esprits lus qui vivent près des sources d’eau. Respecter les esprits qui peuplent le territoire, et a fortiori le campement, est vital pour garantir le bien-être de la famille et du bétail.

appartenir aux lieux

Au cours de la vie, plusieurs pratiques soulignent le lien intime qui associe l’in-dividu à son « pays natal ». À la naissance, le placenta est enterré à un endroit proche du lieu de l’accouchement : ainsi une partie de la personne s’incorpore littéralement à sa terre natale. Après la mort, si le défunt en a manifesté la volonté, son corps peut être « déposé » (nutagluula-) sur une colline enso-leillée de son pays, littéralement « mis dans le pays ». Si la personne est morte loin de son pays natal, on peut disposer son corps en direction de celui-ci à défaut de pouvoir l’y transporter (Delaplace, 2008). L’attachement au pays natal s’accentue avec le temps. Les vieilles personnes n’aiment pas quitter leur

nutag. Une femme d’éleveur âgée de 73 ans affirmait : « Lorsqu’on est vieux, il n’est pas bon de s’éloigner de son nutag, car les esprits locaux du territoire ne nous protègeront plus. Loin de notre pays natal, nous mourrons rapide-ment. Mon père, mon grand-père et ma mère ont vécu ici. Maintenant, c’est le pays natal de mon fils. Si nous partons loin des esprits du territoire, nous leurs manquerons et ils nous retireront leur protection. J’ai fait des libations pour eux toute ma vie. »

Vivre, grandir dans un lieu, c’est aussi lui appartenir. Les vieilles personnes, avec le temps, semblent être devenues propriétés de leur « pays natal » et des esprits maîtres qui le possèdent. Elles ont passé idéalement toute leur vie à un endroit, y ont acquis par la vieillesse une forme de maturité et d’assurance exceptionnelles, et s’y perpétuent par leurs enfants et petits-enfants. Ces matu-rations et multiplications prennent la forme d’une ascension symbolique qui se termine dans la sphère domestique à la place la plus « haute » de la yourte, le coin d’honneur en face de la porte. Nomadiser dans un paysage, c’est parado-xalement une façon de s’y fixer et de lui appartenir toujours davantage.

Habiter le « Pays » sans vivre nulle PartPar Grégory Delaplace

Le cas mongol illustre bien le paradoxe fondamental du rapport nomade à l’environnement. Après avoir vu l’importance de l’enracinement des éleveurs mongols dans leur « pays natal », on envisagera maintenant des pratiques de « désengagement » par lesquelles ils paraissent se mettre à distance des lieux qu’ils occupent.

Ethnographes et voyageurs ont souvent noté que les pasteurs nomades mongols répugnent à modifier, si peu que ce soit, la configuration des lieux qu’ils parcourent tout au long de l’année. Ainsi, et ce malgré la rudesse du climat mongol, prélever du bois pour se chauffer en hiver ou pour cuisiner, n’est acceptable qu’à condition de rester imperceptible. Non seulement est-il interdit par la « coutume » (ës) d’abattre une portion visible des bois ou des forêts qui entourent parfois les campements dans la partie septentrionale du pays, mais il est en outre « prohibé » (cèèrtèj) de couper un arbre isolé. Les éleveurs mongols sont ainsi censés se contenter – outre les excréments séchés de leurs animaux qu’ils utilisent comme combustible domestique – de prélever les branches mortes tombées à terre ou restées attachées aux troncs, de débiter les souches d’arbres foudroyés, voire de couper ça et là des arbres vivants, dont l’absence pourra passer inaperçue.

Creuser la terre, voire déplacer des pierres sans raison, est également interdit. D’une manière générale, les éleveurs mongols s’efforcent de ne laisser aucune trace durable de leur présence en un lieu. Une fois les yourtes démontées et les familles parties vers la prochaine étape de leur trajet de nomadisation, il ne reste sur le campement qu’un disque de terre compactée, dont la trace sera recouverte à la première repousse, et quelques déchets domestiques, que les puissantes intempéries de ce climat auront tôt fait d’éparpiller. Mention-nons toutefois l’exception notable du campement d’hiver, pourvu d’un enclos permanent pour les ovins et caprins, dont le droit d’usage est permanent, exclusif et revendiqué. Hormis celui-ci, il n’est pas de campement, si tempo-raire soit-il, dont les occupants ne souhaitent effacer les traces : même les chasseurs faisant étape pour la nuit prennent soin, au matin, d’écarter les trois pierres rassemblées la veille pour aménager un foyer.

se désengager des lieux

Les pasteurs nomades mongols semblent ainsi passer leur temps à nier, à chaque étape de leur parcours, le fait qu’ils occupent et maîtrisent les lieux

Image imprimée du Père Blanc. Le « Père Blanc », maître surnaturel du territoire de la région d’Uvs, est connu ailleurs en Mongolie, notamment à Oulan-Bator, comme une divinité mineure du panthéon bouddhique sous le nom de Cagaan Övgön, « Vieillard Blanc ». Mongolie, monastère d’Oulan-Bator, 2007.

Près de l’ovoo. Les prières, les offrandes, les gestes rituels réaffirment l’attachement des éleveurs au territoire et attirent la bienveillance de l’esprit dont sont attendues des conditions climatiques favorables et la prospérité du bétail. Mongolie, Uvs, 2007. Ph. B. Charlier.

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traversés au cours de leur trajet de nomadisation. Selon eux, en effet, les seuls maîtres possibles du « paysage » (bajgal’) qui les entoure, ce sont les « maîtres des lieux » (gazryn èzèd), ces génies locaux la plupart du temps invisibles – mais il arrive qu’on en rencontre – que les Mongols tiennent pour respon-sables des conditions météorologiques, ainsi que de la santé du bétail et des hommes. La grêle, de même que certaines maladies, sont souvent interprétées comme une sanction de ces « maîtres » invisibles contre une infraction à la « coutume ». Il importe donc de ne pas « fâcher » (uurluul-) ces êtres suscep-tibles et de se comporter comme des invités dans l’espace qu’ils maîtrisent. Le campement d’hiver, le seul dont les éleveurs revendiquent explicitement la maîtrise, est ainsi entouré de précautions rituelles, qui semblent compenser la liberté prise en s’appropriant un lieu de manière si flagrante. Même les morts doivent se faire discrets et ne peuvent occuper l’espace de leur sépul-ture comme un lieu permanent et maîtrisé : jusqu’à une époque récente, en effet, les Mongols n’enterraient pas les défunts dans des tombes, mais les déposaient à même le sol – ce qui se pratique toujours dans certaines régions. Le corps des morts ainsi mis à la disposition des vautours, des loups et des chiens est rapidement dépecé et dispersé, laissant peu de temps après l’espace parfaitement indifférencié.

