Les antiféminismes : analyse d'un discours réactionnaire

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LES ANTIFÉMINISMES : ANALYSE D’UN DISCOURS RÉACTIONNAIRE

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Également parus dans la collection Observatoire de l’antiféminisme

Les femmes de droite, Andrea Dworkin, traduction de Martin Dufresne et Michele Briand, préface de Christine Delphy, postface de Frédérick Gagnon, 2012.

Le mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué, sous la direction de Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, nouvelle édition revue et augmentée, 2015.

Retour sur un attentat antiféministe : École Polytechnique de Montréal, 6 décembre 1989, sous la direction de Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri, Lyne Kurtzman et Dominique Payette, 2010.

La collection Observatoire de l’antiféminisme est dirigée par Francis Dupuis-Déri.L’Observatoire de l’antiféminisme est rattaché au Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’antiféminisme (GIRAF) de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’Université du Québec à Montréal.

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LES ANTIFÉMINISMES : ANALYSE D’UN DISCOURS RÉACTIONNAIRE

Sous la direction de Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri

les éditions du remue-ménage

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En couverture : Marie-Claude Lepiez, Conseils d’amis, encre sur papier, 11,5 x 15 cm, 2009Couverture : Remue-ménageInfographie : Claude Bergeron

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Vedette principale au titre : Les antiféminismes : analyse d’un discours réactionnaire Comprend des références bibliographiques. ISBN 978-2-89091-534-3 1. Antiféminisme. 2. Féminisme. I. Lamoureux, Diane- . II. Dupuis-Déri, Francis- .HQ1150.A57 2015 305.42 C2015-941320-6

ISBN (pdf) : 978-2-89091-535-0ISBN (ub) : 978-2-89091-536-7© Les Éditions du remue-ménageDépôt légal : troisième trimestre 2015Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

Les Éditions du remue-ménage110, rue Sainte-Thérèse, bureau 303Montréal (Québec) H2Y 1E6Tél. : 514 876-0097/Téléc. : 514 [email protected]/www.editions-rm.ca

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Table des matières

Introduction .................................................................................................. 9Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri

De la réaction antiféministe aux rhétoriques protomasculinistes : le traitement de Louise Michel dans la presse française à la fi n du XIXe siècle ................................................................................................ 19

Sidonie Verhaeghe« Des hyènes galeuses et agressives à la bouche écumante » : une analyse rhétorique de l’antiféminisme pamphlétaire ....................... 37

Julie AbbouLes féministes n’ont pas d’humour ............................................................. 55

Jérôme CotteL’antiféminisme, expression sociopolitique du sexisme et de la misogynie : « C’est la faute au féminisme ! » ................................. 75

Francine DescarriesLa matrice hétérosexuelle de l’antiféminisme ........................................... 91

Diane LamoureuxL’hérésie des « féministes du genre » : genèse et enjeux de l’antiféminisme « antigenre » du Vatican .............................................. 107

Sara GarbagnoliPostféminisme et antiféminisme ................................................................ 129

Francis Dupuis-DériImages de la violence ................................................................................... 149

France ThéoretBibliographie ................................................................................................. 165Notes biographiques..................................................................................... 177

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Introduction

Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri

« Le mâle est par nature plus apte à être un guide que la femelle », affirmait Aristote1. Selon l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon, la femme est « inférieure devant l’homme, une sorte de moyen terme entre lui et le reste du règne animal2 ». Ces propos rappellent ceux de Sigmund Freud, pour qui « [l]a femme reconnaît le fait de sa castra-tion et avec cela, elle reconnaît aussi la supériorité de l’homme et sa propre infériorité ». Ces quelques perles, auxquelles on pourrait en ajouter assez pour faire plusieurs colliers, sont une indication de la prévalence de la misogynie (haine des femmes), fonds de commerce auquel puise allègrement l’antiféminisme3. Mais l’antiféminisme re-lève d’une logique plus précise que la misogynie, puisqu’il ne vise pas toutes les femmes, mais particulièrement celles qui espèrent l’éman-cipation. Celles-ci sont alors la cible d’un discours qui certes puise dans les lieux communs de la misogynie, mais fait aussi œuvre origi-nale.

