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Certains droits réservés © Silvio Salej Higgins, Antônio Ribeiro, Maurício Botrel de Vasconcellos, João Estevão Barbosa (2014) Sous licence Creative Commons (by-nc-nd). ISSN 1913-5297 www.ricsp.uqam.ca Ri P CS Revue internationale Communication sociale et publique L’émergence d’une structure cœur-périphérie dans un réseau brésilien de copublications en sciences comptables Silvio Salej Higgins, Ph. D. Professeur, Département de sociologie, Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’analyse des réseaux sociaux Universidade Federal de Minas Gerais, Brésil Antônio Ribeiro, Doctorant Département de sociologie, Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’analyse des réseaux sociaux Universidade Federal de Minas Gerais, Brésil Maurício Botrel de Vasconcellos, Doctorant Département de sociologie, Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’analyse des réseaux sociaux Universidade Federal de Minas Gerais, Brésil João Estevão Barbosa, M. Sc. Professeur, Institut de sciences sociales appliquées Universidade Federal de Alfenas, Brésil Résumé Cet article présente une analyse de l’évolution de la structure du réseau de copublications entre les chercheurs des programmes d’études supérieures en sciences comptables au Brésil au cours de trois périodes (2002-2004, 2005-2007, 2008-2010). L’analyse s’appuie sur la technique du blockmodeling afin de tester l’hypothèse de l’émergence de structures de type « cœur-périphérie » dans ce type de réseaux. Cherchant à identifier les facteurs contribuant à l’apparition de ce type de structure, nous avons considéré le réseau en tant que variable dépendante. Nous avons développé un modèle « P-étoiles » (p*) pour explorer les effets des paramètres structurels d’étoiles à trois branches et de triangles, de même que l’effet des attributs individuels de productivité et d’affiliation institutionnelle dans la configuration de la structure. À cet égard, nous avons testé trois hypothèses : 1) l’hypothèse de l’homophilie, 2) l’hypothèse de la transitivité et 3) l’hypothèse de l’avantage cumulatif. Nos résultats confirment la tendance structurelle à l’émergence d’un modèle cœur-périphérie pendant la maturation du réseau. Ils confirment également un puissant effet de l’homophilie et de la transitivité. De plus, nous montrons que le cumul d’avantages est un processus important pour la configuration de la structure émergente. Mots clés : copublication, réseau, cœur-périphérie, blockmodeling. The Emergence of a Core-Periphery Structure in a Brazilian Co-Authorship Network in Accounting Sciences Abstract In this paper, we analyze, through three periods (2002-2004, 2005-2007, 2008-2010), the structure of the co-authorship network between researchers of postgraduate programs of accounting sciences in Brazil. We applied a blockmodeling analysis to test the emergence of a core-periphery structure in that collaborative network. Aiming to go beyond this classic finding within this field of research, we treated the network as a dependent variable in order to explain which factors contribute to the emergence of the identified structure.

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Certains droits réservés © Silvio Salej Higgins, Antônio Ribeiro, Maurício Botrel de Vasconcellos, João Estevão Barbosa (2014) Sous licence Creative Commons (by-nc-nd). ISSN 1913-5297

www.ricsp.uqam.caRi PCSRevue internationale

Communication sociale et publique

L’émergence d’une structure cœur-périphérie dans un réseau brésilien de copublications en sciences comptables

Silvio Salej Higgins, Ph. D. Professeur, Département de sociologie, Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’analyse des réseaux sociauxUniversidade Federal de Minas Gerais, Brésil

Antônio Ribeiro, Doctorant Département de sociologie, Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’analyse des réseaux sociauxUniversidade Federal de Minas Gerais, Brésil

Maurício Botrel de Vasconcellos, Doctorant Département de sociologie, Groupe de recherche interdisciplinaire sur l’analyse des réseaux sociauxUniversidade Federal de Minas Gerais, Brésil

João Estevão Barbosa, M. Sc. Professeur, Institut de sciences sociales appliquéesUniversidade Federal de Alfenas, Brésil

Résumé

Cet article présente une analyse de l’évolution de la structure du réseau de copublications entre les chercheurs des programmes d’études supérieures en sciences comptables au Brésil au cours de trois périodes (2002-2004, 2005-2007, 2008-2010). L’analyse s’appuie sur la technique du blockmodeling afin de tester l’hypothèse de l’émergence de structures de type « cœur-périphérie » dans ce type de réseaux. Cherchant à identifier les facteurs contribuant à l’apparition de ce type de structure, nous avons considéré le réseau en tant que variable dépendante. Nous avons développé un modèle « P-étoiles » (p*) pour explorer les effets des paramètres structurels d’étoiles à trois branches et de triangles, de même que l’effet des attributs individuels de productivité et d’affiliation institutionnelle dans la configuration de la structure. À cet égard, nous avons testé trois hypothèses : 1) l’hypothèse de l’homophilie, 2) l’hypothèse de la transitivité et 3) l’hypothèse de l’avantage cumulatif. Nos résultats confirment la tendance structurelle à l’émergence d’un modèle cœur-périphérie pendant la maturation du réseau. Ils confirment également un puissant effet de l’homophilie et de la transitivité. De plus, nous montrons que le cumul d’avantages est un processus important pour la configuration de la structure émergente.Mots clés : copublication, réseau, cœur-périphérie, blockmodeling.

The Emergence of a Core-Periphery Structure in a Brazilian Co-Authorship Network in Accounting Sciences

Abstract

In this paper, we analyze, through three periods (2002-2004, 2005-2007, 2008-2010), the structure of the co-authorship network between researchers of postgraduate programs of accounting sciences in Brazil. We applied a blockmodeling analysis to test the emergence of a core-periphery structure in that collaborative network. Aiming to go beyond this classic finding within this field of research, we treated the network as a dependent variable in order to explain which factors contribute to the emergence of the identified structure.

