L'évènement et la conjoncture. Réflexion sur les conditions économiques de la conquête de 1204

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L ES ÉVÉNEMENTS MÉDIÉVAUX ne se prêtent pas sans réticence à une lecture économique. La nature des sources, narratives pour la plupart, aussi bien que la tradition historiographique expliquent l’écart qui existe entre la description de la conjoncture et la relation des faits survenus. On ne trouve ainsi guère de points de contacts entre les descriptions de la croissance européenne des XII e -XIII e siècles et les récits ou commentaires de la bataille de Bouvines ou de la croisade des Albigeois. À l’instar de ces deux événements, la commise prononcée par Philippe Auguste du duché de Normandie puis la conquête de ce dernier par les armées royales ont suscité d’abondants commen- taires, favorisés par la prolixité des sources, sur les logiques féodo-vassaliques, dynastiques, diplomatiques ou militaires, qui permettent d’expliquer la succes- sion des épisodes. La conjoncture est le plus souvent absente de ces récits, sans que leur efficacité démonstrative paraisse en souffrir. Pourtant, le divorce entre histoire événementielle et réflexion sur l’économie n’est peut-être pas sans remède. En effet, la quatrième croisade et la conquête latine de Constantinople ont suscité des rapprochements féconds entre conjoncture économique et histoire événementielle, dans un contexte historiographique et archivistique différent, il est vrai. Si l’hypothèse que les ambitions commerciales vénitiennes dans l’empire grec pourraient expliquer à elles seules l’enchaînement des événements qui aboutirent à l’été 1203 à la chute de la capitale byzantine n’est pas acceptée par les historiens des croisades, nul ne conteste les liens qui unissent cet événement avec la croissance du commerce de Venise et la réorga- nisation des circuits d’échange dans l’Orient méditerranéen 1 . La proposition L’ÉVÉNEMENT ET LA CONJONCTURE HYPOTHÈSES SUR LES CONDITIONS ÉCONOMIQUES DE LA CONQUÊTE DE 1204 Mathieu ARNOUX * 1204, la Normandie entre Plantagenêts et Capétiens, p. 227-238 * Université de Paris VII - EHESS.

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LES ÉVÉNEMENTS MÉDIÉVAUX ne se prêtent pas sans réticence à une lectureéconomique. La nature des sources, narratives pour la plupart, aussi bienque la tradition historiographique expliquent l’écart qui existe entre la

description de la conjoncture et la relation des faits survenus. On ne trouveainsi guère de points de contacts entre les descriptions de la croissanceeuropéenne des XIIe-XIIIe siècles et les récits ou commentaires de la bataille deBouvines ou de la croisade des Albigeois. À l’instar de ces deux événements,la commise prononcée par Philippe Auguste du duché de Normandie puis laconquête de ce dernier par les armées royales ont suscité d’abondants commen-taires, favorisés par la prolixité des sources, sur les logiques féodo-vassaliques,dynastiques, diplomatiques ou militaires, qui permettent d’expliquer la succes-sion des épisodes. La conjoncture est le plus souvent absente de ces récits, sansque leur efficacité démonstrative paraisse en souffrir. Pourtant, le divorceentre histoire événementielle et réflexion sur l’économie n’est peut-être pas sansremède. En effet, la quatrième croisade et la conquête latine de Constantinopleont suscité des rapprochements féconds entre conjoncture économique ethistoire événementielle, dans un contexte historiographique et archivistiquedifférent, il est vrai. Si l’hypothèse que les ambitions commerciales vénitiennesdans l’empire grec pourraient expliquer à elles seules l’enchaînement desévénements qui aboutirent à l’été 1203 à la chute de la capitale byzantine n’estpas acceptée par les historiens des croisades, nul ne conteste les liens quiunissent cet événement avec la croissance du commerce de Venise et la réorga-nisation des circuits d’échange dans l’Orient méditerranéen1. La proposition

L’ÉVÉNEMENT ET LA CONJONCTURE

HYPOTHÈSES SUR LES CONDITIONS ÉCONOMIQUES

DE LA CONQUÊTE DE 1204

Mathieu ARNOUX*

1204, la Normandie entre Plantagenêts et Capétiens, p. 227-238

* Université de Paris VII - EHESS.

de mettre en relation la conquête capétienne du duché de Normandie et l’évo-lution économique du nord-ouest européen s’inscrit dans cette perspective.