Dès lors, en ne laissant aucune trace aux différentes étapes de leur trajet de nomadisation, en refusant de faire quoi que ce soit qui puisse laisser penser qu’ils exercent une maîtrise sur un lieu particulier, les pasteurs nomades mongols semblent nier tout attachement aux endroits dans lesquels ils vivent ; ou, plus exactement, ils nient tout attachement à un lieu particulier au sein du « pays » dans lequel ils vivent. En effet, alors que leurs chants et leurs proverbes ne cessent de célébrer leur attachement au « pays » (nutag) – qui est toujours « pays natal » (törsön nutag) – et qu’il n’est apparemment de nostalgie plus forte que celle ressentie vis-à-vis de leur « pays » lorsque la vie les en éloigne, les éleveurs mongols s’ingénient paradoxalement à camou-fler tout attachement à un lieu particulier en son sein. Par un ensemble de ruses qui ponctuent, voire organisent, les activités quotidiennes, les pasteurs nomades mongols se désengagent des lieux pour mieux habiter tout l’espace. Ils habitent leur « pays » sans vivre nulle part.

Dissimuler ses propres actes de maîtrise face aux « maîtres » invisibles, en faisant semblant d’habiter un espace sans occuper aucun lieu, suppose en effet plus d’une ruse lorsqu’il s’agit de survivre dans un environnement pour le moins hostile. Si le mode de vie nomade permet idéalement qu’un trou-peau broute chaque pâturage d’un trajet de nomadisation sans foncièrement modifier l’aspect de la couverture herbeuse, comment chasser, protéger son troupeau, sa maison, sans faire visiblement preuve de maîtrise sur un lieu donné ?

Il semble précisément que cette tension entre nécessité de maîtriser et volonté de dissimuler les traces de sa présence est ce qui définit le style de la vie nomade en Mongolie. Ainsi, les chasseurs n’exercent leur activité qu’au plus loin des espaces domestiques et passent leur temps à nier qu’ils sont en train de faire ce qu’ils font (ils vont « se promener », ne parlent de leur proie qu’au moyen d’euphémismes) et disent ne jamais prendre que ce que les « maîtres des lieux » veulent bien leur donner.

Par ailleurs, c’est sur les chiens que repose la lourde responsabilité de défendre les alentours du campement contre les prédateurs attirés par le bétail. Or les hommes ne cessent de nier toute relation avec leurs chiens, qui leur restent pourtant, et assez inexplicablement, fidèles : à peine nourris, battus lorsqu’ils dorment malencontreusement sur le chemin de quelqu’un, maltraités même par les chevaux qui leur donnent des coups de sabot ou par les yaks qui les encornent s’ils s’approchent de trop, les chiens sont main-tenus dans un état d’agressivité permanent qui les pousse à se jeter sur tout visiteur, ami ou ennemi. Ils sont ainsi placés dans une position paradoxale, du fait que leurs « maîtres » refusent précisément d’endosser ouvertement ce rôle, et nient toute responsabilité dans la défense du campement – pourtant indispensable – qu’ils assument.

Paysages saCrés et « lieux Habités » CHez les tožuPar Charles Stépanoff

Pour les peuples sibériens, l’appartenance à une identité autochtone se fonde dans une connaissance intime et sensible d’un territoire (Anderson, 2000). Dans les monts Saïan, chez les Tožu chasseurs et éleveurs de rennes, la connaissance de la taïga implique une aptitude à reconnaître dans l’espace des « lieux » (čer) fortement différenciés et à les identifier comme praticables ou interdits, « ordinaires » (anaa) ou « spéciaux » (tuskaj) (Stépanoff, 2011b).

Lors des expéditions de chasse, auxquelles les garçons participent parfois dès l’âge de 9 ans, et au cours des nomadisations, les anciens attirent l’atten-tion des jeunes sur des sites qui exigent un comportement particulier : ceux où l’on ne pénètre pas, ceux où l’on ne chasse pas, ceux où l’on ne s’ar-rête pas pour dormir. Ces localités sont généralement qualifiées de ydyktyg « sacrées », ou èèlig « à maître », c’est-à-dire qu’un esprit-maître est réputé y demeurer.

À proximité de ces zones, les anciens montrent et prescrivent aux jeunes un comportement de réserve, de vigilance et d’évitement. Certains récits mythiques sur les événements tragiques qui ont suivi une violation des règles aiguisent l’attention et justifient une pratique. Les connaissances sur les esprits-maîtres qui peuplent la forêt ne sont pas transmises sous la forme d’un savoir général. Un jeune apprend ce qu’est un « maître » (èè) en apprenant à contourner une rivière ou une montagne, à devenir silencieux au passage d’un col, à fixer des rubans à la limite d’un territoire. C’est souvent l’imi-tation d’attitudes et de gestes qui suscite des présomptions sur la présence d’agents invisibles.

Cavalier mongol. Baânhongor, Baruun-Baânulaan, 1998. Ph. G. Lacaze.

Un ovaa « tas »). À travers toute l’Asie intérieure, les abords des lieux habités par des esprits sont marqués par des cairns de pierres (ovoo en mongol, ovaa en touva). On y dépose des offrandes et on les contourne dans le sens solaire. Touva, district Hemčik, 2006. Ph. Ch. Stépanoff.

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Les signes d’un lieu singulier

Comment ces lieux spéciaux sont-ils distingués des lieux ordinaires dans la taïga ? Certains se reconnaissent aisément à leur dimension : un grand lac, ou une haute montagne, comme Eder-Tajga, la « Montagne rugissante », dans le massif d’Ulug-dag. Les abords de ces localités sont ornés de rubans offerts au maître et de monticules rituels (en touva ovaa, en mongol ovoo), auprès desquels des rituels peuvent être organisés.

Cependant, le chasseur doit aussi être capable de découvrir des lieux à maîtres que personne n’a encore remarqués. « Le maître envoie un signal au visiteur », expliquent les chasseurs. Si l’on pénètre sans le savoir dans un « lieu où on n’entre pas » (barbas čer), un grand vent se lève, il se met à pleu-voir ou bien des oiseaux affluent. Le voyageur retire alors ses chaussures, les met sur les épaules et repart pieds nus.

Ces terres à maître ne sont pas immédiatement perçues comme différentes de lieux ordinaires. Vent, pluie subite, ces divers phénomènes n’ont en soi rien de surnaturel. Pourtant, une attention éveillée les interprétera comme des « signaux » (mèdèè) émis par un agent invisible. Par la suite, celui qui a fait cette expérience saura qu’il s’agit d’un « lieu à maître » où divers autres phénomènes moins bénins peuvent se produire et qu’il convient donc d’éviter. Si cette interprétation se répand et se confirme, le lieu ne sera plus fréquenté.