RICSP, 2014, n. 12, p. 43-6044 | S. S. Higgins, A. Ribeiro, M. B. de Vasconcellos, J. E. Barbosa

We developed a “P-stars” model to investigate the effects of structural parameters (3-star and triangle) and individual attributes (productivity and institutional affiliation) in the structure. We tested three other hypotheses: 1) homophily hypothesis, 2) hypothesis of transitivity, and 3) hypothesis of cumulative advantage. Our results confirmed a structural tendency in the studied network for a core-periphery structure as the field mature. We also confirmed a strong effect of homophily and transitivity in the network. Our results also highlight that the cumulative vantage is a central process in the emergence of the structure.Keywords: co-authorship, network, core-periphery, blockmodeling.

Introduction

Dans cet article, nous examinons la structure d’un réseau de copublications en sciences comptables au Brésil. Plus particulièrement, nous explorons l’évolution du réseau de copublications parmi les chercheurs des programmes d’études supérieures de cette discipline de 2002 à 2010. L’objectif central de cet article est d’analyser au moyen de la méthodologie d’analyse des réseaux sociaux : 1) le processus de formation de structures de type « cœur-périphérie » dans des réseaux de copublications scientifiques; 2) la formation de liens sociaux à partir de la logique de la transitivité et de l’homophilie; et 3) les effets des avantages cumulés afin d’identifier des facteurs qui expliqueraient l’émergence de cette structure cœur-périphérie. D’autres études ont montré cette tendance (Kronegger, Ferligoj et Doreian, 2011), mais elles n’ont pas cherché à dégager les configurations relationnelles pouvant en être à l’origine. Les résultats de la présente étude viennent donc apporter un nouvel éclairage sur la compréhension de l’émergence de structures de type « cœur-périphérie ».

Le réseau complet a été analysé à trois différents moments : 2002-2004, 2005-2007, 2008-2010. Notre principal argument s’appuie sur le fait que la collaboration entre les chercheurs n’est pas aléatoire. Des facteurs tels que le manque de ressources dans un contexte de grande concurrence et d’augmentation des coûts de production incitent les chercheurs à travailler en mode collaboratif. Dans ce contexte, le présent article vise à mieux comprendre les processus auto-organisés des réseaux sociaux. À cette fin, nous avons utilisé la technique du blockmodeling pour vérifier les changements dans la structure du réseau, ce qui nous a permis d’identifier l’émergence d’une configuration cœur-périphérie. Ensuite, nous avons développé un modèle « P-étoiles » (p*) en utilisant les concepts de transitivité et d’homophilie pour explorer les effets des variables structurelles, les étoiles à trois branches (3-étoiles) et les triangles, puis des variables d’attributs (productivité et affiliation institutionnelle) dans la configuration des relations repérées lors de la troisième période. Nous avons enfin vérifié la distribution de la centralité de degré des acteurs afin de tester l’effet des avantages cumulés liés à l’établissement par les acteurs de connexions préférentielles.

La première partie de cet article aborde quelques éléments caractéristiques de la production scientifique contemporaine, à savoir les transformations accélérées qui ont conduit à l’émergence d’un modèle collaboratif de productivité. La deuxième partie présente les principaux concepts mobilisés pour explorer les processus sociaux, tels que la structure cœur-périphérie et les notions de transitivité, d’homophilie et d’avantages cumulés. La troisième partie énonce nos hypothèses de travail, ainsi que les sources et les modes de collecte de données. Elle se termine avec un court exposé descriptif de ces données.

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Finalement, les résultats obtenus sont présentés en référence aux concepts mobilisés et à l’application des techniques d’analyse de réseaux sociaux.

La science moderne

L’une des caractéristiques les plus importantes de la science est son développement accéléré. Derek J. de Solla Price (1963), l’un des pères fondateurs de la scientométrie, avance que la science se développe de manière exponentielle depuis ses origines, au XVIIe siècle, aussi bien du point de vue de l’accumulation et du taux de production de nouvelles connaissances que de celui du nombre de personnes impliquées et des ressources économiques qui lui sont consacrées. Les estimations de Price signalent une duplication du volume de publications d’articles scientifiques chaque 12 ou 15 ans et des découvertes importantes tous les 20 ans. Le processus de transformation rapide de la science a produit une réorganisation de la pratique, de la fonction sociale, de l’impact et de la signification de ses activités (Castelfranchi, 2008).

Transformations accélérées

Parmi les différentes implications de cette reconfiguration constante, soulignons les conséquences suivantes : 1) la spécialisation entre et dans les champs scientifiques, et la « babélisation des langues » qui en découlent; 2) la nécessité croissante d’outils technologiques sophistiqués, de grandes structures et d’équipes de recherche et, par conséquent, une augmentation considérable des coûts (transition de la « Little Science » vers la « Big Science » ); 3) la limitation des ressources entraînant l’augmentation de la concurrence et la pression mise sur les scientifiques pour qu’ils publient davantage (« publish or perish ») (Castelfranchi, 2008).

Ces changements ont d’importantes implications dans la logique de distribution de ressources, ce qui oblige les « institutions académiques et les chercheurs des domaines plus fortement liés aux demandes sociales ou de marché, à chercher des soutiens extérieurs à ceux de l’université » (notre traduction, Castelfranchi, 2008, p. 59). Ceci étant, la logique de la concurrence, la quête de ressources et la recherche de soutien externe conduiraient le scientifique contemporain à établir des collaborations scientifiques en travaillant de manière collective, interdisciplinaire et internationale.