Une telle entreprise n’est pas aisée : aucune série cohérente de données quanti-tatives ne nous est parvenue pour la fin du XIIe siècle ou le début du XIIIe, danslaquelle il serait possible d’identifier la conjoncture des années 1200-1204 oud’apprécier les conséquences de la conquête. Rien ne permet donc de dire rigou-reusement si celle-ci s’inscrit dans un processus engagé auparavant ou dans quellemesure elle fut à l’origine de dynamiques nouvelles. Le raisonnement sur cepoint ne peut donc se situer dans le court terme. À l’inverse, une vision demoyenet long terme peut mettre en lumière les facteurs qui avaient permis, depuis ledernier tiers du XIe siècle, la constitution et la survie d’un commonwealth anglo-normand, ou à l’inverse, les dynamiques qui tendaient à renforcer les liens entrele duché de Normandie et le domaine royal capétien. Une telle analyse peutaider à comprendre comment la succession des actions accomplies par les deuxsouverains dans les premières années du siècle donna naissance à l’état de faitapparemment irréversible sanctionné un demi-siècle plus tard par le traité de Paris.

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La nature des relations qui s’établirent après 1066 entre le duché deNormandie et le royaume d’Angleterre a fait l’objet d’un grand nombred’études et d’un colloque récent2. Plutôt que de faire le recensement dessimilitudes et différences, il importe ici de retenir les éléments pertinentsquant à la sphère économique et d’examiner ceux qui tendent à renforcer lacohérence des deux rives de la Manche, ou au contraire à les opposer.

L’existence d’une élite sociale laïque et religieuse commune au royaume etau duché est l’élément fondamental : le duc-roi est en effet entouré d’unearistocratie dont l’ancrage des deux côtés de la Manche définit l’identité. Eneffet, la possession de fiefs dans les îles britanniques par la plupart des baronsnormands, de même que les carrières des membres du haut clergé les amènentsouvent à traverser la mer, soit à l’occasion d’une promotion, quand il s’agitde séculiers soit, pour les réguliers, parce que leur établissement est posses-sionné outre-Manche. Le soin de leurs intérêts propres aussi bien que le servicede leur souverain conduisent ces hommes à mener une vie itinérante, qui leur

1. W. VON STROMER (éd.), Venedig und die Weltwirschaft um 1200, Stuttgart, JanThorbecke, 1999.

2. P. BOUET et V. GAZEAU (dir.), La Normandie et l’Angleterre au Moyen Âge, Publicationsdu CRAHM, Caen, 2003.

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donne une vision complète de ces deux parties de l’espace plantagenêt. Lesdécisions qu’ils prennent en matière économique peuvent renforcer les simili-tudes existant entre les deux espaces et favoriser leur convergence ou leurscomplémentarités, ou au contraire, accroître leurs différences et les dynamiquesd’assymétrie, fragilisant ainsi l’unité de l’ensemble. L’étude des pratiquesjuridiques avait pu conduire J. Le Patourel à insister sur l’importance desconvergences entre les deux parties du royaume de Jean sans Terre avant laconquête3. Les sources beaucoup moins abondantes qui nous renseignent surl’économie permettent d’observer simultanément tous les cas de figure.

Parmi les similitudes, il faut mettre au premier rang la précocité et l’impor-tance de la circulation monétaire dans les deux régions. Le fait est attestéaussi bien par les nombreux trésors et monnaies retrouvés que par la fréquenceet la précision des mentions de paiement en monnaie dans les sources écrites4.Un point particulièrement remarquable, car en opposition à ce qui se pratiquedans les autres régions continentales, est la fréquence des contrats agrairesprévoyant un paiement en espèces et non en nature. Pour la Normandie, lescontrats de fermages sont stipulés en termes monétaires dès avant 12005.

Deux phénomènes présents également tant en Angleterre qu’en Normandiepeuvent être considérés comme corollaires de cette importance de la circula-tion monétaire : l’importance de la fiscalité, directe et indirecte, et la densitédu réseau des marchés. Il s’agit dans le premier cas d’un phénomène ancien,antérieur dans les deux régions à l’avènement de la dynastie normande. À lafin du XIIe siècle, ainsi que l’a parfaitement montré V. Moss, les systèmesfiscaux normand et anglais, différents dans leurs pratiques, n’en sont pasmoins reliés par une circulation d’agents et d’informations tendant à lesrapprocher, dans la perspective du service d’un souverain unique, qui lesconsidère comme les éléments séparés d’un même ensemble6. La mêmeremarque peut être faite pour la construction institutionnelle des réseaux

3. J. LE PATOUREL, «VII. Normandy and England, 1066-1144», dans Feudal Empires.Norman and Plantagenet, the Hambledon Press, Londres, 1984, p. 22.

4. L. MUSSET, «Réflexions sur les moyens de paiement en Normandie au XIe et XIIe siècles»,dans Aspects de la société et de l’économie dans la Normandie médiévale (Xe-XIIIe siècles), L. MUSSET,J.-M. BOUVRIS et V. GAZEAU (dir.), Cahiers des Annales de Normandie, n° 22, Caen, 1989,p. 65-89; P. SPUFFORD, Money and its use in Medieval Europe, CUP, Cambridge, 1988.