La partition de la taïga entre lieux utilisés et lieux évités, qui forment ainsi des réserves écologiques pour le gibier, ne suit pas des frontières immuables à la façon des parcs naturels. Régulièrement de nouveaux lieux sacrés appa-raissent tandis que d’autres sont oubliés. Le lieu de décès d’un chamane est rigoureusement et durablement évité. «  Si l’on passe près d’un lieu où un chamane est mort, explique un chasseur, on ne s’y arrête pas pour dormir. La nuit, si l’on y dort, l’âme du chamane profère des insultes. Elle se fâche : “Tes yeux sont-ils aveugles pour que tu te sois couché en ce lieu ?” » L’iden-tité de l’âme du chamane est progressivement oubliée en sorte que sa présence anonyme devient un esprit-maître et l’ancienne sépulture prend le statut de « lieux à maître ». Ainsi se modèle un « paysage chamanique » en perpétuel renouvellement (Humphrey, 1995).

Offrande rituelle sur le site des « Sept Tentes ». Dans la toundra, les bois de rennes sacrifiés depuis de nombreuses générations sur les lieux sacrés forment un monticule visible de loin, semblable aux ovoo de la steppe. Les « Sept Tentes » sont le principal lieu sacré des Nénetses du Yamal, près de la rive de l’océan Arctique. La déesse de ce lieu est appelée la « Vieille du bout du monde ». Russie, Yamal, 1996. Ph. A. Golovnev.

Arbre rituel. Aux environs des cols importants, on s’arrête pour nouer des tissus sur certains arbres. Dans le massif d’Ulug-Dag, il existe ainsi un col, taštyg art, le « col pierreux », qui exige une vigilance particulière. Avant de le franchir, on attache des rubans rituels (čalama) aux arbres, puis on s’avance sans parler en évitant tout bruit. Touva, district tožu, 2011. Ph. Ch. Stépanoff.

PÉTrogLyPhes sacrÉs, La MÉMoire dans Le Paysage

Par Andreï Zabiako

Les peuples nomadisant dans la région du fleuve Amour rendent culte à des rochers de formes inhabituelles sur lesquels ils ont inscrit des signes représentant des scènes et des figures sacrées. Ces lieux sont considérés comme habités par des esprits. Les roches sacrées incurvent la trajectoire des itinéraires des groupes nomades qui viennent y accomplir leurs obligations rituelles. L’itinéraire prend à ces occasions la forme d’un pèlerinage. Ces pierres vénérées sont depuis une époque ancienne des lieux de fixation de la mémoire collective. En effet, les sociétés nomades fixent et trans-mettent les connaissances non seulement par la parole, mais aussi par des figurations graphiques. Les nomades d’Asie inscrivent des signes sur le pelage du bétail, sur des planches de bois et d’autres surfaces. Les inscriptions sur la pierre, ou pétroglyphes, sont la forme de fixation la plus durable. Les pétroglyphes sont gravés ou peints, le plus souvent avec de l’ocre. Depuis le paléolithique, les populations d’Asie du Nord ont créé des milliers d’images rupestres, dans lesquelles elles ont inscrit leur expérience, leurs savoirs et leurs conceptions sur l’organisation du monde,(Zabiako éd, 2013).

Ainsi, par exemple, sur les parois de Srednââ Nûkža, des dessins décrivent les strates supérieure et inférieure du monde. On y voit représentés des astres, des esprits, des humains, des animaux, des oiseaux, des scènes de chasse. Les peintures rupestres de Srednââ Nûkža constituent une encyclopédie picturale des connaissances des nomades de la taïga sur le monde.

Pour fixer et transmettre des informations, les nomades connaissent d’autres tech-niques indigènes : cordelettes à nœuds, entailles et coutures de fourrure, pictogrammes sur des os ou du bois. Un Évenk de 80 ans nommé Ulukitkan « Petit écureuil ») avait un fusil entièrement recouvert de figures, croix, cercles, traits et autres, représentant les divers animaux qu’il avait tués au cours de sa vie de chasseur, et le nombre de fois où il s’était trouvé en danger de mort.

En outre, différents moyens de communication permettent de transmettre des infor-mations entre unités de nomadisation. Par exemple, quand des Évenks quittent défini-tivement un campement, ils laissent en évidence une longue branche droite ; mais s’ils comptent revenir, ils disposent une branche enroulée en cercle. Quiconque arrive sur un campement étranger peut ainsi connaître les intentions des habitants en fonction de la forme de la branche laissée.

Certaines sociétés nomades d’Asie intérieure ont emprunté à leurs voisins moyen-orientaux et chinois les bases d’écritures alphabétiques ou idéogrammatiques à par-tir desquelles elles ont créé leurs propres systèmes scripturaires. Ainsi sont nées au Moyen Âge l’écriture runique des Turcs anciens, l’écriture ouïghoure et mongole clas-sique, les écritures des Khitan et des Jurchen.

Ces exemples montrent que l’oralité n’était pas le seul mode de stabilisation et de transmission des savoirs chez les peuples nomades : associées à elle, d’autres tech-niques contribuaient à enraciner la mémoire dans le paysage.

Les parois de Srednââ

Nûkža sont couvertes de dessins réalisés à l’ocre par des chasseurs autochtones à des époques diverses, depuis l’âge du bronze jusqu’à l’époque contemporaine. Sibérie orientale, région de l’Amour. Ph. A. Zabiako.

Non loin de la rivière Uteni, se dresse un haut rocher orné de dessins. La représentation d’un rhinocéros et les artefacts trouvés sous

le rocher permettent d’estimer que les premiers dessins sont vieux de 10 000 ans. Jusque dans les années 1950, chaque année au printemps, des Évenks se rassemblaient ici pour accomplir des rituels durant plusieurs jours. Sibérie orientale, nord de la région de l’Amour. Ph. A. Zabiako.

Pictogramme évenk. Chez les peuples nomades de la taïga sibérienne, on utilisait des signes pictographiques tracés au charbon sur des

troncs pour faire savoir quel itinéraire on suivait. Ce dessin montre que trois hommes venus d’un campement de quatre tentes sont partis en barque sur une rivière. Sibérie centrale, Toungouska pierreuse, début xxe s. (Ivanov, 1954, p. 124).

Stèle d’Uybat 1, portant des inscriptions turques anciennes. L’écriture runique turque ancienne a été en usage dans les empires turcs des steppes entre le viiie et le xe siècle. Elle est connue par des inscriptions

funéraires sur des stèles des vallées de l’Orkhon et du haut Ienisseï. Russie, musée de Minoussinsk, région de Krasnoïarsk (base de données « Türik Bitig » : irq.kaznpu.kz).