Collaboration scientifique

La collaboration scientifique est le processus social à partir duquel des chercheurs établissent des liens pour échanger des informations, des ressources et des expériences, en engendrant un système stable d’interdépendance. La collaboration scientifique serait, d’une part, le fruit du développement de la science et, d’autre part, l’un des principaux facteurs expliquant la performance des chercheurs (Godechot 2004; Higgins et al., 2013). Empiriquement, ce type de collaboration est identifié à travers divers indicateurs inhérents à l’univers académique et à celui de la recherche, dont la participation à des groupes d’études formels, les projets de recherche partagés, l’organisation collective de séminaires, de colloques ou de congrès, les relations de partenariats avec les éditeurs de périodiques, le partage de banques de données, de logiciels et d’échantillons, les conseils, l’orientation, la participation à des jurys de soutenance de mémoires et de thèses, etc. Ces relations représentant divers aspects de la collaboration académique se distinguent entre elles, notamment par le degré de visibilité de la relation existante entre les chercheurs. Laudel (2002) affirme qu’environ la moitié des processus de collaboration scientifique ne sont pas visibles à travers des voies de communication formelle, tels les périodiques scientifiques, sans qu’il y ait mention de

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la collaboration ou de remerciements formels dans les travaux. À l’inverse, de Solla Price (1963) soutient que ces mentions, lorsqu’elles existent, doivent être considérées comme un bon indicateur de coopération, car elles constituent une reconnaissance formelle du travail collectif et du partage des responsabilités.

Le nombre d’études sur la collaboration scientifique a augmenté de manière exponentielle, surtout à partir de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle (Barabasi et al., 2002; Börner, 2005; Hara, 2003; Moody, 2004; Perc, 2010). La dynamique de la collaboration entre les champs disciplinaires est notamment l’objet d’attention. Kronegger, Ferligoj et Doreian (2011), dans une étude sur la dynamique de production de la communauté scientifique slovène, montrent que les sciences dites « de laboratoire », telles que la physique et la biotechnologie, produisent de manière beaucoup plus collaborative, résultant en plus de copublications, que les « sciences de bureau » comme les mathématiques et la sociologie. Malgré cet écart, toutes les disciplines présentent une structure cœur-périphérie après leur consolidation (Kronegger, Ferligoj et Doreian, 2011). D’autres travaux se concentrent sur l’analyse des réseaux de collaboration intradisciplinaire et cherchent à expliquer la performance des chercheurs à partir de variables structurelles. Higgins et al. (2013) ont testé l’hypothèse du « trou structurel » et ont trouvé une association entre l’autonomie structurelle et la productivité. La collaboration a des dimensions stratégiques qui bénéficient à celui qui s’en sert. L’un des avantages est le gain de productivité, dans la mesure où le travail pour l’exécution d’une recherche se divise entre ceux qui l’exécutent collectivement. Un autre avantage relève, en théorie, de la qualité du travail, puisqu’il est possible qu’il y ait conjonction d’habiletés. Enfin, un autre bénéfice rapporté dans la littérature spécialisée renvoie à la visibilité éditoriale (Mali, Kronegger et Ferligoj, 2010). Certaines données montrent que les ouvrages issus d’une collaboration ont tendance à être plus cités et à avoir un facteur d’impact plus grand (Haslam et al., 2009; Persson et al., 2004; Wuchty et al., 2007; Mali, Kronegger et Ferligoj, 2010).

Processus sociaux explorés

Analyse cœur-périphérie

Kronegger, Ferligoj et Doreian (2011) soulignent qu’au fur et à mesure que les structures de collaboration scientifiques se développent, quel que soit leur champ disciplinaire, il se développe une structure de type « cœur-périphérie ». Une telle structure peut correspondre à une configuration du réseau de relations possédant un ou plusieurs centres, une semi-périphérie, pour ensuite aller jusqu’à une périphérie caractérisée par une faible densité des relations de collaboration. Ce type de structure révèle l’existence de groupements orientés vers l’échange entre leurs membres. Du point de vue des processus sociaux de la science, l’émergence d’une structure de ce type est associée à la maturation du champ d’investigation. Ainsi, à mesure qu’une discipline s’établit, on note une plus grande tendance à la collaboration intragroupement et une plus faible tendance au travail intergroupement. L’émergence d’une telle structure cœur-périphérie résulterait des tendances à la transitivité, à l’homophilie et aux avantages cumulés (ou Effet Matthieu).

La notion de cœur-périphérie repose sur les concepts d’équivalence structurelle et régulière et sur les analyses de blocs (blockmodeling) qui en sont dérivées (Wasserman et Faust, 1994; White, Boorman et Breiger, 1976). Le blockmodeling est une technique exploratoire pour des données en réseaux en cherchant à identifier les clusters d’acteurs qui ont un profil relationnel semblable. Les membres d’un cluster ne sont pas rattachés par un critère d’attribut individuel, mais par le fait d’avoir plus ou moins les mêmes alters avec des

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arcs d’entrée et de sortie semblables. Sur le plan sociologique, les acteurs structurellement équivalents ont le même rôle dans les réseaux. Dans le cas étudié ici, les centres sont définis comme étant le bloc d’acteurs au sein duquel tous les membres collaborent entre eux. Dans le type « pur », les centres sont des clusters de la densité totale. Un type particulier de regroupement, appelé « centre-pont », est représenté par des blocs interclusters ayant une adjacence totale. Cela n’empêche pas qu’un centre puisse être constitué d’une position où il y aurait un seul individu possédant un modèle de relations très différent des autres individus du réseau. Des « individus-ponts » sont des individus jouant le même rôle que les centres-ponts. La taille et la quantité des centres varient selon chaque cas de figure.