5. L. DELISLE, Études sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandieau Moyen Âge, A. Hérissey, Évreux, 1851, p. 51 et s.

6. V. MOSS, «Reprise et innovations. Les rôles normands et anglais de l’année 1194-1195et la perte de la Normandie», dans La Normandie et l’Angleterre au Moyen Âge, P. BOUET etV. GAZEAU (dir.), Publications du CRAHM, Caen, 2003, p. 89-97; voir aussi F. M. POWICKE,The Loss of Normandy, the University Press, Manchester, 1913, p. 67-79.

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d’échange. Des recherches récentes sur le royaume et le duché ont montré quel’idée d’un souverain, protecteur du bien public, auquel il appartient d’auto-riser, de régler et de garantir le fonctionnement des lieux d’échanges, foires etmarchés hebdomadaires, idée mise en pratique par les seigneurs laïcs et ecclé-siastiques détenteurs des droits attachés à ces lieux7, se rapporte à la périodeanglo-normande.

Sur ce fond de pratiques institutionnelles communes, il est possible demettre en évidence certaines complémentarités qui lient les économies desdeux côtés de la mer. Dès la fin du XIIe siècle, les mers étroites qui séparent lecontinent des îles britanniques accueillent un commerce actif et complexe, oùl’origine et la destination des marchandises est aussi difficile à préciser que leurnature8. Si certaines sources, les rôles de l’Échiquier en particulier, permettentd’apercevoir des cas précis d’échange, il faut admettre que le système dans sonensemble échappe à notre analyse. En croisant les rares sources antérieures à1204 avec les relevés faits par Edward Miller et John Hatcher sur le commerceanglais dans les années 1230, on peut avancer que, dès le XIIe siècle, laNormandie reçoit de l’Angleterre de l’étain et du plomb9 (ce dernier fort bienattesté dans les comptes de construction insérés dans les rôles de l’Échiquier),et lui expédie en retour du bois et de la pierre de Caen10. Selon toute proba-bilité on trouve déjà sur les marchés normands des laines et des cuirs anglais,aussi bien que des légumes (oignon et ail en particulier) et des toiles de chanvrenormands sur les marchés anglais11. Mais, outre que nous n’appréhendons ainsiqu’une part minime des échanges trans-Manche, rien dans nos sources nesignale, sur l’ensemble des échanges, une place privilégiée du duché par rapportà l’Aquitaine, à la Picardie, à la Flandre ou aux régions rhénanes. Les

7. R. BRITNELL, The Commercialisation of English Society, the University press, Manchester,1996; M. ARNOUX et I. THEILLER, «Les marchés comme lieux et enjeux de pouvoir enNormandie (XIe-XVe siècles)», dans Les lieux de pouvoir en Normandie et sur ses marges, A.-M. FLAMBARD HÉRICHER (dir.), table ronde du CRAHM n° 2, Publications du CRAHM,Caen, 2005, p. 53-70.

8. M. ARNOUX et J. BOTTIN, «La Manche, frontière, marché ou espace de production?Fonctions économiques et évolution d’un espace maritime (XIVe-XVIIe siècles)», dans Ricchezzadel mare, ricchezza dal mare (secc. XIII-XVIII), atti della 37a settimana di Studi del Istituto Datini),Florence, 2006, p. 875-905.

9. E. MILLER et J. HATCHER, Medieval England. Towns, Commerce and Crafts, 1086-1348,Longman, Londres, 1995, p. 187-197.

10. L. MUSSET, «La pierre de Caen, extraction et commerce (XIe-XVe siècles)», dans Pierreet métal dans le bâtiment au Moyen Âge, P. BENOIT et O. CHAPELOT (éd.), École des hautesétudes en sciences sociales, Paris, 1985, p. 219-235.

11. L’exposé de M. POSTAN, «The trade of Medieval Europe : the North», dans MedievalTrade and Finance, CUP, Cambridge, 1973, p. 92-231, reste la meilleure présentation du sujet.

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marchands normands ne semblent pas, en effet, disposer de produits essen-tiels comparables aux vins d’Aquitaine ou de Rhénanie, ni tenir sur le marchédes produits d’Angleterre une place comparable à celle des acheteurs de lainepicards ou flamands.

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Si l’on déplace le champ d’observation des échanges vers les investissements,le paysage devient plus net et la parfaite asymétrie des choix opérés par l’élitepour le duché et pour le royaume apparaît sans ambiguïté. Le cas des moulinsà fouler les draps est particulièrement éclairant. Le premier connu en Europedu Nord se trouve à Annebecq, en 108612, et de nombreux actes de la secondemoitié du XIIe siècle témoignent de sa large diffusion dans le duché. Dans lescas des moulins de Beslon, dans le Cotentin, et de la Neuve-Lyre, en paysd’Ouche, attestés dans les années 1160-1180, les documents montrent mêmel’existence de petits districts de production organisés dans le cadre de laseigneurie13. Le royaume d’Angleterre présente sur ce point une différenceconsidérable : les premiers moulins à foulon n’y sont attestés qu’en 1173 et1185, et selon les historiens de la draperie, l’innovation ne s’y diffuse quedans les deux siècles qui suivent.

