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CHAPITRE PREMIER Appropriations territoriales et résistances autochtones Entre guerre de conquête, alliance et négociation Isabelle Surun Des années 1960 à 1990, la notion d’« impérialisme moderne » a fait l’objet de débats intenses : des modèles interprétatifs divergents ont ainsi opposé causalités écono- miques ou politiques, continuité ou discontinuité à l’égard de formes antérieures ou concurrentes d’impérialisme, ou encore centre et périphérie dans les mécanismes de son émergence 1 . Tous ces modèles s’accordaient cependant pour décrire ce phénomène historique comme un partage de la presque tota- lité des espaces asiatiques, africains et océaniques par les puissances impériales européennes. Prises de possession et appropriations territoriales constitueraient ainsi son point de départ et sa marque de fabrique, quelles qu’aient pu être par ailleurs les modalités de l’exercice de la souveraineté sur ces territoires, leurs justifications idéologiques ou leur objet. L’intensité du débat est aujourd’hui retombée et les modèles se complexifient en intégrant, dans une approche comparative, les impérialismes non-européens 2 . Néanmoins, cette définition a minima de l’impérialisme moderne comme phénomène géopolitique global a le mérite de le distinguer d’un ancien régime colonial dont les empires étaient com- posés de territoires continus en Amérique et d’emprises dis- continues, limitées à des enclaves côtières, en Afrique et en 1. Pour une présentation synthétique de ces débats, voir par exemple Andrew Porter, European Imperialism, 1860-1914, New York, Palgrave Macmillan, 1994. 2. Voir, par exemple, Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot & Rivages, 2011. 204553UNP_COLONIAUX_cs4_pc.indd 37 204553UNP_COLONIAUX_cs4_pc.indd 37 17/06/2013 11:15:34 17/06/2013 11:15:34

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CHAPITRE PREMIER

Appropriations territoriales et résistances autochtones

Entre guerre de conquête, alliance et négociationIsabelle Surun

Des années 1960 à 1990, la notion d’« impérialisme moderne » a fait l’objet de débats intenses : des modèles interprétatifs divergents ont ainsi opposé causalités écono-miques ou politiques, continuité ou discontinuité à l’égard de formes antérieures ou concurrentes d’impérialisme, ou encore centre et périphérie dans les mécanismes de son émergence1. Tous ces modèles s’accordaient cependant pour décrire ce phénomène historique comme un partage de la presque tota-lité des espaces asiatiques, africains et océaniques par les puissances impériales européennes. Prises de possession et appropriations territoriales constitueraient ainsi son point de départ et sa marque de fabrique, quelles qu’aient pu être par ailleurs les modalités de l’exercice de la souveraineté sur ces territoires, leurs justifications idéologiques ou leur objet. L’intensité du débat est aujourd’hui retombée et les modèles se complexifient en intégrant, dans une approche comparative, les impérialismes non- européens2. Néanmoins, cette définition a minima de l’impérialisme moderne comme phénomène géopolitique global a le mérite de le distinguer d’un ancien régime colonial dont les empires étaient com-posés de territoires continus en Amérique et d’emprises dis-continues, limitées à des enclaves côtières, en Afrique et en

1. Pour une présentation synthétique de ces débats, voir par exemple Andrew Porter, European Imperialism, 1860-1914, New York, Palgrave Macmillan, 1994.

2. Voir, par exemple, Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot & Rivages, 2011.

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Asie. Elle le distingue aussi d’un impérialisme informel, qui lui est en partie contemporain1 et qui explore d’autres voies que celle des appropriations territoriales.

Si elle ne règle pas pour autant l’épineux problème de la chronologie du phénomène, elle attire l’attention sur la multi-plicité des temporalités impériales par lesquelles d’anciens Empires (britannique, français, portugais) se reconfigurent en opérant une translation de leurs intérêts des territoires per-dus en Amérique vers les espaces asiatiques, océaniques et africains, en sortant de leurs enclaves pour conquérir des ter-ritoires contigus, tandis que des empires tard- venus dans la course aux colonies (Empires allemand et italien), viennent s’insérer dans les interstices disponibles, et que d’autres déve-loppent une expansion concentrique pluriséculaire (Empire russe) ou hémi- séculaire (Empire japonais) à partir de leur centre de gravité. Les espaces concernés n’entrent donc pas tous en même temps sous la domination impériale, les uns dès la seconde moitié du XVIIIe siècle ou dans les premières décennies du XIXe siècle, comme la plus grande partie de l’Inde, la Tasmanie ou l’Algérie, les autres au tournant des XIXe et XXe siècles, comme Taïwan et la Corée, ou seule-ment dans les premières décennies du XXe siècle, comme la Libye ou le Maroc, voire dans les années 1930, et pour peu de temps, comme l’Éthiopie ou la Mandchourie. Au sein de ce continuum chronologique se dessinent cependant des moments d’accélération, comme le partage de l’Afrique (1880-1900), qui en constituerait à la fois l’apex et l’épi-tomé (le point culminant et le paradigme). La détermination d’un terminus a quo, d’une bataille ou d’une conquête qui constituerait l’acte de naissance de l’impérialisme moderne a- t-elle dès lors un sens ?

Deux exemples nous éclaireront sur les enjeux historio-graphiques de la question.

1. John Gallagher et Ronald Robinson, « The Imperialism of Free Trade », Economic History Review, n° 6, 1953, p. 1-15, reproduit et com-menté in William Roger Louis, Imperialism. The Robinson and Gallagher Controversy, New York, New Viewpoints, 1976.

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Le Bengale est généralement considéré comme la tête de pont de l’expansion britannique dans le sous- continent indien, et la bataille de Plassey (1757) comme l’acte fon-dateur du rapport de force favorable qui devait ouvrir à l’East India Company la possibilité de s’immiscer dans le gouvernement de ce territoire. Cependant, une lecture qui verrait la conquête de l’Inde entière contenue dans l’issue de la bataille de Plassey relève de la reconstruction rétros-pective. En effet, ni la compagnie ni le gouvernement bri-tannique n’ont forgé à ce moment le dessein de soumettre toute l’Inde à leur domination, et Plassey n’est pas immé-diatement apparu aux contemporains comme un tournant décisif 1. Il serait alors encore plus hasardeux, et contraire aux représentations des acteurs, d’en faire le point de départ d’un impérialisme moderne constitué en paquet chronolo-gique homogène.

Second exemple, la place problématique de l’Empire néer-landais dans la transition entre ancien régime colonial et impérialisme moderne a longtemps suscité chez les histo-riens néerlandais une réticence à penser cet empire dans le cadre des questionnements historiographiques généraux sur l’impérialisme moderne. Le caractère tardif de la révolution industrielle aux Pays- Bas semblait disqualifier la recherche de débouchés comme motif de l’expansion ; la cession du dernier comptoir africain, El Mina, à la Grande- Bretagne en 1871, avait tenu les Pays- Bas à l’écart du partage de l’Afrique, emblématique de l’entrée dans un nouvel âge impérial ; la conquête des « îles extérieures » de l’archipel indonésien se déroulant dans un espace qui ne leur était dis-puté par aucune puissance semblait écarter aussi la rivalité mimétique entre puissances impériales comme aiguillon des conquêtes… Tous ces éléments semblaient placer l’Empire néerlandais hors du cadre interprétatif commun à tous les empires modernes. Les historiens néerlandais peinèrent

1. P. J. Marshall, Bengal : The British Bridgehead. Eastern India, 1740-1828, in The New Cambridge History of India, vol. II.2, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 (réed., 1990).

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à assigner un moment défini à l’émergence d’une forme moderne d’impérialisme dans l’Empire néerlandais : pour Wesseling, le processus relevait d’une continuité sans faille avec l’empire informel ; pour Kuitenbrouwer, on pouvait déceler un tournant en 1894, avec le passage d’une politique d’interventions au coup par coup à un mode d’action beau-coup plus systématique ; pour Lindblad, enfin, la transition s’était opérée dans les années 1870-1890, par l’intensifica-tion du contrôle acquis, mais sans changement radical de politique1. L’inadéquation des modèles interprétatifs géné-raux à ce cas particulier montre la difficulté à articuler des expansions impériales chronologiquement hétérogènes et le danger qu’il y aurait à imposer un grand récit commun.

Par conséquent, ce chapitre n’a pas vocation à dessiner sur un axe chrono- spatial la géopolitique des conquêtes et des appropriations territoriales de ce très long XIXe siècle2. Refusant la tentation d’une lecture téléologique ou d’une histoire rétrospective qui ne serait que le décalque distan-cié du grand récit de l’expansion européenne, il se propose de restituer dans la temporalité des acteurs un phénomène erratique et discontinu, dont ceux- ci ne pouvaient deviner le résultat final, même s’il leur apparut de plus en plus sou-vent, dans les années 1890, comme inéluctable. Il s’agit aussi d’appréhender le phénomène des appropriations territoriales dans toutes ses modalités, sans le réduire à une conquête militaire, comme pourrait nous y inciter la forte présence historiographique d’une histoire des guerres impériales irri-guée par une histoire militaire renouvelée3. Nombre de terri-

1. Elsbeth Locher- Scholten propose une synthèse de ces débats dans le premier chapitre de son Sumatran sultanate and colonial State : Jambi and the Rise of Dutch Imperialism, 1830-1907, Ithaca, Cornell Southeast Asia Program Publications, 2004 (1994, pour l’édition néerlandaise).

2. Pour un éclairage plus circonstancié sur ces événements, on pourra se reporter au chapitre « Conquêtes, appropriations et résistances », in Isa-belle Surun (dir.), Les Sociétés coloniales à l’âge des Empires, 1850-1960, Neuilly, Atlande, 2012, p. 67-84.

3. J. A. de Moor et Hendrik Wesseling (dir.), Imperialism and War. Essays on Colonial Wars in Asia and Africa, Leyde, Brill, 1989 ; Jacques Frémeaux, De quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle,

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toires furent en effet incorporés aux empires sans coup férir, et la guerre ne fut pour d’autres qu’un moment d’une inte-raction plus longue qu’il convient de restituer, ou qu’une option possible dans une dialectique de la négociation et du conflit. La guerre impériale elle- même relève d’une ana-lyse multiscalaire et multipolaire, qui évalue à la fois les contraintes que représentait pour une métropole une guerre lointaine et le degré d’autonomie que pouvaient s’arroger les acteurs qui la menaient à la périphérie, dans une pers-pective régionale et locale. On interrogera alors la spécificité des guerres de conquête impériales dans cette tension entre guerre à distance et guerre menée sur le terrain. Enfin, que ce soit dans la négociation ou dans la guerre, on restituera autant que possible le point de vue des acteurs autochtones, détenteurs des territoires que s’approprient les empires, sans réduire leurs actes à une simple réaction. La question des résistances pourra alors être envisagée dans ses temporali-tés et ses modalités multiples.