Nous utilisons la technique du blockmodeling, comme l’ont fait Kronegger, Ferligoj et Doreian (2011), pour des graphes non orientés. Wasserman et Faust (1994, p. 360) précisent à ce sujet : « Thus, the sociomatriz for a nondirectional relation is symmetric, and one only needs to consider either the rows or the columns of the sociomatrix, but not both ». La partition des blocs avec Pajek ne permet pas d’exclure les lignes ou les colonnes, mais cela n’affecte pas le résultat, puisque les mêmes valeurs de centralité de demi-degré intérieure et extérieure sont utilisées pour les nœuds.

Transitivité et homophilie

L’hypothèse de la tendance à la transitivité avance que si un acteur A est en relation avec un acteur B et que l’acteur B est en relation avec un acteur C, alors, il est probable qu’il se développe une relation entre A et C, ce qui formera un sous-groupe triangulaire. Ce processus de transitivité conduit les acteurs à établir des liens avec les voisins de leurs voisins. Ce comportement, associé à la transitivité des relations, peut être expliqué par le fait que les acteurs sociaux sont géographiquement ou organisationnellement proches les uns des autres, ou par le partage d’intérêts communs. La formation et la préservation des liens sociaux sont ainsi tributaires du contexte immédiat au sein duquel les acteurs sociaux sont insérés.

La tendance à l’homophilie correspond, quant à elle, à la tendance des individus à se mettre en relation avec des personnes avec lesquelles ils partagent des attributs. Elle est ici conceptualisée à partir du partage de la même affiliation institutionnelle et du même niveau de productivité. Autrement dit, la proximité physique et la proximité de production entraîneraient une proximité relationnelle, responsable de la formation de sous-groupes dans le réseau.

Avantages cumulés et Effet Matthieu

La notion d’avantages cumulés peut être entendue comme un modèle de l’allocation inégale d’actifs, ici des ressources ou une reconnaissance honorifique. Cet avantage est connu, métaphoriquement, comme l’Effet Matthieu, une allusion au passage biblique qui dit : « Car celui qui a quelque chose recevra davantage et il sera dans l’abondance; mais à celui qui n’a rien on enlèvera même le peu qu’il a » (Matthieu 13. 12).

Robert K. Merton (1968) a signalé l’existence d’un système de récompenses au sein de la science qui avantage ceux qui respectent les règles et sanctionne ceux dont le comportement est déviant. Les récompenses et les sanctions s’opèrent à travers l’allocation inégale d’un actif honorifique, la reconnaissance ou le manque de prestige des pairs de la communauté scientifique. Les scientifiques jouissant d’une position avantageuse obtiennent plus facilement de la reconnaissance de leurs travaux.

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Dans la perspective de l’analyse des réseaux sociaux, l’avantage cumulé se produit par des connexions préférentielles en faveur des individus détenteurs d’un degré nodal plus grand, ce qui signifie que les nouveaux acteurs intégrés à un réseau ont plutôt tendance à se connecter aux sommets les mieux connectés (Barabási et Albert, 1999; Barabási et al., 2002; Moody, 2004). Ce processus auto-organisé oriente la formation des réseaux en contribuant à l’émergence de modèles structuraux sur le plan macro social.

Hypothèses de travail

Le réseau de collaboration observé a été l’objet d’un ensemble d’hypothèses découlant de ce que nous avons présenté dans ce qui précède.

H1 – Cœur-périphérie : les relations de copublications se structurent selon le modèle cœur-périphérie au fur et à mesure que le champ disciplinaire mûrit.

H2 – Transitivité : la transitivité affecte la structuration des relations de copublications au fur et à mesure que le champ disciplinaire mûrit (le nombre de fermetures de triangles augmente).

H3a – Homophilie par affiliation institutionnelle : le partage de l’attribut d’affiliation institutionnelle (homophilie) favorise le processus de configuration de triades complètes de copublications.

H3b – Homophilie par productivité : le partage de niveaux équivalents dans l’attribut de productivité favorise le processus de configuration de triades complètes de copublications.

H4 – Effet Matthieu : le processus de connexions préférentielles favorise l’émergence de la structure cœur-périphérie du réseau de copublications.

Procédures méthodologiques

Blockmodeling Techniquement, les centres, simples ou de pont, sont représentés dans la matrice d’adjacences par des blocs complets (figure a) du Tableau 1). Dans la matrice-image, nous les avons désignés avec l’abréviation com (pour « complets »). La semi-périphérie du réseau est composée de sous-groupes d’acteurs qui s’engagent dans au moins une relation avec un membre du groupe. Par rapport au centre, ce secteur du réseau présente une plus faible densité, c’est-à-dire que, bien qu’il y ait collaboration dans le groupe, il n’y a pas une mutualité complète entre ses membres. Les membres de la semi-périphérie peuvent publier avec des membres du centre-pont, mais, en général, ces liens sont peu nombreux et ne représentent pas un bloc défini. Ce secteur du réseau varie aussi en taille et en quantité. Techniquement, il peut être représenté par des blocs réguliers (figure b) du Tableau 1) dans la matrice d’adjacences ou par l’abréviation reg (pour « réguliers ») dans la matrice-image.

La périphérie du réseau est définie comme un sous-groupe au sein duquel les relations sont rares. Les liens des membres de la périphérie sont établis avec les membres du centre ou de la semi-périphérie; cependant, ils ne constituent pas une configuration nous permettant de le qualifier de centre-pont. Techniquement, dans la matrice d’adjacences, la périphérie peut être visualisée par un bloc vide (figure c) du Tableau 1), désignée ici par le symbole (-) dans la matrice-image.