Le décalage de presqu’un siècle entre les deux régions pose problème14. Onne peut l’imputer à une moindre maîtrise des équipements hydrauliques enAngleterre : tant le Domesday Book que la documentation normande duXIe siècle révèlent un niveau d’équipement et des pratiques juridiques analoguesdes deux côtés de la Manche, au moins en ce qui concerne les moulins à blé.Par ailleurs, le fait que les propriétaires des plus anciens de ces moulins(l’abbaye de Saint-Wandrille, Nigel de Montbray ou Robert de Leicester pourles trois cités précédemment) soient également tenants d’importantes possessions dans le royaume d’Angleterre incite à considérer cette différence

12. F. LOT, Études critiques sur l’abbaye de Saint-Wandrille, Bibliothèque de l’École des Hautes-Études, fasc. 204, Paris, 1913, p. 96-97, n° 42.

13. Pour la Neuve-Lyre, acte édité en annexe de M. ARNOUX, «Les moines normands et latechnique. Les raisons d’une indifférence (XIe-XIVe siècles)», dans Monachisme et technologiedans la société médiévale du Xe au XIIIe siècle, Actes du colloque de Cluny, septembre 1991, Écolenationale supérieure d’arts et métiers, Cluny, 1994, p. 23-49; pour Beslon, Charters of theHonour of Mowbray (1109-1191), D. E. GREENWAY (éd.), British Academy, Londres (Recordsof Social and Economic History, New Series, 1), 1972, n. 165, p. 121.

14. Le même phénomène paraît s’observer pour les moulins à tan, présents en Normandiedès avant 1066 et attestés en Angleterre seulement dans les années 1140.

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de traitement entre le duché et le royaume comme le résultat d’un choix :favoriser la mécanisation de la production drapière en Normandie, mais pasen Angleterre15.

Dans ce contexte, il n’est pas inutile de replacer la comparaison classiqueentre les deux espaces16 dans la perspective d’une spécialisation économiquedes régions. En effet, l’institution manoriale anglaise, héritée de la période duDanegeld et perfectionnée par les souverains normands, peut être présentéecomme un système de céréaliculture intensive intégrant une forte compo-sante d’élevage, visant en premier lieu à la commercialisation de quantitésimportantes de grains, de laines et de fromages17. De son côté, la seigneurienormande, articulée autour de bourgs pourvus d’une place de marché et d’unfort équipement hydraulique, tire son profit d’une polyculture diversifiée,associée à une large production artisanale18. En poussant plus loin l’analyseéconomique des institutions seigneuriales, on pourrait avancer que laseigneurie anglaise se caractérise par une organisation autoritaire de l’offre deproduits agricoles dans le cadre du manoir qui incite peu au développementdes activités de transformation. En comparaison, la seigneurie normande,financée par les prélèvements sur les échanges que permet leur concentrationdans les bourgs, vise au développement de la demande en stimulant la diver-sification des produits.

L’étude de la circulation monétaire dans le duché permet de montrer le lienqui unit les deux systèmes. C’est à Robert Génestal que nous devons lameilleure analyse du processus d’équipement des campagnes normandes19.Dans un livre plus souvent cité que lu, il montre comment le crédit offert parles établissements monastiques, le plus souvent sous la forme d’achats derentes constituées, témoigne d’un formidable effort d’investissement dans lavalorisation des ressources du sol, qui, dans le moyen terme des XIIe-XIIIe siècles,

15. M. ARNOUX, «Moulins seigneuriaux et moulins royaux en Normandie : marché del’énergie et institutions (XIe-XVe siècles)», dans Economia e energia (secc. XIII-XVIII), atti dellatrentaquattresima settimana di studi del’Istituto internazionale di storia economica « F. Datini» diPrato, S. CAVACIOCCHI (éd.), Le Monnier, Florence, 2003, p. 505-520.

16. M. BLOCH, Seigneurie française et manoir anglais, Cahier des Annales n° 10, Paris, 1967.17. Voir en dernier lieu B. M. S. CAMPBELL, English Seigniorial Agriculture (1250-1450),

Cambridge University Press, Cambridge, Cambridge Studies in Historical Geography, 31, 2000.18. M. ARNOUX, «Bourgs, marchés et seigneuries. Remarques sur l’organisation spatiale de

la production dans les campagnes normandes (XIIe-XIVe siècles)», dans À l’approche d’une autreruralité. Campagnes et travail non agricole du bas Moyen Âge à 1914, J.-M. YANTE (éd.), Archiveset Bibliothèques de Belgique, 72, 2004, p. 21-39.