1. Au commencement n’est pas la guerre

Les relations commerciales et politiques entre les empires en formation et d’autres États n’adoptent pas d’emblée une forme conflictuelle ou inégale. Elles sont d’abord contrac-tuelles et s’inscrivent dans la longue histoire du droit international, qui connaît une inflexion majeure au cours du XIXe siècle. L’étude des traités conclus dans ce cadre jette un éclairage nouveau sur les inventions juridiques qui accompagnent les appropriations de territoires par les

Paris, CNRS Éditions, 2010. Pour l’Afrique, voir Bruce Vandervort, Wars of Imperial Conquest in Africa, 1830-1914, Bloomington- Indianapolis, Indiana University Press, 1998 ; Vincent Joly, Guerres d’Afrique. 130 ans de guerres coloniales. L’expérience française, Rennes, Presses universi-taires de Rennes, 2009.

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empires, des capitulations au protectorat colonial, en pas-sant par les concessions. Textes contractuels et pratiques permettent de reconstituer les mécanismes de la mise en dépendance. Enfin, loin de s’exclure mutuellement, guerre de conquête et négociation entretiennent une relation dia-lectique.

1.1. Expansions impériales et droit international

En Asie comme en Afrique, trois ou quatre siècles de relations commerciales avec les Européens ont précédé la mise sous tutelle impériale. Les Européens disposaient alors de comptoirs côtiers sous souveraineté autochtone : leur installation était discontinue, limitée et toujours négociée, donnant lieu au paiement d’une « coutume » au chef d’État local. Le statut juridique des ressortissants européens y était régi par des dispositions contractuelles généralement appe-lées « capitulations », sur le modèle institué aux échelles du Levant dans l’Empire ottoman, qui leur permettaient de régler leurs conflits dans le cadre de leurs juridictions consu-laires. À l’époque moderne, ce cadre contractuel ne dénotait en rien des relations inégales : la plupart des États asiatiques considéraient comme relevant de leur devoir d’hospitalité le fait d’accorder à des communautés de marchands forains le droit de s’organiser selon leurs lois. Dans les conflits com-merciaux ou les affaires criminelles mixtes, plusieurs solu-tions étaient possibles : l’affaire pouvait être jugée par les cours du pays où les faits s’étaient produits, elle pouvait être soumise à la juridiction de la nation du défendeur, selon le principe « actor sequitur forum rei », ou relever de juri-dictions mixtes mises en place à cet effet. Toutes ces solu-tions furent expérimentées dans les conflits survenus dans le cadre du commerce européen aux Indes orientales, et des formes de réciprocité existaient, en particulier dans les traités conclus avec les États d’Afrique du Nord, qui pré-voyaient, par exemple, l’intervention d’ambassadeurs de ces pays à Marseille pour y juger les conflits entre leurs ressor-

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tissants1. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle que les juridictions consulaires s’autonomisèrent, notamment dans le cadre des concessions étrangères dans les villes por-tuaires de Chine et du Japon, où elles donnèrent lieu à des formes d’extraterritorialité, ou encore dans l’Empire ottoman, où la protection consulaire européenne pouvait s’étendre à des sujets ottomans, membres de communautés religieuses non- musulmanes2.

L’émergence du régime concessionnaire est un symptôme d’une évolution de la doctrine en droit international. En effet, le « droit des nations » élaboré par des auteurs clas-siques tels que Grotius ou Vattel, qui attribuait à toutes les nations une égale dignité et une capacité juridique à régler leurs relations entre elles sur un pied d’égalité, fit progres-sivement place, au cours du XIXe siècle, à une conception « positiviste » du droit international qui excluait la plupart des pays africains et asiatiques de la « famille des nations » au nom de critères raciaux et civilisationnels établissant une supériorité des Européens3. L’apparition de nouvelles formes contractuelles régissant les transferts de souverai-neté en constitue un autre symptôme.

1. Charles- Henry Alexandrowicz, Traités et relations diplomatiques entre les pays d’Europe et de l’Asie du Sud, Recueil des cours de l’Aca-démie de droit international, t. 100, La Hague, 1961 ; id., « Le droit des nations aux Indes orientales (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles) », Annales, Écono-mies, Sociétés, Civilisations, n° 19/5, 1964, p. 869-884 ; id., The European- African Confrontation. A Study in Treaty Making, Leyde, Sijthoff, 1973.

2. Voir, par exemple, Pierre Singaravélou, « Dix empires dans un mouchoir de poche. Le territoire de Tientsin à l’épreuve du phénomène concessionnaire (années 1860-1920) », in Hélène Blais, Florence Deprest et Pierre Singaravélou (dir.), Territoires impériaux. Une histoire spatiale du fait colonial, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 271-295 ; Douglas Howland, « An Englishman’s Right to Hunt : Territorial Soverei-gnty and Extraterritorial Privilege in Japan », Monde(s), n° 1, mai 2012, p. 193-211 ; Mathieu Jestin, « Les identités consulaires dans la Salonique ottomane, 1781-1912 », Monde(s), n° 4 (à paraître en novembre 2013). Notons qu’après s’être vu imposer le régime concessionnaire dans ses ports, le Japon obtint ses propres concessions en Chine.

3. Charles- Henry Alexandrowicz, The European- African Confronta-tion, op. cit.

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Dans la première moitié du XIXe siècle, les Européens ne se satisfont plus du régime des comptoirs, qui leur accor-dait des enclaves sur les côtes d’Afrique ou d’Asie, afin d’installer leurs établissements commerciaux, en échange de prestations coutumières versées à l’autorité locale en recon-naissance de sa souveraineté. Le regain des rivalités inter- impériales autour de 1840 les conduit désormais à exiger de leurs partenaires un transfert de souveraineté. Ainsi, une série de traités conclus entre des représentants du gouver-neur du Sénégal et des chefs de village de Casamance en 1838-1839 prévoit la cession « en toute propriété et sou-veraineté » de la totalité du littoral au roi des Français, en échange de sa protection ; au début des années 1840, le commandant Bouët étend par traité la souveraineté de la France à « tout le pays » des chefs de Garroway, au Libe-ria, de Grand- Bassam, en Côte d’Ivoire, et du Gabon. Ces traités instituent un régime d’exclusivité en obligeant les chefs à arborer le drapeau français et en leur interdisant toute relation avec d’autres nations européennes1. En 1842, la prise de possession des îles Marquises et de Tahiti par les Français se fait dans les mêmes conditions2. En Nouvelle- Zélande, en revanche, les Français sont devancés par les Bri-tanniques, qui obtiennent en 1840 la signature du traité de Waïtangi par plus de 500 chefs maoris. Dans un contexte de forte pression foncière due à l’installation de colons, ce traité comporte, outre la cession de souveraineté en échange de la protection, une clause qui assure aux Maoris la pro-priété de leurs terres et de leurs pêcheries et qui confère à la couronne britannique un droit de préemption sur toutes

1. Bernard Schnapper, La Politique et le Commerce français dans le golfe de Guinée de 1838 à 1870, Paris, Mouton, 1961 ; Isabelle Surun, Sénégal et dépendances. Le territoire de la transition impériale (1855-1895), Mémoire inédit présenté en vue de l’habilitation à diriger des recherches, Institut d’études politiques de Paris, 2012.

2. Léonce Jore, L’Océan Pacifique au temps de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, Paris, Besson et Chantemerle, 1959, 2 vol. ; Hélène Blais, Voyages au Grand Océan. Géographies du Pacifique et colonisa-tion, 1815-1845, Paris, CTHS, 2005.

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les transactions. Il constitue un cas d’école pour l’analyse des conséquences du passage d’une philosophie du droit naturel à la doctrine positiviste en droit international : tan-dis que le texte reconnaissait l’existence d’autorités autoch-tones et leur titre de possession sur les terres, les magistrats britanniques chargés de l’appliquer mettent en question sa validité à partir des années 1860, considérant qu’une com-munauté dénuée de gouvernement civil ne constitue pas un corps politique habilité à faire reconnaître ses droits sur un territoire. Dès lors, la Nouvelle- Zélande est rétrospectivement réputée territorium nullius à l’arrivée des Britanniques, ce qui justifie les spoliations foncières1.

En Afrique et en Asie, cependant, les puissances impériales continuent de procéder à des appropriations territoriales par traités. Ces conventions contractuelles deviennent une forme routinière du contact politique qui accompagne l’expansion2 et leurs clauses tendent à se standardiser. Elles comportent toujours un abandon de souveraineté en échange de la protec-tion mais, dans la plupart des cas, elles préservent l’autorité des chefs d’États autochtones sur leurs sujets et perpétuent la transmission du pouvoir au sein de la dynastie en place. C’est le modèle du protectorat qui prévaut : il repose sur une distinction entre souveraineté extérieure (droit de faire la guerre, de traiter avec d’autres entités politiques souve-

1. Frederika Hackshaw, « Nineteenth Century Notions of Aboriginal Title and their Influence on the Interpretation of The treaty of Waitangi », in Ian Hugh Kawharu, Maori and Pakeha Perspectives of the Treaty of Waitangi, Auckland, Oxford University Press, 1989, p. 92-121, cité par Marie- France Chabot, « Le Tribunal de Waitangi et les droits des autoch-tones », Les Cahiers de droit, vol. 32, n° 1, 1991, p. 59-85.

2. Le nombre de traités conclus connaît une croissance exponentielle en particulier en Afrique, après la conférence de Berlin (1884-1885), dont l’Acte général obligeait les puissances européennes à notifier aux autres toute nouvelle acquisition territoriale (article 34). Dans le contexte de la « course au clocher », les traités signés sont désormais considérés comme des titres à faire valoir auprès des concurrents européens, et l’engagement pris à l’égard du signataire africain passe au second plan. Certains traités se présentent sous la forme de formulaires pré- imprimés, ce qui ne laisse plus guère de marge à la négociation.

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raines), abandonnée à la puissance protectrice, et souverai-neté intérieure (prérogatives régaliennes telles que l’exer-cice de la justice, la perception de l’impôt), conservée par l’État protégé. On comprend, dès lors, qu’un grand nombre de chefs d’États aient pu se prêter à la signature de ces trai-tés, qu’ils pouvaient considérer comme des actes d’alliance plutôt que d’allégeance, dans la mesure où l’essentiel de leurs droits souverains leur semblaient préservés.