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Tableau 1. Secteurs de la structure cœur-périphérie

CentreBloc complet

Semi-périphérieBloc régulier

PériphérieBloc vide

Désignation Com Reg -

Représentation graphique

a) b) c)

Recensement des triades et définition des paramètres structuraux à testerAvant de faire l’ajustement des modèles p*, nous avons recensé les triades. Cette technique vise à identifier les isomorphismes les plus communs entre trois acteurs dans l’univers étudié (Holland et Leinhardt, 1975). Le Tableau 2 présente le recensement des triades dans le composant principal du réseau de copublication. Pour une interprétation juste, on doit prendre en compte la nomenclature sociométrique des isomorphismes. Chaque chiffre du tableau correspond à un type de triade susceptible d’être observée selon le recensement MAN (« Mutual, Assimetric, Null »). Ainsi, 003 indique un isomorphisme composé de zéro arc mutuel, de zéro arc asymétrique et de trois arcs nuls1 (Figure 1). Il est important de noter que ces microstructures représentent les premiers signes des dynamiques d’interactions locales contribuant le plus à l’apparition de la structure finale du réseau.

.Figure 1. Isomorphismes 300 et 201

Tableau 2. Recensement des triades

Isomorphisme Quantité

003 648135

102 46263

201 989

300 133

Les résultats ci-dessus montrent deux paramètres structuraux importants, étant donné la nature non orientée des données. Le premier est associé à l’isomorphisme 300, c’est-à-dire le sous-groupe de mutualité totale entre ses membres. Dans le réseau observé, il y a

1. Le réseau étudié est binaire et non orienté, c’est-à-dire que tous les liens du réseau ont une valeur de 1 et sont réciproques. La collaboration étant une relation mutuelle, les isomorphismes formés par des liens asymétriques ne peuvent pas avoir lieu dans ce réseau (Wassermann et Faust, 1994).

RICSP, 2014, n. 12, p. 43-6050 | S. S. Higgins, A. Ribeiro, M. B. de Vasconcellos, J. E. Barbosa

133 triangles de type « clique ». Celui-ci est important parce qu’il représente la forme de transitivité par excellence dans les connexions des réseaux. Cette configuration, présente dans les données, suggère son insertion dans le modèle p* pour tester l’hypothèse de la transitivité.

Le deuxième isomorphisme important est le numéro 201, c’est-à-dire la triade ouverte. Ce type de configuration, appelé également « étoile à deux branches », peut être interprété comme un indicateur de popularité. En général, plus il y a de branches d’étoiles où l’acteur est le centre (plus son réseau égocentré est grand), plus sa popularité est grande. L’étoile à deux branches est la base de toutes les étoiles plus grandes, car celles-ci peuvent être divisées en plusieurs isomorphismes de type « 201 ». Par exemple, une étoile à trois branches symétrique A, B, C, D, où A est le centre de la configuration, est composé de trois étoiles à deux branches B<->A<->C; B<->A<->D; C<->A<->D.

Analyse de la transitivité, de l’homophilie et de l’Effet Matthieu dans la structure du réseauAprès avoir identifié les isomorphismes triadiques plus importants dans le réseau étudié, nous sommes prêts à tester les hypothèses de transitivité et d’homophilie posées plus haut. Pour ce faire, nous avons construit un modèle p*, aussi connu comme les « Exponential random graph models » (ERGM). C’est la dernière génération d’équations visant à saisir de manière probabiliste le processus de configuration d’une structure relationnelle (Robins et Lusher, 2013). L’astérisque dans l’appellation de ces modèles vise à exprimer son pouvoir à saisir des formes plus complexes de triangulation et de transitivité dans l’univers des interactions sociales.

Dans ce type de modèle, les réseaux observés sont considérés comme une réalisation d’un ensemble de réseaux possibles avec des configurations spécifiques (par exemple une microstructure du type « triadique ») qui constituent des processus de conformation de la structure observée. La force et la direction des estimations permettent d’inférer quelles configurations sont les plus importantes pour expliquer le processus de formation d’une structure réticulaire (Daniel, 2013).

Données

Choix de l’objet

L’option d’analyser les copublications dans le champ des sciences comptables du Brésil se justifie par deux arguments :

1) Selon de Solla Price (1963), la copublication doit être considérée comme un bon indicateur de coopération, car elle constitue une reconnaissance formelle du travail collectif et du partage des responsabilités.

2) Les sciences comptables constituent une discipline relativement peu développée dans le cadre scientifique brésilien, au moins jusqu’au début du XXIe siècle, mais qui a connu une forte croissance ces dernières années. Ce récent essor offre un excellent terrain pour les hypothèses liées à la maturation de la discipline que nous avons présentée.

Collecte de données

Les données relationnelles de copublications sont issues d’un bassin de 250 curriculum vitae de chercheurs recensés à partir des sites Web des programmes de cycles supérieurs en

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sciences comptables du Brésil, neuf n’ont pas respecté les critères de la collecte de données. Ainsi, l’analyse réalisée a porté sur les informations comprises dans 241 curriculum vitae2.

En utilisant la plate-forme Lattes du Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico (CNPQ), nous avons d’abord recueilli tous les articles copubliés par des chercheurs des programmes entre 2002 et 2010. Nous avons ensuite organisé les données en trois périodes, 2002-2004, 2005-2007 et 2008-2010, ce qui nous a permis de visualiser l’évolution du réseau. Finalement, seuls les articles ayant fait l’objet d’une copublication ont été retenus. Nous avons ainsi recueilli un total de 455 articles. Ceci constitue 21 % du total des articles publiés (2132) par ces chercheurs tout au long de la période.