19. R. GÉNESTAL, Le rôle des monastères comme établissements de crédit, étudié en Normandiedu XIe à la fin du XIIIe siècle, A. Rousseau, Paris, 1901, p. 157-181.

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transforme complètement le paysage des campagnes normandes. Posant, àpartir des archives dont il disposait alors, la question de l’origine des capitauxinvestis, il y voit la rétribution offerte aux paysans normands pour la mise àdisposition des dîmes, converties par les établissements religieux au bénéficede la croissance urbaine.

On ne saurait bien évidemment négliger l’hypothèse implicitementproposée par Robert Génestal d’un cercle vertueux de l’économienormande, unissant l’approvisionnement des villes par les communautésrurales et l’investissement dans les campagnes d’une partie des capitauxaccumulés dans les villes20. Mais il apparaît évident, au vu même decertains des documents publiées par Génestal, qu’une partie des sommesinvesties par les réguliers dans les campagnes voisines de leurs établisse-ments provenait précisément d’Angleterre21. De fait, l’envoi vers le duchéde sommes d’argent tout à fait importantes prélevées sur les revenus anglaisdes réguliers normands est un phénomène sur lequel nous sommes assezbien renseignés. Lucien Musset avait ainsi attiré l’attention sur le fait queles rares mentions de monnaie d’esterlin présentes dans les sourcesnormandes sont toujours liées à des transferts monétaires à travers laManche22. Mais c’est surtout le travail de Donald Matthew qui a mis enlumière la fonction économique des possessions anglaises des établisse-ments monastiques du duché. Notant que les prieurés établis sur le solanglais ne furent que très exceptionnellement transformés en commu-nautés conventuelles, il affirme ainsi : « If the monks were not intended touse their english property principally for the erection of conventual priories,it was because the possessions were directly valuable to the Norman houses23 ».Usant des sources anglaises et du document exceptionnel que constitueà cet égard le registre d’Eudes Rigaud, Donald Matthew a pu montrerl’importance que conservait au milieu du XIIIe siècle ce flux régulier depaiements vers la Normandie. Il est impossible de rassembler des donnéescomparables pour le XIIe siècle24, mais tout porte à croire que ce transfert

20. Sur le rôle économique de la dîme, voir M. ARNOUX, «Remarques sur les fonctionséconomiques de la communauté paroissiale (Normandie, XIIe-XIIIe siècles)», dans Liber largi-torius. Études d’histoire médiévale offertes à Pierre Toubert par ses élèves, D. BARTHÉLEMY et J.-M. MARTIN (éd.), Droz, Genève, 2003, p. 413-430.

21. R. GÉNESTAL, Le rôle des monastères…, op. cit., annexes, p. 223 (Préaux, 1143) : paiementde 8 sous d’esterlins, «quos liberauit ei Garinus, monachus de Anglia».

22. L. MUSSET, «Réflexions sur les moyens de paiement…», art. cit.23. D. MATTHEW, The Norman Monasteries and their English Possessions, OUP, Oxford,

1962, p. 65 et s.

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devait être encore plus considérable et régulier. Injecté dans l’économie locale,que ce soit sous forme d’investissement ou de consommation, il contribuasans l’ombre d’un doute au dynamisme du duché.

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Le phénomène pourrait après tout être considéré comme marginal, s’il seproduisait dans un monde anglo-normand clos et cohérent, dont il ne feraitque modifier l’équilibre interne. Mais nous savons qu’il n’en est rien. L’échangeinégal entre le royaume et le duché n’est en effet qu’un segment dans uncircuit bien plus vaste et plus complexe, où la Flandre et les régions germa-niques d’une part, le domaine royal capétien, Paris et les foires de Champagnede l’autre, jouent un rôle absolument essentiel.

L’étude des pratiques monétaires constitue une bonne voie d’approche.On a depuis longtemps souligné les différences profondes opposant de cepoint de vue le royaume et le duché. En Angleterre, une politique constanteet résolue de la monarchie avait établi l’exclusivité de la monnaie d’esterlin,à laquelle était destiné tout l’argent produit dans le royaume, ainsi quecelui acquis au prix d’exportations massives de laines et d’étain vers lesmarchés germaniques, comme l’avait expliqué Henri de Huntingdon dansun texte célèbre25. En Normandie au contraire, les monnaies émises par lesducs, deniers de Rouen ou d’Angers, acceptèrent toujours la concurrencedes monnaies des provinces voisines : deniers du Mans, de Chartres, de Parisou de Beauvais26. Plus que la conséquence d’une éventuelle « faiblesse» dela monnaie ducale, cette situation résulte du caractère extraverti de l’éco-nomie normande, largement ouverte sur les marchés voisins, et sans doute

24. Les énormes versements, de 1000 et 6000 onces d’or, faits en 1149 et 1155 par Henride Blois, abbé de Glastonbury et évêque de Winchester, au profit de son ancienne abbaye deCluny, sont peut-être à classer dans la même catégorie. Ils témoignent en tout état de cause del’importance des capitaux qui pouvaient alors passer de l’Angleterre vers le continent; voirM. ARNOUX, et G. BRUNEL, «Réflexions sur les sources médiévales de l’histoire des campagnes.De l’intérêt de publier les sources, de les critiquer et de les lire», Histoire et sociétés rurales, 1,1994, p. 11-35, aux p. 28-33.