Seuls ceux qui concevaient leur souveraineté comme un tout indivisible et non négociable refusèrent les traités : ce fut le cas de Gléglé, roi du Dahomey, par exemple, ou d’Hendrik Witbooi, chef du Namaqualand. Dans une lettre au roi du Portugal, le premier dénonce ainsi le protectorat signé en son nom par son fils : « Il vaut mieux que chaque nation gouverne ses terres, les Blancs dans les leurs avec leurs Rois, et moi, Roi du Dahomey avec les miennes »1 ; le second motive par un argument similaire son refus de se soumettre au protectorat du kaiser que tentent de lui impo-ser les officiers du Sud- Ouest Africain allemand : « Dieu nous a donné sur terre des royaumes distincts. Partant, je sais et je crois que ce n’est ni un péché ni un crime de ma part que de vouloir rester le chef indépendant de mon pays et de mon peuple2. »

Parmi les 562 États princiers reconnus par les Britanniques en Inde, 40 avaient signé des traités avec l’East India Com-pany lors de la conquête, les autres ayant reçu de simples reconnaissances écrites de leur autorité locale. Tous étaient placés sous la suzeraineté (et non la souveraineté) de la cou-ronne, qui exerçait sur eux un pouvoir aux contours mal défi-nis (paramountcy) et une tutelle assez légère. Couvrant les

1. Lettre de Gléglé, roi du Dahomey, à Dom Luiz Ier, roi du Portugal, datée du 16 juillet 1887.

2. Lettre de Witbooi au commandant Leutwein, le 17 août 1894, in « Votre paix sera la mort de ma nation », Lettres de guerre d’Hendrik Wit-booi, capitaine du Grand Namaqualand, présentées et annotées par Jocelyn Nayrand et Dominique Bellec, Le Pré- Saint- Gervais, Éditions Le passager clandestin, 2011, p. 135-136. Witbooi, qui a reçu une éducation chrétienne auprès des missionnaires, écrit en néerlandais du Cap.

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deux- tiers de la péninsule, ils ne faisaient pas partie en droit de l’Inde britannique, annexée et administrée directement1.

Cependant, en dehors des véritables protectorats, parmi lesquels on peut compter la Tunisie et le Maroc, ou des États princiers indiens, qui parvinrent à maintenir une auto-nomie importante durant toute la période coloniale, la plupart des traités conclus lors des conquêtes devinrent rapide-ment caducs : les clauses qui garantissaient la souveraineté interne tombèrent en désuétude lorsque les États coloniaux imposèrent une administration uniforme sur l’ensemble d’un territoire, et certaines puissances impériales n’hésitèrent pas à transférer unilatéralement à une autre la souveraineté externe qui leur était dévolue, dans le cadre d’échanges de territoires, sans même consulter l’État protégé. Finalement, à la fin du XIXe siècle, le modèle se galvaude en « protectorat colonial », instrument plus politique que juridique d’une appropriation territoriale généralisée2. Certains protectorats servent à offi-cialiser une occupation de fait, comme en Égypte, occupée par les Britanniques depuis 1882 et devenue protectorat en 1914 ; d’autres ne sont que l’antichambre d’une annexion, comme la Corée, cédée par la Chine au Japon en 1895, devenue protectorat japonais en 1905 et annexée en 1910. Au tournant des XIXe et XXe siècles, l’inventivité dont les puissances expansionnistes avaient fait preuve pour don-ner une forme juridique à leurs acquisitions territoriales retombe. La doctrine positiviste s’impose partout, déniant aux formations politiques subordonnées le statut d’acteurs de leur gouvernement, jusqu’à ce que s’impose le droit des peuples à disposer d’eux- mêmes, que les élites des socié-tés dominées commencent à opposer aux puissances colo-niales dès 1919.

1. Claude Markovits (dir.), Histoire de l’Inde moderne, Paris, Fayard, 1994 ; Hari Sharma, Princes and Paramountcy, New Delhi, Arnold- Heinemann, 1978.

2. Charles- Henry Alexandrowicz, « Le rôle des traités dans les relations entre les puissances européennes et les souverains africains », Revue interna-tionale de droit comparé, vol. 22, n° 4, octobre- décembre 1970, p. 703-709.

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1.2. Le jeu de la guerre et de l’alliance

Qu’il s’agisse de textes conjoncturels traduisant l’état d’un rapport de force ou le résultat de véritables négocia-tions, les traités ne suffisent pas à comprendre les appro-priations territoriales, qui relèvent aussi, de part et d’autre, de calculs et de pratiques complexes.

Le Bengale constitue un exemple paradigmatique du méca-nisme de mise en dépendance qui s’abrite sous les traités1. Il représente la première acquisition importante, à la faveur de laquelle l’East India Company s’affranchit du régime des comptoirs et devient une puissance territoriale en Inde. En 1756, le refus opposé par l’East India Company au paie-ment d’une prestation réclamée à toutes les compagnies euro-péennes présentes sur son territoire par le nouveau nawab du Bengale, Sirajuddaula, entraîne la prise et le sac de Cal-cutta par les troupes bengalies : en détruisant l’enceinte for-tifiée que les Britanniques y avait construit sans autorisation, le nawab entend porter un coup d’arrêt aux privilèges que se sont arrogés les compagnies aux dépens de sa souverai-neté. Dans leur riposte, les Britanniques bénéficient, certes, du renfort de leurs troupes cantonnées à Madras, mais aussi de la défection du commandant en chef des armées benga-lies, Mir Jafar, soutenu par les élites commerçantes et admi-nistratives locales. Placé sur le trône après la défaite du nawab, Mir Jafar devient leur obligé. Bien qu’ils le consi-dèrent comme un allié tant qu’il leur consent les privilèges qu’ils demandent, ils se substituent à lui en moins de dix ans. Engageant leur armée à son service, ils parviennent à le persuader de renoncer à la sienne, mais exigent des ter-ritoires en prébende pour dégager les ressources fiscales nécessaires à la couverture des frais. Ils lui imposent un résident de plus en plus puissant et réclament de nouveaux districts. Le refus de Mir Jafar conduit les Britanniques à

1. P. J. Marshall, Bengal : The British Bridgehead, op. cit. ; Claude Markovits (dir.), Histoire de l’Inde moderne, op. cit.

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le remplacer par son gendre, qui ne se montre finalement pas plus docile et réorganise son armée ; destitué, celui- ci s’allie avec l’État voisin de l’Oudh et rassemble une coali-tion contre les Anglais qui remportent difficilement la vic-toire ; Mir Jafar est à nouveau appelé au pouvoir. En 1765, par le traité d’Allahabad, la compagnie obtient de l’empe-reur moghol, suzerain du Bengale, le diwani : elle se place sous la suzeraineté de l’empereur auquel elle verse un tri-but annuel et se voit reconnaître les droits de perception et d’administration sur l’ensemble du territoire, le nawab conservant la défense, le maintien de l’ordre et la justice, mais dépendant de la compagnie, désormais maîtresse des finances, pour sa rémunération et celle de ses ministres. À la mort de Mir Jafar, la compagnie s’arroge tous les droits sou-verains, devenant nawab du Bengale. Ainsi, c’est en s’insé-rant dans le jeu politique local et en se faisant les vassaux, par une sorte de protectorat renversé, d’un empereur moghol au pouvoir déliquescent que les Britanniques se sont assuré la mainmise sur le Bengale.

Bien au- delà de l’Inde, le mécanisme mis en œuvre au Bengale peut être considéré à divers titres comme un modèle. Dans d’autres contextes, les enjeux financiers et fiscaux sont à l’origine de bien des prises de possession : l’occupation de la Tunisie par les Français en 1881 et celle de l’Égypte par les Britanniques en 1882 constituent aussi le moyen de prendre le contrôle de la fiscalité d’États endettés, dont les créan-ciers n’étaient autres que la France et la Grande- Bretagne. Quant à l’installation sur le trône d’un allié qui devait tout à ses puissants protecteurs, placé comme un coucou dans le nid des enjeux politiques locaux, elle a constitué un ressort classique des immixtions impérialistes. Cependant, le procédé n’empêche pas la créature de se soulever, pas plus que sa loyauté ne lui garantit la pérennité de la protection. Enfin, la reprise par l’autorité coloniale de la nomenclature politique locale caractérise certaines annexions : ainsi Faidherbe, gou-verneur du Sénégal, avait- il adopté successivement les titres de brak du Oualo et de damel du Cayor lors de l’annexion de ces deux États, respectivement en 1855 et 1865.

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Parmi les États africains ou asiatiques confrontés à l’expan-sion européenne, certains cherchèrent délibérément à enga-ger une relation contractuelle avec les nouveaux venus. Comme l’a montré Saadia Touval à propos de l’Afrique, certains chefs d’État pouvaient trouver intérêt à se lier avec un partenaire européen, que ce soit pour obtenir des armes, pour se prémunir des attaques d’un voisin expansionniste, ou pour s’assurer le monopole du pouvoir face à des rivaux intérieurs. D’autres ont su jouer des rivalités entre Euro-péens, s’adressant successivement à l’un puis à l’autre1. Il y a donc lieu de réviser l’idée commune selon laquelle les chefs africains auraient apposé leur croix au bas des trai-tés sans comprendre ce qu’ils faisaient : les officiers euro-péens qui les leur proposaient n’avaient souvent qu’une piètre idée des stratégies que poursuivaient leurs nouveaux alliés. Ils se trouvèrent ainsi aspirés dans les enjeux géo-politiques locaux, instrumentalisés ou conduits à jouer les arbitres, lorsqu’ils n’adoptaient pas une posture mimétique en participant eux- mêmes au réseau hiérarchique des suze-rainetés emboîtées. Ainsi, au Timor oriental, l’État colonial portugais ne put sortir des enclaves côtières qu’il occupait depuis trois siècles qu’en s’engageant dans les luttes des royaumes qui avaient fait acte d’allégeance, en reprenant à son compte leurs rites guerriers, comme la décollation des prisonniers, et en acceptant une traduction de son pouvoir au prisme des cosmogonies indigènes qui faisaient du roi du Portugal le roi invisible, dont le drapeau sacré avait des vertus symboliques2.

En revanche, certains se montrèrent des négociateurs opiniâtres, attachés à la lettre des traités et épuisant leurs interlocuteurs européens en d’interminables palabres. Ce fut particulièrement le cas en Afrique australe, où les chefs

1. Saadia Touval, « Treaties, Borders and the Partition of Africa », The Journal of African History, vol. 7, n° 2, 1966, p. 279-293.

2. Ricardo Roque, Headhunting and Colonialism : Anthropology and the Circulation of Human Skills in the Portuguese Empire, 1870-1930, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.