Ainsi, Jean-Jacques Rousseau prétendait que « [s]outenir vague-ment que les deux sexes sont égaux, et que leurs devoirs sont les

1. Politique I, 12, 1259b, p. 72 de l’édition Vrin, 1987.2. Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la Ré volution et dans l’É glise, Paris, Fayard,

1990 [1858], p. 1948.3. Pour un florilège de propos misogynes, voir Benoîte Groult, Cette mâle assurance, Paris,

Albin Michel, 1993.

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mêmes, c’est se perdre en déclamations vaines4 ». Lors d’un débat entourant le vote des femmes au Québec, le député Fortin déclarait : « [l]es exemples empruntés aux pays suffragistes ont déjà montré l’accroissement du divorce et l’épidémie du célibat5 ». Charles de Gaulle, pour sa part, s’esclaffait à l’idée d’un ministère de la condi-tion féminine : « Pourquoi pas un sous-secrétariat d’État au tricot 6 ? » Plus récemment, une étude des discours masculinistes dans les mé-dias de plusieurs pays, dont le Canada, les États-Unis et la France, a révélé que le féminisme est régulièrement accusé d’être la cause d’un désarroi des hommes, dont les difficultés scolaires des garçons seraient un des symptômes (avec le suicide des hommes et les divorces)7. Les groupes de pères séparés et divorcés agissent trop souvent comme l’avant-garde de l’antiféminisme militant. En France, par exemple, SVP Papa considère que le féminisme est une véritable « INQUISI-TION MATRIARCALE, imposée par des extrémistes haineuses qui se cachent derrière les souffrances de femmes, pour justifier leur haine8 ». L’insulte « féminazies » s’était déjà répandue grâce à des ani-mateurs de radio populistes, mais avec le développement du cyber-espace, la parole antiféministe s’exprime encore plus librement, parfois sous le couvert de l’anonymat ; un site Web comme « Les anti-féministes », animé par Sarah Labarre, propose un florilège des pires propos antiféministes qui circulent dans le cyberespace9.

L’antiféminisme est la preuve que le féminisme dérange. Il s’ac-tive pour protéger la domination masculine et donc ralentir, arrêter, voire faire reculer le féminisme, soit le mouvement pour la liberté, l’égalité et la dignité des femmes face aux hommes. L’antiféminisme influence les rapports sociaux de sexe, s’inscrit dans les institutions et

4. Jean-Jacques Rousseau, « Sophie ou la femme », Émile ou de l’éducation, Paris, GF-Flammarion, 2009 [1762], p. 521.

5. Rapporté dans Le Soleil, 22 février 1934.6. Benoîte Groult, op. cit.7. Pierrette Bouchard, Isabelle Boily et Marie-Claude Proulx, La réussite scolaire comparée

selon le sexe : catalyseur des discours masculinistes, Ottawa, Condition féminine Canada, 2003.8. SVP Papa, « Sexisme : la tradition française, http://svppapa.e-monsite.com/pages/les-

grues-de-nantes/sexisme.html (consulté le 18 mars 2013).9. http://lesantifeministes.tumblr.com.

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s’incarne dans diverses organisations. Or, puisque le féminisme n’en finit pas de se développer et de se réinventer, l’antiféminisme s’adapte à son tour, le tout donnant lieu à une sorte de cercle vicieux.

Au Québec de la Révolution tranquille, on a pu croire que les transformations féministes allaient produire leurs effets sans rencon-trer trop de réactions négatives, contrairement à ce qui s’était passé au début du XXe siècle lors de la vague féministe précédente. Depuis le milieu des années 1960, le « triangle de velours10 » semblait vouloir déployer ses effets bénéfiques : égalité de statut des femmes mariées, responsabilité parentale partagée envers les enfants, accès à l’éduca-tion, accès au marché du travail et aux professions, garderies, congés de maternité, équité salariale, reconnaissance du statut des femmes collaboratrices dans l’entreprise familiale, accès facilité à la sépara-tion et au divorce, liberté de contraception et d’avortement. Certes, toutes ces avancées furent conquises de haute lutte, surtout la liberté d’avortement. Mais puisque politiciennes et politiciens, fonction-naires, commissions d’enquête et militantes féministes semblaient marcher dans la même direction, ces résistances furent mises au compte des vestiges du passé. Il a fallu le féminicide de Polytechnique en 1989 pour prendre la mesure de la situation. Le tueur était loin d’être isolé ; son geste a déclenché un torrent de réactions hostiles, à des degrés divers, au féminisme. Depuis, le flot ne s’est pas tari : le féminisme serait allé trop loin et il était plus que temps de contenir ce vent de folie qui semblait avoir balayé le Québec.