25. HENRY, ARCHEDEACON OF HUNTINGDON, Historia Anglorum, D. GREENWAY (éd.),OUP, Oxford, 1996, p. 1 : «Venis etiam metallorum eris redundat, ferri scilicet, stagni et plumbinecnon et argenti, sed rarius. Aduehitur autem argentum a proxima parte Germanie per Renumpro mira fertilitate piscium et carnium, lane pretiosissime et lactis, armentorumque absque numero,ut maior ibi uideatur copia argenti quam in Germania. Unde omnis moneta eius puro argento confi-citur.»

26. L. MUSSET, «Réflexions sur les moyens de paiement…», art. cit.

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largement exportatrice de produits de forte valeur, cuirs, fourrures et drapsen particulier. Dans ces conditions, la quasi-absence de la monnaied’esterlin, dans les trésors monétaires autant que dans les sources écrites,apparaît tout à fait significative. Elle constitue en premier lieu un indicede plus de la faible intégration économique de l’ensemble anglo-normand.Mais elle soulève aussi le problème du devenir des sommes considérablestransférées du royaume vers le duché. Il apparaît probable qu’une partieimportante de cet argent fut employé par l’atelier monétaire de Rouen à lafrappe du monnayage local (on ne connaît pas d’autre provenance pour lemétal utilisé), accroissant ainsi la circulation des espèces à l’intérieur duduché. Des témoignages rares mais précis sur la circulation de monnaied’esterlin ou d’angevin à Paris et sur les foires de Champagne posent cepen-dant la question de la migration d’une partie de ces espèces vers les marchésde l’espace capétien, alors en pleine croissance. Dans l’un des premierscontrats de change connus pour la place parisienne, conclu en 1186 par unmarchand de Lucques avec deux Romains, la contrepartie des deniers génoisversés à la conclusion de l’accord pourra être versée à Paris sous la formede marcs d’esterlins27. Quelques années plus tard à Venise, dans undocument bien connu des historiens de la quatrième croisade, le comteBaudouin de Flandres s’engage auprès de plusieurs patriciens vénitiens surle paiement de la somme de 118 marcs d’esterlins à la prochaine foire deLagny28. Ces deux contrats sont à mettre en rapport avec un texte enregistréà Gênes en 1191, par lequel le marchand parisien Alexandre, fils de Philippede Grève, règle la constitution de douaire au profit de sa femme Adelize,fille de Geoffroy le Gantier, à laquelle il donne sa maison de la place deGrève, en contrepartie d’une dot de vingt livres de deniers angevins29. Vusdes rivages de la Méditerranée, les espaces de circulation de l’esterlin et del’angevin apparaissent tout à fait voisins de celui du denier provinois. Dansces trois cas, il est bien évidemment impossible de savoir comment lesespèces en question sont parvenues ou parviendront à leur lieu de paiement,et donc de prouver l’implication d’acteurs normands dans leur achemine-ment. Quelques contrats passés auprès de notaires génois montrentcependant que dès avant la réunion au domaine royal, on trouve dans ce

27. Notai Liguri del sec. XII, 4. Oberto Scriba de Mercato (1186), M. CHIAUDANO (éd.),Libraria italiana, Turin, 1940, n. 319, p. 120-121.

28. Documenti del commercio veneziano dei secoli XI-XIII, R. MOROZZO DELLA ROCCA etA. LOMBARDO (éd.), Libraria italiana, Turin, 1940, t. 1, p. 452, n. 462 (octobre 1202).

29. Notai Liguri del sec. XII, 2. Guglielmo Cassinese (1190-1192), M. W. HALL, H. C. KRUEGER et R. L. REYNOLDS (éd.), S. Lattes, Turin, 1938, p. 327, n. 819 (3 juillet 1191).

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centre commercial actif des marchands parisiens et rouennais agissant deconcert, aux côtés de marchands anglais, picards et flamands. C’est le cas enparticulier pour trois rouennais, Lambert de Rouen et Gui et Richard Cucuel.Plusieurs contrats passés en 1203 les montrent en affaire avec Guillaume etRichard de Paris, et peut-être avec des marchands d’Arras, de Reims et deTroyes30. On voit bien que ces documents incitent à poser de manière diffé-rente la question des rapports entre Rouen et Paris comme celle, plus large,de l’intégration des espaces normands et d’Île-de-France.