Nomadismes d’asie ceNtrale et septeNtrioNale Habiter le territoire

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sociabilités nomadesil n’existe pas de forme d’organisation sociale ou de parenté propre aux sociétés nomades. les

systèmes de parenté et d’alliance des peuples turcs nomades sont, par exemple, plus proches de ceux

des peuples turcs sédentaires que de ceux des tchouktches nomades. Pour autant, la mobilité saison-

nière et la forte dispersion de l’habitat marquent les rapports sociaux quotidiens. Chaque unité de

nomadisation devant être autonome, la division du travail se fait moins entre catégories profession-

nelles qu’entre genres et classes d’âge. si les contacts avec des visiteurs sont rares, ils sont intenses et

normés par les nombreuses obligations régissant l’hospitalité.

l’augmentation du coût de la vie, qui accentuent la pression quotidienne sur la structure familiale.

Une première étape dans les projets de privatisation de la terre, franchie en 2002-2004, a donné naissance à des «  groupements  » juridiquement reconnus rassemblant des éleveurs d’un même terroir. En 2004, la Mongolie recensait une dizaine d’associations, comptant entre 13 et 32 familles, ayant passé un contrat d’utilisation des ressources entre elles et avec le gouver-nement local (ibid.). La création de ces groupements d’éleveurs destinés à assurer une gestion collective des pâturages et des points d’eau a été l’occa-sion de mettre en lumière le rôle déterminant des femmes dans la gestion des ressources. La nécessité de construire une parole communautaire pour négocier avec les autorités locales favorisant la participation des femmes aux débats, celles-ci ont alors pu faire valoir leur rôle dans plusieurs domaines : le nettoyage de l’espace environnant les campements, la transmission aux enfants des savoirs et savoir-faire liés à l’utilisation des ressources nécessaires à la vie domestique. Lors de leurs cheminements piétonniers pour ramasser les bouses, durant l’accompagnement du petit bétail, ou en allant chercher de l’eau, elles nettoient et examinent les pâturages et les points d’eau, etc. Par leurs observations régulières, en contribuant à la connaissance de l’état des ressources naturelles et de ses évolutions, elles participent aux projets de nomadisation, bien que les prises de décision finales reviennent aux hommes, auxquels incombent également les activités publiques comme l’établissement de contrats et de protocoles.

L’implication grandissante des femmes dans la sphère productive s’est concrétisée par la création de conseils de femmes au sein des groupements d’éleveurs. Or ces instances inédites ont agi en faveur de la diversification des ressources familiales et de l’installation des campements à proximité des villes, où les femmes peuvent développer des activités rémunérées. Les vête-ments fabriqués dans de petits ateliers de couture et de broderie, tenus par des citadines, qui assurent aussi la vente de produits confectionnés par des femmes nomades, peuvent ainsi être destinés à la famille ou être écoulés sur les marchés urbains. De même, les produits du maraîchage et de la cueillette peuvent être consommés par les éleveurs ou vendus. En dépit des risques de surpâturage qu’il induit, le rapprochement des agglomérations et l’apport de ces nouvelles ressources financières sont donc devenus indispensables à la survie de nombreux éleveurs, après les zud survenus entre 1999 et 2001 et en 2009-2010 (cf. p. XXX).

PlaCe Des Hommes et PlaCe Des femmes en mongolie Par Gaëlle Lacaze

Les femmes mongoles sont souvent considérées comme plus « émancipées » que celles d’autres sociétés d’Asie orientale (Japon, Chine, Corée). Généra-lement, leur statut et leur manière d’être sont attribués à l’héritage pastoral nomade davantage qu’à la politique égalitariste de l’administration socialiste.

répartition des tâches et différenciation des espaces

Dans le modèle idéaltypique du pastoralisme mongol, hommes et femmes sont toujours pensés comme complémentaires. Dans la pratique, les hommes effectuent des travaux ponctuels et saisonniers (sélection des pâturages, surveillance des troupeaux de «  longues jambes », préparation des enclos, réunions, gestion commerciale), alors que les femmes travaillent en continu et de manière répétitive (quête de l’eau et du combustible, traite, cuisine, ménage, éducation des jeunes enfants).

Les femmes sont donc actives sous la yourte, sur le campement et aux alentours, tandis que les hommes travaillent sur les pâturages éloignés, en ville et hors du nutag « terroir ». Investies dans la transmission des savoirs et l’éducation des enfants impubères (cf. p. XX), elles ont peu de place dans l’organisation collective de la communauté et dans les processus de décision, plutôt gérés par les hommes. Leur travail est domestique et réservé à l’inti-mité familiale, celui des hommes est extérieur et public.

« Émancipation » socialiste et « émancipation » capitaliste

Durant la période socialiste (1924-1991), les femmes nomades étaient majoritairement employées à la traite dans les coopératives, ces institu-tions prenant à leur compte certaines tâches éducatives. Dans ce cadre, leur charge de travail et leurs responsabilités sociales ont augmenté au cours du xxe  siècle. Dans les années 1990, le démantèlement des exploi-tations collectives a encore accru leur rôle sur le campement, quoique les hommes soient plus investis dans la sphère domestique qu’au xixe  siècle. Les femmes nomades continuent à gérer la majeure partie des tâches fami-liales et domestiques (70 % selon Uhanbaj, Odgerel, et alii, 2004) et doivent composer avec le déclin des crèches et des écoles maternelles ainsi qu’avec

Ramassage de bouses de yak. Mongolie, Hövsgöl, district de Baânzürh, mars 1996. Ph. G. Lacaze.

Les objets masculins par excellence sont tous liés à l’équitation : le bâton de sueur décoré (ici mis dans la ceinture) est destiné aux chevaux de course du Naadam. Mongolie, région Gov’-Altaj, district Tögrög, juil. 2008. Ph. G. Lacaze.

Habiter le territoire

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esPaCes Des femmes, esPaCes Des Hommes CHez les nénetsesPar Andreï Golovnev

Les voyageurs invités sur un campement nénetse ont plus d’une fois relevé que, sous la tente, toutes les tâches sont accomplies par la femme, qui allume le feu, nettoie les peaux, taille, coud et fait sécher les vêtements, rapporte l’eau et coupe le bois, surveille les enfants et les chiens, prépare les repas, met et débarrasse la table, déplie et range les literies. L’homme, quant à lui, mange, bois, somnole, fume, bavarde à moitié avachi avec les invités, obser-vant imperturbablement les efforts de sa femme sans jamais faire mine de l’aider. En outre, deux règles complémentaires, la polygynie et les interdits religieux pour les femmes (par exemple, pénétrer sur les lieux sacrés), doivent être ajoutées à ce tableau qui donne l’impression de femmes exploitées et sans droits chez les nomades de la toundra.