Avant les années 1990, les publications au sujet de l’antifémi-nisme restaient des cas d’exception, à tout le moins dans la sphère francophone occidentale11. Au début des années 1990, la traduction

10. Terme employé par Alison E. Woodward pour décrire les convergences entre milieux mi-litants, savants et politiques pour introduire des transformations législatives ou des chan-gements sociaux. « Building Velvet Triangles : Gender and Informal Governance », dans Thomas Chistiansen et Simona Piattoni (dir.), Informal Governance in the European Union, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2003.

11. Au Québec, voir Lise Noël, « Haro sur les féministes ! », Liberté, vol. 26, no 5, 1984, p. 76-82. En France, voir la traduction de l’anglais du texte de Rosalind Pollock-Petchevsky, « L’anti-féminisme et la montée de la Nouvelle Droite aux États-Unis », Nouvelles Questions fémi-nistes, no 6-7, printemps 1984, p. 55-106.

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en français du livre Backlash, de Susan Faludi, a marqué un moment important dans la prise de conscience de l’ampleur de la réaction anti féministe aux États-Unis pendant les « années Reagan ». Faludi associait l’antiféminisme à la droite religieuse et (néo)conservatrice, ainsi qu’à des discours laissant entendre que le féminisme était allé trop loin et que l’égalité entre les sexes était atteinte. Mais c’est au mi-lieu des années 1990 que l’antiféminisme devient réellement le sujet d’« un nouveau champ de recherche12 » en France, plus précisément en histoire. Christine Bard, de l’Université d’Angers, a lancé un im-portant chantier de recherche, en organisant diverses rencontres, puis en dirigeant un ouvrage marquant, Un siècle d’antiféminisme. Au Québec, les exercices d’analyse de l’antiféminisme ne représen-taient encore que des démarches, certes intéressantes, mais très iso-lées. En 1995, par exemple, le premier numéro de la revue étudiante FéminÉtudes, de l’UQAM, consacrait un dossier à l’antiféminisme. Pour sa part, Nicole Bélanger présentait un mémoire de maîtrise en science politique à l’Université Laval qui proposait une analyse cri-tique de divers discours antiféministes s’étant exprimés après la tue-rie de l’École polytechnique en 198913.

Depuis quelques années, les efforts se sont multipliés pour es-sayer de mieux documenter et de comprendre l’antiféminisme. Il est significatif que le mouvement féministe ait lui-même contribué à cette entreprise, en s’inquiétant tout particulièrement du masculi-nisme. En France, le collectif Stop masculinisme, de Grenoble, a pu-blié un petit livre intitulé Contre le masculinisme : guide d’autodéfense intellectuelle, alors qu’au Québec, la Table de concertation de Laval en condition féminine proposait en 2005 la brochure Paroles fémi-nistes, controns le ressac ! Réponses au discours anti-féministe. Pour sa part, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) associait dans son

12. Florence Rochefort, « L’antiféminisme : un nouveau champ de recherche », Vingtième siècle : revue d’histoire, no 57, janvier-mars 1998, p. 146-147.

13. Nicole Bélanger, Féminisme et antiféminisme : de la reconnaissance par les institutions à l’émergence d’un nouveau discours basé sur les « exagérations » du féminisme, mémoire de maîtrise (science politique), Université Laval, 1997.

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analyse le masculinisme à l’influence grandissante du néolibéralisme14. D’autres regroupements de femmes, y compris dans le domaine de la violence conjugale, ont produit des documents sur le sujet15. Des re-cherches ont également été menées pour comprendre les nouvelles formes des mobilisations « anti-choix » s’opposant au droit à l’avor-tement16.