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pouvaient s’appuyer sur l’intermédiation des missionnaires qui avaient précédé les militaires dans la région. Les chefs Xhosas avaient ainsi la réputation de négocier pied à pied les conditions de leur soumission1, tandis que Moshoeshoe, chef des Sothos, bénéficia du soutien des missionnaires protestants français Arbousset et Casalis et parvint à faire entendre ses revendications jusqu’à Londres. Witbooi, chef du Namaqualand, entretenait directement avec les officiers allemands une correspondance soutenue pour faire valoir sa conception d’une paix égalitaire entre nations : « Pour moi, faire la paix signifie que chaque partie engagée conserve son autonomie, son régime de droit et ses possessions2. » Les traités, provisoires, n’empêchaient pas la reprise des hostili-tés lorsque la pression coloniale devenait insupportable. La frontière orientale de la colonie du Cap connut ainsi huit « guerres cafres » entre la fin du XVIIIe siècle et 1857, et la nation Sotho réagit par la « guerre des fusils » (1879-1881) aux prétentions britanniques à la désarmer. Quant à Wit-booi, contraint au protectorat en 1894, il se souleva dix ans plus tard, après la défaite de ses voisins les Hereros, à laquelle il avait pourtant contribué par l’envoi de contingents d’auxiliaires combattant aux côtés des Allemands.

Traiter n’est, pour beaucoup, qu’une ruse qui permet de gagner du temps et de reconstituer ses forces en achetant des armes à feu pour se préparer à un conflit jugé inévi-table. Ainsi Samori Touré, fondateur d’un empire mobile entre Sénégal, Soudan et Côte d’Ivoire, et considéré comme le grand opposant à l’expansion française en Afrique de

1. Richard Price, Making Empire. Colonial Encounters and the Crea-tion of Imperial Rule in Nineteenth Century Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

2. Witbooi à Leutwein, 20 mai 1894, in « Votre paix sera la mort de ma nation », op. cit., p. 121. Ou encore : « J’ai fait ce traité avec le kai-ser allemand comme je l’entendais. Et je l’entendais ainsi : les souverains des différents pays et royaumes qui concluent des traités le font en frères, dans le but de vivre en paix et pour s’entretenir des questions importantes qui affectent leurs nations et leurs peuples. Cependant, chaque souverain demeure le chef autonome de sa terre et de son peuple. » Witbooi à Leut-wein, 21 mai 1894, ibid., p. 123.

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l’Ouest, conclut- il plusieurs traités avec les Français, en 1886 et en 1889, avant de reprendre les hostilités en 1891. Le traité de paix et de commerce signé en 1886 était aussi un partage des aires d’influence entre les signataires. À cette occasion, l’un des fils de Samori, Karamoko, fut invité à Paris et reçu par le président Jules Grévy pour officiali-ser l’alliance. Ce voyage le mit en porte- à- faux entre ses « amis » français et la loyauté à son père, lorsque ce der-nier s’engagea dans une guerre que le fils désapprouvait. En campagne contre les Français, Karamoko transportait par-tout avec lui ses souvenirs de Paris dans des boîtes de fer blanc. Son père le soupçonna de trahison et le condamna à mourir d’inanition, quatre ans avant d’être lui- même cap-turé par les Français en 1898. Ce destin tragique traduit les ambiguïtés de ces conflits souvent précédés par des contacts plus ou moins approfondis, voire par des alliances, et les choix difficiles devant lesquels étaient placés les souverains autochtones, dans un contexte où le rapport de force leur devenait de plus en plus défavorable.

Dès lors que le conflit prévaut sur l’alliance, les appro-priations territoriales relèvent du droit de conquête et ne requièrent plus de justifications juridiques. Cependant, alors que la guerre connaissait en Europe des mutations considé-rables, tant du point de vue technique que du point de vue du droit, les guerres de conquête menées par les empires au XIXe siècle obéirent- elles à des règles particulières ?

2. Mener la guerre hors d’Europe

La guerre de conquête, considérée comme un moyen de construction des empires, a longtemps été envisagée par les historiens dans une perspective géopolitique qui faisait la part belle aux rivalités inter impériales et aux acteurs de la haute politique. Le Grand Jeu, qui opposa les Britanniques

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et les Russes en Asie centrale1, ou le scramble (« mêlée »), qui accompagna le partage de l’Afrique2, en furent des objets privilégiés. La rivalité mimétique qui conduisit les empires en formation à accélérer le processus d’appropriation territoriale explique la rapidité avec laquelle s’est déroulée la conquête du continent africain, pour l’essentiel entre 1880 et 1900.

La formation territoriale des empires étant une entreprise éminemment spatiale, elle a fait l’objet d’analyses qui privi-légiaient l’étude des projets stratégiques et l’histoire de leur mise en œuvre. On a pu ainsi considérer rétrospectivement certains territoires comme les têtes de pont d’une expansion ultérieure : le Bengale pour l’Inde britannique3, le Sénégal pour l’Afrique- Occidentale française ou la Cochinchine pour l’Indochine. L’expansion se déploie ensuite par incorpora-tion successive de territoires contigus, comme en Inde, ou selon des lignes de pénétration qui peuvent se confondre avec le cours d’un fleuve, franchir une ligne de partage des eaux, établir une jonction entre plusieurs territoires ou per-mettre l’accès à un débouché maritime ou fluvial. Ainsi le « Plan Niger », conçu par Faidherbe, gouverneur du Séné-gal (1854-1861, puis 1863-1865), et mis en œuvre par toute une série de gouverneurs et de commandants dans les années 1880 et 1890, visait à assurer une jonction entre les par-ties navigables du Haut- Sénégal et du Haut- Niger, appuyée sur une ligne de forts et renforcée par une ligne de chemin de fer qui devait en faciliter la logistique4. Il fut prolongé par un « Plan Tchad » qui consista à y envoyer simulta-

1. Jacques Piatigorsky et Jacques Sapir (dir.), Le Grand Jeu : XIXe siècle, les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale, Paris, Autrement, 2008 ; Mar-tin Ewans (dir.), The Great Game : Britain and Russia in Central Asia, Londres, Routledge Curzon, 2004, 8 vol.

2. John D. Hargreaves, West Africa Partitioned, vol. I. The Loaded Pause, 1885-1889, Londres, Macmillan, 1974 ; vol. II. The Elephants and the Grass, London, Macmillan, 1985 ; Hendrik Wesseling, Le Partage de l’Afrique, 1880-1914, Paris, Denoël, 1996.

3. P. J. Marshall, Bengal : The British Bridgehead, op. cit.4. Andrew Kanya- Forstner, The Conquest of the Western Sudan. A

Study in French Military Imperialism, Cambridge, Cambridge Univer-sity Press, 1969.

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nément trois missions venues d’Algérie, du Sénégal et du Congo ; elles devaient se rejoindre au lac Tchad, de façon à établir la continuité des territoires français d’Afrique du Nord, d’Afrique occidentale et équatoriale (1898-1900). La mission Marchand, ou mission Congo- Nil (1896-1899), et le projet de jonction du Cap au Caire imaginé par Cecil Rhodes obéissent au même type de logique spatiale et en montrent les limites, dès lors que les grandes lignes tirées en travers d’un continent par différents empires viennent à se croiser. Ces projets spatiaux, en ne tenant pas compte des territoires autochtones, ne construisent pas du territoire colonial, et c’est à une échelle plus locale qu’il faut envi-sager le processus d’expansion impériale.

2.1. Spatialités impériales : l’empire se construit- il à la périphérie ?

L’analyse des catégories spatiales mobilisées par les acteurs, comme celles d’hinterland (arrière- pays) et de frontière1, permet de comprendre le passage d’un mode de présence impériale discontinue et limitée à des enclaves côtières, qui caractérise les empires maritimes de l’ancien régime colonial, aux empires du XIXe siècle qui visent une appropriation territoriale continue. L’hinterland, toujours situé au- delà du dernier territoire acquis, attire l’attention sur le caractère fluctuant des territoires en construction et sur le rôle des acteurs positionnés aux périphéries impé-riales. L’expan sion n’obéit pas seulement, et peut- être pas d’abord, à des projets spatiaux conçus au centre, mais elle est largement l’effet des décisions des acteurs sur le ter-rain. Tous les empires ont connu des phases d’expan-sion et des phases de consolidation, pendant lesquelles le territoire était considéré comme clos. Le pouvoir cen-

1. Daniel Nordman, « De quelques catégories de la science géographique. Frontière, région et hinterland en Afrique du Nord (XIXe et XXe siècles) », Annales, Histoire, Sciences Sociales, 1997, vol. 52, n° 5, p. 969-986.

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tral cherchait alors à s’assurer que l’ordre régnait dans les territoires conquis, tandis que les gouverneurs ou les mili-taires, sur place, prenaient des décisions qui, sous couvert de défendre les acquis, repoussaient une frontière qu’il fau-drait à nouveau consolider plus loin. La frontière des terri-toires en expansion se révélait ainsi plutôt une « frontier », zone de front pionnier, que la limite stabilisée d’un terri-toire. Le modèle de la « frontière turbulente », conceptua-lisée par John S. Galbraith1, rend bien compte des tensions entre centre et périphérie, et éclaire le paradoxe de ces empires qui se sont construits à certains moments en dépit de la volonté politique de leurs dirigeants. Le modèle vaut aussi bien pour l’expansion britannique en Inde dans le pre-mier XIXe siècle que pour la conquête du Soudan français, dans les années 1880 et au début des années 1890, à l’ini-tiative d’officiers comme Borgnis- Desbordes ou Archinard.

L’expansion européenne qui forge les « nouveaux empires » correspond par ailleurs à un siècle d’amélioration des outils de transport et de communication qui permettent de raccourcir les distances2. Les effets du canal de Suez sur la maîtrise par la Grande- Bretagne de la route des Indes sont bien connus, tout comme ceux de la navigation à vapeur sur le dévelop-pement de colonies de peuplement lointaines. En Australie à partir des années 1870, et en Nouvelle- Zélande dans les années 1890, par exemple, le développement du transport frigorifique favorise l’accès des productions coloniales au marché londonien : c’est le cas de l’agneau de Nouvelle- Zélande3. Dès les années 1840, les premiers vapeurs font leur apparition sur les côtes d’Afrique ou d’Asie. D’abord

1. John S. Galbraith, « The “Turbulent Frontier” as a Factor in Bri-tish Expansion », in Comparative Studies in Society and History, vol. 2, n° 2, janvier 1960.

2. Daniel Headrick, The Tools of Empire : Technology and Euro-pean Imperialism in the Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 1981.

3. James Belich, Replenishing the Earth, The Settler Revolution and the Rise of the Anglo- World, 1783-1939, Oxford, New York, Oxford Uni-versity Press, 2009.