Si un hôte étranger, par galanterie, propose à une femme de l’aider à couper du bois ou à porter de l’eau, il provoque des rires moqueurs et parfois de la vexation. Selon les vieilles traditions nénetses, seuls les infirmes ont besoin qu’on les aide. Un homme qui accomplit le travail de sa femme montre qu’elle n’a pas toutes ses facultés et qu’il est temps pour lui de chercher une seconde épouse. Une femme qui veut séduire un homme et ses parents s’affaire aux tâches domestiques et, devenue épouse, elle prend sur elle toutes les joies et les peines qu’implique la perpétuation du foyer.

Autant la femme est active sous la tente, autant l’homme l’est dans la toundra ouverte où il surveille les rennes, chasse et pêche, inspecte l’envi-ronnement et décide des nomadisations, visite les lieux sacrés et apporte des offrandes aux esprits de la toundra. Dans la toundra, la femme est totalement dépendante de l’homme qui y assure tous les travaux, y compris la protec-tion face aux dangers, les trajets de nomadisation, la traversée des rivières, la réparation des traîneaux et des harnais. Au quotidien, la sphère des acti-vités nomades fait s’opposer une toundra masculine et un espace domestique féminin. Ainsi, durant l’enfance, les filles jouent à l’intérieur de la tente et les garçons à l’extérieur.

Sous la tente, sur le campement et dans la caravane nomade, les effets et les fonctions de chacun sont séparés. Une femme ne marche pas entre les effets d’un homme ni ne mélange ses bottes avec les siennes. Cette stricte division sexuée régit en particulier le religieux et les rituels. La femme n’approche pas de la « terre sacrée » (hèbidâ â), le sanctuaire de la toundra, et réciproque-ment, l’homme ne se mêle pas du panthéon domestique féminin, incluant le « maître de la tente » (mâd’ puhucâ), le « maître du feu » (tu puhucâ), et les « esprits d’ancêtres défunts » (ngytarma). Durant l’accouchement, dont les hommes sont exclus, les forces des esprits féminins agissent, tandis que sur les lieux sacrés de la toundra, où la femme ne pénètre pas, résident les esprits du panthéon masculin. Pour autant, les tabous rituels et les autres normes genrées, qui créent deux sphères distinctes (jusqu’à un «  dialecte spéci-fique », c’est-à-dire une prononciation différente des mots pour les femmes et les hommes), n’isolent pas hommes et femmes mais les rassemblent dans un espace fonctionnel et réglé.

À la division entre sphère masculine (la toundra ouverte) et féminine (le foyer domestique) correspond un rythme d’activités masculines et fémi-nines alterné : quand la femme est active, l’homme est passif, et vice-versa. La spécialisation sexuée utilise au maximum le potentiel individuel, consis-tant, par exemple, dans la remarquable capacité des hommes à rester des jours sous la pluie ou dans le froid glacial en surveillant le troupeau, et dans celles des femmes à s’affairer sans répit pour préparer les repas et coudre les

vêtements (même la vieille femme sénile et aveugle continue à coudre). L’al-ternance bien ajustée des travaux et des rôles féminins et masculins évoque un mouvement perpétuel, fournissant l’énergie nécessaire à l’inlassable mobi-lité des nomades de la toundra.

La tradition nomade des interactions genrées s’est conservée jusqu’à présent chez les éleveurs de rennes. Cependant, de nombreux Nénetses vivent aujourd’hui dans des villages et des villes. La sédentarisation de popu-lations nénetses de la toundra s’est produite par l’effet de la collectivisation (années 1930-1940), de campagnes de sédentarisation (années 1950-1960) et du développement des infrastructures liées à l’industrie du gaz et du pétrole (années 1970-1990). Dans les bourgs et les villes, loin des rennes et de la toundra, la sphère des activités masculines (dans son acception tradition-nelle) est très réduite, ce qui explique le chômage et l’alcoolisme des hommes. Les femmes s’adaptent plus facilement à la sédentarité, car l’espace villa-geois s’harmonise avec leurs activités traditionnelles : le travail domestique, les enfants, la préparation des repas, la confection des vêtements, etc. Les services urbains (commerce, soins médicaux, éducation, services adminis-tratifs) emploient principalement des femmes. Plus actives que les hommes, les femmes acceptent davantage les mariages interethniques, reçoivent une éducation «  citadine  » et choisissent, le plus souvent, la vie sédentaire. Les éleveurs de rennes considèrent que le déficit de femmes à marier est aujourd’hui le principal problème des nomades de la toundra.

Collecte de bois. Une femme apporte des buissons de bouleau nain (betula nana) pour alimenter le foyer de la tente. Russie, Yamal, juil. 1996. Ph. A. Golovnev.

Un homme et un garçon auprès du traîneau sacré hèhèhan. Russie, Yamal, 1996. Ph. A. Golovnev.

Femme nénetse en manteau de fourrure d’été avec ceinture féminine. Russie, Yamal, juil. 1996. Ph. A. Golovnev.

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l’HosPitalité, au fonDement Des relations soCiales Par Irina Oktiabrskaïa, Gaëlle Lacaze et Andreï Golovnev

L’hospitalité est une valeur essentielle pour toutes les populations nomades d’Asie centrale et septentrionale. Elle joue un rôle crucial dans les relations économiques et sociales. Pratiquement, pouvoir compter sur l’hospitalité des voisins est souvent indispensable pour accomplir de longs déplacements.

À travers la toundra, les liens entre affins, consanguins et voisins assurent la stabilité du système social nénetse. Les familles d’un même lignage noma-disent séparément mais se réunissent lors d’étapes importantes du parcours de nomadisation (par exemple, les rituels hivernaux et les marchés). Selon les traditions des Nénetses, un visiteur peut vivre sous la tente de son hôte autant que bon lui semble. Nul ne l’importunera de questions sur la date de son départ, ni ne lui reprochera la viande qu’il mange. Le visiteur est tenu de son côté de visiter toutes les tentes du campement et de partager le repas de chaque famille. Il ne donne rien en échange, au contraire, il doit emporter avec lui des présents. Le pingre qui se soustrait à cette règle se voit attribuer un surnom comme « l’Avare » (maro), et devient l’objet de la risée générale.

Dans la steppe, le droit coutumier des peuples turco-mongols assure la protection et l’immunité de l’invité et de ses effets, l’octroi de boissons et nourritures, l’accompagnement sur le trajet se trouvant sous le contrôle du chef de foyer ou sous celui de son lignage, la garantie du transport et des cadeaux. Autrefois, la transgression de ces règles autorisait le voyageur à soumettre son grief devant le pouvoir lignager, exposant le chef de foyer négligeant à l’opprobre général.