L’analyse des réseaux sociaux de copublications concernant les professeurs des programmes de cycles supérieurs en sciences comptables a été effectuée à partir de ces articles. Dans certains cas, il y avait divergence entre les auteurs des articles, c’est-à-dire que dans le curriculum vitae d’un chercheur, pour un même article, on mentionnait certains auteurs, alors que dans celui d’un autre, on faisait référence à d’autres auteurs. Dans ces cas, les données utilisées pour les analyses ont été celles indiquées dans l’article publié.

Mesure de la productivité

Après avoir construit la base de données de copublications, nous avons effectué le calcul de la productivité individuelle. Nous avons utilisé le système Qualis de la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior (CAPES-BRESIL), branche du Ministério da Educação Nacional, régulateur des programmes de cycles supérieurs. Chaque domaine de connaissance, au sein du système CAPES, classe les différentes revues scientifiques et leur attribue une cote de qualité. Cette catégorisation est appelée « qualis ». Nous nous sommes appuyés sur ce système pour attribuer une valeur et un facteur de pondération à chacun des articles, ce que montre le tableau suivant :

Tableau 3. Classification Qualis des revues du domaine des sciences comptables (CAPES), Brésil 2010

Qualis de la revue Pointage Facteur de pondération (%)

A1 100 28,57 (100/350)

A2 80 22,86 (80/350)

B1 60 17,14 (60/350)

B2 50 14,29 (50/350)

B3 30 8,57 (30/350)

B4 20 5,71 (20/350)

B5 10 2,86 (10/350)

C 0 0

Total 350

Étant donné que chaque chercheur peut publier des articles de qualités différentes, nous avons créé un score individuel de productivité qui donne une moyenne pondérée pour chaque auteur. Pour ce faire, nous avons d’abord pondéré le pointage de chaque catégorie (de A1 jusqu’à C) sur le nombre total de 350 points possibles. Ce facteur apparaît dans le Tableau 3.

2. La date du 31 décembre 2009 a été choisie comme le seuil d’actualisation du CV Lattes. Les individus qui n’avaient pas actualisé leur CV à cette date ont été exclus.

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Ensuite, nous avons comptabilisé le nombre maximal d’articles publiés par un seul auteur dans une catégorie donnée, puis nous avons divisé le facteur pondéré de la première étape par le nombre maximal d’articles obtenus dans la deuxième. Ainsi, nous avons obtenu le pointage spécifique reçu par chaque article dans chaque catégorie. Ce nombre nous a permis de comparer les pointages de chaque auteur, en prenant comme référence l’auteur ayant le plus grand nombre d’articles dans chaque catégorie.

Lors de l’étape suivante, nous avons calculé le pointage total pour chaque auteur en multipliant leur nombre d’articles dans chaque catégorie par le pointage spécifique obtenu à la deuxième étape. Enfin, nous avons divisé le pointage individuel par 100 pour exprimer une valeur entre 0 et 13.

Description générale des données

Les 455 articles ont donné comme résultat un réseau de copublications avec 176 nœuds (Figure 2). Le réseau compte huit composantes dont sept sont des dyades. Le Tableau 4 présente les statistiques descriptives pour les trois périodes, entre 2002 et 2010. Au fil du temps, la taille du réseau a été en constante progression. La densité a augmenté dans la deuxième et la troisième période, bien que le degré moyen se soit maintenu (3,454 et 3,543). La taille de la composante principale a été au minimum de 87,5 % et au maximum de 92 %. Ceci indique que la connectivité demeure la même au long des différentes périodes. Toutes les analyses ont été faites sur des composantes principales4.

3.P = pointage total

Px = pointage de chaque catégorie

Fx = facteur de pondération de chaque catégorie

PP

P’x = pointage observé dans chaque catégorie

Mx = maximum d’articles publiés par un seul auteur, dans chaque catégorie

M’x = nombre d’articles d’un auteur dans chaque catégorie

Fx

Mx

Sx = score pondéré individuel

∑B5 (M’x) (P’

x)

100

4. Les composantes principales sont des zones du réseau où tous les membres sont reliés en sous-groupes indépendants. Techniquement, la composante la plus faible est de taille 1 (si l’on considère un acteur isolé comme un sous-groupe). La plus grande composante possible correspond à un réseau entièrement connecté (100 % des acteurs sont reliés). On appelle « composante principale » le sous-groupe formé par le plus grand nombre de membres du réseau. En ce qui concerne les données analysées dans cet article, la composante principale de la troisième période relie 92 % du réseau total.

(2) P’x =

(1) Fx =

(3) Sx =

A

L’émergence d’une structure cœur-périphérie dans un réseau brésilien de copublications | 53

Figure 2. Réseau complet de collaborateurs/coauteurs du domaine des sciences comptables au Brésil (2002-2010)

Légende : gris foncé = acteurs qui se sont connectés au réseau pendant la période de 2002-2005; gris = acteurs qui se sont connectés au réseau pendant la période de 2007-2008; gris clair = acteurs qui se sont connectés au réseau

pendant la période de 2009-2010.

Tableau 4. Description des données

t12002-2004

t22005-2007

t32008-2010

Nombre de sommets 14 88 176

Nombre de relations 16 152 311

Densité 0,175 0,039 0,020

Degré moyen 1,14 1,72 1,76

Nombre de composants 2 6 8

Composant principal (%) 85,7 87,5 92,0

Résultats

Nous avons élaboré des analyses de blockmodeling5 pour les principaux composants dans les trois périodes du réseau de copublications entre les chercheurs de cycles supérieurs des sciences comptables au Brésil. Notre objectif consistait à vérifier s’il y avait consolidation de la structure cœur-périphérie dans ce réseau. La littérature montre que ce type de structure se consolide après le mûrissement de la discipline. La période de neuf ans analysée dans cet article montre l’évolution de la copublication dans le domaine des sciences comptables au Brésil. Jusqu’à 2004, seuls 12 chercheurs avaient cosigné un article scientifique, alors qu’il

5. Pour l’analyse de blockmodeling, nous avons utilisé le logiciel Pajek. Nous avons appliqué le concept plus souple d’équivalence régulière, car il nous permettait d’identifier tous les trois types de blocs. Nous avons appliqué une méthode optimisant les partitions pour faire les analyses. Les partitions originales ont été identifiées par l’analyse de classification hiérarchique, à partir de laquelle nous avons identifié des agglomérations d’acteurs proches de la situation d’équivalence structurelle. Pajek utilise, par défaut, la distance de Ward comme critère de similarité.