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réservés par la Royal Navy à l’équipement de la croisière de répression de la traite clandestine dans l’Atlantique ou à des opérations ponctuelles de transport de troupes, ils jouent un rôle décisif pendant la première guerre de l’opium, permettant aux Britanniques d’atteindre des points stratégiques à l’inté-rieur du territoire chinois, comme Canton, sur la rivière des Perles, en 1841, et Nankin, sur le Yangtzé, en 1842. Dans les années 1850, des vapeurs à faible tirant d’eau munis de roues à aube remontent les rivières d’Afrique occidentale où ils permettent d’intensifier la présence commerciale britan-nique1. Malgré leur consommation importante de charbon et l’usure rapide de leurs chaudières, ils deviennent aussi un instrument d’opérations d’intimidation appelées à se géné-raliser dans le cadre d’une « politique de la canonnière », en particulier en Asie. Ils représentent ainsi les deux ver-sants de l’empire informel.

En revanche, ce type d’innovation technologique ne garan-tie pas toujours au centre de mieux contrôler les acteurs des périphéries, qui peuvent l’utiliser à leur profit et gagner en indépendance, voire développer un impérialisme secondaire. Il en va ainsi du télégraphe. Après la défaite d’Isandlwana contre les Zoulous en 1879, connue en métropole plusieurs semaines après l’événement, les Britanniques prolongent jusqu’à Durban la ligne de câble qui atteignait Zanzibar. Pour le Colonial Office, le télégramme crypté favorise une meilleure appréciation des situations lointaines, autorisant une réponse appropriée : envoi de renforts ou au contraire ordre d’éviter l’engagement. Il s’agit donc de donner plus de poids à l’instance supérieure dans la prise de décision. Cependant, si les gouverneurs l’utilisent pour faire valider des choix stratégiques généralement offensifs tandis que le ministère écrit surtout pour s’assurer que la situation est

1. Robert Kubicek, « British Expansion, Empire and Technological Change », in Andrew Porter (dir.), The Oxford History of the British Empire, vol. III. The Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 247-269 ; id., « The Role of Shalow- Draft Steamboats in the Expansion of the British Empire, 1820-1914 », International Journal of Maritime His-tory, vol. VI, juin 1994, p. 86-106.

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calme, les premiers parviennent à faire valoir leur point de vue en obligeant le centre à réagir1. De plus, ce mode de communication a pu donner l’illusion du contrôle alors que les télégrammes n’arrivaient pas toujours à temps pour empêcher une attaque jugée inopportune par le ministère, comme le raid Jameson contre le gouvernement boer de Johannesburg (1895) ou la marche du commandant Bon-nier sur Tombouctou (1894).

Menées par des hommes de terrain qui s’affranchissaient volontiers des instructions et se considéraient comme seuls aptes à juger des situations à la frontière et à prendre les décisions adéquates, les guerres coloniales s’affranchirent- elles aussi des règles de la guerre ?

2.2. Violences de la guerre coloniale

Particulièrement violentes en certains points et à certains moments, les guerres de conquête le furent- elles de façon intrinsèque et spécifique ?

La notion de small wars, définie en 1896 par Charles Callwell, comme l’affrontement d’une armée régulière et de forces irrégulières2, constitue une théorisation a pos-teriori d’une adaptation tactique spécifique aux guerres coloniales, mais aussi l’instrument d’une justification de pratiques violentes. Les guerres de conquête menées hors d’Europe seraient ainsi non conventionnelles du fait à la fois de la tactique de l’adversaire et du caractère irrégu-lier de ses forces armées. La connaissance du terrain et la mobilité constituaient un avantage pour les défenseurs des sociétés autochtones, qui pouvaient harceler les troupes des armées coloniales trop lourdement chargées pour engager la poursuite. Certains officiers européens, comme Bugeaud en Algérie ou De Kock à Java, avaient déjà prôné l’adop-

1. Robert Kubicek, « British Expansion, Empire and Technological Change », art. cit.

2. Vincent Joly, Guerres d’Afrique, op. cit.

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tion et la mise en œuvre des pratiques de l’adversaire, en substituant de petits détachements légèrement équipés aux lourdes colonnes paralysées par les contraintes de la logis-tique. Cependant, les forces militaires africaines ou asia-tiques n’agissaient pas selon un mode opératoire unique et certaines ne cherchaient pas à éviter systématiquement le combat en terrain découvert. La bataille d’Adoua (1896) au cours de laquelle l’armée éthiopienne de Ménélik défit les Italiens en constitue un exemple1. La notion de guerre non- conventionnelle recouvre une autre réalité : le soutien accordé par les populations aux combattants, en matière de ravitaillement notamment, a contribué à effacer la ligne de partage entre civils et militaires. Considérant tout homme comme un combattant potentiel et tout village comme un support logistique, les officiers européens n’hésitèrent pas à faire exécuter leurs prisonniers de guerre et à brûler les villages. Les troupes européennes eurent pourtant à affron-ter des armées tout à fait régulières, bien plus souvent que ne le laisse entendre l’analyse de Callwell.

L’objectif de la guerre coloniale ne se limitait pas à la prise d’une citadelle (le kraton du sultan d’Aceh, à Suma-tra, en 1874) ou d’une capitale (Hanoï en 1874 et 1882), les hostilités pouvant se poursuivre en d’autres points du terri-toire, mais s’étendait à la soumission de la population tout entière. Il s’agit donc d’un objectif absolu, qui caractérise selon Wesseling les guerres coloniales2. L’incendie des vil-lages, voire la destruction systématique des récoltes et des arbres fruitiers, affamant la population pour l’obliger à se soumettre, en fut l’un des moyens récurrents, inauguré par Bugeaud en Algérie (politique de la « terre brûlée »). Attri-buer à l’adversaire des pratiques non conventionnelles per-mettait ainsi d’exercer à son encontre des violences non conformes au droit de la guerre qui se mettait alors en place

1. Angelo Del Boca (dir.), Adua. Le ragioni di una sconffita, Rome- Bari, Laterza, 1998.

2. Hendrik Wesseling, « Colonial Wars : an Introduction », in Jaap A. de Moor et Hendrik Wesseling (dir.), Imperialism and War, op. cit., p. 1-11.

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au niveau international, à partir de l’expérience des champs de bataille européens (statut des prisonniers de guerre, inven-tion de la Croix- Rouge). La guerre menée dans les coulisses coloniales de l’Europe resta donc hors du champ d’applica-tion de ces nouvelles normes.

On observe, au tournant des XIXe et XXe siècles, une nais-sance coloniale des camps de concentration : le terme et la pratique sont d’abord utilisés par les Espagnols à Cuba en 1896, repris par les Américains aux Philippines (1898), par les Britanniques en Afrique du Sud pendant la guerre anglo- boer (1899-1902), puis par les Allemands au Sud- Ouest afri-cain avec l’internement des Namas et des Hereros (1908). Tout en distinguant camp de concentration et génocide, de nombreux auteurs issus du champ émergent des Genocide Studies se sont proposé d’étudier le lien entre génocide et colonialisme1. La question posée est celle de l’exis-tence d’une logique intrinsèquement génocidaire du colonia-lisme, à laquelle Olivier Le Cour Grandmaison répond par l’affir mative, à partir du cas algérien2. Le contexte austra-lien fournit un observatoire exemplaire sur cette question : l’exter mination des Aborigènes de Tasmanie est un corollaire de l’expansion britannique sur cette île appelée « Terre de Van Diemen » jusqu’en 1855, où les hommes furent abattus lors d’expéditions punitives menées par des colons accom-pagnés de soldats, sous prétexte de vol de bétail ou de légi-time défense, tandis que des femmes et des enfants étaient

1. Jürgen Zimmerer, « Holocauste et colonialisme. Contribution à une archéologie de la pensée génocidaire », Revue d’histoire de la Shoah, n° 189, juillet- décembre 2008, p. 213-246 ; Robert Gewarth et Stephan Malinowski, « L’antichambre de l’Holocauste ? À propos du débat sur les violences coloniales et la guerre d’extermination nazie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 99, juillet- septembre 2008, p. 143-159 ; A. Dirk Moses (dir.), Empire, Colony, Genocide. Conquest, Occupa-tion and Subaltern Resistance in World History, New York- Oxford, Bergham, 2008 ; id. (dir.), Genocide and Settler Society : Frontier Vio-lence and Stolen Indigenous Children in Australian History, New York, Bergham, 2004.

2. Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005.

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enlevés et assimilés de force (1804-1835)1. Des pratiques similaires se reproduisirent sur le continent, au Queensland2. Un autre cas très étudié fut celui du « massacre des Here-ros » (1904-1908), au Sud- Ouest africain allemand, requa-lifié en génocide par la plupart des auteurs, qui font état de 60 000 à 80 000 morts, soit 70 à 80 % de cette popula-tion selon les estimations, auxquels il faut ajouter la moi-tié de la population Nama3. Repoussés vers le Botswana, obligés de traverser un désert dont les points d’eau étaient gardés par les Allemands, les Hereros avaient été prévenus que tous ceux qui se rendraient, « avec ou sans arme, avec ou sans bétail », seraient fusillés. La plupart moururent de soif dans le désert, beaucoup furent victimes de véritables chasses à l’homme, et les survivants furent rassemblés dans des camps où ils constituaient un réservoir de main- d’œuvre pour les colons. Le général von Trotha avait donné l’ordre de tirer sur les femmes et les enfants aussi, « au- dessus de leurs têtes ». L’objectif était clairement de chasser défini-tivement toute une population hors du territoire. Ces pra-tiques visant à l’expulsion sont comparables à celles qui furent mises en œuvre aux États- Unis à l’égard des Indiens, sur le continent australien ou en Nouvelle- Calédonie, où elles conduisirent au cantonnement, aux déplacements for-

1. Clive Turnbull, Black War : the Extermination of the Tasmanian Aborigines, Melbourne, F. W. Cheschire, 1948 (réed., 1967) ; Lyndall Ryan, The Aboriginal Tasmanians, St Leonards, New South Wales, Allen and Unwin, 1996.

2. Raymond Evans, « Plenty Shoot “Em” : The Destruction of Abori-ginal Societies along the Queensland Frontier », in A. Dirk Moses (dir.) Genocide and Settler Society, op. cit., p. 150-173.

3. Dominik J. Schaller, « From Conquest to Genocide : Colonial Rule in German Southwest Africa and German East Africa », in A. Dirk Moses (dir.), Empire, Colony, Genocide, op. cit., p. 296-324 ; Horst Dreschler, Le Sud- Ouest africain sous la domination coloniale allemande. La lutte des Hereros et des Namas contre l’impérialisme allemand (1884-1915), Ber-lin, Akademie Verlag, 1986 (édité en français) ; Isabel Hull, Absolute Des-truction : Military Culture and the Practices of War in Imperial Germany, Ithaca, Cornell University Press, 2005 ; Jeremy Sarkin, Germany’s Genocide of the Herero. Kaiser Wilhelm II, His General, His Settlers, His Soldiers, Le Cap- Woodbridge, University of Cape Town Press- James Currey, 2011.