Un mythe kazakh explique ainsi l’origine de l’hospitalité. L’ancêtre des Kazakhs, Alaš, en divisant ses biens entre ses trois héritiers, mit à part un quatrième lot afin qu’ils puissent recevoir tout visiteur leur demandant asile. Ce lot resta une propriété indivisible des descendants. Le père dit à ses fils : « La quatrième part, je la laisse pour vos invités. Que quiconque cherche le vivre et le couvert trouve chez vous un abri, de la chaleur et une nourriture abondante. Si, par gêne, votre invité refuse boisson et nourriture, dites-lui qu’il ne boit ni ne mange votre part, car sa part est prévue dans votre héri-tage. » Ces paroles sont considérées comme instituant la loi de la steppe.

Les festins

Le devoir d’hospitalité se fait particulièrement sensible et démonstratif à l’occasion des différents rassemblements scandant les cycles de vie collec-tifs (rituels saisonniers) et individuels (naissance, mariage, décès). De nos jours, en Mongolie, le protocole de l’hospitalité est au cœur des festivités du « Mois blanc » (Cagaan sar), le Nouvel An. Tous se préparent à accueillir un grand nombre d’invités, l’obligation de satisfaire ses hôtes étant encore plus forte qu’à l’ordinaire. Durant ces festivités ouvrant le printemps, tous doivent rendre des visites protocolaires afin de « saluer » (zolgo-) d’abord tous les membres de la famille proche, puis les parents plus éloignés, les amis, les collègues, etc. Si un parent n’a pas pu être salué durant le « Mois blanc », la première rencontre avec lui au cours de l’année commence immanquable-ment par ce salut (zolgolt).

Les grandes festivités collectives ou les rencontres plus familiales impliquent toujours un festin copieux et souvent bien arrosé. En été, les laitages frais précèdent le repas de viande. Le festin (šüüs), un plat de viande de mouton bouillie, varie en fonction de l’ampleur de l’hospitalité et de l’aisance de chacun. Un mouton entier voire plusieurs peuvent composer ce šüüs, chaque part étant disposée sur un plat selon un arrangement hiérarchisé.

savoir rendre visite

Les « règles de l’étiquette » sont multiples, leur transgression par inadvertance dénote une origine étrangère, et si elle est intentionnelle, la bévue devient une malveillance, un manque de respect voire une offense (Žukovskaâ, 2002).

Toute rencontre s’accompagne d’échanges de salutations verbales convention-nelles concernant l’état des troupeaux, des pâturages, des membres de la famille, etc. Ces salutations sont propitiatoires et doivent donc être formulées positive-ment. De ce fait, on ne demande pas « comment vont » les troupeaux ou les parents, mais si les troupeaux sont « bien gras » et les parents « bien portants ».

Jusqu’à nos jours, l’arrivée sur un campement s’effectue selon un proto-cole strict. Il ne faut pas s’approcher d’une yourte sans avoir fait entendre son arrivée, ni y pénétrer sans y avoir été invité par le maître du foyer. Ce dernier doit accueillir le visiteur au seuil de sa yourte et lui témoigner ainsi son respect.

Sous la yourte, l’invité jouit de plusieurs privilèges. Il s’assoit à la place d’honneur, consomme la meilleure part de chaque aliment, le dèèž en mongol, c’est-à-dire la partie du dessus, la plus estimée, mais aussi la plus fraîche et la plus grasse. Il bénéficie du privilège de commencer à manger les parts de viande les plus valorisées : la tête, les hautes côtes, le gigot ou les boudins. L’in-vité a aussi plusieurs devoirs et obligations. Il lui faut toujours être « correct » et s’asseoir à la place qui lui revient selon son âge, son sexe et son statut. Il doit savoir « rester à sa place », ne pas perdre le contrôle de ses émotions.

Pour les nomades des steppes, toute arrivée d’un visiteur s’accompagne d’une forme de commensalité. Dans chaque famille, un petit bol contient des friandises (bonbons, gâteaux) offertes à grignoter à quiconque franchit le seuil de la yourte. En Mongolie, on prépare un repas à l’arrivée d’un étranger, même en pleine nuit. De son côté, l’invité ne peut pas se soustraire au repas. À partir du moment où un aliment est mis à cuire, aucun invité ne peut partir sans en manger.

L’hospitalité implique des dépenses qui sont moins vues comme le témoi-gnage d’une générosité personnelle que comme l’accomplissement naturel d’une règle sociale fondamentale s’imposant à tous. Dans la toundra, la taïga, les steppes ou les déserts d’Asie centrale et septentrionale, les tradi-tions d’hospitalité jouent en quelque sorte un rôle d’« assurance sociale » accomplissant une part de redistribution significative. Elles révèlent l’impor-tance de la sociabilité et de l’entraide dans l’organisation de groupes humains caractérisés par un peuplement très dispersé, où les rencontres sont rares mais prolongées et intenses.

Échange de tabatières. Mongolie, Gov’-Altaï, district de Tögrög, mars 1997. Ph. G. Lacaze.

Table cérémonielle du Nouvel An. Elle se compose du sacrum et d’autres parts du mouton entier, des laitages posés sur un plat commensal à plusieurs étages et des thermos de thé. District de Hövsgöl, Mongolie, Baânzürh, janv. 1997. Ph. G. Lacaze.

Femmes kirghizes prenant du thé dans une yourte. Kirghizstan, région d’Och, 2000. Ph. Ch. Stépanoff.

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les rituels saisonniers Des éleveurs De rennes tCHouktCHesPar Virginie Vaté

Le cycle d’activité des éleveurs de rennes tchouktches est ponctué de rituels saisonniers. Malgré la politique anti-religieuse menée pendant la période soviétique, ces fêtes ont perduré jusqu’à nos jours dans certaines régions éloi-gnées du pouvoir central. Ces rituels marquent les moments importants de la vie des rennes et ont pour fonction essentielle d’obtenir le bien-être du troupeau, en particulier en favorisant sa reproduction. Ainsi, Kilvèj a lieu en mai après la naissance des petits (Vaté, 2005b) ou encore, Ŋènrir’’un, réalisée au début de l’automne (début septembre), se déroule avant la saison du rut (Vaté, 2003).

Ces rituels sont régis par une scénographie élaborée, régulant strictement les déplacements et impliquant une multitude de gestes destinés à satisfaire les entités avec lesquelles les éleveurs entretiennent des relations et de qui dépend leur subsistance. Ces entités incluent la « nature » (notamment les rivières, les animaux), les ancêtres et les maîtres symboliques des rennes  ; elles sont « nourries » soit directement (de petits morceaux de viande leur sont lancés), soit par les objets rituels, dont certaines parties sont badigeon-nées de moelle des os.