Dans l’optique d’une étude des événements de 1204, il est normal deprésenter la frontière orientale du duché de Normandie comme le lieu deconfrontation de deux pouvoirs souverains et de deux volontés d’expan-sion. Une perspective de plus long terme incite cependant à rappeleravec Pierre Bauduin que cette zone complexe, marquée par une discor-dance massive des limites politiques et ecclésiastiques, fut construite etorganisée «pro tutela regni » et qu’elle permit, plus de deux siècles durant,de tenir à l’écart des conflits la principale voie commerciale du RegnumFrancorum, la vallée de la Seine31. Il ne serait pas difficile, en particulier,de montrer que dès le XIe siècle au moins, la circulation des vins, et sansdoute des grains32, y fut placée sous la sauvegarde conjointe du roi et duduc. Jusqu’à ce que la vente forcée des Andelys par l’archevêque de Rouenen 1197 permette au souverain anglo-normand de s’y établir militaire-ment, les rives et ports de la Seine en aval de Paris étaient en effet, pour l’essentiel33, confiés à la garde de quelques puissants seigneurs ecclésiastiques

30. Notai Liguri del sec. XII, 5. Giovanni di Guiberto (1200-1211), M. W. HALL, H. C. KRUEGER, R. G. REINERT et R. L. REYNOLDS (éd.), Libraria italiana, Turin, 1939 : t. 1,p. 49, n. 95 (témoignages reçus en 1200 à l’occasion d’un procès : Guillaume de Paris etLambert de Rouen, associés dans un d’achat d’épices), p. 468, n. 1013 (12 novembre 1203 :Lambert de Rouen et Fredenzonus samitarius se reconnaissent débiteurs de Gui Cucuel; l’actementionne la dette contractée par Gui et Richard Cucuel à l’égard de Richard de Paris; parmiles témoins, figure Rainier de Troyes), p. 475, n. 1023 (13 novembre 1203 : Geoffroy Cucuelpreneur d’un contrat de change baillé par Nicolas Tinevel, marchand d’Arras); t. 2, p. 451,n° 1990 (2 mai 1206, Lambert, neveu de Lambert de Rouen, reçoit un prêt d’Anurcinus deReims; témoin Rainier de Troyes). Un certain Willelmus Cucuel figure pour une amende de 40 s.reçue à Caen pro falso clamore dans le rôle normand de 1180, Pipe Rolls of the Exchequer ofNormandy for the Reign of Henry II, 1180 and 1184, V. MOSS (éd.), Pipe Rolls Society, NewSeries, 53, Londres, 2004, p. 39.

31. P. BAUDUIN, La première Normandie (Xe-XIe siècles), Presses universitaires de Caen, Caen,2004.

32. Voir par exemple, dans un récit de miracle du milieu du XIe siècle, l’évocation de navireschargés de grains de la région de Caen pénétrant dans l’embouchure de la Seine : Miracula SanctiVulfranni (Bibliotheca hagiographica latina 8741) Acta Sanctorum, Mars, 3, p. 149-160.

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(l’archevêque de Rouen, l’évêque de Paris, les abbés de Saint-Germain-des-Prés,Saint-Ouen de Rouen, Jumièges et Saint-Wandrille), peu susceptibles d’ymener une politique belliqueuse. Il est évidemment difficile de mesurer ce quela dynamique de croissance de la région dans la seconde moitié du XIIe siècledoit à un tel dispositif. Il ne fait guère de doute cependant que les intérêtséconomiques des parisiens et des rouennais coïncidaient dans la vallée de laSeine comme sur les marchés de Méditerranée.

Dans le même temps, la situation de la Normandie et de Rouen dansl’espace anglo-normand avait changé. L’abandon par les rois plantagenêts dela pratique d’itinérance qui avait marqué les débuts du royaume34 et la promo-tion de Londres comme capitale principale entraînaient un déclin sensible del’influence normande et rouennaise35, comme d’ailleurs des cités de la côteméridionale de l’Angleterre, Southampton et Winchester, partenaires tradi-tionnels de l’économie normande. En effet, de par sa situation maritime, lanouvelle métropole avait vocation à s’ouvrir de préférence au commerce desvilles flamandes et de l’espace rhénan36, au détriment des ports situés plus ausud, dont les navires devaient, avant d’entrer dans la Tamise, s’aventurer dansles eaux dangereuses et mal fréquentées du Pas-de-Calais.