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cés de population ou à la mise en réserves1. Mais, dans des territoires plus exigus comme la Tasmanie, ou limités par un désert comme le Sud- Ouest africain, où il n’y avait pas d’échappatoire, elles aboutirent à l’extermination totale, ou presque, d’une population autochtone.

Dans les cas tasmanien et australien, le contexte est celui d’un front pionnier où de petits groupes de colons ont ins-tallé leurs fermes et leur bétail, où ils cherchent à faire place nette autour d’eux. Les chasses à l’homme sont menées à leur initiative et l’effet « frontier » joue à plein2. Au Sud- Ouest africain, en revanche, si les colons, qui convoitaient les bonnes terres occupées par les Hereros au nord- ouest de la colonie, jouèrent sans doute un rôle incitatif dans l’adoption d’une politique répressive, celle- ci fut entreprise et menée par l’armée. Ici, s’agissant d’une colonie et d’une armée allemandes, les commentateurs ont été tentés de voir dans le génocide des Hereros une préfiguration de l’Holo-causte. Pour Isabel Hull, l’événement est surtout à mettre en relation avec une culture militaire autoritaire caractéri-sant l’armée prussienne, puis allemande. Jeremy Sarkin sou-ligne qu’il ne fut pas le seul fait d’un général brutal mais isolé, puisque l’État impérial était impliqué jusqu’au plus haut niveau, von Trotha ayant reçu un ordre du kaiser 3. Les spécialistes des génocides coloniaux insistent cependant sur le fait que ceux- ci ne furent perpétrés que dans des colonies de peuplement en formation. La « logique d’élimination » était en effet congruente avec un projet visant à remplacer les autochtones sur leurs terres plutôt qu’à tirer profit de leur travail, comme dans les colonies esclavagistes ou les concessions accordées à des compagnies, qui avaient besoin du travail indigène4. La pression sur les terres est alors plu-tôt foncière que territoriale. On retrouve la distinction éta-

1. Voir le chapitre d’Hélène Blais dans ce volume.2. A. Dirk Moses (dir.), Genocide and Settler Society, op. cit.3. Isabel Hull, Absolute Destruction, op. cit. ; Jeremy Sarkin, Germany’s

Genocide of the Herero, op. cit.4. Patrick Wolfe, « Structure and Event. Settler Colonialism, Time and the

Question of Genocide », in Empire, Colony, Genocide, op. cit., p. 102-132.

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blie par Tocqueville à propos de l’Algérie : « Il y a deux manières de conquérir un pays ; la première est d’en mettre les habitants sous sa dépendance et de les gouverner direc-tement ou indirectement, c’est le système des Anglais de l’Inde. La seconde est de remplacer les anciens habitants par la race conquérante1. »

2.3. Des armées impériales forgées par la conquête

Faire la guerre hors d’Europe, c’est aussi pour les Euro-péens affronter la morbidité souvent létale des régions tropicales (choléra, fièvre jaune, typhoïde…). Si l’usage prophylactique de la quinine, expérimenté lors des expé-ditions d’exploration sur le Bas- Niger en 1851, permit de limiter les pertes dues aux fièvres paludéennes, si les pro-grès de l’hygiène et la surveillance de l’eau firent baisser d’environ 90 % le taux de mortalité des soldats station-nés dans les colonies entre les années 1830 et la Première Guerre mondiale, les côtes d’Afrique n’avaient pas tout à fait perdu dans la seconde moitié du XIXe siècle leur répu-tation de « tombeau de l’homme blanc »2. Au Sénégal, par exemple, le retour récurrent des épidémies de fièvre jaune (1874, 1878, 1881) compromit la reprise de l’expansion vers le Haut- Fleuve qui avait mauvaise presse en métropole en raison de la mortalité à laquelle elle exposait les conscrits. Dès lors, les expéditions furent réservées aux volontaires, essentiellement des officiers et sous- officiers qui voyaient dans ces campagnes l’occasion de s’illustrer et d’obtenir un avancement plus rapide. Le recrutement local, amorcé par Faidherbe qui avait créé le corps des tirailleurs sénégalais en 1857, s’intensifia, incorporant souvent, dans un premier

1. Alexis Tocqueville « Travail sur l’Algérie », Écrits et discours poli-tiques, in Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1962 [1841], p. 217.

2. Philip Curtin, Death by Migration. Europe’s Encounter with the Tro-pical World in the Nineteenth Century, Cambridge- New York, Cambridge University Press, 1989.

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temps, des esclaves « rachetés »1. Le recours aux auxiliaires indigènes, qui caractérise toutes les armées coloniales, fut ainsi d’abord destiné à épargner des vies européennes. Il se révéla aussi moins coûteux.

À la fois produit et facteur de la conquête, le recrute-ment d’auxiliaires indigènes se traduit par un effet « boule de neige » : les territoires nouvellement conquis fournis-sent de nouvelles recrues qui permettent de poursuivre la conquête plus loin. Ainsi les soldats de l’armée des Indes, d’origines diverses (Bengalis, Gurkhas, Sikhs, Marathes), participent- ils aussi bien à l’extension du territoire britan-nique en Inde qu’aux campagnes plus lointaines. De nou-veaux corps sont créés au fur et à mesure des conquêtes, comme la West African Frontier Force (1897), au Nigeria, ou les King’s African Rifles en Afrique orientale (1902). Ce phénomène a parfois fait l’objet d’une lecture qui ten-dait à minimiser la part des Européens dans la conquête. L’historien de l’Empire britannique, Seeley, considérait ainsi en 1883 que l’Inde s’était davantage conquise elle- même qu’elle n’avait été conquise par des étrangers2. Dans une autre perspective qui visait à décentrer le regard pour réin-troduire, dans l’interprétation de l’impérialisme, les sociétés africaines et asiatiques en tant qu’acteurs engagés au sein d’interactions multiples, Robinson a fait des « fondements non- européens de l’impérialisme » le socle d’une « théorie de la collaboration »3. L’historiographie récente met l’accent sur la position d’intermédiaires occupée par ces supplé-tifs, au même titre que les interprètes – fonction qu’ils ont

1. Myron Echenberg, Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française (1857-1960), Paris, Karthala, 2009.

2. John Robert Seeley, L’Expansion de l’Angleterre, Paris, Armand Colin, 1885 [1883].

3. Ronald Robinson, « Non- European Foundations of European Imperia-lism : Sketch for a Theory of Collaboration », in Robert Owen et Robert B. Sutcliff, Studies in the Theory of Imperialism, Londres, Longman, 1972. L’auteur précise que « collaboration » n’est pas à prendre dans un sens péjoratif. Voir aussi Henri Brunschwig, Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française ou comment le colonisé devient colonisateur (1870-1914), Paris, Flammarion, 1983.

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parfois occupée dans l’administration après la conquête – ou les fonctionnaires indigènes. Il s’agit d’un mécanisme caractéristique de tous les empires, qui consiste à « tra-vailler avec les intermédiaires », pour reprendre les termes de Jane Burbank et Frederick Cooper1. Leur incorporation joua, en effet, un rôle non négligeable dans la fabrication d’une adhésion à l’empire, en associant à la conquête des segments des sociétés locales qui devinrent des supports du projet colonial. En Afrique- Occidentale française, par exemple, les tirailleurs scolarisaient volontiers leurs enfants à l’école française, y compris les filles, contrairement au reste de la population.

La circulation de ces troupes auxiliaires d’un théâtre d’opérations à un autre contribua aussi puissamment à incar-ner la dimension impériale à l’échelle du continent comme à l’échelle intercontinentale. Les troupes de l’armée des Indes sont ainsi déployées en Égypte et au Soudan, tandis que les Néerlandais utilisent des soldats de leurs comptoirs africains dans les guerres de Java et les Portugais au Timor. Les Britanniques pratiquent aussi des incorporations trans-continentales en créant, par exemple, le régiment de West India composé à 40 % d’Antillais et à 60 % d’Africains. Plus curieusement, il arrive aussi que cette circulation soit interimpériale. Les soldats « soudanais » qui participèrent à la reconquête anglo- égyptienne du Soudan en 1896-1898 avaient une longue histoire : victimes de l’impérialisme des khédives, ils avaient souvent été razziés très jeunes parmi les populations du Haut- Nil par des chefs souda-nais qui s’acquittaient en esclaves de leurs obligations tri-butaires envers l’Égypte ; les khédives en firent des soldats au service de leur propre politique impérialiste, mais ils les prêtèrent aussi aux sultans ottomans (lors de la guerre de Crimée, par exemple) ou à des alliés plus lointains (ils furent envoyés au Mexique avec l’expédition française de 1863) ; incorporés dans l’armée anglo- égyptienne recompo-sée après 1882, certains furent employés par les Allemands

1. Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires, op. cit.

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lors de la répression du soulèvement de Bushiri (1888-1889) en Afrique orientale allemande1 !

La part des troupes indigènes est variable selon les colo-nies, et inversement proportionnelle à l’importance straté-gique du territoire : en 1914, elle est de 66 % en Indochine, de 72 % à Madagascar, de 86 % en Afrique- Occidentale française (AOF) et de 90 % en Afrique- Équatoriale française (AEF). L’armée des Indes est constituée à 88 % de soldats indigènes en 1857 – la proportion baisse à 65 % après la mutinerie. Aux Indes néerlandaises, la proportion de soldats indigènes passe de 55 % en 1890 à 62 % en 19122.

3. Résistances

Dans le sillage des indépendances, l’historiographie des années 1960 et 1970 – en particulier africaniste – a atta-ché une importance considérable au thème des résistances à la colonisation, où les discours nationalistes des États postcoloniaux pouvaient puiser des figures de précurseurs mobilisables pour la construction d’un roman national. Ces résistances ont été dans un premier temps opposées aux col-laborations, selon une grille de lecture empruntée à l’his-toriographie de l’occupation allemande en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale3. Tout en relativisant la por-

1. Ronald M. Lamothe, Slaves of Fortune : Sudanese Soldiers and the River War, 1896-1898, Woodbridge, James Currey, 2011.