Les rituels constituent également une mise en scène de la répartition des tâches entre hommes et femmes qui, dans le rituel comme au quotidien, ont un domaine d’action distinct. Tandis que la participation des hommes a lieu essentiellement dans le domaine technique (attraper les rennes au lasso, les abattre, etc.), les femmes ont en charge les aspects symboliques du rituel (faire le feu rituel, nourrir les objets rituels, etc.), soulignant leur rôle impor-tant mais indirect dans les activités d’élevage (Vaté, 2003, 2011).

Les rituels sont l’occasion de moments de sociabilité privilégiée. La présence d’invités (rèmkyl’yn) lors de ces événements est un critère important qui valide leur succès. Ils apportent une aide appréciée face à l’abondance des tâches qu’implique le rituel, notamment la découpe des rennes abattus. En retour, outre le plaisir de voir leurs proches et de consommer des mets de fête, les invités ont la possibilité de remporter des prix lors des courses et partent rarement les mains vides. Aujourd’hui, on informe de l’organisa-tion de fêtes par l’utilisation de la radio transmission : villageois et habitants des campements des environs s’organisent alors pour trouver un moyen de transport qui leur permettra d’y participer. Par le passé, les fêtes étaient aussi l’occasion pour les Tchouktches chasseurs de mammifères marins de rendre visite à leurs parents éleveurs et d’effectuer des échanges de produits (peaux et viande de renne contre peaux, graisse et viande de mammifères marins) (Vaté, 2005a).

Aujourd’hui, la pratique de ces rituels est mise en question ou connaît des modifications suite aux conversions aux dénominations protestantes, en particulier évangéliques, que l’on peut observer dans la région depuis les années 1990 (Vaté, 2009).

Fête Ulvev. On donne à boire aux rennes abattus pour qu’ils n’aient pas soif en allant vers l’autre monde. Russie, Tchoukotka, district d’Ûltin, juil. 1999. Ph. V. Vaté.

Consommation de mets rituels lors d’une fête (Pèèčvak). Russie, Tchoukotka, district d’Ûltin, avril 2008. Ph. V. Vaté.

Objets rituels (planches à feu) nourris de la moelle des os de renne. Fête d’automne Ŋènrir’’un. Russie, Tchoukotka, district d’Ûltin, août-sept. 1997. Ph. V. Vaté.

L’üLüŠ, fêTe kirghize

Par Amantour Japarov

Avant la collectivisation, les Kirghiz nomades organisaient sur les alpages en été une fête grandiose, appelée ülüš, littéralement « part, partage ». Elle avait lieu deux ou trois fois par saison et revêtait une certaine pompe, avec ses nombreux invités, venus des campements voisins, et ses divertissements variés. Tous étaient conviés au festin, nobles membres de l’ak söök « os blanc ») et vénérables aksakal « barbes blanches »), jusqu’aux misérables kedej « pauvre » et bukara « gens simples », prévenus par des messagers à cheval (čabarman).C’étaient généralement les chefs de clan qui prenaient l’initiative de donner une fête ülüš, car elle représentait une lourde tâche et impliquait de grosses dépenses : on y abattait du « bétail des quatre espèces », à savoir ovins-caprins, équidés, bovins et camélidés (une dizaine de moutons et deux ou trois chevaux, selon des témoignages de la vallée de la Tchouï). Près des yourtes, on allumait des foyers, alimentés avec du bois ou des excréments de mouton. Il fallait aussi réunir les prix en bétail, en habits et en argent pour les courses de chevaux (bajge). Chaque membre du clan estimait de son devoir d’y apporter sa part, d’accueillir les invités et de les installer dans les aouls (ajyl). Les tâches étaient réparties entre des petits groupes qui se chargeaient soit du feu, soit de l’abattage et du débitage des car-casses, soit du koumys, soit du montage de nouvelles yourtes pour les invités, soit des achats alimentaires chez les marchands, etc. Les femmes nettoyaient les viscères des animaux abattus, préparaient la vaisselle et s’occupaient du service.Les invités, installés en cercle autour d’un terrain plan et dégagé, assistaient avec passion aux spectacles de lutte (küröš), de tir à la corde (arkan tartyš), de lutte à cheval (èŋiš), puis ils se déplaçaient pour voir le départ des courses hippiques : kunan čabyš pour les poulains de deux ans puis at čabyš pour les chevaux adultes, avant de finir par un jeu équestre d’arrache-bouc (ulak tartyš). Durant la fête, les voisins d’estivage échangeaient des nouvelles et des informations sur l’état des pâtures et du bétail. Ils se racontaient des histoires et des légendes. L’auditoire était captivé par des conteurs d’épopées (manasčy), des bardes improvi-sateurs (Tökmö akyn), des musiciens qui jouaient du komuz ou du kyâk, les instruments à cordes locaux.

L’ülüš donnait l’occasion de réunir l’ensemble de la société nomade, des plus puissants aux plus modestes, de vanter les valeurs de l’hospitalité (mejmandostuk) et de la solidarité (yntymak). Cette fête disparut du calendrier sous le régime soviétique.

Rassemblement de cavaliers pour un jeu d’arrache-bouc (ulak tartyš).

Kirghizstan, district d’Alaj, automne 2008. Ph. A. Japarov.

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le naaDam, la fête mongole De l’étéPar Gaëlle Lacaze

En mongol, le terme naadam désigne à la fois les « jeux virils » et les festi-vités au cours desquelles ces jeux sont célébrés. Avant la période socialiste, les naadam s’intégraient à des rituels de renouveau de la vie effectués près des ovoo (monticules rituels) destinés aux esprits de la terre et de l’eau, et célé-braient l’installation sur les pâturages d’été. De nos jours, ces « jeux rituels » annuels restent essentiels à la collectivité. On dit encore que ne pas organiser de naadam provoquerait une grande sécheresse.

Les jeux naadam sont aujourd’hui au nombre de quatre : la lutte, les courses de chevaux, le tir à l’arc et le tir d’osselets. Jusqu’à la période moderne, seuls la lutte et le tir à l’arc avaient le statut de naadam. Les courses de chevaux l’ont définitivement acquis au xviiie siècle, et le tir d’osselets en 1998, bien qu’il ait été introduit à l’origine pour se substituer au tir à l’arc, dont les aspects belliqueux dérangeaient le pouvoir de l’administration sino-mand-chou Qing et le clergé bouddhique.