Du côté des études féministes à l’université, notons la parution de quelques ouvrages collectifs sur ce sujet17. Les revues Recherches féministes et Les Cahiers du genre ont produit un numéro conjoint sur « les antiféminismes » (2012), alors que la revue Travail, genre et sociétés proposait un dossier intitulé « La France : féministe ou anti-féministe ? » (2014). En 2004, Josette Trat organisait le colloque « Rap-ports sociaux de sexe : retours en arrière et résistance » à l’Université Paris 8, dont une partie des contributions ont été publiées dans l’ouvrage collectif mentionné plus haut. Enfin, des tables rondes sur l’antiféminisme ont été organisées dans le cadre du Congrès interna-tional des recherches féministes francophones à Lausanne (2012) et à Montréal (2015), alors que le Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’antiféminisme (GIRAF) a organisé un colloque à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en janvier 2013 (certains des textes du

14. Rapporté dans Émilie Goulet, Comment comprendre les transformations du mouvement des femmes au Québec ? : analyse des répercussions de l’antiféminisme, mémoire de maîtrise (science politique), Université de Montréal, 2011, p. 75.

15. Ruth Altminc, Médias et masculinisme à Montréal, Montréal, Table des groupes de femmes de Montréal, 2007 ; Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale, Casser la vague : Une réponse aux arguments sur la prétendue symétrie en violence conjugale, Montréal, 2006.

16. Audrey Gonin, Véronique Pronovost et Mélissa Blais, en partenariat avec la Fédération du Québec pour le planning des naissances, Enjeux éthiques de l’intervention auprès de femmes vivant une grossesse imprévue au Québec : discours et pratiques de ressources anti-choix et pro-choix, Montréal, Service aux collectivités-Université du Québec à Montréal, 2014.

17. L’autonomie des femmes en question : antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe (2006), Le mouvement masculiniste au Québec : L’antiféminisme démasqué (2008, nouvelle édition en 2015), « J’haïs les féministes ! » : le 6 décembre 1989 et ses suites (2009), Retour sur un attentat antiféministe : École polytechnique 6 décembre 1989 (2010).

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présent ouvrage ont d’abord été des communications présentées dans l’un ou l’autre de ces événements)18.

Ce que ces analyses nous montrent, c’est que, depuis le début, l’antiféminisme a accompagné toute l’histoire du féminisme, en dé-nonçant ses excès ou en s’empressant d’en dresser le constat de dé-cès. Il couvre un spectre très large, mais il comprend toujours une dénonciation de la liberté et de l’égalité que revendiquent les fémi-nistes pour toutes les femmes. De plus, si au cours des dernières années il a été largement associé au néolibéralisme et à la droite conserva-trice, il couvre l’intégralité du spectre politique, la gauche n’ayant eu de cesse de blâmer le féminisme comme « diversion » de la lutte des classes.

S’appuyant sur la misogynie ordinaire qui imprègne toujours nos sociétés, l’antiféminisme n’a pas à s’embarrasser de cohérence argumentaire. Tantôt, il s’agit de réitérer l’infériorité des femmes, in-fériorité qui se vérifie par le fait même qu’elle perdure malgré toutes les mesures d’action positive mises en place au cours des dernières décennies afin de la corriger. Parfois, comme le soulignait déjà Maria Deraismes au milieu du XIXe siècle, il s’agit d’invoquer leur supério-rité pour mieux les éjecter de l’humanité19 ; le même propos a été re-pris avec la figure de la Madone dans Les fées ont soif de Denise Boucher. D’autres fois encore, on ressort le discours des sphères sé-parées, tout en passant sous silence la hiérarchie entre ces dernières, à la manière du discours ségrégationniste qui a longtemps prévalu aux États-Unis.

Au fil des publications, s’est développée une connaissance plus approfondie du phénomène. Alors que des recherches cherchent à

18. Tout cela sans compter des publications sous forme d’articles ici et là. Parmi d’autres : Élisabeth Klaus, « Antiféminisme et féminisme élitiste en Allemagne : les termes du dé-bat », Travail, genre et sociétés, no 24, 2010, p. 151-165 ; Margot Béal, « Marthe Borély, l’anti féminisme entre contre-révolution et République », Genre & Histoire, no 8, 2011 [en ligne] ; Auréline Cardoso, « La superwoman est-elle antiféministe ? Analyse des discours de la presse féminine sur l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale », Recher-ches féministes, vol. 27, no 1, 2014, p. 219-236.