2. Jacques Frémeaux, De quoi fut fait l’empire, op. cit.3. Jean Suret- Canale, « “Résistance” et “collaboration” en Afrique noire

coloniale », in Collectif, Études africaines offertes à Henri Brunschwig, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984, p. 319-331. Voir aussi Allen Isaacman et Barbara Isaacman, « Resistance and Collaboration in Southern and Cen-tral Africa, c. 1850-1920 », International Journal of African Historical Studies, n° 10, 1977. Le volume VII de l’Histoire générale de l’Afrique publiée par l’UNESCO témoigne de la volonté de restituer aux acteurs africains, non seulement ce qu’on appellerait aujourd’hui leur « agency », mais une capacité à s’opposer. Il comporte en effet huit chapitres consa-

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tée heuristique de cette dichotomie, Terence Ranger a pro-posé une typologie des résistances, fondée à la fois sur leur forme, leur objet et leur chronologie (résistances « primaires » et « secondaires »), et interrogé l’existence de continuités entre elles1. Plus récemment, la notion de résistance a été envisagée de manière beaucoup plus inclusive, faisant une place à des formes non- violentes, voire silencieuses, et insé-rée dans le temps plus long de l’histoire des sociétés, où la période coloniale n’était qu’un moment2. L’examen des résistances à la conquête ne saurait donc être envisagé en dehors du champ plus large de l’historiographie des résis-tances à la colonisation3.

3.1. Résistances à la conquête : des guerres désespérées ?

Collaboration et résistance à la conquête ont été inter-prétées par certains historiens comme des corollaires de l’organisation socio- économique de ces sociétés : les États disposant d’un appareil bureaucratique, déjà insérés dans les réseaux d’échanges mondiaux, auraient été les plus enclins

crés aux « initiatives et résistances africaines » à la conquête dans les dif-férentes régions du continent : A. Adu Boahen (dir.), Histoire générale de l’Afrique, vol. VII. L’Afrique sous domination coloniale, 1880-1935, Paris, Présence africaine- Édicef- Unesco, 1989.

1. Terence Ranger, Revolt in Southern Rhodesia, 1896-1897. A Study in African Resistance, Evanston, Northwestern University Press, 1967 ; id., « Connections between “Primary Resistance Movements” and Modern Mass Nationalism in East and Central Africa », Journal of African History, 1968, vol. 9, n° 3, p. 437-453 et n° 4, p. 631-641 ; id., « African Reaction to the Imposition of Colonial Rule in East and Central Africa », in Lewis Henry Gann et Peter Duignan (dir.), The History and Politics of Colonia-lism in Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 293-321.

2. Klas van Walraven et Jon Abbink, « Rethinking Resistance in African History : An Introduction », in Klas van Walraven, Jon Abbink et Mirjam de Bruijn (dir.), Rethinking Resistance : Revolt and Violence in African History, Leyde, Brill, 2003, p. 1-40.

3. Les résistances nationalistes seront étudiées dans le chapitre 9 de ce volume.

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à accueillir favorablement les transformations apportées par les colonisateurs, tandis que les sociétés archaïques et parasitaires s’adonnant au nomadisme et au pillage, n’ayant rien à gagner au contact de la modernité, auraient systé-matiquement affronté les Européens1. De même, les chefs conseillés par des missionnaires auraient eu les moyens de comprendre qu’ils avaient intérêt à négocier, tandis que les autres se seraient engagés dans des guerres inutiles par igno-rance des rapports de force effectifs2. Robinson et Gallagher décrivent les premiers comme des modernisateurs avisés et les seconds comme des « réactionnaires romantiques ». Les résistances étaient- elles donc vouées à l’échec et leurs lea-ders condamnés par l’histoire ?

En termes d’armement, l’avantage technologique dont disposaient les armées européennes ne semble pas avoir été décisif avant les années 1890. Au milieu du XIXe siècle, les guerres menées par les Britanniques en Inde mettaient aux prises des armées disposant des mêmes mousquets, de la même artillerie et de la même organisation militaire : tel fut le cas dans la campagne contre les Sikhs ou lors de la première guerre afghane3. En Afrique de l’Ouest, où circu-laient depuis longtemps de vieux fusils de traite, les États côtiers commencèrent à équiper leurs canots de guerre de canons. En Afrique du Sud, une circulation intense d’armes à feu rendait la frontière très peu sûre à l’est de la colonie du Cap. Les chefs envoyaient les jeunes travailler dans les mines d’or ou de diamant pour financer l’achat de fusils. Les Sothos parvinrent ainsi à résister aux raids des Boers

1. Ronald Robinson et John Gallagher, « The Partition of Africa », in The New Cambridge Modern History, Cambridge, Cambridge University Press, 1962, chap. 23, cité par Terence Ranger, « African Reaction to the Imposition of Colonial Rule in East and Central Africa », art. cit.

2. Roland Oliver et J. D. Fage, A Short History of Africa, Londres, Pen-guin African Library, 1962, cité par Terence Ranger, « African Reaction to the Imposition of Colonial Rule in East and Central Africa », art. cit.

3. Robert Kubicek, « British Expansion, Empire and Technological Change », in Andrew Porter (dir.), The Oxford History of the British Empire, vol. III. The Nineteenth Century, op. cit., p. 247-269.

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et à limiter les aliénations foncières. Les Chinois de Bor-néo, qui avaient accès à un armement perfectionné sur le marché de Singapour, furent des adversaires coriaces pour les Néerlandais au début des années 1850. Dans le dernier quart du XIXe siècle, le perfectionnement rapide de l’arme-ment conduisit les armées européennes à mettre réguliè-rement au rebut leur équipement pour suivre l’innovation technologique (cartouches en laiton, fusils à chargement par la culasse, puis à répétition). Les armes de la géné-ration précédente étaient alors recyclées sur les marchés mondiaux et acquises, en Afrique comme en Asie, par des opposants à la conquête. Même l’artillerie n’était pas l’apa-nage des armées européennes : le Dahomey, l’empire tou-couleur, l’armée mahdiste disposaient de quelques pièces, et l’Éthiopie de Ménélik en comptait quarante. Et si l’emblé-matique mitrailleuse Maxim, brevetée en 1884, finit par faire la différence, elle n’était utile qu’en terrain découvert et pouvait s’enrayer en terrain sablonneux. « Whatever hap-pens, we have got / The Maxim Gun, and they have not »1 : cette expression d’autosatisfaction, suscitée par la confiance aveugle que les Européens plaçaient dans leur technologie, semble donc à relativiser.

À partir de 1890, cependant, la convention de Bruxelles interdisant la vente d’armes à feu en Afrique commença à faire sentir ses effets. Ainsi, en 1894, Witbooi se plaint- il aux Anglais de manquer d’armes pour soutenir sa guerre contre les Allemands et Samori, qui avait déjà acquis 6 000 fusils en 1893, dut mettre en place des ateliers de fabrication locale où des artisans formés au Sénégal copiaient le modèle Gras- Kropatschek et produisaient plusieurs centaines de car-touches par jour. Les Barue, en Afrique centrale, avaient aussi leurs fabriques produisant poudre, fusils et pièces de rechange pour l’artillerie. Les « réactionnaires roman-tiques » n’étaient finalement pas si mal informés sur les ressorts du rapport de force et les outils de la modernité.

1. « Quoi qu’il arrive, nous avons la mitrailleuse Maxim, et eux non. » Diptyque d’un poème d’Hilaire Belloc, cité par Robert Kubicek, ibid.

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Dès lors, la question qui se pose est moins celle du carac-tère inéluctable de la conquête que celle de sa durée : les États qui résistèrent parvinrent à tenir en échec des armées européennes de mieux en mieux équipées pendant une ou plusieurs décennies.

Pour d’autres, plus éloignés des circuits marchands, l’accès aux armes à feu fut malaisé. L’adaptation tactique à de nouvelles méthodes de combat ne fut pas toujours enga-gée à temps, tandis que prévalaient des pratiques guer-rières démonstratives, valorisant l’honneur et la bravoure. Ainsi, les Ijebus du Nigeria continuaient à tirer debout avec des fusils à chargement par la culasse, et les cavaliers de Samori venaient narguer de près les troupes françaises en faisant des moulinets avec leurs fusils. Les Bambaras et les Toucouleurs, habitués à la guerre de siège, comp-taient sur l’épaisseur des murailles en banco de leurs tatas (bourgades fortifiées à l’extérieur et cloisonnées à l’inté-rieur) dans lesquels ils se retranchaient. Il fallait parfois huit heures de feu nourri pour y faire une brèche au canon de montagne et la place devait ensuite être emportée mai-son par maison, mais les hommes se faisaient tuer jusqu’au dernier plutôt que de se rendre et faisaient parfois explo-ser la poudrière du tata1. L’art poliorcétique (ou technique du siège des villes et places fortes) connut toutefois des adaptations significatives. Pour résister à l’artillerie néerlan-daise, les Balinais bâtirent ainsi en 1848 des fortifications capables de mettre en échec une flotte de 7 canonnières et un corps expéditionnaire de 7 500 hommes : les Néer-landais préférèrent finalement la signature d’un traité à la poursuite des opérations2.

1. Michael Crowder (dir.), West African Resistance. The Military Res-ponse to Colonial Occupation, New York, Africana Publishing Corporation, 1971, « Introduction », p. 1-19 ; M’Baye Gueye et A. Adu Boahen, « Ini-tiatives et résistances africaines en Afrique occidentale de 1880 à 1914 », in A. Adu Boahen (dir.), Histoire générale de l’Afrique, vol. VII, op. cit.

2. Jaap A. de Moor, « Warmakers in the Archipelago : Dutch Expedi-tions in Nineteenth Century Indonesia », in Jaap A. de Moor et Hendrick Wesseling (dir.), Imperialism and War, op. cit., p. 50-71.

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Au- delà de l’issue du combat, Terence Ranger souligne que les mouvements de résistance furent rarement vains. Défaite militaire, la « guerre des fusils » se solda pour les Sothos par une victoire politique : ils conservèrent leurs armes, obtinrent une protection contre les prétentions des Boers sur leurs terres, et le siège de l’autorité coloniale ayant compé-tence sur leur territoire fut transféré du Cap à la Couronne. Quant aux Ndébélés de Rhodésie du Sud, complètement dépouillés de leurs droits en 1893, ils obtinrent par leur sou-lèvement de 1896 la reconnaissance de leurs chefs (indunas) comme autorités salariées par l’administration. Dans d’autres cas, comme chez les Hehe de Tanzanie, le soulèvement ser-vit au moins à restaurer durablement la fierté d’un peuple1.

Des soulèvements à grande échelle, comme celui de 1857 en Inde, ou la guerre de Java en 1825-1830, furent l’occa-sion pour les colonisateurs de prendre conscience de l’hosti-lité profonde que suscitait leur politique et de l’attachement des populations à des aristocraties malmenées par le pou-voir colonial. Les États coloniaux, britannique et néerlan-dais, réagirent en affirmant un respect de l’autonomie des sociétés autochtones. Les résistances eurent ainsi ce pouvoir d’alarme qui empêcha les colonisateurs de se croire tout à fait en capacité d’imposer leur hégémonie. Elles alimentèrent une inquiétude qui fut souvent le ressort de politiques réfor-matrices, dont bénéficièrent aussi, par surcroît, ceux qui n’avaient pas lutté2.