Les rituels de renouveau de la vie, porteurs d’affirmations identitaires et héritiers de l’histoire impériale et nationale de la Mongolie, ont une dimension politique importante. En Mongolie contemporaine, la date d’organisation du grand Naadam, les 11 et 12 juillet, est un héritage de la période socia-liste. Le grand Naadam national fut fixé à cette date pour commémorer la révolution socialiste et glorifier la République populaire de Mongolie (RPM, 1924-1991). Depuis 1991, il célèbre la Mongolie démocratique. Les cérémo-nies officielles du grand Naadam sont ainsi devenues le lieu d’expression des figures et emblèmes constitutifs de la « nation mongole ». Depuis le début des années 1990 ont été introduits des commémorations de la figure de Gengis Khan ainsi que des rituels bouddhiques et chamaniques (Lacaze, 2006).

Le grand Naadam d’Oulan-Bator est le plus complet, le plus prestigieux et le plus apprécié. Certains éleveurs nomades le regardent à la télévision, car une partie de la famille reste parfois sur le campement pendant que les autres vont participer au grand Naadam organisé à l’échelon de leur district ou de leur région. Les éleveurs de chevaux les plus éloignés profitent de la fin de la préparation des courses pour se rapprocher des lieux où se dérouleront les festivités.

De nos jours, le grand Naadam ouvre la saison des petits naadam, orga-nisés jusqu’en août dans les districts et les régions, ou entre régions. Ces petits naadam commémorent divers événements : une année fructueuse, un anni-versaire officiel (jubilé du village), etc. Dans chaque naadam, les gagnants reçoivent des récompenses symboliques (titre, louange, aliments blancs), une médaille et des cadeaux, variables selon l’échelon d’organisation, mais géné-ralement attractifs1.

Plus se rapproche la date fatidique des «  jeux  », plus les campements nomades se rapprochent des stades de districts ou de régions où se déroulent les combats de lutte. Généralement installés à la périphérie des aggloméra-tions, les stades sont entourés de collines permettant aux cavaliers-spectateurs de surplomber les estrades du public assis et l’arène des combats. Les éleveurs ratent rarement l’occasion de participer à un naadam, car ces rassemble-ments sont accompagnés de foires où sont vendus des produits manufacturés. Certains effectuent leurs déplacements saisonniers en suivant le tracé des naadam de leur terroir. De leur côté, quelques citadins fixent le parcours de leurs vacances en fonction des différents naadam du pays.

La lutte

La lutte mongole ne connaît pas de catégories de taille, d’âge ou de poids. Les deux concurrents sont tirés au sort à chaque manche et chacun doit faire tomber son adversaire ou l’exclure de l’aire de combat. Chaque lutteur commence par tourner autour de son entraîneur (zasuul), en imitant un rapace ou un grand cervidé, ou encore des figures vénérées du bouddhisme comme Garuda ou l’éléphant. L’entraîneur présente en chantant le lutteur qui tourne autour de lui, puis il saisit son chapeau et le lutteur pénètre sur l’aire de combat où il se tient en « position du rut » (örölt) associée à l’élan, signifiant qu’il est prêt à lutter. Les deux adversaires se font face et le combat commence. À la fin, le perdant dénoue la ceinture de son boléro et passe sous le bras du vainqueur qui, lui, garde son boléro attaché. Ce dernier fait ensuite reconnaître sa victoire par le public en répétant sa chorégraphie d’introduc-tion autour des drapeaux nationaux et des neuf queues de yak de l’étendard gengiskhanide, le tug.

Le nombre de participants varie en fonction de l’ampleur du tournoi et de son échelon. Les plus grands tournois comportent neuf tours durant lesquels s’affrontent 1 024 lutteurs. Les gagnants du neuvième tour obtiennent le titre de champion (avraga), accompagné d’épithètes flatteuses en cas de victoires répétées. Les gagnants du huitième tour reçoivent le titre de lion (arslan) et ceux du cinquième et du septième les titres d’éléphant (zaan) et de faucon crécerelle (način (Lacaze, 2000a).

Fêtes du naadym. Comme en Mongolie, la lutte est une compétition très populaire lors des fêtes du naadym en République de Touva. Russie, Touva, Kyzyl, 2006. Ph. Ch. Stépanoff.

1. Dans le grand Naadam national, les lutteurs peuvent gagner une jeep 4 x 4 russe, des tapis en cachemire, une somme importante d’argent, etc.

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Les courses

Les courses de chevaux sont le jeu le plus apprécié des nomades. Elles mettent à l’épreuve autant les capacités du cheval, toujours un mâle, que celles de l’entraîneur, tandis que le jeune cavalier, un enfant âgé de 6 à 12 ans, ne joue qu’un rôle mineur dans la victoire. Les distances sont très longues : de 15 à 30 kilomètres selon la catégorie d’âge des chevaux qui concourent. On distingue cinq catégories pour les hongres et une pour les étalons.

Les chevaux montés parcourent d’abord au pas le trajet de la course avant de se rassembler au point de départ. Au signal, ils font demi-tour et s’élancent au galop. Pour encourager leur monture, les jeunes cavaliers entonnent le gijngoo, une psalmodie sans signification. Accueillis par le public, les cinq premiers sont appelés les « Cinq de l’ajrag », le lait de jument fermenté, et sont récompensés par des onctions de ce breuvage estimé sur la tête, l’en-colure et la croupe, tandis qu’on chante leurs louanges devant les autorités organisatrices du Naadam. L’entraîneur du coursier vainqueur et son trou-peau gagnent en prestige (Lacaze, 2010a).

Les tirs

Le tir à l’arc est le moins apprécié et le moins connu des naadam. Fémi-nisé dans les années 1940, il a perdu ses qualités viriles. Les juges, installés dans les tribunes en dehors de l’aire de jeu, confèrent au vainqueur le titre de mèrgèn « tireur habile »). Ceux qui ont tiré au moins 32 flèches gagnantes reçoivent le titre de maître sportif (sportyn master) et ceux qui en ont 30 celui de vice-maître sportif (sportyn dèd master). Le tir d’osselets reprend en miniature le tir à l’arc qu’il visait à éradiquer. Aujourd’hui, ces deux tirs cohabitent dans le grand Naadam, tandis que dans les petits, le tir d’osselets tend à supplanter le tir à l’arc.

Participants à une course de chevaux du naadam. Mongolie, Övörhangaj, district de Harhorin, août 2008. Ph. G. Lacaze.

Tir à l’arc. Les hommes tirent 40 flèches sur des cibles à 75 mètres et les femmes 36 flèches sur des cibles situées à 65 mètres. Quand ils ne tirent pas, les tireurs s’installent autour des cibles et indiquent par une gestuelle et des chants longs l’emplacement de la flèche afin que l’archer ajuste ses tirs. Mongolie, Oulan-Bator, juil. 2007. Ph. G. Lacaze.

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