19. Maria Deraismes, Ève dans l’humanité, Paris, Côté-femmes, 1990 [1868].

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mieux comprendre les modes organisationnels de l’antiféminisme20, ses effets sur les féministes et leurs organisations21 ainsi que son in-fluence sur les politiques publiques des États22 et des organisations internationales23, les observations proposées ici procèdent de l’ana-lyse de discours, une approche souvent privilégiée dans ce domaine d’étude24.

À cet égard, l’analyse mobilise souvent les réflexions d’Albert Hirschman sur les discours conservateur et réactionnaire qui se structurent selon trois principales thèses argumentatives, à savoir la mise en péril, l’inanité et l’effet pervers25. Le féminisme est en effet critiqué – par la droite et la gauche – parce qu’il menacerait l’ordre divin, l’ordre naturel, la nation, la famille, les hommes ou les jeunes (thèse de la mise en péril), qu’il ne parviendrait jamais à transformer réellement les hommes et les femmes (thèse de l’inanité) et qu’il serait même nuisible pour les femmes elles-mêmes (thèse de l’effet pervers) (voir le texte de Diane Lamoureux), d’où l’importance de passer au « postféminisme » (voir le texte de Francis Dupuis-Déri). Cet ouvrage

20. Audrey Gonin et coll., op. cit.21. Émilie Goulet, op. cit. ; Mélissa Blais, « Y a-t-il un “cycle de la violence antiféministe” ? : les

effets de l’antiféminisme selon les féministes québécoises », Recherches féministes, vol. 25, no 1, 2012, p. 127-149 ; Francis Dupuis-Déri, Quand l’antiféminisme cible les féministes : actions, attaques et violences contre le mouvement des femmes, Montréal, L’R des centres de femmes du Québec/Service aux collectivités-Université du Québec à Montréal, 2013.

22. Francis Dupuis-Déri, « L’antiféminisme d’État », Lien social et politiques, no 69, 2013, p. 163-180.

23. Annick Druelle, La présence des groupes de droite anti-féministes aux Nations Unies, Montréal, Institut de recherches et d’études féministes-Université du Québec à Montréal, 2000.

24. À titre d’exemples, Diane Lamoureux, « Néolibéralisme, néoconservatisme et antifémi-nisme au Québec et au Canada », dans Le trésor perdu de la politique : espace public et enga-gement citoyen, Montréal, Écosociété, 2013, p. 83-91 ; Mélissa Blais, « J’haïs les féministes ! » : le 6 décembre 1989 et ses suites, Montréal, Remue-ménage, 2009.

25. Pour des exemples de l’utilisation de Hirschman pour analyser le discours antiféministe, voir Diane Lamoureux, « Un terreau antiféministe », dans Mélissa Blais et Francis Dupuis- Déri (dir.), Le mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué, Montréal, Remue-ménage, 2008 ; Diane Lamoureux, « Les nouveaux visages de l’antiféminisme en Amérique du Nord », dans Josette Trat, Diane Lamoureux et Roland Pfefferkorn (dir.), L’autonomie des femmes en question : antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 31-50 ; Florence Rochefort, « L’antiféminisme à la Belle Époque, une rhétorique réactionnaire », dans C. Bard (dir.), op. cit., p. 133-147.

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propose aussi des analyses de l’antiféminisme ordinaire (Francine Descarries), s’exprimant souvent dans l’humour (voir le texte de Jérôme Cotte), de l’antiféminisme religieux (Sara Garbagnoli) et de l’antiféminisme de gauche (France Théoret).

La perspective historique, toujours stimulante, permet de saisir les invariants, de même que des paradoxes apparents, puisque ce que recouvre le terme « féminisme » a fait et fait encore l’objet de débats. Les antiféministes ciblaient donc des femmes émancipées, dérogeant aux rôles sociaux de sexe de leur époque, qui pouvaient – et peuvent encore – refuser de se dire féministes (voir le texte de Sidonie Verhaeghe). Les études historiques nous rappellent aussi que l’anti-féminisme s’exprimait alors avec une virulence (voir le texte de Julie Abbou) qu’hésitent aujourd’hui à adopter des personnalités publi-ques, mais qui trouve un nouvel espace d’expression sur le Web.