Finalement, l’opposition entre « réactionnaires roman-tiques » et négociateurs avisés ne résiste pas à l’analyse historique. Les sociétés les plus « traditionnelles » et les plus « modernisées » se répartissent de manière égale dans le camp de la coopération et dans celui de la résistance. Lorsqu’ils entreprirent leur « guerre des fusils », les Sothos avaient une longue expérience du contact missionnaire et

1. Terence Ranger, « Connections between “Primary Resistance Move-ments” and Modern Mass Nationalism in East and Central Africa », art. cit. n° 3, p. 442.

2. Voir le chapitre de Frederick Cooper dans ce volume.

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diplomatique avec les Européens, et les Vietnamiens qui menèrent une guérilla antifrançaise au sein du mouvement Cân Vuong ou « Soutien au Roi » (1885-1897), après la prise du palais royal d’Hanoï et la fuite du roi, défendaient un État fortement bureaucratisé. Inversement, c’est par l’alli-ance avec les Britanniques que les Massaï parvinrent à pré-server leur mode de vie traditionnel. Ceux qui coopérèrent firent savoir qu’ils pouvaient revoir leur attitude s’ils n’obte-naient pas satisfaction, et ceux qui résistèrent usèrent parfois d’argumentaires juridiques sophistiqués, poussant très loin la recherche de l’interaction, comme les chefs Xhosas ou encore Witbooi. Enfin, les mêmes chefs et les mêmes socié-tés se retrouvèrent alternativement dans les deux attitudes, qui constituaient ainsi des répertoires d’action mobilisables au gré des circonstances plutôt que des catégories étanches.

3.2. Entre résistances « primaires » et résistances « secondaires » : réponses tardives et art de la fugue

Le modèle tracé par Ranger, qui distingue des résis-tances « primaires » – résistances à la conquête – et des résistances « secondaires » – mouvements nationalistes de masse, « modernes », animés par les syndicats ou les par-tis – pour mieux déceler entre elles des « connections », si ce n’est des continuités, pose le problème de la chrono logie et de la nature des mouvements de résistance. Comme le souligne Ranger lui- même, les moments primaires et secon-daires de la résistance se chevauchent, puisque les premiers se poursuivent en un lieu, tandis qu’ailleurs s’organisent déjà des mouvements de masse. Qui plus est, ils intera-gissent, comme à Bulawayo en 1929, où des syndicalistes de Rhodésie du Sud se donnent pour modèle d’action le soulèvement « primaire » que connaît la Somalie au même moment1. Mais, il est des mouvements qui ne relèvent stricto

1. Terence Ranger, « African Reaction to the Imposition of Colonial Rule in East and Central Africa », art. cit.

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sensu d’aucune de ces deux catégories et que Ranger ana-lyse pour en relever les spécificités, sans pour autant leur conférer le statut d’une catégorie.

Le meilleur exemple en est le mouvement Maji- Maji, au Tanganyika, que John Illife désigne comme « post- pacification revolt »1. Cette définition chronologique comporte un prédi-cat : si la résistance à la conquête a pour objet le maintien d’une souveraineté autochtone et ne peut être considérée comme un mouvement anticolonial, ses acteurs ne sachant encore rien de la colonisation qui advient, la révolte posté-rieure à la pacification porte sur l’un ou l’autre des visages par lesquels la colonisation a commencé à se donner à voir aux acteurs – fiscalité, cultures obligatoires, travail forcé, conscription, etc. Elle est donc une réaction à l’un des aspects de la domination coloniale. Les populations coloni-sées savent désormais ce que signifie concrètement la colo-nisation et ajustent leur comportement à la situation nouvelle qui leur est imposée. Par ailleurs, parce qu’elle s’ancre dans une situation vécue par le plus grand nombre, elle prend la forme d’un mouvement de masse, d’un soulèvement par en bas, qui comporte une dimension sociale, voire révolution-naire, au sein même de la société où elle surgit. Tandis que les résistances primaires étaient initiées par les aristocraties autochtones, dont elles tendaient à conserver le pouvoir, ces mouvements sont menés par des hommes nouveaux, parfois d’origine servile, qui s’imposent comme autorité charisma-tique et passent outre l’éventuelle réticence des autorités traditionnelles. Beaucoup de ces mouvements, en Afrique centrale, australe ou orientale, s’affirment par le biais de la création d’un culte nouveau, souvent millénariste, qui déstabi-lise l’autorité établie2. À ce titre, ils ne sauraient se rattacher à la catégorie des mouvements nationalistes « modernes ». Cependant, ces mouvements parviennent à dépasser la frag-

1. John Illife, Tanganyika under German Rule, 1905-1912, Londres, Cambridge University Press, 1969.

2. Terence Ranger, « Connections between “Primary Resistance Move-ments” and Modern Mass Nationalism in East and Central Africa », art. cit.

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mentation politique qui avait souvent provoqué l’échec des précédents : ils s’élargissent au- delà des barrières ethniques et provoquent la constitution de larges alliances qui repré-sentent par leur ampleur une véritable menace pour le pou-voir colonial. En ce sens, ils mobilisent une conscience interethnique comparable à celle des mouvements nationa-listes postérieurs.

De ces révoltes d’entre- deux, que l’historiographie n’a pas encore nommées, on pourrait trouver de nombreuses occur-rences, en dehors des aires étudiées par Terence Ranger. La guerre contre la conscription qui soulève l’ouest de la Haute- Volta et le sud- est du Soudan français en 1915-1916 en constitue un bon exemple, peu connu. Née au sein d’une société segmentaire, elle est multiethnique, associe animistes et musulmans, et mobilise 800 000 à 900 000 personnes, soit 8 % de la population totale de l’AOF. Surgie dans le contexte de la Première Guerre mondiale qui voit les admi-nistrations locales se vider de leurs hommes partis rejoindre le front en métropole ou combattre au Togo, elle manie la rumeur de la défaite des Français face aux Allemands et de leur départ définitif de la colonie, qu’il s’agit de hâter, et mobilise finalement toutes les troupes encore disponibles dans l’AOF dans une répression qui fait 30 000 victimes1.

À cet entre- deux des résistances, il faudrait ajouter, entre « collaboration » et « résistances », les zones grises de l’accom-modement, notion venue, elle aussi, de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale2, et plus encore les zones muettes

1. Mahir ùaul et Patrick Royer, West African Challenge to Empire. Culture and History in the Volta- Bani Anticolonial War, Athens, Ohio University Press, 2001.

2. La notion a une autre généalogie dans l’espace des sciences sociales anglophones, où le terme « accommodation » a été utilisé dans le sens de « compromis » ou d’« adaptation », en particulier dans le domaine de l’his-toire religieuse. On le retrouve dans le champ de l’histoire des colonisa-tions, où il figure dans le titre de plusieurs ouvrages : Robert M. Maxon, Conflict and Accommodation in Western Kenya : The Gusii and the British, 1907-1963, Cranbury, Associated University Press, 1989 ; David Robin-son, Paths of Accommodation : Muslim Societies and French Colonial Authorities in Senegal and Mauritania, 1880-1920, Athens, Ohio Univer-

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de la résistance à bas bruit, celle du quotidien, en particu-lier celle qui se traduit par des formes d’échappée hors du territoire administré, dans la forêt ou dans la brousse, ou par le franchissement de frontières interimpériales, dans un « marronnage colonial »1 généralisé qui permet d’échapper à la conscription, au travail forcé, à la perception, à toutes les contraintes nouvelles. L’historiographie de l’Allemagne nazie a forgé un terme qui pourrait commodément la dési-gner, en opposant Widerstand (résistance active) à Resistenz, qui rassemble toutes les formes de résistance passive, presque invisibles, et que l’on pourrait traduire par « résilience ».

Conclusion

Inscrit dans le temps plus long de la négociation et inséré au sein d’une dialectique de la guerre et de l’alliance, le moment de la conquête se trouve augmenté d’une épaisseur chronologique et de modalités d’interaction considérables, qui permettent d’observer de part et d’autre les choix des

sity Press, 2000. De façon significative, la traduction française de ce der-nier ouvrage, parue en 2004, rejette le terme en sous- titre sans le traduire par « accommodement » : David Robinson, Sociétés musulmanes et pou-voir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, 1880-1920. Parcours d’accommodation, Paris, Karthala, 2004. « Accommodation » existe en effet en français, mais dans une acception très différente, liée à la psycho-logie cognitive de Piaget, où il désigne un processus d’acquisition de nou-veaux savoirs, distingué de l’assimilation. Il semble donc que l’usage de traduire « accommodation » par « accommodement », qui ne s’est imposé que récemment chez les historiens français, doive beaucoup à l’antériorité de l’usage de ce dernier terme dans l’historiographie francophone de la Seconde Guerre mondiale.

1. J’emprunte l’expression à Nicolas Courtin, « La garde indigène à Madagascar. Une police pour la “splendeur” de l’État colonial (1896-1914) », in Jean- Pierre Bat et Nicolas Courtin (dir.), Maintenir l’ordre colonial. Afrique et Madagascar, XIXe- XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 45-63, ici p. 58.

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acteurs, où chacun puise à différents registres de la relation internationale (le droit, la politique, le conflit). Pour autant, lorsque la guerre survient, à l’initiative des acteurs placés sur le terrain, à la périphérie des empires mais au cœur des territoires autochtones, elle creuse le dualisme beaucoup plus profondément que ne le font les conflits entre pairs, moins du fait d’une disparité des moyens techniques engagés de chaque côté que des formes de combat mises en œuvre par le conquérant. Persuadé de sa supériorité technologique, morale et ontologique, celui- ci s’engage dans des guerres qu’il pen-sait devoir être « petites » (small wars), sans avoir anticipé les capacités de résistance de l’adversaire et les difficultés du terrain. Les violences de la guerre de conquête peuvent alors être interprétées comme un aveu de faiblesse compensé par une démonstration de force implacable. Mais elles doivent être contextualisées dans des situations où, dans la plupart des cas, un projet d’appropriation foncière se superposait à la conquête territoriale. Quant à la résistance des sociétés autochtones, qu’elle soit initiale ou plus tardive, elle n’est pas réductible à la lutte désespérée du pot de terre contre le pot de fer. Elle contribue à forger des héros pour une his-toire nationale à venir et constitue l’expérience collective d’une capacité à agir qui trouve des prolongements ulté-rieurs, au moins dans le sentiment d’exister collectivement.

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