RICSP, 2014, n. 12, p. 43-6054 | S. S. Higgins, A. Ribeiro, M. B. de Vasconcellos, J. E. Barbosa

y en avait 77 en 2007. En 2010, 162 chercheurs étaient impliqués dans des copublications. Ces chiffres signalent le développement de la discipline.

Le premier modèle a repéré cinq blocs d’acteurs. Dans la structure finale des positions, présentée dans la matrice-image de la Figure 3, aucune structure cœur-périphérie n’apparaît; on y observe plutôt la tendance à la coopération entre les groupes (Figure 4). En effet, dans la première période, on note quelques relations intergroupes qui indiquent des collaborations externes intergrappes, un résultat différent de ce qui est le propre d’une structure cœur-périphérie.

Figure 3. Matrice-image pour la première période (2002-2004)

Figure 4. Blockmodel pour la première période (2002-2004)

À la fin de la deuxième période, la structure de copublications du réseau change complètement et on voit émerger une amorce de la forme cœur-périphérie (Figures 5 et 6). On peut observer que la diagonale de la matrice-image est remplie par des blocs réguliers et par un bloc complet. Quelques structures-ponts surgissent aussi dans le réseau, mais la tendance à la copublication intragroupe est prédominante.

L’émergence d’une structure cœur-périphérie dans un réseau brésilien de copublications | 55

Figure 5. Matrice-image pour la deuxième période (2005-2007)

Figure 6. Blockmodel pour la deuxième période (2005-2007)

La troisième période, on note une continuité de la tendance à la configuration de la structure cœur-périphérie (Figures 7 et 8). De plus, on peut remarquer la consolidation de centres complets (simples et ponts) dans la structure, ce qui indique le renforcement de la stratégie de publication intragroupe et un nombre réduit de copublications externes.

RICSP, 2014, n. 12, p. 43-6056 | S. S. Higgins, A. Ribeiro, M. B. de Vasconcellos, J. E. Barbosa

Figure 7. Matrice-image pour la troisième période (2008-2010)

Figure 8. Blockmodel pour la troisième période (2008-2010)

Bien qu’il s’agisse d’une discipline académique établie récemment, les données confirment la tendance à la consolidation de la structure cœur-périphérie. Selon la littérature, ce type de structure surgit avec le mûrissement du terrain, indépendamment de la nature de la discipline (Kronegger, Ferligoj et Doreian, 2011). Néanmoins, peu d’attention a, jusqu’à présent, été accordée aux facteurs qui expliqueraient l’émergence de cette structure. Compte tenu de cet objectif, nous avons ajusté un modèle p* pour analyser la structure finale du réseau. Ainsi, nous avons pu tester l’effet des variables structurelles et des variables d’attributs sur l’émergence de la structure cœur-périphérie dans le cas étudié.

L’émergence d’une structure cœur-périphérie dans un réseau brésilien de copublications | 57

Analyse de l’Effet Matthieu : choix préférentiel

Avant d’estimer les effets des configurations et des attributs considérés importants dans le processus de configuration de la structure cœur-périphérie, nous avons élaboré un modèle de choix préférentiel pour vérifier la présence de l’Effet Matthieu dans le réseau. Ainsi, nous nous attendions à pouvoir identifier une distribution de loi de puissance du degré nodal dans le réseau, où peu d’acteurs ont un haut degré de centralité et beaucoup d’acteurs ont une faible centralité. La Figure 9 montre que cette attente est confirmée. Soulignons que, puisqu’il s’agit d’un processus en cours d’ajustement, il importe de vérifier la présence des processus associés à ce mécanisme de choix préférentiel dans le cas étudié. Chaque graphe est la représentation bivariée des échelles logarithmiques. En abscisse, nous avons le degré nodal et en ordonnée, la fréquence cumulée des nœuds. Le graphe de droite exprime d’une façon plus concentrée les valeurs de fréquence, puisque l’ordonnée y est présentée avec une échelle de pourcentage (0-100).

Figure 9. Distribution du degré nodal

p* troisième période

En nous appuyant sur le travail exploratoire et les différentes analyses mentionnées par les chercheurs du domaine (Kronegger, Ferligoj et Doreian, 2011), nous avons inclus dans la régression exponentielle deux configurations de base qui expliqueraient l’émergence du réseau de copublications complet et sa structure sous-jacente de cœur-périphérie, ainsi que la distribution de la loi de puissance de l’attachement préférentiel : la transitivité des relations (triangles) et la popularité (3-étoiles). En outre, nous avons testé deux effets d’homophilie où les attributs des acteurs deviennent des facteurs explicatifs de l’existence de relations de copublications : l’homophilie par l’affiliation institutionnelle et par la productivité. Voici les paramètres retrouvés à la troisième période, dans laquelle nous avons constaté le phénomène qui demande une explication, soit la structure cœur-périphérie. Le Tableau 5 présente les résultats concernant la phase la plus consolidée du réseau étudié.