Il est maintenant clair que l’antiféminisme se manifeste sous di-verses formes, même si les frontières entre les tendances peuvent être poreuses, ce qui a amené Anne-Marie Devreux et Diane Lamoureux à utiliser le pluriel pour en parler. L’antiféminisme peut faire à la fois le jeu du néolibéralisme (individualisme et négation des phénomènes sociaux, disqualification des projets collectifs et des mouvements sociaux, anti-égalitarisme et prétendue méritocratie) et du conserva-tisme (dévalorisation des mouvements sociaux progressistes, revalori-sation de la solidarité au sein de la famille dont les femmes-mères seraient responsables, anti-égalitarisme naturaliste)26. Il peut égale-ment se mouler dans le discours écologiste ou pacifiste en invoquant la proximité des femmes avec la nature ou encore leur réticence par rapport aux conflits armés du fait de leur fonction maternelle.

Nous n’avons pas la prétention d’avoir épuisé le sujet, ni même d’en avoir abordé toutes les facettes. Nous voudrions surtout attirer l’attention sur la remarquable plasticité de l’antiféminisme, qui ne cesse de se parer de nouveaux visages. Nous n’avons qu’esquissé le lien entre l’antiféminisme et l’homophobie, tout en laissant de côté la

26. Diane Lamoureux, « Néolibéralisme, néoconservatisme et antiféminisme au Québec et au Canada », op. cit. ; Diane Lamoureux, « Les nouveaux visages de l’antiféminisme en Amérique du Nord », op. cit.

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transphobie27. Nous avons également limité notre propos au monde euro-atlantique, sans prendre en considération les manœuvres des courants politiques conservateurs pour instrumentaliser l’opposition au féminisme présente dans certaines « communautés culturelles » ou dans des pays du Sud afin de les rallier à leur projet, ni l’instru-mentalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes à laquelle on réduit trop souvent le féminisme pour soutenir des positions ra-cistes ou islamophobes. Enfin, nous n’avons pas traité des popula-tions autochtones ni des possibles dérives naturalisantes liées aux discours sur la Terre-mère. Malgré tout, nous avons voulu contribuer à éclaircir certains enjeux et faire ainsi œuvre de « salubrité intellec-tuelle ». Nos visées sont donc à la fois intellectuelles (mieux com-prendre le phénomène) et militantes (disposer de meilleurs outils pour le contrer), en espérant que cet ouvrage encourage le combat sous toutes ses formes contre ce discours réactionnaire.

27. Voir Janik Bastien Charlebois, « L’homophobie sournoise dans l’idéal masculin des mas-culinistes », dans Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (dir.), op. cit., et la conclusion du même ouvrage pour des réflexions sur la lesbophobie du discours masculiniste.

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Notes biographiques 179

Devreux, le numéro conjoint des revues Recherches féministes (vol. 25, no 2) et Cahiers du genre (no 52) sur les antiféminismes, paru en 2012.

France Théoret, née à Montréal, est titulaire d’un doctorat en études fran-çaises. Elle a contribué à la revue littéraire La Barre du jour de 1967 à 1969, avant de cofonder le journal féministe Les Têtes de pioche en 1976 et le ma-gazine culturel Spirale en 1979. Poète, romancière et essayiste, elle a signé une trentaine d’ouvrages. Elle a publié, entre autres, un recueil d’essais lit-téraires et féministes, Écrits au noir, en 2009 et des entretiens avec Louky Bersianik, L’écriture, c’est les cris, en 2014 aux éditions du Remue-ménage. Elle a reçu en 2012 le prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre.

Sidonie Verhaeghe est doctorante en science politique au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales ( CERAPS) de l’Uni-versité de Lille, en France. Son travail de thèse porte sur les luttes politiques et les constructions mémorielles autour de la figure de Louise Michel. Elle a publié « “Les victimes furent sans nom et sans nombre” : Louise Michel et la mémoire des morts de la Commune de Paris », Mots : les langages du poli-tique (no 100, 2012).

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