La conclusion de cette analyse volontairement schématique se laisse aisémenttirer : progressivement aspirée dans la sphère économique de Paris et du domaineroyal capétien, exclue dans le même temps de la zone d’attraction londonienneet marginalisée dans l’espace plantagenêt, la Normandie avait fait, bien avant1204, le choix de la croissance continentale. Destinataire d’une part non négli-geable de la richesse anglaise, elle en avait utilisé une partie à la construction deson équipement industriel et en dépensait une autre part sur les marchés parisiensou les foires de Champagne. Est-il étonnant dans ces conditions que les rois

33. La principale exception est constituée par le comté de Meulan, dont on sait la place essen-tielle tenue dès le XIe siècle dans le commerce du vin : Chartes de l’abbaye de Jumièges (vers 825à 1204), J.-J. VERNIER (éd.), Société de l’histoire de Normandie, Rouen 1916, t. 1, n° 6,p. 16; F. LOT, Études critiques, op. cit., n° 8, p. 38-39.

34. J. LE PATOUREL, art. cit., p. 9-23.35. Est-il imprudent de considérer les deux faillites successives de la vicomté de l’Eau de

Rouen, sous la conduite de la vicomtesse Emma, en 1160 et en 1180, comme un symptôme dudéséquilibre des rapports économiques et des échanges entre Rouen et le royaume d’Angleterre,voir sur ce point M. SIX, «De la vicomtesse Emma et de son entourage», Tabularia «Études»,n° 4, 2004, p. 79-103 [http://www.unicaen.fr/mrsh/crahm/revue/tabularia/pdf/six.pdf ].

36. Cette évolution a été remarquablement mise en lumière à propos du marchand allemandTerri le Tuit par N. FRYDE, Ein Mittelalterlicher deutscher Grossunternehmer. Terricus Teutonicusde Colonia in England, 1217-1247, VSWG Beihefte, 125, Stuttgart, 1997.

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Richard et Jean aient essayé de récupérer à leur profit une part de cette valeuren cherchant à accroître l’efficacité de leur appareil fiscal37? C’était un moyensûr de décider leurs sujets normands à choisir sans équivoque entre leur fidélitéau duc-roi et leurs intérêts parisiens. Leur faible opposition à la conquêtecapétienne montre assez clairement quel fut leur choix.

La confrontation a posteriori des aptitudes économiques, des dynamiquesterritoriales et des choix des acteurs indique que l’événement de 1204 ne futpas seulement le résultat d’un conflit dynastique et des règles de l’institutionféodo-vassalique. La faible cohérence de l’économie anglo-normande et leprogressif détachement du duché et du royaume ne résultent pas seulementd’un processus prédéterminé, mais aussi de multiples interférences des choixpolitiques, religieux ou culturels. L’intégration au domaine plantagenêt despossessions d’Aquitaine coûta sans doute à Rouen sa primauté dans lecommerce du vin vers l’Angleterre. Par la suite, la politique d’exportation deslaines anglaises vers la Flandre, justifiée par la demande d’argent du royaume,fit des drapiers du duché les adversaires objectifs des marchands de laineanglais et de leurs alliés, les marchands et drapiers flamands et picards38.

Pour autant, l’idée d’un espace anglo-normand cohérent, réunissant l’ensembledes régions riveraines de la Manche ne doit pas être considérée comme un stadetransitoire et rapidement dépassé, ou comme une chimère de l’histoire européenne.Toute l’évolution régionale des XIIIe-XVIe siècles montre qu’un tel espace constituaune alternative aux constructions monarchiques nationales, privées de structureséconomiques fortes. Les acteurs eux-mêmes en eurent conscience : c’est un telespace qu’Édouard III tenta de construire avec l’expédition de 1346. C’est celui-là même qu’un conseiller du roi d’Angleterre tenta vers 1434 d’imaginer dans leLibelle of Englyshe Polycye39. C’est celui dont les ambassadeurs de Charles VIIsuggéraient en 1435 aux Anglais de se contenter, quand ils proposèrent, en échanged’un abandon des prétentions anglaises sur la couronne de France, le retour àl’obédience anglaise de la Normandie toute entière40. L’offre ne fut pas acceptéepar les ambassadeurs d’Henri VI. Sans doute était-il impossible alors de revenir àla situation antérieure à 1204. Mais ce n’était pas impensable.

37. Voir l’article de V. MOSS dans ce volume.38. Aucune des villes drapantes normandes ne figure au XIIIe siècle parmi les membres de

la «Hanse des 17 villes» principal acteur sur le continent du commerce des laines anglaises.39. Libelle of Englyshe Polycye, G. WARNER (éd.), Clarendon, Oxford, 1926.40. «Les dernieres offres faites aux ambaxadeurs d’Angeleterre», Letters and Papers illustra-

tive of the wars of the English in France during the Reign of Henry the Sixth, King of England,J. STEVENSON (éd.), Londres, Rerum Britannicarum Medii Aevi scriptores, 22, t. 3, p. 56-64.

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