RICSP, 2014, n. 12, p. 43-6058 | S. S. Higgins, A. Ribeiro, M. B. de Vasconcellos, J. E. Barbosa

Tableau 5. Modèle ERGM (p*) – Logiciel P-Net

Configuration Estimation SE

Triangle 0,68 0,06*

3- étoiles -0,03 0,006*

Homophilie par affiliation institutionnelle 2,82 0,12*

Homophilie par productivité (Attr-différence) -0,90 0,20*

Interaction [Attr-interaction] -0,61 0,20*

Activité des acteurs plus productifs [Att-sum] 1,53 0,26*

*Significatif selon le test de Wald, c’est-à-dire que le paramètre est, au minimum, deux fois l’erreur type.

Bien que la valeur positive de l’estimation de la transitivité (triangle) soit petite, elle est significative, montrant une tendance modérée à l’existence de relations structurées par ce processus. Comme on peut le voir, l’émergence du réseau peut être expliquée en partie par l’homophilie institutionnelle et par l’homophilie basée sur la productivité (productivité-différence). Le premier type d’homophilie est le paramètre présentant le plus grand effet dans le réseau étudié, cela signifie que ceux qui travaillent au sein de la même institution ont plus de chances de collaborer. Il est évident que ce contexte d’affiliation contribue à la formation de liens et, par conséquent, à la configuration de la structure observée dans le réseau de comptabilité. Le deuxième type d’homophilie, c’est-à-dire l’interaction entre les acteurs par le critère de productivité, n’a pas d’effet dans le réseau. Nous avons inclus deux estimations à cet égard : la différence entre les attributs de productivité (Attr- différence) et la multiplication des attributs (Attr-interaction). Dans le premier cas, la valeur négative de l’estimation, proche de 1, signifie qu’il n’y a pas de tendance à la formation de liens entre les acteurs ayant le même niveau de productivité (homophilie). Autrement dit, les plus productifs ne publient pas avec d’autres qui sont très productifs et vice versa. Dans le second cas, la valeur négative confirme une tendance à l’hétérophilie. Ajoutons que les valeurs négatives des estimations sont significatives, puisqu’elles sont au-delà de deux fois l’erreur type.

La configuration de l’étoile à trois branches n’a pas d’effet sur la structure du réseau. La valeur négative, très proche du zéro de l’estimateur, montre qu’il n’y a pas de tendance au processus de popularité malgré la signification de l’estimateur. Toutefois, ce résultat ne nous permet pas de réfuter l’hypothèse de l’Effet Matthieu, puisque ce modèle de cumulation d’avantages se vérifie par l’attribut « activité des acteurs les plus productifs [Attr-sum] ». Cet estimateur, exerçant le deuxième plus grand effet dans le réseau, indique que les acteurs ayant les plus grands scores de productivité sont les plus actifs, c’est-à-dire ceux qui ont plus de coauteurs. Il faut préciser que cet indicateur ne relève pas d’une tautologie ou d’une fausse corrélation où les plus productifs sont ceux qui possèdent le plus de relations et vice versa, car le score de productivité est une moyenne pondérée de la qualité reconnue des articles publiés. Pour cette raison, nous avons établi que ceux qui publient dans des revues mieux cotées ont plus tendance à attirer de nouveaux partenaires.

Conclusions et futurs enjeux

Le réseau total de copublications dans le domaine des sciences comptables au Brésil a été analysé sur trois périodes (2002-2004, 2005-2007, 2008-2010). Nous avons utilisé la technique de blockmodeling afin de vérifier les changements dans la structure du réseau,

L’émergence d’une structure cœur-périphérie dans un réseau brésilien de copublications | 59

ce qui nous a permis de constater qu’avec le mûrissement du terrain émerge une structure cœur-périphérie, mesurée par des grappes d’équivalence structurelle et régulière.

À la différence d’autres travaux (Kronegger, Ferligoj, Doreian, 2011; Mali, Kronegger, Ferligoj, 2010), nous avons poussé la réflexion afin d’identifier les facteurs qui contribuaient à l’apparition de ce type de structure. Pour ce faire, nous avons pris le réseau comme variable dépendante. Nous avons développé un modèle p* pour explorer les effets des paramètres structuraux (étoile à trois branches et triangles) et des attributs individuels (productivité et affiliation institutionnelle) dans la configuration de la structure finale (temps 3). Pour cette même structure, nous avons testé d’autres hypothèses : 1) l’hypothèse de l’avantage cumulatif (choix préférentiel), 2) l’hypothèse de la transitivité et 3) l’hypothèse de l’homophilie. Nos résultats ont confirmé l’importance de l’Effet Matthieu dans la configuration du réseau en lien avec l’activité des acteurs les plus productifs dans le réseau. De plus, nos résultats montrent un important effet de l’homophilie institutionnelle dans le réseau, mais les résultats relatifs à l’homophilie par la productivité ne sont pas significatifs. En ce qui concerne les paramètres structurels, tous les deux ont eu des résultats statistiquement significatifs, mais seule la transitivité (isomorphisme du triangle) a révélé un effet de structuration très important entre les coauteurs.

Nous avons travaillé sur le plan des interactions sans considérer les contenus sémantiques qui circulent dans ce réseau de copublication. Quelles sont les spécificités, définies par des thèmes et des problèmes du domaine des sciences comptables, qui jalonnent la structure cœur-périphérie et ses microprocessus d’interaction? Cet enjeu demande une collecte de données à partir des résumés des articles ou de leur contenu complet pour comprendre les narratifs dominants, selon la conception de White (2008). Ces données peuvent être analysées grâce aux nouvelles techniques appliquées dans les champs linguistique et sémantique (White et Mohr, 2012). Cette piste de recherche nous permettrait de constituer des modèles capables de saisir la coévolution des niveaux interactif et discursif dans le domaine de l’activité scientifique.

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